Lors des obsèques de Marie Trintignant décédée en août 2003 dans les circonstances que tout le monde connaît, son père a pris la parole en ces termes : "ne pleure pas celle que tu as perdue ; réjouis-toi au contraire de l'avoir connue". Il y a dans cette phrase toute l'intensité et toute la grandeur de la tragédie : la catastrophe, la souffrance, la joie ("réjouis-toi"). Chacun(e) d'entre nous a sans doute croisé un jour ou l'autre quelqu'un qui, tout en étant accablé par le sort, manifeste néanmoins une vitalité extraordinaire, une joie de vivre hors du commun. Et a sans doute pensé : "quel courage !" comme s'il fallait, pour apprivoiser la tragédie, engager un combat féroce contre le destin. Or, nous dit Nietzsche, c'est, tout au contraire, la posture tragique comme communion avec le destin qui nous procure cette "puissance de l'ivresse que tous les hommes et tous les peuples ont chanté dans leurs hymnes, [cette] force despotique du renouveau printanier pénétrant joyeusement la nature entière"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i). Nous allons donc montrer que (I) les origines festives de la tragédie grecque résument à merveille la nature de la vie humaine, laquelle consiste (II) en une tentative illusoire de combattre le caractère intentionnellement illusoire du monde, caractère illusoire qui est (III) indissociable de la souffrance de la désillusion que la posture tragique n'entend pas supprimer mais sublimer, et ce (IV) au moyen d'une mise en scène tragique du Soi qui, à la fois narre et figure une cohérence toujours mise à mal par un déterminisme aléatoire, lequel, (V) une fois admis sans réserve à travers l'éclat de rire tragique, procure la joie de vivre à la fois la plus éphémère et la plus exubérante.
(I) Intéressons-nous d'abord aux origines de la tragédie en montrant qu'elle "est issue du chœur tragique et était, à son origine, chœur et rien que chœur"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii), ce que confirme très précocement Aristote (Poétique, 1449a). Rares ont été les philosophes qui se sont penchés sérieusement sur les enjeux et la portée du phénomène tragique autrement que pour le dénigrer. Parmi ceux-ci, outre Aristote sur lequel nous reviendrons abondamment, Nietzsche est incontestablement celui qui s'est doute le plus attardé sur les fondements historiques de la tragédie stricto sensu en tant que spectacle théâtral, "la tragédie1 est issue [du] chœur des Satyres [et des Ménades] du dithyrambe"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Le dithyrambe est une cérémonie liturgique destinée à célébrer le dieu Dionysos (ou Bacchus, de là les "Bacchantes", c’est-à-dire, littéralement, le cortège féminin des Ménades qui accompagne accompagne le cortège des Satyres), qui est le dieu grec de l’instinct vital, de l’ivresse, de la démesure. Raison pour laquelle les participants se déguisent en satyres et, après s’être enivrés, chantent et dansent de manière spontanée et désordonnée en s’accompagnant d’instruments (essentiellement des flûtes et des tambourins) afin de manifester en eux la présence du dieu. Après quoi, ils sacrifient un bouc sur l'autel du dieu. D'où l'étymologie de τραγῳδία, "tragédie" : ἡ τοῦ τράγου ᾠδή, "le chant du bouc". Toujours est-il qu'à travers les chants (ou les cris), les danses (ou les contorsions) et le son (ou le bruit) des instruments, il s’agit donc là du culte d’une divinité, et pas n’importe laquelle puisque c’est la divinité de la vie et de la nature, culte qui consiste à se montrer littéralement possédé par la divinité, donc par le foisonnement exubérant de la vie. De là, l’atmosphère de délire, voire d’hystérie qui entoure ce genre de manifestation2, à savoir cette "ivresse extatique des fêtes de Dionysos [où] éclate, semblable à un cri déchirant, tout l’excès démesuré de la nature"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, iv). L’ambiance d’ivresse extatique qui s’empare du chœur (de χορός, "troupe") est d'ailleurs, pour Nietzsche, le critère le plus fondamental de la musicalité en général en ce que celle-ci, loin de se réduire à un phénomène sonore d'origine instrumental, est indissociable de la fête, de la danse, du chant et du rire3. Bref, loin d'être originellement l’expression d’un ordre harmonieux apollinien, pour Nietzsche la musique est, tout au contraire, celle d’un chaos et d’une dissonance dionysiaques4. Car la dualité d’Apollon, divinité de la civilisation et de la tempérance, versus Dionysos, dieu de la nature et de la démesure, structure, en un sens, toute l’histoire des hommes5 partagés perpétuellement entre ordre et chaos. L'aspect musical de l'expression tragique rappelle simplement que le petit d'homme manifeste originellement sa joie de vivre en criant et en dansant bien avant que de parler et de marcher conformément aux exigences de l’œuvre civilisatrice que l'environnement social n'aura de cesse de parachever.
L'un des résultats historiquement les plus remarquables de cette tension entre le pôle apollinien et le pôle dionysiaque de l'humanité va être, effectivement, la naissance, en Grèce, de la tragédie comme genre artistique. Car, pour des raisons moins esthétiques que politiques, le chœur du dithyrambe va vite devoir se sédentariser et son "ivresse extatique" se normaliser : comme l’illustrent les Bacchantes d’Euripide. L'"ivresse" des Satyres et des Ménades se transformant souvent en ébriété, la forme originelle de cette manifestation festive et populaire de l’instinct vital posant un certain nombre de problèmes non seulement de moralité mais aussi d’ordre et de sécurité publics. Aussi, vers le milieu du VI° siècle a.e.c., l'athénien Thespis d'Ikarion est réputé avoir eu l'idée de confiner l’évolution du χορός, "chœur" dithyrambique dans l'espace semi-circulaire d’une ὀρχήστρα, un "orchestre" faisant face à un public lui-même réuni dans l’espace clos d’un θέατρον, un "théâtre". Le résultat manifeste de cette sédentarisation du dithyrambe est donc une dichotomie entre des actants qui se meuvent et des assistants qui perçoivent immobiles le spectacle qui leur est offert6. Dès lors, il a fallu aussi introduire, à l'intention d'assistants qui ne sont pas directement ni immédiatement concernés par le délire dionysiaque proprement dit, un complément d'informations qui, tout en restant parfois dansé et chanté, narre les circonstances du mouvement des actants. D'où la scission dans le chœur entre d’une part, l’acteur7 qui se voit confier le rôle de figurer l'action sur une avant-scène (προσκήνιον), et le reste du chœur qui, tout en continuant à chanter, danser et s’accompagner d’instruments, se trouve réduit à commenter, ponctuer, ou déplorer les circonstances de l'action. Le dithyrambe originel, en se "civilisant", devient alors tragédie, c'est-à-dire une institution qui opère une triple dichotomie : celle de la scission physique entre des actants mobiles et des assistants immobiles ; celle de la scission physico-sémantique entre la figuration (μίμησις) de l'action (πρᾶγμα) par l'acteur (ὑποκριτής) et la narration (διήγησις) des circonstances de l'action (δράμα) par le chœur (χορός). Notons à ce propos que Nietzsche dénonce la confusion permanente entre ce qui relève de la figuration performative (μίμησις) et ce qui relève de l'évocation narrative (διήγησις) dans la mesure où, dit-il, la figuration finit par se mettre service de la narration, évolution intellectuelle qui va manifestement à contre-courant de l'esprit originel du dithyrambe dionysiaque qui, rappelons-le, est avant tout chants et danses. À l'inverse, Platon (République, III, 393b-398b) regrette que la narration soit toujours assurée par le chœur sur la base d'un mythe (de μῦθος, "discours public") ancré dans un corpus de sentences censé rencontrer d'emblée l'assentiment du public et être compris par lui. Car le mythe est une classe, un fonds de récits légendaires dont l'objet principal est désigné par un même nom propre qui le personnifie (le mythe de Zeus, le mythe d'Orphée, etc.) et dont l'efficacité en termes d'adhésion (de "croyance") de la part du public se fonde, comme l'a souligné Paul Veynes (les Grecs ont-ils cru à leurs Mythes ?), soit sur la cohérence mutuelle des occurrences moyennant cependant les variantes exigées par les conditions contextuelles de la narration, soit sur l'autorité de leur auteur présumé (comme le remarque Hannah Arendt, "auteur" et "autorité" ont la même étymologie). Cohérence interne du mythe et/ou autorité du narrateur font que l'adhésion du public est à la fois la cause et l'effet de ce qu'il se sédimente dans la mémoire commune, se colporte de bouche à oreille, voire s'enseigne de manière institutionnalisée et, bien entendu, se trouve convoqué et réactivé à la moindre occasion festive, cérémonielle ou solennelle, tout cela sans le moindre souci de véracité. Bref, le problème principal posé à Platon ou à Nietzsche par l'intrication de la narration dramatique et de la figuration pragmatique, c'est, in fine, le statut de la vérité du récit, trop négligée pour l'un, trop insinuante pour l'autre. Or, Aristote montre que, s'agissant de la tragédie, l'un et l'autre font fausse route.
Peu de temps après ce que Nietzsche nomme l'"époque tragique des Grecs"8, Aristote est en effet sans doute le premier à avoir perçu très précocement l'enjeu tout à la fois politique, éthique, moral et psychologique de la tragédie. En particulier, que l'objet de la narration/figuration tragique n'est pas une personne réelle mais un personnage fictif, en fait une pseudo-personne, une entité dont l'apparence est celle d'une personne mais qui n'est pas réellement une personne. Pour preuve, son accessoire principal est le masque (πρόσωπον qui désigne aussi le visage) sous lequel l'actant ne peut pas être reconnu comme une personne (notons que persona, en latin, c'est aussi le "masque") mais doit néanmoins être appréhendé comme tel, c'est-à-dire doté d'un visage fixe destiné à figurer une unité de lieu, de temps et d'action. Par ailleurs, le personnage objet de la figuration/narration tragique va vite devenir dual : d'une part le "dieu" (δαίμων), de l'autre le "héros" (ἥρως). Initialement, avons-nous dit, Dionysos est une entité unitaire figurant l'instinct vital brut à la fois dieu éthéré et héros humain. Mais cette unité originelle va bientôt doublement se fracturer. D'abord en une multiplicité de personnages-dieux, en l'occurrence, ceux que la mythologie immémoriale connaît déjà : celui de l’amour (Aphrodite), celui de la guerre (Arès), celui du vent (Éole), etc. Mais, dans la tragédie, le personnage-dieu est investi d'une fonction très précise ; celle de manifester une force majeure (ἀνάγκη, fatalitas), au sens strictement juridique du terme, à savoir celui d'une force dont la survenance brutale est imprédictible et dont les effets sont irrésistibles. C'est en corrélation avec cette fonction du personnage-dieu éthéré que l'on peut comprendre la notion de personnage-héros humain. D'abord, il faut se rappeler que la tragédie, désormais institutionnalisée et différente en cela du dithyrambe originel, s'adresse à un collectif d'assistants, de spectateurs auxquels il convient néanmoins de faire partager l'"ivresse extatique" du χορός. Or, cette ivresse n'est autre que la manifestation chez des êtres humains d'une force bien particulière, à savoir l'instinct vital figuré par le personnage-dieu Dionysos. De là l'idée d'Eschyle, puis de Sophocle puis d'Euripide d'introduire, outre le personnage-dieu qui figure la force majeure, un personnage-héros qui figure l'effet de cette force sur un être humain. Ce personnage, c'est le héros tragique9. Car "la tragédie est une figuration [μίμησις] faite par des personnages héroïques en action et non seulement au moyen d'un récit [διήγησις], et qui, suscitant pitié et sidération [ἐλέου καὶ φόβου], opère la κάθαρσις propre à pareilles émotions"(Aristote, Poétique, 1450a). Il s'agit donc, au moyen du spectacle tragique civilisé, de faire ressentir au spectateur athénien quelque chose de l'"ivresse extatique" originelle qu'éprouvaient les Satyres et les Ménades dans la démesure du dithyrambe originel et ce quelque chose, Aristote l'appelle κάθαρσις, katharsis. Que veut-il dire par là ?
On a beaucoup glosé sur le sens de κάθαρσις, katharsis, terme qui fait référence à une pratique d'aspersion d'eau lustrale lors des Thargélies, cérémonies en l'honneur d'Apollon et d'Artémis au cours desquelles on flagellait et on expulsait des φαρμακοὶ, des "boucs émissaires", toujours dans un but de "purification". Pour mieux cerner le sens de son utilisation métaphorique par Aristote, il convient de conter cette savoureuse anecdote. Hérodote raconte que "Phrynikhos le Tragique ayant composé une Prise de Milet10 et l’ayant fait représenter, le théâtre fondit en larmes, si bien que [les Athéniens] lui infligèrent une amende de mille drachmes pour leur avoir rappelé des maux qui les concernaient en propre, et ils interdirent à l’avenir quiconque de faire quoi que ce soit de ce drame"(Hérodote, Histoires, vi). L’émotion trop forte qui les avait étreints aurait aussi conduit les édiles de la Cité athénienne à codifier la représentation tragique de telle sorte, d'une part que la figuration/narration tragique concernât uniquement des héros mythiques et non des personnes réelles, d'autre part que la figuration (μίμησις) fût suffisamment "théâtralisée" pour que le spectateur pût maintenir avec la narration (διήγησις) la distance sémantique qui sépare la réalité de la fiction11. Ainsi, Aristote fait-il remarquer que "des objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver du déplaisir, nous en contemplons avec plaisir la représentation [μίμησις] la plus fidèle. C’est le cas des bêtes sauvages les plus repoussantes et des cadavres"(Aristote, Poétique, iv, 1448b). De même, pour Hume, "il y a même quelque chose de repoussant, ou au moins d’étriqué, dans les vues qu[e l'anatomiste] donne des choses. Il est nécessaire de placer les objets plus à distance et de les protéger davantage du regard pour les rendre plus séduisants pour l’œil et l’imagination"(Hume, Essais Esthétiques). Ainsi, pour qu'il y ait effet de katharsis sur le spectateur, encore faut-il que l'accablement du personnage-héros par la force majeure (ἀνάγκη) incarnée par le personnage-dieu soit figuré/narré "à la bonne distance" : trop de proximité aboutirait, à travers l'identification du spectateur au héros, à la confusion de la présentation réelle et de la re-présentation fictive (comme dans l'exemple de Phrynikhos), trop d'éloignement conduirait à l'indifférence. Bref, la représentation (μίμησις, mimèsis) doit être comprise, littéralement, comme une re-présentation, une deuxième présentation qui met son objet à la bonne distance, tout à la fois spatiale, temporelle et sémantique, du spectateur. Car, si Hume parle de distance physique optimale en-deçà et au-delà de laquelle il n'est pas d'appréciation esthétique et, plus généralement, de perception objectuelle possibles, Aristote est plus subtil qui évoque implicitement la distance sémantique entre le signifiant et le signifié, distance fondatrice de l'art théâtral et de l'art en général, voire de l'appréhension du réel à mi-chemin entre la confusion et le détachement comme possibilité d'exercice de toute faculté cognitive. Voilà pourquoi, pour Aristote, l'affaire de la tragédie, "ce n'est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles selon la vraisemblance ou la fatalité [κατὰ τὸ εἰκὸὖ ἢ τὸ ἀναγκαῖον]"(Aristote, Poétique, 1450a). En effet, "le point le plus important, c'est la constitution des faits [πραγμάτων σύστασις], car la tragédie est une représentation non des hommes, mais des actions, de la vie, du bonheur et du malheur"(Aristote, Poétique, 1450a), le propre de l'art théâtral étant donc, non de rapporter la vérité des faits mais de les construire sur la base d'une vraisemblance fatale. Dès lors, une fois institutionnalisée en spectacle tragique qui représente explicitement le possible et non le réel et qui met en scène explicitement des actes et non des personnes, la tragédie est désormais en mesure de transférer sous forme de katharsis, quelque chose de l'état d'exaltation, d'illumination, d'"ivresse extatique" originelles des Satyres et des Ménades relativement à la nature de l'existence humaine. Par la katharsis qu'accomplit sur le spectateur la figuration/narration tragique s'opère donc la reconstitution fictive et symbolique car désormais distanciée de l'unité primitive de l'actant et de l'assistant dans le chœur du dithyrambe. De la sorte, le spectateur va pouvoir, d'une certaine manière, communier avec le destin du personnage-héros, mais sans toutefois d'identifier à lui, conscient qu'il est que ce héros n'est qu'une fiction. On voit donc que, si l'idée de "purification", de "purgation" n'est pas absente de l'usage aristotélicien du terme κάθαρσις, katharsis, son sens est plutôt social et épistémique : par là, le spectateur voit se révéler, se clarifier en lui quelque chose de fondamental dans l'existence humaine.
C'est pourquoi, pour rendre possible une telle katharsis, encore faut-il optimiser le moment ἐλέου καὶ φόβου, "pitié et sidération". Que l’individu Lambda massacre toute sa famille ou bien couche avec sa mère après avoir tué son père, et la katharsis tragique n'aurait pas lieu. Un tel individu serait, en effet, trop "proche" du spectateur qui éprouverait les réactions paroxystiques que, précisément, on veut lui éviter (horreur, dégoût, mépris, etc.). Car, selon les préconisations d'Aristote, le couple "pitié-sidération" nécessite de représenter les actes d'un personnage héroïque tout à la fois suffisamment familier du spectateur pour qu'il puisse se sentir concerné par son sort, mais suffisamment imaginaire cependant pour que cet intérêt ne soit pas une confusion identificatrice. Or les deux conditions sont réunies lorsqu'on puise dans le réservoir mythologique des entités tout à la fois anthropomorphes et héroïque (demi-divines). De sorte que, si ce sont respectivement Héraklès (la Folie d'Héraklès, Euripide) ou Œdipe (Œdipe-Roi, Sophocle) qui se rendent coupables des agissements décrits plus haut, le spectateur sera peut-être enclin à éprouver pitié et sidération. Pitié pour un personnage-héros familier qui souffre atrocement, accablé qu'il est par la force majeure. Il est temps de rappeler que le "héros" est un mortel dont la condition est à mi-chemin entre la faiblesse des hommes et la force insurpassable des dieux qui s'attache, notamment, à leur immortalité. Pour autant, s'il est honoré par ce titre en raison de quelque exploit mythique mémorable, un héros n'est pas un saint au sens des religions monothéistes : au même titre d'ailleurs que les dieux eux-mêmes, il n'est censé posséder aucune qualité spirituelle particulière : tout demi-dieu qu'il est, il est faillible et sensible, bref, il reste humain, terriblement humain. De là, l'empathie du spectateur pour un personnage fictif qui lui ressemble, à la réputation près. Il doit y avoir ensuite cette sidération en raison du double contraste affligeant entre d'une part l'aberration des actes qui déterminent la souffrance du personnage-héros et la valeur de ses actes passés tels que narrés dans le mythe, d'autre part la douce quiétude normalement promise à sa noblesse de caractère et à sa vertu morale et les terribles tourments qu'il endure. De là, l'utilité de la narration faite par le chœur dans le but de raviver chez le spectateur la réputation mythique du héros et, notamment, ce qui explique que les héros tragiques soient toujours déjà des héros épiques dont les qualités, narrées par les aèdes, sont, en quelque sorte, déjà passée dans le domaine public. Ainsi Héraklès est-il notoirement la personnification mythique d'une force physique extraordinaire, Achille celle d’une vaillance guerrière extraordinaire, Antigone celle d’une intégrité morale inébranlable, etc. Et la puissance du mythe est telle que c'est de part en part que "la tragédie est la figuration d'une action de caractère héroïque"(Aristote, Poétique, 1450a), c'est-à-dire que, jusqu'à la catastrophe finale qui, précisément, va susciter la sidération par sa soudaineté et la pitié par la souffrance qu'elle occasionne au héros, celui-ci est censé agir conformément à sa réputation : même son crime odieux est accompli "héroïquement", si l'on peut dire, puisqu'à ce moment, il ne se possède plus, trompé et aveuglé qu'il est par une force majeure (un dieu). Ainsi, sa valeur mythique reste-t-elle intacte : "c'est Apollon qui est l'auteur de mes souffrances atroces, mais personne d'autre que moi, malheureux, n'a, de sa propre main, frappé", dit Œdipe après s'être crevé les yeux. De même, est-ce aveuglé par Athéna que le grand Ajax (dans la tragédie éponyme de Sophocle), compagnon d'Achille, massacre les bœufs de l'armée achéenne en les prenant pour les compagnons d'Ulysse dont il entend se venger. Quant à Médée (dans la tragédie éponyme d'Euripide), l'irréprochable compagne de Jason et conseillère des Argonautes dans la quête de la Toison d'Or, c'est au nom de la juste colère12 (représentée par la déesse Némésis ou par les Érinyes) contre la trahison de son époux, qu'elle succombe à la folie meurtrière de l'infanticide. De la même façon, dans les Euménides d'Eschyle, c'est Apollon (la force majeure personnifiée) qui reconnaît devant un tribunal endosser la responsabilité du matricide commis par Oreste pour venger son père Agamemnon assassiné par sa mère. De la sorte, la vertu et la noblesse du héros sont-elles préservées jusque dans l'acte funeste de tuer Laïos qui inaugure la série des catastrophes : la valeur éthique des actes d'Œdipe, depuis sa fuite de Corinthe jusqu'à ses épousailles avec la reine de Thèbes est sans tache puisque, conformément au parricide et à l'inceste prophétisés par l'oracle de Delphes, son noble dessein a toujours été d'épargner ses (supposés) parents.
On comprend bien, dès lors, la logique de la katharsis tragique : le spectateur éprouve quelque satisfaction à constater que même celui ou celle qu'accompagne la plus noble des réputations peut commettre, malgré tout, les pires atrocités, que la plus haute vertu peut, sous l'effet d'un terrible concours de circonstances, faire place au vice le plus odieux. De là, la puissance cathartique de la tragédie : en mettant en relation avec les caprices du sort, les heurs et malheurs humains, les siens propres comme ceux de ses semblables, le spectateur se voit révéler la fragilité de l'existence toujours tributaire d’accidents à l’égard desquels le roseau humain, tout pensant qu’il est, n’a pas de prise et donc de responsabilité. Une telle défausse n'est d'ailleurs pas du goût de tout le monde. Pascal, par exemple, en bon chrétien, postule une différence de nature entre la destinée divine de l'existence humaine, fût-elle faible et mortelle, et la vile existence biologique ballottée par le sort13. Dans la mesure, en effet, où ils sont les seules créatures qui portent l'image de Dieu, les hommes ne sauraient prétendre être en toute circonstance le jouet de forces majeures qui les dépassent. Et, tout particulièrement, le jouet d'illusions des sens qui les privent de la vision lucide de la vérité, vision à laquelle les hommes, à l'image de Dieu, sont accessibles pour peu qu'ils veuillent bien prendre conscience de leur faiblesse : "c'est sans doute un mal que d'être plein de défauts ; mais c'est encore un plus grand mal que d'en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c'est y ajouter encore celui d'une illusion volontaire"(Pascal, Pensées, B100). Sur ce point, Pascal rejoint la grande tradition métaphysique inaugurée par Platon : les hommes se complaisent dans un monde d'illusions14 alors qu'il leur suffirait de vouloir tourner la tête du bon côté pour connaître la vérité sur leur condition et agir en conséquence en se déprenant de la fatalité. En d'autres termes, "ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte"(Pascal, Pensées, B139). Et, naturellement, de ce que les misères des hommes les poussent à chercher l'illusion procurée par le divertissement, "tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a point qui soit plus à craindre que la comédie15. C'est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les fait naître dans notre cœur"(Pascal, Pensées, B100). Bref, de Platon à Rousseau en passant par Pascal, la position de la métaphysique ne variera guère à l'égard du spectacle théâtral affublé d'une double tare. D'une part, il est coupable de n'être pas assez édifiant du point de vue moral. Ainsi, Pascal remarque-t-il que "l'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. Il n'est pas honteux de n'être pas aussi vertueux que lui. On croit n'être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices de ces grands hommes"(Pascal, Pensées, B103). D'autre part, il est coupable de détourner la conscience de la courageuse contemplation du vrai au profit de la paresseuse illusion du vraisemblable. Ainsi, regrette Platon, "jusqu’à ces vers, "il implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs des peuples", [Homère] parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais, pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon ; et il a composé à peu près de la même manière tout le récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et dans toute l’Odyssée"(Platon, République, III, 393b). Platon joue donc l'éloge de la vérité historique dont le souci commence à émerger en Grèce avec les "enquêtes" (ἱστορίαι) d'Hérodote et de Thucydide, donc de la narration (διήγησις) des circonstances contre l'illusion théâtrale de la figuration (μίμησις) des actes. En conséquence de quoi, bien entendu, le spectacle théâtral est banni hors les murs de la Cité16. On sait qu'Aristote a répondu à Platon en disant, d'une part que "le théâtre [μίμησις] est plus philosophique que l'histoire [διήγησις] en ce que l'une parle de ce qui est arrivé, et l'autre de ce qui aurait pu arriver […] à tel personnage de dire ou de faire dans une condition donnée, selon la vraisemblance ou la fatalité"(Aristote, Poétique, 1451b), bref, que le vraisemblable est plus riche que le vrai, et, d'autre part que "l'illusion [φαντασία] parait être une sorte de mouvement [κίνησίς] ; comme elle ne peut se produire sans la perception [αἴσθησις], elle ne se produit que dans les êtres qui perçoivent, et que pour les choses dont il y a perception"(Aristote, de l’Âme, III, 428b), autrement dit que l'illusion n'est probablement pas un défaut ou une erreur de perception mais semble plutôt en être un constituant.
(II) Mieux que cela, nous dit Nietzsche, qui emboîte le pas d'Aristote sur ce point, le théâtre tragique, précisément, "parle des causes génératrices de la Vie qui s’appellent : Illusion, Volonté, Malheur [Wahn, Wille, Wehe]"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xx), c'est-à-dire qui expriment adéquatement la nature de la vie en général en tant que celle-ci est un effort constant des structures physiques dites "vivantes" pour nier le chaos par lequel elles existent. S'agissant, en particulier, des organisations vivantes dotées de pensée et de langage que sont les entités humaines, on aura remarqué en effet que "toutes les religions, toutes les philosophies, une partie même de la science, témoignent de l'inlassable, héroïque effort de l'humanité niant désespérément sa propre contingence"(Monod, le Hasard et la Nécessité, ii). Pour comprendre la pertinence tragique de la trilogie "illusion-volonté, malheur", il faut commencer par rappeler que toute organisation vivante spécule sur la stable conformité du monde à un déterminisme causal17 et donc nécessite l'illusion d'un déni du hasard et de ses accidents. Ce déterminisme causal, pour ce qui concerne les êtres humains, s'est exprimé autant dans la science classique18 que dans la métaphysique des mœurs19 ou dans la religion monothéiste20, Or, un tel déterminisme causal a été démenti par la thermodynamique et par la physique quantique. En effet, la seconde loi de la thermodynamique (loi de Boltzmann) énonce que dans tout système physique isolé, l'énergie "utile" a inexorablement tendance à se dissiper sous forme de chaleur, en d'autres termes, que tout système physique tend spontanément au désordre. Désordre qui ne peut être réduit que par un apport exogène d'énergie qui ne peut résulter que d'une rencontre fortuite. Ce qui n'est qu'une formalisation scientifique de la constatation banale selon laquelle un sac de billes, par exemple, dans lequel on a séparé méthodiquement les n billes bleues des m billes rouges va vite déterminer aléatoirement un mélange des deux couleurs dont la séparation à nouveau nécessitera un surcroît d'énergie sous la forme, par exemple, d'une intervention humaine. Donc, si tout système physique souffre d'entropie, c'est-à-dire de perte de substance/énergie, toutefois, dans la mesure où ce système est thermodynamiquement ouvert, c'est-à-dire connecté à d'autres systèmes physiques, la perte peut toujours être compensée par la néguentropie fournie due aux systèmes connexes, l'énergie perdue par les uns pouvant, en tout ou partie, localement et momentanément être récupérée par les autres. Le problème, c'est qu'il ne s'agit là que d'une probabilité21. La néguentropie ne surgissant pas ex nihilo, on est donc bien là dans le cadre d'un déterminisme (cf. note supra), sauf qu'il s'agit là d'un déterminisme aléatoire probabiliste. Est-ce un déterminisme causal ? Henri Poincaré puis Albert Einstein vont analyser le mouvement "brownien"22 en un phénomène complexe dont les causes sont à la fois non-localisables et en nombre tendant vers l'infini. Mais c'est l'émergence, dans les années 1920, de la physique quantique qui va porter le coup fatal au principe d'intelligibilité absolue du réel en établissant23 qu'à l'échelle des constituants fondamentaux de l'univers, le réel n'est pas déterminable autrement que de manière probabiliste. À cette échelle24, en effet, il n'y a plus ni causalité ni localité ni temporalité, ni identification ni reconnaissance possible de quoi que ce soit, mais intrication globale des entités et superposition de leurs propriétés. On retrouve ainsi l'idée primitive de "chaos"25, notamment dans la notion de "vide quantique" où particules et anti-particules sont co-présentes26. On peut alors, soit dire que nous sommes alors en présence d'un indéterminisme total, soit plus proprement d'un déterminisme non-causal, c'est-à-dire aléatoire et non-probabiliste, simplement statistique en ce que les corrélations entre conditions et conséquents sont absolument non-prédictibles et ne peuvent être établies qu'a posteriori. Ainsi que l'indique le titre de l'ouvrage de Jacques Monod, l'enjeu de la science, désormais n'est plus, comme on l'a longtemps cru, hasard ou nécessité, sous-entendu ignorance ou connaissance, mais hasard et nécessité, dans le sens où la nécessité est aléatoire comme le hasard est nécessaire, conformément au terme grec τύχη qui possède à la fois l'un et l'autre sens. En d'autres termes, le hasard n'est définitivement pas un défaut ontique ou épistémique mais le constituant fondamental du réel. A contrario, le déterminisme causal universel cher à Laplace (dans sa version mécanique) ou à Kant (dans sa version juridico-éthico-morale), pour ne parler que des tentatives ontologiques pour combattre les illusions théologiques, doit être considéré comme pure et simple illusion.
Le déterminisme causal a, de plus, été banni par l'éthologie et la biologie au point de faire de l'illusion déterministe le plus sûr critère de définition du règne vivant. Pour le comprendre, partons des travaux du père de l'éthologie, Jakob von Uexküll, sur l'écosystème (die Umwelt, littéralement "le monde propre") de la tique, lequel se réduit à trois classes d'objets perçus et, corrélativement, trois classes de comportements : "la richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l’essentiel en trois caractères perceptifs [acide butyrique, poils, chaleur] et trois caractères actifs [se laisser tomber, fouiller, piquer] – son Umwelt. Mais la pauvreté de l'Umwelt conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain). Le propre de ce "monde propre", c'est, en effet, la simplification, l'appauvrissement cognitif d'une réalité ontique dont seuls ne sont perçus et mémorisés que les traits relatifs à l'urgence vitale, les autres étant purement ignorés car sans pertinence. Concrètement, pour tout être vivant, "les signaux perceptifs d'un groupe de cellules perceptives se réunissent en dehors de l'organe de perception, en dehors du corps animal, en des unités qui deviennent les caractères des objets situés en dehors du sujet animal dans son monde propre [seine Umwelt]"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain). Autre exemple : "la grenouille présente la particularité de ne pas voir le détail des parties immobiles du monde qui l'entoure, ou, en tout cas, de ne pas être concernée par elles. Elle peut mourir de faim au milieu d'une provision de nourriture parfaitement accessible mais qui n'est affectée d'aucun mouvement. Son choix de nourriture n'est déterminé, en fait, que par la dimension et le mouvement"(Bouveresse, Langage, Perception et Réalité, iii). Dans la classe des "objets" comestibles, l'Umwelt de la grenouille ne retient donc que ceux qui sont perçus comme étant en mouvement. Des "mêmes" objets une fois immobiles, ils sont sans pertinence et ne sont donc plus perçus par la grenouille même s'ils le sont encore car pertinents pour d'autres organismes vivants comme l'observateur humain. Ces deux exemples sont emblématiques de ce que le "propre" de la perception objectuelle est son caractère intentionnel, c'est-à-dire sélectif à l'égard de ce qui va constituer l'écosystème (die Umwelt) de l'organisme vivant percevant/agissant. D'une manière générale, "il n'y a pas d'autre monde que celui formé à travers les expériences qui s'offrent [au vivant] et qui font [que celui-ci est] enfermé dans un domaine cognitif dont [il ne peut] échapper"(Varela, l'Histoire Naturelle de la Circularité, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant)27. Bref, pour tout être vivant, le monde est proprement une représentation épistémique, une illusion existentielle28, même si cette illusion est manifestement la condition de l'efficacité de l'action, donc de la survie29.
Tout comme Jakob von Uexküll, Francisco Varela adopte donc une perspective "énactive" (de to enact "susciter, faire émerger") dans le sens où c'est cette intentionnalité perceptive30 du vivant qui "fait émerger" (enacts) un monde propre (Umwelt) au moyen d'une circularité fonctionnelle perception/action : "la perception et l'action ne peuvent pas être séparés parce que la perception exprime la clôture du système nerveux. En termes plus positifs, percevoir équivaut à construire des invariants par un couplage sensori-moteur qui permet à l'organisme de survivre dans son environnement. Par la clôture du système nerveux, le bruit en provenance de l'environnement devient objet"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, iii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Dans une telle perspective, sujet et objet, agent et patient, localité et globalité sont indissolublement enchevêtrés dans un aller-retour perpétuel dans lequel les effets deviennent les causes de leurs propres causes et les causes deviennent les effets de leurs propres effets. L'important, c'est que, comme le dit Schopenhauer, "le monde est ma représentation [die Welt ist meine Vorstellung], voilà une vérité qui vaut pour tout être vivant"(Schopenhauer, le Monde comme Volonté et comme Représentation). Ou encore Wittgenstein : "le monde et la vie sont une seule et même chose [die Welt und das Leben sind Eins]"(Wittgenstein, Tractatus, 5.621). Bref, c'est fondamentalement l'intentionnalité qui caractérise le phénomène vivant, par opposition à l'accidentalité passive du phénomène inerte31. Ce que nous appelons "intentionnalité", Schopenhauer (et Nietzsche qui le suit sur ce point32) le nommait der Wille zum Leben, "la volonté tendue vers la vie". On voit que ce premier caractère de la vie qu'est l'intentionnalité (la "volonté") du couple perception/action est indissociable du caractère illusoire des distinctions objet/sujet, agent/patient, soi/non-soi, etc., distinctions vitales certes, mais qui rendent compte par conséquent de la souffrance éprouvée par le vivant lorsque, fortuitement, l'illusion constitutive de telles distinctions vient à se dissiper et à faire place à la désillusion de la perte : par exemple, l'"objet" que le "sujet" convoitait n'est qu'un leurre, ou bien le "patient" que l'"agent" avait l'intention de modifier se révèle insaisissable, ou encore le "non-soi" que le Soi avait l'intention de maintenir à distance s'y incorpore en le modifiant, etc.
Enfin, il convient d'insister sur ce que l'illusion d'un déterminisme causal universel n'a pas été partagée par toutes les cultures. À cet égard, c'est la pensée bouddhiste, notamment dans sa version Madhyamyka ("la voie du milieu") qui offre la meilleure synthèse de cet enchaînement fatal intentionnalité (volonté)-illusion-malheur que, nous dit Nietzsche, chante la tragédie. Le premier constat méditatif que fait Nāgārjuna (Mūlamadhyamakakārikā), c'est que toute "chose" est irrémédiablement en situation de "co-production conditionnée", d'"avènement co-dépendant" (pratītyasamutpāda) relativement à toute autre. D'où l'impossibilité phénoménologique d'isoler un Soi (atmān), ni en tant qu'agent (sujet, cause) ni en tant que patient (objet, effet). Une autre conséquence de l'impermanence (anitya) des "choses" est que tout phénomène (dharma) est spatialement composé, aucun n'est homogène, simple. À quelque échelle que ce soit, toute "chose" est irrémédiablement un agrégat, un amalgame (skandha) qui, en ce qu'il génère l'illusion que le vivant pourrait se l'approprier, est qualifié d'"agrégat d'attachement" (upādāna skandha). Voilà donc comment l'attachement intentionnel (trishnā) propre au cycle vital (samsāra) et qui tend à considérer des objets, des "choses" en soi (ātman), c'est-à-dire séparément des autres "choses", génère l'illusion-ignorance (avidyā) puis la désillusion-souffrance (duhkha) lorsqu'on s'aperçoit que la-dite "chose" n'existe pas ou n'existe plus. Tout existant est ainsi pris dans le tourbillon incessant (symbolisé par la roue du karma33) de la co-dépendance et de la co-production mutuelles. De là le cycle perpétuel des "renaissances" pour tout être vivant voué à jamais à duhkha, la souffrance de l'impermanence (anitya) et donc aussi à trishnā, l'intentionnalité (littéralement "la soif"), laquelle engendre l'attachement (upādāna) à l'illusion vitale de l'existence et de la stabilité d'objets en soi (ātman). Et, parmi ces "objets" illusoires, le plus fondamental est le Soi vivant-sentant-agissant, de là "l'origine de la souffrance humaine [qui] est précisément cette tendance à construire un sentiment de soi, un moi, là où il n'y en a pas"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit). La trilogie bouddhiste avidyā-trishnā-duhkha est donc la transposition à peu près parfaite de la trilogie nietzschéenne illusion-volonté (intention)-malheur34, ce qui est d'autant plus frappant que le bouddhisme Madhyamaka pousse à son terme la logique de la pratītyasamutpāda en affirmant qu'en toute circonstance, le percevant, le perçu et la perception sont inextricables, ce qui va dans le sens de l'indistinction fondamentale de l'acteur et du spectateur dans la posture tragique.
D'un point de vue évolutionniste, l'illusion d'un Soi indépendant, d'un Soi sujet capable de déterminer causalement son environnement occupe en effet une place centrale. De ce que "l'évolution" biologique "opère sur les produits du hasard et ne peut s'alimenter ailleurs"(Monod, le Hasard et la Nécessité, vii-v) et de ce que "le phénomène d'auto-organisation [est] un processus d'augmentation de complexité […] résultant d'une succession de désorganisations rattrapées"(Atlan, entre le Cristal et la Fumée, I, 3), Francisco Varela préfère parler de "dérive" naturelle, donc d'un déterminisme biologique aléatoire et chaotique, plutôt que de sélection naturelle car l'idée de "sélection" présuppose, qu'on le veuille ou non, un sélectionneur35. Tandis que l'idée de "dérive naturelle" rappelle simplement que tout système vivant est un système avant tout thermodynamiquement ouvert même s'il est cognitivement clos dans le sens où tout ou partie des structures physiques dont il est constitué s'organisent contextuellement de telle sorte qu'elles font intentionnellement circuler entre elles de l'information sur l'état énergétique global du système pour, autant que possible, maintenir son organisation invariante36. On parlera là d'un déterminisme cognitif comme aspect particulier d'un déterminisme aléatoire dans le cadre duquel les informations que les structures physiques font circuler sont des événements physiques qui se conditionnent intentionnellement en fonction d'une pertinence vitale circulaire : l'invariance tend vers la vie comme la vie tend vers l'invariance. Pour cette raison, cette "clôture cognitive du système", Varela l'appelle, non pas un "Soi" mais un "Soi cognitif" et non pas un Soi ontologique, autrement dit une substance métaphysique. Dès lors, puisque tout système physique souffre d'entropie, tout système physique vivant perçoit qu'il souffre, c'est-à-dire perçoit que son invariance est tendanciellement mise à mal, quelque effort intentionnel qu'il fasse pour se forger un Soi (ātman) suffisamment stable et permanent pour agir. Or, dans la mesure où ce Soi se réduit à un "Soi cognitif" (intentionnel) et non ontique (substantiel), en même temps qu'il s'illusionne sur sa propre invariance ontique, néanmoins il "sait" (perçoit) qu'il s'illusionne, autrement il ne s'évertuerait pas à se le cacher par des manœuvres dilatoires. D'où le double niveau de souffrance du "Soi cognitif" de toute organisation vivante qui, d'une part perçoit (est informé de) la certitude de sa propre perte de substance/énergie, et, d'autre part, perçoit le (est informé du) caractère aléatoire de la possibilité de compenser une telle perte.
De plus, si l'on admet avec Émile Benveniste, que "la possibilité de la pensée est liée à la faculté de langage, car la langue est une structure informée de signification, et penser, c'est manier les signes de la langue [au point que] les attributs découverts dans les choses [résultent d']une classification émanant de la langue même"(Benveniste, Catégories de Pensée et Catégories de Langue), on peut même parler d'un troisième niveau de souffrance relatif à l'intrication du langage et de la conscience chez le vivant humain. Il est indubitable, en effet, que nous soyons perpétuellement victimes d'une duperie langagière37 résultant de la puissance créatrice de la conscience humaine, de sa capacité illimitée à se rendre compte pour soi-même ou pour autrui de ses propres contenus. Car telle est la nature de la pensée ou de la conscience que de pouvoir se prendre elle-même pour objet38. Plus précisément, nous sommes conscients, nous autres humains, dans la seule mesure où nous possédons des facultés perceptives récursives39. Quant au langage, il n'est que le système d'information propre au Soi cognitif social dont les individus sont les cellules de base et qui tend donc à optimiser son invariance globale. Comment s'étonner alors qu'une part non-négligeable des illusions de la conscience, qu'elle soit individuelle ou sociale, soit relative à la perception récursive de cet "objet" particulier qu'est le Soi dès lors que "ce que nous appelons "je" [ou "nous"] naît des capacités linguistiques récursives de l'homme et de sa capacité unique d'auto-description et de narration"(Varela, quel Savoir pour l'Éthique ?, 3). Il est flagrant, en effet, que l'illusion d'objectivité ontologique qui caractérise cette opposition Soi/non-Soi, tout en étant biologiquement nécessaire comme fonction cognitive intentionnelle, se nourrit de la récursivité spécifique de la communication humaine génératrice d'une infinité potentielle d'"objets" en tant que ceux-ci sont simplement les corrélats de la fonction langagière qui les engendre. Certes, Descartes n'a pas tort de dire qu'"il n’y a rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 18), au sens de "il n'y a rien de plus facile à percevoir que le contenu perceptif de mon esprit" puisque mon esprit est une fonction récursive qui se prend spontanément pour objet. Mais, l'évidence intuitive qui en découle est purement instrumentale et son contenu sémantique est totalement indéterminé tant la récursivité de ma conscience et de mon langage est capable de peupler mon Umwelt d'une infinité d'entités aussi réconfortantes qu'illusoires, à commencer par celle qui consiste à forger une subjectivité interne ontologiquement distincte de l'objectivité externe40. Bref, les humains sont les êtres vivants qui ont certainement le plus à redouter les désillusions qu'apporte la prise de conscience de l'inexistence tant de l'"objet" que du "sujet" illusoires. Pire que cela : dans le même temps, ce sont ceux qui sont les plus à même de trouver des solutions plus douloureuses encore que les pénibles illusions qu'ils prétendent combattre. À commencer par l'illusion de pouvoir agir pour mettre un terme à leur souffrance par la "connaissance" récursive qu'ils en ont. Car "la connaissance tue l'action, à l'action appartient le mirage de l'illusion ; c'est là l'enseignement de Hamlet"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii) : si l'Hamlet de Shakespeare hésite, tergiverse, s'alanguit, c'est bien parce qu'il est paralysé par ses réflexions et ses scrupules ; à l'inverse, c'est dans l'illusion douloureuse du spectre de son père, dans le pénible spectacle théâtral offert à son oncle, voire dans sa folie feinte qu'il est le plus efficace.
1 Mais aussi la comédie. On y reviendra.
2 On aura remarqué que les fêtes dionysiaques grecques en lesquelles Nietzsche voit l'origine de la tragédie ont leur équivalent dans les Saturnales romaines, la fête juive de Pourim et, bien entendu le Carnaval occidental et la commedia dell'arte. Ce qui, comme nous allons le montrer, tend à témoigner du caractère universel du phénomène tragique.
3 L'ouvrage de Nietzsche est publié en 1872 sous le titre la Naissance de la Tragédie à partir de l'Esprit de la Musique (die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik) avant d'être rebaptisé en 1886 la Naissance de la Tragédie ou Hellénisme et Pessimisme (die Geburt der Tragödie, oder Griechentum und Pessimismus).
4 Que l'on retrouve, typiquement, dans les transes soufies ou le Sacre du Printemps de Stravinsky.
5 On pourrait ajouter deux aspects, parmi d’autres, de cette dualité : d’abord le mythe fait naître Apollon dans l’île paradisiaque de Délos, tandis que Dionysos est originaire de Thèbes, ville maudite s’il en est ; ensuite Apollon est associé aux instruments à cordes (dont l’origine est la lyre, instrument qu'il reçoit d'Hermès et qu'il offrira à Orphée) tandis que Dionysos (et sa suite, par exemple Pan, le dieu des pâtres) est associé aux instruments à vent (à commencer par l’aulos, qui est une sorte de flûte dont on se servait précisément, au cours des dithyrambes).
6 Immobiles mais non pas passifs puisque, reproduisant le caractère démocratique du contexte politique athénien, les assistants sont invités à juger de la valeur du spectacle qui leur est présenté dans le cadre de véritables concours entre les auteurs. Aussi, Eschyle, Sophocle et Euripide sont-ils les trois auteurs le plus souvent primés lors de ces concours. Notons que "spectateur", en grec, se dit θεωρός qui dérive de θεωρία, "contemplation" qui va donner "théorie" en français (la connaissance théorique, à partir de Platon, sera réputée contemplation d'un objet intelligible).
7 En grec, l’ὑποκριτής, littéralement, "celui qui ne peut pas être jugé" (cf. "hypocrite" en français). Notons par ailleurs qu'il n'y a jamais plus de trois acteurs sur scène dans la tragédie grecque.
8 Stricto sensu, elle commence avec les Perses, première tragédie d'Eschyle que nous ayons conservée et qui date de 472 a.e.c. et elle se termine en 404 a.e.c. avec les Bacchantes, la dernière tragédie d'Euripide qui nous soit restée. La représentation d'Œdipe à Colone de Sophocle date de 401 a.e.c. mais c'est une représentation posthume.
9 En grec, "noble", "vertueux" se disent ἥρως qui signifie aussi "demi-dieu".
10 En fait, le saccage de Milet par les Perses en 494 a.e.c.
11 Avec notamment la convention d'après laquelle la violence meurtrière n'est jamais figurée sur la scène mais seulement narrée, ou bien suggérée par des cris en coulisses et évoquée par l'exposition sur la scène des victimes agonisantes ou des cadavres ensanglantés.
12 Dans la pensée grecque, la haine et la vengeance ne sont pas nécessairement contraires à la justice. Bien au contraire, dans certains cas, laver un préjudice dans le sang est un cas de force majeure. Ainsi, dans l'Orestie d'Eschyle, les Érinyes (les Furies) sont-elles officiellement reconnues et même rebaptisées Euménides (les Bienveillantes) par Athéna, déesse de la sagesse. De là l'idée de juste malédiction (κακία) comme force majeure différée et diluée dans le temps comme ressort de nombreux schémas tragiques (cf. les "lignées maudites" comme celle des Atrides, celle des Labdacides, celle des "Rois maudits", celle des Rougon-Macquart, etc.)
13 Même si, pour lui, comme pour tous les chrétiens, la différence des deux "natures" s'estompe de facto après la "chute" dans le péché.
14 Les "ombres" de la fameuse "caverne" de Platon en République, VII, 515b-517c.
15 Au XVII° siècle, le terme "comédie" est synonyme de représentation théâtrale en général. On a gardé ce sens large en français lorsqu'on parle d'un(e) comédien(ne) pour désigner un(e) acteur(-trice).
16 "Si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses créations, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes"(Platon, République, III, 398b).
17 Soit p un phénomène identifiable et reconnaissable. Dire que p est causalement déterminé, c'est dire qu'il existe une corrélation significative entre p d'une part et, d'autre part, q, r, s, t, … autres phénomènes identifiables et reconnaissables réputés être les causes déterminantes de p. En l'absence de corrélation significative (dont le seuil est toujours fixé arbitrairement), nous dirons que p est indéterminé ou, mieux, que p est déterminé aléatoirement et non causalement. Selon que les causes déterminantes de p sont imputées à des processus matériels (y compris psychologiques, sociologiques, administratifs, structuraux, etc.), à l'efficacité consciente des normes ou à une intervention transcendante, nous dirons que la causalité est mécanique, juridico-éthico-morale ou providentielle, étant entendu que de telles catégories sont parfaitement floues et poreuses. Le but de cet article n'est pas de faire le procès du déterminisme causal en général mais de nous doter du concept-clé de déterminisme aléatoire dans le cadre de la compréhension de la posture tragique.
18 "Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent […] embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l'avenir, comme le passé serait présent à ses yeux"(Pierre-Simon de Laplace, Essai Philosophique sur les Probabilités).
19 "Un intérêt est ce par quoi la raison devient pratique, c’est-à-dire devient une cause déterminant la volonté"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 460).
20 "C’est chose évidente que [tout] se fait par le vouloir de Dieu que le salut soit offert aux uns et les autres en soit forclos, de cela sortent grandes et hautes questions lesquelles ne se peuvent autrement résoudre qu’en enseignant les fidèles de ce qu’ils doivent tenir de l’élection et prédestination de Dieu"(Jean Calvin, l'Institution Chrétienne).
21 Boltzmann et Gibbs ont d'ailleurs quantifié cette probabilité dans l'équation S = k ln Ω, où S est l'entropie, k une constante et Ω l'univers des configurations possibles d'un système physique donné.
22 Le botaniste Robert Brown avait remarqué que les trajectoires des grains de pollens dans une goutte d'eau sont complètement erratiques et, partant, imprédictibles.
23 Notamment avec le "principe d'indétermination" de Werner Heisenberg dont l'équation peut s'écrire Δe × Δt ⩾ k (où Δe est l'indétermination statistique -on dit aussi "variance"- sur l'énergie d'une particule, Δt l'indétermination sur sa durée) ou bien Δx × Δp ⩾ k (avec Δx l'indétermination sur la position d'une particule, et Δp l'indétermination sur son impulsion). Et elle dit que le produit d'une énergie (ML2T-2) par une durée (T) ou bien le produit d'une distance (L) par une impulsion (MLT-1) ne peuvent être inférieur à un quantum minimal d'action (ML2T-1) précisément égal à k (dite aussi "constante de Planck", soit environ 6,626.10-34 J.s).
24 Dite "échelle de Planck" soit, grosso modo, 1,6.10-35 m.
25 Dans la Théogonie d'Hésiode le Chaos, Χάος, est le tourbillon originel indifférencié d'où a surgi l'univers ordonné, le κόσμος, cosmos.
26 On parle, métaphoriquement, de la "mer de Higgs" ou "mer de Dirac", pour désigner cette soupe fondamentale qui rappelle le Chaos d'Hésiode.
27 Cf. aussi Thomas Nagel : "que resterait-il de l'effet que cela fait d'être une chauve-souris [what is it like to be a bat] si l'on ôtait le point de vue de la chauve-souris ? [...] En d'autres termes, cela a-t-il un sens de se demander ce que mes expériences sont en réalité [are really like] par opposition à la manière dont elles m'apparaissent ?"(Nagel, quel effet cela fait-il d'être une Chauve-Souris ?). Pour le courant philosophique auquel appartient Nagel, l'expérience existentielle du monde qui caractérise le fait de vivre est indissolublement une expérience qualitative, c'est-à-dire non-objectivable. Aucune métaphysique ne pourra jamais expliquer ni comprendre "l'effet que cela fait d'être une chauve-souris", par exemple en quoi consiste l'expérience de percevoir des insectes par écho ultrasonique ! Raison pour laquelle ce courant se qualifie de "philosophie des qualia".
28 Pierre Bourdieu rappelle que, dérivant du latin in ludo, "dans le jeu", "l’illusio, c’est le fait d’être pris au jeu c'est pourquoi les jeux se font oublier en tant que jeux"(Bourdieu, Raisons Pratiques, v), en l'occurrence, en tant que "jeux" de l'existence vivante suivant les déterminations (physiques, chimiques, biologiques, sociales, etc.) qui la conditionnent. Wittgenstein parle, quant à lui, des différents "jeux de langage" (Sprachspiele) dans le cadre desquels les mots et les phrases prennent leur valeur. Celle-ci (à commencer par la valeur de vérité) est donc parfaitement illusoire, ce dont on se rend compte dès que l'on sort du "jeu", pas de côté connu depuis Socrate sous le nom d'"ironie".
29 Dans tout cet exposé, nous prendrons le terme "illusion" dans un sens existentiel, beaucoup plus large et moins connoté que les acceptions métaphysique (illusion = simulacre), épistémique (illusion = ignorance), psychologique (illusion = hallucination) ou pathologique (illusion = délire) à quoi on le réduit généralement.
30 Pour Varela, comme pour les phénoménologues (Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, etc.), percevoir ne consiste pas à accumuler des data mais, au contraire, à éliminer des data pour sélectionner celles-là seules qui sont contextuellement pertinentes.
31 La substance/énergie perdue par le cours d'eau ne sera compensée qu'accidentellement au gré des caprices du climat, tandis que la substance/énergie perdue par le vivant va faire l'objet d'une recherche intentionnelle niant illusoirement l'accidentalité du réel.
32 Nietzsche la nommera plus tard der Wille zur Macht, "la volonté tendue vers la puissance", en l'occurrence, la puissance de la vie.
33 Pour le Taoïsme, ce tourbillon d'impermanence s'exprime par un courant (道, dào) de circulation d'un souffle-énergie (气, qì) qui oscille perpétuellement entre un pôle d'excitation minimale (阴, yīn) et un pôle d'excitation maximale (阳, yáng). Cela dit, contrairement à l'impermanence bouddhique (anitya) qui est une co-production sans produit, l'impermanence taoïque (无常, wú cháng) est, plus radicalement encore, une absence de production : tout y est perpétuellement en devenir.
34 Cette trilogie se retrouve aussi, mutatis mutandis, dans le taoïsme et dans le brahmanisme. À noter toutefois que le terme sanskrit avidyā, de même que sa traduction chinoise 无明, wú míng, ont souvent le sens épistémique restreint d'"ignorance".
35 Par exemple, un intelligent design qui, tel le Dieu de Leibniz, optimise l'évolution en l'orientant intentionnellement vers un "toujours mieux", ce qui, derechef, chasse le hasard en réduisant l'évolution à un déterminisme causal finaliste.
36 "Invariante" et non "identique", la nuance est d'importance : l'identité suppose un état de permanence substantielle absolue (un ātman, un noyau insensible inexpugnable) quand l'invariance suppose, au contraire, une tendance intentionnelle au maintien des relations fonctionnelles vitales entre des termes eux-mêmes impermanents. En ce sens, l'invariance est une propriété émergente des seules organisations vivantes là où l'identité est une propriété logique des seuls systèmes formels.
37 "L'homme, créature imaginative et bavarde, en dit toujours beaucoup trop"(Rosset, l'École du Réel). Dans toute civilisation, la figure du Sage est toujours celle d'un être économe de sa parole en raison de sa méfiance à l'égard de la puissance illusionniste du langage.
38 "Avoir conscience, certes, c’est penser et réfléchir sur sa pensée"(Descartes, Entretien avec Burman) ; "la conscience, c’est la perception de ce qui se passe dans le propre esprit d’un homme"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, i, 19).
39 C'est-à-dire, à la façon d'une fonction mathématique, capables de se prendre indéfiniment pour argument : f (x), f [f (x)], f {f [f (x)]}, etc. Concrètement, "toute conscience est, à quelque degré, conscience perceptive"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, III, 1) : la pensée, la conscience, l'intelligence, la réflexion, l'esprit ne sont que des noms pour désigner le fait que je perçois, que je perçois que je perçois, que je perçois que je perçois que je perçois, ad libitum, à la manière des jeux de miroirs infinis dans la Dame de Shangaï
40 En fait, on parle de subjectivité "pour signifier que certains de nos jugements sont [cognitivement] indéterminés, mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces mots, et non l’inverse […]. C’est à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein, l’Intérieur et l’Extérieur).
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