Les relations de l'âme et du corps (que
les anglo-saxons nomment mind-body problem)
constituent l'un des sinon le thème le plus souvent discuté(s)
dans l'histoire non seulement de la philosophie occidentale mais,
sans doute aussi, de la pensée humaine en général. Malgré cela ou
peut-être à cause de cela, c'est un thème dont le traitement est
philosophiquement souvent peu satisfaisant, tant il est vrai que l'on
s'est toujours et que l'on continue encore à se heurter, lorsqu'on
l'évoque, à l'une au moins de ces deux constats d'évidence. Pour
les uns, les dualistes classiques (par exemple le sociologue
français du début du XX° siècle Émile Durkheim), il est évident
qu'en tout temps, en tout lieu, dans toute culture, toute
civilisation, les hommes se sont toujours sentis participer de ces
deux êtres hétérogènes que sont respectivement l'âme et le
corps1.
Pour les autres, les monistes2
classiques (par exemple le neuro-scientifique français
contemporain Jean-Pierre Changeux), il est tout aussi évident que
cette distinction corps/esprit est une manière archaïque de
s'exprimer qui repose sur des superstitions que l'avancée triomphale
de la science moderne se fait fort de dissiper. Je
vais tenter de montrer que le monisme classique a
tort de considérer le dualisme comme
un tissu de superstitions mais que, de
son côté, le dualisme
classique se méprend en
traitant le corps et l'esprit
comme deux "êtres hétérogènes"3.
Commençons
donc par
prendre connaissance des arguments des dualistes classiques
et des monistes
classiques. Nous allons
illustrer le dualisme classique,
approche de loin la mieux représentée dans la philosophie
occidentale, en évoquant deux de ses représentants les plus
prestigieux : Platon et Descartes. Le dualisme de
Platon est plus particulièrement développé dans le Phédon
et dans le Phèdre.
Dans le Phédon,
Platon rapporte qu'à la veille de sa mise à mort, Socrate se vante
auprès de son geôlier de ne pas craindre la mort au motif que son
âme va,
enfin, être délivrée du corps
et,
ainsi, retrouver sa liberté de s'élever
vers les régions éthérées où subsistent les Idées pures,
éternelles et immuables.
A contrario,
insiste-t-il, tant que l'âme
est
liée à cet "élément mauvais"4
qu'est le corps,
"elle est condamnée à contempler la vérité comme à travers
les barreaux d'un cachot". L'analogie est claire : le corps
est
à l'âme ce
que le cachot est au prisonnier, c'est-à-dire ce
qui limite drastiquement sa liberté de mouvement. Dans
le Phèdre,
dont
le thème central est l'amour, Socrate s'adresse à ses
interlocuteurs en leur disant que lorsqu'elle est en proie à la
passion amoureuse, l'âme
a
tendance à se rapprocher du divin. Pressé
de préciser ce qu'il entend par "âme", il prend
l'allégorie suivante
: imaginez un cocher guidant un attelage ailé composé d'un char et
de deux chevaux dont l'un est fringant et discipliné, l'autre rétif
et paresseux. Que croyez-vous donc qu'il arrivera lorsque le cocher
voudra enlever sa monture par-delà les nuées ? La réponse est
évidente.
On voit qu'on a, là encore, affaire à un argument analogique5
: l'âme
est
au corps comme
le cocher à son attelage ailé et, de même que la fonction de
celui-ci est de transporter son cocher, de même le corps
"transporte"6
l'âme,
même si, de fait, le moyen de transport se révèle malcommode,
voire voué à l'échec. Dans
ces deux analogies,
le corps est
manifestement considéré comme un obstacle à surmonter, un problème
à résoudre pour l'âme,
même si la seconde est un peu moins dévalorisante pour le corps.
Comparons
maintenant le dualisme
platonicien
avec son correspondant cartésien. Comme chacun sait, Descartes est
le philosophe du doute
méthodique,
ainsi nommé pour le démarquer du doute
sceptique :
tandis que celui-ci est un but en soi (douter de tout parce qu'au
fond rien n'est jamais
certain),
celui-là est un moyen, une méthode
destinée,
à
l'instar d'une pierre de touche,
à tester les jugements pour découvrir, in
fine,
ceux
qui lui
résisteront.
Tel est le point de départ du Discours
de la Méthode7.
À
partir de là, de quoi dois-je donc douter ? Naturellement,
d'abord du témoignage de mes
sens qui sont parfois trompeurs. Or, si mes
sens ne sont pas fiables, alors l'existence de mon
corps
(qui nous est signalée par mes
cinq sens) est douteuse aussi. Mais,
si l'existence de mon corps n'est nullement assurée, alors celle des
autres corps qui m'environnent ne l'est pas plus. Du coup, il n'est
pas absurde d'imaginer que je suis seul dans l'univers et que je suis
le jouet "d'un malin génie qui use de toute son industrie pour
me tromper"8.
Mais alors que reste-t-il qui résiste au doute ? Nécessairement
ceci : "pendant que je voulais douter de toute chose,
encore fallait-il que moi qui doutais fusse quelque chose". Et
quelque chose qui pense, cela va de soi, puisque si je doute, alors
je pense9.
D'où, première vérité soustraite au doute : je
suis une chose qui pense,
c'est-à-dire une âme
ou
un esprit.
Puis il continue : je suis une chose qui pense imparfaitement
(puisque
je doute), ce qui prouve que j'ai l'intuition intime
de
l'existence de la perfection, autrement
dit
de celle de Dieu. Voilà
donc soustraite au doute
une
deuxième vérité absolument certaine10.
À
partir de là, il suffit de considérer que l'être parfait qu'est
Dieu étant infiniment bon, il ne peut pas m'avoir créé, moi, chose
pensante imparfaite, pour que mes jugements soient systématiquement
erronés. En conséquence de quoi, je dois admettre (troisième
vérité indubitable11)
que mes doutes initiaux n'avaient pas lieu d'être et que, le plus
souvent, mes sens me présentent les choses telles qu'elles sont en
réalité. Raison pour laquelle je dois
bien admettre
que j'ai un corps12
tel que je (c'est-à-dire l'âme
que
je suis) le sens.
Si,
à présent, on fait la synthèse de ces deux versions du dualisme
classique,
on aboutit à trois conclusions. Premièrement, c'est
un dualisme
substantiel,
dans le sens où l'âme
et
le corps
y
sont conçus comme deux "êtres hétérogènes" (pour
reprendre le
vocabulaire de Durkheim),
c'est-à-dire deux êtres entièrement autarciques, autonomes, qui
n'ont besoin de rien d'autre qu'eux-mêmes pour subsister. Ce qui
est, canoniquement, la définition de la substance.
Deuxièmement, c'est un dualisme
hiérarchisé
puisque l'âme
y
est investie d'une dignité qui est refusée au corps
(obstacle,
"élément mauvais" chez Platon, existence dérivée et
seulement probable chez Descartes). Et,
troisièmement, c'est un dualisme
contingent
dans la mesure où aucun des défenseurs de cette sorte de doctrine
n'est capable de nous expliquer pourquoi il n'y a que deux
substances,
pourquoi celles-ci et pas d'autres et, surtout, pourquoi des êtres
qui, en droit, sont indépendants, éprouvent le besoin de se
rencontrer pour faire un bout de chemin ensemble13.
Bref, la légèreté des arguments du dualisme
classique,
même
chez
ses
deux représentants les plus vénérables,
confirme l'impression première que nous avions : la dualité
de l'âme et du corps est
tellement évidente pour
ses partisans qu'ils
sont à la peine lorsqu'il s'agit de
la justifier14.
C'est bien
entendu dans
cette faille argumentative que vont s'engouffrer leurs adversaires
afin de promouvoir la
version la plus classique
du
monisme.
Le
fond de la critique des monistes
classiques consiste,
en effet, à dire que tout cela n'est pas sérieux et qu'il est à la
fois beaucoup plus simple et beaucoup plus rationnel de penser et de
dire qu'il n'existe en
réalité qu'une
seule substance,
autrement dit, que tout, dans l'univers, est tissé de la même
étoffe, constitué des mêmes éléments fondamentaux. Avant d'aller
plus loin, il convient de distinguer soigneusement deux types de
monisme
classique :
celui que je qualifierai de radical ou d'intransigeant et celui qui,
par contraste, apparaît
comme
beaucoup plus tolérant et accommodant. Pour le premier, la
seule substance,
c'est
le corps
ou
la matière
pour
les matérialistes15,
c'est
l'esprit
ou
la conscience
pour
les spiritualistes16.
Les uns et les autres sont intransigeants dans le sens où ils
considèrent que seul le lexique faisant référence à ce
qui est pour eux
LA substance,
est légitime et, par conséquent, qu'il faut tendre à éliminer
l'autre
au motif
qu'il
prétend se référer à un être qui n'existe pas (le langage de
l'esprit
pour les matérialistes,
celui du corps
pour les spiritualistes).
Très
différents d'eux,
les
monistes
tolérants
ne préconisent ni
l'élimination du
lexique mentaliste
ni
celle du lexique physicaliste
pour la bonne raison que
le corps
tout
comme l'esprit
sont,
à
leurs yeux,
des réalités à part entière qui participent l'une et l'autre de
la même et unique substance.
C'est le cas, par exemple, pour Spinoza chez qui l'esprit
et
le corps
sont
deux "attributs", c'est-à-dire deux propriétés de la
substance
qu'est
Dieu ou la Nature, qui
peuvent se définir corrélativement l'une de
l'autre17.
C'est le cas aussi chez le philosophe contemporain Donald Davidson
pour lequel tout n'est que matière
ou
énergie18,
ce qui n'empêche pas le mental
d'"émerger"
de (ou
de "survenir" sur) la
matière
en
tant que fonction
cognitive
du corps
pour
peu que
sa
matière organique ait
atteint un certain degré de complexité évolutive spécifique.
Une
synthèse de tous ces courants classiquement
monistes,
permet
de
dégager
trois traits pertinents qui les rapprochent et, ce qui est plus
inattendu, qui les rapprochent aussi des dualistes.
D'abord, il y a le fait que les monistes
classiques sont
aussi substantialistes
que
leurs adversaires déclarés : monistes
et
dualistes
adoptent
le point de vue ontologique caractéristique
de la philosophie classique
consistant à toujours
partir de
ce que Russell a appelé the
ultimate furniture of the world,
"l'ameublement ultime du monde". Ensuite,
et c'est cela le plus surprenant, ils sont aussi dualistes
que
leurs adversaires bien que pas pour les mêmes raisons : les
dualistes
classiques sont
substantiellement
dualistes (pour
eux, il
existe deux substances) ;
les monistes
classiques
sont substantiellement
monistes (pour
eux, il
n'existe qu'une seule substance)
mais lexicalement
dualistes puisqu'ils
reconnaissent, de droit ou de fait, la légitimité de deux
lexiques,
c'est-à-dire deux registres de langage, l'un est physicaliste,
l'autre mentaliste.
De
droit, nous l'avons vu, pour les
monistes
tolérants.
Mais
de
fait pour
les monistes
les
plus fanatiques, lesquels
se révèlent
incapables d'éliminer le lexique
qui
leur pose problème au
point qu'ils continuent
à l'employer dans leur conversation courante : les
matérialistes
persistent
à dire "je pense que …", "elle a peur de …",
"nous espérons que …", etc. et les spiritualistes,
à réclamer une chaise pour s'asseoir et non pas l'idée d'une
chaise pour avoir l'idée de s'asseoir19.
Enfin,
troisième point commun entre tous les monistes
classiques :
pas plus que les dualistes
classiques,
ils ne sont capables de justifier leur forme spécifique
de
dualisme.
Pourquoi deux lexiques
et
ces deux-là précisément
?
Mystère. Cela
dit,
l'analyse des arguments des monistes
classiques nous
a fait prendre conscience de deux choses très importantes pour la
suite de notre exposé. Premièrement :
le dualisme
corps-esprit est,
sous une forme ou sous une autre, inéliminable. Deuxièmement :
si l'on veut progresser dans la compréhension des raisons de cette
bizarrerie, il faut abandonner le point classiquement
substantialiste
et en adopter un autre. Lequel ? Nous
allons tester
l'hypothèse qui nous est suggérée par le monisme
tolérant,
plus particulièrement, par
Spinoza et à Davidson, à savoir l'idée que, ce qui fait la réalité
inéliminable de l'esprit,
c'est qu'il est une fonction
essentielle
pour le corps
vivant, en
l'occurrence, une fonction
d'information du
corps.
L'idée
selon laquelle l'esprit
aurait
pour fonction
de fournir au corps
vivant des
informations
pertinentes
à propos de son environnement immédiat a connu et continue de
connaître une grande
vogue
philosophique.
Pour éviter de nous perdre dans le dédale des courants divers
et variés,
nous allons regrouper
les différents
points de vue fonctionnalistes en
trois catégories :
celui pour lequel l'information prend
la
forme
d'une
image
ou d'une
représentation mentale et que l'on appellera, pour cette raison,
fonctionnalisme
icônique ;
celui qui considère que l'esprit
informe
le corps
via,
non pas des images mais des
affects,
des émotions, des sentiments et que nous nommerons
fonctionnalisme
esthétique20 ;
celui enfin pour
qui la nature de
l'information
(affect
ou image) importe moins que son contenu normatif,
c'est-à-dire
le fait que l'environnement du corps
lui
impose, via
la
médiation de l'esprit,
des règles à suivre : nous l'appellerons donc fonctionnalisme
normatif.
Le
fonctionnalisme
icônique connaît
de nombreuses versions dans le détail duquel nous n'entrerons pas
ici. Contentons-nous d'en énumérer les grandes orientations et d'en
pointer
les
principales
difficultés.
Disons qu'on peut le subdiviser en trois grandes familles selon que
l'image ou la représentation mentale
qui a pour fonction d'informer le corps
est
analogique
comme
pour les empiristes
classiques
(l'esprit
est
conçu sur le modèle de la caméra ou de l'appareil photo et l'image
mentale
ressemble à la chose représentée), ou bien digitale
comme
chez les computationalistes
modernes
(le
modèle de l'esprit
est
alors l'ordinateur et l'image
mentale
est
codée et ne ressemble
donc
pas à
la chose représentée),
ou encore construite
comme
c'est le cas dans la conception phénoménologique
(le
modèle de l'esprit
est
l’intentionnalité
qui
sélectionne et choisit les composantes de l'image
mentale
plutôt que de l'enregistrer passivement). Le principal problème de
toutes
ces
variantes
du fonctionnalisme
réside
dans la notion d'image
mentale.
Tout le monde comprend ce qu'est une image
physique (photo,
carte, schéma, dessin, peinture, film, vidéo, etc.) qui est vue par
un œil physique qui, via
des interactions physiques (l'influx nerveux), va physiquement
(causalement) déterminer
un être physique (le corps).
Mais
qu'en est-il pour l'image
mentale ?
On se doute qu'il doit y avoir une analogie avec l'image
physique.
Mais où est l'analogie ? En quoi consistent l'"œil
mental", les "interactions mentales", la
"détermination mentale", si
l'adjectif
"mental" veut
dire ici que la fonction n'est pas "physique" ? Et, au
bout du compte, comment va se faire la transition de la fonction
mentale
vers l'être physique
qu'est le corps
et
qui est le destinataire final de l'information ? Par ailleurs,
une image
physique a
un statut public : elle peut être vue et comprise par
plusieurs
corps
physiques différents.
Tandis que mon image
mentale est,
par hypothèse, un événement privé accessible seulement à
moi-même : comment expliquer alors que je puisse néanmoins en
communiquer le contenu
à
des tiers ? Bref,
la notion d'image
mentale,
apparemment claire et distincte est,
en réalité, terriblement
obscure
et confuse.
Une partie de la difficulté est résolue
par la version esthétique du fonctionnalisme. Pour ses
défenseurs, en effet, l'information que l'esprit destine au
corps n'est pas une représentation du monde extérieur.
Ainsi, lorsque Spinoza définit l'âme comme "l'idée du
corps", il s'empresse de préciser aussitôt que, par "idée"21,
il ne faut pas entendre la "peinture inanimée" d'une chose
mais "l'acte même de connaître", lequel est déterminé
par la manière dont l'être connaissant est affecté par des
êtres extérieurs à lui-même. L'affect est donc une
puissance de réagir à l'affection dont un être quelconque
est l'objet. L'embêtant, avec Spinoza, c'est que sa tolérance va
jusqu'à refuser d'établir la moindre différence de nature entre
les êtres et, donc, jusqu'à doter tous les êtres de la faculté
d'être affectés et, partant, d'être informés par
leur esprit22.
Le point de vue de Thomas Nagel est moins ambitieux et, peut-être
aussi, plus pertinent, en tout cas moins éloigné du sens commun. Il
s'est rendu célèbre dans les années 1970 en rédigeant un article
intitulé what is it like to be a Bat ? ("quel effet
cela fait-il d'être une chauve-souris ?") dans lequel il
souligne trois points majeurs. Premièrement, étant donné la
spécificité perceptive du chiroptère23,
si l'information que son esprit transmettait à son corps
était de nature icônique, le délai nécessaire pour le
traitement de ladite information serait trop long pour lui permettre
de se diriger ou de se nourrir. D'où, deuxièmement, il est plus
rationnel de penser que cette information consiste non en une image
à lire ou à déchiffrer, mais en une expérience qualitative
qui la fait réagir en temps réel à la présence d'un obstacle ou
de nourriture. Et ce qui vaut pour la chauve-souris (qui est un
mammifère) doit aussi, très probablement valoir pour les autres
mammifères et, a fortiori, pour les espèces moins évoluées.
Cela dit, troisièmement, pour savoir "l'effet que ça fait
d'être une chauve-souris" (c'est-à-dire d'être affecté
comme elle par des échos sonar), il faudrait être une
chauve-souris et, plus précisément cette chauve-souris,
voulant dire par là que l'affect par lequel l'esprit
informe le corps est fondamentalement subjectif et,
partant, incommunicable. À noter que le débat entre conception
icônique et conception esthétique du fonctionnalisme
de l'esprit par rapport au corps est très
élégamment arbitré par Marcel Proust qui, dans la Recherche du
Temps Perdu, définit l'image mentale comme un affect
passé qui, au présent, a perdu de sa virulence et, inversement,
l'affect comme une image dont le contenu et les enjeux
présents nous émeuvent et déterminent en nous une réaction
émotionnelle. C'est ainsi qu'il faut comprendre l'épisode de la
petite madeleine qui commence par une émotion au présent (un
affect), laquelle se diffracte très vite en un bouquet de
souvenirs précis (des images) du passé du narrateur.
Toujours est-il qu'on ne comprend toujours pas pourquoi cet affect
et/ou ces images, qui sont ceux du narrateur de la
Recherche, réussissent à captiver des tiers (les lecteurs) qui,
par hypothèse, ne les ont pas eus.
Cette
dernière difficulté est supprimée radicalement par le
fonctionnalisme
normatif.
Karl Popper définit la vie comme la faculté de "résoudre des
problèmes". Or, si tel doit être le cas, le corps
vivant doit se voir communiquer deux sortes de règles :
celles qui appartiennent aux données du problème (les difficultés,
naturelles ou sociales, que le corps
a
à surmonter doivent être régulières)
et celles qui ressortissent à la solution du problème (les
difficultés doivent pouvoir être réglées).
Voilà pourquoi il est de l'intérêt commun des membres d'un même
biotope que soient mutualisées les règles
qui
vont déterminer tel corps
à
se mouvoir afin de résoudre une difficulté vitale. D'une manière
générale, la communication des informations entre corps
d'une même espèce, non seulement n'est pas un problème mais est au
contraire la principale solution aux problèmes de l'adaptation des
individus et de l'évolution des espèces. Or, il existe deux
voies de communication des règles :
la voie innée
ou génétique
(à
partir de la procréation) et la voie acquise
ou
empirique
(à
partir de l'expression). On aura donc tendance à parler d'esprit
lorsqu'il
existe, pour certaines espèces de corps
vivants,
une fonction qui permet, d'une part la détermination d'un corps
particulier
sur la base d'une connaissance des règles
qu'il
a
acquises par sa propre expérience, d'autre part la communication de
ces mêmes règles à d'autres corps
congénères
au moment où se pose un problème qui engage leur survie24.
Bourdieu parle, à ce propos, d'habitus,
c'est-à-dire d'in-corporation25
des règles vitales générant des dispositions régulières, des
comportements réguliers et, en fin de compte, de la stabilité
environnementale. Bien entendu, la plupart des philosophes qui ont
défendu cette approche normative
de
la fonction de l'esprit
se sont penchés sur la spécificité humaine
de cette fonction.
À
cet égard, tous
ont souligné le rôle tout à fait spécial du langage.
Kant ou Wittgenstein, par exemple, ont insisté sur la capacité que
possède l'esprit
humain
et par l'intermédiaire du langage,
à informer son propre corps
ou
des corps
tiers
sur
des événements qui, à la limite, peuvent n'avoir jamais été
perçus ou ressentis, ni par l'émetteur, ni par le récepteur du
message. C'est, évidemment, cette propriété que recèle le langage
humain
qui permet d'expliquer la faculté d'abstraction
de
l'esprit
humain,
notamment à travers l'extraordinaire
ouverture cognitive et psychologique qu'implique l'évocation
du passé ou de l'avenir, non
seulement de soi-même
et mais aussi d'autrui.
Ce qui, au passage, permet de résoudre le problème de la madeleine
de Proust : si les propos du narrateur nous touchent, c'est
parce qu'ils sont capables d'évoquer, chez nous ses lecteurs, des
images
et/ou
des affects
personnels
qui
n'entretiennent pourtant avec ceux de l'auteur, qu'une très vague et
très lâche analogie26.
En faisant de l'esprit une
fonction du corps, le point de vue fonctionnaliste
possède donc sur le point de vue substantialiste (le dualisme
et le monisme classiques) l'avantage considérable
de rendre raison du dualisme corps-esprit : si ce
dualisme est inéliminable, c'est parce que le corps,
tout au moins lorsqu'il est vivant, a besoin d'une fonction
cognitive qu'on appelle l'esprit afin de maximiser ses
chances de survie. Pourtant, ce point de vue recèle une
difficulté bien plus redoutable que toutes celles que nous avons
déjà énumérées : si l'esprit est une fonction du
corps, alors le corps est une structure physique
qui, après tout, pourrait continuer d'exister même si sa
fonction faisait défaut. Prenons un exemple : la fonction
d'une montre est de donner l'heure. Mais la montre (comme
structure physique) existe même si sa fonction est en
panne. De même, un corps vivant est doté de nombreuses
fonctions vitales. Or, on peut toujours pallier le
dys-fonctionnement de l'une d'entre elles en la réparant,
voire en greffant au corps vivant un tissu qui la remplisse
correctement. À la limite, la privation d'une fonction vitale
est, certes, incompatible avec la vie du corps mais ce corps,
même mort, continue néanmoins d'exister pendant un certain
temps avant de se décomposer. Bref, dire que x est une
fonction de y, c'est, dans tous les cas, dire que x
est une option pour y. Or, si l'esprit est une
option pour le corps nous voilà renvoyés, dans le meilleur
des cas, à la contingence de ce dualisme que nous
dénoncions en examinant le point de vue substantialiste :
il y a d'un côté l'esprit, de l'autre le corps et
leur rencontre demeure incompréhensible. Et, dans le pire des cas,
nous devons supposer, à l'instar des superstitions créationnistes,
l'intervention transcendante d'une puissance supérieure pour
faire coexister l'âme et le corps, un peu à la
manière dont un horloger fabrique la montre, puis met en branle le
mécanisme pour lui conférer sa fonction. Nous allons
donc, pour finir, nous demander s'il ne serait pas possible de lier
le sort du corps et de l'âme de telle sorte que leur
union soit nécessaire et non contingente. Et, pour
cela, nous allons nous tourner vers Aristote et Patanjali en
envisageant le point de vue selon lequel, dans le cas du corps
vivant, l'âme et le corps seraient deux réalités
immanentes27
l'une à l'autre, c'est-à-dire mutuellement nécessaires à
la compréhension de leurs natures respectives. Pour cette raison,
nous nommerons immanentiste cette dernière approche.
Pour Aristote, tout être doit son
existence au concours de quatre causes ou principes : la
matière, la forme, la fin et les moyens.
Par exemple, la matière de la statue d’Apollon qui trône
au centre du temple de Delphes est, bien entendu, le bloc de marbre
dont elle a été tirée. Sa forme est celle du dieu de
l'harmonie et de la grâce, non celle d'un autre dieu ou d'une autre
déesse. Sa fin est l'intention qu'avait son auteur au moment
où il a sculpté son œuvre. Enfin, les moyens sont,
évidemment, ceux dont le sculpteur Phidias s'est entouré pour
donner une forme précise à la matière brute. Or, il
se trouve que, pour certains êtres (c'est le cas pour la statue
d'Apollon), la forme est passivement imposée à la matière
par un être transcendant (en l'occurrence, Phidias) qui
agit avec les moyens les plus aptes à remplir la fin qu'il
s'est assignée. En revanche, pour d'autres, le pôle actif
(fin-moyens) est immanent au pôle passif (matière-forme) :
en d'autres termes, il existe des êtres qui sont, à eux-mêmes, les
agents de leur propre formation et de leur propre
trans-formation. On les appelle les êtres vivants. Une
fois que l'on a admis ceci, il est facile de comprendre cette
définition d'Aristote : l'âme est la forme du
corps vivant en acte. L'âme (hè psukhè28
en grec), c'est la forme que prend le corps vivant en
tant qu'il agit, c'est-à-dire la position qu'il adopte en
tant qu'il vise une fin (vivre, rester vivant) à travers des
moyens appropriés (l'organisme biologique29)
en donnant une forme (le comportement adaptatif) à une
matière (le corps vivant). Par où l'on constate, s'agissant
des êtres vivants (en grec, ta zôa30),
que l'âme est tout à la fois forme et fin puisque
le comportement adaptatif (forme) du vivant présuppose
l'effort pour vivre (fin), et que le corps est à la
fois matière et moyen puisque l'organisme biologique
est à la fois ce qui trans-forme (moyen) et ce qui est
trans-formé (matière)31.
Voilà pourquoi le dualisme corps-esprit n'est pas contingent,
miraculeux ou mystérieux mais logiquement nécessaire en ce
qu'il ne peut pas en être autrement pour les êtres vivants. En
effet, l'in-formation par l'âme n'est pas du tout une option
pour le corps vivant : dans la mesure où on ne peut
concevoir de forme sans matière (toute forme est
forme de quelque chose) ou de matière sans forme
(toute matière, même brute, possède déjà une forme)
et dans la mesure où l'âme est au corps ce que
la forme est à la matière lorsque celle-ci est
vivante, alors il n'y a pas d'âme sans corps vivant
ni de corps vivant sans âme. L'âme est
immanente au corps vivant et le corps vivant est
immanent à l'âme. Ce sont là deux réalités
indissociables bien que distinctes. Ce qui explique aussi pourquoi
nous avons, nous autres humains, êtres vivants doté d'un
langage, un double lexique : le lexique
mentaliste fait référence aux intentions que nous formons pour
adopter et justifier nos comportements, le lexique physicaliste
aux difficultés que nous rencontrons et que nous devons surmonter
pour y parvenir.
Nous
avons donc résolu tous les problèmes que nous avons détectés
tout au long de cet exposé. Et pourtant, tel un rebondissement de
dernière minute dans un bon polar, un dernier grain de sable vient
gripper notre bel ordonnancement : dans le cas particulier de
l'être humain, la définition aristotélicienne de l'âme
comme
forme
du corps vivant en acte est
tout à fait désespérante. Et ce, pour la raison suivante : si
la fin
ultime
que
vise l'être animé est de vivre,
alors on doit admettre que c'est là une fin
inaccessible.
Aucun être vivant ne l'a jamais atteinte et, selon toute
vraisemblance, ne l'atteindra jamais32.
Les êtres vivants autres
que les hommes résolvent
ce paradoxe, d'une part en ne communiquant que des informations
relatives à l'instant immédiat, d'autre part en procréant de
nouveaux êtres vivants et, donc,
en transférant à l'espèce la charge
de poursuivre
une fin
inaccessible
pour
l'individu. Mais il en va, hélas,
bien
différemment pour l'être
vivant doté de langage
que
nous sommes puisque le
langage,
avons-nous
dit, possède le redoutable pouvoir de nous faire prendre conscience
d'un futur que nous n'avons encore jamais vécu, en l'occurrence,
ici, l'horizon indépassable de la mort33.
Et, comme si cela ne suffisait pas, Aristote ajoute sans s'en rendre
compte une difficulté supplémentaire en disant que, dans le cas
spécifique de l'être humain, la fin
visée
par l'âme
n'est
pas seulement la vie
mais
aussi le bonheur34.
Or, si le bonheur
n'est
pas une fin
inatteignable
comme l'est la vie
pure
et simple, l'étymologie de ce terme (le "bon heur", en
deux mots, c'est la bonne
chance)
souligne son caractère aléatoire35.
Ce dont le langage
humain
ne peut pas manquer, une fois de plus, de nous faire prendre
conscience en
nous remémorant nos propres échecs ou ceux de nos semblables.
Bref, dire que l'âme
est
la forme
du corps vivant en acte,
c'est, dans le cas particulier de l'homme, impliquer que cette âme
va
lui faire prendre douloureusement conscience de sa mortalité et de
sa faiblesse, en
d'autres termes du caractère tragique36
de
son
existence.
Nul mieux que Pascal n'a su énoncer ce paradoxe :
"nous
disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne
le soyons jamais"(Pascal,
Pensées,
B194)37.
Nous
allons donc voir, à présent, comment Patanjali s'y prend pour nous
aider à résoudre le paradoxe de Pascal en corrigeant quelque peu la
définition aristotélicienne de l'âme
tout en en conservant cependant l'essentiel.
Dès
le second
des 195 aphorismes des Yoga
Sutras,
Patanjali définit le yoga38
comme
la cessation, l'arrêt (nirodah)
de l'agitation ou des perturbations (vritti)
du mental (citta).
Ce qui permettra, le cas échéant, nous précise l'auteur dans
l'aphorisme suivant, à
la conscience (drashtu)
de s'établir dans sa forme véritable
(svarupe).
La
proximité de Patanjali avec Aristote saute
aux yeux :
d'une
part, quiconque a un jour assisté à une séance de yoga
s'est immédiatement rendu compte qu'il s'agit, à travers un certain
nombre d'exercices, d'y
conférer
une certaine forme
au
corps ;
pourtant,
d'autre
part, il
est manifeste qu'il
est, dans ces deux aphorismes fondamentaux, question d'abord
du mental
puis
d'une
forme
authentique
pour
l'esprit.
On ne voit donc pas comment on pourrait s'abstenir
de
donner une interprétation aristotélicienne à ces deux aphorismes
en disant que l'esprit
y
est
conçu
implicitement comme la
forme
du
corps
humain
en acte, en
tant qu'il agit, en tant qu'il se meut.
Mais, d'un autre côté, Patanjali, contrairement à Aristote,
établit d'emblée une distinction
entre l'esprit
comme
conscience
(drashtu)
et l'esprit
comme
mental
(citta)
dans le sens où seule la première des deux formes
est
réputée forme
authentique
du corps.
Pour
comprendre à quoi il veut en venir, demandons-nous d'abord en quoi
peut bien consister cette
forme
impropre
ou inauthentique du corps
qu'il
appelle
mental
(citta)39.
Jean
Bouchart d'Orval nous
explique que le mental
(citta)
est
une forme
tout
à la fois dégradée et spontanée du corps.
Dégradée en ce que le yoga
doit
contribuer à la dépasser, sinon à l'éliminer. Spontanée en ce
que ces fins qui vont occasionner les agitations/perturbations
(vritti)
à
combattre,
l'esprit
les
vise
naturellement pour le corps.
Autrement dit, ce contre
quoi
le yoga
entend
lutter en essayant de
nous en
faire
prendre conscience,
c'est
le fait que l'esprit
envisage spontanément des fins
toxiques qui font souffrir le corps,
qu'il le
dé-forme
plus
qu'il ne l'in-forme,
pourrait-on
dire.
Raison pour laquelle Jean
Bouchart d'Orval commente
Yoga
Sutras
I,
2 en disant, dans un vocabulaire parfaitement accessible au lecteur
occidental, que le mental
(citta)
est
ce qui nous fait sujet
face
à un objet.
En
d'autres termes, le
mental
(citta)
est
cette forme
spontanée
du
corps
qui
trace une ligne de démarcation entre moi et non-moi, entre ici et
là-bas, entre maintenant et après, bref, entre sujet
et
objet.
Ce
qui importe et pose problème,
dans ce couple sujet/objet,
réside d'ailleurs moins dans les termes eux-mêmes que dans la
relation
instaurée
entre eux. En
effet, tout
objet
est,
par définition, objet
de désir.
En
d'autres termes,
cette relation
du
sujet
à
l'objet,
c'est
ce qu'Aristote
appelle la finalité
(télos)
et
que la tradition occidentale a pris
l'habitude de nommer
désir40.
Or,
on n'a pas attendu Freud pour comprendre à quel point la relation de
désir
est
fondamentalement ambivalente :
le sujet
désire mettre
l'objet
à
distance de lui41,
mais, en même temps, il
désire
le connaître, ou le posséder, ou l'aimer, ou le modifier, ou le
protéger, ou le détruire, etc., dans tous les cas, il
désire
s'en rendre maître. De sorte que, si
le mental
(citta)
pose
problème à Patanjali, c'est exactement pour les mêmes raisons que
la
finalité
(télos)
pose
problème à Aristote et à Pascal, à
savoir que
l'objet
du
désir
(kâma),
une fois séparé du sujet,
possède
une autonomie qui le rend difficilement maîtrisable par le sujet.
Ce
qui, compte tenu du fait que l'être humain est, insistons-y encore,
un être de langage,
nous prédispose à anticiper douloureusement
l'échec
possible
de
notre désir
sur
la base de la remémoration d'un échec passé, de soi-même ou
d'autrui. Et,
pour
peu que l'intensité et la durée d'une
frustration
soit proportionnelle à l'éminence de l'objet
de désir qui
en est la cause,
alors
on
en imagine aisément
les conséquences existentielles lorsque ledit
objet
est inaccessible comme la vie,
ou très aléatoire comme le bonheur42.
Dans
tous les cas, la
relation de désir
caractéristique
du couple sujet/objet
est essentiellement génératrice d'in-quiétude, d'in-tranquillité
pour le mental
(citta)
qui
l'a imposée
au corps.
Tel
est donc le problème :
le mental
(citta)
est l'expression spontanée
d'un esprit
qui
oppose
un corps-sujet
à un corps-objet,
ce
qui
produit
spontanément ces perturbations, cette agitation (vritti)
auxquelles le
yoga
se
veut être une solution. Cette
solution passera alors, nécessairement, par une interruption, une
cessation, une abolition (nirodah)
de
ces vritti.
Or, si on lit bien les sutras
II,
29 à III, 13, on se rend compte qu'en effet, le yoga
est,
dans son essence, une discipline ou, plutôt, un ensemble de
disciplines de renoncement.
Le sutra
II,
29 énumère avant de les détailler, les huit
angâni,
c'est-à-dire les huit membres ou branches
du
yoga.
Dans les deux premiers (yama
et
niyama),
il est question de la retenue à observer à l'égard d'autrui (ne
pas mentir, ne pas voler, ne pas agresser, etc.), puis vis-à-vis de
soi-même (pureté, droiture, etc.) : il s'agit donc de renoncer
à
des comportements spontanés dont la banalité n'a d'égal que le
souffrance potentielle qu'ils peuvent entraîner43.
Dans le troisième (âsana),
on parle de l'assise, de la posture44
ferme et confortable qu'il convient de donner au corps en
renonçant aux positions debout ou couchée que tout être humain
adopte spontanément. Dans le quatrième (prânâyâma),
nous voilà enjoints de renoncer à respirer spontanément en
se satisfaisant de se
remplir d'air pour, tout
au contraire,
mettre l'accent sur le souffle, sur l'expiration45.
Puis,
dans les cinquième et sixième des angâni
(pratyahârâ,
dhâranâ),
il nous est demandé de contenir la
dispersion, l'errance,
respectivement, de nos sens et de notre pensée afin d'aller vers la
concentration, vers le recueillement, ce
qui prépare le septième (dhyâna),
celui
qui nous engage à méditer,
autrement dit à renoncer à penser et, par là, renoncer à
multiplier
anarchiquement les objets
de désir.
Alors nous parvenons au huitième et dernier aspect du yoga,
à savoir l'équanimité ou la paix (samâdhi) :
ad
augusta per angusta ("vers
les sommets par des voies étroites") !
On voit bien en quoi Patanjali complète et corrige Aristote46 :
en
se donnant des fins
et
les moyens
de
les atteindre, l'âme
in-forme,
dé-forme
et trans-forme
continûment et
spontanément
une matière
corporelle
dont
elle n'est pas dissociable. Or,
il existe des
fins,
c'est-à-dire
des objets
de désir,
inaccessibles
(vivre) ou aléatoires (vivre heureux).
À
travers les moyens
que
fournit le yoga
et qui consistent tous, non
à renoncer au désir
(ce
serait renoncer à vivre),
mais
à
renoncer
à
l'agitation
des désirs
en
renonçant, autant que possible, à l'opposition
sujet-objet
caractéristique
du mental.
C'est
cette
forme
apaisée que
l'esprit peut donner au corps
par
le moyen
du
yoga.
Pour
nous résumer, nous avons vu dans un premier temps que le point de
vue substantialiste
qui
est celui des dualistes
et
des monistes
classiques
nous plaçait devant une évidence : le dualisme
corps-esprit est
inéliminable. Pour essayer de comprendre cette inéliminabilité,
il nous a fallu faire l'hypothèse fonctionnaliste
selon
laquelle l'esprit
est
une fonction
d'information
qui conditionne l'adaptation du corps
vivant
à
son milieu. Mais, pour saisir la nécessité d'un dualisme
qui
ne peut pas s'exprimer autrement qu'en termes d'esprit
et
de corps,
nous avons dû avoir recours à un point de vue immanentiste
d'après lequel l'esprit
n'est
pas une fonction
du
corps
vivant
mais sa forme
même
en tant qu'elle vise des fins
et
se fixe les moyens
de
les atteindre, même si, dans le cas de l'être humain, il existe des
fins
manifestement
inaccessibles ou aléatoires auxquelles la sagesse commande de
renoncer.
1Tout
au long de cet exposé, chaque fois que j'emploie le terme "âme",
"esprit", "pensée", "conscience",
"psychisme", "mental", etc. je n'entends ni
faire référence à une entité précisément définie, ni tenir
ces termes pour synonymes, mais seulement désigner une certaine
sorte de lexique, en l'occurrence, ici, le lexique
mentaliste. Idem en ce qui
concerne les termes "corps", "matière",
"organisme", "physique", etc. comme
représentants du lexique physicaliste.
L'une des
raisons
de ce choix (l'autre
apparaîtra au cours de l'exposé) réside
dans l'extrême diversité des usages, tant en ce qui concerne les
auteurs eux-mêmes qu'en ce qui concerne leurs traducteurs ou
commentateurs.
2Du
grec duo "deux" et
monos "un seul".
3Ce
texte est la transcription d'une conférence que j'ai
donnée pour l'Institut
de Yoga
le dimanche
19
mai
2019
à la Maison du Yoga, 83640 Plan d'Aups-Sainte Baume.
Je le dédie à Anne, à Fanny, à
Julia et à toutes celles et tous ceux qui, pour des raisons
diverses, n'ont pu y assister.
4En
grec dans le texte (to kakon).
5Type
d'argument rhétorique consistant à faire comprendre (sans la
définir directement) ce qu'est une réalité problématique a en
la mettant en relation avec trois autres réalités b,
c, et d
supposées mieux connues des
interlocuteurs de telle sorte que a soit
à b ce que c
est à d.
6Ce
n'est pas pour rien que l'on parle, en français, de "transport
amoureux" !
7Titre
complet : ... pour bien conduire son Entendement et trouver la
Vérité dans les Sciences.
8Thème
très populaire à l'âge classique : et si toute notre existence
n'était qu'un songe ? De là le titre de la comédie éponyme de
Pedro Calderón, d'ailleurs contemporain
de Descartes.
9Descartes
reprend à son compte l'argument de Saint Anselme : si fallor sum
("si je me trompe, c'est
que je suis").
10On
remarquera que l'existence de Dieu est, chez Descartes, déduite de
mon existence comme être pensant. On comprend pourquoi les autorité
ecclésiastiques de l'époque ont inscrit les œuvres de Descartes à
l'index librorum
prohibitorum ("la liste
des livres interdits") !
11Indubitable
mais probabiliste : il est certain qu'il est fort probable que ...
12Notons
bien : je suis une âme et
j'ai un corps.
13Là
encore, il faut lire ou voir cette autre savoureuse comédie de
Calderón intitulée
Procès en Séparation de
l'Âme et du Corps.
14C'est
d'ailleurs, exactement ce que dit Bergson dans l'Essai su
les Données Immédiates de la Conscience.
15On
pense aux Atomistes antiques, à Gassendi, à Hobbes, à certains
philosophes des Lumières, à Marx et, bien entendu à un grand
nombre de scientifiques contemporains, notamment au courant des
neuro-sciences auquel appartient Changeux.
16Par
exemple les
Bouddhistes, Berkeley, Mach, les
Romantiques,
etc.
17Mens
idea corporis, "l'esprit
est l'idée du corps" ; corpus objectum mentis,
"le corps est l'objet de l'esprit".
18L'équivalence
matière-énergie est l'un des résultats de la théorie de la
relativité d'Einstein.
19Le
moniste spiritualiste Georges Berkeley, par ailleurs
évêque de Cloyne, était un chaud partisan de l'esclavage des
noirs dont il louait l'endurance des corps !
20Du
grec aisthèsis,
"sensation".
21Terme
qui, depuis Platon, désigne toute sorte de contenu, d'état et/ou
d'activité de l'esprit.
23Rappelons
que la chauve-souris perçoit les aspects les plus pertinents de son
environnement immédiat par la captation auditive de l'écho sonar
des ultra-sons qu'il a préalablement émis pour détecter, soit un
obstacle à éviter, soit un insecte en vol à happer.
24À
cet égard, l'étude qu'a faite l'éthologue Karl von Frisch au
sujet de la "danse des abeilles" est tout à fait
significative.
25Étymologiquement
: in corpore, "dans le
corps".
26C'est
même, pour Proust, ce en quoi consiste précisément tout le talent
de l'écrivain ou du poète : maîtriser les règles qui
permettent de susciter, à travers le choix méticuleux des
métaphores, de telles images ou
de tels affects.
27En
philosophie, la notion d'immanence s'oppose
à celle de transcendance.
28Racine
grecque dont sont issus tous les termes modernes commençant par
"psy...".
29"Organisme"
vient du grec organon qui
veut dire à la fois "moyen" et "outil" ; quant
à la racine "bio...", elle correspond au grec bios,
"vie".
30Que
l'on traduit souvent par "animaux". Traduction
intéressante en ce qu'elle fait le lien avec l'étymologie latine :
l'animal, c'est l'être qui
possède une anima,
donc une âme.
Mais traduction fausse cependant
dans la mesure où, pour
Aristote, ta
zôa désigne
tous
les vivants, par
opposition aux êtres in-animés
qui
sont dépourvus
d'âme,
et
pas seulement ceux que nous appelons aujourd'hui "animaux".
31Le
temps et l'espace nous manquent pour montrer à quel point, tout en
étant vieille de vingt-cinq siècles, la conception d'Aristote est
moderne en ce qu'elle anticipe, entre autres, les conceptions de
Darwin, de Bergson, et de Popper.
32D'où
l'idée de Claude Bernard selon laquelle la vie est l'ensemble des
forces qui résistent (provisoirement) à la mort ou celle de
Sigmund Freud pour qui tout organisme vivant tend à redevenir
inorganique.
33D'où
la définition que donne Heidegger de l'être humain comme
"être-vers-la-mort" (Sein zum Tode).
34En
grec hè eudaïmonia,
littéralement, "la vie bonne", "la
bonne conduite" (sans connotation morale).
35D'ailleurs,
pour Aristote, toute fin, en
tant qu'elle vise ce qui doit être mais n'est pas encore, est
aléatoire. Aristote étant
un homme de son pays de son temps, il donne là une expression
philosophique à l'idée tragique par
excellence : nous sommes le
jouet de notre destin.
Ce que Nietzsche appellait
der hellinistischen Pessimismus, "le
pessimisme grec" (cf.
sans
Musique la Vie serait une Erreur).
36Rappelons
que la tragédie est la
représentation mythique
d'un destin gouverné
par tant de forces supérieures impossibles à maîtriser que, le
héros, de quelque mérite et de quelque vertu qu'il soit doté, est
toujours voué à souffrir puis à mourir.
37"Lui
conseiller [à l'homme] d’avoir une condition tout heureuse et
laquelle il puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet
d’affliction […],
ce
n’est donc pas entendre la nature"(Pascal,
Pensées,
B139).
38"Yoga" vient
d’une racine sanskrite que nous retrouvons en français dans les
mots "joindre" ou "joug". Quant à
Patanjali, c'est le nom propre ou collectif que la tradition hindoue
attribue au(x) sage(s) qui aurai(en)t rédigé les Yogas
Sutras entre
300 av. J.C. et 500 ap. J.C., ce
qui en fait, grosso
modo,
un (des) contemporain(s) d'Aristote.
39Pour
ce faire, nous nous réfèrerons outre
au texte des Yoga
Sutras
tel
que traduit et commenté par le sanskritiste
Jean Bouchart d'Orval.
40Rappelons
que "désir" vient du latin desiderium,
qui vient lui-même de sideratio
qui est le nom par lequel on désigne la position des astres que
l'on con-sidère afin de décrypter le destin ! Si
l'on voulait faire de l'humour, on dirait que l'objet de
désir est forcément dans les
astres, que c'est
toujours la lune que l'on aura du mal à décrocher, bref, qu'il
prépare le dés-astre.
41Étymologiquement,
ob-jectum c'est, en latin,
ce qui "jeté devant" (en grec pro-blèma,
en allemand Gegen-stand).
42On
peut même se demander dans quelle mesure ce sont encore des objets
de désir, si le désir
de vivre ou le désir
d'être heureux ne sont pas, en
fait, sinon des désirs
vides de contenu, du
moins des méta-désirs (des
désirs de désirs).
43On
remarquera l'ordre chronologique : d'abord autrui, puis soi-même.
La morale occidentale prescrit de ne pas faire à autrui ce que l'on
ne voudrait qu'autrui nous fît. Le yoga nous
engage à ne pas imposer à soi-même ce dont on a renoncé à
accabler autrui !
44Si
le yoga est fréquemment
considéré comme l'art des postures,
la seule dont il soit question dans le traité de Patanjali est la
posture assise.
45Comme
le fait remarquer Jean Bouchart d'Orval, dans
la plupart des langues humaines, le champ lexical du souffle
et celui de l'esprit sont
les mêmes ("esprit" vient d'ailleurs de spiritus,
"souffle").
46On
pourrait même généraliser et dire : en quoi la sagesse orientale
complète et corrige la philosophie occidentale.
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