D'après
une légende, sur le fondement historique de laquelle nous ne
saurions nous prononcer, le Concile de Mâcon de 585 aurait débattu
de l'attribution ou non de l'âme
aux
être humains de sexe féminin1.
En
1550-1551, l'objet de la controverse de Valladolid était
l'attribution ou non de l'âme
aux
sauvages du Nouveau Monde. Plus près de nous, Alphonse de Lamartine,
dans
son poème Milly
ou la Terre Natale,
pose
cette question : "objets
inanimés, avez-vous donc une âme // qui s'attache à notre âme et
la force d'aimer ?".
Aujourd'hui, on n'est plus très loin d'attribuer l'âme
aux
smart
computers ("ordinateurs
intelligents") et aux smart
phones ("téléphones
intelligents"), voire
aux smart
cars ("voitures
intelligentes").
On
peut faire la même analyse avec la notion d'esprit.
Ainsi,
lorsque
le pape Innocent X condamne cinq propositions prétendument
hérétiques de l'Augustinus
de Cornelius Jansen2,
il le fait au nom de l'esprit
du
texte incriminé et non de sa lettre.
De
même, si Montesquieu dit, en préface de son Esprit
des Lois,
ne point écrire "pour
censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit",
c'est encore pour souligner qu'il ne s'intéresse pas aux
corpus
juridiques
proprement dits mais bien à leur "esprit".
De
manière plus triviale, lorsqu'un champion déclare, pour justifier
une contre-performance, qu'il avait le "physique" mais que
le "mental" n'a pas suivi, il suppose clairement que, même
en sport, le corps
ne
saurait tout expliquer. Enfin,
en français, on dit souvent de quelqu'un qui manque d'esprit
(ou
qu'il n'est pas spirituel)
que c'est une brute, sous-entendu, un corps
brut,
non raffiné. Ce
qui est frappant, dans tous ces exemples, c'est que,
si "x
a
un corps"
semble
évident
pour tout le monde,
en revanche,
"x
a
une âme (ou
un esprit,
ou un mental,
etc.3)"
ne
va
pas de soi. Cela
semble devoir trouver confirmation dans l'affirmation d'un
Jean-Pierre Changeux déclarant que "plusieurs
présupposés idéologiques, qui sont monnaie courante dans les
sciences de l’homme, doivent être déconstruits. Première
opposition réductrice : la dualité corps-esprit [...] distinction archaïque fondée sur une ignorance délibérée des progrès de la
connaissance scientifique"(Changeux,
du
Beau, du Vrai, du Bien : une Nouvelle Approche Neuronale).
Voilà qui jetterait le discrédit sur la remarque "idéologique" du sociologue Émile
Durkheim selon
laquelle
"partout,
l'homme s'est conçu comme formé de deux êtres radicalement
hétérogènes : le corps, d'un côté, l'âme de l'autre"(Durkheim,
le
Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales),
autrement
dit, selon
laquelle
le dualisme corps-esprit serait
un grand
invariant
anthropologique. Le
but de cet article est de montrer qu'ils ont tort tous les deux :
Changeux parce que nous verrons que, s'agissant
des corps vivants et, tout particulièrement, des corps
humains, le dualisme
corps-esprit est
inéliminable (accessoirement : l'"idéologie" n'est pas du côté qu'on croit) ;
Durkheim parce que la nécessité du dualisme
corps-esprit n'a
aucun fondement ontologique, en d'autres termes, parce que le "corps"
et l'"âme" ne sont pas deux "êtres hétérogènes"
mais deux notions corrélatives l'une de l'autre comme le sont, par
exemple, le haut et le bas ou bien la droite et la gauche.
Si
l'on admet que la philosophie s'origine dans cette
pratique de la dichotomie que
Platon illustre à merveille dans son entreprise destinée piéger le sophiste
accusé
d'"assimiler
l'être au non-être"(Platon,
Sophiste,
241b),
alors, en
particulier
l'idée d'une dichotomie
entre
l'âme
et le
corps
est aussi vieille
que la philosophie. Ainsi, pour
Platon, le corps est avide, faible, ignorant, imprévisible,
périssable, bref, mauvais : "le
corps nous cause mille soucis par la nécessité où nous sommes de
le nourrir, à cause des maladies qui surviennent, des innombrables
sottises [qui] nous ôtent la possibilité de
penser"(Platon, Phédon 66b-82e).
Non seulement il est mauvais en soi, mais, pire que cela, il
entrave la pensée, c'est-à-dire la fonction éminente de l'âme.
En effet, nous dit Platon, si l'âme n'était pas liée à cet élément
mauvais, elle pourrait librement se livrer à la contemplation
de la
vérité. Car
telle est sa véritable nature
: "lorsqu’elle
examine quelque chose seule et par elle-même, elle se porte là-bas
vers les choses pures, éternelles,
immuables"(Platon, Phédon 66b-82e).
D'où la célèbre analogie (qui sera reprise et exploitée par tous
les monothéismes lorsqu'il s'agira de justifier l'idée que l'âme
est immortelle) : "l’âme
est véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée de
considérer les réalités à travers le corps comme à travers les
barreaux d’un cachot"(Platon, Phédon,
66b-82e). Autrement dit, le corps est à l'âme ce que le cachot
sombre et humide est au prisonnier, à
savoir une
abominable réclusion pour pour
une
entité qui,
par
nature,
a vocation à vivre libre4.
Il faut
voir dans cette allégorie l'origine historique de toute
une
tradition philosophique de
dépréciation du
corps
au profit de l'esprit,
notamment en matière d'accès à la vérité : "quand
il s'agit de l'acquisition de la science, [...] la vue et l'ouïe
offrent-ils quelque certitude ou [...] n'entendons-nous et ne
voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui donc atteindrait le
plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui
recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à
cette activité la vue non plus qu’aucune autre
sensation"(Platon, Phédon,
65c-66a). Dès
lors, "aussi
longtemps que notre âme sera mêlée à cet élément mauvais,
jamais nous ne pourrons posséder la vérité"(Platon, Phédon 66b-82e).
Pour Platon, le vrai, c'est ce qui est éternel, immuable, tandis que
le mauvais, c'est ce qui est périssable, changeant. Notons qu'en
opposant le vrai (l'âme)
au mauvais (le corps),
Platon, d'une
part établit
une hiérarchie explicite
entre la connaissance par l'âme
et l'action par le corps5,
d'autre part,
il montre implicitement
que
l'âme et le corps sont deux entités dont
les destinations sont hétérogènes,
puisque l'une s'attache à la recherche active de la vérité (à
l'opposé de la fausseté), tandis que l'autre se laisse spontanément aller au mal
(opposé au bien). Toujours est-il que le
platonisme est la première expression philosophique consistante du
dualisme corps-esprit dont on
voit que c'est
un dualisme inessentiel ou
accidentel dans la
mesure où la rencontre du vrai avec
le mal (plutôt que du
vrai avec le faux
ou du bien avec
le mal) pourrait,
logiquement, n'avoir jamais eu lieu, et
ce, de la même façon (pour
reprendre l'analogie du
cachot) qu'une geôle peut très bien rester vide de prisonnier et un
individu donné exempt d'enfermement. En
tout cas, la mythologie grecque, à
laquelle Platon fait souvent
référence, notamment
dans le mythe d'Er le Pamphylien au livre X de la
République,
confirme le
caractère inessentiel de
l'incarnation de l'âme6.
À l'inverse, la tragédie
grecque met parfois en scène des corps
dépourvus d'âme :
c'est le cas, par exemple,
dans les accès de folie furieuse dont se rendent coupables Ajax
(dans la pièce de
Sophocle) ou Héraklès (chez Euripide) momentanément
transformés en zombies, respectivement par Athèna et par Lyssa,
déesse de la folie7.
Descartes
va considérablement complexifier
le dualisme platonicien. Il commence
par établir que le
corps, c'est ce qui est animal en nous, ce qui est mû par des passions, autrement dit ce qui pâtit :
"ce
qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que
les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune
pensée, et non point que les
organes leur
manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que
nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres
animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi
bien leurs pensées, s'ils en avaient"(Descartes, Lettre
au Marquis de Newcastle,
23 nov. 1646)8.
L'argument
de Descartes est : si les animaux avaient des pensées,
ils nous les exprimeraient ; or ils ne nous expriment rien
d'autre que des passions,
c'est-à-dire des besoins de leur corps ; donc ils n'ont pas de
pensées.
Bref,
ce qui est purement
animal, y compris en nous autres humains, ne
pense pas. Bien plus, ce qui est purement
animal
est mécanique
puisque "les
passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus ni
moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate
: tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits
intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent
par leur moyen jusqu’au cerveau. [En tout cas], ce n’est
pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont"(Descartes, Traité
des Passions,
art.13-17). Pour Descartes, donc, le corps
mécanique est
le support des passions,
ce qui lui permet d'inférer
l'existence d'un support non-mécanique aux
pensées, à
savoir
ce qui s'exprime
par ce langage
que
ne possèdent pas les animaux-machines
:
"il
n'y a aucune de nos actions extérieures qui puisse assurer ceux qui
les examinent, que
notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de
soi-même, mais
qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les
paroles, ou
autres signes faits à
propos des sujets qui
se présentent, sans
se rapporter à aucune passion"(Descartes, Lettre
au Marquis de Newcastle,
23 nov. 1646)9.
D'où
on peut déduire que l'âme
et le corps
sont deux substances
non
seulement distinctes
en fait,
mais
indépendantes
en droit, dans le sens où "lorsque
nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui
existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour
exister"(Descartes,
Principes
de la Philosophie,
I, art.51).
Par
ailleurs, Descartes va beaucoup plus loin que Platon dans
l'établissement d'une asymétrie entre l'âme et le corps au moyen
de l'expérience de pensée selon laquelle je pourrais, à la limite,
douter de l'existence de mon corps, mais quand bien même je ne
posséderais
point de corps, je ne cesserais d'être ce que je suis, à savoir une
âme. En effet, Descartes, au terme de son entreprise de doute
méthodique destiné à dégager des vérités qui, justement,
seraient susceptibles de résister au doute, parvient à la première
vérité métaphysique, la plus solide de toutes : "je
ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense,
c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison [...], la
pensée seule ne peut être détachée de moi"(Descartes, Méditations
Métaphysiques,
II, 9). A
contrario,
le corps peut être détaché de moi, puisqu'il est une machine
animale
automatique,
et que, à ce titre, il ne dépend pas de moi. C'est
bien pourquoi "ce
moi, l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement
distincte du corps, [...] est plus aisée à connaître que lui, et
qu'encore qu'il ne soit point, elle ne cesserait pas d'être tout ce
qu'elle est"(Descartes, Discours
de la Méthode).
Bref,
pour
Descartes, il est absolument hors de doute, c'est une idée claire et
distincte que je suis une âme (res
cogitans,
"chose pensante", substance spirituelle) et que je ne suis
pas un corps (res
extensa,
"chose étendue", substance corporelle). Je possède un
corps (le corps n'est pas moi, il est à moi, il est uni à l'âme
que je suis). Car une substance est un être qui est complètement
indépendant de tout autre être au point de continuer à exister par
soi-même, même si rien d'autre n'existe. Bref, Descartes adopte un
strict dualisme
des substances
: il pourrait n'exister que de la matière (des corps) ou que de la
pensée (des âmes) de
sorte que, si les
deux substances
s'unissent précisément en la personne humaine,
ce n'est que par accident. À
quoi on pourrait ajouter que, malgré
cette
obsession
congénitale pour la
pensée
de l'être
qui, avons-nous dit, le
conduit
à user et abuser de la dichotomie
afin, prétend-il,
de traquer l'imposture
ontologique,
le philosophe reste néanmoins suffisamment lucide pour reconnaître
qu'"on
doit se donner de la peine pour connaître, non ces natures simples,
parce qu'elles sont assez connues par elles-mêmes, mais seulement
pour les séparer les unes des autres et considérer à part
intuitivement chacune d'elle en y appliquant sa pénétration
intellectuelle"(Descartes,
Règles
pour la Direction de l'Esprit,
XII). Bref, comme le dit François Jullien, le philosophe
substantiellement dualiste sait très bien que ces entités "que
nous isolons entre elles pour les concevoir distinctement […] n'ont
jamais existé distinctes les unes des autres"(Jullien,
l'Invention
de l'Idéal,
iii) et donc que si, tout bien considéré, elles ne sont pas des "natures simples connues par elles-mêmes", après tout, rien ne nous empêche, au fond, de les considérer comme telles.
Ce
qui revient à dire que le
dualisme
de
Descartes est
bien
du
même type que celui de Platon, à
savoir un dualisme
inessentiel
ou
accidentel
qui
pourrait tout aussi bien être interprété comme un monisme
subtil.
Ce
caractère, originellement
interchangeable du
dualisme
et
du monisme
corps-esprit
va,
d'ailleurs,
être
confirmé
par
les diverses tentatives philosophiques monistes
destinées,
justement,
à nier
le
dualisme.
Par
exemple chez Spinoza
: "l'esprit
et le corps sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique,
III, 2). Plus
précisément, "ni
le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne
peut déterminer le corps au mouvement ou au repos [...] le mouvement
et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps qui lui-même
est déterminé par un autre corps au mouvement et au repos ; et, en
un mot, tout ce qui se produit dans un corps a dû provenir de Dieu,
en tant qu’affecté d’un certain mode de l’étendue [...] ; la
décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps
sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une
seule et même chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 2). Ou
chez
Wittgenstein
: "il
pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec
des matériaux différents, [...] que le monde mental est aérien, ou
plutôt éthéré. [Mais] l’idée d’“objets
éthérés”
est
un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse
perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont
pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein, le
Cahier Bleu,
47).
Donc, à première vue, Spinoza et Wittgenstein semblent bien être
monistes
et, à ce titre, réfuter le
dualisme.
Mais regardons-y de plus près : "l'esprit
et le corps sont une seule et même chose conçue tantôt sous
l'attribut de la pensée [du point de vue de l'infinité dans
l'espace et le temps], tantôt
sous l'attribut de l'étendue [du point de vue de la limitation dans
l'espace et le temps]"(Spinoza, Éthique,
III, 2). Ou bien : "nous
parlons d’‘esprit’,
de ‘mental’ pour
justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais
c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces
mots, et non l’inverse"
(Wittgenstein, l’Intérieur
et l’Extérieur).
C'est-à-dire que pour l'un comme pour l'autre, on va appeler "corps"
l'expression
ou la manifestation d'un
certain type de phénomène (parfaitement délimité, défini dans
l'espace et le temps, "empirique", dira Wittgenstein). Et
on appellera "âme" ou
"esprit" celles
d'un
autre type de phénomène (beaucoup plus difficile à délimiter, à
définir, "éthéré", dira Wittgenstein). En effet, pour
Spinoza, si je considère mon ami du seul point de vue du corps, je
le perçois du point de vue de ses propriétés physiques (âge,
taille, poids, couleur de cheveux, etc.), donc
de l'attribut
corporel,
tandis
que si je le considère du point de vue de son âme, je le perçois
du point de vue de propriétés illimitées dans l'espace et le temps
(ses idées, son caractère, ses craintes, par exemple), donc
de l'attribut
mental.
Or, dans les deux cas, c'est bien du même sujet
(mon ami)
qu'il s'agit. De même, pour Wittgenstein, lorsque Verlaine écrit
"je
fais souvent ce rêve étrange et pénétrant d'une femme inconnue,
et que j'aime, et qui m'aime"(Mon
Rêve Familier, in Poèmes
Saturniens),
le rêve est ce phénomène mystérieux et enivrant. Tandis que si
je décris ce rêve comme le font le neuro-physiologiste ou le
psychanalyste, je le considère du point de vue matériel, mécanique.
Or, dans les deux cas, c'est toujours
du même sujet
(le rêve)
qu'il s'agit. Donc Spinoza est bien, en
un sens,
moniste puisque, pour lui, il n'existe qu'une seule substance, Dieu
ou la Nature. Et Wittgenstein aussi puisque pour lui, il n'y a pas
deux mondes, l'un physique et l'autre métaphysique, mais un seul. Et
pourtant, l'un et l'autre adoptent un dualisme des points de vue. Ils
sont donc bien aussi, qu'ils le veuillent ou non, à
leur manière,
dualistes.
En
fait, ils sont monistes
au
point de vue ontologique,
au point de vue de ce que Russell
nomme "the ultimate furniture of the world", l'ameublement
ultime du monde : l'univers
(la Nature) est tissé(e) d'une seule et même étoffe10.
Mais l'un et l'autre sont dualistes
au
point de vue lexical
car, pour des raisons certes
très différentes, l'un et l'autre ne remettent pas en question la
pertinence d'un double
lexique,
l'un mentaliste (l'esprit)
et l'autre physicaliste (le
corps)
pour,
au moins, certains phénomènes (Wittgenstein), sinon
pour tous (Spinoza).
Nous
allons voir à présent que le débat entre dualisme
et
monisme
change radicalement de statut à l'époque contemporaine
(en gros, depuis le début des années cinquante)
en
devenant lui-même
un problème philosophique, notamment dans le monde intellectuel de
langue anglaise qui l'a baptisé "the mind-body problem".
Cela commence par
un
article de Gilbert Ryle qui dénonce "la
représentation de la personne humaine comme un fantôme ou un esprit
mystérieusement niché dans une machine"(Ryle,
the
Concept of Mind)
et, parallèlement, par
les
travaux d'Alan
Turing sur la cybernétique, c'est-à-dire sur les systèmes
physiques qui sont capables de faire des inférences logiques
valides. Or, depuis Platon jusqu'à Russell en passant par Descartes,
LA logique est considérée par
la plupart des philosophes rationalistes comme
le paradigme de l'excellence en matière de pensée. Du coup,
l'intuition de Turing, qui est un logicien et un mathématicien, est
la suivante : voyons si nous ne pourrions pas construire des systèmes
mécaniques qui sont capables d'utiliser la logique propositionnelle
et la logique des prédicats du premier ordre. Si
c'est le cas, l'esprit ou, pour le moins, une de ses propriétés
importantes, ne sera plus "the
ghost in the machine"
mais fera intégralement partie ce celle-ci. D'où
la thèse de Turing qui affirme que "pour
toute procédure, manipulation ou fonction d'entier que l'esprit
humain peut exécuter ou calculer concrètement, effectivement, à la
manière dont les mathématiciens depuis
l'aube des temps appliquent des algorithmes […], il existe une
machine (de Turing) capable d'exécuter cette procédure ou de
calculer cette fonction"(Andler,
Calcul
et Représentations : les Sources,
in
Introduction
aux Sciences Cognitives,
intro.).
Or,
de fait, nous savons construire des machines qui, de l'information
"si p alors q" et
de l'information "p",
déduisent "q",
de l'information "pour tout x appartenant
à D,
il existe un y tel
que y=f(x)"
et de l'information "x=a, a appartenant
à D",
infèrent "y=f(a)". Bref,
il est tout à fait possible de construire des machines
à calculer (en
anglais, computers),
"calculer" étant ici synonyme de "utiliser la logique
propositionnelle et la logique des prédicats du premier ordre".
C'est
là la première étape (manifestement couronnée de succès) pour
"défantômatiser" l'esprit,
c'est-à-dire, au sens de Ryle, pour montrer que
celui-ci désigne un ensemble de fonctions
qui
appartient à la
"machine" humaine (on remarquera l'adoption par Ryle du
paradigme cartésien du fonctionnement mécanique du corps
biologique). De
là, la naissance d'un courant de recherches universitaires
particulièrement dynamique connu, depuis soixante-dix ans, sous les
noms de neuro-sciences
ou encore de sciences
cognitives et
que Michel Imbert définit comme "l'étude
de l'intelligence, notamment de l'intelligence humaine, de sa
structure formelle à son substratum biologique, en passant par sa
modélisation, jusqu'à ses expressions psychologiques et
anthropologiques"(Imbert,
Neurosciences
et Sciences Cognitives,
in
Introduction
aux Sciences Cognitives,
I, i). Or ce courant est triplement
paradoxal : du
point de vue de l'inconsistance de sa démarche pseudo-scientifique,
en réalité
scientiste,
du point de vue du non-sens de son monisme
réductionniste
voire éliminativiste, et du point de vue de la naïveté de son représentationalisme
cognitif.
D'abord
parce que son
positionnement est inconsistant.
Il
est manifeste que, bien
que prétendant décloisonner la recherche sur le mind-body problem en en
sollicitant
le concours,
tout à la fois, de
la
philosophie, de
la
psychologie,
de
l'anthropologie,
de
la
physique,
de
la
chimie,
de
la
biologie
et de
la
technologie,
le
sus-nommé courant
fait la part belle aux sciences
de la nature et
à la technologie
au
détriment des sciences
de l'homme
et de la philosophie.
Le propre de l'explication scientifique en général consiste,
depuis la révolution des Lumières, à nous fournir des descriptions empiriquement
quantifiables11 de
phénomènes mécaniques,
par exemple relatifs à une mécanique
neuronale
ou cérébrale.
Dès
lors, la tâche que s'auto-assignent les
sciences du cerveau et du système nerveux, c'est
celle de
contribuer à quantifier
un chemin causal qui
conduirait l'observateur d'un tissu biologique (voire
infra-biologique, physico-chimique
en
l'occurrence)
jusqu'à
un objet de conscience12,
tâche que les philosophes de
l'esprit connaissent
sous le nom de "problème de Brentano"13
et
qui peut s'énoncer ainsi : comment une entité non-physique
(mentale) peut-elle entrer en relation avec une entité physique
(biologique) ?
Toute théorie neuro-scientifique présuppose donc deux "niveaux"
d'observation empirique : un "niveau inférieur" (celui
de la structure biologique
ou neuronale)
et un "niveau supérieur" (celui des états psychiques
ou mentaux). Il lui faut donc décrire comment le
"niveau inférieur" détermine causalement le "niveau
supérieur" et comment celui-ci
doit rétroagir, par feed
back,
sur le "niveau inférieur" en le mettant en mouvement. Or
le
problème semble se résoudre pour
peu
que l'on substitue
le paradigme informatique
au paradigme biologique.
Car, alors,
on est effectivement
capable
de montrer comment on passe du "niveau inférieur"
physique (le hardware)
au "niveau supérieur" symbolique (le software)
lequel implémente à son tour le "niveau inférieur", etc.
Dans un tel modèle, les interactions étant électroniques de bout
en bout, dans le sens montant comme dans le sens descendant, on
sait quantifier
les modifications que va subir un
logiciel à partir de la pression de telle ou telle touche sur
un
clavier et, inversement, on sait dans
quelle mesure une telle modification va influencer la fonction de telle ou telle
touche du
clavier. Mais le
problème de Brentano surgit à nouveau dès que
l'on essaie d'appliquer le
modèle informatique
au paradigme biologique
: tant que l'on reste au "niveau inférieur" de
la structure biologique
ou neuronale, tout va bien,
mais lorsqu'on désire passer au "niveau supérieur" des états psychiques ou mentaux, on
est obligé de faire un saut dans l'inobservable, dans
le non-empirique.
En clair, on pourra décrire très précisément et très
rigoureusement le chemin causal qui mène, par exemple, de la
réflexion d'un rayon lumineux sur un objet extérieur à un sujet
percevant jusqu'à l'aire de la perception visuelle cérébrale dudit
sujet, mais on est incapable d'expliquer comment l'activation
de l'aire visuelle en question devient un objet
de conscience pour
ce même sujet. En d'autres termes encore, on peut toujours, en
scannant le cerveau du sujet, savoir que
ce sujet perçoit
des informations visuelles, mais on ne peut pas savoir ce
qu'il perçoit14. Et, a
fortiori,
on peut encore moins décrire comment cette
information visuelle va rétroagir sur le comportement prochain du
sujet. Le "niveau supérieur" symbolique du
vivant n'est pas, en effet, analysable en bits15 comme
l'est celui de l'ordinateur. Notons que cette limitation ne concerne
pas les seuls organismes humains, réputés les plus complexes dans
le règne du vivant : Thomas Nagel a écrit un ouvrage intitulé what
is it
like to be a Bat ("quel
effet ça fait d'être une chauve-souris") dans lequel il se
demande en quoi consiste, pour une chauve-souris, l'expérience
mentale ou psychique (qu'il
appelle "le quale"16) de
la perception d'un ultra-son. Question évidemment sans réponse
empirique,
donc scientifique
possible. D'où
l'alternative imposée à tous les spécialistes de
neuro-sciences
: pour éviter le hiatus de cette discontinuité causale manifeste
entre les deux "niveaux" ("niveau inférieur"/"niveau
supérieur"), ils en
sont
réduits, ou bien à constater cette dualité en renonçant à
l'expliquer (position béhavioriste de
Quine ou de Skinner), ou bien à supposer
une continuité cachée en conjecturant
un "niveau" intermédiaire destiné à rendre compte de
l'interaction mécanique
entre
les deux niveaux. Cette dernière stratégie est celle
des fonctionnalistes (Putnam,
Fodor, etc.).
Sauf que, 1)
leurs "fonctions"17
sont postulées et non
empiriquement observables, 2)
la
stratégie argumentative abductive18
qui
justifie le recours aux
paradigmes
computationaliste,
béhavioriste
ou
fonctionnaliste
n'a
aucune validité démonstrative. On
est donc
forcé
de constater que, dans
toutes ses versions, le cognitivisme
modifie
subrepticement
la nature de son
explication qui,
d'empirique et donc de scientifique qu'elle prétendait être au
départ,
se fait subrepticement conceptuelle et donc philosophique. Comme
le dit vigoureusement Bergson, "vous pouvez, sans
doute, vous savant, soutenir cette thèse, comme le métaphysicien la
soutient, mais ce n'est plus alors le savant en vous qui parle, c'est
le métaphysicien"(Bergson,
l'Âme
et le Corps). Bref,
les neuro-sciences
tentent
de jouer sur les deux tableaux : explication
en apparence
scientifique
mais en
réalité
métaphysique,
ce
qui est typique de
l'idéologie
scientiste19.
Le
deuxième paradoxe engendré par les prétentions cognitivistes
ou
neuro-scientifiques,
c'est que le
monisme
officiellement
affiché par leurs partisans pour se démarquer de ce qui est connu,
depuis la parution de l'ouvrage éponyme
d'Antonio Damasio, comme l'"erreur de Descartes", est un
non-sens.
D'un
point de vue strictement ontologique,
le cognitivisme
est
un monisme.
C'est
ce qu'exprime, par exemple,
Michel Imbert lorsqu'il précise qu'"il
est évident, et personne ne peut raisonnablement en douter que ces
processus cognitifs sont représentés, incarnés dans le système
nerveux ; qu'ils sont, en dernière instance, autant de
manifestations et d'expressions du fonctionnement du cerveau"(Imbert,
Neurosciences
et Sciences Cognitives,
in
Introduction
aux Sciences Cognitives,
I, i). En
effet, c'est "évident" du point de vue de ce qui existe,
de ce qui est, de ce qui est réel.
On ne voit pas très bien, au seuil du XXI° siècle20
comment on pourrait prendre en défaut une telle prémisse de
fait.
Autrement
dit, si on excepte quelques illuminés, nul
ne "peut raisonnablement douter" aujourd'hui
que
tout ce qui existe s'analyse, in
fine, en
matière et/ou énergie au sens où Poincaré et Einstein ont établi
cette équivalence. Sauf que le niveau d'analyse qui est ici évoqué
est celui de la conditio
sine qua non (condition
nécessaire),
du
soubassement ultime
de l'émergence des phénomènes mentaux, comme d'ailleurs de tout phénomène, mais
non pas celui d'une condition suffisante.
La
tendance à réduire
les
conditions suffisantes
d'un
phénomène à ses
conditions nécessaires
peut, à la rigueur, se justifier à
l'époque des Lumières qui voient, à juste titre, dans
la science (plus
exactement, dans la méthode
scientifique) la
meilleure arme pour
combattre l'obscurantisme, les superstitions et les privilèges y
associés. Mais,
aujourd'hui, ce réductionnisme,
voire
cet éliminativisme
consistant
à prétendre éliminer
tout idiome mentaliste,
est
caractéristique, encore
une fois,
du
scientisme.
Plus précisément, en
dehors des applications thérapeutiques qui ne peuvent qu'être
favorisées par le constat diagnostique de l'absence d'une condition
nécessaire
à
l'émergence d'une compétence intellectuelle donnée, un
tel réductionnisme
ne peut se
comprendre qu'en relation avec un lobbying forcené de la part de ceux qui ont
intérêt à promouvoir une interprétation
étroitement
et mécaniquement
déterministe21
des
théories
scientifiques jusqu'au
point où "la
mécanique étant le paradigme des sciences, on imagine une
psychologie ayant pour modèle une mécanique de
l’âme"(Wittgenstein, Leçon
sur l’Esthétique,
IV, 1). C'est
oublier un peu vite que, comme le souligne Wittgenstein, "à
supposer que toutes les questions théoriques possibles soient
résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore
intacts"(Wittgenstein, Tractatus,
6.52), voulant dire par là que ceux-ci ressortissent toujours, in
fine, à
l'agir, à
commencer par ce qu'Habermas appelle "l'agir communicationnel"
et à son incertitude pratique à l'égard de quoi le savoir
assertorique des
théories scientifiques n'a
qu'une corrélation assez lâche. Bref,
tout ce que le cognitivisme,
à plus forte raison sous son aspect computationaliste,
peut nous apprendre sur le mind-body
problem,
c'est que l'esprit
"émerge"
du corps,
que le niveau mental
"survient"
sur le niveau neuronal.
C'est, par exemple, la thèse dite du monisme
anomal défendue,
entre autres, par Donald Davidson22
et qui consiste à refuser le réductionnisme du mental au neuronal en
disant que le premier niveau
est "survenant" par
rapport au second. Cela
veut dire qu'il ne saurait y avoir de différence entre deux états
mentaux sans une différence corrélative d'états
neuronaux mais non réciproquement dans le sens où il se
pourrait bien que deux états neuronaux distincts correspondent
au même état mental. En clair : lorsque je suis morose, mon
système nerveux n'est certainement pas dans la même
configuration que lorsque je suis enthousiaste, mais un certain état
de mon système nerveux ne me garantit pas que je sois dans tel état
d'esprit plutôt que dans tel autre. En d'autres
termes, l'accablement peut, même pour un seul et même
organisme biologique, correspondre à des états organiques
successifs
bien
différents. En
fait, nous
dit Davidson, on
constate, certes, une forte corrélation entre des types
d'états
mentaux
et
des types
d'états
neuronaux,
mais il ne peut exister de lois
scientifiques23
entre les deux "niveaux" qui relèvent du choix d'un
certain paradigme descriptif en termes, justement, de types
mentaux ou
bien de types
neuronaux.
Ce qui permet de
comprendre
que le
narrateur de la
Recherche du Temps Perdu préfère
évoquer le souvenir de sa grand-mère plutôt que de décrire les
interactions neuro-physiologiques sous-jacentes qui rendent possible
ledit "souvenir", tandis que le thermomètre médical mesurera
"l'agitation moléculaire moyenne de mon organisme" plutôt
que "ma température".
Donc,
d'une part on
en
revient à la propension culturelle donc tout-à-fait extra-scientifique,
à adopter un paradigme plutôt qu'un autre, en l'occurrence, le
paradigme moniste
réductionniste ou
bien le paradigme dualiste
conservateur,
d'autre part, on incline à penser que le premier des deux paradigmes est
condamné à
coller
au second comme
le sparadrap du capitaine Haddock.
Le
monisme
ontologique (fût-il
"anomal" comme chez Davidson) semble bien incapable de se défaire, en fait, du
dualisme
lexical.
Bref,
le monisme
professé
par le cognitivisme
est,
soit tautologique
s'il
se limite à l'ontologie,
soit contradictoire
s'il
prend en compte la pratique
(langagière).
Voilà pourquoi il est, au sens de Wittgenstein, vide de sens24.
Le
troisième paradoxe de cette approche cognitiviste
ou
neuro-scientifique
des
rapports du corps
et
de l'esprit
procède
de la naïveté affligeante de la conception selon laquelle le niveau supérieur que constitue
le mental
est
censé posséder
la fonction spécifique de
représenter des informations
au
corps.
Comme le dit Daniel Andler, "au
niveau informationnel [donc supérieur], le système cognitif de l'homme (ainsi, sans
doute que celui des autres mammifères supérieurs) est caractérisé
par ses états internes ou mentaux et par les processus qui
conduisent d'un état au suivant. Ces états sont
représentationnels : ils sont dotés d'un contenu renvoyant à
des entités externes"(Andler,
Calcul
et Représentations : les Sources,
in
Introduction
aux Sciences Cognitives,
intro.).
Or,
nous allons voir que l'idée d'"information" est,
en effet, fondamentale pour la compréhension du rapport de l'esprit
au
corps
mais
à condition de justement
ne pas en faire, comme c'est le cas pour le cognitivisme
inféodé
au paradigme computationaliste,
le synonyme de "représentation d'entités externes". La
définition de l'esprit
en
termes d'information-représentation
pose,
en
effet, trois types de problèmes.
Premièrement, si elle est pertinente lorsqu'il s'agit de décrire le
fonctionnement d'un ordinateur (qu'on fabrique, précisément, dans
le but de stocker des informations
sur
le monde
afin
de pouvoir les restituer sous forme de représentations
-analogiques
ou digitales, peu importe ici- en tant que de besoin), elle ne l'est
plus dès lors que l'on applique analogiquement
cette définition à un être humain. Le système
informationnel-représentationnel
de
l'ordinateur est, en effet, au service de l'être humain qui, in
fine,
s'en sert comme d'un banal outil, dans une certaine intention, par
exemple, celle de prendre une décision puis d'agir. Mais on ne peut
évidemment pas dire que ledit système
informationnel-représentationnel
à
la même fonction lorsqu'il s'agit, non pas de celui
de la
machine informatique, mais de celui
de
l'esprit
humain. L'esprit
humain,
contrairement au logiciel informatique,
n'est pas, "au service de l'homme", il n'est pas "un
outil pour agir". Si
tel était le cas, tout
se passerait alors comme si l'homme "lisait"
des informations
dans
son esprit
comme
il
le fait sur
un écran d'ordinateur afin
de délibérer25.
Or "comment
regarde-t-on en soi-même et comment éprouve-t-on en soi-même un
libre arbitre ?"(Wittgenstein,
Cours
sur la Liberté de la Volonté,
438). Ce problème, connu sous le nom de "sophisme de
l'homoncule"26,
suggère qu'il y a, en arrière-plan de la fonction
informationnelle-représentationnelle
supposée de l'esprit,
un système
qui veille et qui prend des décisions à
l'intérieur de
chacun d'entre nous. Or,
comme
le dit Jacques Bouveresse, "tout
comme c’est moi et non pas ma main qui signe le chèque, des choses
comme [l'information, la représentation, la
décision, etc.]
ne peuvent être rapportées qu’à la personne toute
entière"(Bouveresse,
Philosophie,
Mythologie et Pseudo-science,
ii). Ou
bien, comme le souligne Vincent Descombes, "que
le cerveau, nous disent-ils, soit l’organe de la pensée, le
substrat de la conscience, des croyances et des émotions est une
chose sur lequel on peut s’accorder. Ce n’est pas, pour
paraphraser Aristote au sujet de l’âme (de
Anima,
I, 4) le cerveau qui pense, mais l’homme au moyen de son
cerveau"(Descombes, la
Denrée Mentale,
viii, 3). Deuxièmement,
à supposer que l'esprit
se
caractérise par des "états"
informationnels-représentationnels
afin de permettre au corps
de
prendre des décisions en fonction de la présence ou l'absence de
certaines entités extérieures pertinentes,
nous
sommes renvoyés au problème
précédemment évoqué de
la
nature, nécessairement
causale
ou
mécanique
de
l'interaction entre la source et la destination de
l'information-représentation,
c'est-à-dire
entre deux "niveaux" (inférieur-supérieur) posés d'emblée comme hétérogènes
au point que l'on hésite sur le caractère physique
ou
non de l'un des deux. En tout cas, on a du mal à concevoir par quel
mystère un
simple "état mental", autrement dit
une simple représentation
de l'esprit
pourrait, in
fine,
déterminer le corps
à
se mouvoir et agir. Troisièmement, Daniel Andler précise, à juste
titre, que le niveau supérieur
informationnel-représentationnel
(le
software,
le
logiciel)
des
"machines
de Turing" devenues des ordinateurs, détermine
mécaniquement
le niveau inférieur proprement cybernétique (le
hardware)
par l'intermédiaire d'algorithmes
qui
sont des suites d'instructions analysables en bits,
c'est-à-dire en séquences d'impulsions électriques.
Or les humains, et probablement aussi d'autres familles d'êtres
vivants, sont déterminés par des règles,
autrement
dit par
des
processus
normatifs
et
non pas causaux.
Comme
le fait remarquer Vincent Descombes, "l'opérateur
humain travaille sous l'autorité d'un autre opérateur humain qui
veille à ce que les opérations se fassent comme les règles disent
qu'elles doivent se faire (et ce "doit" est logique,
normatif). L'opérateur mécanique est ingénieusement construit :
les mouvements effectués doivent correspondre aux instructions
données (et ce "doit" a la valeur d'une nécessité
physique, pas logique)"(Descombes,
la
Denrée Mentale,
vi, 3). Toutes
ces difficultés conceptuelles viennent de ce que,
sous des dehors de modernité scientifique,
l'information
véhiculée
par l'esprit
est traitée par
les neuro-sciences
comme
une représentation
dans
le sens théâtral
le
plus traditionnel,
c'est-à-dire
le plus classiquement idéaliste,
du terme. Celui
que l'on retrouve, par exemple, chez Descartes ou chez Hume :
"l'esprit
est une sorte de théâtre où diverses perceptions font
successivement leur apparition; elles passent, repassent, glissent
sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et
de situations"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
§4)27.
Or,
nous verrons plus loin qu'il n'est nullement nécessaire de considérer une
information
comme
une représentation.
Nous
allons donc, à présent, développer la thèse selon laquelle, comme
le montrent,
de
facto,
les
incohérences
du cognitivisme,
le dualisme
corps-esprit est
une nécessité logique
pour
la raison
qu'il consiste en un certain type d'information
nécessaire
du
corps
par
quelque
chose que, dans le cas particulier de l'être humain, nous nommons,
faute de mieux,
"l'esprit".
L'un
des courants philosophiques qui a sans
doute le
plus fait pour recrédibiliser
l'idée du caractère incontournable du dualisme
corps-esprit28
est sans doute la phénoménologie
dont le fondateur, Franz Brentano déclare,
dans son ouvrage princeps,
que "ce
qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les
scolastiques du Moyen Âge ont appelé l’in-existence29
intentionnelle (ou encore mentale) d’un objet et ce que nous
pourrions appeler nous-mêmes — en usant d’expressions qui
n’excluent pas toute équivoque verbale — la relation à un
contenu, la direction vers un objet"(Brentano,
Psychologie
du point de vue Empirique).
Pour
Brentano et ses héritiers phénoménologues, l'esprit
est
donc posé, d'emblée, ni comme une substance, ni comme un milieu, ni
comme une chose, ni comme une illusion, ni comme une fonction, mais
comme la
relation dynamique qu'un
sujet
conscient établit
avec un
objet
intentionnel,
c'est-à-dire
à un objet qui est visé comme tel et non pas appréhendé de
manière aléatoire comme
c'est le cas, notamment, chez les empiristes.
Si,
donc, le propre du mental,
de l'esprit,
du
psychisme
ou
encore de la conscience
c'est,
comme le supposait Descartes, de penser, alors toute pensée est
nécessairement
dotée
de deux caractères : un contenu (l'objet intentionnel
visé)
et une direction (tension
vers
l'objet visé). Ce
que
Husserl résumera en disant que "tout
cogito ou
encore tout état de conscience vise quelque chose
qu'il
porte en lui-même en tant que visé (en tant qu'objet d'une
intention), son cogitatum
respectif"(Husserl,
Méditations
Cartésiennes,
II, 14). En d'autres termes, "c'est
l'intentionnalité qui caractérise la conscience au sens fort et qui
autorise en même temps de traiter tout le flux du vécu comme un
flux de conscience et comme l'unité d'une conscience"(Husserl,
Idées
Directrices pour une Phénoménologie,
I, §84). Ce
critère est donc,
dès
l'origine, le
critère
de distinction entre le corps
et
l'esprit :
"cette
in-existence intentionnelle appartient exclusivement aux phénomènes
psychiques. Aucun phénomène physique ne présente rien de
semblable"(Brentano,
Psychologie
du point de vue Empirique).
On
peut donc dire que, pour la phénoménologie,
le dualisme
corps-esprit est
bien, pour des êtres conscients
tels
que les êtres humains, une nécessité irréductible dans
la mesure où l'intentionnalité
comme
critère de l'esprit
est
conçue
comme le flux relationnel unificateur30
par lequel
un corps
humain
donné (ou,
plus
généralement,
pour un corps
doué de conscience)
tente nécessairement (il ne peut pas faire autrement) d'atteindre son objet. Sans trop
entrer
dans le détail des multiples courants et des subtiles nuances qui
ont agité et qui continuent d'agiter les cercles phénoménologiques,
relevons
néanmoins trois problèmes. Le premier problème concerne le statut
ontologique
des
objets
intentionnels.
Si on peut admettre que, lorsque je pense à mon ami Pierre, c'est
mon ami Pierre en chair et en os que je
vise
consciemment et, par conséquent, avec lequel j'établis une sorte de
relation, en revanche, on peut s'interroger sur la nature de mon
objet
intentionnel lorsque
c'est, par
exemple,
à l'Ulysse d'Homère que je songe. On
pourrait dire que ledit objet
est
une entité linguistique, littéraire, poétique, culturelle,
mythique, en gros, la disjonction de tous les énoncés réels ou possibles dont
"Ulysse" serait le sujet. Or, pour Brentano, l'objet
intentionnel est
un phénomène spécifiquement psychique.
Donc,
si "nous
pouvons donc définir les phénomènes psychiques en disant que ce
sont des phénomènes qui contiennent intentionnellement un objet en
eux"(Brentano,
Psychologie
du point de vue Empirique),
en quoi consiste exactement un objet
intentionnel tout
à la fois psychique
et
inexistant
(au
sens, cette fois, de non-existant) ? Certes, Brentano
a pris des précautions en précisant que "sans
qu’il faille entendre par là une réalité, […]
tout
phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet,
mais chacun le contient à sa façon"(Brentano,
Psychologie
du point de vue Empirique).
Que
doit-on comprendre par "à titre d'objet", par "à sa
façon" et par "quelque chose" ?
Questions que Sartre ne contribue pas vraiment à éclairer lorsqu'il définit
la conscience
comme
"un
être pour lequel il est, dans son être, question du néant de son
être"(Sartre,
l’Être
et le Néant,
I,
ii, 2), voulant
dire par là que l'esprit
se
signale par son
néant
d'être
par opposition à l'être
positif
du
corps.
Le statut ontologique
des
objets
intentionnels de
la phénoménologie est
donc loin d'être clair et
l'on doit, in
fine,
se contenter de l'affirmation de Husserl selon laquelle "tout
état de conscience en général est, en lui-même conscience de
quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de son
objet"(Husserl,
Méditations
Cartésiennes,
II, 14). Le deuxième problème réside
dans l'idée selon
laquelle le mode privilégié
de
manifestation de la réalité de l'esprit
serait
représentationnel31.
Témoin
cette remarque de Sartre :
"je
ne suis pas au sens où cet encrier est encrier, où le verre est
verre […] ; c’est précisément ce sujet que j’ai à être et
que je ne suis point [...] cela signifie que je ne puis l’être
qu’en représentation32"(Sartre,
l’Être
et le Néant,
I,
ii, 2). La
prégnance du paradigme représentationnaliste est
encore plus nette dans la
phénoménologie
de la perception
de Merleau-Ponty : "mon
acte de perception m'occupe et m'occupe assez pour que je ne puisse
pas, pendant que je perçois effectivement la table, m'apercevoir la
percevant. Quand je veux le faire, je cesse pour ainsi dire de
plonger dans la table par mon regard, je me retourne vers moi qui
perçois et je m'avise alors que ma perception a dû traverser
certaines apparences subjectives, interpréter certaines
"sensations""(Merleau-Ponty,
Phénoménologie
de la Perception,
II, i). À
en croire Merleau-Ponty, percevoir consiste indiscutablement à
interpréter synthétiquement des données sensorielles brutes, un peu à la manière d'un médecin qui interprète la radiographie d'un patient. Le
paradigme
représentationnaliste
traditionnel
auquel, nous l'avons vu, ont cédé même les très innovantes
neuro-sciences,
semble encore ici très vivace.
Le
troisième problème surgit dès lors qu'on comprend que l'accès
auxdites représentations
ne
peut,
pour
la phénoménologie, même pas prétendre, comme le cognitivisme
a
tendance à le faire accroire, à un semblant d'objectivité
puisque
"les
représentations […]
ne
sont perçues que dans la conscience intérieure, et sont des
phénomènes partiels d’un phénomène unique, à
savoir l’unité
de la conscience"(Brentano,
Psychologie
du point de vue Empirique).
Bien
plutôt, "le
monde objectif qui existe pour moi, qui a existé pour moi et qui
existera pour moi, ce monde objectif avec tous ses objets puise en
moi-même, ai-je dit plus haut, tout le sens et toute la valeur
existentielle qu’il a pour moi ; il les puise dans mon moi
transcendantal"(Husserl,
Méditations
Cartésiennes,
I, 11). Or, même
"transcendantales" dans le sens (kantien33 adopté par la phénoménologie) où "la
conscience n’est rien que le dehors d’elle-même, cette fuite
absolue, ce refus d’être substance, [...]
ma
conscience m'arrache à moi-même, pour filer là-bas, par-delà soi,
vers ce qui n'est pas soi"(Sartre,
Situations,
I), il semble bien que le caractère subjectif, privé,
accessible uniquement au "moi transcendantal" des
représentations
conscientes condamne
celles-ci à
demeurer
incommunicables,
voire ineffables. En
tout cas, cet aspect de la phénoménologie
la rapproche indiscutablement du cartésianisme et
lui fait encourir le reproche de solipsisme.
Tout
en admettant que la phénoménologie
nous
a fait faire un grand pas dans la compréhension du mind-body
problem en
nous montrant qu'il n'y a pas d'états
mentaux statiques mais
plutôt des processus
mentaux dynamiques,
elle nous met donc
clairement face
à
trois problèmes : un problème ontologique
(quelle
sorte d'objet
sont
censés être les objets
intentionnels ?),
un problème épistémique
(le
rapport de l'objet
intentionnel au
sujet conscient est-il celui d'une représentation ?),
et
un problème psychologique
(l'inhérence
de l'objet
intentionnel à
la conscience
le
rend-elle ineffable
?).
Ce
qu'il est convenu d'appeler la philosophie des qualia
parvient à assumer l'essentialité du dualisme corps-esprit
en résolvant au
moins le premier des trois
problèmes posés
par la phénoménologie
et
ci-dessus
évoqués. Disons
d'abord que du terme "qualia" (pluriel
du pronom-adjectif latin neutre "quale") dérivent, en français, les termes appartenant au champ lexical de
la qualité
et que, tout
comme la phénoménologie par conséquent, la philosophie des qualia
revendique
une dénonciation
de principe de
la tendance scientiste
dont procèdent les neuro-sciences
à prétendre rendre compte scientifiquement
des
états
mentaux en
les mesurant34,
autrement
dit en les quantifiant.
De
ce point de vue, "qualia"
s'oppose donc, originellement, à "quanta" dans
le sens précis où ceux-ci, contrairement à ceux-là, sont
divisibles (au moins en théorie), donc analysables en unités
élémentaires. Or,
"pour
découvrir que percevoir le goût du chocolat n'est rien d'autre, en
réalité, qu'un processus cérébral, nous devrions analyser quelque
chose de mental, non pas une substance physique observée de
l'intérieur, mais une sensation interne de goût. Et il est exclu
que des événement physiques dans le cerveau, aussi nombreux et
aussi compliqués soient-ils, puissent être les parties dont une
sensation de goût serait composée. Un tout physique peut être
analysé en parties physiques plus petites mais un processus mental
ne peut pas l'être. Des parties physiques ne peuvent tout
simplement pas s'additionner pour former un tout
mental"(Nagel, qu'est-ce
que tout cela veut dire ?,
iv).
La
non-divisibilité qualitative
du
phénomène
mental,
par opposition à la divisibilité quantitative
du
phénomène physique
fait
écho à l'essentielle
unité
de la conscience dont
parle Husserl. Toutefois, le
problème
ontologique
auquel
est confrontée
la phénoménologie
est,
ici, désamorcé par avance parce
que
"le
terme de qualia
est utilisé par les philosophes pour faire référence aux aspects
phénoménaux de
notre vie mentale.
On
parle aussi de propriétés phénoménales, de propriétés
qualitatives ou de propriétés sensationnelles. En ce sens très
général, il est difficile de nier que les qualia
existent"(Elizabeth
Pacherie, le
Problème des Qualia).
D'une
part,
en effet, il est difficile de nier leur existence en ce sens dans la
mesure où si,
par exemple,
"je
mords dans un citron, sens l'odeur de la rose, entends le son du
violon, passe la main sur une surface rugueuse, ressens une violente
douleur dans l'épaule, un chatouillement dans la paume de la main,
voit une surface rouge vif, suis d'humeur mélancolique, sens monter
une violente colère, etc. Dans chacun de ces cas, je me trouve
dans un état mental doté d'un caractère subjectif particulier.
Être dans l'un de ces états me fait un effet particulier et l'effet
que cela fait de sentir l'odeur de la rose n'est pas le même que de
sentir l'odeur d'œufs pourris ou d'entendre le son de la
trompette"(Elizabeth
Pacherie, le
Problème des Qualia).
Ce
qui explique
que les qualia
sont,
en général, définies par leurs promoteurs comme, pour un état
mental m,
"l'effet
que ça fait d'être de ressentir m",
et ce, depuis que Thomas Nagel s'est demandé, dans son article
éponyme, "quel
effet cela fait d'être une chauve souris [what
it is like to be a bat]"(Nagel, quel
effet cela fait-il d'être une Chauve-Souris ?).
Voilà
qui résout le problème de savoir à quoi (ou à qui) je pense
lorsque je pense à Ulysse : pour la philosophie des qualia,
penser à Ulysse, c'est éprouver un certain "effet"
psychique,
de la même façon que, si je prie Dieu, je ressens quelque chose que
j'identifie comme "la présence de Dieu", et cela, sans
avoir à m'engager sur le mode d'existence
de la divinité. Car
"le
fait que les états mentaux ne soient pas des états physiques
puisqu'on ne peut pas les décrire objectivement comme on décrit les
états physiques, ne signifie pas que ce sont des états de quelque
chose de non-physique. La fausseté du physicalisme n'exige pas que
l'on fasse appel à des substances non physiques. Elle exige
seulement qu'il y ait des choses vraies des êtres conscients qui ne
puissent, en raison de leur caractère subjectif, être réduites en
termes physiques"(Nagel, le
Point de vue de nulle part,
iii). Donc,
effectivement, il
y a une place pour une philosophie
qualitative (une phénoménologie modeste, pourrait-on dire) des
états
mentaux
dans
le sens où ce sont les
états
mentaux auquel
le langage ordinaire fait spontanément référence sans présupposer
le
moindre engagement ontologique
quant à l'existence d'un éventuel soubassement physique
ou psychique
qui les "supporteraient". Du
coup, "quels
sont les états mentaux qui possèdent des qualia
? (1) Expériences
perceptives : entendre le son d'une trompette, voir un objet rouge,
toucher un objet gluant, sentir l'doeur du café, ressentir le goût
du café (2) Sensations corporelles : ressentir une douleur,
avoir faim, avoir froid, sensation de chatouillement, mal de tête,
étourdissement (3) Passions, émotions : ressentir de la peur,
de l'amour, du chagrin, du regret, désir sexuel, jalousie, etc.
(4) Humeurs : se sentir joyeux, déprimé, calme, tendu,
malheureux"(Elizabeth
Pacherie,
le
Problème de Qualia).
Donc,
bien que l'auteur
parle ici
des états
mentaux comme
"possédant des qualia",
il ne faut pas y voir une allusion métaphysique à
une supposée entité sous-jacente.
C'est
dire, plus
simplement,
qu'ils sont
le sujet logique d'un certain type de prédicat,
en l'occurrence, la propriété
ou la qualité
de "faire un certain
effet",
au sens où on dit d'un carré qu'il possède la qualité d'avoir
quatre côtés égaux et perpendiculaires sans, pour cela,
présupposer qu'il
y a une entité métaphysique cachée qui serait le
"support" ou la "substance" ontologiquement
distincte
de ladite qualité. On peut dont, sans risque, paraphraser cette
expression en disant que les états
mentaux se
réduisent aux
qualia
en
question,
donc
qu'ils y sont immanents
et
non transcendants. Le
problème de l'inflation ontologique est donc résolu, bien
qu'il le soit au prix d'un retour à la
notion d'"états
mentaux" humiens plutôt que
de
"processus mentaux" intentionnels35.
Du
coup, il y a peu de chances pour que la philosophie
des qualia
nous
aide à résoudre
le
second problème : celui du représentationnalisme
et
de son corrélat, le sophisme de l'homoncule.
Si l'on revient à la
classification
d'Elizabeth
Pacherie, on peut tout-à-fait considérer, par exemple que, si les
trois dernières catégories qu'elle
énumère
("sensations corporelles", "passions-émotions",
"humeurs") sont plutôt, des types de
processus
mentaux de
nature conative36
et, donc, dépourvus de tout contenu représentationnel,
ce n'est peut-être pas le cas pour la première catégorie
("expériences perceptives") dont
la fonction est, après tout, de nous faire percevoir certaines propriétés de notre biotope37.
De
fait,
certains
représentants du courant de la philosophie
des qualia soutiennent,
à l'instar de Fred Dretske, que le
représentationnalisme
"identifie
les états mentaux et les actes représentationnels38
dans la mesure où les représentations sont dans le cerveau et les
faits qui en font des représentations, donc les faits qui les
rendent mentales, sont à l'extérieur du cerveau. Un état du
cerveau représente le monde d'une certaine manière"(Dretske,
Naturalizing
the Mind).
Manifestement,
nous sommes là en présence d'une branche de la philosophie
des qualia qui
opère une sorte de synthèse du
cognitivisme
et
de la phénoménologie,
voire
du cartésianisme.
Comme
pour
le
premier, l'ambition
affichée
de Dretske est,
le titre de son
ouvrage
éponyme l'annonce
clairement,
de "naturaliser l'esprit". Mais,
comme pour
la
seconde, il
ne s'agit pas
de réduire l'esprit
à
des phénomènes physiques, encore moins l'éliminer, mais
de l'enfermer
dans le cerveau physique exactement
de la même manière que, chez
Descartes, "il
existe une petite glande dans le cerveau en laquelle l’âme exerce
ses fonctions"(Descartes,
Traité
des Passions,
art.21), auquel cas, rien ne nous empêche plus d'appliquer à cette
tendance de la philosophie
des qualia la
maxime cartésienne selon laquelle "l’esprit,
en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même
et
considère quelqu’une des idées qu’il a en soi ; mais en
imaginant il se tourne vers le corps"(Descartes,
Méditations
Métaphysiques,
VI, 4). Nous
dirons donc que la philosophie des qualia
pèche,
pour dire le moins, par son ambiguïté au sujet du
représentationnalisme
des
états-processus
mentaux et,
par conséquent, ne
résout nullement ce problème commun au dualisme
classique et à l'approche phénoménologique.
Quant
au troisième problème (que
nous avons qualifié de
psychologique),
celui de l'ineffabilité
de
l'expérience en première personne, il subsiste plus
que jamais
dans la philosophie
des qualia
dès lors que
celle-ci
admet sans discussion que "se
demander quel effet cela fait d'être une chauve souris [what
it is like to be a bat]
semble nous conduire [...] à la conclusion suivante : il y a des
faits qui ne consistent pas en la vérité de propositions
exprimables par le langage humain. Nous pouvons être contraints de
reconnaître l'existence de faits de ce genre sans être capable de
les établir ou de les comprendre. [...] Il est difficile de
comprendre ce que pourrait signifier le caractère objectif d'une
expérience indépendamment du point de vue particulier à partir
duquel son sujet l'appréhende. Après tout, que resterait-il de
l'effet que cela fait d'être une chauve-souris si l'on ôtait le
point de vue de la chauve-souris ? [...] En d'autres termes, cela
a-t-il un sens de se demander ce que mes expériences sont en
réalité [are
really like]
par opposition à la manière dont elles m'apparaissent
?"(Nagel, quel
effet cela fait-il d'être une Chauve-Souris ?).
Il
n'y a pas là l'ombre d'une ambiguïté : "il
y a des faits qui ne consistent pas en la vérité de propositions
exprimables par le langage humain",
et, parmi ces "faits", on trouve, précisément, ce que
nous avons appelé "les qualia",
c'est-à-dire l'effet que ça fait de ...
Dès lors, souligne Nagel, il n'y a aucun sens à "se
demander ce que mes expériences sont en
réalité [are
really like]
par opposition à la manière dont elles m'apparaissent" :
elles
sont
ce
qu'elles m'apparaissent
à
moi dans
le cadre d'un acte strictement privé d'introspection.
Ce qui explique que tout compte-rendu de ce genre d'expérience soit
1) inutile pour soi-même,
2) voué à l'échec pour autrui, donc, effectivement, "inexprimables
par le langage humain".
En
tout cas, le statut ontologique
des états
mentaux étant,
pour
ce qui nous concerne,
réglé par l'approche
phénoménologique
en
termes de processus
intentionnels mais
aussi
par le
retour proposé par la philosophie
des qualia
à l'expérience spontanée et à son expression par le langage
ordinaire, il reste à s'attaquer aux deux autres
problèmes : le
problème épistémique
concernant
la nature représentative ou non des processus
mentaux,
et le problème psychologique
consistant
à se demander si de
tels processus
n'ont
réellement
de
pertinence qu'en première personne. Donc,
première question : les processus
mentaux doivent-ils
être considérés comme une sorte de feuille de route39
informant
un
"soi" souverain dans
la formulation de ses intentions
et,
in
fine,
dans l'accomplissement optimal de ses actes ?40
Comme
nous l'avons déjà dit, Spinoza est un philosophe substantiellement
moniste dans
le sens où "la
substance pensante et la substance étendue sont une seule et même
substance qui se comprend tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre
attribut"(Spinoza,
Éthique,
II, 7). Mais il est lexicalement
dualiste41
puisqu'"une
modification de l'étendue et l'idée de cette modification sont une
seule et même chose exprimée de deux manières"(Spinoza,
Éthique,
II, 7)42.
Dès
lors, même si "certains
sont persuadés que le corps obéit au commandement de l'esprit,
[...] ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni
l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au
repos"(Spinoza,
Éthique,
III, 2) puisque
"Dieu
est cause immanente mais non transitive de toutes choses"(Spinoza,
Éthique,
I, 18) :
toute
modification
de
la substance
(Dieu
ou la Nature) lui est intrinsèque, qu'elle s'exprime sous un
attribut
ou
sous un autre. Le
problème de la représentativité
de
l'esprit
par
rapport au corps,
tout comme son corrélat, celui de la rétroaction
du
corps
sur
l'esprit,
se trouvent donc résolus par Spinoza à la racine même de sa
réflexion : d'une part, en effet, "le
mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps
qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au
repos"(Spinoza,
Éthique,
III, 2), d'autre
part, "l'ordre
et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion
des choses"(Spinoza,
Éthique,
II, 7). On
voit par là à quel point est vaine l'entreprise cognitiviste
qui
s'évertue à nous "prouver scientifiquement" que le
mouvement et l'action du corps
sont
nécessairement causés
par
une influence que l'on pourrait
décrire
avec
un schéma mécanique faisant intervenir des rouages qui seraient
tous de même nature. Ce qu'objectent, en revanche, Spinoza et
quelques
autres
c'est que ce déterminisme
causal43
n'est
pas plus une interaction entre
l'esprit et le corps qu'il
n'en peut exister entre Boris Vian et Vernon Sullivan ou entre
l'Everest et le Chomolungma puisqu'il s'agit, dans tous les cas, de
deux modes
de présentation
du même référent.
Ce qu'il s'agirait d'expliquer, c'est évidemment pourquoi nous avons
recours à ce double
lexique-ci
et pas à un autre,
ce
que Spinoza ne fait pas puisqu'il se borne
à
constater que "nous
ne sentons ni ne percevons de choses singulières à part les corps
et les manières de penser"(Spinoza,
Éthique,
II, axiome
4).
Mais, même
si ses
considérations épistémiques,
relatives donc à une théorie de la connaissance, ne remontent pas
en amont de ce constat, il en tire, néanmoins,
des conséquences d'une extrême importance pour notre propos. En
vertu, en effet, de son monisme
substantiel,
dans la mesure où l'esprit
et
le corps
sont une seule et même chose, "s’efforce[r]
par-dessus
tout de comprendre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes,
et d’écarter les obstacles qui nuisent à la vraie connaissance,
[...]
s’efforce[r]
donc,
par cela même, autant qu’il est possible, de bien agir et de vivre
heureux"(Spinoza,
Éthique,
IV, 73), tel
est notre destin à nous autres humains.
Par
où l'on voit que le dualisme
lexical de
Spinoza se double d'un dualisme
éthique :
"par
vertu et puissance, j'entends la même chose [per
virtutem et potentiam idem intelligo]"(Spinoza,
Éthique,
IV, déf.viii). De même, en effet, que "la
puissance de penser de Dieu [c'est-à-dire de la Nature] est égale à
son actuelle puissance d'agir"(Spinoza,
Éthique,
II, 7), de même, donc,
pour la parcelle finie de la Nature qu'est chacun d'entre nous, "le
principe de la vertu est l’effort [conatus] même pour conserver l’être
propre"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18) en même temps que "la
vertu suprême de l’esprit est de comprendre"(Spinoza,
Éthique,
IV, 28). D'où le dualisme puissance
d'exister/puissance
de comprendre,
puissance
d'agir/puissance de penser
ou, si l'on préfère, vertu conative/vertu
cognitive.
Parallèlement (c'est-à-dire simultanément) à l'effort pour comprendre,
il y a l'effort pour exister,
lesquel(s) effort(s) est (sont), encore une fois, en
réalité le
même
effort
considéré de deux points de vue différents :
"toute
chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et
s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de
persévérer dans son être [in
suo esse perseverare conatur].
L’effort [conatus]
par
lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien
de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 6).
Dans
le cas particulier de l'espèce humaine, et bien que celle-ci ne
bénéficie, bien entendu, d'aucun privilège au sein de la Nature,
Spinoza consent toutefois à remarquer qu'elle se voit réserver un
champ lexical à part. Ainsi, "cet
effort, quand on le rapporte à l'esprit seul, s'appelle Volonté,
mais quand on le rapporte à la fois à l'esprit et au corps, on le
nomme Appétit, et il n'est, partant, rien d'autre que l'essence même
de l'homme, de la nature de quoi suivent nécessairement les actes
qui servent à sa conservation [...]. Ainsi, le
désir, c’est l’appétit
accompagné de la conscience de lui-même"(Spinoza,
Éthique,
III, 9). Il reste que l'effort
pour exister
et
l'effort pour comprendre
sont
un seul et même effort tantôt exprimé dans le lexique
physicaliste,
tantôt dans le lexique mentaliste.
De là vient que, dans
le cas des êtres vivants,
"la
décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps
sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une
seule et même chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 2). En
d'autres termes, si l'on admet
que "la
puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à
l’homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu,
c’est-à-dire de la Nature"(Spinoza,
Éthique,
IV, 4), et si l'on entend
à présent "par
affect [affectum]
les
affections [affectiones]
du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est
augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée et en même temps les
idées de ces affections"
(Spinoza,
Éthique,
III, déf.3), alors
on doit conclure que la
vertu
conative (du
corps)
et
la vertu
cognitive (de
l'esprit)
sont
deux expressions du
même effet
de
puissance
dont la cause
est,
pour un être déterminé par ses coordonnées spatio-temporelles, un
ou plusieurs affects.
On
voit que l'argumentation spinozienne est compatible avec le
physicalisme
le
plus rigoureux pour peu que l'on ne soit pas aveuglé, comme le
sont
les neuro-sciences,
par la confusion catégorielle
entre
la nature (ontologique)
des choses et le mode de présentation (épistémique)
desdites choses. Dans
la mesure, en effet, où "la
force par laquelle l’homme persévère dans son existence est
limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes
extérieures […] il s’ensuit que l’homme est nécessairement
toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre
commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant
que la nature des choses l’exige"(Spinoza,
Éthique,
IV, 4), une
passion
comme
effet
causal de
"la
puissance des causes extérieures"
peut
s'analyser comme le produit scalaire de plusieurs vecteurs-force dont
la force résultante est le conatus
de
la passion
en
question44.
Spinoza
résout donc notre problème épistémique en nous montrant que nous
n'avons nul besoin d'une conception représentationnelle
de
l'esprit :
les "idées", autrement dit les états
mentaux ne
sont rien d'autre que l'un des deux modes de compréhension
possibles (l'autre étant d'en parler en termes de mouvements ou actes du corps)
pour des
processus
par
lesquels un être donné réagit aux affects
dont
il est nécessairement l'objet. Toutefois, il est clair que Spinoza
s'éloigne de la phénoménologie
et
de la philosophie
des qualia,
non seulement en ce qu'il nous réconcilie, en un certain sens, avec
le causalisme
obsessionnel
des neuro-sciences,
mais aussi en ce qu'il abandonne le sens commun sur deux points
importants : d'une
part, l'éthique,
que ce soit sous l'attribut du corps
ou
celui de l'esprit,
acquiert,
en tant que principe d'adaptation permanente aux affects dont
l'individu est l'objet, une forte coloration darwinienne qui efface
donc l'idée d'une
spécificité
humaine du
rapport corps-esprit ;
ce
qui, d'autre
part, et
corrélativement, conduit
Spinoza
à
ignorer le problème
de la subjectivité
humaine,
ce que nous avons appelé supra
le
problème du caractère privé et/ou ineffable des
états-processus
mentaux.
Or,
il va de soi qu'ignorer un problème ne saurait
valoir résolution dudit problème.
La
phénoménologie
nous
a convaincus
du
bien-fondé du dualisme
corps-esprit en
assimilant l'esprit
à
l'intentionnalité,
autrement dit à
l'ajustement dynamique nécessaire
et permanent du
corps
vers
son objet. Puis
la philosophie
des qualia
nous a montré qu'il est inutile d'hypostasier de tels processus pour
la description desquels les intuitions du sens commun et le langage
ordinaire sont amplement suffisants. Après quoi, Spinoza nous a fait
comprendre que le
contenu
cognitif
des
processus
mentaux ne
consiste pas pour
autant à
représenter
le
monde extérieur au corps
mais n'est qu'une manière de considérer la réaction conative
de
celui-ci aux objets qui l'affectent
causalement.
Il nous reste, à présent, à corriger ce que cette dernière
approche a de trop abstrait et de trop général en insistant
sur
la spécificité humaine
du mind-body
problem,
notamment en nous penchant
sur l'évidence, assumée à la fois par la phénoménologie
et
par la philosophie
des qualia,
d'une équivalence entre subjectivité
et
ineffabilité
des
états-processus
mentaux.
Disons
tout de suite que la philosophie de Spinoza propose d'elle-même les
moyens de son propre dépassement. Par exemple lorsqu'il déclare
qu'"une
vie humaine [est] définie, non point par la circulation du sang et
les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par
la raison : vraie valeur et vraie vie de l'esprit"(Spinoza,
Traité
Politique,
V, 5). La
raison
est,
évidemment, une vertu de l'esprit,
mais, pour s'inscrire dans son monisme
substantiel,
ce que Spinoza appelle "raison" "ne
demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun
s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement
utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à
une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun
s’efforce de conserver son être, autant qu’il est en
lui"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18). La
raison
participe
donc pleinement, chez lui, de la puissance
de
penser et/ou d'exister. D'où le caractère foncièrement social
de la raison :
"il
faut que les hommes cherchent sous la conduite de la Raison ce qui
leur est réellement utile [...]
et
par conséquent soient justes ; les hommes qui sont gouvernés par la
Raison cherchent ce qui leur est utile et donc ne désirent rien pour
eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes
[…] car
si
deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à
l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que
chacun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que
l’homme"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18). Bref, Spinoza nous suggère assez clairement qu'il y a bien
une spécificité de l'existence humaine, laquelle consiste dans son
recours éthique,
c'est-à-dire
social,
à
la raison45.
Émile
Durkheim
nous
offre une grille de lecture particulièrement pertinente du caractère
originairement social
de
la nécessité d'un
dualisme
corps-esprit.
Pour
Durkheim, la
première règle de la
méthode sociologique est de considérer que "la
plupart de nos idées, de nos tendances ne sont pas élaborées par
chacun d'entre nous, mais sont des manières d'agir, de penser, de
sentir, qui s’imposent à l'individu"(Durkheim, les
Règles de la Méthode Sociologique). Or,
justement, Durkheim constate que toute société a,
toujours et partout,
distingué
ce qui est sacré (en latin, sacer
veut dire "séparé", "coupé du monde") de
ce qui est profane (en latin, profanus signifie
justement
"extérieur à l'enceinte sacrée", "extérieur au
temple"). Or, si
"la
division du monde en deux domaines comprenant, l’un ce qui est
sacré, l’autre ce qui est profane, tel est le trait distinctif de
la pensée religieuse"(Durkheim, les
Formes Élémentaires de la Vie Religieuse,
i), on peut inférer
qu'il
n'est pas de société humaine dépourvue de croyances ni de
pratiques
religieuses puisque
toutes les sociétés établissent, explicitement
ou non,
une distinction entre valeurs sacrées et valeurs profanes. Pour
Durkheim, en effet, "une
religion est un système de croyances et de pratiques relatives à
des choses sacrées, c’est-à-dire séparées des choses profanes,
interdites"
(Durkheim, les
Formes Élémentaires de la Vie Religieuse,
i).
Même
dans notre
société capitaliste soi-disant athée, matérialiste et
irreligieuse, "il
y a tout au moins un principe que les peuples les plus épris de
libre examen tendent à mettre au dessus de la discussion et à
regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le
principe même du libre examen"
(Durkheim, les
Formes Élémentaires de la Vie Religieuse,
i).
Ou
encore : "même
aujourd’hui, si grande que soit la liberté que nous nous accordons
les uns aux autres, un homme qui nierait totalement le progrès, qui
bafouerait l’idéal humain auquel les sociétés modernes sont
attachées, ferait l’effet d’un sacrilège"(Durkheim, les
Formes Élémentaires de la Vie Religieuse,
i). Étymologiquement, le sacrilegus,
c'est "celui qui vole ce qui est sacré". Raison
pour laquelle
il n'est pas de société dans laquelle on ne puisse être condamné
pour sacrilège (synonyme, "profanation"), i.e. pour
atteinte
à une valeur sacrée (e.g.
: atteinte à la propriété privée dans les sociétés libérales).
Il est clair qu'une distinction aussi universelle entre ces deux
aspects complémentaires (sacré/profane) de la vie sociale ne peut
pas ne pas avoir de répercussions sur la façon dont nous pensons et
parlons. De
fait, "l'âme
a toujours été investie d'une dignité qui a été refusée au
corps considéré comme essentiellement profane"(Durkheim,
le
Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales).
On pourrait reprendre l'argumentation
de n'importe quel philosophe, qu'il soit "moniste" ou
"dualiste" :
tous confirmeraient l'idée de Durkheim selon laquelle le
champ lexical du spirituel
connote,
par rapport au champ lexical du corporel,
un jugement de supériorité implicite.
Que
tous
les hommes se soient
toujours et partout pensés en termes d'une complémentarité
asymétrique de l'âme
et du corps,
entretient
donc une évidente corrélation avec
le fait qu'il n'existe pas de société sans religion au
sens de Durkheim,
c'est-à-dire
sans
distinction lexicale
d'une complémentarité
hiérarchisée entre sacré
et profane :
"est
sacré ce que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher
[...]. Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent
et isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces
interdits s'appliquent et qui doivent rester à distance des
premières"(Durkheim, les
Formes Élémentaires de la Vie Religieuse,
i). Raison
pour laquelle
"la
dualité de notre nature n'est donc qu'un cas particulier de cette
division des choses en sacrées et en profanes qu'on trouve à la
base de toutes les religions. [...] Cette dualité correspond à la
double existence que nous menons concurremment : l'une purement
individuelle, qui a ses racines dans notre organisme, l'autre sociale
qui n'est que le prolongement de la société"(Durkheim,
le
Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales).
Pour
autant, nous avertit
Durkheim, "l'homme
n'est pas dupe d'une illusion, quand il se croit en relation avec une
puissance supérieure qui lui est extérieure, en un sens, et d'où
lui vient ce qu'il y a de meilleur en lui. Sans doute, il se
représente d'une manière erronée cette réalité ; mais il ne se
trompe pas sur le fait même de son existence. La raison d'être des
conceptions religieuses, c'est de fournir un système de notions ou
de croyances qui permette à l'individu de se représenter la société
dont il fait partie, et les rapports obscurs qui l'unissent à elle
[...]. En même temps qu'elle est transcendante par rapport à chacun
d'entre nous, la société nous est immanente"(Durkheim, Cours
sur les Origines de la Vie Religieuse).
D'où, semble-t-il,
cette
double invariance anthropologique dans les rapports du corps
et
de l'esprit :
d'une part l'aspect mystérieux, magique ("éthéré",
dirait Wittgenstein) de
la réalité spirituelle
par
rapport à la réalité corporelle
et
qui procède de l'adhésion au mythe
d'une "puissance obscure", qu'on
l'appelle "esprit", "conscience", "inconscient"46,
"pensée", "âme", "mental", etc. qui
le détermine et transforme l'existence
humaine
en
destin47 ;
d'autre
part le redoutable
problème
de
la double localisation de l'esprit
et
du corps,
l'esprit
étant
ressenti confusément à la fois comme "puissance extérieure" transcendante et comme "puissance intérieure" immanente. Il
nous appartient donc, à présent, d'achever de démythifier
l'esprit
en
le rendant à son extériorité
originaire
et,
plus précisément, à son extériorité
sociale
en
le débarrassant des connotations psychologiques
que
lui ont donné la phénoménologie
et
la philosophie des qualia.
On
se souvient que, pour
la phénoménologie,
l'intentionnalité
est
le critère irrécusable du mental.
Contre
le paradoxe
d'une intentionnalité
conçue
par
elle comme
processus interne
et transcendant
à
la fois,
Vincent
Descombes nous suggère de considérer "l'intentionnalité
[comme] la marque du mental parce qu'elle est un phénomène d'ordre.
Les mouvements de l'archer sont accomplis dans un certain ordre […] :
les mouvements sont accomplis, les uns après les autres, ou les uns
en même temps que les autres, de façon que la flèche aille au but
fixé"(Descombes,
la
Denrées Mentale,
i, 6). La
"transcendance" dont fait état Durkheim, quoique
dans un sens différent de celui qu'adopte la
phénoménologie
et
qui
nous avait conduit à un certain embarras ontologique,
fait place, désormais, à un principe d'ordre,
c'est-à-dire, plus précisément, à une relation
d'ordre
au sens mathématique du terme48.
Reprenons
la métaphore de l'archer suggérée par Descombes. On
se souvient qu'Ulysse,
au chant XXII de l'Odyssée,
abat avec
son arc
un
par un les
prétendants de Pénélope après s'être fait reconnaître de chacun
d'entre eux et en se protégeant d'un bouclier, non sans, au fur et à
mesure de la progression de l'action, solliciter l'aide de son fils
Télémaque, puis
du
porcher Eumée et du bouvier Philétios, et même le secours
d'Athèna. En
d'autres termes, Ulysse agit
dans
un certain ordre, non seulement chronologique
(il
ne pouvait, évidemment,
pas faire disparaître tous les imposteurs
en
même temps),
mais aussi nomologique,
c'est-à-dire qu'il a
adopté
des règles opérationnelles pour
définir ses priorités
d'action : par exemple, il ne s'est encombré d'un bouclier qu'à
partir du moment ou ses propres flèches
viennent à manquer et
il n'invoque la déesse, lui, le vaillant Ulysse, qu'à un moment
particulièrement critique (il doit faire face,
simultanément, à deux assaillants qui lui interdisent toute
retraite). Or, on a coutume d'attribuer aux "héros" en
tout genre49
une "clairvoyance" hors du commun. C'est probablement le
cas, mais, justement, cette "clairvoyance" qui frappe notre
imagination par son degré élevé d'acuité et d'efficacité
n'est rien d'autre qu'un cas-limite pour
cette
"présence d'esprit" que nous avons tous,
peu
ou prou,
chaque fois qu'il nous est donné d'agir.
"Ainsi
comprise, la notion d'esprit ne se définit pas d'abord par la
conscience et par la représentation, mais par l'ordre et par la
finalité"(Descombes,
la
Denrées Mentale,
i, 6). Ce
qui est le
plus frappant,
dans cette remarque,
c'est qu'effectivement, l'équivalence sémantique entre l'esprit
et
la sacro-sainte notion de conscience
avec
ses très lourdes assomptions métaphysiques50
ne
semble plus très
pertinente
pour
la raison que "la
conscience de l'intention en train d'être exécutée n'est pas autre
chose que la connaissance de l'événement en tant qu'exécution de
l'intention"(Descombes,
comment
savoir ce que je fais ?,
in
Philosophie,
n°76). Donc
le "sens" dont il s'agit ici est le sens
sémantique,
autrement dit la
signification
d'un mouvement du corps
et non plus la direction d'ajustement du corps
vers
un objet du monde, ajustement
métaphysique
(transcendant)
pour
la phénoménologie,
ajustement
géométrique (immanent) pour
la
philosophie
spinozienne.
Alors,
que doit-on entendre exactement ici par "connaissance" et
comment celle-ci produit-elle le "sens" de l'action ?
1Dans
une autre version, tout autant sujette à caution, un tel débat
aurait eu lieu lors du Concile de Trente en 1545.
2Dit
Jansénius qui, comme chacun sait, est à l'origine du mouvement
janséniste de retour à
l'orthodoxie augustinienne en matière de "grâce efficace"
(fondée sur la providence divine), par opposition à la thèse
jésuite très en vogue, à l'époque, de la "grâce
suffisante" (dont le fondement est la valeur des actes du
pécheur).
3Dans
cet exposé, sauf exception dûment mentionnée et justifiée,
chaque fois que nous emploierons un terme comme
"âme", "esprit", "psychisme",
"mental",
"pensée",
"conscience", etc.,
nous désignerons, non pas le sens précis du terme en question
mais, en bloc, tout le champ lexical mentaliste balayé
par l'ensemble de ces termes. Pour
parler comme Nelson Goodman,
nous dirons que l'utilisation de ces termes exemplifie
sans dénoter (cf.
Philosophie
Analytique, Littérature et Sémantique).
4Dans
le Phèdre, Platon
utilise une autre allégorie pour figurer les rapports de l'âme
et
du corps :
l'âme y
est représentée comme le cocher d'un attelage composé de deux
chevaux, l'un souple et docile, l'autre rétif et indiscipliné. Le
corps est
ici jugé moins sévèrement, puisque l'une de ses composantes
apparaît comme bonne et en harmonie avec la nature de l'âme.
5Au
livre VII de la République,
Platon établira même une relation de subordination entre le
bien et le vrai à partir de l'analogie d'après laquelle le bien
est au vrai ce que le soleil est à la lumière.
6Pour
peu que le défunt se soit vu accorder une sépulture, son âme
est
guidée par Hermès Psychopompe (étymologiquement,
"conducteur des âmes")
vers l'Enfer, le royaume souterrain d'Hadès et de Perséphone afin
qu'elle soit jugée par Minos,
Éaque et Rhadamante,
lesquels
juges
la
dirigent ensuite, par degré de vertu décroissant,
soit
vers
les Champs-Elysées, soit
vers l'Érèbe,
soit
vers
le Tartare. Par
ailleurs, les
âmes les plus vertueuses, ainsi que celles qui se sont purifiées
pendant mille ans peuvent se réincarner dans un nouveau corps.
7En
latin "fou" se dit demens,
dementis,
c'est-à-dire, littéralement,
"privé d'esprit". Dans
la culture vaudoue,
le zombie est un être
humain qu'un sorcier a dépourvu d'esprit.
Le mythe du zombie,
c'est-à-dire d'un homme réduit à un corps,
est ensuite passé dans l'imaginaire noir-américain, comme par
hasard pendant et juste après l'époque de l'esclavage.
9Argument
parfaitement circulaire puisque, la preuve que les animaux n'ont pas
de pensées, c'est qu'ils
n'expriment rien d'autre que des passions dans un système de
communication qui ne peut
pas être qualifié de langage dans
la mesure, précisément, où celui-ci est réputé n'exprimer que
des pensées.
10S'il
est vrai qu'aujourd'hui on a tendance à confondre monisme et
matérialisme, cette
"étoffe"
n'est pas nécessairement, matière
ou corps. Pour
Spinoza, cette "étoffe", c'est la substance ou
Nature. Pour le Bouddhisme, pour le Taoïsme, pour Berkeley, pour Mach ou pour le Romantisme,
c'est la conscience, etc.
11C'est
Kant qui, le premier, a justement remarqué que, depuis
la révolution introduite par Copernic et Galilée, l'ontologie
est l'affaire, non
plus de la métaphysique,
mais de la science
expérimentale. Or,
ce qu'il y a d'"expérimental" dans la science
post-copernicienne réside dans la seule confirmation ou non de
l'hypothèse par
la mesure du
phénomène observé. C'est
donc l'armature mathématisée du protocole de confirmation qui, in
fine, est censée
garantir la crédibilité de l'ontologie
fondée sur la
science
expérimentale.
Raison pour laquelle "une
pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la
nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique"(Kant,
Premiers Principes
Métaphysiques de la Science de la Nature,
IV, 470). Sauf que
l'idéaliste (transcendantal) qu'est Kant ne peut pas ignorer que,
comme le soulignera pertinemment Quine, "nous
portons notre attention sur les variables liées quand nous faisons
de l’ontologie, non pour savoir ce qui est, mais pour savoir ce
qu’une remarque ou une doctrine donnée, la nôtre ou celle de
quelqu’un d’autre, dit qui est"(Quine,
d’un Point de vue
Logique, ii, 6).
Bref, la révolution
copernicienne qui confie, désormais, à la puissance quantifiante et
mesurante des mathématiques, le soin de découper le donné naturel
en êtres
réels repose,
ab initio,
sur un parti pris métaphysique
dont le coup de
force est de faire adhérer sans
réserve à l'illusion
que "l’univers
est écrit dans la langue mathématique"(Galilée,
l’Essayeur)
au motif que, contrairement à ce qui se passe dans la métaphysique
traditionnelle, le
concept désignant l'être
réel est,
non seulement bien construit a
priori (ce qui est le sens de l'injonction platonicienne d'être "géomètre" avant d'être philosophe), mais
correspond a
posteriori à des
quantités objectivement mesurables. En
dépit de son indéniable efficacité due au fait qu'une théorie validée dans ces conditions devient, ipso facto, un algorithme de (re-)production technologique, un
tel modèle scientifique expérimental mathématisé comme
juge en dernier recours de ce
qui est se trouve
sérieusement mise en
question au XX° siècle, notamment par Popper
("la
réfutabilité, au sens du critère de démarcation, ne signifie pas
qu'une réfutation puisse être obtenue en pratique ou que, si on
l'obtient, elle soit à l'abri de toute contestation. […] Il est
toujours possible de trouver certains moyens d'échapper à la
réfutation, par exemple en introduisant une hypothèse auxiliaire ad
hoc […] ; on ne peut jamais réfuter une théorie de manière
concluante" -
Popper, le Réalisme
et la Science), ou
par Schrödinger
("il est hors de
doute que la question de l'individualisation, de l'identité [des
atomes], n'a vraiment et réellement aucune signification [...]. Dans
les corps tangibles, composés d'atomes, l'individualité provient de
la structure, de l'assemblage, de la figure ou de la forme, ou encore
de l'organisation comme nous pourrions dire dans d'autres cas. […]
Il n’y a aucune observation possible de la forme d’un atome, ce
ne sont que des formules mathématiques"
- Schrödinger, Physique
Quantique et Représentation du Monde).
12"Le
programme de la neuroscience contemporaine est d’abolir [le
dualisme et]
d’établir une relation de causalité réciproque entre
l’organisation neurale et l’activité qui s’y développe et se
manifeste par l’actualisation d’un comportement (ou d’un
processus mental) défini"(Changeux,
du
Beau, du Vrai, du Bien : une Nouvelle Approche Neuronale).
13Du
nom du fondateur de la phénoménologie qui ne l'a pas énoncé
lui-même mais qui a néanmoins souligné que "les
représentations, ainsi que tous les phénomènes qui reposent
sur des représentations ne comportent ni extension ni localisation
spatiale"(Brentano,
Psychologie
du point de vue Empirique).
Ce
qu'on appelle ici "problème" est évidemment de savoir
comment ce qui n'a "ni
extension ni localisation spatiale"
peut être produit par et avoir de l'influence causale sur un
substrat matériel qui, lui, est étendu et localisé. Nous y reviendrons.
14Cf.
sur ce point le chapitre III ("ce
que l'œil dit au cerveau")
de l'ouvrage de Jacques Bouveresse, Langage,
Perception et Réalité.
15Le
bit, contraction de binary
digit, "mesure binaire",
est le nom que l'on donne en informatique à l'ensemble {0, 1} dans
lequel 1 est le signe du passage du courant et 0 celui de son interruption.
16Pronom-adjectif
latin neutre (pluriel
"qualia")
dont nous
reparlerons plus loin.
17Dans
le sens où l'esprit serait
l'organe assurant la fonction
cognitive
de la même façon que l'intestin assure la fonction digestive, le
cœur la fonction circulatoire, etc. Il va de soi que lesdites
"fonctions" doivent être comprises dans un
sens téléologique (visant
un but) et
non pas au sens des fonctions mathématiques récursives
qu'on utilise en informatique et
dont parlait Turing.
18"Les
machines possèdent la propriété p ;
les
êtres humains possèdent la propriété p ;
donc
les êtres humains sont probablement des sortes de machines".
Soit
dit en passant, c'est
exactement
la
stratégie adoptée par
Freud lorsqu'il conjecture l'existence d'un "inconscient
psychique" (cf.
Freud,
Métapsychologie et Psychanalyse).
20Même si, "les
entités postulées par la science sont comparables, du point de vue
épistémologique, aux dieux d’Homère […] ; les
objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre
conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés
[…] ; si le mythe des objets physiques est supérieur à celui
des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un
instrument plus efficace"(Quine,
les
deux Dogmes de l’Empirisme,
vi), il
reste qu'aujourd'hui "le
caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de
science"(Quine,
le
Mot et la Chose,
§6).
21Ce
paradigme interprétatif est, notamment, d'une grande pertinence socio-historique dans la mesure où il
justifie et perpétue le pouvoir d'une classe dominante qui a
compris que, pour maximiser la productivité du travail, et donc, in
fine,
les
profits que
cette productivité génère,
elle a intérêt à atomiser les travailleurs et à fractionner le
plus possible les forces de travail (les compétences) en
donnant l'illusion que toute action humaine est nécessairement
l'effet d'un mécanisme
causal (c'est
l'un des aspects essentiels du scientisme
que
de réduire la raison
suffisante d'un
phénomène à une cause
mécanique). Durkheim
dirait qu'elle a intérêt à promouvoir entre les individus
une solidarité
mécanique (dans
laquelle un individu est réputé remplaçable par un autre, une compétence
par une autre, comme les pièces d'une machine)
plutôt qu'une solidarité
organique (au
sein de laquelle les individus sont irremplaçables un peu comme
les organes d'un
corps vivant). On
peut sans peine imaginer les
ravages que l'idéologie scientiste risque
de causer dans le domaine de l'éducation, tout particulièrement
dans celui de l'apprentissage de la lecture où, afin de maximiser
les performances des apprentis lecteurs dans la compétition
Pisa, leurs compétences se trouvent réduites
à une combinatoire graphèmes-phonèmes donc, effectivement, à une
simple mécanique.
22Cf.
le chapitre 11 de ses
Essays on
Actions and Events.
Le
terme de "survenance" (traduction
française pour "supervenient") est
celui que
Moore avait déjà
employé,
dans
ses Principia
Ethica,
pour parler du rapport entre les prédicats moraux et les faits
empiriques.
23D'où
l'appellation de "monisme anomal" ("a"
privatif et "nomos",
loi) que
propose Davidson.
24"La
tautologie et la contradiction sont vides de sens.
[...]
Tautologie
et
contradiction ne sont pas image de la réalité. Elles ne
représentent aucune situation possible"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.461-4.462).
25Pour
certains cognitivistes comme
Jerry Fodor ou Noam Chomsky, c'est même une thèse explicitement
posée que "les états ou représentations internes
sont des formules d'un langage interne ou "mentalais"
proches des langages formels de la logique"(Andler,
Calcul
et Représentations : les Sources,
in
Introduction
aux Sciences Cognitives,
intro.). Cela
nous permet de constater à quel point la notion de "représentation"
est polysémique (tout à la fois image, exemple, modèle,
substitution, délégation et spectacle) et, partant, source
d'ambiguïtés.
26Du
latin homonculus,
"petit homme". Expression
due à
Anthony
Kenny, the
Homunculus Fallacy, in the
Legacy of Wittgenstein (1961).
27Notons
quand même que Hume ajoute, afin de ne pas être accusé d'assumer
la thèse cartésienne du dualisme des substances,
que "la
comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer. Ce sont les
seules perceptions successives qui constituent l'esprit ; nous
n'avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se
représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait
constitué"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
§4).
28Signalons
aussi, dans la même veine, les expériences de pensées dites "de
la chambre de Mary" de Frank Jackson, "du
zombie" de David Chalmers, ou
encore "du
spectre inversé" de Sydney Shoemaker et Ned Block, toutes
destinées à ruiner le réductionnisme
et, a fortiori,
l'éliminativisme
propres aux neuro-sciences.
29Dans
cette occurrence d'"inexistence", le préfixe "in-"
n'est pas privatif (comme dans "impossible") mais directif
(comme dans "induction"). Donc "inexistence" ne
veut pas dire, ici, "non-existence" mais, au contraire,
"existence dans ...".
30Cette
précision est importante pour distinguer le dualisme
phénoménologique du
dualisme empiriste,
par exemple chez Hume qui souligne que
"nous
ne sommes qu’un faisceau ou une collection de perceptions
différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et
sont dans un flux et un mouvement perpétuel"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
I, iv, 6). Pour
la phénoménologie,
chacun de nous est un
corps et un
esprit,
pour l'empirisme
classique,
un
corps
mais une multitude
de
manifestations spirituelles (rappelons que, pour Descartes, nous
sommes
un
esprit mais nous possédons
un
corps).
31Même
si tout objet
intentionnel ne
semble pas devoir être visé sur ce mode-ci, puisque "dans
la représentation, c’est quelque chose qui est représenté, dans
le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour
quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est
haï, dans le désir quelque chose qui est désiré, et ainsi de
suite"(Brentano,
Psychologie
du point de vue Empirique).
32Avec
une nouvelle ambiguïté sur le sens à donner ici à "représentation",
tout à la fois mentale et
théâtrale,
ambiguïté
confirmée et alimentée par l'analyse qu'il fait de l'exemple
fameux du garçon de café et qu'il théorisera, dans l'Imaginaire,
en disant que le lieu de la représentation, en
quelque sens que l'on prenne l'expression, est, cependant,
toujours extérieure à
l'esprit.
33Kant
parle d'ailleurs plutôt du "je" trascendantal (par
opposition au moi empirique)
au sens où "le "je pense" de l'aperception
pure doit pouvoir accompagner toutes mes représentations [pour
réaliser] l'unité transcendantale de la conscience de soi"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
III, 110). Rappelons que Kant "appelle
transcendantale
toute connaissance qui s'occupe en général non pas tant d'objets
que de notre mode de connaissance des objets en tant que celui-ci
doit être possible a
priori"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
III, 43). La synthèse
a priori du
divers de l'expérience dans une aperception
transcendantale est
donc, pour Kant, la condition de possibilité de tout connaissance
en
général. En tout cas, transcendantal ou pas, nous sommes là au cœur de l'idéalisme .
34Cf.,
à titre d'exemple caricatural, ce qu'en dit le cognitiviste
Stanislas Dehaene dans son
best seller intitulé sans
vergogne le Code de la
Conscience.
35Mais
ce retour en arrière ne nous semble pas très significatif dans la
mesure, justement, où l'ontologie sous-jacente
étant inexistante, le choix lexical ("état mental")
semble être un choix par défaut consistant, là encore, à faire
droit au langage ordinaire.
Nagel, par exemple, hésite entre les deux terminologies lorsqu'il
écrit, par
exemple,
que "Wittgenstein
pourrait bien avoir eu raison lorsque, dans l'un de ses propos
fameux, il dit que le pas décisif dans l'art de l'escamotage a été
fait lorsque nous parlons des états et des processus mentaux et
laissons leur nature indécise [en pensant] qu'un jour nous en
apprendrons davantage à leur sujet"(Nagel, le
Point de vue de nulle part,
iii). Wittgenstein
qui souligne, en effet que "nous
parlons de processus et d'états [mentaux] en laissant leur nature
indécidée ! Peut-être, un jour, connaîtrons-nous plus de
choses à leur sujet, pensons-nous. Mais nous avons arrêté une
manière déterminée de les considérer. Car nous avons un concept
déterminé de ce que veut dire : apprendre à mieux connaître
un certain processus […]. Aussi nous faut-il nier l'existence d'un
processus encore incompris qui se déroulerait dans un medium
encore inexploré"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§308).
36Nous
faisons référence, par ce terme, au concept spinozien de conatus
que l'on peut rapprocher de l'inertie galiléenne
ou de la pulsion freudienne.
Nous y reviendrons.
37Ces
"expériences perceptives" correspondent d'ailleurs à ce
que Locke appelle les "idées de qualités secondes,
lesquelles ne sont rien dans les objets sinon des pouvoirs de
produire en nous diverses sensations par le moyen des qualités
premières de leurs parties insensibles"(Locke,
Essai
Philosophique concernant l’Entendement Humain,
II, viii, 10), étant entendu que "les
qualités premières sont les qualités absolument inséparables du
corps, quels qu'en soient l'état, les altérations, la force
exercée sur lui et que les sens trouvent constamment dans toute
particule de matière"(Locke,
Essai
Philosophique concernant l’Entendement Humain,
II, viii, 10) et que "la
conscience, c’est la perception de ce qui se passe dans le propre
esprit d’un homme"(Locke,
Essai
Philosophique concernant l’Entendement Humain,
II, i, 19).
38La double qualification "états (mentaux)" et
"actes (représentationnels)" laisse perplexe.
39Une
autre conception intéressante (que nous ne développerons pas ici
pour la bonne raison que nous l'avons déjà fait dans Freud,
Métapsychologie et Psychanalyse) du rapport de représentation
que le soi entretient
avec son psychisme réside
dans la métaphore de l'"ambassadeur" utilisée par Freud
lorsqu'il écrit que
"le
moi
a pour mission d’être le représentant du monde extérieur aux
yeux du ça,
et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi,
le ça,
aspirant aveuglément aux satisfactions des pulsions, viendrait
imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante
que lui "(Freud,
Nouvelles
Conférences sur la Psychanalyse).
40Nous
n'insisterons pas, dans cet article, sur l'aspect idéologique
que revêt le
paradigme représentationnaliste dans
la définition idéale de
l'homo
œconomicus cher
à Adam Smith et à ses très nombreux héritiers intellectuels :
"l’intention
de chaque individu n’est pas de servir l’intérêt public, et il
ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la
société, il ne pense qu’à son propre gain [mais] en cela comme
dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible
à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses
intentions"(Smith,
la
Richesse des Nations,
IV, 2). Nous
nous contenterons de rappeler cette réflexion de Bourdieu pour
qui "le
mythe de l'homo
œconomicus et
de la rational
choice theory [sont
des] formes paradigmatiques de l'illusion scolastique qui portent le
savant à mettre sa pensée pensante dans la tête des agents
agissants et à placer au principe de leurs pratiques, c'est-à-dire
dans leur « conscience », ses propres représentations
spontanées"(Bourdieu,
les
Structures Sociales de l’Économie), en
l'occurrence, celles du meilleur des mondes capitalistes possible.
41On
pourrait même dire qu'il est potentiellement "polyste"
dans la mesure où "Dieu est une substance constituée par
une infinité d'attributs"(Spinoza,
Éthique,
I, 11),
même
si
nous autres humains n'en connaissons que deux : l'étendue et la
pensée. En tout cas, le monisme ontologique de Spinoza n'est pas réductionniste puisque tous les attributs ont la même dignité divine.
42On
voit au passage en quoi le monisme de Spinoza diffère de celui d'un
Davidson, par exemple (cf. notes 21 et 22).
43Censé
d'ailleurs faire bon ménage avec l'incontournable "liberté de
penser et d'agir" que l'idéologie sous-jacente proclame comme
un mantra. Sans doute
l'effet miraculeux de la fameuse "main invisible" qu'Adam
Smith appelle à la rescousse, "la
volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance"(Spinoza,
Éthique,
I, app.).
44
Cf. les
grands thèmes de l'Éthique de Spinoza : le Corps et l'Esprit
(notamment, §5).
45Spécificité
de degré et non de nature
sans doute, mais on voit quand
même qu'on est là aux antipodes de la conception cartésienne de
la raison comme
procédant de la maturation "des
semences de vérité [que]
la nature [Dieu]
a déposées dans les esprits humains, [en
vertu de quoi]
l’intelligence humaine a je ne sais quoi de divin"(Descartes,
Règles
pour la Direction de l’Esprit,
IV).
47Dans
Nietzsche,
la Musique, le Théâtre et la Vie, nous écrivions, à propos
des mythes grecs,
qu'un mythe est
une classe de récits fictifs dont l’objet est, en
général, fictif lui aussi. Lorsque celui-ci est
un personnage (et
non un événement ou une chose par exemple), il est alors doté
d’attributs personnels (nom, sensibilité,
raisonnement, apparence physique, etc.) qui, sans qu’il soit
une personne
réelle,
rend possible la narration de
sa pseudo-existence.
Quant
au dieu,
c’est justement un personnage
mythique
dont la cohérence narrative est assurée parce que
tous les récits qui en sont faits sont invariablement
structurés autour du même thème central typique, en
l’occurrence, une force majeure (dont
les effets sont, pour tout être humain, irrésistibles), éternelle
et immuable.
L'idée
d'un "dieu-pensée" (le fameux daïmon
de
Socrate, il
grillo parlante
– Jiminy Cricket – de Pinocchio)
correspond exactement à ce que dit Durkheim lorsqu'il souligne que
"tout
se passe comme si les hommes étaient réellement transportés dans
un monde spécial, peuplé de forces exceptionnellement intenses qui
les envahissent et les métamorphosent. Comment les cérémonies
rituelles de la vie sociale, ne laisseraient-elles pas l’impression
qu’il existe effectivement deux mondes hétérogènes et
incomparables entre eux ? L’un est celui où l’on traîne,
languissant, sa vie quotidienne ; au contraire, on ne peut
pénétrer dans l’autre sans entrer aussitôt en rapport avec des
puissances extraordinaires"(Durkheim, les
Formes Élémentaires de la Vie Religieuse,
iii).
48Rappelons
que, dans ce sens, R est une
relation d'ordre si
et seulement si elle est non-réflexive (il est faux que a
R a), anti-symétrique (si a
R b et b R a,
alors a = b) et
transitive (si a R b et
b R c, alors a
R c). La
relation "est antérieur à ..." est, typiquement,
une relation d'ordre.
49Je
pense, par exemple, à Mamoudou Gassama, ce jeune Malien qui, au
mois de mai 2018, a escaladé à mains nues un immeuble parisien
pour sauver un enfant suspendu dans le vide.
50Notons
toutefois que c'est une notion assez récente puisqu'elle apparaît
avec Descartes qui pose qu'"avoir
conscience, certes, c’est penser et réfléchir sur sa
pensée"(Descartes,
Entretien
avec Burman),
et, surtout, avec Locke qui développe l'idée que
"[consciousness
is the perception of what passes in the man’s own mind]
la
conscience, c’est la perception de ce qui se passe dans le propre
esprit d’un homme"(Locke,
Essai
Philosophique concernant l’Entendement Humain,
II, i, 19). Descartes introduit donc la propriété de réflexivité
et
Locke celle de représentativité
de
la conscience
que
toute la philosophie occidentale va ensuite assumer sans réserves,
à très peu d'exceptions près.
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