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dimanche 6 avril 2025

SOI OU NON-SOI : LE DÉBAT.

 

(Ce texte est la transcription d'une communication que j'ai faite le dimanche 30 mars 2025 à la Maison du Yoga du Plan d'Aups à l'invitation de l'Institut de Yoga de Marseille).

Dans une annexe à sa récente traduction des Yoga-Sūtra de Patañjali (Albin Michel, 2023), Marc Ballanfat insiste sur l'importance d'un débat qui a réellement eu lieu dans la capitale de l'empire Gupta à la fin du IV° siècle de l'ère commune à propos du statut de la conscience humaine : d'un côté, les bouddhistes Vasubandhu ou Asanga lui refusent toute aséité, toute qualité d'être Soi, de l'autre, les brahmanistes prétendent au contraire que la pure conscience est le Soi proprement humain. D'après Marc Ballanfat, c'est même sur la base de ce débat qui agite la pensée "indienne1" depuis le VI° siècle a.e.c. et pour défendre les positions brahmanistes qu'auraient été rédigés les Yoga-Sūtra de Patañjali2. Nous allons, pour notre part, réévaluer la pertinence de ce vieux débat en en explorant les enjeux et les limites épistémologiques mais aussi en l'élargissant à toutes les entités en général et en y invitant deux autres protagonistes : la Métaphysique grecque et le Taoïsme chinois.


LE SOI SUBSTANTIEL DANS LA MÉTAPHYSIQUE GRECQUE.

Dans l'introduction de son ouvrage la Pensée et le Mouvant, Henri Bergson situe les origines de la métaphysique grecque dans un débat qui a fait rage au VI° siècle a.e.c. entre deux écoles antagonistes de Sages (hoï sophoï) : les "immobilistes" (partisans de Zénon et de Parménide) d'une part qui soutiennent l'universalité de l'Être, les "mobilistes" (partisans d'Héraclite3 et de Gorgias) qui défendent l'ubiquité du non-Être. Pour les uns le mouvement et le changement sont des illusions4, pour les autres, c'est l'immobilité et la stabilité qui est illusoire. Un tel débat aurait pu rester une aimable querelle intellectuelle entre écoles concurrentes si l'effondrement d'Athènes en 404 a.e.c. dans la guerre du Péloponnèse ne lui avait pas donné une pertinence politique inattendue. En effet, à cette occasion, il s'est trouvé des intellectuels athéniens, auto-qualifiés de philosophoï ("amis des Sages"), pour corréler la défaite d'Athènes avec son régime politique démocratique, selon eux la plus parfaite illustration du non-Être5. À partir de là, ceux qu'on va appeler désormais "les Philosophes" vont s'évertuer à faire l'éloge de l'Être (to on) dans le cadre d'un discours systématique sur l'Être (ho tou ontos logos) et que, pour cette raison, on appellera "l'ontologie".

Explorons donc les grandes lignes de l'ontologie grecque à la fois la plus simple, la plus claire et la plus aboutie : celle d'Aristote, fidèle et génial héritier de Socrate et de Platon s'il en fut. Et commençons par souligner que celle-ci s'origine dans un étrange paradoxe : le non-Être est partout donc … il doit y avoir de l'Être. Aristote reprend, en effet, à son compte le constat héraclitéen de l'ubiquité du non-Être en disant que tout ce qui apparaît (ta phaïnomena), les phénomènes, les accidents, est divers, fluent, éphémère. Mais il en infère aussitôt, et à l'inverse des "mobilistes", que c'est là la preuve de la nécessité logique (c'est-à-dire dans le logos, le discours) de l'Être comme support, comme fondement, comme au-delà des phénomènes ou des accidents : "si l'on dit que tout est accident, il n'y aura pas de support premier des accidents, tant il est vrai que l'accident est toujours inhérent à une substance"(Aristote, Métaphysique, Γ, 1007 a). Bref, en inférant que quelque chose doit Être meta ta phusika (littéralement : "au-delà des choses naturelles"), Aristote fait proprement ce qu'on nommera plus tard de la "métaphysique"6.

La stratégie argumentative qui sous-tend l'ontologie d'Aristote est donc simple : partir du non-Être, constater ses propriétés, puis en inférer que l'Être doit posséder les propriétés opposées selon un strict dualisme de natures hérité de la pratique platonicienne de la dichotomie. Ainsi :


Propriétés que possède le non-Être

Propriétés que doit posséder l'Être

Phénoménalité

Substantialité

Hétérogénéité, diversité

Homogénéité, unité

Impermanence, variabilité

Permanence, stabilité

Perceptibilité matérielle

Intelligibilité formelle

Indéterminabilité

Individuabilité

Altérité

Identité

Non-aséité (ne pas être Soi, hétéros)

Aséité (être Soi, autos)

La dernière ligne résume toute la logique du dualisme ontique (c'est-à-dire dans les choses-mêmes) : seul l'Être doit être (en) Soi puisque le non-Être est toujours (en) autre chose que (qu'en) lui-même. Si je dis par exemple "Socrate est chauve" ou "le ciel est bleu", le bleu est le bleu du ciel, non le bleu en soi, la calvitie, celle de Socrate, non la calvitie en soi, etc. Ce qui montre au passage que, dans la mesure où l'ontologie est censée produire un discours sur l'Être (et sur le non-Être), ce discours doit être isomorphe à l'Être (et au non-Être). Le dualisme ontique va donc présupposer un dualisme logique, c'est-à-dire dans la structure intrinsèque du discours. Si je reprends mes deux exemples, dans les deux cas, la phrase énonce un prédicat ("chauve", "bleu") d'un sujet ("Socrate", "le ciel") dans le sens où le sujet est censé être le reflet logique de la substance (l'Être, le Soi) et le prédicat celui du phénomène ou de l'accident (le non-Être, le non-Soi). De là, la confusion que nous faisons spontanément entre le "sujet" (domaine logique) et le "Soi" (domaine ontique), de là aussi la bivalence logique Vrai/Faux supposée être isomorphe au dualisme ontique Être/non-Être.

De ce rapide survol de l'ontologie aristotélicienne suivent trois conséquences extrêmement importantes pour notre problème. Premièrement, une conséquence théologique : comme ce qui existe, Être ou non-Être, doit nécessairement avoir une origine absolue sous peine de régression à l'infini, toute ontologie doit se fonder sur une théo-logie comme discours sur l'origine absolue (ho tou théou logos) à la fois de l'Être et du non-Être, celle-ci étant nommée "Dieu" (ho théos)7. Deuxièmement, une conséquence éthique : comme le dualisme ontique Être/non-Être doit être universel, il doit concerner en particulier l'entité humaine. Celle-ci étant donc conçue pour partie non-Être (le corps matériel) et pour partie Être (l'âme formelle), il s'ensuit que la meilleure existence possible pour le Soi conscient (noûs) de l'Être humain consiste à se tourner vers la contemplation (théôria) de l'Être en général et de son origine et, par conséquent, se détourner (autarkhéô) du non-Être matériel ou corporel. Bref, l'idéal éthique du Soi humain substantiel, c'est la vie contemplative et autarcique8. De là, troisième conséquence : le mépris affiché pour toute considération existentielle, réputée participer du non-Être, en termes de malaise ressenti ou de souffrance vécue, ce que Blaise Pascal appellera l'"ennui". Ce qui sera une aubaine pour l'affinité onto-théologique naturelle des trois monothéismes qui, chacun dans son style propre, se trouve gommer spontanément ce dégât collatéral de la métaphysique grecque en préconisant l'union mystique du Soi humain, certes éternel et immuable mais néanmoins insuffisant et souffrant, à la personne éminente d'un Dieu sauveur9. Ce faisant, les monothéismes vont, dans le même temps, pérenniser l'onto-théologie aristotélicienne en l'enrôlant sous leurs propres bannières et assurer leur propre promotion auprès des foules10 en s'affirmant comme des doctrines de salut ou sotériologies11. Il reste que, par définition, l'impassible Soi substantiel contemplatif et autarcique de la métaphysique grecque ne sait rien et ne veut rien savoir des soubresauts du non-Soi, à commencer par ceux qui sont liés à l'existence matérielle des corps vivants. 

Ce mépris originel de la métaphysique grecque pour les problèmes existentiels est-il partagé par toutes les métaphysiques ?


LE SOI TÉMOIN DANS LA MÉTAPHYSIQUE BRAHMANISTE.

Même si elle ne se revendique jamais comme telle, la pensée brahmaniste12 est une véritable métaphysique qui, à l'instar de la métaphysique grecque, constate le non-Être pour en inférer la nécessité du devoir-Être. Ainsi attribue-t-elle à l'Être une origine absolue (brahman) voire divine (ishvara, prajāpati)13 et établit-elle un rigoureux dualisme ontique14 entre substance homogène et permanente (dravya) et accidents inhomogènes et impermanents (guna), ou bien entre forme consciente et immobile (purusha) et matière inconsciente et agissante (prakriti). Comme dans la métaphysique grecque, le Soi humain (ātman) est identifié à l'Être formel (purusha) et absolu (brahman). Il en résulte, comme dans la métaphysique grecque, que l'idéal éthique qui est assigné au Soi humain (ātman) par le Brahmanisme est celui d'une nature consciente renonçante (sannyāsa) qui le voue principalement à l'étude des textes sacrés (jñana) et à la dévotion à la divinité (bhakti).

Cela dit, la métaphysique brahmaniste s'affirme d'emblée comme une sotériologie, c'est-à-dire une voie de salut en ce qu'elle entend traiter par elle-même le problème de la misère de l'existence humaine en général sans le mépriser ni le sous-traiter à une tierce institution comme l'a fait la métaphysique grecque. Mieux que cela, la sotériologie brahmaniste est de type apophatique, c'est-à-dire que, contrairement à la sotériologie monothéiste qui est cataphatique, elle entend éradiquer hic et nunc les causes de la souffrance existentielle au moyen de la pratique méditative15 et non pas apporter l'espérance salvatrice à l'Être souffrant de l'homme en lui procurant, en quelque sorte, un supplément d'âme par la participation à la divinité dans un au-delà de l'existence. Or, à cet égard, le raisonnement brahmaniste est le suivant : il s'agit d'éradiquer la souffrance (duhkha) en supprimant l’attachement (trishna) du Soi humain (ātman) à l'égard de l'illusion-ignorance (avidyā) engendrée par le cycle de la perpétuation de la vie (samsāra).

La meilleure illustration de cette problématique réside sans doute dans la Bhagavad Gīta16. Rappelons que le récit débute au moment où, s'apprêtant à engager, contre ses cousins Kaurava, un combat titanesque dont l'enjeu est la conquête du trône, Arjuna, l'héroïque cadet des Pandava, est pris d'une terrible défaillance sous la forme d'un (faux17) dilemme : doit-il agir conformément au statut social de son corps (prakriti) et prendre le risque de tuer des membres de sa famille et de sa caste, ou bien doit-il renoncer conformément au statut métaphysique de son Soi (ātman) et prendre le risque de manquer à ses obligations de caste18 ? Ce (faux) dilemme, pour un brahmaniste, n'est pas simplement moral ou légal : il est proprement cosmologique car, dans les deux cas, il attente à l'édifice social et familial et enfreint l'ordre éternel et immuable de l'Absolu (brahman). En d'autres termes, Arjuna se demande s'il doit faire droit à la nature agissante de son corps (non-Soi, prakriti) en consentant à l’action (karman) dans laquelle ce corps est, de facto, déjà engagé, ou bien s'il doit privilégier la nature renonçante de son Soi (ātman, purusha). Bref, plutôt qu'un dilemme, nous dirons qu'Arjuna éprouve un scrupule.

Car un scrupule c'est, étymologiquement (scrupulus) un caillou dans la chaussure qui empêche de continuer son chemin19. Il importe donc de l'enlever. Et c'est précisément pourquoi le Brahmanisme est une sotériologie apophatique : il s'agit en effet de retirer le caillou existentiel qui rend pénible le cheminement de la vie. C'est pourquoi Krishna, le cocher d'Arjuna20 entend lui ôter ce scrupule en lui disant qu'il n'a pas à choisir entre l'action et le renoncement mais qu'il doit agir dans le renoncement ou, si l'on préfère, renoncer dans l'action. Qu'est-ce que cela signifie ? Krishna propose en fait à Arjuna de faire un effort, de consentir à une ascèse (tapas) de détachement (vaïrāgya) de son Soi (ātman) à l'égard de l'illusion (avidyā) d'être concerné par les fruits de l'action (phalatrishnavaïrāgya). Car le Soi (ātman) n'est pas, à proprement parler, concerné par l'action (karman) elle-même, puisqu'il est d'une autre nature que le corps (prakriti) qui agit. En revanche, il se sent concerné par les "fruits" (phala) de l'action dans la mesure où il trouve concurrencé sur son propre terrain, qui est celui de l'espace conscient, par une entité qui lui ressemble : le représentant mental (citta) perpétuellement agité d'un corps (prakriti) quant à lui perpétuellement sollicité par les accidents (guna). Ce qui crée la souffrance (duhkha) du Soi (ātman) dont la nature renonçante se voit ainsi contrariée. Or, voilà l'illusion (avidyā) à combattre : le Soi (ātman) ne doit pas se confondre avec le mental (citta).

De là, l'idée d'une ascèse, mieux connue sous le nom de Yoga21, qui consiste à laisser agir prakriti (non-Soi) en disciplinant le corps22, puis en calmant l'agitation (vritti) du mental23, enfin en permettant l'absorption (samādhi) du Soi (ātman) dans ce qu'il est réellement, à savoir une forme (purusha) absolue (brahman)24. Recouvrant ainsi sa forme propre (svarūpa), le Soi n'est plus que le témoin taché25 du spectacle de la vie (samsāra) auquel il ne s'identifie plus par ignorance (avidyā). Nous avons là le parcours méditatif en huit degrés (ashtangayoga)26 préconisé par les Yoga-Sūtra de Patañjali27 et qui place le Soi substantiel humain (ātman) en position de pur témoin désengagé ne souffrant pas plus du spectacle des affections du non-Soi corporel (prakriti) que le spectateur de Sophocle ne "souffre" réellement de la tragédie d’Œdipe28.

Pourquoi les Bouddhistes refusent-ils cette conception brahmaniste d'un Soi substantiel témoin ?


LE SOI ILLUSOIRE DANS LA PENSÉE BOUDDHISTE.

Disons d'abord que le Bouddhisme partage avec le Brahmanisme un certain nombre de points communs. D'abord, le Bouddhisme est, mythologiquement, sinon historiquement29 issu du Brahmanisme. Celui qui sera qualifié d'Éveillé (buddha) naît en effet dans la caste des kshatriya, reçoit une éducation brahmaniste et, après avoir pris conscience des trois formes principales de souffrance (duhkha) humaine (la maladie, la vieillesse et la mort), va s'imposer six années de renoncement (sannyāsa) dans la droite ligne de la méditation (dhyāna) brahmaniste avant d'atteindre, par lui-même, l'Éveil (bodhi). Par la suite, il enseignera les quatre Nobles Vérités (catvāriāryāsatyāni) : l'universalité de la souffrance (duhkha), l'attachement (trishna) comme origine de la souffrance, la possibilité de l'extinction (nirvāna) de la souffrance et le Noble Octuple Sentier (āryāshtāngamārga) comme moyen d'y parvenir. On remarque, d'une part que ce dernier30 n'est pas sans rappeler les huit degrés du yoga (ashtangayoga) dans les Yoga-Sūtra de Patañjali, d'autre part qu'il existe entre le Bouddhisme et le Brahmanisme un important lexique commun sanskrit-pāli. Celui-ci est évidemment relatif à leur commune vocation sotériologique apophatique et, en particulier, à leur commune lucidité à l'égard du caractère fatal de l'enchaînement cycle vital (samsāra) – ignorance-illusion (avidyā) – attachement (trishna) – souffrance (duhkha).

Seulement voilà : entre autres traditions brahmanistes, le Bouddhisme rejette l'autorité des Veda31 comme révélation sacrée et transcendante et donc, comme nous l'avons vu précédemment, son corollaire métaphysique onto-théologique. C'est en effet parce que et lorsque nous croyons à l'existence de ce que Nietzsche appelle un "arrière-monde" (Hinterwelt)32, les coulisses, en quelque sorte d'un théâtre dont nous croirions n'être spectateurs que de l'avant-scène33, que nous raisonnons meta ta phusika : nous ne savons pas ce qui se trouve au-delà, ni même s'il s'y trouve quoi que ce soit, mais nous postulons qu'il doit y avoir ceci ou cela. Nous dévalorisons ce qui est spontanément perçu (le non-Être) et nous inférons qu'il doit y avoir quelque chose de plus et de plus grand (l'Être). Sans ce subterfuge, la pensée devrait s'arrêter de penser, du moins le croit-elle34. Car il est tout à fait possible de continuer à penser mais en abandonnant toute ambition spéculative pour une tâche tout autant, sinon plus, ambitieuse : la description rigoureuse du vécu-perçu par les sens35. C'est ce que fait précisément la pensée bouddhiste qui congédie l'onto-logie (ho tou ontos logos) "le discours sur l'Être", pour la phénoméno-logie (ho tôn phnoménôn logos) "le discours sur les phénomènes", autrement dit sur le non-Être. Il va donc s'agir désormais pour la pensée bouddhiste de faire un effort pour adopter une description phénoménologique36 du perçu-vécu immanent en lieu et place d'une explication transcendante qui inférerait un prétendu devoir-Être ontique du non-être phénoménal. En quoi cela consiste-t-il concrètement ?

Dans un premier temps, celui de l'apaisement (shamata), la méditation bouddhique fait le constat brut de l'impermanence (anitya) des contenus mentaux qui se succèdent et s'enchevêtrent sans ordre ni raison. Or, et c'est là le début du divorce d'avec le Brahmanisme, de ce que le mental soit inconsistant, on ne va pas chercher à dépasser ce constat par une série d'inférences toutes plus fantaisistes les unes que les autres, mais on va tâcher de l'affiner, de le décrire plus en détail. Et quand on dit que l'on refuse tout recours métaphysique inférentiel, il faut bien comprendre que 1), certes, on n'y constate nulle présence d'un Soi (ātman) comme support substantiel fédérateur desdites perceptions incohérentes, mais 2), on n'en infère pas pour autant l'existence d'un non-Soi (anātman). En d'autres termes, le constat de l'impermanence du mental n'engendre ni la nécessité métaphysique de l'Être, ni celle du non-Être. Car dans les deux cas, on ferait de la métaphysique : ni ātman, ni anātman, ni ātman et anātman, ni ni ātman ni anātman. C'est là le mode de raisonnement radicalement anti-métaphysicien que Nāgārjuna37 adopte dans les Mūlamadhyamakakārikā ("stances de la Voie du Milieu par excellence")38. Bref, le rejet de la métaphysique implique, pour Madhyamaka ("la Voie du Milieu"), le rejet de quelque inférence que ce soit, notamment de toute inférence relative à la nécessité de la bivalence logique (ou bien p, ou bien non-p) comme contrepartie de celle du dualisme ontique (ou bien cela est, ou bien cela n'est pas).

Cela dit, comme nous le suggérions plus haut, l'abandon de la métaphysique n'est nullement une concession à la facilité, bien au contraire. C'est ainsi que la méditation bouddhique se fait plus approfondie dans une attention analytique (vipashyanā) qui décrit le réel vécu-perçu comme non seulement condamné à l'impermanence (anitya) mais, plus encore, comme voué à la vacuité (sūnyatā). En l'occurrence, la vacuité formelle d'un Soi (ātman) dans le sens où aucun phénomène (dharma39) ne saurait être doté d'une nature propre (svabhāva) comme le postule la métaphysique40. Et, précisément, que tout phénomène soit vide de nature propre n'implique pas qu'il soit vide de toute nature, contrairement à ce que soutient l'école concurrente Cittamatra41. Car la description fine d'une co-production dépendante (pratītyasamutpāda) de tout dharma par tout autre, en ce qu'elle adopte un holisme méthodologique tournant le dos à méthode métaphysicienne d'identification individuelle, montre, au contraire que les phénomènes ne sont pas des vues de l'esprit. Simplement, comme le dit Nāgārjuna, rien n'est jamais "produit", ni par soi-même, ni par autre chose, ni par les deux à la fois, ni par aucun des deux42. En d'autres termes, il n'existe en Soi, c'est-à-dire abstraits de leur contexte global, ni sujet, ni objet, ni acteur, ni action, ni acte individualisables43 : il y a bien de la souffrance mais pas de Soi souffrant, il y a bien de la vision, mais pas de Soi voyant, il y a bien de la production mais pas de produit, etc. Bref, la vacuité bouddhique (sūnyatā) n'est pas synonyme de "néant" : elle n'est que l'autre nom de la co-production conditionnelle (pratītyasamutpāda)44.

Mais alors, d'où vient que, depuis la nuit des temps, l'humanité se plaît et se complaît avec une navrante constance à forger cette fiction métaphysique par excellence que constitue le Soi (ātman) ? La réponse de la pensée bouddhique en général est que l'illusion (avidyā) à l'égard de la nature du réel repose sur la description des cinq "agrégats d'attachement"45 (upādāna skandha) par lesquels tout vivant, du seul fait qu'il soit vivant et donc conditionné par le cycle de perpétuation de la vie (samsāra), projette intentionnellement une forme (rūpa) sur tout phénomène qui revêt pour lui une pertinence vitale. Cette forme est d'abord conférée à une simple sensation (vedanā) d'agrément ou de désagrément, puis elle est abondée par diverses qualités sensibles (samjñā), puis mise en mémoire (samskāra), enfin, pour les vivants qui en sont dotés, se prête à une intervention de la conscience (vijñāna). L'illusion d'ātman est donc une forme vide intentionnellement et cumulativement projetée par le vivant sur des phénomènes nécessaires à sa survie et qui, pour cette raison, conditionne son attachement indéfectible à l'"évidence" que le monde est un monde d'objets en Soi et pour Soi46. Comme pour le Brahmanisme, c'est donc l'attachement (trishna) vital (samsāra) à considérer les phénomènes en Soi (ātman) qui, pour les bouddhistes génère l'illusion-ignorance (avidyā) puis la désillusion-souffrance (duhkha). Sauf que, non seulement il n'y a pas de Soi conscient transcendant capable de s'exonérer de cette illusion et de cette souffrance en s'en faisant le spectateur impartial, mais telle est, pour le Bouddhisme l'illusion par excellence. Encore une fois : il y a de la souffrance mais pas de Soi souffrant.

Cela dit, dans la mesure où illusion et souffrance sont biologiquement conditionnées, est-il pertinent de vouloir les éradiquer ?


LE SOI SÉQUENTIEL DANS LA PENSÉE TAOÏSTE.

Même si elle n'est pas dirigée principalement contre l'illusion et la souffrance, la vocation sotériologique du Taoïsme est, comme nous allons le voir, évidente. Par ailleurs, le Taoïsme partage avec le Bouddhisme et le Brahmanisme la pratique de la méditation comme modus operandi, quoique sur un mode actif (Dao Yin, Qi Gong, Taï Ji Quan) qui s’apparente plus au yoga qu’à la méditation bouddhique. Toutefois, l’immanence phénoménologique comme stratégie argumentative anti-métaphysicienne éloigne le Taoïsme du Brahmanisme et le rapproche du Bouddhisme, même si la description du réel y est souvent beaucoup plus allusive (par exemple, dans l'analogie poétique ou l'évocation picturale). Et, surtout, Bouddhisme et Taoïsme ont en commun les notions fondamentales d'impermanence et de vacuité.

La notion d'impermanence (无常, wú cháng) est la plus facile à saisir. Le Taoïsme, comme son nom l'indique, est une doctrine du Tao (, dào), c'est-à-dire celle d'un courant47, et plus précisément, d'un courant alternatif de circulation d'un souffle-énergie (, ) entre un pôle d'excitation minimale (, yīn) et un pôle d'excitation maximale (, yáng). Tout phénomène, dès lors, se décrit en termes d'alternance perpétuelle entre ces deux pôles48. Concrètement, cela veut dire que toute entité doit être considérée comme alternant perpétuellement entre un gain d'énergie et une perte d'énergie49. Nul phénomène ne peut donc prétendre à une quelconque permanence dans le temps. Mais il y a plus. Car aucun phénomène ne peut non plus prétendre à quelque homogénéité spatiale que ce soit dans la mesure où chacun d'eux s'analyse en un courant irrémédiablement et simultanément traversé par des sous-courants contraires, les uns allant vers yīn (perte d'énergie) d'autres vers yáng (gain d'énergie), un peu à la manière d'un torrent tumultueux dont on s'aperçoit, en s'approchant un peu, qu'il est constitué d'une myriade de tourbillons qui vont dans tous les sens50. Et, de même que l'impermanence bouddhique (anitya), l'impermanence taoïque ouvre la porte à une conception de la vacuité qui, pas plus que celle-là, n'a le sens d'un néant.

Cela dit, le vide des Taoïstes (空虚, kōng xū), tout en étant aussi un vide formel, n'est pas, comme celui des Bouddhistes, une co-production sans produit mais, plus radicalement encore, une absence de production. En effet, toute séquence spatio-temporelle de , dào, est telle que, d'une part présence et absence du souffle-énergie (, ) y sont simultanées51, de sorte que tout phénomène est intrinsèquement inconsistant, d'autre part le souffle-énergie y infuse sans jamais combler52, de sorte que tout phénomène est intrinsèquement incomplet. La vacuité se comprend donc comme inachèvement (, wú wéi, littéralement "rien n'est fait") perpétuel en raison d'échanges énergétiques toujours localement chaotiques. Or, paradoxalement, cette vacuité est compatible avec une conjonction-harmonie (, ) globale du fait que, parmi les phénomènes localement chaotiques, il se trouve toujours un phénomène dominant53 (, dǎo yǐn, "guide") qui fédère et ordonne tous les autres : on aura remarqué, par exemple que le phénomène gravitationnel contraint le torrent à couler toujours dans le même sens nonobstant le bouillonnement de ses tourbillons.

De même, les Taoïstes ont-ils remarqué que la vie est le phénomène global dominant qui contraint des phénomènes biologiques locaux contradictoires à coopérer. Raison pour laquelle, pour eux, le vivant est le paradigme taoïste de la conjonction-harmonie54. On comprend alors pourquoi la méditation taoïste ne se préoccupe guère, en fait, ni de la perpétuation de la vie (samsāra, , lún huí, littéralement "retour de la roue") qui n'est que le , dào du vivant, ni de la souffrance (duhkha, , kǔ nàn) qui n'est qu'une manifestation de l'incomplétude (, wú wéi) fondamentale de , dào. Manifestation plus nette encore dans le cas de l'ignorance (avidyā, 无明wú míng"pas de lumière") comme avant-goût du vide suprême (虚极, xū jí) à quoi aspire le Sage qui pratique le "jeûne de l'esprit" (心斋, xīn zhāi) pour, précisément, se déprendre de l'illusion consistant à prendre le savoir pour de la sagesse. Quant à l'attachement (trishna, , kě ài), il n'est autre que l'attracteur intentionnel (, dǎo yǐn) propre à la vie : sans la douleur de la déplétion et l'attachement au besoin de réplétion, comment le vivant survivrait-il ? La méditation entend, en revanche, prévenir la maladie (生病, shēng bìng, littéralement "défaut de vie") par élimination de tout obstacle formel qui nuirait à la fluidité chaotique des échanges énergétiques55. Or, avons-nous vu avec la pensée bouddhique, le Soi est précisément cette forme illusoire et génératrice de douleur que tout vivant projette sur les phénomènes pertinents de son propre monde. En ce sens, tout Soi, en tant que forme, devrait donc être réputé pathologique aussi par les Taoïstes. Or, ce n'est pas le cas.

Zhuāng Zǐ, l'un des trois grandes figures de la tradition taoïste56 raconte57 avoir vu un plongeur sortir indemne après s'être jeté dans une cascade de plus de trois cents pieds de hauteur et en sortir indemne. Questionné sur ce prodige, le plongeur explique avoir "acquis la faculté d'agir en accord complet avec les courants et les tourbillons de l'eau et, en même temps, de façon complètement spontanée"(F. Billeter, Leçons sur Tchouang-Tseu, p.30). Or le terme qui, en chinois, exprime cet accord vital "spontané" exigé par les circonstances, c'est le caractère , mìng qui désigne la vie mais aussi le destin comme ensemble des mille et une petites contraintes auxquelles le vivant doit se plier en temps réel pour assurer sa survie. En ce sens, il n'est pas exagéré de dire que le plongeur, aux lieu et instant de sa plongée, a été et est resté Soi. Mais ce Soi n'a rien à voir avec le Soi prétendument substantiel, homogène et permanent de la métaphysique. C'est, tout au contraire, un Soi séquentiel variable quoique spontanément ajusté à , dào et qui, pour cette raison, assure à la séquence vivante (, mìng) une invariance fonctionnelle et non une identité ontologique. Car l’invariance, au rebours de l’identité, présuppose l’hétérogénéité et l’impermanence spatio-temporelles sous cette "harmonie" relationnelle globale qui nous autorise, cependant, à dire qu’un phénomène reste, paradoxalement, "le même" (en chinois, 正是, zhèng shì, "précisément ajusté") tandis que nous l’avons vu changer. C’est donc le Soi séquentiel58 du plongeur, qui, parce qu’il est précisément ajusté aux exigences de la séquence vivante (, mìng) en temps réel, assure le maintien (l’invariance) de la vie, autrement dit sa bonne santé. On comprend alors la réputation de pragmatisme, voire d’opportunisme qui est justement attachée au Taoïsme59 : c’est que le Soi séquentiel y est toujours celui du roseau, jamais celui du chêne !


Concluons par un réexamen du débat "Soi ou non-Soi" à la lumière de notre discussion. La métaphysique n'a évidemment pas tort d'exiger que "ce qui apparaît" (ta phaïnomena) à la perception soit inhérent à un Soi sous-jacent, mais pourquoi ce Soi doit-il être éternel et immuable et pas simplement plus homogène et plus durable que le perçu lui-même ? Pourquoi ce Soi doit-il être unique plutôt que multiple60 ? Et pourquoi le Soi du perçu doit-il être absolu plutôt que relatif au monde spécifique du vivant qui perçoit61 ? Quant à la métaphysique brahmaniste, elle a raison de sympathiser avec le malaise qu'éprouve le Soi humain en tant qu'il est conscient de percevoir et de se percevoir. Mais pourquoi ce Soi conscient doit-il se distinguer, par nature, des phénomènes perçus ? Ne peut-on concevoir de Soi tout à la fois percevant et perçu62 ? La conscience doit-elle être autre chose qu'une perception récursive, une perception de la perception ? Voilà pourquoi la phénoménologie bouddhiste est parfaitement fondée à qualifier d'illusoires non seulement toute présupposition d'homogénéité et de permanence d'un Soi quelconque, mais encore toute dualité consciente entre sujet percevant et objet perçu63. Et parfaitement fondée aussi à constater que l'illusion d'un Soi, qu'il soit objectif ou subjectif, est toujours, pour le vivant, l'antichambre par excellence de la déception et de la douleur qui s'ensuit. Cela dit, est-il pertinent de vouloir éteindre cette illusion et cette douleur ? N'est-ce pas là la vie elle-même dans ce qu'elle a d'inconsistant, d'inachevé, pour ne pas dire de tragique64 qui, pour le vivant, est illusoire et douloureuse ? Bref, conformément à la pensée taoïste, n'est-il pas sain que le vivant assure non une identité absolue mais une invariance relative par une succession contextuelle de Soi séquentiels ajustés à sa complexion et au chaos des événements, ceux-ci fussent-ils générateurs d'illusion voire de souffrance65 ?


1"La notion d’ātman (et de son lien avec Brahman), centrale dans la tradition hindoue, est [...] un des critères définitoires de l’orthodoxie hindoue (āstika) [...] Le bouddhisme, par contre, défend le concept d’anātman, à savoir l’inexistence d’une substance éternelle désignée comme une âme immortelle"(David de Meyer, le Samsāra et la Libération dans les Religions Indiennes), cf. https://dial.uclouvain.be/memoire/ucl/object/thesis:24859.

2Marc Ballanfat relève d'ailleurs systématiquement dans le texte et dans le commentaire qu'en fait un certain Vyāsa (à l'existence incertaine), toutes les occurrences qui témoignent de la réalité de ce débat (cf., tout particulièrement, Yoga-Sūtra, IV, 14-25). À noter l'existence actuelle d'une voie de recherche explorée notamment par Karen O'Brien-Kop (Dharmamegha in Yoga and Yogācāra : the Revision of a Superlative Metaphor, Journal of Indian Philosophy, 2020) et par Pradeep Gokhale (the Yogasūtra of Patañjali : a New Introduction to the Buddhist Roots of the Yoga System, Routledge India, 2020) et qui consiste à montrer à la fois la profondeur de l'influence bouddhiste sur les Yoga-Sūtra et la nature politique du commentaire dudit Vyāsa tendant, selon eux à décourager toute interprétation bouddhique du texte en le ramenant dans la droite ligne de l'orthodoxie brahmanique.

3"Tout coule", "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve", "le conflit est père de toute chose", etc.

4Cf. les fameux paradoxes de Zénon discutés par Aristote en Physique, VI.

5"La Cité démocratique est comme un vêtement bigarré qui offre toute une variété de couleurs [...] c’est un bazar à constitutions"(Platon, République, VIII, 557 c-d).

6Dont "le principal effort […] a consisté à surmonter, par un travail intellectuel de plus en plus subtil, les difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du mouvement et du changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, intro.). Cela dit, le terme "métaphysique" n'apparaît, comme tel, qu'à l'époque médiévale lors de la redécouverte d'Aristote par les Scholastiques et par les Philosophes arabes. Aristote, pour sa part, lui donne le nom de "philosophie première"(Métaphysique, Γ, 1005 b).

7Aristote, MétaphysiqueΛ , 1073 a.

8Aristote, MétaphysiqueΛ , 1072 b.

9"Misère de l'homme sans Dieu. Félicité de l'homme avec Dieu"(Pascal, Pensées, B389). Au sens étymologique, s'ennuyer vient du latin in-odiare, littéralement "(se) prendre en haine" : "le moi est haïssable"(Pascal, Pensées, B389).

10L'intrication des trois monothéismes et de la métaphysique aristotélicienne est constante et il est facile de comprendre pourquoi.

11Du grec sôzein, "sauver", "préserver".

12Nous entendrons par "pensée brahmaniste" l'ensemble des six conceptions doctrinales hindouistes orthodoxes (darshana astika) qui reconnaissent l'autorité transcendante et révélée des Vedas ainsi que l'autorité de leurs commentaires (Upanishads), à savoir : Nyāya, Vaisheshika, Sāmkhya, Yoga, Mīmāmsā, Vedānta. Le terme "brahmaniste" fait référence tout autant à la notion de brahman ("absolu") qu'à la caste supérieure des brahmanes. Par opposition, les brahmanistes parlent de darshana nastika ou "doctrines hétérodoxes" pour (dis-)qualifier le Bouddhisme, le Jaïnisme ou l'Ājīvika.

13Cela dit, certaines de ces doctrines (Nyāya, Vaisheshika, Vedānta) sont théistes à la manière des trois monothéismes (Dieu est une personne), d'autres (Sāmkhya, Yoga, Mīmāmsā) déistes à la manière d'Aristote (Dieu est un concept).

14Certes, le Vedānta se revendique comme advaita, c'est-à-dire comme non-dualiste. Mais, comme il n'abolit pas la transcendance, son anti-dualisme n'est guère convaincant.

15Toute la différence entre la contemplation (théôria) grecque et la méditation se trouve là : la méditation (du latin medeo, "soigner") entend prendre soin conjointement de l'"esprit" et du "corps" (quelque conception qu'on ait de cette dualité). Les prétendues "méditations" métaphysiques (par exemple celles de Descartes) ne sont donc que des contemplations ou, si l'on préfère, des exercitia spiritualia au sens d'Ignace de Loyola.

16La Bhagavad Gīta est la sixième partie du Mahābārata, la grande épopée de la mythologie hindouiste.

17Faux parce qu'on en connaît par avance la solution. De même que dans les "dilemmes" cornéliens, on imagine mal le héros prendre une autre résolution que celle qu'il prend. À comparer avec le vrai dilemme qui est celui de Sophie dans le Choix de Sophie de William Styron.

18Arjuna appartient à la caste des guerriers (kshatriya), la deuxième dans la hiérarchie brahmaniste après celle des brahmanes.

19Cf. la première scène d'en attendant Godot de Beckett où Estragon essaie d'enlever sa chaussure.

20Et, accessoirement, le huitième avatar de Vishnou.

21Défini d'entrée de jeu comme cittavrittinirodhah, soit "résorption des opérations du mental"(Yoga-Sūtra, I, 2, trad. M. Ballanfat).

22Y.S., II, 29-48.

23Y.S., II, 49-55.

24Y.S., III, 1-5.

25Y.S., I, 3-4.

26"Les huit degrés sont les engagements, les obligations, les postures, le contrôle du souffle, le retrait des sens, la concentration, la méditation et l'absorption"(Y.S., II, 29, trad. M. Ballanfat).

27L'existence, plus ou moins mythique, de Patañjali est située entre le III° et le V° siècles e.c.

28À cet égard, Aristote nous enseigne que "la tragédie est la représentation [hê mimêsis] d'une action grave et complète, [...] opérant par la pitié et la terreur la purgation [hê katharsis] des passions de la même nature"(Aristote, Poétique, 1449b). L'idée d'un effet cathartique de l’œuvre d'art en général connaîtra un beau succès tant philosophique que psychologique.

29Nous ne discuterons pas ici le caractère historique ou non de tout ou partie du récit de la vie de Siddhārta Gautama, fondateur du Bouddhisme. Toujours est-il que l'apparition du Bouddhisme est datée au VI° siècle a.e.c., période de l'histoire de l'humanité que Karl Jaspers appelle die Achsenzeit, "période axiale", "âge pivot". C'est à cette période, en effet, qu'apparaissent la Métaphysique grecque, le Bouddhisme, le Confucianisme, le Taoïsme, le Jaïnisme, le Zoroastrisme et les Upanishads brahmaniques qui commentent les Védas.

30Compréhension juste, pensée juste, parole juste, action juste, moyens d'existence justes, effort juste, attention juste, concentration juste. On notera l'insistance sur la notion de "justesse" (samyak).

31Le Bouddhisme rejette aussi le système des castes et les rites sacrificiels.

32"Un jour Zarathoustra jeta son illusion par-delà les hommes, pareil à tous les hallucinés de l’arrière-monde"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra). Pour Nietzsche, le paradigme de cette "hallucination" se trouve dans l'"allégorie de la caverne" au livre VI de la République de Platon.

33À cet égard, la métaphore brahmanique du témoin-spectateur (drashtuh) est évidemment significative. Et d'autant plus si on y ajoute l'effet cathartique du spectacle (cf. note 28).

34En ce sens, l'exigence ontique du devoir-Être n'est pas première mais dérivée de l'exigence logique du devoir-penser : il faut qu'il y ait ceci ou cela pour pouvoir continuer à penser. De là l'inévitable "isomorphisme" entre le domaine de l'Être et celui du langage.

35D'où la plaisante analogie de Wittgenstein : "quel est ton but en philosophie ? - Montrer à la mouche comment sortir du pièges à mouches"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §309).

36"Un contact naïf avec les choses"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception).

37Sage bouddhiste dont l'existence, elle aussi plus ou moins mythique est datée des II°-III° siècles e.c. Il est considéré comme le fondateur de la Voie du Milieu (Madhyamaka), école qui est, avec Cittamātra ("l'esprit seul"), l'une des deux principales composantes du Bouddhisme Mahāyāna ("le grand véhicule"). Elle sera défendue, entre autres, par Bhāvaviveka (VI° siècle), Candrakīrti (VII° siècle), Shantideva (VIII° siècle) ou Atisha (X° siècle).

38Mode de raisonnement qu'on nomme en général "tétralemme" (catuskoti) et qu'Aristote connaît bien puisqu'il le dénigre avec force mais aussi avec finesse puisqu'il dit que celui qui argumente ainsi, en fait, "ne désigne rien et ne dit rien"(Métaphysique, Γ, 1008 a), ce qui est exactement le dessein de Nāgārjuna qui "conclut" souvent ses réfutations par une fin de non-recevoir : na vidyate ("sans objet"). En M.M.K.xxiv, il répond à ceux qui lui reprochent un scepticisme potentiellement dévastateur pour l'enseignement du Bouddha.

39Par convention, nous écrivons dharma (avec minuscule) pour désigner les phénomènes en général, tandis que Dharma (avec majuscule) réfère à l'enseignement du Bouddha.

40C'est-à-dire, rappelons-le d'une forme homogène et permanente par opposition à l'hétérogénéité et à l'impermanence de la matière.

41C'est en ce sens que Madhyamaka se revendique comme voie médiane entre l'éternalisme métaphysique brahmanique et l'idéalisme nihiliste de Cittamātra professé par Vasubandhu et Asanga, lesquels, comme nous l'avons vu, sont les principaux contradicteurs de Patañjali et les principales cibles des Yoga-Sūtra.

42M.M.K., i, 1.

43Guy Bugault, le traducteur français de Nāgārjuna, dit à ce propos que les phénomènes sont, les uns par rapport aux autres, dans un fondu-enchaîné perpétuel.

44M.M.K., xxiv, 18.

45M.M.K., xxvi.

46Notons que la notion bouddhique d'upādāna skandha est confirmée par l'éthologie (J. von Uexküll) et par la biologie (F. Varela) modernes.

47Dào est souvent traduit par "voie", ce qui est une translation possible mais trompeuse car trop statique, connotant une entité déjà tracée par avance, ce qui est un complet contre-sens. Raison pour laquelle nous préférons dire "courant", terme beaucoup plus susceptible d'emplois analogiques à connotations dynamiques comme on va le voir.

48En ce sens, , yīn et , yáng peuvent être assimilés aux extrema d'une fonction mathématique.

49Cf. la seconde loi de la thermodynamique de Boltzmann (loi dite de l'entropie).

50"Toute chose tend vers yīn en embrassant yáng"(Lǎo Zǐ, Dào Dé Jīng, §42)

51D.D.J., §2.

52D.D.J., §4.

53Ce qu'en physique du chaos, on appelle un "attracteur".

54Le caractère , , est en même temps un substantif ("harmonie") et la conjonction de coordination "et". Ce qui suppose une conception minimaliste de l'harmonie non pas comme complétude absolue ou transcendante mais comme co-existence, co-présence immanentes de phénomènes potentiellement contradictoires (par exemple, co-présence du prédateur et de sa proie, ou de l'organisme et de son parasite). Par ailleurs, l'étymologie de ce caractère (禾 ) fait apparaître, à gauche un épi de blé, à droite un espace. La conjonction-harmonie est donc celle d'un champ de blé comme éco-système qui conjoint des biotopes (des plantes, des champignons, des insectes, des oiseaux, des mammifères, des lombrics, des micro-organismes, etc.) qui ont chacun leur propre logique énergétique et n'ont en commun que le fait de vivre dans un même espace d'échanges énergétiques sous la domination de la céréale comme attracteur. Tant que nous y sommes, rappelons que, dans la mythologie grecque, Harmonie est la fille d'Aphrodite, déesse de l'amour, et d'Arès, dieu de la guerre !

55"En tout courant, l’essentiel est qu’il n’y ait pas d’obstruction. Toute obstruction produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle-énergie. Si ce souffle-énergie n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux"(Zhuāng Zǐ , Zhuāng Zǐ, xxvi).

56 Les deux autres sont Lǎo et Liè Zǐ.

57 Zhuāng Zǐ, xix.

58Ce que F. Varela nomme aussi "comportement propre" : "les comportements propres [eigenbehaviors] sont des invariants engendrés de façon interne par les processus coopératifs qui définissent la clôture du système"(Varela, Comportement Propre, Autoréférence et Coopérativité, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant).

59 Cf. l’Art de la Guerre de Sūn Zǐ, un autre grand Taoïste. Soulignons en passant que le Taoïsme ignore la notion brahmanique de non-violence (ahimsā) et la notion bouddhique de bienveillance (karunā). Même si, comme le dit Sūn Zǐ, la plus efficace des guerres est celle qu’on a su éviter, la fureur (en chinois 生气, shēng qì, littéralement "énergie-souffle de vie") a un rôle à jouer lorsqu'il importe de maintenir ou de rétablir la circulation vitale des énergies (le septième mouvement des "Huit Pièces de Brocart" consiste d'ailleurs à "accumuler de la fureur dans les poings afin de concentrer l'énergie"). Comment le prédateur se nourrirait-il, comment la proie se défendrait-elle sans fureur ? Doit-on rappeler enfin que l'on doit les arts martiaux chinois (武术, wǔ shù), pour une part aux moines bouddhistes de Shaolin, pour une autre part aux moines taoïstes du mont Wudang ?

60"Ce qui relie tous les cas de comparaison, c'est un nombre considérable de ressemblances qui se chevauchent, et, dès que nous voyons cela, nous ne nous sentons plus du tout contraints de dire qu'il est nécessaire qu'ils aient un trait commun unique. C'est un câble qui maintient le navire à quai, et ce câble est fait de fibres, cependant, sa force ne lui vient pas d'une certaine fibre qui le parcourrait d'un bout à l'autre, mais du fait qu'il y a un nombre considérable de fibres qui se chevauchent"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 87).

61Ce que Jakob von Uexküll appelle die Umwelt ("le monde propre") : "il n'y a pas d'autre monde que celui formé à travers les expériences qui s'offrent à nous et qui font de nous ce que nous sommes. Nous sommes nous-mêmes enfermés dans un domaine cognitif dont nous ne pouvons nous échapper"(Varela, l'Histoire Naturelle de la Circularité, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant).

62"La chair, c'est le sensible au double sens de ce qu’on sent et de ce qui sent"(Merleau-Ponty, le Visible et l'Invisible). Cf. l'expérience banale du touchant-touché ainsi que la notion mathématique de fonction récursive (c'est-à-dire de fonction qui s'applique à elle-même).

63"Les signaux perceptifs d'un groupe de cellules perceptives se réunissent en dehors de l'organe de perception, en dehors du corps animal, en des unités qui deviennent les caractères des objets situés en dehors du sujet animal dans son monde propre [seine Umwelt]"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain).

64"Au milieu de cette exubérance de vie, de souffrance et de joie, remplie d’une extase sublime, la tragédie écoute un chant lointain et mélancolique ; — il parle des causes génératrices de la Vie qui s’appellent : Illusion, Volonté, Malheur"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xx).

65"Ce n’était pas Albertine seule qui n’était qu’une succession de moments, c’était aussi moi-même [...]. Je n’étais pas un seul homme, mais le défilé heure par heure d’une armée compacte où il y avait, selon le moment, des passionnés, des indifférents, des jaloux — des jaloux dont pas un n’était jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là qu’un jour viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une foule, ces éléments peuvent, un par un, sans qu’on s’en aperçoive, être remplacés par d’autres, que d’autres encore éliminent ou renforcent, si bien qu’à la fin un changement s’est accompli qui ne se pourrait concevoir si l’on était un"(Proust, Albertine Disparue, i, 1971).

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