"Jill
: Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être
finir. (Un temps.) Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et
un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas.
(Un temps.) On ne peut plus me punir".
La colère, la divine colère, la mènis d'Achille
ou d'Ulysse, obéit à la même logique que le tas de sable : un
grain ne fait pas un tas, un grain de plus ajouté à un non-tas ne
fait pas non plus un tas, etc. et pourtant, à partir d'un certain
moment, on a néanmoins un tas. Même chose pour la colère : chacune
des petites humiliations quotidiennes est presque indolore, à la
longue, l'accumulation finit
même par paraître normale (de même que l'ajout d'un grain à un
grain peut
aplatir le tas au lieu de le faire monter) et pourtant, un jour ...
ça
prend ... miracle !
"John
: Peut-il y a — (bâillements) — y avoir misère plus
... plus haute que la mienne ? Sans doute. Autrefois. Mais
aujourd’hui ?". J'entends
déjà les "experts", je vois déjà les "spécialistes"
me "prouver" que j'ai tort, qu'il
y a tellement, tellement
plus malheureux que moi ... tiens, regardez, y'a
des chiffres ... le Vénézuela
... le Yemen ... la Grèce ... alors, vous ... les
chiffres, ça ment pas, Monsieur
... inclinez-vous ! Ah ouais
? Moi aussi j'ai des chiffres, Ducon
: les profits du CAC 40 ... l'évasion fiscale ... la stagnation des
salaires ... l'augmentation des taxes sur la consommation ...
l'inflation … la
disparition des services publics de proximité … la
misère ... l'homophobie ... le sexisme ... le racisme ... C'est pas la pauvreté : c'est juste
penser qu'avec une autre
organisation sociale, ça
pourrait être moins pire ...
connard ...
"John
: Assez, il est temps que cela finisse, dans le refuge
aussi. (Un temps.) Et cependant j’hésite, j’hésite à ... à
finir. Oui, c’est bien ça, il est temps que cela finisse et
cependant j’hésite encore à — (bâillements) — à finir.
(Bâillements.)" Ça,
c'est terrible ! On n'est même plus capable de se révolter. Mais de
se révolter vraiment : de mettre le pays à feu et à sang, je veux
dire ... comme en 1789 ... ou en 1917 ... ON HÉSITE ... et
pourquoi on hésite ? eh bien parce que les idées dominantes, qui,
comme le disait le vieux barbu, sont celles
de la classe militaro-médiatico-financière dominante,
conditionnent tellement nos
manières de penser qu'on
peine à imaginer un autre monde possible (paraît même que
l'histoire est finie depuis la chute du mur à Berlin, comme
y disait Fukushima ... euh ... Fukuyma ... lape,
suce ...). Et
pis aussi
on se dit qu'une révolution,
ben, c'est
violent, quoi
... or, nous a-t-on appris,
le possible, c'est l'ILLUSION et la violence, c'est MAL ... et
pourquoi c'est MAL ? Eh ben parce que l'illusion et
la violence menacent un monde où la
racaille réelle te
fait
produire
de la soi-disant "richesse", bien réelle pour la racaille
en question mais virtuelle pour la canaille que tu es
! alors
... tu
hésites
... tu te
tâtes
... tu
tergiverses
... tu réfléchis
... tu débats
... et pendant ce temps, la racaille capitaliste
se goberge à Davos ... et
sous les ors de la République Bananière ...
"John
: Je
te donnerai juste assez pour t'empêcher de mourir. Tu auras tout le
temps faim."
Salaire ... salaud … saloperie
de capitalistes ... juste assez pour pas crever ... pour pas avoir le
temps, ni la force, ni le courage de se révolter ! Et continuer à
produire de quoi engraisser la
racaille
! Eux, ils bouffent, ils s'empiffrent, et après, comme
ils ont
le profit plus gros que le ventre, ils
gerbent (c'est
pas moi qui le dis, c'est Adam Smith) ...
et nous, on est bien
content de
laper-sucer
leur vomi ... on
appelle ça la "trickle down theory",
la théorie du ruissellement, mon
con
!
"John
: Tu n'en as pas assez ?
Jill
: Si ! (Un temps.) De quoi ?
John
: De ce ... de cette ... chose ...
Jill
: Mais depuis toujours. (Un temps.) Toi non ?
John
(morne) : Alors il n'y a pas de raison pour que ça change.
Jill : Ça peut
finir. (Un temps.) Toute la vie les mêmes questions,
les mêmes réponses." Ça fait combien de temps, hein,
qu'on nous casse les couilles avec le thème du changement ? Hein ?
Combien de temps qu'on nous fait croire que "changement"
("changer la vie" disait Tonton !) est synonyme de
"modernité", que "modernité" est synonyme de
"progrès", que "progrès" est synonyme de
"mieux", donc, que "changement" veut dire "mieux"
? Admettons. Mais mieux pour qui, banane ? Toujours pour les mêmes
... jamais pour nous ... Pour nous, rien ne change : "se
vogliamo che tutto rimanga com'è, bisogna che tutto cambi"
Tancredi
dixit. Ou
plutôt si : ça change tout
le temps,
mais
JAMAIS en
mieux !
"John
(avec angoisse) : Mais
qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui se passe ?
Jill
: Quelque
chose suit son cours."
Ouais ... mais quoi ? Comment
savoir ? Quand
un
gus fout
son
poing sur la gueule d'un
keuf caparaçonné
comme un Terminator (putain
... t'as vu le boxeur ... le direct
du droit
qu'il y a mis ... il était dans son droit ... ah ah ah ...), ce
qui se passe, c'est qu'il
en peut
plus ... c'est tout ... y'a
rien d'autre à ajouter ...
merde
… du coup (si
j'ôôôôse dire, hahaha!),
la
violence, c'est même plus
de la violence, ça
devient
NATUREL (ça, c'est Aristote qui
le dit : "violent",
c'est le contraire de "naturel" ... je l'ai lu aux chiottes
...). Tu
t'en prends pas à l'individu (qu'est, probablement, aussi misérable
que toi ... les chiens de garde sont rarement bien traités ... c'est
d'ailleurs pour ça qu'ils sont méchants), tu t'en prends à
l'INSTITUTION ! Pareil
quand
tu saccages la vitrine
à Chanel : tu t'en prends pas aux types qui bossent là (pour pas
beaucoup plus cher que ton RSA de
merde)
... tu t'en prends à l'ORDRE SOCIAL ... Et quand tu endommages l'Arc
de Triomphe, tu dégrades
pas un monument historique, c'est juste
un
SYMBOLE que tu veux pourrir (on imagine les mer ... euh
… les
médias en 1789 : "des
barbares ont endommagé
la Bastille, un monument vieux de 450 ans
!"
... ou en 1917 : "des casseurs ont incendié le Palais d'Hiver,
fleuron architectural de la Très Sainte Russie !"). Bordel
! C'est pas difficile à piger,
ça ! Sauf
pour les merdias … euh
… je veux dire les "medias" … lape .. suce ...
"John
: Jill
!
Jill
: Qu'est-ce
que c'est ?
John
: On
n'est pas en train de ... de signifier quelque chose ?
Jill
: Signifier
? Nous,
signifier ! (Rire bref.) Ah, elle est bonne !"
Pour signifier, il faut être signifiant. Pas la peine d'avoir lu
Lacan
pour comprendre ça ! Et nous, on est insignifiants !
Tu entends : IN-SI-GNI-FIANTS.
Et si
on
est insignifiants, c'est
parce qu'ON VAUT RIEN. On est des vauriens. Donc, ce qu'on réclame,
à cors et à cris,
c'est forcément peau de balle. Ça n'a aucun sens. Comment y disait
Geulincx ? Ah ouais : "ubi nihil vales, ibi nihil velis".
Là où tu ne vaux rien, tu ne peux rien vouloir. Puissant, non ? En
tout cas, c'est vrai : la preuve, c'est
ce qu'on m'a
toujours rabâché
depuis que je suis môme ...
"John :
Encore
quelques conneries comme ça et j'appelle. (Un
temps.) Un
peu de poésie. (Un
temps.) Tu
appelais - (Un
temps. Il se corrige) Tu
RÉCLAMAIS le soir ; il vient - (Un
temps. Il se corrige) Il
DESCEND : le voici. (Il
reprend, très chantant.) Tu
réclamais le soir ; il descend ; le voici. (Un
temps.) Joli
ça. (Un
temps.) Et
puis ? (Un
temps.) Instants
nuls, toujours nuls, mais qui font le compte, que le compte y est, et
l'histoire est close."
(p.c.c.
Samuel Beckett, Fin
de Partie)
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