D'abord, parce que "
c'est faire preuve de superficialité que d'opposer la violence au langage […]. La vérité est, semble-t-il, exactement inverse : c'est précisément dans la mesure où l'homme est susceptible de discours qu'il est susceptible de violence"(Rosset,
le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii). Clément Rosset doute fort que le recours langagier à la seule normativité juridico-éthico-morale soit, par nature, comme le pensent Aristote
2, Locke ou Girard, un facteur un facteur d'élimination de la violence, de la "cruauté du réel" et de la souffrance subséquente. Tout au contraire, "
le lien entre le langage et la violence apparaît très clairement dans l'écriture grandiloquente par excellence, l'écriture politique, réservoir d'outrances verbales aussi monotone qu'inépuisable"(Rosset,
le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii). Encore une fois, rien n'est plus violent que ces débats juridiques ou parlementaires au cours desquels les participant(e)s font assaut de rhétorique et on peut même dire que plus le langage accusateur est châtié, plus durement les personnes accusées le sont aussi. Ce qui se comprend fort bien : l'institution d'une norme du "bien", du "vrai", du "beau", du "juste", etc., certes induit une auto-régulation apaisante du Soi à travers l'éducation partagée des volitions prévenant les risques de désillusion, donc de souffrance, qui pourraient se traduire par des (auto-)condamnations, mais c'est au prix d'une nouvelle illusion : celle qui consiste à croire (à espérer) que le Soi serait à l'abri de l'accident douloureux d'un jugement défavorable au motif qu'il lui suffirait d'observer scrupuleusement lesdites normes. Il s'agirait, en effet, de ne pas oublier que "
la nature du jugement est de compléter ou de rectifier la loi là où elle est insuffisante à cause de la forme générale qu'elle doit toujours prendre"(Aristote,
Éthique à Nicomaque, V, 1137b). "Compléter" ou "rectifier" : tout est dit. Concrètement, l'application judicatoire des normes nécessite toujours une interprétation abductive
3 et, par conséquent, ne met personne à l'abri de l'arbitraire interprétatif. Bref, loin d'éliminer l'aléa tragique, la normativité des lois ne fait que le déplacer de l'accident portant sur les valeurs qui doivent être
a priori voulues par les agents dans leur conduite vers l'accident portant sur la conformité
a posteriori des volitions particulières des agents à ces valeurs. En bref, la narration (auto-)biographique n'implique ni ordre, ni beauté, ni luxe, ni calme, ni volupté.
Ensuite, parce que la narration (auto-)biographique ne se réduit jamais à une énumération événementielle. Certes, en se servant d'un langage civilisé, la narration substitue l'expression "apollinienne" posée, articulée et maîtrisée à l'expression "dionysiaque" par le cri et par l'agitation spontanée et désordonnée. Mais, "
de la même manière que l’expression "aïe ! ça fait mal !" n’a pas de signification, si ce n’est comme cri de douleur"(Wittgenstein,
Carnets de Cambridge et de Skjölden), de même la narration (auto-)biographique n'a pas de signification, si ce n'est comme affirmation tout à la fois narrative et figurative de la trilogie existentielle fondamentale "illusion, volonté, malheur". L'entièreté du rituel langagier de la narration (auto-)biographique, quel que soit le niveau de langage utilisé, doit donc, de part en part, être considéré comme une pratique vivante et non comme une description désincarnée. Si, comme le rappelle Wittgenstein, "
toute une mythologie est déposée dans notre langage"(Wittgenstein,
Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 10) dans le sens où toute mythologie est toujours convoquée à l'occasion d'actes déterminés, de pratiques rituelles du simple fait que "
l’homme est un animal cérémoniel qui accomplit, entre autres, des actions que l’on pourrait nommer rituelles"(Wittgenstein,
Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 7). De ce point de vue, narrer est donc une action rituelle et non une simple description objectuelle. Wittgenstein rejoint donc René Girard, à ceci près qu'il rejette l'efficacité causale des croyances rituelles sur nos actes : "
tout cela ne repose nullement sur [l'efficacité de] la croyance : nous agissons ainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction"(Wittgenstein,
Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 4). Et il rejoint également Locke, à part qu'il dénie toute efficacité causale à la volition : "
l’acte de vouloir n’est pas une cause de l’action, mais est l’action elle même. [... ] On ne peut vouloir sans agir"(Wittgenstein,
Carnets 1914-1916, 87)
4. Tout en reconnaissant donc son caractère éminemment "politique" au sens d'Aristote ou d'Arendt, Wittgenstein affirme cependant la vocation indissolublement figurative
et narrative de l'institution du langage. Bref, parler, en règle générale (donc sauf exception), ne se limite pas à narrer (dire) quelque chose mais, indissolublement, à narrer
et à figurer (montrer) ce qui ne peut être narré. Exactement comme dans le spectacle tragique qui dit les circonstances de l'acte mais montre l'acte lui-même, car
"ce qui peut être montré ne peut être dit […]. Il y a assurément de l'indicible. Il se montre"(Wittgenstein, Tractatus, 4.1212 - 6.522) et un acte ne se réduit jamais à la description qu'on peut en faire. En particulier, l'acte héroïque n'a pas de signification s'il ne se montre (figure) en même temps qu'il est dit (narré). Bref, la narration (auto-)biographique vise, au même titre que le spectacle tragique, à induire chez le "spectateur", qu'il soit dissocié de l'"acteur" ou confondu avec lui, des sensations cœnesthésiques provoquées par des actes que l'on ne se contente pas de décrire mais que l'on montre.
Pour toutes ces raisons, nous suggérons désormais de reformuler la notion ricordienne d'"identité narrative" en "invariance mimétique", pour indiquer la tendance spontanée des humains non seulement à "dire" (narrer) leur histoire, mais aussi à la figurer en la re-présentant dans le cadre d'une
mimèsis auto-biographique. D'une manière générale, comme le souligne Erving Goffman, "
ce n'est probablement pas par un pur hasard historique que le mot "personne", dans son sens premier, signifie un masque [personna
en latin]. C'est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment"(Goffman,
la Mise en Scène de la Vie Quotidienne, I). Mais en quoi la
mimèsis (auto-)biographique est-elle fondamentalement tragique
5 ? Car, après tout, nous dit Aristote, "
la tendance à la représentation [μίμησις
] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance. [Au point que même] les objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver un malaise, nous en contemplons avec satisfaction la représentation"(Aristote,
Poétique, 1448b). De là, la nécessité de nous re-présenter nos objets de connaissance à la bonne distance afin d'en tirer quelque satisfaction et quelque profit qui peuvent demeurer purement théoriques
6. Or, parmi ces "objets" problématiques qui nous font ordinairement éprouver un malaise, il y a notre Soi, plus précisément la re-présentation récursive (consciente) que nous nous faisons de son incohérence chaotique, du moins de l'inconsistance de la succession de ses multiples séquences. De ce point de vue, comme nous le soulignions
dans notre première partie, les pensées bouddhistes ou taoïstes ainsi que les analyses de Francisco Varela nous semblent incontournables. De là, l'exigence, pour conjurer le malaise, d'une représentation qui donne un peu de cohérence, d'invariance au Soi par-delà la succession chaotique de ses séquences, mais en se prévalant cependant de ce chaos pour se garantir du malaise inhérent au sentiment de responsabilité éprouvé par le Soi à l'égard de ce qui lui arrive ou lui est arrivé de fâcheux. Donc, si le tribunal est, probablement, le lieu où l'intensité tragique de la mise en scène du Soi est à son comble, c'est néanmoins autour de la table familiale, dans la cour de récréation ou au Café du Commerce que le recours à la posture tragique est le plus fréquent. Il n'est que de constater la façon dont un enfant ou un adulte "met en scène" un incident dont il a été la victime ou dont il a été le spectateur. Aucun des ingrédients de la tragédie ne manque, en effet, dans la
mimèsis (auto
-)biographique : la dualité (réelle ou fictive) entre l'actant et l'assistant, le dédoublement de l'actant en "héros" qui figure et "chœur" qui narre, le dédoublement de la narration entre "mythe" lointain et "péripéties" récentes, l'imparabilité de la force majeure qui vient bouleverser le bel ordonnancement causal voulu ou espéré et, par-dessus tout, si l'actant est convaincant et l'assistant attentif, la sidération et la pitié cathartiques de celui-ci pour les désagréments de celui-là.
De plus, comme l'"acteur" a vocation à figurer/narrer plusieurs "personnages", en l'occurrence, plusieurs séquences distinctes du même Soi, devant des "publics" différents : "
chaque individu tient plus d'un rôle, mais la ségrégation des publics le sauve des contradictions, car, d'ordinaire, ceux devant qui il joue l'un de ses rôles ne sont pas ceux devant qui il en joue un autre, ce qui lui permet d'endosser plusieurs personnages sans en discréditer aucun"(Goffman,
les Rites d'Interaction)
7. Dès lors, pour peu qu'une autre séquence soit, comme le dit Erving Goffman, "stigmatisée", c'est-à-dire "
possède [...] des différences fâcheuses d'avec ce à quoi nous nous attendions"(Goffman,
Stigmate), "différences fâcheuses"
8 qui induisent inévitablement le malaise, c'est cette tendance à l'invariance mimétique qui permet à chacun de figurer/narrer une séquence suffisamment exaltante de son Soi pour qu'elle permette, au moins le temps de la représentation, au héros de se dire avec satisfaction : "au fond, voilà ce que je suis
vraiment". Or, comme l'avait remarqué Locke, d'une part, un Soi conscient n'a de réalité que comme auto-imputation des jugements imputés ou imputables par autrui, d'autre part, si ces derniers sont dévalorisants, donc pénibles, c'est toujours parce que, dans le cadre d'une séquence de vie déterminée, le Soi du "héros" est jugé (ou se juge), à tort ou à raison, avoir trahi, à la suite d'un événement inattendu, la confiance qu'autrui avait placée dans la volonté du Soi de se conformer aux jugements effectifs ou potentiels par lesquels le corps social prétend assurer sa propre invariance. Il s'ensuit que la honte et la culpabilité sont les formes les plus fréquentes de la souffrance que le Soi tente de conjurer dans et par sa re-présentation mimétique. Car "
le sentiment de culpabilité ou la honte sont les contreparties en première personne de la colère ou du mépris […], la colère [étant] punitive, alors que le mépris conduit principalement à l'indifférence et au manque d'attention"(Gibbard,
Sagesse des Choix, Justesse des Sentiments, §7)
9, Du coup, la culpabilité ou la honte éprouvés par le Soi sont les corrélats respectifs de la colère et du mépris, qui sont deux niveaux d'imputation par un tiers d'une responsabilité et/ou d'une culpabilité du Soi relativement à l'observance des normes juridico-éthico-morales
10. Colère et/ou mépris sont parfois actuels, comme dans le cas de l'abbé Mouret surpris en galante compagnie par un ecclésiastique vigilant et intransigeant : "
le Frère resta un instant, les poings fermés, sans parler. Il regardait le couple, Albine réfugiée au cou de Serge, avec un dégoût d’homme rencontrant une ordure au bord d’un fossé. — Je m’en doutais, mâcha-t-il entre ses dents. […] Je vous vois, je sais que vous êtes nus… C’est une abomination"(Zola,
la Faute de l'Abbé Mouret, II, 17)
11. Mais ils ne sont souvent que virtuels, le Soi étant alors, au théâtre de son invariance mimétique illusoire, à la fois juge et partie. C'est par exemple le cas de ce jeune escroc qui, pendant l'Occupation, faisant partie à la fois de la Gestapo française et d'un réseau de résistance, fait fortune en livrant à chacune de ces deux organisations des renseignements sur l'autre : "
lui dire la vérité ? Laquelle au juste ? Agent double ? ou triple ? Je ne savais plus qui j'étais. Mon lieutenant, JE N'EXISTE PAS [...]. De toute façon, je n'ai jamais su qui j'étais"(Modiano,
la Ronde de Nuit). Dans les deux cas c'est le Soi conscient qui éprouve colère et/ou mépris pour des séquences dont il pense qu'autrui aurait toutes les raisons de les lui imputer à charge, mais aussi pour l'incapacité de son propre Soi à (re-)présenter un minimum de cohérence.
Il y a cependant là une grave difficulté : c'est que l'exigence tragique d'irresponsabilité et l'exigence mimétique de cohérence (invariance) sont, dans le cadre d'une mise en scène (auto-)biographique, contradictoires
12. L'incohérence erratique à l'égard des événements est la meilleure garantie d'irresponsabilité comme nous reconnaître responsable, y compris de ce que nous préférerions n'avoir jamais commis, est le meilleur indice de cohérence. Il résulte de cette contradiction ces manœuvres dilatoires plus ou moins habiles du Soi que toute bonne morale qualifie de mensonge, d'hypocrisie, de cynisme ou de mauvaise foi. Ainsi, nous dit Pascal, "
il se forme en [les hommes] un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos. Ainsi s'écoule toute la vie"(Pascal,
Pensées, B139) ou, pour parler comme Freud, "
il y a chez tout homme des désirs qu’il ne voudrait pas communiquer aux autres et des désirs qu’il ne voudrait même pas s’avouer à lui-même"(Freud,
l’Interprétation des Rêves, iv). Notamment, le "désir" (c'est-à-dire l'intention,
trishnā) d'occulter telle séquence jadis vécue mais intolérable pour le Soi spectateur de lui-même. Aussi, les victimes d'un traumatisme répugnent-elles en général à en mettre récursivement en scène les circonstances : "Infandum, regina, jubes renovare dolorem
[Ma reine, vous m'ordonnez de rouvrir de cruelles blessures]"(Virgile,
Énéide, II, v, 3) s'insurge Énée lorsque Didon lui réclame le récit de la destruction de Troie qu'il a abandonnée en flammes avec son père sur ses épaules. D'ailleurs, ces victimes le voudraient-elles que les bornes du vraisemblable, donc du dicible, seraient peut-être dépassées : "
- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... […] Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse,
le Feu, xxiv). C'est typiquement le cas des Soi qui ont vécu des séquences au cours desquelles les bouleversements du Soi ont été tels que tout se passe désormais "
comme si, subjectivement, leurs vies avaient perdu toute cohésion, et ne pourraient plus jamais en retrouver une"(Erikson,
Childhood and Society,
in Descombes,
les Embarras de l'Identité, i). De là, le mensonge par omission : la séquence est "oubliée" comme si elle n'avait jamais eu lieu. Et, lorsque ce Soi est un Soi collectif, comme le montre le film de Marcel Ophüls
le Chagrin et la Pitié, le mensonge par omission devient alors une amnésie collective à l'égard de séquences dont le souvenir raviverait, effectivement, honte et culpabilité. Mais le Soi peut être tenté de sublimer sa souffrance en s'inventant une innocence de façade par des mensonges actifs qui ne sont pas nécessairement des tartarinades, de pures et simple affabulations, mais en appellent à une sélection plus ou moins consciente qui met en avant des séquences plus satisfaisantes de l'histoire personnelle, un peu comme si, dans la tragédie grecque, le chœur innocentait le héros, non pas au nom de la fatalité de son destin, mais au nom de sa réputation mythique. C'est, notamment, le cas du mythe de la France toute résistante dans le film de Marcel Ophüls ou du héros des
Mains Sales de Sartre qui préfère (se) dire qu'il a tué Hoederer par idéal politique plutôt que par jalousie amoureuse ou encore, comme le montre Max Weber, de l'entrepreneur capitaliste qui (auto-)attribue sa réussite économique à une prédétermination divine (son "mérite") plutôt qu'à l'exploitation éhontée de ses ouvriers. Toutefois, dans la mesure où le menteur sait qu'il ment, il continue à concevoir honte et culpabilité à l'égard de ce qu'il (se) cache, honte et culpabilité éventuellement augmentées de la honte et de la culpabilité d'être inconséquent à l'égard de son propre Soi.
Outre le mensonge, le cynisme est aussi une alternative désespérée pour concilier irresponsabilité et cohérence du Soi. Le Soi cynique prétend n'être pas le jouet des événements mais avoir voulu défier la morale et assumer, par conséquent, tout ce qui lui arrive et le fait souffrir. Comme le héros tragique et contrairement au menteur, le cynique accepte donc avec lucidité son présent catastrophique pour avoir piétiné la morale. Mais, contrairement au Soi tragique, le Soi cynique compte sur le surcroît de vitalité que doit lui procurer un déterminisme éthique inébranlable consistant à se représenter comme une vertu socialement valorisée le fait d'avoir, soi-disant, voulu sans faiblesse son douloureux présent. Du coup, contrairement au héros tragique qui ne tire sa jubilation que de sa vitalité innocente à l'égard du présent et contrairement au menteur qui fait fonds sur un passé mythique pour occulter le présent, le cynique jouit de son héroïsme au présent en incrémentant son histoire mythique de son propre cynisme en jouant, en quelque sorte, l'éthique du bien vivre contre la morale du bien. Ainsi, Vautrin (alias Jacques Collin, Trompe-la-Mort ou l'abbé Carlos Herrera) est-il le paradigme balzacien du cynique, par exemple, lorsqu'il conseille Rastignac : "
une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien"(Balzac,
le Père Goriot). On peut aussi jouer sur les deux tableaux : celui du mensonge et celui du cynisme. C'est le cas de l'hypocrite qui se représente à soi-même comme "voulant" cyniquement, sans honte ni culpabilité, les conséquences de ses actes, tout en adoptant à l'égard d'autrui une posture mensongère de moralité irréprochable
13, une sorte de "machiavélisme" moral, pourrait-on dire. En ce sens, Tartuffe, séducteur auto-assumé mais dévot en société, est, bien entendu, le paradigme de l'hypocrite
14 : "
Enfin votre scrupule est facile à détruire : / Vous êtes assurée ici d'un plein secret, /Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait ; / Le scandale du monde est ce qui fait l’offense / Et ce n’est pas pécher que pécher en silence"(Molière,
Tartuffe, iv), dit-il à Elmire qu'il courtise avec empressement. Par contraste, Don Juan est cynique sans être hypocrite, lui qui préfère plutôt pécher en toute transparence : "
tu vois en Don Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d'Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons"(Molière,
Don Juan, i, 1) dit de lui son serviteur Sganarelle. Par où l'on voit que le cynique n'est pas amoral comme le tragique mais immoral au sens où il fait fi de la morale dominante, c'est-à-dire chrétienne, pour privilégier une éthique opportuniste du bien-être qui, précisément, est condamnée comme immorale par la morale chrétienne
15. Toujours est-il que le cynique comme l'hypocrite restent exposés à la désillusion inhérente à toutes les formes d'éthique et de morale, à toutes les conceptions du Bien ou du bien-vivre, à savoir l'efficacité causale illusoire de leurs volitions, et d'autant plus illusoire que la morale dominante est toujours sauve. Les uns et les autres échouent donc à la fois à restaurer leur innocence et à établir leur cohérence.
Ce qui explique que cet échec prend parfois la plus radicale des tournures : le suicide. Dans une civilisation lourdement déterminée par les avatars de l'idéologie mystico-capitaliste de la prédestination méritocratique dont l'expression culmine dans la mise en scène publicitaire des idoles, des saints, des puissants, des riches, des vedettes, des stars, etc., l'impossibilité pour "
des hommes et des femmes du peuple à accéder à des formes d'expérience qui leur étaient jusque-là refusées"(Rancière,
le Fil Perdu). Ce qui ne peut conduire, au-delà de la honte et de la culpabilité, qu'à l'insignifiance du Soi
16 exemplifiée dans le personnage de Bartleby (
Bartleby le Scribe, de Melville), "
le gars qu'on croise et qu'on ne regarde pas" de Gainsbourg, ou ce que Roland Barthes appelle "un simple effet de réel", un élément du
decorum. Par ailleurs, dans une civilisation lourdement déterminée par le mythe du "péché originel", qu'y a-t-il d'extraordinaire à considérer, à l'instar de Jules Romains à propos de la guerre de 14, à l'instar de la propagande sioniste à Gaza à propos des civils, ou à l'instar des machistes sexistes à propos des femmes violentées, qu'il n'y a pas de victime innocente
17 ? De toutes les façons, la victime innocente (le "héros tragique") est nécessairement, au moment de la catastrophe, en position de faiblesse (physique, psychologique, économique, sociale) donc d'infériorité : il est humble parce qu'il est humilié. De là s'explique "
la reconnaissance par laquelle les dominés contribuent à leur propre domination […], anticipant leur domination sous forme d’émotion corporelle de soumission (honte, timidité, anxiété, culpabilité, suicide)"(Bourdieu,
Méditations Pascaliennes, v). Et si la victime se résigne souvent à être sacrifiée, c'est rarement au nom d'une rectitude morale inébranlable à la manière de Jean Valjean ou au nom d'une nécessité cosmologique à l'instar d'Iphigénie, mais plutôt parce qu'elle fait le raisonnement contrefactuel "si je n'avais pas été à tel endroit, si je n'avais pas commis tel geste, etc., bref, si je n'avais pas existé, tout cela ne serait pas arrivé". Bref, lorsque le Soi est celui d'une personne individuelle, une conséquence de l'impossibilité de la
katharsis tragique à l'égard d'un événement douloureux est parfois la tentation du suicide, c'est-à-dire l'abandon ultime à l'efficacité causale d'un déterminisme mécanique du vouloir : Stefan Zweig, Primo Levi, mais aussi les personnages de Sophie dans le roman
Sophie's Choice de William Styron ou de Dorian Gray dans
le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde, etc., pour ne rien dire des
working class heroes, nous en offrent des exemples poignants
18. Dans tous les cas, pour de telles personnes, de tels personnages, l'existence se caractérise, à un moment donné, par l'impossibilité totale de (se) narrer/figurer un Soi qui ne soit pas entaché de honte ou de culpabilité. Manifestement, "
il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide"(Wittgenstein,
Conversation sur Freud). Or, c'est là, précisément, la tâche du psychanalyste que d'aider celui qui souffre sans rémission possible à construire une figuration/narration de Soi qui ait la structure et la vertu catharthique de la posture tragique. La structure :
h ("héros"), en l'occurrence, le patient lui-même ;
i ("mythe"), c'est-à-dire son histoire personnelle ;
f ("catastrophe"), l'accident générateur de honte ou de culpabilité, éventuellement agrémenté de diverses péripéties ;
f' ("dénouement"), le patient, débarrassé de sa honte et/ou de sa culpabilité, consent enfin à se re-présenter. La vertu cathartique : de telles personnes "
peuvent ressentir un immense soulagement si on est ne mesure de leur montrer que leur vie a l’allure d’une tragédie"(Wittgenstein,
Conversation sur Freud). L'originalité d'une telle mise en scène tragique consiste en ce que le patient
h, contrairement au héros grec ou au metteur en scène de la vie quotidienne, ne peut accéder à l'entièreté de sa propre histoire. Littéralement,
i, ce mythe pourvoyeur de cohérence de Soi,
est donc, au moins pour partie, "in-conscient" en ce qu'il ne peut faire spontanément l'objet d'un traitement récursif au moyen du langage et, pour cela, n'est pas directement éligible à la figuration/narration libératrice. Comme le dit Lacan, "
l’inconscient, c’est ce chapitre de mon histoire marqué par un blanc ou occupé par un mensonge"(Lacan,
Fonction et Champ de la Parole et du Langage). Comme dans le cas d'Œdipe,
h ignore qu'un accident
f est venu affecter
i et que c'est, précisément
f qui détermine présentement son malaise. Mais, tandis qu'Œdipe mène une véritable enquête policière sur son propre passé avec recueil d'indices matériels, citation de témoins, etc., dans le cas de la psychanalyse, cette enquête est rendue impossible dans la mesure où
h est le seul témoin de la séquentialité de son Soi et que ce témoin est, par hypothèse, amnésique.
C'est là qu'intervient un enquêteur un peu particulier qui va, non pas "découvrir" des indices mais plutôt en proposer au patient afin de favoriser
f', le dénouement puis le dévoilement cathartique. Cependant, dans la mesure où conscience, inconscient, existence humaine et ce que Wittgenstein appelle "jeu de langage" sont indissolublement liés, le thérapeute ("l'enquêteur", "le metteur en scène") va partir du récit forcément lacunaire et insatisfaisant que
h va faire de son Soi afin d'élaborer des conjectures en partant du principe qu'"
une fois que vous êtes entré dans la roue du moulin à paroles, votre discours en dit toujours plus que ce que vous n’en dites [...]. Ce n’est pas seulement l’homme qui parle, mais dans l’homme et par l’homme Ça parle"(Lacan,
le Séminaire, V). Car, comme le dit Wittgenstein, "
ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression linguistique, l’usage des signes le montre [was in den Zeichen nicht zum Ausdruck kommt, das zeigt ihre Anwendung
]"(Wittgenstein,
Tractatus, 3.262). Il va, donc s'agir pour l'analysant, d'une part de se focaliser sur le caractère langagier et non pas seulement organique des symptômes pathologiques du patient, d'autre part de se considérer lui-même non pas comme un tiers extérieur au patient et à ses symptômes (à la manière d'un médecin, d'un chirurgien) mais comme partie prenante d'un jeu de langage incluant le patient et sa figuration/narration, en tirant le meilleur parti possible de ce que l'analysé dit et "montre" en disant, et cela, comme un véritable metteur en scène théâtral. À partir de quoi, il va user de tout son art pour (re-)constituer une version plausible de l'histoire
i du patient. C'est alors que "
celle-ci comporte[ra] l’attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique, [...] comme un personnage tragique exécutant les décrets auxquels le Destin l’a soumis à sa naissance. [Une telle interprétation] est attrayante comme le sont les explications mythologiques, ces explications qui disent que tout est répétition de quelque chose qui est arrivé antérieurement. Et quand les gens acceptent ou adoptent de telles vues, il y a certaines choses qui leur paraissent beaucoup plus claires et d’un accès beaucoup plus aisé"(Wittgenstein,
Conversation sur Freud). Wittgenstein insiste longuement sur ce que "
le critère permettant de dire que la psychanalyse a réussi, c’est que cela vous a satisfait"(Wittgenstein,
Leçon sur l’Esthétique, III, 9), autrement dit, non pas que cela a enclenché un mécanisme causal vertueux mais que cela vous a enfin permis de figurer/narrer quelques séquences problématiques de votre existence en les exonérant de la culpabilité et de la responsabilité sourdes et diffuses qui vous faisaient autrefois souffrir faute de pouvoir les référer à la "force majeure" dont vous n'aviez pas (plus) conscience. De tels événements ont-ils réellement eu lieu
19 ? La question est sans objet. Encore une fois, ce qui importe et qui est facteur de
katharsis, ce n'est pas la vérité de la figuration/narration mais sa vraisemblance. Car "
l’explication [psychanalytique] n’est pas une explication causale corroborée par l’expérience mais le fait qu’on vous a proposé quelque chose qui vous a satisfait"(Wittgenstein,
Leçons sur l’Esthétique, III, 11). La psychanalyse a, typiquement, un effet
placebo dans le sens où l'efficacité de la thérapie n'est ni mécanique (par absorption de substances chimiques), ni finale (par recours à la morale comme dans les soi-disant "thérapies de conversion" destinées aux homosexuels) : elle est proprement tragique dans la mesure où le patient (
h), désormais conscient de l'enchaînement
i - f - non i - f', prend conscience du triple dévoilement tragique de son innocence, de la fatalité et de l'imprédictibilité de son existence. On peut donc affirmer indifféremment que la psychanalyse exige une posture tragique ou bien que l'esthétique est une sorte de psychanalyse. Comme le remarque Wittgenstein,
"l’explication de Freud fait ce que fait l’esthétique [tragique] : elle met deux facteurs l'un à côté de l'autre"(Wittgenstein, Cours de Cambridge 1932-1935), voulant dire par là que, dans les deux cas, les facteurs déterminants qu'il s'agit de (se) narrer/figurer sont juxtaposés, conjoints et non subordonnés, enchaînés dans et par une logique causale qui leur donnerait a priori une cohérence20.
Cela dit, l'art thérapeutique de la mise en scène qui est celle du psychanalyste occidental n'a rien de particulièrement original : il fait ce que font le rebouteux, le sorcier, le chaman, le prêtre dans d'autres cultures, voire simplement l'ami(e) proche qui vous tape sur l'épaule et "vous dit : "Considère les choses de telle manière !""(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 61). Son expertise est une expertise dans l'art du langage, la maîtrise d'un certain "jeu de langage", c'est-à-dire d'une activité typiquement humaine qui dit et qui montre tout à la fois. Qu'il conclue "inn ch'Allah", "tu es possédé(e) par les esprits", "ton Moi est le jouet de ton Ça et de ton Surmoi" ou "tu n'y es pour rien, tu ne pouvais rien faire d'autre", dans tous les cas, le médiateur tragique qui met de l'ordre entre les différentes séquences d'un Soi nécessairement éclaté et irresponsable est celui qui admet que "l’inconscient est structuré comme un langage, [...] c’est le discours de l’Autre"(Lacan, Fonction et Champ de la Parole et du Langage) et que "l'Autre est le lieu de la parole, [...] le lieu du signifiant"(Lacan, Écrits). Car "si l'inconscient, au sens d'un indicible pour le sujet, n'était pas en même temps un dicible à son insu, il n'y aurait pas d'inconscient"(Vincent Descombes, l'Inconscient malgré lui, ix). L'inconscient, c'est l'indicible, non pas dans le sens où il est absolument impossible de dire, par exemple, quel est le plus grand nombre entier ou s'il y a un Dieu, etc., mais, hic et nunc, relativement aux séquences d'un Soi aléatoirement déterminé dans l'espace et dans le temps. Dans tous les cas, et quel que soit son statut culturel et social, le médiateur "thérapeutique" est donc cet Autre, ce tiers, qui fournit à celui (celle) qui souffre le canevas tragique propre à sublimer, à "transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentation à l'aide desquelles la vie est rendue possible"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Bref, comme l'avait pressenti Aristote, il n'y a de katharsis tragique que dans la mimèsis tragique comme mise en scène aléatoirement satisfaisante pour un spectateur donné.
(V) Il importe maintenant de comprendre en quoi consiste exactement cette satisfaction cathartique relative à la posture tragique, que celle-ci soit adoptée dans un contexte esthétique, juridique, religieux, psychanalytique ou autre et dont nous disions en suivant Aristote
dans notre première partie qu'elle est faite de sidération et de pitié. Et, pour cela, le dépassement d'Aristote et le retour à Nietzsche s'imposent. Dans le grand poème nietzschéen
ainsi parlait Zarathoustra, Zarathoustra arrive dans la ville dite "la Vache Bigarrée" et conte la parabole des "trois métamorphoses de l’esprit" : "
l’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert. Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert […]. Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ? L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation"(Nietzsche,
ainsi parlait Zarathoustra, I). Ce que nous comprenons ainsi : la légèreté tragique du consentement de l'enfant au déterminisme aléatoire de la vie succède à la sourde résignation à l'égard du déterminisme causal mécanique ("le chameau"), puis à la révolte flamboyante sous la forme d'un contre-déterminisme éthico-moral volontaire ("le lion"). L'âge de la légèreté tragique comme troisième âge de l'humanité ferait donc suite à celui de la résignation ("
sustine et abstine !") et à celui de la révolte ("debout les damnés de la terre !"). En d'autres termes, l'âge de la légèreté tragique serait un retour à la condition originelle, ontogénétique comme phylogénétique, de l'humanité : l'insouciance enfantine qui, loin d'être une tare, serait au contraire l'expression de l'
Übermenscheit, la "sur-humanité". Car quoi de plus léger et en même temps de plus profondément sage que l'enfant qui joue
21 avec toute sa fragilité, mais aussi sa souplesse, sa résilience, bref, son énergie vitale inépuisable. Quelle que soit la cruauté du sort qui l'accable, l'enfant, pour peu qu'il soit encore vivant, en se remettant inlassablement à chanter, à danser, à siffloter, à jouer de plus belle, fait un pied de nez au destin. On ne peut pas s'empêcher de songer au Gavroche des
Misérables, ce gamin des rues de Paris, fils des sordides époux Thénardier, qui devient le symbole de la joie de vivre face à l'engrenage mécanique de la répression militaire
22. Car, dans la bousculade et les échauffourées, Gavroche tombe mais se relève en scandant inlassablement son refrain jusqu'au dernier coup de fusil qui le réduira définitivement au silence. Or, que dit ce refrain ? "
Je ne suis pas notaire, c'est la faute à Voltaire, je suis petit oiseau, c'est la faute à Rousseau. Joie est mon caractère, c'est la faute à Voltaire, misère est mon trousseau, c'est la faute à Rousseau". Toute la philosophie tragique dans une ritournelle !
"Je ne suis pas notaire … je suis petit oiseau" : l'enfant est manifestement l'un des avatars de "Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger. Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sauts et les écarts"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, IV). Tandis que le notaire, dépositaire systématique, dans la Comédie Humaine, de la fortune des avares (Grandet), des escrocs (Nücingen), des usuriers (Gobseck) et des imbéciles (Crevel) … quelle meilleure image pourrait-on se faire de la lourdeur minérale d'une existence faite de phobie de l'imprévu et de haine de la jeunesse ? Sinon, peut-être la pesanteur sacerdotale d'un Abbé Faujas (la Conquête de Plassans) ou d'un Frère Archangias (la Faute de l'Abbé Mouret) chez Zola. Voilà, typiquement, le stade du "chameau", l'esprit de sérieux : "lorsque je vis mon diable, je le trouvai sérieux, minutieux, profond, solennel ; c’était l’esprit de pesanteur — par lui toutes choses tombent"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, I). On se rappelle que Nietzsche oppose Apollon, le dieu qui parle et qui marche avec mesure et solennité, à Dionysos, qui chante et danse dans l'hubris du chaos de l'existence. De là, l'analogie de l'adulte sérieux (le notaire, le dévot, le militaire) versus l'enfant insouciant. "Aller pas à pas, quelle vie ! Une jambe et puis l'autre, c'est teuton et c'est lourd. J'ai dit au vent de m'enlever. L'oiseau m'a appris à planer"(Nietzsche, le Gai Savoir). "Joie est mon caractère … misère est mon trousseau". Car "l’expression de la faculté dionysiaque [est] une région d’harmonies joyeuses où délicieusement s’éteint la dissonance et s’évanouit l’horrible image du monde"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xxv) : ce sont la poésie, la musique et la danse qui, comme le souvenir d'un passé enfantin qui ne passe pas, expriment adéquatement l'esprit festif de la posture tragique. Dès lors, si "joie" et "misère" semblent antinomiques, c'est bien parce que nous sommes conditionnés par une logique causalement déterministe des valeurs juridico-éthico-morales qui fait de la joie le corrélat de la richesse (matérielle pour les uns, spirituelle pour les autres) comme récompense nécessaire de la vertu, et de la tristesse celui de la misère (matérielle pour les uns, spirituelle pour les autres) comme punition nécessaire du vice.
Tous les processus civilisationnels s'étant toujours spontanément, par la science, la religion, le droit, l'éthique ou la morale, nourris de l'illusion d'un déterminisme causal propre à combattre le chaos potentiellement destructeur, c’est ainsi que pèsent sur l'existence consciente ce qu'il est convenu d'appeler "les valeurs" (
die Werte), en l'occurrence, celles de "
contrainte, loi, nécessité et conséquence et but et volonté et bien et mal"(Nietzsche,
ainsi parlait Zarathoustra, III), sous prétexte de désamorcer les conflits, instituent le lourd citoyen responsable et, accessoirement, coupable. À contre-courant de cette pesante rationalisation apollinienne, seul, l'esprit tragique des enfants, des poètes, des sages et des fous reste en mesure de comprendre que "
toute la force de l'être humain consiste en ceci : savoir que l'on va vieillir, souffrir et mourir, et être joyeux en assumant pleinement cette pensée"(Rosset,
la Joie est plus profonde que la Tristesse, iv). En l'assumant en toute conscience et non en la chassant ou en prétendant l’accommoder par des manœuvres dilatoires (mensonge, hypocrisie, cynisme, etc.) de toutes façons vouées à l'échec. Et c'est donc paradoxalement "
dans cette idée que l'hypothèse de la consolation [...] est définitivement écartée"(Rosset,
la Philosophie Tragique, I, iii, 3), que réside la sublimation cathartique libératoire du poids des "valeurs". Il devient clair, à présent, que "
seul l'esprit [tragique] nous fait comprendre qu'une joie puisse résulter de l'anéantissement des illusions"(Nietzsche,
la Naissance de la Tragédie, xvi). Une joie qui n'est ni un plaisir consécutif au comblement momentané d'un besoin vital, ni cette béatitude éternelle et immuable que nous promettent les monothéismes, ni même une "augmentation de la puissance d'être" au sens de Spinoza, mais une sorte de "
quitus aveugle accordé à tout et à n'importe quoi, comme une approbation inconditionnelle de toute forme d'existence présente, passée ou avenir"(Rosset,
la Force Majeure). Et si la joie cathartique qui caractérise la posture tragique n'est rien d'autre, au fond, qu'une approbation jubilatoire de la vie, telle qu'elle est, a été et sera, c'est non pas parce que cette vie est la meilleure possible mais parce qu'elle est la seule possible, car, comme le dit plaisamment Clément Rosset, "le réel est idiot", c'est-à-dire, étymologiquement, seul, unique, sans alternative. Du coup, "
toute joie parfaite consiste en la joie de vivre, et en elle seule […]. Il y a dans la joie un mécanisme approbateur qui tend à déborder l'objet particulier qui l'a suscitée pour affecter indifféremment tout objet et aboutir à une affirmation du caractère jubilatoire de l'existence en général"(Rosset,
la Force Majeure). Mieux encore, nous dit Nietzsche, "
l'homme le plus exubérant, le plus vivant, le plus consentant au monde, [est celui] qui non seulement a appris à s'accommoder de la réalité telle qu'elle fut et telle qu'elle est et à la supporter, mais encore réclame qu'elle se répète telle qu'elle fut et telle qu'elle est, de toute éternité, criant insatiablement "da capo !
""(Nietzsche,
par-delà le Bien et le Mal, §56). "
Da capo !", "bis !", "encore !" crie-t-on lorsqu'on a goûté la légèreté et l'ivresse sans pareils de l'instant présent. La posture tragique trouve donc tout naturellement, pour les êtres conscients que nous sommes, son prolongement joyeux dans la volonté de répétition
23. Il n'est que de voir le rire inextinguible de l'enfant à qui l'on conte encore et encore l'histoire qu'il sait pourtant déjà par cœur, ou bien l'éclat de rire de qui (se) narre/figure sa propre mésaventure pour la ennième fois pour comprendre qu'une fois adéquatement mises en scène, puis re-mises en scène, puis re-re-mises en scène, etc., il est peu de séquences de l'existence que la cruauté du réel empêche de susciter le rire libérateur
24.
Dans
la deuxième partie de notre exposé, nous évoquions la possibilité que le dévoilement des trois propriétés tragiques que son l'innocence, la fatalité et l'imprédictibilité suscite chez le spectateur l'excitation caractéristique des jeux de hasard. Il convient, à présent d'aller plus loin en quoi cette excitation peut revêtir un aspect comique. Aristote remarque, sans approfondir son propos
25, que la différence entre la tragédie et la comédie, c’est que "
celle-ci tend à représenter des êtres pires que nous, celle-là des êtres meilleurs que nous"(Aristote,
Poétique, II). Ce qu’il semble vouloir dire, c’est que le rire, dans une perspective déterministe juridico-éthico-morale, est une sanction sociale qui équivaut à un sacrifice symbolique au sens de René Girard
26. Mais ce qu’il ne semble pas voir, c’est, d’une part que tragédie et comédie ne s’excluent pas
27, d’autre part que la posture critique, par elle-même, n’a pas plus d'efficacité causale
28 que la posture tragique. Dans une perspective tragique, il est donc possible que la narration/figuration des péripéties qui ont conduit à la catastrophe induise, chez le spectateur, outre une première
katharsis relative, nous l'avons dit, à la distance sémantique propre au langage narratif qui éloigne le réel, une deuxième
katharsis relative cette fois à la distance critique qui éloigne le sens littéral du langage narratif. Or, à cet égard, il semble qu'une
krisis29 s'instaure spontanément du simple fait de la répétition narrative. Concrètement, comme le remarque Bertolt Brecht, "
il est difficile au spectateur de s’identifier. Il ne peut pas simplement sentir : "moi aussi, j’agirais ainsi", tout au plus peut-il dire :"si j’avais vécu dans de telles circonstances …"[…] et c’est là le commencement de la critique […] par un effet de distanciation [Verfremdungseffekt
] du familier"(Brecht,
Petit Organon pour le Théâtre). Ainsi s'effacerait la frontière tracée par Aristote entre tragédie et comédie, une frontière extrêmement fragile puisque, comme nous l'avons vu, le propre de la tragédie, c'est que même le héros impeccable ("meilleur que nous") peut commettre les pires exactions ("pire que nous"), ce qui ouvre nécessairement la voie à la distanciation critique. Mais on sent que cela ne suffit pas à la rendre comique. Comment expliquer, par exemple, que la divulgation d'une supercherie (mensonge, hypocrisie, déguisement), autrement dit la révélation d'un processus néfaste, soit l'un des ressorts favoris de la comédie ? Pourquoi donc
Don Juan ou
le Misanthrope sont-elles estampillées "comédies" et non "tragédies" ? Comment expliquer que
la Cantatrice Chauve qu'Eugène Ionesco avait, dit-on, conçue comme une tragédie, se soit révélée être une comédie ? À l'inverse, que manque-t-il à l'
Ulysse de James Joyce pour que le roman que son auteur voulait "comique" le soit effectivement ? Bref, qu'est-ce donc qui peut bien faire rire dans la tragédie ?
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