mardi 23 septembre 2025

LA POSTURE TRAGIQUE (III - SOUFFRANCE ; IV - FATALITE).

(suite de ...)

 

(III) Car, au fond, "tout ce qu'[il y a] de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ?"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, 225). En d'autres termes, la position de surplomb qu'occupe l'humanité dans l'échelle évolutive n'est-elle pas la conséquence d'une "discipline" de la souffrance plutôt que celle de la chimère de sa disparition ? Comme beaucoup l'ont remarqué, là où est le péril, là est aussi ce qui sauve. De sorte qu'on peut conjecturer que le fait, pour l'animal conscient qu'est l'homme, à la fois de souffrir et de se représenter sa souffrance, fût-ce de manière nécessairement illusoire, l'a certainement engagé à considérer la souffrance comme un problème et, par conséquent, à en envisager des solutions. C'est là le côté prométhéen de l'humanité qui s'acculture à partir des insuffisances de sa nature, qui fait force de ses faiblesses. S'agissant du "problème" de la souffrance, les "solutions" peuvent être classées en deux catégories selon qu'elles prétendent compenser la perte de substance que constitue la souffrance, ou, plus modestement, qu'elles visent à apprendre aux hommes à vivre avec le manque. La rationalité techno-scientifique occidentale illustre à la perfection la première catégorie. Depuis le mythe grec de Prométhée, les hommes civilisés sont censés disposer des artifices techniques qui les autorisent à exercer un déterminisme mécanique sur leur environnement naturel. Et, depuis l'âge classique, le corps humain est versé lui-même dans les entités faisant partie de la nature au sens où il est vu comme un assemblage disparate de pièces mécaniques dont l'absence ou le défaut peuvent toujours être compensées en puisant dans cette réserve inépuisable de pièces mécanique que constitue la nature1. De là, la synthèse qu'opère Descartes : "sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et que [...] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Or, un tel point de vue, qui nous paraît être une évidence de "bon sens" à nous autres occidentaux, s'est révélé désastreux tant du point de vue écologique qu'existentiel. D'un point de vue écologique, la solution qui, depuis cinq siècles environ, a été imposée à l'humanité par sa civilisation dominante a donc consisté à sacraliser l'invariance des organisations humaines dominantes (c'est-à-dire chrétiennes, puis européennes, enfin occidentales) sous le nom de "progrès" afin de s'octroyer le droit puis le pouvoir presque illimités d'infliger aux organisations physiques connexes, vivantes ou non, des souffrances entropiques qui ont, de fait, dégénéré souvent en pures et simples destructions, et ce, au risque de précipiter la mort thermique du Soi humain au lieu de la ralentir. Ensuite parce que prétendre nier la souffrance, c'est prétendre nier l'entropie chaotique dont nous avons vu qu'elle est la condition fondamentale de toute réalité physique, vivante ou non, consciente ou non. Enfin parce que la techno-science mécaniste ne se rend pas compte qu'elle (s')illusionne sur la pérennité du monde d'"objets" qu'elle prétend produire afin, dit-elle, de préserver l'humanité des aléas du réel générateurs d'incertitude, d'instabilité existentielles et, par conséquent, de souffrance. En d'autres termes, la rationalité techno-scientifique pure et parfaite se (nous) berce de nouvelles illusions qui, pour être biologiquement nécessaires, ne se sont pas moins déjà muées en cruelles désillusions qui, loin de résoudre le "problème" de la souffrance, contribuent donc à ajouter de la souffrance à la souffrance. Et, parmi les plus nocives, donc les plus génératrices de souffrance,  parmi ces illusions rationnelles, les plus lourdes de conséquences sont sans doute celles qui réduisent le vivant et la conscience à une mécanique, ou celles qui isolent l'humanité dans la nature, dans sa nature2, ou celles qui isolent la civilisation occidentale (celle des Lumières) en promouvant illégitimement une hégémonie de la vérité qui lui interdit tout dialogue avec les autres civilisations, pire encore, celles qui isolent chaque Soi individuel dans la tour d'ivoire du "moi", du "je". Par là, la rationalité techno-scientifique détruit les liens de solidarité, d'empathie spontanée qui existe entre les organisations vivantes participant du même écosystème3. En bref, "sous l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de l'existence"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii)4. Sous prétexte de solutionner le problème de la souffrance humaine, la techno-science occidentale inflige donc à l'humanité, outre les douleurs physiques relatives à son inconséquence, une souffrance existentielle d'autant plus intense que se fait de plus en plus aiguë la prise de conscience de l'horreur écologique et de l'absurdité anthropologique qu'elle a engendrées.

La seconde catégorie de solutions, de loin la plus ancienne et la plus répandue bien qu'impuissante à lutter à armes égales avec l'hégémonie de la techno-science occidentale, réside en ce que, de tous temps, toutes les civilisations se sont toujours spontanément dotées de sotériologies, c'est-à-dire de doctrines de salut qui théorisent ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire pour vivre dans un monde où il existe une dose incompressible de souffrance existentielle du fait de la prise de conscience par le vivant humain de sa précarité et de sa mortalité. De ce point de vue, le remède envisagé par la sotériologie occidentale, toujours obsédée par le schéma d'un déterminisme causal universel, est celui d'une causalité finale dans le cadre de laquelle une Providence, un summus artifex, s'emploie à procurer au Soi humain ce dont il manque pour le sauver du malaise existentiel inhérent à son statut d'être conscient5. Dans cette optique, le Soi humain s'en remet à la Providence et endure tant sa douleur physique que sa souffrance existentielle, au motif qu'elles sont, l'une et l'autre, d'une part provisoires (la Providence ne saurait faillir), d'autre part, l'occasion de mettre à l'épreuve la valeur, le mérite du Soi souffrant qui seront donc éventuellement (ré-)compensés par une consolation à la mesure de sa patience6. Ce genre de sotériologie fait donc "espérer" au vivant humain l'obtention d'une contre-partie (bonheur ici-bas et/ou béatitude dans l'au-delà) de sa souffrance à proportion de celle-ci. De sorte que c'est moins la religion que l'espérance en général, fût-elle laïque, qui fait office de baume apaisant, d'"opium du peuple". En ce sens, les sotériologies occidentales, qu'elles soient monothéistes ou laïques, sont "positives" (cataphatiques) dans la mesure elles augmentent le Soi humain d'une dimension d'espérance en un futur qui transcende le présent, c'est-à-dire qui le dépasse métaphysiquement et non simplement qui le prolonge physiquement. Donc, sous prétexte d'éliminer les illusions relatives (et les désillusions, donc les souffrances, corrélatives) à des solutions considérées comme des impasses lorsqu'il s'agit de mettre fin à la douleur physique ou à la souffrance existentielle à court terme, les sotériologies "positives" font espérer une solution définitive mais à (très) long terme. Et comme, ainsi que John Maynard Keynes se plaisait à la répéter, à long terme nous serons tous morts, à supposer qu'une telle solution du problème de la souffrance soit illusoire, du moins ne s'accompagnera-t-elle jamais de désillusion, donc de souffrance supplémentaire. Bref, les sotériologies positives ne sont rien d'autre, au fond, qu'un éloge édulcoré de la résignation. À cet égard, Clément Rosset nous rappelle qu'"il n'est pas de force plus douteuse que l'espérance. Hésiode assimile, toujours dans les Travaux et les Jours, l'espoir au pire des maux, au fléau qui est resté dans la boîte de Pandore, à la libre disposition des hommes qui s'y précipitent dans la pensée qu'ils y trouveront le salut et le contre-poison à tous les autres maux"(Rosset, la Force Majeure).

C'est pourquoi, au rebours des sotériologies "positives" occidentales, d'autres systèmes de pensées, à l'instar du brahmanisme, du bouddhisme ou du taoïsme, sont dites "négatives" (ou apophatiques) en ce qu'elles ne se donnent pas pour tâche d'augmenter le Soi humain de cette dimension d'espérance qui n'est que l'autre nom de la résignation, mais qu'elles prétendent attaquer directement, c'est-à-dire hic et nuncla trilogie intention-illusion-souffrance. Elles entendent en effet, non pas apporter l'espérance salvatrice au Soi souffrant de l'homme en lui procurant, en quelque sorte, un supplément d'âme, mais faire prendre conscience aux hommes de quelques-unes des causes immédiates de la souffrance existentielle au moyen d'une pratique méditative (du latin medeo, "soigner", dhyāna en sanskrit, , chán en chinois) conjoignant, ou, plutôt ne séparant pas, les aspects physiques et les aspects existentiels de la souffrance7. Par exemple, il s'agit, à l'instar du bouddhisme ou du taoïsme, de soigner la souffrance (duhkha, , kǔ nàn) consécutive à l’attachement (trishnā, , tān) du Soi humain (ātman, , ) à de soi-disants "objets" à l'égard desquels il s'agit de prendre conscience qu'ils procèdent naturellement de l'illusion-ignorance (avidyā, 无明, wú míng) engendrée par le cycle de la perpétuation de la vie (samsāra, , lún huí). En ce sens, le bouddhisme et le taoïsme sont congruents avec les développements récents de la physique et de la biologie occidentales telles que nous les avons évoqués dans le chapitre II de notre exposé. Quant à l'école brahmanique du Yoga qui s'accroche à l'illusion de l'existence d'un Soi conscient authentique (ātman), il préconise néanmoins un détachement (vaïrāgya) de ce Soi à l'égard de l'illusion (avidyā) d'être intéressé aux conséquences, éventuellement douloureuses, de l'action (phalatrishnā) au motif que celles-ci ne concernent que le mental (citta) et non la conscience (ātman). Moyennant de très profondes divergences doctrinales aussi bien qu'opérationnelles, l'objectif visé par ces trois courants méditatifs est néanmoins toujours le même, à savoir l'extinction (nirvāna, 涅盘, niè pán), fût-ce de manière provisoire, le temps d'une méditation, d'une certaine forme d'attachement irrémédiablement facteur d'illusion donc de souffrance (cf. Soi ou non-Soi : le Débat).

Cela dit, qu'elles soient positives ou négatives, toutes les doctrines de salut se signalent par une ascèse de la volition8. Celle-ci part du principe qu'une fois disciplinée par des règles appropriées et correctement inculquées, la volition possède une efficacité causale finale sur la conduite de la vie consciente et, d'une manière générale, sur l'ordre (ou le désordre) des choses. Dans tous les cas,  que ce soit à travers des règles morales ou à travers une éthique du bien-vivre9l'effet causal d'une ascèse de la volition doit consister en ce que le Soi humain "veut" consciemment éviter les contextes matériels générateurs de souffrance (passions, excès, etc.). De là, les ascèses de prière, d'humilité, de charité dans les morales monothéistes, les yamā et niyamā brahmanistes (notamment les notions d'ahimsā, non-violence ou d'aparigraha, non-appropriation), les normes confucianistes de , lǐ yí (bienséance) et de 仁义, rén yi (humanité), la norme bouddhiste de karunā (bienveillance, sympathie, compassion), etc. De telles ascèses éthico-morales ont donc pour objectif d'éliminer certaines illusions liées à l'attachement atavique des êtres humains à certains habitus qui, pour être biologiquement pertinents, sont néanmoins considérées comme éducables, sinon éliminables. Donc toutes rejoignent in fine la démarche techno-scientifique occidentale consistant dans l'adhésion indiscutée au déterminisme causal, notamment au déterminisme final du "vouloir" conscient lorsqu'il s'agit de substituer certaines représentations mentales jugées saines à d'autres représentations réputées fautives. Ce faisant, en partant du principe cartésien que nous avons déjà évoqué à propos de Platon et de Pascal et selon lequel la volition "nous rend en quelque façon pareil à Dieu"(Descartes, Lettre à Christine, 20 nov. 1647), le déterminisme final de type juridico-éthico-moral rejoint le déterminisme mécanique d'après lequel un dysfonctionnement pénible peut toujours être corrigé pour peu qu'on le veuille. La confusion est donc désormais totale entre déterminisme mécanique et déterminisme final d'une part, celui-ci se réduisant à celui-là, et entre erreur de jugement et illusion existentielle d'autre part, celle-ci se réduisant à celui-là ! Voilà désormais achevé un parfait édifice métaphysique composé d'un corpus de propositions déontiques ("tu dois …", "il faut que …", etc.) qui délimite une sphère de perfection humaine10 qui, posant des normes juridiques, éthiques ou morales, forge des représentations idéales qu'il suffit de "vouloir" appliquer pour que s'enclenche une mécanique vertueuseOr, nous dit Nietzsche, "les Grecs ont représenté sous la figure de leur Apollon ce désir joyeux du rêve. Apollon, en tant que dieu de toutes les facultés créatrices de formes, est en même temps le dieu divinateur. Lui qui, d’après son origine, est « l’apparence » rayonnante, la divinité de la lumière, il règne aussi sur l’apparence pleine de beauté du monde intérieur de l’imagination"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i). À cet égard, le "rêve" le plus absurde car contradictoire dans ses termes mêmes et le plus dangereux en tant que générateur de la plus cruelle des désillusions, semble bien résider dans l'illusion déterministe typiquement occidentale selon laquelle l'individu occidental "éclairé", par la science ou par la religion, peu importe, serait en mesure de se garantir contre toutes les illusions et donc de "vouloir" son propre destin11. À cet égard, rien n'est plus opposé à la posture tragique que le rêve prométhéen/apollinien d'une volition toute puissante propre à maîtriser le chaos du réel et rien ne promet d'être plus douloureux que le réveil faisant suite à ce rêve ! Certes, les sotériologies orientales et, tout particulièrement le bouddhisme, sont immunisées contre nombre d'illusions occidentales : "la vie n’est que souffrance” – prétendent [les bouddhistes], et ils ne mentent pas"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, 60). Mais enfin, si le nirvāna doit être l’extinction définitive de la souffrance par l'interruption du samsāra comme cycle de perpétuation de la vie, alors il n’est pas autre chose qu'une volition d’interruption de la vie tout court : "faites donc en sorte que vous cessiez d’être ! Faites donc cesser la vie qui n’est que souffrance !"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, 60). Si telle était la doctrine bouddhiste, alors elle serait effectivement absurde12.

Du coup, il apparaît que le déterminisme causal en général, justement en tant qu'il procède d’une volition aussi illusoire dans son existence qu'absurde dans son principe, fasse partie du problème plutôt que de sa solution. Et il se pourrait bien, par conséquent, que l'abolition du vouloir par le consentement à la force majeure soit une, sinon la revendication tragique universelle et que "le secret de la plus grande créativité et de la plus grande jouissance de l'existence [soit] de vivre dangereusement"(Nietzsche, le Gai Savoir). Examinons celle qui est typiquement à l’œuvre dans le contexte juridique à partir d'un exemple que prend Locke. Soit une personne qui, en état d'ébriété, a commis un délit, donc déterminé un dommage, une souffrance à l'égard d'un tiers et, à ce titre, est passible d'une sanction pénale. "Cet homme tantôt saoul, tantôt sobre ne sont-ils pas le même ? sinon pourquoi cet homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il était saoul, même s’il n’en a plus eu conscience ensuite ?"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 22). La formulation du problème ("cet homme") présuppose en effet que l'auteur des faits a été (illusoirement) identifié par sa victime comme étant le même individu avant, pendant et après les faits. En d'autres termes, le témoin a (illusoirement) constitué l'individu en question en un Soi objectif suffisamment homogène et permanent pour qu'il soit admis à titre d'objet dans son Umwelt, et ce, dans les conditions de pertinence physique et biologiques précédemment décrites. Sauf que le mis en cause était, au moment des faits, dans un état d'ébriété tel qu'il n'est pas conscient d'avoir commis son forfait. En d'autres termes, son Soi subjectif connaît une sorte d'éclipse de conscience en ce qu'il ne parvient pas (on le suppose sincère) à se représenter récursivement l'acte de commission des faits qui lui sont imputés. Le problème qui se pose à la communauté humaine dont il est membre est donc de décider si l'individu en question, "objectivement" le même mais "subjectivement" un autre, doit être tenu pour responsable et/ou coupable des actes qui lui sont imputés. Dans (presque) tous les systèmes juridiques de l'humanité, il existe une clause d'exonération partielle de responsabilité pénale en cas d'aliénation du prévenu13 et même d'exonération totale "en cas de force majeure"14. Mais la formulation précise du problème par Locke ("un homme tantôt saoul, tantôt sobre") donne la solution : même s'il est admis que le prévenu n'était pas conscient de ses actes au moment où il les commettait, une telle éclipse de conscience n'est que l'effet causal d'un état qui ne résulte nullement d'une contrainte irrésistible puisqu'il s'avère que cet homme se met intentionnellement dans un état tel que, périodiquement, il perd la conscience et donc le contrôle de ses actes. Or, dans (presque) tous les systèmes juridiques de l'humanité, le caractère intentionnel d'un acte emporte la présomption de son caractère conscient, donc de la responsabilité du commettant15. Donc, dans le cas décrit par Locke, il sera reproché au prévenu de s'être, sinon volontairement, du moins consciemment mis dans un état propre à maximiser la probabilité à la fois d'un comportements à risque16 et de perte de contrôle de ses volitions. En ce sens, il sera jugé seul responsable de ce qui lui est arrivé et de ce qu'il a fait. Et si le français parle indistinctement de "prévenu", d'"accusé" ou de "mis en cause" (étymologiquement, accuser = mettre en cause) pour rappeler que celui ou celle que l'on tient présomptivement pour responsable d'un fait délictueux est implicitement considéré(e) comme la cause finale qui, par volitions interposées, a déterminé ledit fait.

Pour Locke, la responsabilité est l'état par défaut du Soi conscient qu'il nomme "personnalité"17, terme qui, dit-il, "appartient au langage judiciaire, assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente : par là elle devient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26). Locke se réfère donc à un système institutionnel qui fonctionne en deux temps. Dans un premier temps, un déterminisme juridique impute aux "personnalités", c'est-à-dire aux Soi conscients, "la propriété des actes et de leur valeur", c'est-à-dire que ces actes, tout en étant attribués un "responsable", sont assortis d'une évaluation allant de l'éloge au blâme. Puis, dans un second temps, dans la mesure où le "responsable" est supposé conscient donc capable d'une part de perception récursive, d'autre part de volition orientée vers les actes positivement valorisés, un déterminisme éthique et/ou moral induit une auto-imputation de "la propriété des actes et de leur valeur", que ces actes aient été effectivement jugés du point de vue juridique ou que le Soi conscient anticipe un tel jugement. Il se crée alors, tant du point de vue du Soi que du point de vue de la société, une illusion d'invariance qui ne portera pas principalement sur l'intégrité biologique mais plutôt sur l'intégrité (le double sens du mot en français le dit assez) juridique, éthique ou morale (réputation, estime de soi, bonne conscience, etc.). À quelque échelle du vivant l'on se place, cette illusion d'invariance est nécessaire à l'établissement du lien social en général : il faut que le Soi manifeste une certaine prévisibilité à l'égard des tiers afin que ceux-ci puissent intégrer cette prévisibilité dans leur propre intentionnalité"Je ne l'aime pas ainsi. Et il n'y a point de sécurité pour nous à laisser sa folie errer. Donc tenez-vous prêts ; je vais sur-le-champ dépêcher votre commission, et il partira avec vous pour l'Angleterre : la sûreté de notre état ne peut supporter les hasards périlleux qui peuvent surgir à tout moment de ses accès lunatiques"(Shakespeare, Hamlet, III, 3) dit l'oncle d'Hamlet à propos des sautes d'humeur imprévisibles de son neveu. D'une manière générale, la pratique de l'ostracisme comme mise au ban du corps social de l'un de ses membres influents dont les intentions sont suffisamment floues pour susciter la défiance a été, dans l'histoire de l'humanité, à peu près universellement partagée. Car, s'agissant de l'être humain, cette intention de prévisibilité pour les congénères doit dépasser la simple intentionnalité biologique de stabilité pour atteindre la volonté éthico-morale d'agir conformément à l'intérêt social bien compris. En bref, l'être humain sera réputé conscient, sain d'esprit, donc responsable si et seulement si d'autres êtres humains ont confiance en lui, c'est-à-dire croient en ma résolution constante de vouloir le meilleur pour soi-même et pour autrui : "tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi, s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26). Je suis responsable dans la mesure où je suis conscient qu'en voulant ce que le système juridique me détermine à vouloir, j'assure mon bonheur dans la paix sociale et, qu'en ne le voulant pas, j'inquiète mes congénères et, partant, je prépare mon malheur. En d'autres termes, je suis responsable en ce que je suis conscient que mes volitions exercent, peu ou prou, un déterminisme final sur le cours des choses

On objectera que Locke se place dans un contexte civilisationnel marqué par la naissance du capitalisme économique et du libéralisme politique qui érigent l'individu (la "personnalité") responsable doté de volitions maîtrisées comme la base d'une organisation sociale elle-même dotée de l'intention de minimiser sa souffrance globale en pariant sur l'efficacité causale de la volonté18. Il nous semble pourtant que la posture tragique consistant, pour une organisation humaine locale (individuelle), à minimiser sa propre souffrance en plaidant l'irresponsabilité soit la chose au monde la mieux partagée. Il est d'abord tout à fait remarquable que, quelque nom qu'on lui donne, ce qu'il est convenu d'appeler "bonheur" comme intention de minimiser la souffrance autant qu'il est possible soit considéré, probablement dans toutes les civilisations, comme le souverain bien et que ce souverain bien soit étroitement corrélé à l'appréciation globale de la vertu locale comme facteur de paix et de stabilité. Aristote, vingt-et-un siècles avant Locke, ne dit pas autre chose que lui : "le bonheur [εὐδαιμονία] est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu [τινὰ ἐνέργεια τῆς ψυχῆς κατὰ τὴν ἀρετήν] ; quant aux autres biens, ou ils se trouvent nécessairement compris dans le bonheur, ou ils y contribuent à titre d’auxiliaires"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1100b). On est donc en droit de supputer que cette quête de "bonheur" est "sacrée" au sens de René Girard. Car "le sacré, c'est tout ce qui maîtrise l'homme d'autant plus sûrement que l'homme se croit plus capable de le maîtriser. C'est donc, entre autres choses mais secondairement, les tempêtes, les incendies de forêt, les épidémies qui terrassent une population. Mais c'est aussi et surtout, bien que de façon plus cachée, la violence des hommes eux-mêmes, la violence posée comme extérieure à l'homme et confondue, désormais, à toutes les autres forces qui pèsent sur l'homme du dehors. C'est la violence qui constitue le cœur véritable et l'âme secrète du sacré"(Girard, la Violence et le Sacré, i). Or, si la violence, entendue comme une cause prochaine de la souffrance, est "sacrée", autrement dit universelle, tenter de s'en préserver l'est tout autant. Car ce qui constitue son caractère "sacré" n'est autre qu'une alternance entropie/néguentropie différentielle, c'est-à-dire inégalitaire, de toutes les organisations physiques interconnectées, donc, en particulier, des organisations humaines. À ce propos, nous disions dans un autre article (cf. Thermodynamique des Conflits) que c'est l'auto-organisation vivante elle-même qui hiérarchise les priorités néguentropiques des structures globalement associées en privilégiant les exigences néguentropiques d'un attracteur local, c'est-à-dire d'un système physique vers lequel convergent prioritairement les compensations néguentropiques à la souffrance. Et nous conjecturions que c'est cet attracteur local qui, dans le cadre de l'entropie globale du système, joue le rôle du "maître" qui diminue sa propre souffrance au détriment de celle des structures associées réduites au statut d'"esclaves"De là, le conflit d'intérêts entre la domination du "maître" et la résistance des "esclaves" et la "violence" latente qui menace de dégénérer en entropie paroxystique potentiellement létale pour toute l'organisation globale. C'est pour cela que "toute communauté en proie à la violence ou accablée par quelque désastre auquel elle est incapable de remédier se jette dans une chasse aveugle au ''bouc émissaire'' [grâce à quoi] les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d'un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser"(Girard, la Violence et le Sacré, iii). Ce "bouc émissaire" sera donc circonstanciellement désigné comme responsable de l'entropie globale, et, en conséquence, sera "sacrifié", c'est-à-dire, littéralement, rendu "sacré" au sens où la "sanction" (toujours le même champ lexical) sera réputée compenser temporairement toute l'entropie globale. En d'autres termes, le collectif, en déchaînant une violence manifeste (le sacrifice) contre ce "bouc émissaire", sera censé purger temporairement sa violence latente. Or, il n'y a là qu'illusion, faux-semblant, bref, théâtre, mise en scène.

Ce "sacrifice" a pris, dans l'histoire de l'humanité les formes rituelles les plus diverses, notamment celles auxquelles nous sommes habitués et qui consistent, pour une organisation humaine, à "faire porter le chapeau" d'un fléau social potentiel ou avéré à un(e) coupable expiatoire qu'on condamne à réparation, enfermement, bannissement, torture ou mort. L'une de ces formes, est, nous l'avons dit, le sacrifice du bouc (ὁ τράγος qui va donner τραγῳδία, "tragédie") lors des fêtes de Dionysos. S'il est difficile de savoir exactement les raisons du choix par diverses civilisations de cet innocent caprin comme symbole de l'imminence d'un danger, en revanche, on connaît quelques avatars du rituel consistant à faire porter la responsabilité des malheurs, actuels ou virtuels, de la Cité à un "émissaire" humain dans les Cités grecques. Ainsi, dans l'Athènes classique des VI° et V° siècles a.e.c., le "bouc-émissaire" humain était un gueux, un miséreux (φαρμακός) qui était soit flagellé, soit lapidé, soit simplement banni à titre de victime expiatoire, notamment dans le cadre du rituel purificateur des Thargélies en l'honneur d'Apollon et d'Artémis. Sauf qu'à proprement parler, "il n'y a rien à expier. La société cherche à détourner vers une victime [...] ''sacrifiable'' une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu'elle entend à tout prix protéger [...]. C'est la communauté entière que le sacrifice protège de sa propre violence"(Girard, la Violence et le Sacré, i). L'expiation n'est qu'un prétexte justificatif et un accessoire de mise en scène. La charge, depuis l'accusation jusqu'à la condamnation, ne sont que faux-semblants, illusions. En criant "haro sur le baudet" (variante du bouc), il s'agit moins, en effet, de traiter la racine de la souffrance, en l'occurrence, la violence sourde du corps social, que de lui faire croire au moyen d'un discours habile qu'on la traite19, bref, de créer l'illusion du traitement. C'est exactement le schéma de la tragédie d'Œdipe : le héros n'a rien à expier, il est innocent des crimes qu'on lui impute et pourtant, il est accablé car c'est là la condition pour que prenne fin la peste (quel symbole !) de Thèbes. Et encore n'a-t-on parlé, jusqu'à présent, que du sacrifice expiatoire. Car il existe aussi des sacrifices propitiatoires dans le cadre desquels la victime sacrificielle se voit imputer non pas la responsabilité imaginaire de quelque calamité mais, tout au contraire, des qualités propres à attirer sur la communauté les forces majeures bénéfiques ou a en détourner les forces majeures maléfiques. De là, les sacrifices sanglants d'humains (e.g. les innombrables mises en scène du sacrifice d'Iphigénie ou du sacrifice du Christ) ou d'animaux vénérés (e.g. la corrida). Historiquement, les sacrifices propitiatoires sont d'ailleurs plus archaïques que les sacrifices expiatoires lesquels, de par l'utilisation d'un raisonnement justificatif spécieux, ont manifestement constitué un certain progrès civilisationnel. Puis, faisant le constat que le corps social est extrêmement sensible à l'effet placebo du beau langage, on est allé plus loin en faisant l'économie du sacrifice de chair et de sang. Notamment, "en décrivant l'effet tragique en termes de katharsis, [Aristote] affirme que la tragédie peut et doit remplir au moins certaines des fonctions dévolues au rituel dans un univers où celui-ci a disparu. [...] Au lieu de substituer à la violence collective un temple et un autel sur lequel on immolera réellement une victime, on a maintenant un théâtre et une scène sur laquelle le destin de ce katharma, mimé par un acteur, purgera les spectateurs de leurs passions, provoquera une nouvelle katharsis individuelle et collective salutaire, elle aussi pour la communauté"(Girard, la Violence et le Sacré, xi). René Girard interprète donc le phénomène de la katharsis en termes de purgation des tentations violentes qui traversent le corps social. En ce sens, la tragédie comme substitut du sacrifice réel, comme sacrifice symbolique, donc, est un nouveau progrès civilisationnel puisque, qu'il s'agisse d'un sacrifice expiatoire ou d'un sacrifice propitiatoire, c'est toujours la même conjonction de sidération et de pitié qui doit amener ce mélange psychologiquement et socialement apaisant caractéristique de la katharsis aristotélicienne20. Et le même raisonnement vaut aussi, mutatis mutandis, pour la procédure juridique décrite par Locke qui nous est si familière et qui peut être considérée comme un cas particulier de sacrifice expiatoire symbolique. Car, dans tous les cas, il faut et il suffit premièrement qu'un responsable soit désigné lorsque se pose un problème social, deuxièmement qu'un public se berce de l'illusion que ledit problème va être résolu par la sanction imposée au responsable, troisièmement que la victime expiatoire proteste, fût-ce timidement, de son innocence pour qu'un sentiment de communion compassionnelle du public à l'égard du responsable que l'on charge et que l'on plaint simultanément écarte, momentanément, tout risque de désagrégation du corps social. Bref, d'après René Girard, il est clair que l'aspect théâtral, tout comme l'aspect judiciaire de la tragédie21 ne sont que deux manifestations symboliques du même besoin d'illusion sacrificatoire que toute organisation humaine éprouve plus ou moins consciemment et qui met en scène une (ou plusieurs) victime(s) innocente(s) qui, concentrant sur sa (leur) personne une souffrance imméritée, émeu(ven)t favorablement le reste du corps social.

(IV) Le problème, c'est que Girard, tout comme Locke, s'appuient sur le caractère, sinon mécanique, du moins final, du spectacle tragique dont la katharsis serait l'effet causal édifiant sur les spectateurs. Or, il n'est pas du tout certain que le spectacle tragique ait vocation à être édifiant en ce sens-là. Grand mélomane, lui-même compositeur et amateur d'opéra, Nietzsche oppose deux conceptions diamétralement opposées du spectacle théâtral : la conception romantique illustrée, selon lui, par le Tristan et Isolde de Wagner, et la conception tragique à l'œuvre dans le Carmen de Bizet. Dans un cas, "tout ce qui a jamais poussé sur le terrain de la vie appauvrie, la grande imposture de la transcendance et de l’au-delà"(Nietzsche, le Cas Wagner, iii)dans l'autre "on prend congé du nord humide, de toutes les brumes de l'idéal wagnérien [...]. La gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus d'elle [Carmen], son bonheur est court, soudain, sans merci"(ibid.). Du côté romantique : nord humide, pauvreté de la vie, imposture de la transcendance. Du côté tragique : Afrique, gaieté, fatalité. En d'autres termes, Nietzsche qualifierait sans doute de romantiques les mises en scène juridiques ou morales édifiantes de Locke ou Girard. Qu'en est-il pour Aristote ? Certes, il ne cache pas que "le caractère éthique de la tragédie apparaît dans l'intention du personnage"(Aristote, Poétique, 1450b), intention qui ne peut être que bonne ou mauvaise, autrement dit éthiquement et/ou moralement louable ou condamnable22, donc conforme ou non à des normes réputées causalement déterminantes sur la volonté. Sauf que, dans le même temps, Aristote reconnaît que "la tragédie est une représentation […] du bonheur et du malheur qui a pour objet [...] des événements [qui], tout en découlant les uns des autres, ont lieu contre notre attente"(Aristote, Poétique, 1450a-1452a). Or, quelle édification juridico-éthico-morale efficace peut-on opposer à des événements qui "ont lieu contre notre attente" et qui donc déjouent par avance tout schéma pré-établi d'action volontaire ? Car, si le remède au risque social de violence entropique est un remède illusoire, fondé sur une mise en scène, c'est bien parce que la paix sociale qui doit en résulter est elle-même aléatoire et n'éliminera jamais le chaos entropique dont le corps social est tendanciellement l'objet. Quel effet causal nécessaire sur l'ordre social peut bien attendre Javert de son acharnement à faire expier à Jean Valjean les deux seuls "crimes" qu'il ait jamais commis dans sa vie, à savoir le fait d'avoir volé un pain pour survivre et le fait de s'être évadé du bagne après y avoir été condamné à la suite de son larcin ? Quel effet causal nécessaire sur son royal prestige Créon est-il en droit d'espérer de la condamnation d'Antigone pour avoir préféré se conformer à la norme morale lui commandant d'enterrer son frère plutôt qu'à la norme juridique le lui interdisant ? Quel effet causal nécessaire sur la paix en Palestine les sionistes escomptent-ils en perpétrant un génocide dans la bande de Gaza ? On sent bien que l'idée d'une katharsis apaisante comme effet causal nécessaire d'une cause elle-même illusoire est un leurre. L'effet cathartique du spectacle tragique de l'innocence sacrifiée ne peut être qu'aléatoire, chaotique : une partie du public va sans doute tirer de ce spectacle une pitié et une sidération partagées propres à renforcer le lien social, mais une autre partie va probablement en concevoir sinon de l'indignation, du moins de la perplexité. Les actuels débats passionnés autour de la pertinence de la corrida (dans sa version espagnole) ou de la peine de mort en sont le meilleur exemple. Il semble donc bien qu'à l'inverse de ce que pensent Locke ou Girard, l'effet du spectacle tragique n'aille pas nécessairement dans le sens du maintien ou du renforcement de la stabilité sociale et qu'il peut même contribuer  dissoudre l'ordre apparent pour retrouver le chaos […], à dissiper l'idée de tout le bonheur virtuel pour affirmer le malheur […], à défaire, détruire, dissoudre et, de manière générale, priver l'homme de tout ce dont il s'est intellectuellement muni à titre de provision et de remède en cas de malheur"(Rosset, Logique du Pire, i, 1). En d'autres termes, il se pourrait bien que la posture tragique, fût une réaction salutaire, une réponse immunitaire adaptative possible et non nécessaire de la vie consciente à l'illusion du déterminisme causal de la loi juridique, de la loi éthique et de la loi morale, une grande explosion aléatoire de lassitude, en quelque sorte23. Il se pourrait donc bien que la katharsis qui doit faire suite, chez le spectateur, au spectacle tragique n'ait rien de nécessairement apaisant et puisse même être, à l'inverse, une forme d'exaltation libératrice de la violence provisoirement refoulée par l'ordre juridico-éthico-moral. Comment comprendre autrement que le terrain privilégié de la posture tragique soit, non le théâtre mais plutôt le prétoire, les assemblées délibératives, voire le champ de bataille24, et que son expression favorite soit, non le langage châtié et indirect de la littérature, mais plutôt l'affrontement direct des procès d'intentions, des invectives et des menaces ? En ce sens, si, comme y insiste Locke, "un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience", alors il est inévitable que certaines "personnalités" humaines n'auront de cesse, leur vie durant, d'utiliser toutes les ressources récursives de la conscience et du langage non seulement pour se dégager de la pénible imputation (juridique) ou auto-imputation (éthico-morale) de responsabilité et/ou de culpabilité à l'égard d'événements dans lesquels ils sont impliqués ou s'auto-impliquent, mais encore pour s'en dédommager, pour réclamer réparation pour le préjudice subi

Et en effet, tout en prenant acte de la vocation de toute vie à la trilogie fatale "illusion-volonté-malheur" (avidyā-trishnā-duhkha), la pensée tragique grecque va à contre-courant de la croyance en l'efficacité causalement et/ou finalement déterminante des normes juridiques, éthiques ou morales puisque, de toutes les façons, nous dit Aristote, les événements que ces normes sont censées maîtriser "ont lieu contre notre attente". De sorte que de telles normes font clairement partie du problème de la souffrance humaine plutôt que de sa solution. Et si, comme nous l'avons vu, l'illusion est inhérente à la vie elle-même, s'il est illusoire de vouloir l'éradiquer, il importe cependant de ne pas ajouter de l'illusion à l'illusion et donc de la souffrance à la souffrance. En ce sens, la pensée tragique va donner un coup d'arrêt, "écart[er] le rideau de la corruption des hommes [en le privant] de moraline"(Nietzsche, l’Antéchrist). La pensée tragique est la négation de cette "moraline" décadente et corrompue dont parle Nietzsche, comme, à l'inverse, "la négation de cette idée [de pensée tragique] est la définition même de toutes les idées morales"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, i). La pensée tragique est tragique en ce que toute vie étant, avons-nous vu, perte de substance/énergie, "perte, perdition, non-être, dénaturation, état de mort sont des variations d'un même thème fondamental qui s'appelle indifféremment hasard ou tragique"(Rosset, Logique du Pire, iii, 2), hasard ou tragique indépassables, insurmontables car constitutifs de toute réalité et, en particulier, de toute réalité biologique ou sociale. Il convient donc de rétablir le hasard dans ses droits et, dans le cadre de la posture tragique, de s'en revendiquer avec force. Voilà pourquoi, nous dit Nietzsche, l'ivresse dionysiaque de la pensée tragique est une possibilité d'affirmation paroxystique de la cruauté de la vie réelle par opposition à la léthargie apollinienne de la pensée normative (causaliste mécaniste, théiste ou juridico-éthico-moraliste) comme éloge lénifiant d'une vie rêvée qui n'est parfois que le triste mépris de la vie réelle, quand ce n'est pas une lugubre apologie de la mortification, voire de la mort métaphysique25. Ainsi dans la philosophie platonicienne : "le corps nous cause mille soucis [...]. Aussi longtemps que nous aurons notre corps et que notre âme sera mêlée à cet élément mauvais, jamais nous ne pourrons posséder la vérité, [car] l’âme est véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme à travers des barreaux d’un cachot"(Platon, Phédon 66b-82). Et, bien entendu, dans le monothéisme : "[l'abbé Mouret] se désespérait de ne pouvoir se dépouiller davantage de son corps, de ne pas être laid, immonde, puant la vermine des saints. […] Il s’accusait ensuite de ses délicatesses, de ses fiertés de nature, comme de véritables fautes. Ne devait-il pas être mort à toutes les faiblesses de ce monde ?"(Zola, la Faute de l'Abbé Mouret, I, 5). Quelle ivresse, en revanche, que de pouvoir jouir sans entraves, c'est-à-dire sans remords juridique, sans malaise éthique ni ressentiment moral de sa propre existence corporelle, quelque souffrante qu'elle soit, et, mieux encore, de n'avoir pas honte de sa souffrance ! Car "l’homme ne refuse pas en soi la souffrance [...]. C’est l’absence de sens de la souffrance et non celle-ci qui était la malédiction jusqu’ici répandue sur l’humanité"(Nietzsche, Généalogie de la Morale). Si la souffrance est inexpugnable, c'est que son sens ne réside, fondamentalement, ni dans l'absurde accident physique, ni dans l'horrible malédiction métaphysique mais dans la fatalité existentielle.

Nous avons établi, dans le chapitre II de notre exposé, une corrélation entre la souffrance physique et l'illusion épistémique. Dégageons à présent la corrélation qui existe entre la souffrance existentielle et la fatalité existentielle en esquissant la structure approximative d'une posture de figuration/narration que nous qualifions de tragique26. Soit un "héros" h (par exemple "Œdipe")27 qu'une "force majeure" f (le fait qu’Œdipe se prend de querelle avec un "inconnu" et le tue) contrarie douloureusement, l’instant t, son intention i de se maintenir dans l'illusion vitale de sa propre invariance (laquelle fait l'objet du "mythe", c'est-à-dire de l'histoire du "héros"). C'est à cet instant t que le drame "se noue" : c’est la catastrophe (καταστροφή, "renversement"), l'accident (accidens, "ce qui arrive"), le "coup de théâtre" à la suite de quoi h prend conscience que son intention i était illusoire. Mais, à l’instant t’ postérieur à t28, va se produire le "dénouement" à la suite d'un second accident f' (le témoignage du berger qui apprend à Œdipe que ses parents sont Laïos et Jocaste, et non Polybe et Mérope). Le dénouement amène h à cette triple "révélation" qui, précisément, va induire la clarification, l'illumination, l'"ivresse extatique", bref, la katharsis : innocence, imprédictibilité, fatalité. D'abord la révélation d'une absence totale de responsabilité de h à l'égard de l'enchaînement catastrophique en raison de la présence de l'aléa qui subjugue toute causalité intentionnelle, consciente ou non, qui anéantit toute volition, bref qui impute au chaos la survenance fatale des événements, cette ἀνάγκη29 que Clément Rosset renomme simplement "cruauté" pour rappeler que la fatalité est irrémédiablement douloureuse : "j'entends […] par cruauté du réel le caractère unique, et par conséquent irrémédiable et sans appel de cette réalité"(Rosset, l'École du Réel). Ensuite, la révélation du caractère imprédictible de cette fatalité, d'où il suit une sorte de jubilation ludique de même nature que la passion qui s'empare de ceux et celles qui s'adonnent aux jeux de hasard : "il est en effet un destin indépendant de toute nécessité et de toute prévisibilité, indépendant donc de toute manifestation oraculaire"(Rosset, l'École du Réel). Enfin "la révélation du caractère insurmontable de l'échec qui s'est soudain imposé à nous : [...] nous prenons conscience du caractère irrémédiable de cet échec […]. Nous découvrons tout à coup qu'il n'y avait pas d'autre voie possible"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, ii), autrement dit la révélation globale de l'enchaînement fatal des événements à la manière d'"une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel"(Cocteau, la Machine Infernale, I), faisant allusion à la tragédie d'ŒdipeC'est d'ailleurs bien parce qu'Œdipe reconnaît l'inutilité de son recours initial à l'oracle et, plus encore, l'absurdité de sa volonté de maîtriser son destin qu'il se crève les yeux30 et s'en va vivre au gré des accidents comme un gueux, un vagabond, bref, comme un "bouc-émissaire" (φαρμακός). Cette trilogie innocence-imprédictibilté-fatalité est d'ailleurs, si on y réfléchit bien, le corrélat d'une autre que nous connaissons bien, désormais : illusion-volonté-malheur. Innocence par contraste avec le caractère illusoire du système juridico-éthico-moral d'imputation de responsabilité. Imprédictibilité en raison de l'échec de la prétention de la volonté à se poser comme cause déterminante du réel. Fatalité comme rappel de l'impossibilité de purger de sa souffrance quelque existence que ce soit, en particulier de dissocier du malheur l'existence consciente.

À cet égard, le cœur du problème nous semble résider dans la confusion permanente entre prévisibilité et prédictibilité, problème qui, comme nous l'avons vu, a pourtant été résolu par la thermodynamique et la physique quantique. Car le vivant peut, à la limite, prévoir inductivement tout et n'importe quoi en pariant sur l'invariance du réel perçu (cf. le problème de Hume : qu'est-ce qui m'autorise à prévoir que le soleil se lèvera demain ?). Et comme il s'agit d'un pari et qu'un pari est, par définition, aléatoire, la pertinence biologique de la prévision, son efficacité adaptative en termes de survie exige qu'elle soit suffisamment vague pour négliger les aléas du détail. Or, comme c'est dans les détails que se cache, sinon le diable, du moins la force majeure f qui risque de démentir la prévision, il est impossible de prédire précisément les circonstances de réussite ou d'échec de la prévision. Ainsi, les humains savent-ils prévoir que tel type d'accident va, très probablement, se produire (c'est ce que font la météo, les assurances, les campagnes de prévention sanitaire, mais aussi la thermodynamique et la physique quantique, sur la base de séries et de modèles statistiques), mais sont incapables, en revanche, de prédire ni où ni quand ni comment se produira tel ou tel token (occurrence) de l'accident prévisible. Par exemple, ma mort est prévisible, mais (en principe), elle est imprédictible dans le détail. Aussi, dans la tragédie d'Œdipe, est-ce un abus de langage que de parler des "prédictions" de l'oracle. Certes l'oracle a prévu31 qu'Œdipe tuerait son père et épouserait sa mère. Mais à aucun moment il n'a prédit avec précision le fait qu'Œdipe va se prendre de querelle avec un "inconnu" qu'il tuera sans savoir que c'est son père qu'il tue. Or c'est cela, l'aléa, la force majeure (f) qui donne aux événements leur caractère catastrophique et qui est le ressort classique du "polar" : l'assassin a tout envisagé dans les moindres détails sauf que, conformément à la loi de Cournot, deux séries causales parfaitement prédictibles l'une et l'autre se croisent toujours en un point qui, lui, n'était pas prédictible. Sauf donc la survenance de l'accident qui, in fine, va disculper celui ou celle à qui il veut faire porter la responsabilité du forfait32De même qu'une chaîne ne sera pas dite solide mais faible, quel que soit par ailleurs le nombre et la solidité de ses autres maillons, dès lors qu'elle comprend un seul maillon faible, de même l'existence humaine ne sera pas dite déterminée causalement mais déterminée tragiquement, c'est-à-dire aléatoirement, quel que soit par ailleurs le nombre des causes mécaniques, providentielles ou juridico-éthico-morales qui la conditionnent, dès lors qu'un seul événement aléatoire s'y produit. Voilà pourquoi la posture tragique ne prétend pas résoudre le problème de la souffrance liée à l'accident, c'est-à-dire, au caractère aléatoire de toute existence et, tout particulièrement de toute existence consciente. La posture tragique est, au contraire, la révélation brutale et limpide que résoudre le problème de la souffrance n'a aucun sens parce que la trilogie illusion-volonté-souffrance n'est pas un problème mais une fatalité indétachable de la vie elle-même en tant que processus sensible irrémédiablement livré au chaos. Ce qui rend universelle la quête d'une posture tragique ne peut donc être qu'une satisfaction ne résidant pas dans l'apaisement de la souffrance mais dans une sublimation de la souffrance au sens de Freud, c'est-à-dire telle que "toutes les activités [...] destructrices sont redirigées [...] loin de leur but destructeur originel"(Freud, Lettre du 25 mai 1937 à Marie Bonaparte). Comme la souffrance est originellement destructrice puisque souffrir n'est autre que s'acheminer naturellement vers la mort physique, la sublimer va donc consister, non pas à croire (espérer) que l'on va éviter la destruction mais à en infléchir le cours originel de la même façon qu'on détourne le cours d'une rivière qui, néanmoins, continuera de s'écouler vers la mer. Il s'agit maintenant de comprendre comment la révélation tragique de la fatalité de l'existence, douloureuse par elle-même, peut rendre cette douleur "sublime" c'est-à-dire destructrice sans doute, mais dans l'exaltation en instaurant, paradoxalement, chez le spectateur (éventuellement, de lui-même) un surcroît de vitalité.

(à suivre ...)

1 On dira que toutes les médecines ont toujours présupposé l'efficacité causale mécanique des remèdes qu'elles préconisaient. C'est vrai. Qu'il s'agisse de la médecine ayurvédique, de l'acupuncture, de la phytothérapie, etc. on part toujours du principe que le remède exerce un effet causal sur le mal. Sauf qu'à cet égard, la médecine occidentale est un cas limite, voire caricatural, qui considère que "les fonctions [vitales] suivent [...] de la seule disposition de ces organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate"(Descartes, Traité de l’Homme), bref, qui ne reconnaît aucune spécificité intentionnelle au règne vivant.

2 Dans par-delà Nature et Culture, Philippe Descola analyse en détail les tenants et aboutissants de ce qu'il appelle "l'idéologie naturaliste" qui consiste, justement, à faire de l'être humain, une exception dans la nature.

3 L'être humain mis à part, le prédateur, pas plus que le parasite ou le commensal, ne "scient la branche sur laquelle il sont assis" en semant la désolation autour d'eux (cf. Thermodynamique des Conflits II : Prédation et Parasitisme).

4 Cf. aussi Freud : "la science enseigne, il est vrai, à éviter certains périls, à lutter victorieusement contre certains maux : impossible de nier l'aide qu'elle apporte aux humains, mais en bien des cas elle ne peut supprimer la souffrance"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).

5 Ce peut être aussi bien le Dieu du monothéisme, que l'Être Suprême (la Raison) de la Révolution française ou bien l'État-Providence keynésien.

6 Quand ce n'est pas à son masochisme mortificatoire : "le masochisme révèle pleinement la contradiction qui fonde le désir métaphysique. [...] Toutes les victimes du désir métaphysique, y compris les masochistes, convoitent la divinité du médiateur et c'est pour cette divinité qu'elles accepteront, s'il le faut -et il le faut toujours-, ou même qu'elles rechercheront la honte, l'humiliation et la souffrance"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii). Cf. la Tentation de Saint Antoine de Gustave Flaubert.

7 Contrairement aux monothéismes, par exemple, qui ancrent l'espérance métaphysique dans les seuls exercices dits "spirituels" (les Exercitia Spiritualia d'Ignace de Loyola en sont un parfait exemple), ce qui est significatif de l'illusion transcendantale de ces sotériologies qui prétendent résoudre le problème de la souffrance en faisant abstraction de la matérialité du corps vivant.

8 Nous employons le terme de "volition" de préférence à "volonté" souvent confondue (c'est d'ailleurs ce que fait Nietzsche) avec "intention". Or l'intention est le caractère commun du vivant en général en tant qu'il est tendu vers un objectif (la survie), tandis que la volonté ou volition est, stricto sensu, l'intention récursive, c'est-à-dire consciente d'elle-même. Cf. Locke : "la volition est un acte de l'esprit exerçant avec connaissance l'empire qu'il suppose avoir sur quelque partie de l'homme, pour l'application à quelque action particulière ou pour l'en détourner"(Locke, Essai Philosophique concernant l'Entendement Humain).

9 Dans le cas de la morale, on applique un code qui distingue explicitement le bien du mal, dans le cas de l'éthique, on tâche de ne suivre qu'une seule règle : vivre le mieux possible. Cf. Aristote : "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité"(Aristote, Politique, III, 1280a). Cf. aussi Spinoza : Morale ou Éthique ?

10 Cf. Platon : "l’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages"(Platon, République, VI, 505a).

11 Cf. Wittgenstein : "ce dont nous dépendons, nous pouvons l’appeler Dieu. Dieu serait, en ce sens, simplement le Destin, ou, ce qui est la même chose, le monde – indépendant de notre vouloir"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 8/7/16) car "le monde est tout ce qui arrive [die Welt ist alles, was der Fall ist]"(Wittgenstein, Tractatus, 1), de sorte que "si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les limites du monde, non les faits ; non ce qui peut être exprimé par le langage"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43).

12 Ce n'est pas le cas bien que Nietzsche semble se satisfaire de cette conception très commune et très superficielle du bouddhisme. Signalons quand même que Nāgārjuna et l'école Madhyamyka que nous avons évoquée dans le chapitre II de notre exposé sont infiniment plus subtils : "il n'y a aucune différence entre le samsāra et le nirvāna. Ce qui délimite le nirvāna délimite aussi le samsāra"(Nāgārjuna, Mūlamadhyamakakārikā, xxv, 19-20), voulant dire par là que l'abolition de la souffrance réside dans une certaine prise de conscience de la nature des illusions et non dans leur extinction

13 "Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes"(Code Pénal, art.122-1).

14 "N'est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle elle n'a pu résister"(Code Pénal, art.122-2).

15 S'"il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre" - Code Pénal, art.121-3, en revanche, l'intention "est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d'exécution, elle n'a été suspendue ou n'a manqué son effet qu'en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur"(Code Pénal, art.121-5). L'intention dont il est question ici est donc l'intention consciente, autrement dit la volition.

16 "Il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d'autrui"(Code Pénal, art.121-3).

17 Notons : ni "personne", ni "personnage" mais "personnalité". On reste cependant dans le champ lexical de la mascarade.

18 Cf. aussi Kant : "il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 393).

19 "Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue / Qu'il fallait dévouer ce maudit animal / Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal"(J. de la Fontaine, les Animaux Malades de la Peste). 

20 On objectera que la violence du sacrifice expiatoire se nourrit souvent, et peut-être même le plus souvent, d'un sentiment de juste vengeance haineuse à l'égard du coupable désigné plutôt que d'une pitié relative à son innocence. Or, d'une part, au moins jusqu'à l'âge classique en Europe (cf. Michel Foucault), il ne s'agit pas tant d'infliger une sanction pour tourmenter ou éliminer physiquement le coupable que pour le rédimer, pour lui "faire payer sa dette à la société" (y compris par la mort puisqu'il est censé y avoir "quelque chose après"), bref, pour lui rendre son innocence. D'autre part, nous l'avons déjà dit, le spectacle tragique ne dissocie le spectateur de l'acteur que pour des raisons pratiques, de sorte que le spectateur d'une séquence d'expiation cruelle se reconnaît comme victime potentielle d'une telle séquence, il s'imagine être "à la place du condamné", de sorte que c'est sa propre innocence, in fine, dont il est question et qu'il prend implicitement en pitié (on ne comprendrait pas autrement le dogme de "l'exemplarité de la peine").

21 On pourrait ajouter ici l'aspect ludique de toutes sortes de compétitions, de concours, physiques ou intellectuels dans le cadre duquel un vainqueur "achève" toujours, symboliquement, un ou plusieurs vaincu(s) et, bien entendu, les aspects psychanalytiques et auto-biographiques que nous étudierons dans la troisième partie de notre exposé.

22 La pensée éthique d'Aristote privilégie manifestement une approche juridico-éthico-morale de l'existence au nom de la spécificité "politique" de la nature humaine : "l’homme est naturellement un animal politique [ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον] destiné à vivre en société […] à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis"(Aristote, Politique, I, 1252b).

23 Raison pour laquelle nous ne saurions adhérer à l'interprétation de Vernant et de Vidal-Naquet selon laquelle la katharsis propre au spectacle tragique chez les Grecs se confondrait avec la satisfaction éprouvée par le spectateur en constatant que la rationalisation de son système judiciaire permet enfin de rendre responsable d'un forfait un individu identifiable plutôt que des forces occultes. Nous soutenons au contraire que la satisfaction cathartique vient de ce que le spectateur éprouve, comme le dit Aristote, sidération et pitié pour le héros déchu (mais il est vrai que nos deux auteurs considèrent qu'Aristote n'a rien compris à la tragédie !). En revanche, nous abondons dans le sens de Vernant et Vidal-Naquet contre Freud qui voit dans la tragédie (réduite d'ailleurs à la seule tragédie d'Œdipe !) la préfiguration archaïque de la psychanalyse. Nous soutiendrons pour notre part (cf. troisième partie) que le spectacle psychanalytique est, au même niveau que le spectacle théâtral, juridique, parlementaire, ludique ou auto-biographique, un avatar du même besoin universel de katharsis tragique.

24 Socrate et Platon l'avaient parfaitement compris qui avaient pris pour cible, non pas tant les auteurs tragiques en tant que fauteurs d'immoralité, mais ces professionnels de l'argumentation éristique qu'étaient les rhéteurs et les sophistes qui triomphaient devant les tribunaux ou sur la place publique.

25 Nietzsche distingue deux conceptions opposées de la mort, illustrées encore une fois respectivement par Tristan et Isolde d'une part et par Carmen d'autre part : la conception métaphysique de la mort comme à la fois anéantissement physique et plénitude mystique célébrés par la philosophie socratique et les morales monothéistes, la conception tragique de la mort comme paroxysme, comme apothéose de l'inéluctable souffrance vitale. Notons, dans l'opéra de Bizet, l'évocation insistante et significative de la corrida à l'arrière-plan de l'action principale (le torero Escamillo est, au même titre que le soldat don José, la personnification de la fatalité qui va anéantir Carmen).

26 Insistons sur le fait qu'une situation n'est jamais tragique par elle-même, c'est le parti-pris épistémique qu'on adopte à son égard, parti-pris de déterminisme causal ou bien de déterminisme aléatoire, qui l'est ou qui ne l'est pas. Le débat permanent entre l'histoire dite "événementielle" qui explique les événements par des enchaînements de causes mécaniques ou finales et l'École des Annales qui dégage des corrélations entre structures signifiantes est là pour nous le rappeler.

27 Éventuellement dédoublé en un personnage actant et une personne assistant. Mais ce n'est pas une nécessité, d'une part parce que, avons-nous vu, la katharsis tragique reconstitue l'unité originelle de l'actant et de l'assistant dans l'"ivresse extatique" éprouvée dans le dithyrambe, et, d'autre part, parce que les capacités récursives de la conscience humaine permettent à chacun(e) d'être spectateur de soi-même, ce que prouvent, notamment, les pratiques méditatives.

28 Il importe, lorsque l'actant est distinct de l'assistant (par exemple, au théâtre) qu’un délai suffisant s’écoule pour que l'assistant ait le temps d’éprouver "pitié et sidération" en goûtant l'étendue de la catastrophe. C'est là le rôle des péripéties, περιπέτειαι, et de la narration faite par le chœur.

29 Dans son avant-propos à l'édition de 1831 de son roman Notre-Dame de Paris, Victor Hugo dit avoir "trouv[é], dans un recoin obscur de l’une des tours [de Notre-Dame], ce mot gravé à la main sur le mur". Et il conclut en disant : "c’est sur ce mot qu’on a fait ce livre" !

30 Dans la pensée grecque classique, savoir, c'est avant tout pré-voir, c'est-à-dire voir loin. Se crever les yeux, donc ne plus voir, est ainsi une sorte de suicide symbolique (Homère dit des guerriers morts au combat qu'ils ne verront plus le jour).

31 La nature prévisionnelle mais non-prédictionnelle de l'oracle est facile à comprendre. Les dieux sont les immortels qui, à ce titre, ont l'expérience de l'entièreté circulaire du temps ("le temps est l'image mobile de l'éternité" - Platon, Timée, 37d) : le passé et le futur n'ont de sens que pour des vivants, des "créatures d'un jour" (τὰ ἐφήμερᾰ). Une entité immortelle pour qui passé et futur sont confondus n'a, par hypothèse, aucune difficulté à prévoir puisque cela revient, en fait, à se souvenir.  En revanche, l'oracle, c'est-à-dire le dieu lui-même ou bien le (la) mortel(le) inspiré(e) par lui, ne peut rien prédire pour une raison très simple : c'est que (cf. la Théogonie, d'Hésiode) les dieux sont capricieux. On est très loin de l'idéal de rationalité pure et parfaite du Dieu monothéiste !

32 En revanche, que le même événement accuse l'assassin par voie de conséquence n'est en revanche qu'une simple convention de bonnes mœurs (cf., a contrario, Match Point de Woody Allen).

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