Le
propre de l'authentique scientifique
est de ne pas se satisfaire
seulement de comprendre
le plus profondément possible le réel mais de s'évertuer aussi à
l'expliquer
le plus distinctement et le plus
précisément possible à ses semblables.
C'est ce qui le distingue du poète, du prêtre, du prophète ou
du sage, pour qui comprendre et faire
comprendre est plus important qu'expliquer, de l'habile, du mage, ou
du mystique pour qui comprendre suffit. Voilà
pourquoi Platon, Aristote, Averroès,
Galilée, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton, Lavoisier, Einstein,
Schrödinger,
etc. ont été des scientifiques et,
en
même temps,
des épistémologues.
En effet, "si
l'on traduit par notre mot « science » le mot grec
ἐπιστήμη, l'épistémologie est, étymologiquement, la
théorie de la science. Bien que la forme anglaise
du vocable ait existé avant que le français ne l'assimile, c'est
pourtant avec le sens différent et plus large de « théorie de
la connaissance » qu'il est généralement utilisé par
les Anglo-Saxons. Ce décalage sémantique n'intéresse
pas seulement le linguiste ; il évoque une différence
d'orientation significative, qui se retrouve aussi bien à
l'intérieur même de l'épistémologie entendue au sens français.
Sans doute ne
qualifierions-nous pas volontiers d'« épistémologiques »
des considérations sur la connaissance en
général, ou sur des modes de connaissance s'éloignant
manifestement de ceux qu'un large consensus désigne
comme scientifiques. Néanmoins, l'épistémologie ne saurait non
plus se réduire à l'examen purement technologique des méthodes
spécifiques des sciences. Elle vise aussi à situer la science
dans une expérience du
savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le
sens pour l'ensemble de la pratique humaine. Il convient donc de dire
que le mot français lui-même renvoie à deux styles de théorie de
la science ; l'un, plus proche de la philosophie d'obédience
américaine ou britannique, met l'accent sur les processus les plus
généraux de la connaissance, sur leur logique,
sur leur fondement ; l'autre, assez caractéristique des
épistémologues français, et même continentaux, depuis la fin
du XIXe siècle,
privilégie volontiers l'étude spécifique des sciences, voire du
développement historique concret de leurs problèmes"(G.-G.
Granger, Encyclopaedia
Universalis,
VII, 61, 2, article "Épistémologie").
En
tout cas, quelle
que soit l'acception que l'on privilégie,
dire
que tous les grands scientifiques ont été des épistémologues,
c'est insister
sur
leur
capacité à
"situer
la science dans une expérience du
savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le
sens pour l'ensemble de la pratique humaine",
autrement dit à
donner un fondement légitime à leur
explication.
Bref,
le vrai scientifique
est,
avant toutes choses, un philosophe.
Il
n'est que de faire un peu d'histoire de la philosophie
pour
se rendre compte que, jusque très récemment encore (en gros, les
Lumières), elle se confond avec l'histoire de la science.
Voilà
ce
qui
distingue, en outre, le scientifique
du
scientiste.
Tout
à l'opposé du scientifique,
en
effet, le
scientiste
serait,
dans
le meilleur des cas,
une sorte d'habile, de mage ou de mystique honteux qui, n'arrivant à
se
comprendre
lui-même,
tenterait
désespérément d'y parvenir,
dans
le pire des cas,
à
l'instar de Bouvard et de Pécuchet, un
imbécile qui
accumulerait
les concepts comme d'autres enfilent des perles ou,
si l'on préfère, un clown qui s’empêtrerait dans un habit trop
grand pour lui. Alors, pour faire pièce au lobby scientiste
qui
colonise
aujourd'hui l'opinion,
je voudrais à présent développer une réflexion épistémologique
autour
de deux axes complémentaires
: la notion d'hypothèse
en
science et la notion de modèle
explicatif.
Commençons
donc par la notion d'hypothèse.
Disons d'abord que si ce terme est apparemment indissociable de la
méthodologie scientifique au point d'en devenir une sorte de mantra
pour certains, cela n'a pas toujours été le cas. Rappelons-nous
Platon. Voilà, par exemple, ce que Socrate explique à Glaucon
lorsqu'il s'agit de définir la science (ἐπιστήμη)
authentique : "la
plupart des arts [τέχναι] ne s’occupent que des opinions des
hommes et de leurs goûts [πρὸς δόξας ἀνθρώπων
καὶ ἐπιθυμίας εἰσὶν], de production et de
fabrication, ou se bornent même à l’entretien des produits
naturels et fabriqués. Quant aux autres, tels que la géométrie et
les sciences qui l’accompagnent [γεωμετρίας τε καὶ
τὰς ταύτῃ ἑπομένας], nous avons dit qu’ils ont
quelque relation avec l’être ; mais la connaissance qu’ils en
ont ressemble à un songe, et il leur sera impossible de le voir de
cette vue nette et sûre qui distingue la veille, tant qu’ils
resteront dans le cercle des données matérielles sur lesquelles ils
travaillent, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand les
principes sont pris on ne sait d’où, et quand les conclusions et
les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils
principes, le moyen qu’un tel tissu d’hypothèses fassent jamais
une science [ποτὲ ἐπιστήμην γενέσθαι] ? […]
Il n’y a donc que la méthode dialectique [ἡ διαλεκτικὴ
μέθοδος] qui, écartant les hypothèses [τὰς ὑποθέσεις
ἀναιροῦσα], va droit au principe [ἐπ’ αὐτὴν
τὴν ἀρχὴν] pour l’établir
solidement"(Platon, République,
VII, 533 b-d). Tels sont donc les principes fondamentaux
du rationalisme classique : ne rien admettre au titre
de connaissance authentique que ce qui provient de la seule pensée
conceptuelle en excluant systématiquement tout apport de l'opinion,
de l'imagination ou de la sensation. Ce à quoi, précisément pour
lui, ressortit l'hypothèse.
A
contrario et
beaucoup plus près de nous, voici ce que Newton écrit en 1713 :
"je
n’ai pû encore parvenir à déduire des phénomènes la raison de
ces propriétés de la gravité, et je n’imagine point
d’hypothèses [hypotheses non fingo]. Car tout ce qui ne se déduit
point des phénomènes est une hypothèse : et les hypothèses, soit
métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques, soit celles des
qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans la philosophie
expérimentale [c'est-à-dire la science]"(Newton, Principia
Mathematica Philosophiae Naturalis,
schol.). C'est donc, pour lui, une connotation négative qui est
encore attachée à la notion d'"hypothèse". L'étymologie
y est sans doute pour quelque chose. Le mot grec ὑπόθεσις
est composé de ὑπό, "sous" et de τίθημι,
"poser" : l'hypothèse désigne
donc, en ce sens étymologique, ce qui est posé en dessous du
raisonnement, donc ce qui est supposé (sub-posé, d'où la
traduction possible de ὑπόθεσις par "supposition")
par lui. D'où le soupçon d'occultisme que fait peser
l'hypothèse sur
la rigueur et la pureté du raisonnement : "la
connaissance qu’ils en ont ressemble à un songe […] quand
les principes sont pris on ne sait d’où, et quand les conclusions
et les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils
principes".
Raison pour laquelle "les
hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques,
soit celles des qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans
la philosophie expérimentale".
Tout ce que peut et doit recevoir une telle "philosophie
expérimentale" digne de ce nom, autrement dit une science
empirique, ce sont des données phénoménales et rien d'autre.
Il s'agit donc de se garantir contre toute intrusion de ces
spéculations intellectuelles subreptices que sont
les hypothèses. Paradoxalement, l'empiriste Newton
rejoint le rationaliste Platon
dans un commun discrédit du recours à l'hypothèse.
Le
statut de l'hypothèse
change
radicalement à l'époque des Lumières, notamment à travers
l'idéalisme
transcendantal,
c'est-à-dire la philosophie kantienne de la connaissance. Kant
souligne que la
science
ne peut pas provenir des seules données des sens car alors "des
observations faites au hasard et sans plan tracé d’avance ne se
rassemblent pas en une loi nécessaire"(Kant, Critique
de la Raison Pure,
III, 10). Autrement dit, si les empiristes
avaient raison, la découverte scientifique serait tributaire du
hasard des rencontres des hommes avec les phénomènes observables,
ce qui ne permettrait pas d'expliquer l'accélération des progrès
scientifiques à partir du XVII° siècle, lesquels, au contraire, ne
doivent rien au hasard mais sont le fruit d'une planification
préalable. Kant insiste donc sur cet aspect fondamental de la
science : on ne découvre rien par hasard, mais on ne trouve au
contraire que ce qu'on cherche. Mais, d'un autre côté, "dans
le simple concept d’une chose, on ne saurait trouver aucun
caractère de son existence : c’est en vain que nous prétendons
explorer ou deviner l’existence d’une chose quelconque"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
III, 190). Bref,
la science
ne
peut avoir la spéculation métaphysique (fût-elle conçue more
geometrico au
sens de Descartes ou de Spinoza) pour unique origine. Autrement
dit, si
les rationalistes
avaient raison le matériel du scientifique se résumerait à de
la matière grise, du
papier et un crayon. Or, que seraient les travaux de Galilée,
par exemple, sans l'invention de la lunette astronomique ? D'autre
part, si les rationalistes
avaient raison, les vérités scientifiques seraient éternelles
et immuables. Or,
le géocentrisme aristotélicien est détrôné par l'héliocentrisme
copernicien qui est lui-même détrôné par l'acentrisme galiléen.
Bref, "il
se pourrait que notre connaissance fût composée de ce que nous
recevons par des impressions sensibles, et de ce que notre propre
faculté de connaître tire d’elle-même"(Kant, Critique
de la Raison Pure,
III, 10) : il y a dans la connaissance scientifique, une partie
empirique
(a
posteriori,
en latin "par ce qui vient en second") et une partie
rationnelle
ou
pure
(a
priori, en
latin, "par ce qui vient en premier"). Kant jette donc
les
bases de la conception moderne d'une science
tout
à la fois rationnelle
et empirique :
"une
science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se
fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a
priori
des choses de la nature. Or, connaître une chose a
priori
signifie la connaître d’après sa simple possibilité. [...]
Ainsi, connaître la possibilité de choses naturelles déterminées
[...] a
priori,
exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée
a
priori,
c’est-à-dire que leur concept soit construit. Or la connaissance
rationnelle par la construction des concepts, c’est la
mathématique. En conséquence [...] une pure théorie de la nature
concernant des choses déterminées de la nature n’est possible
qu’au moyen de la mathématique [...]. Par suite, tant qu’on
n’aura pas trouvé de concept se rapportant aux actions chimiques
des matières les unes sur les autres, qui puisse se construire,
[...] la chimie ne saurait être qu’une pratique systématique ou
une théorie empirique, mais jamais une science à proprement
parler"(Kant,
Premiers
Principes Métaphysiques de la Science de la Nature,
IV, 470). Dès
lors, il appartient à l'hypothèse
de
constituer l'interface entre "partie pure" (a
priori,
mathématisée) et "partie empirique" (a
posteriori,
expérimentale) du processus scientifique.
C'est ce que veut dire Kant lorsqu'il précise que "connaître
la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a
priori,
exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée
a
priori,
c’est-à-dire que leur concept soit construit" :
construire a
priori un
concept scientifique,
c'est,
entre autres choses, imaginer le principe de sa vérification a
posteriori.
Autrement dit, il ne s'agit pas de spéculer sur des qualités
occultes comme le soupçonnait
Newton, mais simplement d'envisager la forme possible d'un "principe
d'explication par rapport à ses conséquences qui ne renvoient à
rien de plus ni à rien de moins que ce qui avait été admis dans
l'hypothèse et qui reproduisent analytiquement a
posteriori
ce qui avait été pensé synthétiquement a
priori et
s'y accordent"(Kant, Critique
de la Raison Pure,
III, 98).
Par
ailleurs, si l'hypothèse
fait
bien appel à l'imagination ou à l'opinion, il
ne s'agit pas là d'une simple licence poétique comme le craignait
Platon, puisque, du
moment que
la possibilité de l'objet à connaître a été établie a
priori
par l'armature logico-mathématique
du raisonnement, "alors
il est bien permis d'avoir recours à l'opinion au sujet de la
réalité effective de cet objet"(Kant, Critique
de la Raison Pure,
III, 502).
Après
tout, même si l'hypothèse
est
délirante, le risque reste
minime : elle sera rejetée par l'expérience et
(éventuellement) remplacée par une autre.
Kant
est donc le premier à donner à l'hypothèse
scientifique ses
lettres de noblesses en en faisant la
clé de voûte de la méthodologie scientifique moderne. En ce sens,
l'hypothèse
tout à la fois, repose a
priori sur
des fondements rationnels qui assurent
la possibilité
de
l'objet que la science
vise
à connaître, et se soumet a
posteriori au
tribunal de l'expérience
qui en garantit
la réalité :
"est
réel ce
qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience,
à savoir la sensation [tandis que] ce qui s’accorde avec les
conditions formelles de l’expérience [...] n’est que possible
[…]. La connexion
avec le réel est déterminée suivant les conditions générales de
l’expérience possible"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
III, 185-186). On
remarquera que Kant n'exige pas que l'hypothèse
scientifique soit
soumise au verdict de l'expérience
mais
qu'elle
soit plutôt justiciable d'une expérience
possible.
Ce qui se comprend aisément puisque toute science
procède
en deux temps : d'abord elle
démontre
la
possibilité
de
son objet en construisant un
concept
de
cet objet aussi
rigoureusement que le permettent les lois de la logique et des
mathématiques ("possibilité" veut simplement dire ici
"non-contradiction"), ensuite elle imagine
une
expérience
possible
consistant
à appliquer ledit concept
mathématisé
à un cas particulier de l'objet à connaître. C'est à ce moment-là
précisément
qu'on
peut parler d'hypothèse.
L'important, dans la notion d'hypothèse
scientifique
est donc qu'elle soit érigée en représentant de la totalité du
processus théorique
puisqu'elle en intègre à la fois la "partie pure"
(rationnelle, a
priori)
en ce que son expression est mathématisée et sert
de point de départ de la
"partie empirique" (expérimentale, a
posteriori)
dans
la mesure où cette expression mathématisée d'un cas particulier
prédit
les
quantités mesurables qui doivent pouvoir être observées dans les
divers aspects du phénomène envisagé. L'hypothèse
ne
se substitue donc pas à l'expérience
mais la prépare, la délimite et la guide en lui assignant le but
quantitatif à atteindre. Voilà pourquoi Kant parle, à propos de
l'hypothèse
d'une expérience
possible.
Bref,
une hypothèse
scientifique n'a
plus grand chose à voir avec la supputation, la conjecture ou la
spéculation qui rebutaient Platon comme Newton : une hypothèse
doit
pouvoir donner lieu à vérification
empirique dans
les conditions quantitatives qu'il lui appartient de définir. Par
là, Kant annonce d'une part le vérificationnisme
empirique
de
Wittgenstein et le vérificationnisme
rationaliste
de
Bachelard.
Disons
toute de suite qu'avec
le vérificationnisme
empirique,
dont
le principe
sera
adopté
par le manifeste du Cercle de Vienne, on va passer d'une conception
épistémique
de
la
seule hypothèse
scientifique
à une conception sémantique
de l'hypothèse
en
général. Pour
Wittgenstein, en effet, "nous
nous faisons des images des faits
[…]. L’image
est la transposition de la réalité
[…]. Les éléments de l’image sont dans un rapport déterminé
qui indique que les choses réelles sont entre elles dans le même
rapport"(Wittgenstein,
Tractatus,
2,1-2,12-2.15). C'est-à-dire que toute perception de la réalité
est, spontanément, hypothétique
dans
le sens où nous nous en faisons des représentations.
Or "la
forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient
entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image
[...]. L'image
figure une situation possible dans l'espace
logique"(Wittgenstein, Tractatus,
2.151-5.525). Pour lui, en effet, lorsqu’on se représente un
phénomène, lorsqu’on s’en fait une image
(par exemple, la police fait le "portrait robot" d’un
suspect), c’est comme si on tenait spontanément
le
raisonnement suivant : tout porte à croire que les objets, dans
l’espace réel, entretiennent entre eux les mêmes relations que
les éléments de la représentation dans l’espace logique de
l’image (par exemple, le grain de beauté est sur la joue droite
dans la réalité comme dans le "portrait robot"), mais
comme nous n’en sommes pas parfaitement certains, il
est possible d'aller
vérifier sur le terrain. L’image est une représentation
formelle au
sens kantien, c’est-à-dire que ses éléments ont une existence
hypothétique
dans l'espace logique du possible
mais
si
l'on
ne sait pas encore s'il existe des éléments correspondants dans
l'espace empirique du réel,
on
sait en revanche qu'il est possible
de
vérifier cette correspondance.
Pour
Wittgenstein, la proposition telle
qu'on la pense spontanément est
un cas particulier d’image
:
on peut d’ailleurs remplacer le "portrait robot" par une
description des principaux traits du visage. C'est
donc une image
digitale plutôt
qu'une image
analogique. Dans
tous les cas, lorsqu'on produit une image,
on
exprime une hypothèse :
"la
possibilité […] d'une situation [s'exprime] par ceci qu'une
expression est […] une proposition pourvue de sens"(Wittgenstein,
Tractatus,
5.525). On voit par là que Wittgenstein ne se borne pas à
généraliser au sens commun la conception kantienne de l'hypothèse
mais
qu'il passe subrepticement du domaine épistémologique
au
domaine sémantique.
En
effet,
lorsqu’on
énonce une proposition, on énonce
à quelle(s) condition(s) l’image sera fidèle à la réalité,
autrement dit, à quelle(s) condition(s) la proposition hypothétique
sera
vraie. Mais,
pour Wittgenstein, dire qu’une chose est possible,
c’est non
seulement préciser
à quelles conditions l'hypothèse
implicite
de son existence sera
vérifiée,
mais
encore admettre
que
c'est parce que la proposition est, en fait, une hypothèse
implicite
(elle "propose" une certaine description du monde) qu'elle
possède un
sens
: "les
possibilités de vérité des propositions élémentaires sont les
conditions de vérité ou de fausseté des propositions. [Donc] est
possible la proposition pourvue de sens"(Wittgenstein, Tractatus,
2.151-5.525). Donc,
ce que Wittgenstein appelle "sens" (Sinn)
correspond à l'a
priori
kantien : "la
forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient
entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image
[...]. Ce
qu’elle doit avoir de commun avec la réalité pour la représenter,
sa forme de représentation, l’image ne peut la représenter : elle
la montre"(Wittgenstein,
Tractatus,
2.151-2.172). Et,
de même que les conditions
formelles
de
possibilité
dont
il est question chez Kant sont
démontrables,
de
même, celles
qu'évoque Wittgenstein sont montrables.
Quant
aux conditions matérielles
de
réalité
qui,
chez l'un, sont expérimentables,
chez l'autre, elles
sont dicibles :
"la
proposition montre son sens. La proposition montre ce qu'il en est
des états de choses quand elle est vraie. Et elle dit qu'il en est
ainsi [der
Satz zeigt seinen Sinn. Der Satz zeigt, wie es sich verhält, wenn er
wahr ist. Und er sagt, dass es sich so verhält].
La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle
l'indique [der
Satz zeigt die logische Form der Wirklichkeit. Er weist sie
auf]"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.022-4.121).
Il
y a donc, sur ce point, une convergence de Kant et de Wittgenstein
puisque
l'hypothèse
est
le pivot, pour l'un de toute connaissance
digne
de ce nom, pour l'autre de toute authentique signification,
la
dualité a
priori/a
posteriori faisant
place à une distinction montrable/dicible
et l'exigence
d'expérimentabilité
de
Kant se muant, chez Wittgenstein, en un
réquisit
de vérifiabilité
qui
efface la différence de nature entre connaissance scientifique
et
simple connaissance empirique.
Bachelard
s'oppose
immédiatement à Wittgenstein en ce qu'il entend rétablir la
frontière que la tradition philosophique a, depuis toujours défendue
et justifiée entre science
et
opinion considérée
comme un obstacle
épistémologique à
surmonter plutôt que comme intuition
à
prolonger :
"la
science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe,
s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point
particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que
celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit,
toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit
des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur
utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder
sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier
obstacle à surmonter. […] Avant tout, il faut savoir poser des
problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les
problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens
du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique.
Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à
une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir
connaissance. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est
construit"(Bachelard,
la
Formation de l'Esprit Scientifique,
i). Et
s'il est
cependant
d'accord
avec Kant et Wittgenstein pour admettre qu'il
n'y a d'hypothèse
que
vérifiable et, qu'en ce sens,
"tout
élément de la réalité doit être préparé ; il doit être
trié ; il doit être offert à l'expérimentateur
par le mathématicien
[…]. Le réel est toujours objet de démonstration"(Bachelard,
la
Philosophie du Non),
pour
autant, Bachelard
insiste
sur la spécificité de la science
moderne
qui introduit une exigence de rigueur rationnelle qui pouvait être
négligée jadis. Le réel doit
être démontré et
non pas montré
: "jadis
l'attribution d'une qualité à une substance était d'ordre
descriptif. Le réel n'avait qu'à être montré. Il
était connu dès qu'il était reconnu. Dans la nouvelle philosophie
des sciences, il faut comprendre que l'attribution d'une qualité à
une substance est d'ordre normatif"(Bachelard,
la
Philosophie du Non).
Il
pense, notamment, à la révolution épistémologique qu'a apportée
la mécanique quantique, dans le sens où "il
est hors de doute que la question de l'individualisation, de
l'identité [des atomes], n'a vraiment et réellement aucune
signification [...]. Dans les corps tangibles, composés d'atomes,
l'individualité provient de la structure, de l'assemblage, de la
figure ou de la forme, ou encore de l'organisation comme nous
pourrions dire dans d'autres cas. […] Il n’y a aucune observation
possible de la forme d’un atome, ce ne sont que des formules
mathématiques"(Schrödinger,
Physique
Quantique et Représentation du Monde).
Raison pour laquelle "la
pensée scientifique contemporaine s'attache à un réalisme
transplanté. Elle ne peut évidemment plus se satisfaire de la
réalité objective du philosophe réaliste qui désire ne jamais
perdre de vue les premiers signes d'une réalité manifeste. Elle
doit faire subir à cette réalité objective une longue suite de
déréalisations"(Bachelard,
l'Activité
Rationaliste de la Physique Contemporaine).
Même si, ajoute-t-il aussitôt pour se désolidariser de
l'interprétation idéaliste de l'École de Copenhague, il doit
s'agir de "déréalisations
prudentes, toujours partielles et qui ne vont jamais jusqu'à cette
fantômalisation
du réel qui attire certains
philosophes idéalistes ; scientifiquement,
la déréalisation garde une attache avec la réalité"(Bachelard,
l'Activité
Rationaliste de la Physique Contemporaine).
Toujours
est-il que, en raison du caractère propre de la recherche
scientifique moderne, et, notamment de l'exigence d'extrême
précision qui est celle de la chimie moléculaire et de la physique
atomique ou sub-atomique, "il
faut s'engager dans l'artificiel, très loin de l'origine de la
connaissance sensible […]. Le produit scientifique est un moment
particulier bien défini d'une technique objective"(Bachelard,
le
Matérialisme Rationnel).
D'où
l'idée qu'"un
instrument, dans la science moderne, est véritablement
un théorème réifié ; en prenant la construction schématique
de l'expérience chapitre par chapitre, ou encore instrument par
instrument, on se rend compte que les hypothèses doivent être
coordonnées du point de vue même de l'instrument […]. Elles
constituent la charpente même de notre science expérimentale […].
Le factice peut bien donner une métaphore, il ne peut, comme le
technique, fournir une syntaxe susceptible de relier entre eux les
arguments et les intuitions"(Bachelard,
les
Intuitions Atomistiques,
vi). Le
rationalisme
de
Bachelard n'est donc pas un rationalisme
intellectuel,
métaphysique et radical comme celui que réfute Kant, mais plutôt
un rationalisme
technique,
appliqué
et
relatif
à l'expérimentation
empirique
qui doit être nécessairement
faite
de l'hypothèse
scientifique.
Sous
ses deux versions épistémologiquement
opposées (bien que méthodologiquement
non
exclusives l'une de l'autre
pour ce qui concerne la seule hypothèse
scientifique),
le vérificationnisme
suscite
un certain nombre de difficultés logiques
et
de
difficultés
pragmatiques.
Commençons
donc par les
difficultés
logiques.
Il ne suffit pas de proclamer et d'admettre, comme cela semble faire
consensus depuis Kant, qu'il n'y a de
science
qu'hypothétique
et
qu'il n'y a
d'hypothèse
que
vérifiable.
Encore
faut-il s'entendre sur la portée et les limites de la vérifiabilité.
Ce
que ne font ni Wittgenstein ni Bachelard (nous exonérerons Kant
des critiques que nous allons formuler en raison du caractère
pionnier et
protéiforme de
ses réflexions en matière d'épistémologie moderne) : "pour
connaître si la représentation est vraie ou fausse, nous devons la
comparer à la réalité"(Wittgenstein,
Tractatus,
2.223) ; "dans
l'expérience, [la science] cherche des occasions pour compliquer le
concept, pour l'appliquer en dépit de la résistance du concept,
pour réaliser les conditions d'application que la réalité ne
réunissait pas"(Bachelard,
la
Formation de l'Esprit Scientifique,
iii). Pour l'un, il faut "comparer" deux faits (le fait du
représentant et le fait du représenté), pour l'autre, il s'agit de
"réaliser", autrement dit, de construire, en amont de la
comparaison, ses conditions de possibilité. Mais, dans les deux cas,
nous sommes dans ce que Russell va appeler la théorie de la
vérité-correspondance
au sens où "nous
sentons que lorsque notre jugement est vrai, il doit y avoir en
dehors de notre jugement une entité qui lui correspond d’une
manière ou d’une autre, tandis que, quand notre jugement est faux,
aucune entité semblable ne lui correspond"(Russell,
the
Nature of Truth).
Bien
que la portée du propos de Russell ne se limite pas à la seule
épistémologie
mais
atteigne aussi l'éthique
(cf.
la
Théorie Russellienne des Descriptions),
l'idée que la vérité
ou
la fausseté
d'une
hypothèse
puisse
être jugée sur la base de sa correspondance
avec
un fait-étalon
pose le problème suivant : c'est "une
théorie qui considère la vérité comme objective […]. De plus,
elle est absolue et non relative à un ensemble de suppositions ou
croyances"(Popper,
la
Quête Inachevée,
xxxii). Sans
anticiper sur les difficultés pragmatiques
que
nous évoquerons plus loin et qui concerneront cet "ensemble
de suppositions on croyances"
en
général, réduisons ici ledit "ensemble" aux
"suppositions et croyances" internes à la théorie
dont l'hypothèse
à
vérifier constitue le représentant légal, à
savoir celles qui ont trait à la relation de l'hypothèse
avec,
d'une part, les prémisses de la théorie,
d'autre part sa (ou ses) conclusion(s)
une fois effectué le test crucial de la correspondance
avec le(s) fait(s) vérificateurs. Or,
par-delà le réquisit de vérification
directe
des
implications du contenu conceptuel explicite
de
l'hypothèse,
il est
difficile d'éviter de vérifier
indirectement
aussi
les
implications, soit du contenu conceptuel explicite des prémisses
de
l'hypothèse,
soit des conséquences tacites des conclusions
de
l'hypothèse.
Or, si les implications de la vérification
centrale
de l'hypothèse
est,
par elle-même déductive
(d'où
la qualification d'hypothético-déductif
s'attachant
au schème méthodologique scientifique par excellence), celles qui
débordent sur les prémisses
sont
abductives,
et
celles
qui s'étendent aux conséquences des conclusions
sont
inductives.
Le
problème étant que seule l'implication déductive
est,
d'un point de vue logique,
un processus d'inférence
valide
en ce qu'elle conserve la vérité de l'antécédent dans le
conséquent. Ainsi, de l'hypothèse
"si
p
est
vrai alors q
est
vrai" et du constat expérimental
"or
p
est
vrai" (antécédents), on est fondé à déduire
"donc q
est
vrai" (conséquent). C'est
ce qu'on appelle en logique
le modus
ponens.
Tandis
que, de l'hypothèse
"si
p
est
vrai alors q
est
vrai" et du constat expérimental
"or
q
est
vrai", on
ne peut conclure ni "donc
p
est
vrai", ni
"donc
q
est
vrai". C'est
ainsi que fonctionne l'abduction
qui
consiste, précisément, à introduire une prémisse qui, tout en
assurant la cohérence du système, demeure invérifiable. Nous
en avons donné un exemple avec l'hypothèse
freudienne
de l'existence de l'inconscient (cf. Freud,
Métapsychologie et Psychanalyse)
:
si
l'inconscient existe, alors nous allons constater telles ou telles
manifestations ; or nous constatons ces manifestations ;
donc … Le principe abductif
n'est
pas dénué d'intérêt, mais c'est un principe heuristique
(Umberto
Eco l'appelle "principe du détective") et non un principe
logique
dans
le sens où il n'est pas possible d'établir la vérité
d'une
hypothèse
abductive,
autrement
dit de la vérifier.
De
même, si, de
l'hypothèse
"si
p
est
vrai alors q
est
vrai" et du constat expérimental
"or
p
est
vrai", on est peut-être
fondé
à conclure "donc q
est
vrai", mais
non pas "donc
q
est
vrai nécessairement".
C'est
pourtant cette modalité qui, selon Kant (mais non pas Bachelard ni,
surtout, Wittgenstein), accompagne explicitement toute théorie
scientifique
empiriquement vérifiée
et, partant, qualifiée de "loi de la nature" : "les
lois de la nature sont des règles objectives en tant qu’elles sont
nécessairement attachées à la connaissance de leur objet"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
IV, 92). A
contrario,
pour lui et, au-delà, pour l'idéal scientifique qui est celui des
Lumières, "des
observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance
[en d'autres termes : sans hypothèse mathématisée] ne se
rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que recherche pourtant la
raison et dont elle a besoin"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
III, 10). De
ce point de vue, la valeur des hypothèses
scientifiques vérifiées,
est
inductive.
De ce qui est le cas au temps t
(l'hypothèse
est
vérifiée
et
la théorie établie), on se sent fondé à inférer que cette
théorie est nécessaire,
autrement dit
qu'il
en sera de même en t+n,
quel que soit n
tendant
vers l'infini. Hempel
et Goodman ont élevé des objections pour souligner les
limites du principe d'induction en
général : le premier en montrant qu'il existe une manière
paradoxale de généraliser "si p est
vrai alors q est
vrai or p est
vrai donc q est
vrai", c'est de remplacer "si p est
vrai alors q est
vrai" par sa contraposée
équivalente "si q est faux alors non-p est
vrai" et de conclure alors "si q est faux alors non-p est
vrai or q est faux donc non-p est vrai",
laquelle conclusion équivalant à "p est
vrai donc q est
vrai" (si tous les corbeaux sont noirs, tout objet non-noir
"prouve" que tous les corbeaux sont noirs !) ; le
second en soulignant que certains prédicats sensibles au
temps ne sont pas inductivement généralisables (si
le prédicat "vert-ou-bleu" désigne ce qui est vert
avant t et
ce qui est bleu après t,
alors généraliser le prédicat "vert-ou-bleu" pour les
émeraudes implique de dire qu'après t, elles
seront bleues !).
On
sait que Hume (dont le point de vue était l'un de ceux à quoi
s'opposait l'idéalisme transcendantal de Kant) avait déjà exprimé
des doutes sceptiques à l'égard de la relation spontanément
établie entre induction
et
nécessité en
disant que "de
la simple répétition d’événements passés, fût-elle à
l’infini, il ne naîtra jamais aucune idée [...] de connexion
universelle et nécessaire"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
I, iii, 6), ce qui est une idée que partageait explicitement
Wittgenstein et aussi, probablement, Bachelard. Mais Popper va
beaucoup plus loin que la seule critique de la valeur
de
l'induction
puisqu'il
nie son existence même : "quant
à l'induction (ou la logique inductive, ou le comportement inductif,
ou encore l'apprentissage inductif par répétition ou instruction),
j'affirme
que rien de tel existe"(Popper,
la
Quête Inachevée,
xxxii). La
raison en est qu'"il
n'existe pas de règle sensée pour l'implication inductive [sauf] :
le futur ne sera vraisemblablement pas très différent du
passé"(Popper,
la
Quête Inachevée,
xxxii). Or,
comme l'avait déjà dit Hume, s'il est exact que "notre
idée de nécessité et de causalité naît entièrement de
l’observation d’une uniformité dans les opérations de la nature
où des objets semblables sont constamment conjoints les uns avec les
autres et l’esprit déterminé par accoutumance à inférer l’un
de l’apparition de l’autre"(Hume,
Enquête
sur l’Entendement Humain,
VIII, 1), en revanche, il se pourrait bien que "la
[soi-disant] connexion nécessaire dépend[e] de l’inférence au
lieu que ce soit l’inférence qui dépende de la connexion
nécessaire"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
I, iii, 6). Autrement dit, sous réserve du respect d'un protocole de
type bachelardien,
la vérification
de
l'hypothèse
valide
la
théorie
hic
et nunc et
non pas intemporellement comme le supposait Kant. Car
la validité de ladite théorie au-delà de ses conditions de
vérification
n'est elle-même qu'une hypothèse
invérifiable par
nature puisque la vérification
en
est toujours différée.
Du
coup,
supposer que le futur ressemblera au présent ou au passé, autrement
dit induire
le
futur à partir du présent ou du passé, c'est un postulat
pragmatique
doté
d'une indéniable efficacité adaptative pour les organismes vivants.
Car
"il
est évident que les animaux aussi bien que les hommes apprennent
beaucoup de l’expérience et infèrent que les mêmes événements
suivront toujours des mêmes causes"(Hume,
Enquête
sur l’Entendement Humain,
IX). Toujours
est-il qu'"il
est impossible que cette inférence animale puisse se fonder sur
aucune démarche d’argumentation et de raisonnement"(Hume,
Enquête
sur l’Entendement Humain,
IX). Bref, pas plus que l'abduction,
l'induction
n'est un principe d'inférence logiquement
valide.
La
méthodologie scientifique
ne
peut, décidément, se
prévaloir que
de l'inférence déductive,
la seule qui soit logiquement
valide.
Il
est facile de voir en quoi la
critique poppérienne de l'induction,
c'est-à-dire, stricto
sensu,
le refus d'envisager
l'hypothèse
invérifiable que
la
vérification
d'une
hypothèse
scientifique possède
une
valeur intemporelle,
a
des effets dévastateurs
pour
toute espèce
de
vérification.
En effet, dire que la validité d'une vérification
expérimentale est
temporaire, c'est jeter le discrédit sur l'idée même de
vérification :
rigoureusement parlant, seule serait
valide
une vérification
qui
serait simultanée
à la
formulation de
l'hypothèse,
comme cela est le cas en
logique ou en
mathématiques ("en
logique, procédure et résultat sont équivalents. D'où l'absence
de surprise"-Wittgenstein,
Tractatus,
6.1252). À peu près à la même époque que Popper, Wittgenstein
lui-même conviendra des
difficultés que fait surgir
vérificationnisme,
donc
de la théorie de vérité-correspondance :
"une
preuve ne peut pas porter au-delà de soi-même. Mais la construction
de la preuve n'est pas davantage une expérimentation. Si elle
l'était, le résultat ne saurait rien prouver en ce qui concerne les
autres cas. C'est pourquoi il n'est pas du tout nécessaire de
procéder à la construction réelle avec du papier et un crayon, la
description de la construction devant suffire pour que l'on puisse en
tirer tout ce qui est essentiel (la seule description d'une
expérimentation ne suffit pas à donner le résultat de celle-ci, il
faut au contraire que l'expérimentation soit conduite réellement
jusqu'au bout"(Wittgenstein,
Remarques
Philosophiques,
§131). Par
conséquent, on doit dire que "les
théories ne peuvent jamais être inférées des énoncés
d'observation, ni recevoir de ceux-ci une justification
rationnelle"(Popper,
Conjectures
et Réfutations).
Pour
Popper, il est clair que le processus
de
confrontation de l'hypothèse
au
réel n'est en rien
vérificatoire
mais, tout au contraire, réfutatoire :
"toute
mise à l'épreuve véritable d'une théorie par des tests constitue
une tentative pour en démontrer la fausseté [to
falsify]
ou pour la réfuter. Pouvoir être testée c'est pouvoir être
réfutée"(Popper,
Conjectures
et Réfutations).
Nous
avons dit tout à l'heure que de
l'hypothèse
"si
p
est
vrai alors q
est
vrai" et du constat expérimental
"or
p
est
vrai", on pouvait
peut-être
inférer, par
modus
ponens,
la conclusion modeste "donc
q
est
vrai", mais
certainement pas
la
conclusion "donc
q
est
vrai nécessairement"
qui
était
beaucoup trop ambitieuse.
Or,
nous venons de voir en quoi même la conclusion modeste "donc
q
est
vrai" est
exorbitante. Que nous reste-t-il donc, en bonne logique, si nous
persistons à admettre qu'il
ne peut se concevoir de science
au
sens moderne (post-kantien) du terme sans processus de confrontation
de l'hypothèse
sur
le réel avec l'aspect du réel dont elle conjecture la possibilité ?
Nécessairement
ceci : de
l'hypothèse
"si
p
est
vrai alors q
est
vrai" et du constat expérimental
"or
q
est
faux",
on doit
conclure
"donc
p
est
faux".
Autrement
dit, le principe logique du modus
ponens ne
vaut qu'en logique
et en mathématiques
où processus et résultat sont simultanés, mais non pas en science
où
ils sont dissociés et où, donc, seul
peut valoir le modus
tollens,
c'est-à-dire la contraposée du modus
ponens.
En
conséquence de quoi, on doit aussi admettre qu'il n'existe pas,
rigoureusement parlant, de théorie
scientifique
au sens d'un corpus
de
propositions dont la vérité
serait,
même
temporairement,
attestée, mais qu'on n'a jamais affaire, en science,
qu'à
des hypothèses
théoriques,
ou, ce qui revient au même, que toute
théorie
est
condamnée, soit
à être réfutée,
soit
à
rester hypothétique :
"les
théories ont pour but de proposer d'authentiques conjectures
quant à la structure du monde"(Popper,
Conjectures
et Réfutations).
Si
plupart
des
épistémologues (à commencer par Russell, Wittgenstein ou
Bachelard) n'ont jamais fait de difficulté pour reconnaître le
caractère provisoire d'une
théorie
scientifique digne
de ce nom, en
revanche, ils n'ont jamais contesté qu'une telle théorie
fût vraie
par
défaut ou, si l'on préfère, vraie
jusqu'à
preuve du contraire. Avec Popper, on ne peut même plus dire cela :
"les
théories scientifiques, si elles ne sont pas réfutées, restent
toujours des hypothèses ou des conjectures"(Popper,
la
Quête Inachevée,
xxix).
Donc,
pour Popper, l'élaboration puis l'expérimentation de l'hypothèse
n'est
plus l'acte fondateur de l'attitude scientifique,
elle est le tout d'une attitude scientifique
qui se résume faire
des prédictions
et
à s'efforcer de les réfuter
au
moyen d'expériences
cruciales.
Or, cette apparente modestie n'est-elle pas encore trop ambitieuse ?
D'abord,
il nous semble que, d'un
point de vue strictement
logique,
la réfutation
poppérienne
n'est rien d'autre qu'une vérification
négative
dans le sens où le modus
tollens (1-
"si
p
est
vrai alors q
est
vrai" ; 2-
"or q
est
faux" ;
3-
"donc
p
est
faux")
est fondé sur le principe
de bivalence (parfois
appelé, à tort, "principe
de tiers-exclu")
selon lequel entre p
et
non-p,
nécessairement l'une des deux propositions (ou conjonction de
propositions) est vraie et l'autre fausse. S'évertuer à prouver la
fausseté de p
revient
donc, en vertu de ce principe, à s'attacher à prouver la vérité
de non-p.
Ce moyen de preuve, très souvent employé en mathématiques, est
aussi connu
sous le nom de
reductio
ad absurdum
(c'est par ce moyen que les Grecs ont "prouvé"
l'irrationalité de π :
en montrant qu'il ne pouvait être rationnel, c'est-à-dire
s'écrire sous la forme d'un rapport de deux entiers).
Mais,
comme
l'écrit le logicien intuitionniste
Brouwer, "montrer
que quelque chose n’est pas vrai, c’est-à-dire montrer qu’une
supposition n’est pas correcte, n’est pas un acte intuitivement
clair. C’est qu’il nous est impossible d’avoir une
représentation intuitivement claire d’une supposition qui plus
tard se montre même fausse. Il faut maintenir l’exigence, que dans
les mathématiques intuitionnistes, seule la construction à partir
des fondements a de l’importance"(Brouwer,
Intuitionistische
Mengenlehre).
La
critique intuitionniste
du
principe
de bivalence ne
concerne, au départ, que les séries mathématiques infinies. Si,
par exemple, on
arrivait à prouver la fausseté de
la
proposition "il
y a 7 fois le chiffre 7 dans le développement décimal de π",
cela n'impliquerait nullement que sa contradictoire, "il
n'y a pas 7 fois le chiffre 7 dans le développement décimal de π"
est vraie. Il se pourrait aussi qu'elle
fût indécidable
justement parce que la série des décimales de π
étant
illimitée, on
n'a pas la moindre idée de ce qu'il faudrait faire pour en prouver
la
vérité.
Or, ce qui vaut pour un système strictement formel
comme
l'est un ensemble de propositions mathématiques pour lesquelles,
nous l'avons dit, les preuves sont internes
aux démonstrations, vaut aussi, a
fortiori,
pour des propositions dont
la vérité ou la fausseté exigent
des preuves externes
(expérimentales,
matérielles)
qui,
après tout, peuvent ne pas exister du tout.
À
cet égard, la conception sémantique
du
vérificationnisme
qui
est celle du premier Wittgenstein et du Cercle de Vienne possède
l'avantage de lier la signification
d'une
proposition à sa vérifiabilité,
de telle sorte qu'une proposition
invérifiable n'est
pas réputée
fausse
mais dépourvue de sens.
Wittgenstein
s'en
souviendra lorsqu'il fera
remarquer que "le
contraire de « il existe une loi suivant laquelle p
»
n'est pas « il existe une loi selon laquelle
non-p »"(Wittgenstein,
Remarques
sur les Fondements des Mathématiques,
V, 13), voulant
dire par là que,
de ce que p
est
faux, on ne devrait, rigoureusement parlant, ne rien inférer du tout
au sujet de non-p.
Conscient
du problème, Popper fait
de la réfutabilité
et non pas, évidemment, de la réfutation,
le principal critère de scientificité : "une
théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse
concevoir est dépourvue de caractère scientifique. […] Mais cette
propriété comporte des degrés : certaines théories se prêtent
plus aux tests, s'exposent davantage à la réfutation que les
autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands
risques"(Popper,
Conjectures
et Réfutations).
Ce
qui est pragmatiquement
peu
convaincant. C'est exact
si l'on considère non pas tant les théories que les disciplines
théoriques (en gros, une théorie est, en général, plus facilement
réfutable en
biologie qu'en physique des particules).
Mais
c'est problématique en ce que la recherche du plus haut degré
possible de réfutabilité
est
un réquisit d'épistémologue
que
ne partage pas
forcément
le scientifique
plutôt
soucieux,
on s'en doute, de voir confirmer
sa
théorie. Et
lorsque
Popper
affirme être parvenu
"à
fournir un critère objectif pour des degrés très élevés d’audace
ou de non-adhocité : la nouvelle théorie, tout en devant expliquer
ce que l’ancienne théorie expliquait, doit la corriger; si bien
qu’en réalité elle contredit l’ancienne théorie: elle contient
l’ancienne théorie, mais sous forme d’une approximation
seulement. J’ai ainsi fait observer que la théorie de Newton
contredit à la fois celle de Kepler et celle de Galilée - tout en
les expliquant - puisqu’elle les contient comme
approximations"(Popper,
la
Connaissance Objective),
il
oublie, premièrement qu'une
théorie réfutée
n'est
jamais abandonnée complètement mais plutôt remaniée et corrigée
à nouveaux frais par
ses concepteurs en espérant qu'elle soit, in
fine,
confirmée, et, deuxièmement, qu'en général, ce n'est pas le
défenseur même de la théorie qui s'évertue à la réfuter
mais
plutôt des tiers qui ont de (plus ou moins) bonnes raisons de
l'attaquer (cf. le cas des
adversaires de
Galilée dans Feyerabend
et l'Anarchisme Épistémologique).
De
toute façon, cela
ne résout nullement l'objection logique
qui
est pourtant le terrain sur lequel
Popper se place pour promouvoir
la valeur inférentielle
de
la déduction
et
dénigrer celle de l'abduction
ou
de
l'induction.
Par
ailleurs, l'exigence
poppérienne
du
plus haut
degré possible
de réfutabilité
le
conduit à rejeter hors du champ scientifique,
non seulement les sciences
humaines et sociales (cf.
le cas de la psychanalyse dans Freud,
Métapsychologie et Psychanalyse)
mais
aussi la physique
quantique dont
il disait ironiquement
que
"si
nos théories sont des filets que nous construisons pour attraper le
monde, nous devons nous rendre compte que la mécanique quantique
nous a amené un drôle de poisson"(Popper,
le
Réalisme et l'Objectif de la Science).
Après
tout, dans l'expérience de pensée dite du "chat de
Schrödinger", ce dernier ne va-t-il pas jusqu'à affirmer que
"la
fonction Ψ
[qui prédit la probabilité d'un état quantique donné] de
l'ensemble [chat + appareil expérimental] s'exprimerait de
la façon suivante : le chat vivant et le [même] chat mort sont
mélangés ou brouillés en proportions égales"(Schrödinger, Physique
Quantique et Représentation du Monde),
violant ainsi, non seulement le principe
de bivalence,
mais, plus
radicalement encore,
le principe
de contradiction ?
À
partir
des difficultés logiques
générées
par le vérificationnisme,
que ce soit dans sa version positive (Kant, Russell, Wittgenstein,
Bachelard) ou dans sa version négative (Popper), nous avons commencé
à entrevoir
quelques
difficultés pragmatiques.
À cet égard, nous avons
vu que, si Popper fustige l'absolutisme de la théorie russellienne
de la vérité-correspondance,
c'est au
motif qu'une
telle conception "oublie" opportunément qu'elle est fondée
sur une supposition ou une croyance invérifiable : le futur
ressemblera, grosso
modo,
au passé et au présent. Malgré
cela, il affirme néanmoins que "l’attitude
scientifique [est] l’attitude critique. Elle ne recherch[e] pas des
vérifications, mais des expériences cruciales. Ces expériences
p[euv]ent bien réfuter la théorie soumise à l’examen ; mais
jamais elles ne pourraient l’établir"(Popper,
la
Quête Inachevée,
xxix).
Or,
dire que l'attitude scientifique consiste à rechercher une
expérience
cruciale capable
d'infirmer
la théorie
hypothétique,
c'est dire que de
l'hypothèse
"si
p
est
vrai alors q
est
vrai" et du constat expérimental
"or
q
est
faux",
on doit
conclure
"donc
p
est
faux".
Et
ce point de vue (le
modus
tollens),
avons-nous dit, se distingue de celui (le
modus
ponens)
qui
consiste
à poser que, de l'hypothèse
"si
p
est
vrai alors q
est
vrai" et du constat expérimental
"or
p
est
vrai", on pourrait
conclure
"donc
q
est
vrai". Pourtant,
dans les deux cas, la
vérité
ou la fausseté de la proposition
(ou la
conjonction
de propositions) p
dépend
de et ne dépend que de la vérité ou la fausseté de la
proposition
(ou la
conjonction
de propositions) q.
En ce sens, le vérificationnisme
kantien
et post-kantien, comme le falsificationnisme
poppérien
souffrent de la même limitation : ce sont deux points de vue
atomistiques
qui
font abstraction des croyances et suppositions implicites sur
lesquelles reposent tout autant p
que
q.
Bref, on reprochera au falsificationnisme
de
Popper de ne pas tenir compte desdites croyances ou suppositions tout
aussi invérifiables et déterminantes que ne l'est l'hypothèse
inductive dans
le cas du vérificationnisme.
Ou,
si l'on préfère, de postuler que ces croyances ou suppositions
sont, en l'occurrence, négligeables. Un autre postulat
manifestement attaché à
l'épistémologie poppérienne est
constitué par
la croyance (ou la supposition
ou l'hypothèse
invérifiable)
du caractère analytique
de
la science, dans
le sens où celle-ci consisterait à analyser le
réel pour en découvrir la
structure intime et cachée.
Pour
Kant, au
contraire, "la
science n’est pas simplement un pouvoir de comparer des phénomènes
mais une législation pour la nature"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
IV, 93). C'est
en ce sens que l'on qualifie sa philosophie de la connaissance de
synthétique
(au
sens où, pour l'idéalisme
transcendantal,
l'objet
de
la science est synthétisé
par l'esprit
plutôt
que découvert).
Mutatis
mutandis,
le vérificationnisme
empirique et sémantique de
Wittgenstein et le vérificationnisme
rationnel et technique de
Bachelard vont dans le même sens. À savoir que, contrairement à la
conception classiquement platonicienne de l'activité scientifique
comme découverte
d'une
vérité (en
grec alèthéïa,
"dévoilement")
indépendante de l'esprit connaissant et de l'activité de
connaissance,
il y a, chez eux aussi,
l'idée sous-jacente
que
cette vérité est humainement
construite.
Au contraire, malgré
qu'il en ait par
ailleurs contre
Platon (qualifié, par
ailleurs,
d'"ennemi de la société ouverte" !), Popper
renoue
pourtant
avec
l'orthodoxie
platonicienne en défendant
une conception explicitement
analytique
de la vérité comme dévoilement
: "notre
objectif en tant que savant est de découvrir la vérité"(Popper,
Conjectures
et Réfutations),
autrement
dit, de déchiffrer le réel, de l'analyser comme on déchiffrerait
ou analyserait un texte pour le mieux comprendre.
En
se déclarant, on l'a vu, partisan d'un vérificationnisme
négatif, il
rejette en
conséquence
le
constructivisme
synthétique
qu'il
associe à la subjectivité caractéristique des pseudo-sciences
telles
qu'exemplifiées,
de
son point de vue,
par les sciences humaines et sociales ainsi que par la physique
quantique.
Depuis
Kant,
on
a pris l'habitude de
distinguer
les propositions analytiques
qui sont éternellement
et immuablement vraies
ou fausses par
l'effet de
la seule signification
de leurs termes, et les propositions synthétiques
dont
la valeur de vérité est, en partie, déterminée par le recours
possible à la vérification
empirique, auquel
cas, la vérification
(fût-elle
négative comme chez Popper) se réduit à une expérience
cruciale.
C'est
ce
que Quine
nomme
"les deux dogmes de l'empirisme moderne" :
"l'empirisme
moderne dépend en grande partie de deux dogmes. Le premier consiste
à croire en un clivage fondamental entre les vérités analytiques
(ou fondées sur les significations indépendamment des faits). Le
second, le réductionnisme, consiste à croire que chaque énoncé
[est] doué de signification [en vertu] de termes qui renvoient à
l'expérience immédiate"(Quine,
les
deux Dogmes de l'Empirisme).
Ce
qui fait de la distinction analytique/synthétique
un
dogme, c'est qu'il n'existe pas de critère de démarcation entre les
deux pôles. Ainsi, un énoncé comme "aucun célibataire n'est
marié" n'est pas analytique
au
sens kantien puisque sa signification dépend, entre autres choses,
de l'apprentissage empirique de la langue par le locuteur.
Inversement, le
principe "l'hypothèse
h
est
confirmée (ou infirmée) par l'expérience" dépend, entre
autres choses, de la signification linguistique de la notion de
confirmation (ou d'infirmation). Du
coup, bien malin qui pourrait déterminer précisément ce qui, dans
un processus de vérification
expérimentale,
relève de l'expérience sensible ou bien de la signification des
termes dans lesquels l'hypothèse
et
le protocole expérimental sont formulés, car "chaque
homme reçoit un héritage scientifique, plus un bombardement
continuel de stimulations sensorielles, et les considérations qui le
déterminent à ajuster son héritage scientifique à ses
stimulations sensorielles continuelles sont pragmatiques autant que
théoriques"(Quine,
d’un
Point de vue Logique,
ii, 6). Plus précisément, "la
totalité de notre savoir ou de nos croyances, des faits les plus
anecdotiques aux lois les plus profondes de la physique ou même des
mathématiques et de la logique, est une étoffe tissée par l’homme
et dont le contact avec l’expérience sensible ne se fait qu’à
la marge"(Quine,
d’un
Point de Vue Logique,
ii, 2). C'est ainsi, par exemple, que
même "la
logique bivalente [dont il a été question plus haut] est un
développement théorique que nous apprenons, comme une autre
théorie, par des moyens indirects sur lesquels nous pouvons
seulement spéculer. Des théoriciens, notamment les intuitionnistes,
préfèrent une autre logique, et il n’y a rien dans les
circonstances observables de nos énonciations pour les persuader de
donner signification à notre schème bivalent"(Quine,
Méthodes
de Logique).
En
conséquence,
"on
n'a toujours pas réussi à tracer une frontière entre les énoncés
analytiques et synthétiques. Croire qu'une telle distinction peut
être tracée est un dogme non empirique des empiristes, une
profession de foi métaphysique"(Quine,
les
deux Dogmes de l'Empirisme)
et
dire que la science
consiste
à "découvrir" ou, au contraire, à "construire"
son objet est, dans la terminologie du Cercle de Vienne que partage
ici Quine, dépourvu de signification dans la mesure même où la
valeur de ce parti-pris est non-testable. C'est d'ailleurs exactement
en ce sens que Popper écrit que "le
darwinisme n’est pas une théorie scientifique testable mais un
programme métaphysique de recherche"(Popper, la
Quête Inachevée,
xxxvii),
contrairement au néo-darwinisme post-mendélien qui assortit ledit
"programme métaphysique" d'un certain nombre de constats
empiriques, sans qu'il y soit néanmoins possible de dire lequel des
deux est analytique
et
lequel
synthétique.
Bref, le
choix de l'atomisme plutôt
que du holisme méthodologiques,
l'option analytique en
lieu et place de l'option synthétique, sont
des postulats
métaphysiques et
non pas des hypothèses testables et, partant, réfutables.
Il
en va de même pour le deuxième dogme dénoncé
par Quine et consistant
à réduire le versant synthétique
à
une expérience
cruciale
au sens où celle-ci serait, en quelque sorte, le juge en dernier
ressort de la valeur (positive ou négative) de l'expérimentation de
l'hypothèse.
C'est que, nous dit Quine, "nos
énoncés sur la réalité extérieure affrontent le tribunal de
l’expérience non pas individuellement mais comme un corps
organisé"(Quine,
Méthodes
de Logique).
C'est
là l'exposé de la thèse du holisme
sémantique (la
signification d'un énoncé ne se réduit pas à la signification de
ses seuls termes) dont Quine reconnaît qu'elle s'inspire de la thèse
du holisme
épistémologique (la
connaissance d'un fait ne se réduit pas à l'observation de ce seul
fait) qui est celle de Pierre Duhem : "une
expérience de physique est l'observation précise d'un groupe de
phénomènes, accompagnée de l'interprétation de ces phénomènes ;
cette interprétation substitue aux données concrètes réellement
recueillies par l'observation des représentations abstraites et
symboliques qui leur correspondent en vertu des théories physiques
admises par l'observateur"(Duhem,
la
Théorie Physique : son Objet, sa Structure).
En
mettant l'accent sur l'importance de l'héritage culturel du
scientifique, et, tout particulièrement, du langage
dans
la formulation de l'hypothèse,
la description et l'interprétation de l'expérience,
Duhem rejette donc l'idée d'une expérience
cruciale qui
serait suffisante pour tester une hypothèse
et,
donc, à quoi se réduirait l'expérimentation.
Quine reformulera le holisme
méthodologique
de Duhem en le généralisant (ce
que fait
Wittgenstein par rapport à Kant) au problème de ce
que signifie l'ontologie
en
général. S'il
admet que "le
caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de
science"(Quine,
le
Mot et la Chose,
§6), pour autant, le réel,
ce qui existe, n'est pas donné (analytiquement), mais construit
(synthétiquement), et ce, pas du tout à la manière (atomiste
et réductionniste) de Bachelard :
"nous
recherchons, non ce qui existe, mais ce qu’une théorie dit qu’il
existe, et c’est là un problème qui concerne proprement le
langage […]. Être
admis comme une entité, c’est purement et simplement être reconnu
comme la valeur d’une variable"(Quine,
d’un
Point de Vue Logique,
i). Par
cette dernière formule, aussi célèbre qu'absconse, Quine veut dire
qu'un objet
n'existe,
pour nous autres humains, qu'en tant qu'il est réputé pouvoir se
substituer à une variable dans un énoncé
scientifique. En d'autres termes "la
notion de référence
à
doit être reclassée en notion de vérité
de,
et l’expression singulière f(A)
doit
être reclassé en expression générale d’extension singulière
$x,
{f(x)(x=A)}"(Quine,
le
Domaine et le Langage de la Science,
iii) : pour qu'on puisse dire "le boson de Higgs existe",
ou "Dieu existe" ou "la croissance économique
existe", il ne s'agit pas tant de chercher si "le boson de
Higgs" ou "Dieu" ou "la croissance économique"
sont des expressions qui ont un réfèrent
auquel elles correspondraient dans
une réalité en droit indépendante des énoncés qui en font état.
Il faut et il suffit qu'on puisse produire des énoncés bien
formés {f(x)}
qui
prennent la valeur "vrai" dès lors qu'on substitue de
telles expression (A) à la variable (x) et
ce, quelle que soit la manière dont cette vérité
est
établie.
De sorte que les
raisons de la confirmation
d'une
hypothèse
et, par suite, de l'adoption d'une théorie sont, fondamentalement,
pragmatiques
dans le sens où "les
objets physiques sont des entités postulées qui simplifient notre
façon de rendre compte de nos expériences sensibles, tout comme les
nombres irrationnels simplifient les lois mathématiques
[…].
L’acceptation
d’une ontologie scientifique est rationnelle en ce qu’elle nous
permet d’adopter le schème conceptuel le plus simple
possible"(Quine,
d’un
Point de Vue Logique,
i). À
la limite même, "les
entités postulées par la science sont comparables, du point de vue
épistémologique, aux dieux d’Homère […]. Les
objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre
conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés
[…].
Si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de
l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instrument
plus efficace"(Quine,
les
deux Dogmes de l’Empirisme,
vi).
A
contrario,
l'infirmation
d'une
hypothèse
et
le rejet d'une théorie est extrêmement problématique en ce que "la
prévision du phénomène dont la production doit trancher le débat
ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais
de la proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories
; si le phénomène prévu ne se produit pas, ce n’est pas la
proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’est tout
l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule
chose que nous apprenne l’expérience, c’est que, parmi toutes
les propositions qui ont servi à prévoir ce phénomène et à
constater qu’il ne se produisait pas, il y a au moins une erreur ;
mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit
pas"(Duhem,
la
Théorie Physique : son Objet, sa Structure).
À
tel
point qu'une
expérimentation à première vue défavorable à l'hypothèse
à
tester ne sera forcément jugée telle : "on
peut, en cas d’expérience récalcitrante, soit modifier certains
énoncés théoriques, soit
préserver
la vérité de la théorie en alléguant une hallucination
[…]. On
peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé à
condition d’effectuer les réajustements qui s’imposent"(Quine,
les
deux Dogmes de l’Empirisme).
On
peut toujours objecter à la thèse holistique
connue
sous le nom de "thèse de Duhem-Quine" son caractère
obscurantiste, relativiste, nihiliste comme le font Fodor et LePore
dans Holism :
a Shoppers' Guide
ou la qualifier, à l'instar de Popper, de subjectiviste et
historiciste. Toujours est-il que les scientifiques
sont
des êtres humains qui agissent et réagissent pragmatiquement,
c'est-à-dire humainement aux problèmes qui leur sont posés et que
ce que Bachelard appelle la "Cité scientifique" n'est pas
une Civitas
Dei au
sens d'Augustin.
Nous
nous rendons bien compte qu'au sein même de la docte communauté
scientifico-épistémologique,
les controverses méthodologiques ont souvent été,
sont encore et seront probablement toujours virulentes. L'une
des raisons de cette cacophonie nous semble être la différence des
modèles
explicatifs
qu'adoptent
les uns et les autres. Aussi allons-nous,
pour terminer cet exposé, tenter de modéliser
les différents
types
d'explication scientifiques que
nous avons rencontrés dans le cadre du
traitement de la notion d'hypothèse
scientifique.
Disons
d'abord deux mots au sujet de ce qu'il convient d'appeler "modèle".
Dans un article intitulé Paradigme,
Théorie, Modèle, Schéma
(consultable en ligne sur
le site d'Open Edition),
Gilles Willett établit
une distinction entre quatre termes qu'il serait malvenu de
confondre. Pour résumer son propos, un paradigme
(le
terme a été popularisé par l'ouvrage de Thomas Kuhn, the
Structure of Scientific Revolutions)
est un ensemble de croyances et de normes implicites qui constitue
l'arrière-plan conceptuel de toute recherche et, partant, de toute
théorie scientifique (c'est ce que Quine appellerait "schème
conceptuel" et Foucault "épistèmè") ; une
théorie
est
un ensemble de lois, c'est-à-dire de propositions reliées entre
elles par des relations inférentielles (déduction, mais aussi,
moyennant
les difficultés que nous avons pointées, l'abduction
ou
l'induction) qui
donne à l'ensemble à la fois cohérence syntaxique et crédibilité
sémantique ; un modèle
est le prolongement ou la projection d'une théorie
qu'elle
simplifie explicitement
(tandis
que le paradigme
est
implicite) dans
le but de
rendre compte des aspects supposés les plus pertinents (à fins de
vulgarisation ou bien d'abstraction philosophique, comme c'est le cas
ici) d'un phénomène ou d'un ensemble de phénomènes, à la limite,
ce peut être une théorie
particulière
qui représentera, toujours dans l'optique d'une simplification, un
ensemble de théories
qu'on
entend regrouper sous ledit "modèle" (la
physique newtonienne a, par exemple, longtemps joué ce rôle) ;
enfin un schéma
est
un modèle
abrégé
destiné à faciliter la mémorisation ou la communication
pédagogique d'un corpus
théorique et
qui, pour cela, est généralement présenté sous la forme d'une
représentation symbolique non-propositionnelle. Voilà pourquoi,
dans
un ouvrage collectif intitulé l'Explication
dans les Sciences,
et, plus particulièrement, dans un chapitre consacré à
l'explication dans les sciences sociales, Gilles-Gaston Granger écrit
que "nous
concevons l'explication comme essentiellement fondée sur la
construction de modèles. Ce sont, d'une part, les relations internes
entre les éléments abstraits d'un modèle, avec leurs conséquences
logico-mathématiques, d'autre part les relations globales externes
de raccordement du modèle à d'autres modèles qui
constituent l'explication scientifique"(Granger,
l'Explication
dans les Sciences,
viii).
Après
avoir traité la première partie du programme, faisons donc, à
présent, une typologie des modèles
explicatifs possibles.
L'auteur
de ces propos en
dégage
trois principaux que nous reprendrons
à notre compte en en développant les conséquences et en en
modifiant le nom pour
des raisons que nous expliciterons.
"Le
premier type […]
met
en vedette un ou plusieurs facteurs du phénomène considéré, le
modèle jouant le rôle d'un transformateur fournissant à la sortie
comme "effets" les aspects à expliquer du phénomène. Le
schéma simple d'une machine thermique fournit une image grossière
de ces modèles"(Granger,
l'Explication
dans les Sciences,
viii).
Nous
parlerons,
à propos de
ce modèle,
de modèle
mécaniste dans
la mesure où il
s'agit, comme le dit Granger, de fournir des effets
à
la "sortie" du modèle,
c'est qu'on lui a fourni
des causes
en
"entrée".
C'est,
typiquement, ce modèle
qu'adopte
Hume lorsqu'il décrit, par exemple, le fonctionnement du psychisme
humain en ces termes : "une
impression frappe tout d’abord les sens [...], de cette impression
l’esprit fait une copie qui subsiste après que l’impression a
cessé [...], cette idée [...] en revenant à notre âme produit une
impression nouvelle"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine
I, i, 2). On voit bien en quoi on a là un modèle
mécaniste :
le fonctionnement de l'esprit est conçu sur
la base du paradigme
de
l'appareil
photographique analogique qui transforme l'impression sensible en
idée intelligible tout comme la caméra transforme
un bombardement de photons en image virtuelle (la "copie")
puis en image réelle (l'"impression nouvelle"). Mais
c'est également le cas de Popper lorsqu'il "considère
qu'un système n'est scientifique que s'il fait des assertions qui
peuvent entrer en conflit avec des observations ; et on teste
d'ailleurs un système en s'efforçant de créer des conflits de ce
genre, c'est-à-dire en essayant de le réfuter"(Popper,
la
Démarcation entre la Science et la Métaphysique) :
il
conçoit son processus de réfutation
comme
un simple mécanisme pour lequel on présente une théorie
en
input,
et qui fournit la même théorie
réfutée
ou non en output.
Le
mécanisme
poppérien de réfutation
est
celui d'une expérience
cruciale capable de trancher, par
défaut,
la question de savoir si un objet possède ou ne possède pas une
propriété dispositionnelle (la réfutabilité),
de la même manière qu'on teste, par
défaut,
la solubilité d'un corps en tentant de le dissoudre ou sa fragilité
en essayant de le casser. Ce
modèle
mécaniste d'explication
scientifique consiste donc à simplifier le réel en établissant,
entre les aspects tenus pour pertinents de ce réel, des relations de
causalité
entre
des éléments ou groupe d'éléments matériels.
En
ce sens, ce modèle
est
donc atomiste.
Nous
disons "par défaut" parce que la non-réfutabilité, comme
la non-solubilité ou la non-fragilité n'est que putative, jusqu'à
preuve du contraire. Le paradigme
associé
au
mécanisme
poppérien
est,
clairement, celui d'un filtre ou d'une pierre de touche qui permet
d'attribuer la simple probabilité d'une propriété. Dans tous les
cas, la
cohérence des éléments du modèle
est le résultat de l'assemblage mécanique des éléments
dont
le modèle
est composé et des relations
causales qui
en assurent une
dynamique univoque,
linéaire
et
inobservable
dans
sa continuité.
Celle-ci est
univoque
dans
le sens où l'énergie
nécessaire au fonctionnement de la mécanique est exogène
par rapport au modèle
(ce
sera, par exemple, l'énergie lumineuse dans le cas de l'exemple de
Hume, l'énergie de l'expérimentateur pour celui de Popper). Elle
est linéaire
en
ce que la
relation de causalité
est
à
la fois transitive
et
non symétrique (la source d'énergie implémente en
série,
de
proche en proche, chaque élément du
système mais sans rétroaction possible). Et
elle est inobservable
en continu puisque
le paradigme
général
de ce
modèle
est
celui d'une
black
box
qui transforme la cause
en
effet
en gardant le silence sur le détail
du processus
même de transformation. On
est donc là, avec le modèle
mécaniste,
en présence du modèle
le
plus simple, sinon le plus simpliste, d'explication commun
à un certain état de la physique
(on
a longtemps parlé de mécanique
newtonienne
ou de mécanique
céleste)
et à la métaphysique (cf., par exemple, le traitement mécaniste
que Descartes réserve aux passions de l'âme dans son
ouvrage
éponyme), voire aux pseudo-sciences (astrologie, psychologie naïve,
neuro-sciences qui, toutes, se prévalent de
l'inobservabilité
en
continu
pour
présupposer une
mystérieuse
causalité
sans
contact entre
certains éléments du modèle).
"Le
second type de modèle […] plus complexe que le premier, comporte
deux étages distincts. Au flux primaire d'énergie se superpose
alors un flux secondaire d'information, leur interaction ayant pour
image cette fois la boucle d'asservissement des
machines auto-régulées"(Granger,
l'Explication
dans les Sciences,
viii).
Nous
appellerons organiciste
ce modèle
parce
qu'il ne
fait autre chose que développer le paradigme
implicite
du fonctionnement
organique auto-régulareur
des
êtres vivants. C'est
de ce modèle que Quine se prévaut lorsqu'il fait l'expérience de
pensée d'une situation de traduction "radicale" (un
anthropologue ignorant tout de la langue de la tribu qu'il étudie
teste l'hypothèse
que
"gavagaï" peut être traduit par "lapin") :
"pour
tester expérimentalement l'hypothèse que les expressions "gavagaï"
et "lapin" ont le même usage […] il serait sans doute
inapproprié de regarder très profondément dans la tête du sujet,
même si c'était faisable, car nous ne devons pas nous préoccuper
de ses connexions nerveuses idiosyncrasiques ou de l'histoire privée
de la formation de ces habitudes. Nous sommes à la recherche des
habitudes linguistiques qui lui ont été inculquées socialement,
donc de ses réponses à des conditions normalement sujettes à une
évaluation par les membres du groupe […] qui lui dicteraient son
acquiescement à la phrase"(Quine,
le
Mot et la Chose,
§8). Quine nous dit bien qu'il ne s'agit pas, pour l'anthropologue
en question, de s'évertuer à tracer le chemin causal
le plus précis et complet possible allant (si l'hypothèse
se
confirme) de la perception du lapin par l'indigène jusqu'à son
acquiescement à la phrase "gavagaï" prononcée par le
chercheur. On
n'est donc pas là dans un modèle mécaniste.
Bien
plutôt, il s'agit de doubler un schéma
causal putatif
(allant de la perception de
données sensible à
l'acquiescement
verbal)
par un
échange
d'informations
para-linguistiques (par
hypothèse, les seules informations
qui
soient à la disposition de l'anthropologue)
qui va le guider dans son entreprise de traduction de "gavagaï"
en
lui faisant faire des ajustements successifs procédant par essai et
erreur (mais pas nécessairement par la formulation consciente et
explicite d'une hypothèse).
Il n'est
donc plus question,
dans ce modèle, d'expérience
cruciale qui
conclurait
à la confirmation ou à l'infirmation de l'hypothèse,
mais plutôt
d'une nébuleuse
d'essais, de succès et d'erreurs, les uns
agissant sur les autres,
et
rétroactivement
jusqu'à clôture complète d'un
système global, autrement
dit jusqu'à un degré significatif de certitude subjective de la
part de l'anthropologue qui l'autorisera à conclure, fût-ce par
défaut, jusqu'à preuve du contraire. Dans cette nébuleuse
conjecturale,
les relations
de causalité ne
sont pas linéaires
et
univoques
mais,
tout au contraire, circulaires
et
plurivoques.
Ce
que confirme aussi Pierre Duhem :
"la
physique n'est pas une machine qui se laisse démonter […] ;
c'est un organisme dont on ne peut faire fonctionner une partie sans
que les parties les plus éloignées de celle-là entrent en jeu, les
unes plus, les autres moins, toutes à quelque degré ; si
quelque gêne, quelque malaise se révèle dans ce fonctionnement,
c'est par l'effet produit sur le système tout entier que le
physicien devra trouver l'organe qui a besoin d'être redressé ou
modifié, sans qu'il lui soit possible d'isoler cet organe et de
l'examiner à part"(Duhem,
la
Théorie Physique : son Objet, sa Structure).
On
aura remarqué que Duhem emprunte le lexique de la biologie, voire de
la médecine, pour parler du traitement scientifique
de l'hypothèse
en
physique. Contrairement
au précédent, le
modèle
organiciste
est
holiste
en
ce qu'il considère que le tout de l'objet auquel il s'applique n'est
pas le résultat de l'assemblage matériel
de
ses divers composants, mais qu'au contraire, il leur pré-existe
formellement,
c'est-à-dire
de telle façon que le tout
indéfini de l'objet sur quoi porte l'hypothèse
est présupposé alors même qu'on en ignore le détail précis des
éléments.
Certes, ce tout,
autrement dit
le contexte de traduction de l'anthropologue chez Quine, tout comme
le contexte de l'exercice de la science physique pour Duhem,
pré-détermine mécaniquement
la
forme
générale
de l'objet d'étude, laquelle
en détermine à son tour mécaniquement
le
détail matériel.
De
même,
en sens inverse, la
détermination
par feed-back,
de
la
forme
générale
de l'objet puis du
contexte global dans lequel il s'inscrit est
réputée causale
et
donc mécanique.
Bref,
dans
un modèle
organiciste,
il n'y a, comme dans le modèle
mécaniste,
que des relations
causales. Sauf
que
la
fourniture d'énergie présupposé
par
cette sorte de relations n'est
plus, dans
un modèle
organiciste,
exogène
mais
endogène :
en particulier, l'expérimentateur fait
partie du
système et n'en est donc pas le spectateur impartial. Il est clair
qu'il ne saurait, en particulier, se concevoir de biologie,
mais aussi de physique
quantique ni, bien entendu, de sciences humaines et sociales sans, au
minimum, un modèle
de
cette sorte.
Nous
disons "au minimum" parce que l'on peut aller plus loin et
considérer un troisième modèle encore
plus ambitieux :
"on
y est conduit par une analyse comparable à l'analyse des signes
effectués par les linguistes, et l'exemple le plus notoire d'un tel
genre de modèles est celui des systèmes phonologiques. Il ne s'agit
plus ici de "machines", si abstrait que soit le sens donné
à ce concept, mais d'un système strictement statique d'éléments
codéterminés, cette codétermination ayant pour effet phénoménal
de pourvoir chacun d'eux d'un "sens", c'est-à-dire de le
faire fonctionner comme renvoyant à l'ensemble des relations qu'il
soutient avec tous les autres ou, si l'on préfère, à la "place"
qu'il occupe dans le système"(Granger,
l'Explication
dans les Sciences,
viii).
Granger
prend ici l'exemple de la phonologie comme science qui, comme toutes
les sciences du langage, et, précisément, parce qu'elles traitent
un aspect du langage humain, peuvent, pour cette raison, être dites
textualistes.
Le modèle
textualiste présuppose
le paradigme
du
texte
et
fonctionne
naturellement à partir des contraintes qu'imposent le texte,
notamment celle de véhiculer
un sens
à
saisir et à comprendre.
La principale contrainte réside
donc en ce qu'il
ne s'agit plus seulement pour le scientifique,
comme dans les modèles
précédents,
de décrire
des
phénomènes, même en s'y impliquant en tant que
sujet observant indissociable de l'objet observé,
mais, désormais de le comprendre
et,
par
conséquent,
d'en donner une interprétation
à
fins de tierces compréhension et explications.
Le
noyau de ce
qui distingue l'anthropologue organiciste
(disons
quinien ou durkheimien lorsque Durkheim évoque la "solidarité
organique" constitutive du lien social) de
son homologue textualiste
(par
exemple wébérien ou bourdieusien),
et, partant, la compréhension
de
la description,
il
faut le chercher
dans ce que Quine excluait
a priori de sa description (bien qu'elle fût présupposée par la description),
à savoir la subjectivité
(que
Quine nommait "intensionnalité",
avec un "s") du savant en tant que celle-ci cherche
intentionnellement
(avec
un "t") un
sens
et
ne se contente donc pas de rassembler objectivement
des
faits, fût-ce en tentant
d'objectiver
l'arrière-plan contextuel global de ces faits. Car,
justement, dans ce contexte global, le savant agit avec conscience,
c'est-à-dire qu'il élimine, choisit, sélectionne, préfère,
hiérarchise les faits non
pas parce qu'il se rend compte
des composantes de ce contexte, mais parce la forme
globale et indéfinie de ces composantes lui donne un sens.
Comme
l'a souligné Vincent Descombes, "l’agent
est conscient de soi, non parce qu’il aperçoit ses propres états,
mais parce qu’il sait à quoi tendent ses
efforts.
Il le sait parce que c’est à lui d’en décider.
L’activité
qu’il
déploie
exprime son intention, qui est d’atteindre un certain objectif
que
lui-même s’est fixé dans une délibération pratique (explicite
ou
implicite,
c’est-à-dire restituable après coup)"(Descombes,
le
Complément de Sujet,
III, xx). L'exemple
de la phonologie est, à cet égard, significatif. Le phonologue ne
décrit
pas
un fait linguistique, par exemple l'émission d'un groupe de
phonèmes. Si tel était le cas, s'il ne s'agissait que de
décrire
avec
la plus grande précision et la plus grande exhaustivité possibles
la matérialité
du
phénomène observé, son
activité ne se distinguerait pas de celle de l'acousticien. Le
phonologue établit, entre les phonèmes, des couples d'opposition,
de différenciation qu'il sait
être contextuellement
dotés
de sens :
par exemple, entre le [b] et le [v], signifiant en français mais pas
en espagnol, ou entre le [k] et le [q], signifiant en arabe mais pas
en français, etc. De
telles distinctions phonologiques ne déterminent pas le sens
des
unités linguistiques qui les intègrent mais, tout au contraire, le
présupposent : c'est parce que le sens
de [bu]
n'est pas le même que celui de [vu]
en français qu'on doit distinguer le
[b] et le [v],
de même, en arabe ['âkul] "je
mange" et ['aqûl] "je dis" impose de distinguer le
[k] et le [q]. Le
modèle
textualiste
qu'applique le phonologue s'intéresse donc ni à la matière
brute
du fait linguistique (les phonèmes), ni à sa forme
en
tant que celle-ci pré-détermine la phonation (la morphologie, la
prosodie), mais à sa structure
dans
le sens où "la
structure […] pose des conditions quant au type des occupants
légitimes des différentes places prévues. Il en va ici, en somme,
comme de la syntaxe d'une phrase […]. De
sorte que la structure n'est pas une forme mais une forme dans le
sens morphologique d'un arrangement d'éléments. La structure d'une
totalité signifiante est une forme de formes. Cela est une façon de
dire que les éléments n'entrent dans la structure que s'ils sont
eux-mêmes dotés d'une forme"(Descombes,
les
Institutions du Sens,
xv, 3).
Contrairement au modèle mécaniste, le modèle textualiste est donc, à l'instar du modèle organiciste, de type holiste et non pas atomiste. Dans ces deux modèles, il est consciemment fait droit par le scientifique (nous voulons dire par là qu'il ne se prévaut pas d'un objectivisme aussi réducteur que fantasmé) au con-texte (nous détachons à dessein le préfixe du radical) qui pré-existe à la composition des éléments matériels du phénomène particulier observé et la prédétermine en lui imposant une forme. Mais, dans le modèle textualiste, c'est, d'emblée, une forme signifiante, c'est, comme le dit Descombes, une "forme de forme", c'est-à-dire une forme qui est, a priori, donnée à l'in-formation de la matière par l'intention qui est celle du chercheur. Dans un modèle textualiste, on ne dirait pas que l'anthropologue "quinien" formule explicitement les hypothèses interprétatives auxquelles il se livre, mais plutôt qu'il comprend immédiatement les expressions qu'il étudie comme signifiant ceci ou cela. Enfin, le modèle textualiste s'oppose au modèle organiciste tout autant qu'au modèle mécaniste en ce que ces deux derniers, in fine, privilégient le point de vue matériel : qu'ils s'intègrent ou non dans une forme générale, il est présupposé l'existence d'éléments matériels qui composent l'objet d'étude. Tandis que, pour reprendre l'exemple de la phonologie, "selon le point de vue matériel, un mot est composé de phonèmes […]. Selon le point de vue formel, un mot se décompose en phonèmes […]. Ce point de vue consiste donc à se donner un tout en se donnant un principe de différenciation"(Descombes, les Institutions du Sens, xv, 4). Or, pour décomposer consciemment un phénomène en ses constituants pertinents, le scientifique n'a pas besoin de causes (fussent-elles subtiles et cachées) mais de raisons, c'est-à-dire de règles visant l'intelligibilité. Du coup, s'il s'agit désormais non plus de décrire le phénomène à la manière de ces "choses" auxquelles Durkheim réduit les fait sociaux, mais s'il s'agit bien plutôt de le comprendre ou de l'interpréter, alors, la stratégie vérificationniste qui, nous l'avons vu, est celle de Kant, de Wittgenstein ou de Bachelard, redevient parfaitement légitime. En effet, de même qu'il n'est pas nécessaire de lire tous les textes mais beaucoup d'entre eux pour en comprendre un en particulier, de même, il doit être possible d'isoler une séquence phénoménale donnée de son contexte global dès lors que ladite séquence, aussi restreinte soit-elle, est formellement déterminée par la structure mentale, autrement dit intentionnelle, du chercheur, c'est-à-dire du représentant de l'institution de recherche, pour peu que celui-ci ait déjà procédé de nombreuses fois selon un tel protocole. Et que cette structure mentale soit qualifiée par Kant de "formes a priori notre sensibilité ou de notre entendement", par Wittgenstein de "logique" ou de "jeux de langage", par Bachelard de "rationalisme appliqué", dans tous les cas, le vérificationnisme part du principe que "le donné se présente comme un texte et son explication comme une traduction ou une interprétation au sens exégétique du terme"(Descombes, les Institutions du Sens, xix, 3), un texte lu comme signifiant en vertu d'une structure mentale commune à des êtres humains qui partagent cette nécessité de comprendre pour (se) faire comprendre.
Contrairement au modèle mécaniste, le modèle textualiste est donc, à l'instar du modèle organiciste, de type holiste et non pas atomiste. Dans ces deux modèles, il est consciemment fait droit par le scientifique (nous voulons dire par là qu'il ne se prévaut pas d'un objectivisme aussi réducteur que fantasmé) au con-texte (nous détachons à dessein le préfixe du radical) qui pré-existe à la composition des éléments matériels du phénomène particulier observé et la prédétermine en lui imposant une forme. Mais, dans le modèle textualiste, c'est, d'emblée, une forme signifiante, c'est, comme le dit Descombes, une "forme de forme", c'est-à-dire une forme qui est, a priori, donnée à l'in-formation de la matière par l'intention qui est celle du chercheur. Dans un modèle textualiste, on ne dirait pas que l'anthropologue "quinien" formule explicitement les hypothèses interprétatives auxquelles il se livre, mais plutôt qu'il comprend immédiatement les expressions qu'il étudie comme signifiant ceci ou cela. Enfin, le modèle textualiste s'oppose au modèle organiciste tout autant qu'au modèle mécaniste en ce que ces deux derniers, in fine, privilégient le point de vue matériel : qu'ils s'intègrent ou non dans une forme générale, il est présupposé l'existence d'éléments matériels qui composent l'objet d'étude. Tandis que, pour reprendre l'exemple de la phonologie, "selon le point de vue matériel, un mot est composé de phonèmes […]. Selon le point de vue formel, un mot se décompose en phonèmes […]. Ce point de vue consiste donc à se donner un tout en se donnant un principe de différenciation"(Descombes, les Institutions du Sens, xv, 4). Or, pour décomposer consciemment un phénomène en ses constituants pertinents, le scientifique n'a pas besoin de causes (fussent-elles subtiles et cachées) mais de raisons, c'est-à-dire de règles visant l'intelligibilité. Du coup, s'il s'agit désormais non plus de décrire le phénomène à la manière de ces "choses" auxquelles Durkheim réduit les fait sociaux, mais s'il s'agit bien plutôt de le comprendre ou de l'interpréter, alors, la stratégie vérificationniste qui, nous l'avons vu, est celle de Kant, de Wittgenstein ou de Bachelard, redevient parfaitement légitime. En effet, de même qu'il n'est pas nécessaire de lire tous les textes mais beaucoup d'entre eux pour en comprendre un en particulier, de même, il doit être possible d'isoler une séquence phénoménale donnée de son contexte global dès lors que ladite séquence, aussi restreinte soit-elle, est formellement déterminée par la structure mentale, autrement dit intentionnelle, du chercheur, c'est-à-dire du représentant de l'institution de recherche, pour peu que celui-ci ait déjà procédé de nombreuses fois selon un tel protocole. Et que cette structure mentale soit qualifiée par Kant de "formes a priori notre sensibilité ou de notre entendement", par Wittgenstein de "logique" ou de "jeux de langage", par Bachelard de "rationalisme appliqué", dans tous les cas, le vérificationnisme part du principe que "le donné se présente comme un texte et son explication comme une traduction ou une interprétation au sens exégétique du terme"(Descombes, les Institutions du Sens, xix, 3), un texte lu comme signifiant en vertu d'une structure mentale commune à des êtres humains qui partagent cette nécessité de comprendre pour (se) faire comprendre.
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