(III) Car, au fond, "tout ce qu'[il y a] de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ?"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, 225). En d'autres termes, la position de surplomb qu'occupe l'humanité dans l'échelle évolutive n'est-elle pas la conséquence d'une "discipline" de la souffrance plutôt que celle de la chimère de la disparition de l'entropie et du hasard ? Comme beaucoup l'ont remarqué, là où est le péril, là est aussi ce qui sauve. De sorte qu'on peut conjecturer que le fait, pour l'animal conscient qu'est l'homme, à la fois de souffrir et de se représenter récursivement sa souffrance, fût-ce de manière nécessairement biaisée, l'a certainement engagé à la considérer comme un problème et, par conséquent, à en envisager des solutions. C'est là le côté prométhéen de l'humanité qui s'acculture à partir des insuffisances de sa nature, qui fait force de ses faiblesses. S'agissant du "problème" de la souffrance, les "solutions" peuvent être classées en deux catégories selon qu'elles prétendent compenser la perte de substance que constitue la souffrance, ou, plus modestement, qu'elles visent à apprendre aux hommes à vivre avec la perte. La rationalité techno-scientifique occidentale illustre à la perfection la première catégorie. Depuis le mythe grec de Prométhée1, la civilisation occidentale n'a de cesse de se procurer les artifices techniques propres à exercer un déterminisme mécanique sur l'environnement naturel. Et, depuis l'âge classique en Occident, le corps humain est versé lui-même dans les entités faisant partie de la nature au sens où il est envisagé comme un assemblage de pièces mécaniques, au point même que "les fonctions [vitales] suivent [...] de la seule disposition de ces organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate"(Descartes, Traité de l’Homme) et dont l'absence ou le défaut peuvent toujours être compensés ou améliorés en puisant dans cette réserve de pièces de rechange que constitue la nature. De là, la synthèse qu'opère Descartes entre le mythe de Prométhée et la réduction de la biologie à la mécanique : "sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et que [...] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Or, un tel point de vue, qui nous paraît être une évidence de "bon sens" à nous autres occidentaux, s'est révélé désastreux. La "solution" du problème de la souffrance qui, depuis cinq siècles environ, est imposée à l'humanité par sa civilisation dominante consiste en effet à sacraliser sa propre invariance rebaptisée "progrès" afin de s'octroyer le droit puis le pouvoir presque illimités d'infliger aux organisations physiques connexes, vivantes ou non, des souffrances entropiques qui ont, de fait, dégénéré souvent en pures et simples destructions, et ce, au risque de précipiter la mort de l'humanité au lieu de la ralentir. De plus, la techno-science mécaniste ne se rend pas compte qu'elle (s')illusionne sur la pérennité du monde d'"objets" qu'elle prétend produire afin, dit-elle, de préserver l'humanité des aléas du réel générateurs d'incertitude, d'instabilité existentielles et, par conséquent, de souffrance. En d'autres termes, la rationalité techno-scientifique pure et parfaite se (nous) berce de nouvelles illusions qui, pour être biologiquement nécessaires comme nous l'avons vu dans notre première partie (chapitre II), ne se sont pas moins déjà muées en cruelles désillusions qui, loin de résoudre le "problème" de la souffrance, contribuent plutôt à ajouter de la souffrance à la souffrance. Et, parmi les plus nocives, donc les plus génératrices de souffrance, les plus lourdes de conséquences parmi ces illusions rationnelles sont sans doute celles qui isolent l'humanité dans la nature, dans sa nature2, ou celles qui isolent la civilisation occidentale dominante en promouvant illégitimement une hégémonie de la vérité qui lui interdit tout dialogue avec les autres civilisations, et, pis encore, celles qui isolent chaque Soi individuel dans la tour d'ivoire du "moi", du "je", du "sujet". Par là, la rationalité techno-scientifique détruit les liens de solidarité, de sympathie, de compassion spontanée qui unit spontanément les organisations vivantes participant au même écosystème3. En bref, "sous l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de l'existence"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii)4. Sous prétexte de solutionner le problème de la souffrance humaine, la techno-science occidentale inflige donc à l'humanité, outre les sanctions physiologiques immanentes à son inconséquence, une souffrance existentielle d'autant plus intense que se fait de plus en plus aiguë la prise de conscience schizophrénique de l'horreur écologique et de l'absurdité anthropologique qu'elle a engendrées.
La seconde catégorie de solutions, de loin la plus ancienne et la plus répandue bien qu'impuissante à lutter à armes égales avec les prétentions exorbitantes de la techno-science occidentale, réside en ce que, de tous temps, toutes les civilisations se sont toujours spontanément dotées de sotériologies, c'est-à-dire de doctrines de salut qui théorisent ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire pour vivre dans un monde où il existe une dose incompressible de souffrance existentielle du fait de la prise de conscience par le vivant humain de sa précarité et de sa mortalité. De ce point de vue, le remède envisagé par les sotériologies occidentales, obsédées par le schéma d'un déterminisme causal universel, est celui d'une causalité intentionnelle dans le cadre de laquelle une Providence, un summus artifex qui peut être aussi bien le Dieu du monothéisme, que l'Être Suprême (la Raison) de la Révolution française ou bien l'État-Providence keynésien, et qui s'emploie à procurer à chaque Soi individuel ce dont il manque pour le sauver du Mal. Dans cette optique, le Soi humain s'en remet à la Providence et endure tant sa douleur physiologique que sa souffrance existentielle, au motif qu'elles sont, l'une et l'autre, d'une part provisoires (la Providence ne saurait faillir5), d'autre part, l'occasion de mettre à l'épreuve la valeur, le mérite du Soi souffrant qui seront, le cas échéant, (ré-)compensés par une consolation à la mesure de sa patience6. Ce genre de sotériologie fait donc "espérer" au vivant humain l'obtention d'une contre-partie (bonheur ici-bas et/ou béatitude dans l'au-delà) de sa souffrance à proportion de celle-ci. De sorte que ce n'est pas tant la religion que l'espérance en général, fût-elle laïque, qui est le véritable baume apaisant de la souffrance, le véritable "opium du peuple". En ce sens, les sotériologies occidentales, qu'elles soient monothéistes ou laïques, sont "positives" (cataphatiques) dans la mesure où elles augmentent le Soi humain d'une dimension d'espérance en un futur qui transcende le présent, c'est-à-dire qui le dépasse méta-physiquement. Donc, sous prétexte d'éliminer les illusions relatives (et les désillusions, donc les souffrances, corrélatives) à des solutions considérées comme des impasses lorsqu'il s'agit de mettre fin à court terme au Mal, les sotériologies "positives" font espérer une solution définitive mais à (très) long terme. De sorte que, même si une telle "solution" du problème de la souffrance devait s'avérer illusoire, du moins ne s'accompagnera-t-elle jamais de désillusion, donc de souffrance supplémentaire tant il est vrai que, ainsi que John Maynard Keynes se plaisait à la répéter, à long terme nous serons tous morts. Bref, les sotériologies positives ne sont rien d'autre, au fond, qu'un éloge de la résignation. Après Beckett pour qui "l’espoir [est la] disposition infernale par excellence"(Beckett, Molloy), Clément Rosset nous rappelle qu'"il n'est pas de force plus douteuse que l'espérance. Hésiode assimile, toujours dans les Travaux et les Jours, l'espoir au pire des maux, au fléau qui est resté dans la boîte de Pandore, à la libre disposition des hommes qui s'y précipitent dans la pensée qu'ils y trouveront le salut et le contre-poison à tous les autres maux"(Rosset, la Force Majeure).
C'est pourquoi, au rebours des sotériologies "positives" occidentales, d'autres systèmes de pensées, à l'instar du brahmanisme, du bouddhisme ou du taoïsme, sont dites "négatives" (ou apophatiques) en ce qu'elles ne se donnent pas pour tâche d'augmenter le Soi humain de cette dimension d'espérance, mais qu'elles prétendent s'attaquer directement, c'est-à-dire hic et nunc, à la trilogie intention-illusion-souffrance. Elles entendent en effet, non pas apporter l'espérance salvatrice au Soi souffrant de l'homme en lui procurant, en quelque sorte, un supplément d'âme, mais lui faire prendre conscience de quelques-unes des causes immédiates de la souffrance existentielle au moyen d'une pratique méditative (du latin medeo, "soigner", dhyāna en sanskrit, 禅, chán en chinois) conjoignant, ou, plutôt ne séparant pas, les aspects physiologiques et les aspects existentiels de la souffrance7. Par exemple, il s'agit, à l'instar du bouddhisme ou du taoïsme, de soigner la souffrance (duhkha, 苦难, kǔ nàn) consécutive à l’attachement (trishnā, 贪, tān) du Soi humain (ātman, 我, wǒ) à de soi-disants "objets" à l'égard desquels il s'agit de prendre conscience qu'ils procèdent naturellement de l'illusion-ignorance (avidyā, 无明, wú míng) engendrée par le cycle de la perpétuation de la vie (samsāra, 轮回, lún huí). En ce sens, le bouddhisme et le taoïsme sont congruents avec les développements récents de la physique et de la biologie modernes telles que nous les avons évoqués dans le chapitre II de notre exposé. Quant à l'école brahmanique du Yoga qui s'accroche pourtant à l'illusion de l'existence d'un Soi authentique (ātman), il préconise néanmoins un détachement conscient (vaïrāgya) de ce Soi à l'égard de l'illusion (avidyā) d'être intéressé aux conséquences de l'action (phalatrishnā) au motif que celles-ci ne concernent que le mental (citta) et non le véritable Soi conscient (ātman). Moyennant de très profondes divergences doctrinales aussi bien qu'opérationnelles, l'objectif visé par ces trois courants méditatifs est cependant toujours le même : l'extinction (nirvāna, 涅盘, niè pán), fût-elle provisoire, le temps d'une méditation, d'une certaine forme d'attachement irrémédiablement facteur d'illusion donc de souffrance (cf. Soi ou non-Soi : le Débat).
Cela dit, qu'elles soient positives ou négatives, occidentales ou extrême-orientales, toutes les doctrines de salut ont ceci de commun qu'elles se signalent par une ascèse de la volition8. L'idée d'ascèse de la volition part donc du principe qu'une fois disciplinée par des règles appropriées et correctement inculquées et appliquées, la volition possède une efficacité causale intentionnelle sur la conduite de la vie consciente qui exerce elle-même une causalité intentionnelle sur l'ordre (ou le désordre) des choses. Dans tous les cas, que ce soit à travers des règles morales ou à travers une éthique du bien-vivre9, l'effet causal d'une ascèse de la volition consiste en ce que le Soi humain "doit vouloir" consciemment éviter les contextes matériels générateurs de souffrance (le Mal, les passions, les excès, etc.) et rechercher ceux qui sont générateurs de "valeur" (le Bien, la paix, le bonheur, etc.). De là, les ascèses de prière, d'humilité, de charité dans les morales monothéistes, les yamā et niyamā brahmanistes (notamment les notions d'ahimsā, non-violence ou d'aparigraha, non-appropriation), les normes confucianistes de 礼仪, lǐ yí (bienséance) et de 仁义, rén yi (humanité), la norme bouddhiste de karunā (bienveillance), etc. De telles ascèses éthico-morales ont donc pour objectif d'éliminer certaines illusions liées à l'attachement atavique des êtres humains à certains habitus qui, pour être biologiquement conditionnés, sont néanmoins considérés comme éducables, voire éliminables. Donc toutes rejoignent in fine la démarche techno-scientifique occidentale consistant dans l'adhésion indiscutée au déterminisme causal, notamment au déterminisme intentionnel du "vouloir" conscient lorsqu'il s'agit de substituer certaines représentations mentales jugées saines à d'autres représentations réputées fautives. Ce faisant, en partant du principe cartésien selon lequel la volition "nous rend en quelque façon pareil à Dieu"(Descartes, Lettre à Christine, 20 nov. 1647), le déterminisme intentionnel de type éthico-moral rejoint le déterminisme mécanique d'après lequel un dysfonctionnement pénible peut toujours être corrigé pour peu qu'on le veuille avec suffisamment de constance et de méthode. La confusion est donc désormais totale entre déterminisme mécanique et déterminisme intentionnel d'une part, celui-ci se réduisant à celui-là, et entre erreur de jugement et illusion existentielle d'autre part, celle-ci se réduisant à celui-là ! Voilà désormais achevé un parfait édifice métaphysique composé d'un corpus de propositions déontiques ("tu dois …", "il faut que …", etc.) qui délimite une sphère de perfection humaine10 qui, posant des normes sociales, forge des représentations idéales qu'il suffit de "vouloir" appliquer pour que s'enclenche une mécanique vertueuse. Or, nous dit Nietzsche, "les Grecs ont représenté sous la figure de leur Apollon [par opposition à celle de Dionysos, cf. première partie] ce désir joyeux du rêve. Apollon, en tant que dieu de toutes les facultés créatrices de formes, est en même temps le dieu divinateur. Lui qui, d’après son origine, est « l’apparence » rayonnante, la divinité de la lumière, il règne aussi sur l’apparence pleine de beauté du monde intérieur de l’imagination"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i). Or le "rêve" le plus absurde car contradictoire dans ses termes mêmes et le plus dangereux en tant que générateur de la plus cruelle des désillusions, semble bien résider dans l'illusion déterministe selon laquelle l'individu "éclairé" par la science, par la religion ou par la méditation, peu importe, serait en mesure de se garantir contre toutes les illusions et donc de "vouloir" son propre destin11. À cet égard, rien n'est plus opposé à la posture dionysiaque que le rêve prométhéen/apollinien d'une volition toute puissante propre à maîtriser le chaos du réel et rien ne promet d'être plus cuisant que le réveil faisant suite au mirage volontariste !12.
Et pourtant, une telle posture anti-tragique est poussée à son paroxysme avec la connexion de l'aspect éthico-moral de l'illusion volontariste et de son aspect juridique caractéristique de nos sociétés dites "modernes". Examinons cette connexion à partir d'un exemple que prend Locke. Soit une personne qui, en état d'ébriété, a commis un délit, donc déterminé un dommage, une souffrance à l'égard d'un tiers et, à ce titre, est passible d'une sanction pénale. "Cet homme tantôt saoul, tantôt sobre ne sont-ils pas le même ? sinon pourquoi cet homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il était saoul, même s’il n’en a plus eu conscience ensuite ?"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 22). La formulation du problème ("cet homme") présuppose en effet que l'auteur des faits a été (illusoirement) identifié par sa victime comme étant le même individu avant, pendant et après les faits. En d'autres termes, le témoin a (illusoirement) constitué l'individu en question en un Soi objectif suffisamment homogène et permanent pour qu'il soit admis à titre d'objet dans son Umwelt, et ce, dans les conditions de pertinence physique et biologique précédemment décrites. Sauf que le mis en cause était, au moment des faits, dans un état d'ébriété tel qu'il n'est pas conscient d'avoir commis son forfait. En d'autres termes, son Soi subjectif connaît une sorte d'éclipse de conscience en ce qu'il ne parvient pas (on le suppose sincère) à se représenter récursivement l'acte de commission des faits qui lui sont imputés. Le problème qui se pose à la communauté humaine dont il est membre est donc de décider si l'individu en question, "objectivement" le même mais "subjectivement" un autre, doit être tenu pour responsable des actes qui lui sont imputés, autrement dit, littéralement, s'il doit être tenu d'en répondre. Dans (presque) tous les systèmes déontiques de l'humanité, il existe une clause d'exonération partielle de responsabilité en cas d'aliénation du prévenu13 et même d'exonération totale "en cas de force majeure"14. Mais la formulation précise du problème par Locke ("un homme tantôt saoul, tantôt sobre") donne en même temps sa solution : même s'il est admis que le prévenu n'était pas conscient de ses actes au moment où il les commettait, s'il s'avère qu'une telle éclipse de conscience n'est que l'effet causal d'un état qui résulte d'un comportement intentionnel tel que, périodiquement, il perd la conscience et donc le contrôle de ses actes, alors, les clauses exonératoires ne tiennent plus. Ce qui est d'autant plus probable que, dans (presque) tous les systèmes déontiques, le caractère intentionnel d'un acte emporte la présomption de son caractère conscient, et, partant, de la responsabilité du commettant15. Donc, dans le cas décrit par Locke, il sera certainement reproché au prévenu de s'être, sinon volontairement, du moins consciemment mis dans un état propre à maximiser la probabilité à la fois d'un comportements à risque16 et de perte de contrôle de ses volitions. En ce sens, il sera dit responsable de ce qui lui est arrivé et de ce qu'il a fait c'est-à-dire tenu d'en répondre devant un tribunal pour, éventuellement, y être jugé coupable et être sanctionné en conséquence. Et si le français parle indistinctement de "prévenu", d'"accusé" ou de "mis en cause" (étymologiquement, accuser = mettre en cause), c'est pour rappeler que celui ou celle que l'on tient présomptivement pour responsable d'un fait délictueux est implicitement considéré(e), par volitions (ou absences de volitions) interposées, comme la cause putative du fait en question. Par là, apparaît clairement la fonction de l'imputation de responsabilité : prédisposer une partie (individu, famille, clan, ethnie, etc.) du corps social à se voir imputer la culpabilité, c'est-à-dire la charge causale d'un événement dont la souffrance sociale est réputée être l'effet. La responsabilité n'est donc que l'antichambre de l'accusation, c'est-à-dire, étymologiquement, de la "mise en cause". Elle est la culpabilité virtuelle comme la culpabilité est la responsabilité actualisée.
Dans le contexte juridique que décrit Locke et qui n'est autre que celui de la société capitaliste naissante fondée sur la responsabilité individuelle, la responsabilité est donc l'état par défaut du Soi conscient qu'il nomme "personnalité"17, terme qui, dit-il, "appartient au langage judiciaire, assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente : par là elle devient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26). Locke décrit là un système institutionnel qui fonctionne en deux temps. Dans un premier temps, un déterminisme juridique impute aux "personnalités", c'est-à-dire aux Soi conscients, "la propriété des actes et de leur valeur", c'est-à-dire que ces actes, tout en étant attribués à un "responsable", sont assortis d'une évaluation allant de l'éloge au blâme. Puis, dans un second temps, dans la mesure où le "responsable" est supposé conscient donc capable d'une part de perception récursive, d'autre part de volition spontanément orientée vers le Bien, c'est-à-dire vers les actes positivement valorisés, un déterminisme éthique et/ou moral induit une auto-imputation de "la propriété des actes et de leur valeur", que ces actes aient été effectivement jugés du point de vue juridique ou que le Soi conscient anticipe un tel jugement. En d'autres termes, la conscience éthico-morale "responsable" devient le tribunal juridique intériorisé qui juge, inculpe et condamne en parfait accord avec le tribunal juridique institutionnel. Tout cela participe, tant du point de vue local (le Soi individuel) que du point de vue global (la société), de cette illusion d'invariance dont nous avons déjà parlé, sauf qu'il ne portera plus principalement sur l'intégrité biologique mais plutôt sur l'intégrité (le double sens du mot en français le dit assez) juridique, éthique ou morale (réputation, estime de soi, bonne conscience, etc.). De telle sorte que l'imputation d'irresponsabilité (ou d'inconscience) équivaut, pour son destinataire, au constat de son imprévisibilité, de son illisibilité, bref, d'une anormalité menaçante pour ses semblables. Rappelons qu'à quelque échelle du vivant où l'on se place, l'illusion d'invariance du local à l'égard du global est une condition de l'établissement du lien social en général dans la mesure où il faut que le Soi local soit suffisamment prévisible pour les Soi tiers afin que ceux-ci puissent intégrer cette prévisibilité dans leur propre intentionnalité. "Je ne l'aime pas ainsi. Et il n'y a point de sécurité pour nous à laisser sa folie errer. Donc tenez-vous prêts ; je vais sur-le-champ dépêcher votre commission, et il partira avec vous pour l'Angleterre : la sûreté de notre état ne peut supporter les hasards périlleux qui peuvent surgir à tout moment de ses accès lunatiques"(Shakespeare, Hamlet, III, 3) dit l'oncle d'Hamlet à propos des sautes d'humeur imprévisibles de son neveu dont il pressent les funestes conséquences et qu'il s'apprête à exiler. D'une manière générale, la pratique de l'ostracisme comme mise au ban du corps social de l'un de ses membres dont les intentions sont suffisamment floues pour susciter la défiance a été, dans l'histoire de l'humanité, à peu près universellement partagée. Car, s'agissant de l'être humain, la prévisibilité à l'égard des congénères doit dépasser la simple intentionnalité biologique de stabilité pour atteindre la volonté éthico-morale d'agir conformément à l'intérêt bien compris du corps social. En bref, l'être humain sera réputé conscient, sain d'esprit, donc responsable si et seulement si d'autres êtres humains ont confiance en lui, c'est-à-dire croient en sa résolution tacite d'une part, de vouloir le meilleur pour soi-même et pour autrui, d'autre part d'accepter par avance la légitimité d'un jugement qui le déclarerait, le cas échéant, coupable d'avoir failli dans la conduite de ses volitions : "tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi, s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26). La "personnalité" est responsable dans la mesure où elle est consciente, d'une part, de s'engager à vouloir ce que le système juridique la détermine à vouloir, d'autre part, de s'exposer à subir une peine en cas de manquement à cet engagement.
Certes, Locke se place dans un contexte civilisationnel marqué par la naissance du capitalisme économique et du libéralisme politique qui érigent l'individu éduqué (la "personnalité") comme universellement responsable, c'est-à-dire comme pouvant prêter le flanc à toutes les accusations d'où qu'elles viennent. Locke anticipe donc, de ce point de vue, la philosophie sociale des Lumières qui fonde la paix sociale sur le principe de l'égale responsabilité a priori de tous les individus devant le devoir-être, abstraction faite des différences d'origine et de condition. Cela dit, l'idée d'un domaine de valeurs déontiques induisant une grille de lecture "responsabiliste" à travers laquelle il est rationnel pour un Soi humain individuel ou collectif, de vouloir ce qui doit être voulu et de vouloir être puni en cas de faiblesse de la volonté à cet égard est, sinon universelle, du moins assez largement partagée18. Raison pour laquelle il nous semble que l'est aussi l'antidote tragique à cette grille de lecture, celle qui consiste, pour un Soi humain, à minimiser a priori sa propre souffrance en tentant d'échapper à l'imputation de responsabilité et à ses conséquences. C'est ce que nous enseigne déjà la tragédie d'Antigone. Car la pièce de Sophocle ne saurait se réduire à l'illusion, typiquement individualiste, d'un affrontement entre l'efficacité causale de la morale individuelle et celle du droit commun, mais se trouve plutôt mettre en lumière l'inefficacité causale du déterminisme déontique tel qu'analysé par Locke (représenté ici par le personnage de Créon) sur le chaos existentiel dû à un cas de force majeure incarné par la désobéissance d'Antigone. "Je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre aux lois non écrites, inébranlables des dieux"(Sophocle, Antigone) jette avec mépris Antigone à l'autorité politique (Créon) qui lui a formellement interdit d'enterrer son frère Polynice réputé traître à la nation. Et elle lui dit cela comme si elle lui disait qu'il ne lui appartient pas de décréter que deux et deux font cinq ! Car si Antigone contrevient à cet absurde décret, ce n'est pas parce qu'elle le veut mais parce que, tout en étant consciente de ce qu'elle fait et de ses conséquences prévisibles, elle ne peut pas faire autrement : "j’ai conscience d’agir selon les injonctions de ceux que j'ai la nécessité de combler"(Sophocle, Antigone), en l'occurrence celles de son frère mort et des dieux dont elle se sait être fatalement indissociable et indissociée, fatalité contre laquelle une éventuelle "volonté" individuelle ne saurait lutter : maintenant que Polynice est mort, il devient nécessaire pour Antigone de lui offrir une sépulture. De même, dans un tout autre contexte juridico-éthico-moral, celui du Cid de Corneille, "ce n'est pas la volonté de Rodrigue qui choisit la voie de l'honneur, c'est sa valeur préexistante qui subit la voie de l'héroïsme, seule voie possible pour lui"(Rosset, la Philosophie Tragique, ii) au sens où la "valeur" n'a pas à être "voulue" comme une option parmi d'autres mais qu'elle désactive la volonté individuelle hic et nunc en s'imposant à elle comme une force majeure résultant de la sédimentation de volontés quantitativement et qualitativement innombrables dans un passé immémorial. Raison pour laquelle il n'y a pas réellement de dilemme, de conflit de la volonté contre elle-même, dans les hésitations apparentes de Rodrigue entre la défense de l'honneur de son père et l'amour pour la fille de l'offenseur de son père. Ses tergiversations ne sont que des artifices de mise en scène destinés (Sartre parlerait de "mauvaise foi") à étirer, à diluer pour les besoins de la représentation le temps nécessaire à l'émergence de la force majeure. Il n'y a pas de suspense, le spectateur sait toujours déjà quel parti va prendre le héros (l'héroïne) parce qu'il n'y a pas d'autres possibles que celui d'agir selon la fatalité. C'est ce que montrent aussi les exemples, dans d'autres contextes encore, des scrupules d'Arjuna dans la Baghavad Gîta ou de la colère d'Achille au début de l'Iliade. Dans tous les cas, une volonté pourtant parfaitement éduquée et éclairée par la responsabilité consciente des enjeux échoue lamentablement à contrecarrer la pénible nécessité d'agir involontairement.
Quelque nom qu'on lui donne, ce qu'il est convenu d'appeler "bonheur" comme intention de maximiser les conditions de la bonne fortune (le bon heur) en minimisant celles de la mauvaise fortune (le mal heur) se trouve être, probablement dans toutes les civilisations, le "souverain bien", εὐδαιμονία, étroitement corrélé à la vertu de vouloir la paix et la stabilité sociales, autrement dit de vouloir l'invariance du corps social. Aristote, vingt-et-un siècles avant Locke, ne dit pas autre chose que lui : "le bonheur [εὐδαιμονία] est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu [τινὰ ἐνέργεια τῆς ψυχῆς κατὰ τὴν ἀρετήν] ; quant aux autres biens, ou ils se trouvent nécessairement compris dans le bonheur, ou ils y contribuent à titre d’auxiliaires"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1100b). On est donc en droit de supputer que cette volonté de "bonheur" est "sacrée". Sauf que ce "sacré" n'a, justement, pas grand chose à voir avec la volonté, puisque "c'est tout ce qui maîtrise l'homme d'autant plus sûrement que l'homme se croit plus capable de le maîtriser. C'est donc, entre autres choses mais secondairement, les tempêtes, les incendies de forêt, les épidémies qui terrassent une population. Mais c'est aussi et surtout, bien que de façon plus cachée, la violence des hommes eux-mêmes, la violence posée comme extérieure à l'homme et confondue, désormais, à toutes les autres forces qui pèsent sur l'homme du dehors. C'est la violence qui constitue le cœur véritable et l'âme secrète du sacré"(Girard, la Violence et le Sacré, i). Or, ce que Girard nomme "violence", ce sont les facteurs, internes ou externes, de désintégration du corps social imputables aux seuls êtres humains (à l'exception des tempêtes, des incendies, des épidémies, etc.). Bref, ce ne sont rien d'autre que les facteurs strictement humains de ce que nous appelons "force majeure". Or, ce qui constitue le caractère "sacré", autrement dit universel, de ces facteurs spécifiquement humains de souffrance sociale (violences, conflits), c'est cette alternance entropie/néguentropie différentielle de toutes les organisations humaines (individus, familles, clans, ethnies, etc.) interconnectées dans et par un corps social donné. À ce propos, nous disions dans un autre article (cf. Thermodynamique des Conflits) que c'est l'auto-organisation vivante elle-même qui, à toutes les échelles, hiérarchise les priorités néguentropiques des structures globalement associées en privilégiant les exigences néguentropiques d'un attracteur local, c'est-à-dire d'un système physique vers lequel convergent spontanément et prioritairement les compensations néguentropiques. Et nous conjecturions que c'est cet attracteur local qui, dans le cadre de l'entropie globale du système, joue le rôle du "maître" qui diminue sa propre souffrance au détriment de celle des structures associées réduites au statut d'"esclaves". De là, lorsque les structures locales sont "conscientes", les conflits d'intérêts entre d'une part la domination du "maître" et, d'autre part, la résistance des "esclaves". De là, par conséquent, la "violence" latente qui menace toujours de dégénérer en entropie paroxystique potentiellement létale pour l'organisation globale. C'est pour cela que "toute communauté en proie à la violence ou accablée par quelque désastre auquel elle est incapable de remédier se jette dans une chasse aveugle au ''bouc émissaire'' [grâce à quoi] les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d'un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser"(Girard, la Violence et le Sacré, iii). Ce "bouc émissaire", dont le profil est déjà, a priori, suffisamment suspect pour le rendre responsable d'un certain type de calamité, sera circonstanciellement désigné comme coupable de la survenance du problème posé, et, en conséquence, sera "sacrifié", c'est-à-dire, littéralement, rendu "sacré" au sens où la "sanction" (toujours le même champ lexical) sera réputée résoudre le problème. Par là, l'organisation globale, en concentrant une violence manifeste (le sacrifice) contre un "bouc émissaire" local, sera donc censée purger temporairement la violence latente due aux dissensions locales et dont le bouc-émissaire est tenu pour responsable. Et voilà pourquoi Carthage doit être détruite, Mathô lapidé, Antigone emmurée vivante et les Juifs persécutés !
Ce "sacrifice" a pris, dans l'histoire de l'humanité les formes rituelles les plus diverses, notamment celles auxquelles nous sommes habitués et qui consistent, pour une organisation humaine, à "faire porter le chapeau" d'une entropie sociale potentielle ou avérée à un(e) coupable expiatoire qu'on condamne à réparation, enfermement, bannissement, torture ou mort. L'une de ces formes, est, nous l'avons dit, le sacrifice du bouc (ὁ τράγος, d'où τραγῳδία, "tragédie") lors des fêtes de Dionysos. S'il est difficile de savoir exactement les raisons du choix par de nombreuses civilisations de cet innocent caprin comme symbole de l'imminence d'une dégradation entropique, en revanche, on connaît quelques avatars du rituel consistant à faire porter la responsabilité des cataclysmes, il est manifeste cependant que l'imputation de responsabilité se fait toujours sur la base d'un "délit de faciès" dans le sens où le responsable possède, a priori, une visibilité et une réputation qui le prédisposent à l'inculpation. Ainsi, dans l'Athènes classique des VI° et V° siècles a.e.c., le "bouc-émissaire" humain était un gueux, un miséreux (φαρμακός) qui était soit flagellé, soit lapidé, soit simplement banni à titre de victime expiatoire, notamment dans le cadre du rituel purificateur des Thargélies en l'honneur d'Apollon et d'Artémis. Plus tard, y compris dans la conception soi-disant universaliste et égalitariste des Droits de l'Homme, ce sera le Juif, le Nègre, l'Arabe, le pestiféré, le lépreux, voire l'ouvrier, la femme, etc., d'une manière générale, l'étrange, sinon l'étranger. Preuve, encore une fois, du caractère "sacré" du besoin de sacrifice expiatoire. Sauf qu'à proprement parler, "il n'y a rien à expier. La société cherche à détourner vers une victime [...] ''sacrifiable'' une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu'elle entend à tout prix protéger [...]. C'est la communauté entière que le sacrifice protège de sa propre violence"(Girard, la Violence et le Sacré, i). L'expiation n'est qu'un prétexte justificatif et un accessoire de mise en scène. La charge, depuis l'accusation jusqu'à la condamnation, ne sont que faux-semblants, illusions. En criant "haro sur le baudet" (avatar du bouc), il s'agit moins de traiter la racine de la souffrance, en l'occurrence, le conflit social, que de faire croire au corps social par un discours habile qu'on la traite19, bref, de créer l'illusion du traitement. C'est exactement le schéma de la tragédie d'Œdipe ou de celle d'Antigone : le héros (l'héroïne) n'a rien à expier, il (elle) est innocent(e) des crimes qu'on lui impute et pourtant, il (elle) est accablée car c'est là la condition pour que prennent fin les malheurs de Thèbes, avérés (la peste !) dans un cas, fantasmés dans l'autre. Il (elle) est rendu(e) responsable de la souffrance de la Cité bien qu'il (elle) n'en soit pas coupable. Le héros (l'héroïne) se rend bien compte de cette confusion entre responsabilité et culpabilité. De là, son accablement. Le public aussi s'en rend compte, sans quoi il n'y aurait pas sidération à l'égard de l'absurdité de la situation du héros (de l'héroïne) et compassion pour sa souffrance. Mais le "tribunal" social n'en a cure et persiste à prendre l'imputation de responsabilité pour une présomption de culpabilité. Et encore n'a-t-on parlé, jusqu'à présent, que du sacrifice expiatoire. Car il existe aussi des sacrifices propitiatoires dans le cadre desquels la victime sacrificielle se voit imputer non pas la culpabilité imaginaire de quelque calamité mais, tout au contraire, des qualités de pureté propres à attirer préventivement sur la communauté les forces majeures bénéfiques ou a en détourner préventivement les forces majeures maléfiques. La victime propitiatoire est alors rendue responsable du bon ou du mauvais sort futur de la communauté tout en étant explicitement reconnue innocente de tout crime puisque c'est précisément cette innocence qui fait la valeur de son sacrifice. De là, les sacrifices sanglants d'humains (cf. les innombrables versions artistiques du sacrifice d'Iphigénie ou du sacrifice du Christ) ou d'animaux vénérés comme avatars de divinités (cf. la tauromachie en Crète). Historiquement, les sacrifices propitiatoires sont d'ailleurs plus archaïques que les sacrifices expiatoires lesquels, à travers l'utilisation d'un raisonnement spécieux liant arbitrairement responsabilité et culpabilité, ont manifestement constitué un progrès civilisationnel. Car, faisant le constat que le corps social est extrêmement sensible à l'effet placebo de la rhétorique, on a fini par faire l'économie du sacrifice de chair et de sang. Notamment, "en décrivant l'effet tragique en termes de katharsis, [Aristote] affirme que la tragédie peut et doit remplir au moins certaines des fonctions dévolues au rituel dans un univers où celui-ci a disparu. [...] Au lieu de substituer à la violence collective un temple et un autel sur lequel on immolera réellement une victime, on a maintenant un théâtre et une scène sur laquelle le destin de ce katharma [la victime sacrifiée], mimé par un acteur, purgera les spectateurs de leurs passions, provoquera une nouvelle katharsis individuelle et collective salutaire, elle aussi pour la communauté"(Girard, la Violence et le Sacré, xi). René Girard interprète donc le phénomène de la katharsis tragique en termes de purgation des tentations violentes qui traversent le corps social. En ce sens, par la figuration (μίμησις) théâtralisée d'un sacrifice en lieu et place d'un sacrifice réel, il s'agit encore et toujours d'induire chez le spectateur ce mélange psychologiquement et socialement bénéfique de sidération et de compassion caractéristique de la katharsis dans le plus pur esprit de la tragédie grecque20. Et le même raisonnement vaut aussi, a fortiori, pour la procédure judiciaire décrite par Locke qui nous est si familière et qui peut être considérée comme un cas particulier de sacrifice expiatoire figuré. Car, dans tous les cas, il faut et il suffit premièrement qu'un responsable soit désigné lorsque se pose un grave problème social, deuxièmement qu'un public se berce de l'illusion que ledit problème va être résolu par la peine imposée au responsable, troisièmement que la victime expiatoire proteste de sa non-culpabilité pour qu'un sentiment de communion compassionnelle du public à l'égard du responsable que l'on charge et que l'on plaint simultanément écarte, momentanément, tout risque de flambée de violence dans le corps social. Donc, d'après René Girard, il est clair que l'aspect théâtral, tout comme l'aspect judiciaire de la tragédie21 ne sont que deux aspects particuliers du même besoin de sacrifier un "bouc-émissaire" local en lui faisant porter, a priori, la responsabilité de la souffrance réelle ou potentielle de l'organisation globale quoi qu'il en soit de la culpabilité, c'est-à-dire de l'implication causale de la victime dans le fléau considéré. Et c'est ce sacrifice, réel ou figuré, qui est censé émouvoir d'autant plus favorablement le reste du corps social que la victime, qu'elle soit expiatoire (Antigone) ou propitiatoire (Iphigénie) fait preuve d'un plus grand "sens des responsabilités" en affirmant par avance se résigner à sa peine.
(IV) Le problème, c'est que Girard, tout comme Locke, présupposent le caractère, sinon mécanique, du moins intentionnel, du spectacle tragique dont la katharsis bénéfique serait l'effet causal édifiant sur des spectateurs auxquels il suffirait de donner "une satisfaction strictement mesurée, celle qui apaisera leur désir de vengeance sans l'allumer ailleurs"(Girard, la Violence et le Sacré, i), un peu comme comme on administre une potion à un malade, pour résoudre le problème de la souffrance existentielle. Or, il n'est pas du tout certain que le spectacle tragique, qui, rappelons-le, est fondamentalement musical22, sous quelque forme qu'il se présente, ait vocation à être édifiant en ce sens-là. Grand mélomane, lui-même compositeur et amateur d'opéra, Nietzsche oppose deux conceptions du spectacle lyrique : la conception romantique illustrée, selon lui, par le Tristan et Isolde de Wagner, et la conception tragique à l'œuvre dans le Carmen de Bizet. Dans un cas, "tout ce qui a jamais poussé sur le terrain de la vie appauvrie, la grande imposture de la transcendance et de l’au-delà"(Nietzsche, le Cas Wagner, iii), dans l'autre "on prend congé du nord humide, de toutes les brumes de l'idéal wagnérien [...]. La gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus d'elle [Carmen], son bonheur est court, soudain, sans merci"(ibid.). Du côté romantique : nord humide, pauvreté de la vie, imposture de la causalité providentielle. Du côté tragique : Afrique23, gaieté, fatalité. En d'autres termes, Nietzsche qualifierait sans doute de romantiques les arguties juridiques ou morales édifiantes de Locke ou de Girard. Qu'en est-il pour Aristote ? Est-il (pré-)romantique ? Certes, il ne cache pas que "le caractère éthique de la tragédie apparaît dans l'intention du personnage"(Aristote, Poétique, 1450b), intention qui ne peut être que bonne ou mauvaise, autrement dit louable ou condamnable a priori, donc conforme ou non à des normes réputées être causalement déterminantes sur et par la volonté. En effet, la pensée éthique d'Aristote privilégie manifestement une approche juridico-éthico-morale de l'existence au nom de la spécificité "politique" de la nature humaine : "l’homme est naturellement un animal politique [ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον] destiné à vivre en société […] à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis"(Aristote, Politique, I, 1252b). Il s'ensuit que, pour Aristote, la vertu (ἀρετή) est l'effet causal intentionnel de la volonté (βούλησις) et le vice (κακία) celui de la faiblesse de la volonté (ἀκρασία). Sauf que, dans le même temps, Aristote reconnaît que "la tragédie est une représentation […] du bonheur et du malheur qui a pour objet [...] des événements [qui], tout en découlant les uns des autres, ont lieu contre notre attente"(Aristote, Poétique, 1450a-1452a). Or, quelle édification déontique causalement efficace pour la volonté peut-on opposer à des événements qui "ont lieu contre notre attente" et qui donc déjouent par avance tout schéma pré-établi d'action volontaire ? Car, si le chaos entropique dont le corps social est tendanciellement l'objet est inéliminable au point que des événements continuent d'avoir lieu "contre notre attente", alors l'efficacité causale d'un remède au risque social de violence entropique fondé sur une mise en scène édifiante au sens juridico-éthico-moral est lui-même très aléatoire. Quel effet causal prédictible sur l'ordre social peut bien attendre Javert de son acharnement à faire expier à Jean Valjean les deux seuls "crimes" qu'il ait jamais commis dans sa vie, à savoir le fait d'avoir volé un pain pour survivre et le fait de s'être évadé du bagne après y avoir été condamné à la suite de son larcin ? Quel effet causal prédictible sur son royal prestige Créon est-il en droit d'espérer de la condamnation d'Antigone pour avoir agi selon la fatalité (qui n'a rien de morale) de rendre à son frère les hommages funèbres ? Quel effet causal prédictible sur la paix en Palestine les sionistes escomptent-ils en perpétrant un génocide dans la bande de Gaza ? On sent bien que l'idée d'une katharsis apaisante comme effet causal prédictible d'une cause elle-même aléatoire est un leurre. L'effet cathartique du spectacle tragique de l'innocence sacrifiée mais résignée ne peut être qu'aléatoire, en ce sens qu'une partie du public va sans doute tirer de ce spectacle une compassion et une sidération partagée propres à renforcer le lien social tandis qu'une autre partie va probablement en concevoir tantôt de l'indignation, tantôt de la perplexité, tantôt de l'indifférence. Il semble donc bien qu'à l'inverse de ce que pensent Locke ou Girard, l'effet du spectacle tragique n'aille pas nécessairement dans le sens du maintien ou du renforcement de l'ordre social et qu'il peut même contribuer "à dissoudre l'ordre apparent pour retrouver le chaos […], à dissiper l'idée de tout le bonheur virtuel pour affirmer le malheur […], à défaire, détruire, dissoudre et, de manière générale, priver l'homme de tout ce dont il s'est intellectuellement muni à titre de provision et de remède en cas de malheur"(Rosset, Logique du Pire, i, 1). En d'autres termes, il se pourrait bien que la posture tragique fût une réaction salutaire, une réponse immunitaire possible mais non prédictible de la vie consciente à l'illusion du soi-disant déterminisme causal de la loi juridique, de la loi éthique ou de la loi morale, une grande explosion aléatoire de lassitude, en quelque sorte24, à l'égard de la violation scandaleuse du principe de présomption d'innocence. Et quand on parle d'innocence, ce dont il s'agit, c'est aussi bien l'innocence du héros tragique à l'égard de la responsabilité qu'on lui impute a priori au mépris de sa non-culpabilité causale, que l'innocence du spectateur à l'égard de l'injonction de sidération et de compassion dont on le rend a priori responsable au mépris de ses facultés récursives de distanciation. Contrairement à l'idée psychologique qu'on s'en fait généralement, il se pourrait donc bien que la katharsis tragique n'ait rien de nécessairement apaisant et puisse même être, à l'inverse, une forme d'exaltation libératrice de la violence provisoirement refoulée par l'ordre déontique fondé sur la responsabilité a priori des êtres conscients supposés vouloir toujours le "meilleur". Comment comprendre autrement que le terrain privilégié de la posture tragique soit, non le théâtre mais plutôt le prétoire, les assemblées délibératives, voire le champ de bataille, et que son expression favorite soit, non le langage châtié et indirect de la littérature, mais plutôt l'affrontement des procès d'intentions, des invectives, des menaces, voire des agressions directes ? En ce sens, si, comme y insiste Locke, "un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience", alors il est inévitable que les "personnalités" humaines n'auront de cesse, leur vie durant, d'utiliser toutes les ressources récursives de la conscience et du langage non seulement pour se dégager de la pénible imputation (juridique) ou auto-imputation (éthico-morale) de responsabilité à l'égard d'événements dans lesquels ils sont impliqués ou s'auto-impliquent, mais encore pour s'en dédommager, pour réclamer réparation du préjudice subi de leur innocence sacrifiée.
Du coup, à supposer que la souffrance soit un problème à résoudre, il apparaît que le déterminisme intentionnel, justement en tant qu'il procède d’une volition aussi illusoire dans son existence qu'absurde dans son principe, fait partie du problème plutôt que de sa solution. Et il se pourrait bien, par conséquent, que l'abolition du vouloir par le consentement à la force majeure soit une, sinon la revendication tragique universelle par excellence et que "le secret de la plus grande créativité et de la plus grande jouissance de l'existence [soit] de vivre dangereusement"(Nietzsche, le Gai Savoir). Et en effet, tout en prenant acte de la vocation de toute vie à la trilogie fatale "illusion-volonté-souffrance" (avidyā-trishnā-duhkha), la pensée tragique grecque va à contre-courant de la croyance en l'efficacité causalement et/ou finalement déterminante des normes juridiques, éthiques ou morales puisque, de toutes les façons, nous dit Aristote, les événements que ces normes sont censées maîtriser "ont lieu contre notre attente". De sorte que de telles normes font clairement partie du problème de la souffrance humaine bien plus que de sa solution. Et si, comme nous l'avons vu, il est illusoire de vouloir éradiquer l'illusion en tant qu'inhérente à la vie elle-même, il importe cependant de ne pas ajouter de l'illusion à l'illusion et donc, in fine, de la souffrance à la souffrance. En ce sens, la pensée tragique prétend donner un coup d'arrêt, "à la corruption des hommes [en les privant] de moraline"(Nietzsche, l’Antéchrist). La pensée tragique est la négation de cette "moraline" décadente et corrompue dont parle Nietzsche, comme, à l'inverse, "la négation de cette idée [de pensée tragique] est la définition même de toutes les idées morales"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, i). La pensée tragique est tragique en ce que toute vie étant, avons-nous vu, perte de substance/énergie, "perte, perdition, non-être, dénaturation, état de mort sont des variations d'un même thème fondamental qui s'appelle indifféremment hasard ou tragique"(Rosset, Logique du Pire, iii, 2), hasard ou tragique indépassables, insurmontables car constitutifs de toute réalité et, en particulier, de toute réalité biologique ou sociale. Il convient donc de rétablir le chaos dans ses droits et, dans le cadre d'une posture tragique, de s'en revendiquer avec force. Voilà pourquoi, nous dit Nietzsche, l'ivresse dionysiaque de la pensée tragique est un défi de la cruauté aléatoire de la vie réelle à l'onirisme apollinien de la pensée causaliste (mécaniste, théiste ou déontique) comme éloge lénifiant d'une vie rêvée qui n'est, le plus souvent, que le triste mépris de la vie réelle, quand ce n'est pas une lugubre apologie de la mortification, voire de la mort métaphysique25. Ainsi dans la philosophie platonicienne : "le corps nous cause mille soucis [...]. Aussi longtemps que nous aurons notre corps et que notre âme sera mêlée à cet élément mauvais, jamais nous ne pourrons posséder la vérité, [car] l’âme est véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme à travers des barreaux d’un cachot"(Platon, Phédon 66b-82). Et, bien entendu, dans le monothéisme : "[l'abbé Mouret] se désespérait de ne pouvoir se dépouiller davantage de son corps, de ne pas être laid, immonde, puant la vermine des saints. […] Il s’accusait ensuite de ses délicatesses, de ses fiertés de nature, comme de véritables fautes. Ne devait-il pas être mort à toutes les faiblesses de ce monde ?"(Zola, la Faute de l'Abbé Mouret, I, 5). Quelle ivresse, en revanche, que de pouvoir jouir sans entraves, c'est-à-dire sans remords juridique, sans malaise éthique ni ressentiment moral de sa propre existence corporelle, quelque souffrante qu'elle soit, et, mieux encore, de n'avoir pas honte de sa souffrance en s'en imputant la responsabilité ! Car "l’homme ne refuse pas en soi la souffrance [...]. C’est l’absence de sens de la souffrance et non celle-ci qui était la malédiction jusqu’ici répandue sur l’humanité"(Nietzsche, Généalogie de la Morale). Or, si la souffrance est inexpugnable, alors son sens ne réside ni dans la douleur physique, ni dans l'imperfection métaphysique mais dans la fatalité existentielle.
Nous avons établi, dans le chapitre II de notre exposé, une corrélation entre la souffrance physique et l'illusion biologique. Dégageons à présent la corrélation qui existe entre la souffrance existentielle et la fatalité existentielle en esquissant la structure approximative d'une posture de figuration/narration que nous qualifions de tragique26. Soit un "héros" h (par exemple "Œdipe")27 et une "force majeure" f (le fait qu’Œdipe se prend de querelle avec un "inconnu" et le tue) qui, à l’instant t, contrarie son intention i de se maintenir dans l'illusion vitale de sa propre invariance (laquelle fait l'objet du "mythe", c'est-à-dire de l'histoire personnelle du "héros"). C'est à cet instant t que le drame "se noue" : c’est la catastrophe (καταστροφή, "renversement"), l'accident (accidens, "ce qui arrive"), le "coup de théâtre" à la suite duquel h prend conscience que son intention i était illusoire. Mais, à l’instant t’ postérieur à t28, va se produire le "dénouement" à la suite d'un second accident f' (le témoignage du berger qui apprend à Œdipe que ses parents sont Laïos et Jocaste, et non Polybe et Mérope). Le dénouement amène h à cette triple "révélation" qui, précisément, va induire la clarification, l'illumination, l'"ivresse extatique", bref, la katharsis : innocence, imprédictibilité, fatalité. D'abord la révélation d'une absence totale de culpabilité de h à l'égard de l'enchaînement catastrophique i -> f -> non-i -> f' en raison de la force majeure f dont la survenance aléatoire subjugue toute causalité intentionnelle, consciente ou non et qui anéantit donc toute volition, bref qui fait porter la responsabilité des événements au chaos, à la fatalité, à l'ἀνάγκη29. Cette révélation, qui est la plus fondamentale des trois, est immédiate et manifeste chez le spectateur tandis qu'elle est différée et reste souvent latente dans la conscience du héros, ne fût-ce que pour distiller la compassion dans la conscience du spectateur. Cette ambiguïté, ce flottement, qui est la preuve de l'absolu désarroi du héros à cet instant précis du dénouement, va confirmer et amplifier la stupeur du spectateur lorsqu'il prend conscience du caractère imprédictible de l'enchaînement des événements, d'où il suit une sorte de jubilation ludique de même nature que l'excitation qui s'empare de ceux et celles qui s'adonnent aux jeux de hasard. C'est alors que se révèle "le caractère insurmontable de l'échec qui s'est soudain imposé à nous : [...] nous prenons conscience du caractère irrémédiable de cet échec […]. Nous découvrons tout à coup qu'il n'y avait pas d'autre voie possible"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, ii), autrement dit la révélation globale de l'enchaînement fatal des événements. Il est temps d'insister sur ce que la fatalité n'est pas la nécessité. Certes, la force majeure est imparable par définition, mais elle est aussi imprédictible, donc non-nécessaire, contingente, aléatoire : "c'est Apollon qui [en vertu de la malédiction qu'Apollon a fait peser sur Laïos] est l'auteur de mes souffrances atroces, mais personne d'autre que moi, malheureux, n'a, de sa propre main, frappé", dit Œdipe rappelant par là que, si la malédiction n'était nullement nécessaire, puisqu'elle est, en l'occurrence, imputable au caprice d'Apollon, en revanche, une fois que la querelle a éclaté entre Laïos et Œdipe, sa main devait frapper. Bref, dire que la force majeure f a fatalement déterminé le meurtre de Laïos, ce n'est pas dire qu'elle l'a nécessairement déterminé, qu'il ne pouvait pas en être autrement et que l'enchaînement causal était prédictible : en fait, seul l'enchaînement condition prochaine -> conséquence immédiate ( f -> non-i) était prédictible à l'instant t, tandis que les conditions lointaines de l'enchaînement sont intriquées dans un flou chaotique ("effet papillon"). Comme dans un jeu de hasard dit "raisonné" (tric-trac, backgammon, tarot, poker, mahjong, etc.), le "meilleur" coup du joueur ne peut être prédit qu'après que le hasard du tirage se soit exprimé : aussi "le destin est un enfant qui joue au tric-trac"(Héraclite, Fragments, 52). C'est d'ailleurs bien parce qu'Œdipe reconnaît qu'"il est en effet un destin indépendant de toute nécessité et de toute prévisibilité, indépendant donc de toute manifestation oraculaire"(Rosset, l'École du Réel) qu'il se crève les yeux, organe par excellence de l'ajustement de raison à la volonté chez les Grecs. Cette trilogie innocence-imprédictibilté-fatalité est d'ailleurs, si on y réfléchit bien, le corrélat d'une autre que nous connaissons bien, désormais : illusion-volonté-souffrance. Innocence par contraste avec le caractère illusoire de la prétention du système déontique à résoudre les problèmes sociaux en chargeant un bouc-émissaire. Imprédictibilité en raison de l'échec de la volonté à se prévaloir d'une causalité intentionnelle suffisante sur le réel pour assurer son bonheur. Fatalité comme rappel de l'impossibilité de purger quelque existence que ce soit de cette souffrance, cette "cruauté du réel [à savoir] le caractère unique, et par conséquent irrémédiable et sans appel de cette réalité"(Rosset, l'École du Réel), en particulier, l'impossibilité de dissocier l'existence consciente de la cuisante incertitude du bon heur ou du mal heur, de la bonne ou de la mauvaise fortune30 et, par dessus tout, de l'insupportable imprédictibilité de la mort.
C'est la raison pour laquelle nous ne saurions souscrire à la remarque de Jean Cocteau disant que la tragédie d'Œdipe est "l'une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel"(Cocteau, la Machine Infernale, I), car la tragédie est, précisément, tout le contraire d'une "machine", c'est-à-dire d'un processus causal. À cet égard, le cœur du problème31 nous semble résider dans la confusion permanente entre prévisibilité et prédictibilité, problème qui, comme nous l'avons vu, a pourtant été résolu par la thermodynamique et la physique quantique mais qui obsède Œdipe comme paradigme de celui qui prétend tout savoir et, partant, tout maîtriser. Car le vivant, quel qu'il soit, peut toujours prévoir inductivement en pariant sur le bon heur de l'invariance relative du réel (cf. Hume : qu'est-ce qui m'autorise à prévoir que le soleil se lèvera demain sinon l'habitude de l'avoir toujours vu se lever ?). Et comme il s'agit d'un pari et qu'un pari est, par définition, risqué, la pertinence biologique de la prévision, son efficacité adaptative en termes de survie exige néanmoins qu'elle soit souvent heureuse et, pour cela, suffisamment vague en négligeant les aléas du détail. Or, c'est précisément dans ces détails négligés car négligeables que se cache le diable de la force majeure qui risque de prendre la prévision à revers. Raison pour laquelle, il est toujours impossible de prédire précisément les circonstances (les détails) de la réussite ou de l'échec de la prévision. Ainsi, les humains savent-ils prévoir avec bon heur que tel type d'accident va, très probablement, se produire (c'est ce que font la météo, les assurances, les campagnes de prévention sanitaire, les sondages d'opinions, mais aussi la thermodynamique et la physique quantique, sur la base de séries statistiques et de modèles mathématiques), mais sont incapables, en revanche, de prédire ni où ni quand ni comment se produira tel ou tel token (occurrence) de l'accident prévisible. De plus, la probabilité pour une prédiction détaillée d'être heureuse est d'autant plus faible que cette prédiction sera plus précise, c'est-à-dire négligera un plus grand nombre d'aléas. Les politiciens l'ont bien compris qui entourent leurs prévisions d'un flou statistique propre à les faire se prévaloir toujours d'un "bilan globalement positif". Aussi, dans les tragédies, est-ce un abus de langage que de parler des "prédictions" oraculaires. Certes l'oracle de Delphes a prévu32 qu'Œdipe tuerait son père et épouserait sa mère. Mais à aucun moment il n'a prédit qu'Œdipe va se prendre de querelle avec un "inconnu" qu'il tuera sans savoir que c'est son père qu'il tue ni qu'il épousera la veuve de cet "inconnu" sans savoir que c'est sa propre mère qu'il épouse. Or c'est cela, le prévu imprédit qui est l'aléa, la force majeure (f) qui donne aux événements leur caractère catastrophique et qui est le ressort classique du "polar" : l'assassin a tout envisagé dans les moindres détails sauf que ... la survenance de l'accident qui, in fine, va disculper celui ou celle à qui il veut faire porter la culpabilité du forfait33. De même qu'une chaîne ne sera pas dite solide mais faible, quel que soit par ailleurs le nombre et la solidité de ses autres maillons, dès lors qu'elle comprend un seul maillon faible, de même l'existence humaine ne sera pas dite déterminée causalement mais déterminée tragiquement, c'est-à-dire aléatoirement, quel que soit par ailleurs le nombre des causes mécaniques, providentielles ou juridico-éthico-morales qui la conditionnent, dès lors qu'un seul événement aléatoire s'y produit. Voilà pourquoi la posture tragique ne prétend pas résoudre le problème de la souffrance liée à l'accident, c'est-à-dire, au caractère d'autant plus aléatoire de toute existence consciente que celle-ci ne peut résister à la tentation prométhéenne (ou œdipienne) de conditionner ses volitions à des prédictions plus précises (on prépare "tous les détails" du voyage, on "ne laisse rien au hasard") plutôt que de s'abandonner au gré des accidents, ce qui reviendrait à renoncer à vouloir quoi que ce soit. Locke a donc raison de dire que la conscience humaine se préoccupe de son bon heur. Il aurait dû ajouter que, pour son mal heur, la causalité intentionnelle juridico-éthico-morale qui lui sert de moyen d'envisager le bonheur est toujours trop ambitieuse, trop précise, donc trop improbable pour atteindre son but. Tout à l'opposé de la posture volontariste, la posture tragique procède donc de la révélation brutale et limpide que le réel est chaotique, la vie aléatoire et le bon heur improbable. Raison pour laquelle il est absurde de vouloir être (bien) heureux34. Tout le malheur d'Œdipe, de Hamlet, de Carmen ou de Rubempré est justement d'avoir voulu être (bien)heureux. Car la trilogie existentielle illusion-volonté-souffrance n'est pas un problème à résoudre mais proprement une fatalité. Ce qui rend universelle la posture tragique ne peut donc être qu'une satisfaction ne résidant pas dans la quête du bonheur mais dans une sublimation de la souffrance, au sens psychanalytique d'une voie moyenne entre la résignation à la souffrance et le déni de souffrance. Dit d'une autre manière, puisque toute souffrance est acheminement fatal vers la mort et que la mort est, en général, prévue mais non prédite, le problème est désormais de savoir comment le spectacle tragique de la fatalité de l'existence, pénible par lui-même, peut rendre cette peine "sublime" au point de procurer au spectateur (éventuellement, de lui-même) un surcroît de vitalité, et ce, de la même manière que l'on infléchit avec profit le cours originel d'une rivière qui, néanmoins, continuera de s'écouler imperturbablement vers la mer.
1 Cf. Platon, Protagoras, 320d-322d. Cf. aussi Sophocle, Antigone, 320-380.
2 Dans par-delà Nature et Culture, Philippe Descola analyse en détail les tenants et aboutissants de ce qu'il appelle "l'idéologie naturaliste" qui consiste, justement, à faire de l'être humain, une exception dans la nature.
3 L'être humain mis à part, le prédateur, pas plus que le parasite ou le commensal, ne "scient la branche sur laquelle ils sont assis" en semant la désolation autour d'eux, donc en détruisant leur écosystème (cf. Thermodynamique des Conflits II : Prédation et Parasitisme).
4 Cf. aussi Freud : "la science enseigne, il est vrai, à éviter certains périls, à lutter victorieusement contre certains maux : impossible de nier l'aide qu'elle apporte aux humains, mais en bien des cas elle ne peut supprimer la souffrance"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).
5 Cf. l'"optimisme" de Leibniz (raillé dans le Candide de Voltaire) : "notre monde est le meilleur [optimum] parmi tous les mondes possibles. [...] On ne peut pas même souhaiter que les choses aillent mieux lorsqu’on les entend [car] ce serait un vice dans l’auteur des choses s’il en voulait exclure le vice qui s’y trouve"(Leibniz, Essai de Théodicée, §§8-125).
6 Quand ce n'est pas à son masochisme mortificatoire : "le masochisme révèle pleinement la contradiction qui fonde le désir métaphysique. [...] Toutes les victimes du désir métaphysique, y compris les masochistes, convoitent la divinité du médiateur et c'est pour cette divinité qu'elles accepteront, s'il le faut -et il le faut toujours-, ou même qu'elles rechercheront la honte, l'humiliation et la souffrance"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii). Cela dit, René Girard ne distingue pas la posture romantique dans laquelle la souffrance est métaphysiquement rédemptrice (cf. la Tentation de Saint Antoine de Gustave Flaubert) et la posture élégiaque dans laquelle elle est psychologiquement et/ou socialement valorisante (cf. dans toutes les civilisations l'institution des "pleureuses" lors des cérémonies d'hommage aux morts ; cf. aussi la Prise de Milet de Phrynikos dans notre première partie).
7 Contrairement aux monothéismes, par exemple, qui ancrent l'espérance métaphysique dans les seuls exercices dits "spirituels" (les Exercitia Spiritualia d'Ignace de Loyola en sont un parfait exemple), ce qui est significatif de l'illusion transcendantale de ces sotériologies qui prétendent résoudre le problème de la souffrance en faisant abstraction de la matérialité du corps vivant.
8 Nous employons le terme de "volition" de préférence à "volonté" souvent confondue (c'est d'ailleurs ce que fait Nietzsche) avec "intention". Or l'intention est le caractère commun du vivant en général en tant qu'il est tendu vers un objectif (la survie), tandis que la volonté ou volition est, stricto sensu, l'intention récursive, c'est-à-dire consciente d'elle-même. Cf. Locke : "la volition est un acte de l'esprit exerçant avec connaissance l'empire qu'il suppose avoir sur quelque partie de l'homme, pour l'application à quelque action particulière ou pour l'en détourner"(Locke, Essai Philosophique concernant l'Entendement Humain). Nous parlerons de "volonté", en revanche, chaque fois qu'il s'agira de considérer l'intentionnalité humaine en générale en tant qu'elle est consciente d'elle-même (récursive).
9 Dans le cas de la morale, on applique un code qui distingue explicitement le bien du mal, dans le cas de l'éthique, on tâche de ne suivre qu'une seule règle : vivre le mieux possible. Cf. Aristote : "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité"(Aristote, Politique, III, 1280a). Cf. aussi Spinoza : Morale ou Éthique ?
10 Cf. Platon : "l’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages"(Platon, République, VI, 505a).
11 Cf. Wittgenstein : "ce dont nous dépendons, nous pouvons l’appeler Dieu. Dieu serait, en ce sens, simplement le Destin, ou, ce qui est la même chose, le monde – indépendant de notre vouloir"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 8/7/16) car "le monde est tout ce qui arrive [die Welt ist alles, was der Fall ist]"(Wittgenstein, Tractatus, 1), de sorte que "si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les limites du monde, non les faits ; non ce qui peut être exprimé par le langage"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43).
12 Certes, les sotériologies orientales et, tout particulièrement le bouddhisme, sont immunisées contre nombre d'illusions occidentales : "la vie n’est que souffrance” – prétendent [les bouddhistes], et ils ne mentent pas"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, 60). Mais enfin, si le nirvāna doit être l’extinction définitive de la souffrance par l'interruption du samsāra comme cycle de perpétuation de la vie, alors il n’est pas autre chose qu'une volition d’interruption de la vie tout court : "faites donc en sorte que vous cessiez d’être ! Faites donc cesser la vie qui n’est que souffrance !"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, 60). Si telle était la doctrine bouddhiste, alors elle serait effectivement absurde. Ce qui est loin d'être le cas bien que Nietzsche semble se satisfaire de cette conception très commune et très superficielle du bouddhisme. En particulier, Nāgārjuna et l'école Madhyamyka que nous avons évoquée dans le chapitre II de notre exposé sont infiniment plus subtils : "il n'y a aucune différence entre le samsāra et le nirvāna. Ce qui délimite le nirvāna délimite aussi le samsāra"(Nāgārjuna, Mūlamadhyamakakārikā, xxv, 19-20), voulant dire par là que l'abolition de la souffrance réside dans une certaine prise de conscience de la nature des illusions et non dans leur extinction proprement dite.
13 "Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes"(Code Pénal, art.122-1).
14 "N'est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle elle n'a pu résister"(Code Pénal, art.122-2).
15 S'"il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre" - Code Pénal, art.121-3, en revanche, l'intention "est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d'exécution, elle n'a été suspendue ou n'a manqué son effet qu'en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur"(Code Pénal, art.121-5). L'intention dont il est question ici est donc l'intention consciente, autrement dit la volition.
16 "Il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d'autrui"(Code Pénal, art.121-3).
17 Notons : ni "personne", ni "personnage" mais "personnalité". On reste cependant dans le champ lexical de la mascarade.
19 "Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue / Qu'il fallait dévouer ce maudit animal / Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal"(J. de la Fontaine, les Animaux Malades de la Peste).
20 On objectera que la violence du sacrifice expiatoire se nourrit souvent, et peut-être même le plus souvent, d'un sentiment de juste vengeance haineuse à l'égard du coupable désigné plutôt que d'une compassion relative à son innocence. Or, d'une part, au moins jusqu'à l'âge classique en Europe (cf. Michel Foucault), il ne s'agit pas tant d'infliger une sanction pour tourmenter ou éliminer physiquement le coupable que pour le rédimer, pour lui "faire payer sa dette à la société" (y compris par la mort puisqu'il est censé y avoir "quelque chose après"), bref, pour lui rendre son innocence perdue. D'autre part, nous l'avons déjà dit, le spectacle tragique ne dissocie le spectateur de l'acteur que pour des raisons pratiques. Toutefois, la possibilité de la compassion cathartique suppose que le spectateur d'une séquence d'expiation cruelle puisse communier avec la souffrance du héros, donc se reconnaître comme victime potentielle d'une telle séquence, bref, s'imaginer être "à la place du condamné". De sorte que c'est sa propre innocence, in fine, dont il est question et qu'il prend en sympathie (on ne comprendrait pas autrement le dogme de "l'exemplarité de la peine").
21 On pourrait ajouter ici l'aspect ludique de toutes sortes de compétitions, de concours, physiques ou intellectuels dans le cadre duquel un vainqueur "achève" toujours, mimétiquement, un ou plusieurs vaincu(s) et, bien entendu, les aspects psychanalytiques et auto-biographiques que nous étudierons dans la troisième partie de notre exposé.
23 Clément Rosset évoque plutôt l'aspect "espagnol" de la tragédie. Outre Carmen de Bizet (ou de Mérimée), il pense évidemment au Cid de Corneille (ou de Guillén de Castro) et aux Noces de Sang de Federico Garcia Lorca.
24 Raison pour laquelle nous ne saurions adhérer à l'interprétation de Vernant et de Vidal-Naquet dans Mythe et Tragéfie en Grèce Ancienne selon laquelle la katharsis propre au spectacle tragique chez les Grecs se confondrait avec la satisfaction éprouvée par le spectateur en constatant que la rationalisation de son système judiciaire permet enfin de rendre responsable d'un forfait un schéma causal identifiable passant par un individu identifiable plutôt que des forces occultes. Nous soutenons au contraire que la satisfaction cathartique vient de ce que le spectateur voit s'écrouler sous ses yeux l'orgueilleux édifice juridico-éthico-moral fondé sur l'idée de causalité responsable.
25 De sa philosophie tragique et de sa détestation du romantique comme "celui qui est malade [...]. Un romantique est un artiste qu’un grand malaise en soi rend créateur — qui se détourne loin de lui-même et de son ambiance, pour regarder en arrière"(Nietzsche, Conversation avec Eckermann), Nietzsche distingue deux conceptions opposées de la mort, musicalement illustrées encore une fois respectivement par Tristan et Isolde d'une part et par Carmen d'autre part : d'un côté, la conception romantique (c'est-à-dire métaphysique et monothéiste) de la mort comme à la fois anéantissement physique et plénitude mystique célébrés par la philosophie socratique et les morales monothéistes, de l'autre, la conception tragique de la mort comme paroxysme fatal de l'inéluctable souffrance vitale illustrée en filigrane par l'évocation insistante et significative de la corrida à l'arrière-plan de l'action principale (le torero Escamillo est, au même titre que le soldat don José, la personnification de la fatalité qui va s'abattre sur Carmen). Notons toutefois que Nietzsche confond dans un même dénigrement le romantisme métaphysique et nostalgique allemand (celui de Goethe et de Wagner) avec le romantisme politique et progressiste français (celui d'Hugo et de Lamartine).
26 Insistons sur le fait qu'une situation n'est jamais tragique par elle-même, c'est le parti-pris épistémique qu'on adopte à son égard, parti-pris de déterminisme causal ou bien de déterminisme aléatoire, qui l'est ou qui ne l'est pas. Le débat permanent entre l'histoire dite "événementielle" qui explique les événements par des enchaînements de causes mécaniques ou intentionnelles et l'École des Annales qui dégage simplement des corrélations entre structures signifiantes est là pour nous le rappeler.
27 Éventuellement dédoublé en un personnage actant et une personne assistant comme c'est le cas dans l'institution théâtrale. Mais ce n'est pas une nécessité, d'une part parce que, avons-nous vu, la katharsis tragique reconstitue l'unité originelle de l'actant et de l'assistant dans l'"ivresse extatique" éprouvée dans le dithyrambe originel, et, d'autre part, parce que les capacités récursives de la conscience humaine permettent à chacun(e) d'être spectateur (-trice) de soi-même, ce que prouvent, notamment, les pratiques méditatives.
28 Il importe, lorsque l'actant est distinct de l'assistant (par exemple, au théâtre) qu’un délai suffisant s’écoule pour que l'assistant ait le temps d’éprouver "compassion et sidération" en goûtant l'étendue de la catastrophe. C'est là le rôle des péripéties, περιπέτειαι, et de la narration faite par le chœur.
29 Dans son avant-propos à l'édition de 1831 de son roman Notre-Dame de Paris, Victor Hugo dit avoir "trouv[é], dans un recoin obscur de l’une des tours [de Notre-Dame], ce mot gravé à la main sur le mur". Et il conclut en disant : "c’est sur ce mot qu’on a fait ce livre" !
30 Insistons sur ce que la souffrance consiste à souffrir la force majeure, à la subir et ne doit donc pas être confondue avec la douleur, laquelle n'est ni suffisante, ni même nécessaire à définir la souffrance puisque la posture tragique s'accommode aussi bien du bon heur du héros que de son mal heur. Ainsi, dans le Cid, bien que le dénouement soit faste et non douloureux (sauf pour don Gormas !), le schéma tragique est néanmoins parfaitement respecté.
31 Que Bergson nomme "illusion rétrospective" et qui consiste en ce que la succession des faits semble toujours nécessaire a posteriori. C'est un biais cognitif que les historiens connaissent bien.
32 La nature prévisionnelle mais non-prédictionnelle de l'oracle est facile à comprendre. Les dieux sont les immortels qui, à ce titre, ont l'expérience de l'entièreté circulaire du temps ("le temps est l'image mobile de l'éternité" - Platon, Timée, 37d) : le passé et le futur n'ont de sens que pour des vivants, des "créatures d'un jour" (τὰ ἐφήμερᾰ). Une entité immortelle pour qui passé et futur sont confondus n'a, par hypothèse, aucune difficulté à prévoir puisque cela revient, en fait, à se souvenir. En revanche, l'oracle, c'est-à-dire le dieu lui-même ou bien le (la) mortel(le) inspiré(e) par lui, ne peut rien prédire pour une raison très simple : c'est que (cf. la Théogonie, d'Hésiode) les dieux sont capricieux. Comme on le voit, on est très loin de l'idéal de rationalité pure et parfaite du Dieu de Leibniz !
33 Et ce, conformément à la loi de Cournot qui veut que deux séries causales, même parfaitement prédictibles l'une et l'autre se croiseront néanmoins en un point qui, lui, n'est pas prédictible.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Votre commentaire est-il vraiment nécessaire ? Par ailleurs, les commentaires anonymes seront effacés.