samedi 8 juin 2019

CORPS ET ÂME.

 Les relations de l'âme et du corps (que les anglo-saxons nomment mind-body problem) constituent l'un des sinon le thème le plus souvent discuté(s) dans l'histoire non seulement de la philosophie occidentale mais, sans doute aussi, de la pensée humaine en général. Malgré cela ou peut-être à cause de cela, c'est un thème dont le traitement est philosophiquement souvent peu satisfaisant, tant il est vrai que l'on s'est toujours et que l'on continue encore à se heurter, lorsqu'on l'évoque, à l'une au moins de ces deux constats d'évidence. Pour les uns, les dualistes classiques (par exemple le sociologue français du début du XX° siècle Émile Durkheim), il est évident qu'en tout temps, en tout lieu, dans toute culture, toute civilisation, les hommes se sont toujours sentis participer de ces deux êtres hétérogènes que sont respectivement l'âme et le corps1. Pour les autres, les monistes2 classiques (par exemple le neuro-scientifique français contemporain Jean-Pierre Changeux), il est tout aussi évident que cette distinction corps/esprit est une manière archaïque de s'exprimer qui repose sur des superstitions que l'avancée triomphale de la science moderne se fait fort de dissiper. Je vais tenter de montrer que le monisme classique a tort de considérer le dualisme comme un tissu de superstitions mais que, de son côté, le dualisme classique se méprend en traitant le corps et l'esprit comme deux "êtres hétérogènes"3.


Commençons donc par prendre connaissance des arguments des dualistes classiques et des monistes classiques. Nous allons illustrer le dualisme classique, approche de loin la mieux représentée dans la philosophie occidentale, en évoquant deux de ses représentants les plus prestigieux : Platon et Descartes. Le dualisme de Platon est plus particulièrement développé dans le Phédon et dans le Phèdre. Dans le Phédon, Platon rapporte qu'à la veille de sa mise à mort, Socrate se vante auprès de son geôlier de ne pas craindre la mort au motif que son âme va, enfin, être délivrée du corps et, ainsi, retrouver sa liberté de s'élever vers les régions éthérées où subsistent les Idées pures, éternelles et immuables. A contrario, insiste-t-il, tant que l'âme est liée à cet "élément mauvais"4 qu'est le corps, "elle est condamnée à contempler la vérité comme à travers les barreaux d'un cachot". L'analogie est claire : le corps est à l'âme ce que le cachot est au prisonnier, c'est-à-dire ce qui limite drastiquement sa liberté de mouvement. Dans le Phèdre, dont le thème central est l'amour, Socrate s'adresse à ses interlocuteurs en leur disant que lorsqu'elle est en proie à la passion amoureuse, l'âme a tendance à se rapprocher du divin. Pressé de préciser ce qu'il entend par "âme", il prend l'allégorie suivante : imaginez un cocher guidant un attelage ailé composé d'un char et de deux chevaux dont l'un est fringant et discipliné, l'autre rétif et paresseux. Que croyez-vous donc qu'il arrivera lorsque le cocher voudra enlever sa monture par-delà les nuées ? La réponse est évidente. On voit qu'on a, là encore, affaire à un argument analogique5 : l'âme est au corps comme le cocher à son attelage ailé et, de même que la fonction de celui-ci est de transporter son cocher, de même le corps "transporte"6 l'âme, même si, de fait, le moyen de transport se révèle malcommode, voire voué à l'échec. Dans ces deux analogies, le corps est manifestement considéré comme un obstacle à surmonter, un problème à résoudre pour l'âme, même si la seconde est un peu moins dévalorisante pour le corps.

Comparons maintenant le dualisme platonicien avec son correspondant cartésien. Comme chacun sait, Descartes est le philosophe du doute méthodique, ainsi nommé pour le démarquer du doute sceptique : tandis que celui-ci est un but en soi (douter de tout parce qu'au fond rien n'est jamais certain), celui-là est un moyen, une méthode destinée, à l'instar d'une pierre de touche, à tester les jugements pour découvrir, in fine, ceux qui lui résisteront. Tel est le point de départ du Discours de la Méthode7. À partir de là, de quoi dois-je donc douter ? Naturellement, d'abord du témoignage de mes sens qui sont parfois trompeurs. Or, si mes sens ne sont pas fiables, alors l'existence de mon corps (qui nous est signalée par mes cinq sens) est douteuse aussi. Mais, si l'existence de mon corps n'est nullement assurée, alors celle des autres corps qui m'environnent ne l'est pas plus. Du coup, il n'est pas absurde d'imaginer que je suis seul dans l'univers et que je suis le jouet "d'un malin génie qui use de toute son industrie pour me tromper"8. Mais alors que reste-t-il qui résiste au doute ? Nécessairement ceci : "pendant que je voulais douter de toute chose, encore fallait-il que moi qui doutais fusse quelque chose". Et quelque chose qui pense, cela va de soi, puisque si je doute, alors je pense9. D'où, première vérité soustraite au doute : je suis une chose qui pense, c'est-à-dire une âme ou un esprit. Puis il continue : je suis une chose qui pense imparfaitement (puisque je doute), ce qui prouve que j'ai l'intuition intime de l'existence de la perfection, autrement dit de celle de Dieu. Voilà donc soustraite au doute une deuxième vérité absolument certaine10. À partir de là, il suffit de considérer que l'être parfait qu'est Dieu étant infiniment bon, il ne peut pas m'avoir créé, moi, chose pensante imparfaite, pour que mes jugements soient systématiquement erronés. En conséquence de quoi, je dois admettre (troisième vérité indubitable11) que mes doutes initiaux n'avaient pas lieu d'être et que, le plus souvent, mes sens me présentent les choses telles qu'elles sont en réalité. Raison pour laquelle je dois bien admettre que j'ai un corps12 tel que je (c'est-à-dire l'âme que je suis) le sens.

Si, à présent, on fait la synthèse de ces deux versions du dualisme classique, on aboutit à trois conclusions. Premièrement, c'est un dualisme substantiel, dans le sens où l'âme et le corps y sont conçus comme deux "êtres hétérogènes" (pour reprendre le vocabulaire de Durkheim), c'est-à-dire deux êtres entièrement autarciques, autonomes, qui n'ont besoin de rien d'autre qu'eux-mêmes pour subsister. Ce qui est, canoniquement, la définition de la substance. Deuxièmement, c'est un dualisme hiérarchisé puisque l'âme y est investie d'une dignité qui est refusée au corps (obstacle, "élément mauvais" chez Platon, existence dérivée et seulement probable chez Descartes). Et, troisièmement, c'est un dualisme contingent dans la mesure où aucun des défenseurs de cette sorte de doctrine n'est capable de nous expliquer pourquoi il n'y a que deux substances, pourquoi celles-ci et pas d'autres et, surtout, pourquoi des êtres qui, en droit, sont indépendants, éprouvent le besoin de se rencontrer pour faire un bout de chemin ensemble13. Bref, la légèreté des arguments du dualisme classique, même chez ses deux représentants les plus vénérables, confirme l'impression première que nous avions : la dualité de l'âme et du corps est tellement évidente pour ses partisans qu'ils sont à la peine lorsqu'il s'agit de la justifier14. C'est bien entendu dans cette faille argumentative que vont s'engouffrer leurs adversaires afin de promouvoir la version la plus classique du monisme.

Le fond de la critique des monistes classiques consiste, en effet, à dire que tout cela n'est pas sérieux et qu'il est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus rationnel de penser et de dire qu'il n'existe en réalité qu'une seule substance, autrement dit, que tout, dans l'univers, est tissé de la même étoffe, constitué des mêmes éléments fondamentaux. Avant d'aller plus loin, il convient de distinguer soigneusement deux types de monisme classique : celui que je qualifierai de radical ou d'intransigeant et celui qui, par contraste, apparaît comme beaucoup plus tolérant et accommodant. Pour le premier, la seule substance, c'est le corps ou la matière pour les matérialistes15, c'est l'esprit ou la conscience pour les spiritualistes16. Les uns et les autres sont intransigeants dans le sens où ils considèrent que seul le lexique faisant référence à ce qui est pour eux LA substance, est légitime et, par conséquent, qu'il faut tendre à éliminer l'autre au motif qu'il prétend se référer à un être qui n'existe pas (le langage de l'esprit pour les matérialistes, celui du corps pour les spiritualistes). Très différents d'eux, les monistes tolérants ne préconisent ni l'élimination du lexique mentaliste ni celle du lexique physicaliste pour la bonne raison que le corps tout comme l'esprit sont, à leurs yeux, des réalités à part entière qui participent l'une et l'autre de la même et unique substance. C'est le cas, par exemple, pour Spinoza chez qui l'esprit et le corps sont deux "attributs", c'est-à-dire deux propriétés de la substance qu'est Dieu ou la Nature, qui peuvent se définir corrélativement l'une de l'autre17. C'est le cas aussi chez le philosophe contemporain Donald Davidson pour lequel tout n'est que matière ou énergie18, ce qui n'empêche pas le mental d'"émerger" de (ou de "survenir" sur) la matière en tant que fonction cognitive du corps pour peu que sa matière organique ait atteint un certain degré de complexité évolutive spécifique.

Une synthèse de tous ces courants classiquement monistes, permet de dégager trois traits pertinents qui les rapprochent et, ce qui est plus inattendu, qui les rapprochent aussi des dualistes. D'abord, il y a le fait que les monistes classiques sont aussi substantialistes que leurs adversaires déclarés : monistes et dualistes adoptent le point de vue ontologique caractéristique de la philosophie classique consistant à toujours partir de ce que Russell a appelé the ultimate furniture of the world, "l'ameublement ultime du monde". Ensuite, et c'est cela le plus surprenant, ils sont aussi dualistes que leurs adversaires bien que pas pour les mêmes raisons : les dualistes classiques sont substantiellement dualistes (pour eux, il existe deux substances) ; les monistes classiques sont substantiellement monistes (pour eux, il n'existe qu'une seule substance) mais lexicalement dualistes puisqu'ils reconnaissent, de droit ou de fait, la légitimité de deux lexiques, c'est-à-dire deux registres de langage, l'un est physicaliste, l'autre mentaliste. De droit, nous l'avons vu, pour les monistes tolérants. Mais de fait pour les monistes les plus fanatiques, lesquels se révèlent incapables d'éliminer le lexique qui leur pose problème au point qu'ils continuent à l'employer dans leur conversation courante : les matérialistes persistent à dire "je pense que …", "elle a peur de …", "nous espérons que …", etc. et les spiritualistes, à réclamer une chaise pour s'asseoir et non pas l'idée d'une chaise pour avoir l'idée de s'asseoir19. Enfin, troisième point commun entre tous les monistes classiques : pas plus que les dualistes classiques, ils ne sont capables de justifier leur forme spécifique de dualisme. Pourquoi deux lexiques et ces deux-là précisément ? Mystère. Cela dit, l'analyse des arguments des monistes classiques nous a fait prendre conscience de deux choses très importantes pour la suite de notre exposé. Premièrement : le dualisme corps-esprit est, sous une forme ou sous une autre, inéliminable. Deuxièmement : si l'on veut progresser dans la compréhension des raisons de cette bizarrerie, il faut abandonner le point classiquement substantialiste et en adopter un autre. Lequel ? Nous allons tester l'hypothèse qui nous est suggérée par le monisme tolérant, plus particulièrement, par Spinoza et à Davidson, à savoir l'idée que, ce qui fait la réalité inéliminable de l'esprit, c'est qu'il est une fonction essentielle pour le corps vivant, en l'occurrence, une fonction d'information du corps.

L'idée selon laquelle l'esprit aurait pour fonction de fournir au corps vivant des informations pertinentes à propos de son environnement immédiat a connu et continue de connaître une grande vogue philosophique. Pour éviter de nous perdre dans le dédale des courants divers et variés, nous allons regrouper les différents points de vue fonctionnalistes en trois catégories : celui pour lequel l'information prend la forme d'une image ou d'une représentation mentale et que l'on appellera, pour cette raison, fonctionnalisme icônique ; celui qui considère que l'esprit informe le corps via, non pas des images mais des affects, des émotions, des sentiments et que nous nommerons fonctionnalisme esthétique20 ; celui enfin pour qui la nature de l'information (affect ou image) importe moins que son contenu normatif, c'est-à-dire le fait que l'environnement du corps lui impose, via la médiation de l'esprit, des règles à suivre : nous l'appellerons donc fonctionnalisme normatif.

Le fonctionnalisme icônique connaît de nombreuses versions dans le détail duquel nous n'entrerons pas ici. Contentons-nous d'en énumérer les grandes orientations et d'en pointer les principales difficultés. Disons qu'on peut le subdiviser en trois grandes familles selon que l'image ou la représentation mentale qui a pour fonction d'informer le corps est analogique comme pour les empiristes classiques (l'esprit est conçu sur le modèle de la caméra ou de l'appareil photo et l'image mentale ressemble à la chose représentée), ou bien digitale comme chez les computationalistes modernes (le modèle de l'esprit est alors l'ordinateur et l'image mentale est codée et ne ressemble donc pas à la chose représentée), ou encore construite comme c'est le cas dans la conception phénoménologique (le modèle de l'esprit est l’intentionnalité qui sélectionne et choisit les composantes de l'image mentale plutôt que de l'enregistrer passivement). Le principal problème de toutes ces variantes du fonctionnalisme réside dans la notion d'image mentale. Tout le monde comprend ce qu'est une image physique (photo, carte, schéma, dessin, peinture, film, vidéo, etc.) qui est vue par un œil physique qui, via des interactions physiques (l'influx nerveux), va physiquement (causalement) déterminer un être physique (le corps). Mais qu'en est-il pour l'image mentale ? On se doute qu'il doit y avoir une analogie avec l'image physique. Mais où est l'analogie ? En quoi consistent l'"œil mental", les "interactions mentales", la "détermination mentale", si l'adjectif "mental" veut dire ici que la fonction n'est pas "physique" ? Et, au bout du compte, comment va se faire la transition de la fonction mentale vers l'être physique qu'est le corps et qui est le destinataire final de l'information ? Par ailleurs, une image physique a un statut public : elle peut être vue et comprise par plusieurs corps physiques différents. Tandis que mon image mentale est, par hypothèse, un événement privé accessible seulement à moi-même : comment expliquer alors que je puisse néanmoins en communiquer le contenu à des tiers ? Bref, la notion d'image mentale, apparemment claire et distincte est, en réalité, terriblement obscure et confuse.

Une partie de la difficulté est résolue par la version esthétique du fonctionnalisme. Pour ses défenseurs, en effet, l'information que l'esprit destine au corps n'est pas une représentation du monde extérieur. Ainsi, lorsque Spinoza définit l'âme comme "l'idée du corps", il s'empresse de préciser aussitôt que, par "idée"21, il ne faut pas entendre la "peinture inanimée" d'une chose mais "l'acte même de connaître", lequel est déterminé par la manière dont l'être connaissant est affecté par des êtres extérieurs à lui-même. L'affect est donc une puissance de réagir à l'affection dont un être quelconque est l'objet. L'embêtant, avec Spinoza, c'est que sa tolérance va jusqu'à refuser d'établir la moindre différence de nature entre les êtres et, donc, jusqu'à doter tous les êtres de la faculté d'être affectés et, partant, d'être informés par leur esprit22. Le point de vue de Thomas Nagel est moins ambitieux et, peut-être aussi, plus pertinent, en tout cas moins éloigné du sens commun. Il s'est rendu célèbre dans les années 1970 en rédigeant un article intitulé what is it like to be a Bat ? ("quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris ?") dans lequel il souligne trois points majeurs. Premièrement, étant donné la spécificité perceptive du chiroptère23, si l'information que son esprit transmettait à son corps était de nature icônique, le délai nécessaire pour le traitement de ladite information serait trop long pour lui permettre de se diriger ou de se nourrir. D'où, deuxièmement, il est plus rationnel de penser que cette information consiste non en une image à lire ou à déchiffrer, mais en une expérience qualitative qui la fait réagir en temps réel à la présence d'un obstacle ou de nourriture. Et ce qui vaut pour la chauve-souris (qui est un mammifère) doit aussi, très probablement valoir pour les autres mammifères et, a fortiori, pour les espèces moins évoluées. Cela dit, troisièmement, pour savoir "l'effet que ça fait d'être une chauve-souris" (c'est-à-dire d'être affecté comme elle par des échos sonar), il faudrait être une chauve-souris et, plus précisément cette chauve-souris, voulant dire par là que l'affect par lequel l'esprit informe le corps est fondamentalement subjectif et, partant, incommunicable. À noter que le débat entre conception icônique et conception esthétique du fonctionnalisme de l'esprit par rapport au corps est très élégamment arbitré par Marcel Proust qui, dans la Recherche du Temps Perdu, définit l'image mentale comme un affect passé qui, au présent, a perdu de sa virulence et, inversement, l'affect comme une image dont le contenu et les enjeux présents nous émeuvent et déterminent en nous une réaction émotionnelle. C'est ainsi qu'il faut comprendre l'épisode de la petite madeleine qui commence par une émotion au présent (un affect), laquelle se diffracte très vite en un bouquet de souvenirs précis (des images) du passé du narrateur. Toujours est-il qu'on ne comprend toujours pas pourquoi cet affect et/ou ces images, qui sont ceux du narrateur de la Recherche, réussissent à captiver des tiers (les lecteurs) qui, par hypothèse, ne les ont pas eus.

Cette dernière difficulté est supprimée radicalement par le fonctionnalisme normatif. Karl Popper définit la vie comme la faculté de "résoudre des problèmes". Or, si tel doit être le cas, le corps vivant doit se voir communiquer deux sortes de règles : celles qui appartiennent aux données du problème (les difficultés, naturelles ou sociales, que le corps a à surmonter doivent être régulières) et celles qui ressortissent à la solution du problème (les difficultés doivent pouvoir être réglées). Voilà pourquoi il est de l'intérêt commun des membres d'un même biotope que soient mutualisées les règles qui vont déterminer tel corps à se mouvoir afin de résoudre une difficulté vitale. D'une manière générale, la communication des informations entre corps d'une même espèce, non seulement n'est pas un problème mais est au contraire la principale solution aux problèmes de l'adaptation des individus et de l'évolution des espèces. Or, il existe deux voies de communication des règles : la voie innée ou génétique (à partir de la procréation) et la voie acquise ou empirique (à partir de l'expression). On aura donc tendance à parler d'esprit lorsqu'il existe, pour certaines espèces de corps vivants, une fonction qui permet, d'une part la détermination d'un corps particulier sur la base d'une connaissance des règles qu'il a acquises par sa propre expérience, d'autre part la communication de ces mêmes règles à d'autres corps congénères au moment où se pose un problème qui engage leur survie24. Bourdieu parle, à ce propos, d'habitus, c'est-à-dire d'in-corporation25 des règles vitales générant des dispositions régulières, des comportements réguliers et, en fin de compte, de la stabilité environnementale. Bien entendu, la plupart des philosophes qui ont défendu cette approche normative de la fonction de l'esprit se sont penchés sur la spécificité humaine de cette fonction. À cet égard, tous ont souligné le rôle tout à fait spécial du langage. Kant ou Wittgenstein, par exemple, ont insisté sur la capacité que possède l'esprit humain et par l'intermédiaire du langage, à informer son propre corps ou des corps tiers sur des événements qui, à la limite, peuvent n'avoir jamais été perçus ou ressentis, ni par l'émetteur, ni par le récepteur du message. C'est, évidemment, cette propriété que recèle le langage humain qui permet d'expliquer la faculté d'abstraction de l'esprit humain, notamment à travers l'extraordinaire ouverture cognitive et psychologique qu'implique l'évocation du passé ou de l'avenir, non seulement de soi-même et mais aussi d'autrui. Ce qui, au passage, permet de résoudre le problème de la madeleine de Proust : si les propos du narrateur nous touchent, c'est parce qu'ils sont capables d'évoquer, chez nous ses lecteurs, des images et/ou des affects personnels qui n'entretiennent pourtant avec ceux de l'auteur, qu'une très vague et très lâche analogie26.

En faisant de l'esprit une fonction du corps, le point de vue fonctionnaliste possède donc sur le point de vue substantialiste (le dualisme et le monisme classiques) l'avantage considérable de rendre raison du dualisme corps-esprit : si ce dualisme est inéliminable, c'est parce que le corps, tout au moins lorsqu'il est vivant, a besoin d'une fonction cognitive qu'on appelle l'esprit afin de maximiser ses chances de survie. Pourtant, ce point de vue recèle une difficulté bien plus redoutable que toutes celles que nous avons déjà énumérées : si l'esprit est une fonction du corps, alors le corps est une structure physique qui, après tout, pourrait continuer d'exister même si sa fonction faisait défaut. Prenons un exemple : la fonction d'une montre est de donner l'heure. Mais la montre (comme structure physique) existe même si sa fonction est en panne. De même, un corps vivant est doté de nombreuses fonctions vitales. Or, on peut toujours pallier le dys-fonctionnement de l'une d'entre elles en la réparant, voire en greffant au corps vivant un tissu qui la remplisse correctement. À la limite, la privation d'une fonction vitale est, certes, incompatible avec la vie du corps mais ce corps, même mort, continue néanmoins d'exister pendant un certain temps avant de se décomposer. Bref, dire que x est une fonction de y, c'est, dans tous les cas, dire que x est une option pour y. Or, si l'esprit est une option pour le corps nous voilà renvoyés, dans le meilleur des cas, à la contingence de ce dualisme que nous dénoncions en examinant le point de vue substantialiste : il y a d'un côté l'esprit, de l'autre le corps et leur rencontre demeure incompréhensible. Et, dans le pire des cas, nous devons supposer, à l'instar des superstitions créationnistes, l'intervention transcendante d'une puissance supérieure pour faire coexister l'âme et le corps, un peu à la manière dont un horloger fabrique la montre, puis met en branle le mécanisme pour lui conférer sa fonction. Nous allons donc, pour finir, nous demander s'il ne serait pas possible de lier le sort du corps et de l'âme de telle sorte que leur union soit nécessaire et non contingente. Et, pour cela, nous allons nous tourner vers Aristote et Patanjali en envisageant le point de vue selon lequel, dans le cas du corps vivant, l'âme et le corps seraient deux réalités immanentes27 l'une à l'autre, c'est-à-dire mutuellement nécessaires à la compréhension de leurs natures respectives. Pour cette raison, nous nommerons immanentiste cette dernière approche.

Pour Aristote, tout être doit son existence au concours de quatre causes ou principes : la matière, la forme, la fin et les moyens. Par exemple, la matière de la statue d’Apollon qui trône au centre du temple de Delphes est, bien entendu, le bloc de marbre dont elle a été tirée. Sa forme est celle du dieu de l'harmonie et de la grâce, non celle d'un autre dieu ou d'une autre déesse. Sa fin est l'intention qu'avait son auteur au moment où il a sculpté son œuvre. Enfin, les moyens sont, évidemment, ceux dont le sculpteur Phidias s'est entouré pour donner une forme précise à la matière brute. Or, il se trouve que, pour certains êtres (c'est le cas pour la statue d'Apollon), la forme est passivement imposée à la matière par un être transcendant (en l'occurrence, Phidias) qui agit avec les moyens les plus aptes à remplir la fin qu'il s'est assignée. En revanche, pour d'autres, le pôle actif (fin-moyens) est immanent au pôle passif (matière-forme) : en d'autres termes, il existe des êtres qui sont, à eux-mêmes, les agents de leur propre formation et de leur propre trans-formation. On les appelle les êtres vivants. Une fois que l'on a admis ceci, il est facile de comprendre cette définition d'Aristote : l'âme est la forme du corps vivant en acte. L'âme (hè psukhè28 en grec), c'est la forme que prend le corps vivant en tant qu'il agit, c'est-à-dire la position qu'il adopte en tant qu'il vise une fin (vivre, rester vivant) à travers des moyens appropriés (l'organisme biologique29) en donnant une forme (le comportement adaptatif) à une matière (le corps vivant). Par où l'on constate, s'agissant des êtres vivants (en grec, ta zôa30), que l'âme est tout à la fois forme et fin puisque le comportement adaptatif (forme) du vivant présuppose l'effort pour vivre (fin), et que le corps est à la fois matière et moyen puisque l'organisme biologique est à la fois ce qui trans-forme (moyen) et ce qui est trans-formé (matière)31. Voilà pourquoi le dualisme corps-esprit n'est pas contingent, miraculeux ou mystérieux mais logiquement nécessaire en ce qu'il ne peut pas en être autrement pour les êtres vivants. En effet, l'in-formation par l'âme n'est pas du tout une option pour le corps vivant : dans la mesure où on ne peut concevoir de forme sans matière (toute forme est forme de quelque chose) ou de matière sans forme (toute matière, même brute, possède déjà une forme) et dans la mesure où l'âme est au corps ce que la forme est à la matière lorsque celle-ci est vivante, alors il n'y a pas d'âme sans corps vivant ni de corps vivant sans âme. L'âme est immanente au corps vivant et le corps vivant est immanent à l'âme. Ce sont là deux réalités indissociables bien que distinctes. Ce qui explique aussi pourquoi nous avons, nous autres humains, êtres vivants doté d'un langage, un double lexique : le lexique mentaliste fait référence aux intentions que nous formons pour adopter et justifier nos comportements, le lexique physicaliste aux difficultés que nous rencontrons et que nous devons surmonter pour y parvenir.

Nous avons donc résolu tous les problèmes que nous avons détectés tout au long de cet exposé. Et pourtant, tel un rebondissement de dernière minute dans un bon polar, un dernier grain de sable vient gripper notre bel ordonnancement : dans le cas particulier de l'être humain, la définition aristotélicienne de l'âme comme forme du corps vivant en acte est tout à fait désespérante. Et ce, pour la raison suivante : si la fin ultime que vise l'être animé est de vivre, alors on doit admettre que c'est là une fin inaccessible. Aucun être vivant ne l'a jamais atteinte et, selon toute vraisemblance, ne l'atteindra jamais32. Les êtres vivants autres que les hommes résolvent ce paradoxe, d'une part en ne communiquant que des informations relatives à l'instant immédiat, d'autre part en procréant de nouveaux êtres vivants et, donc, en transférant à l'espèce la charge de poursuivre une fin inaccessible pour l'individu. Mais il en va, hélas, bien différemment pour l'être vivant doté de langage que nous sommes puisque le langage, avons-nous dit, possède le redoutable pouvoir de nous faire prendre conscience d'un futur que nous n'avons encore jamais vécu, en l'occurrence, ici, l'horizon indépassable de la mort33. Et, comme si cela ne suffisait pas, Aristote ajoute sans s'en rendre compte une difficulté supplémentaire en disant que, dans le cas spécifique de l'être humain, la fin visée par l'âme n'est pas seulement la vie mais aussi le bonheur34. Or, si le bonheur n'est pas une fin inatteignable comme l'est la vie pure et simple, l'étymologie de ce terme (le "bon heur", en deux mots, c'est la bonne chance) souligne son caractère aléatoire35. Ce dont le langage humain ne peut pas manquer, une fois de plus, de nous faire prendre conscience en nous remémorant nos propres échecs ou ceux de nos semblables. Bref, dire que l'âme est la forme du corps vivant en acte, c'est, dans le cas particulier de l'homme, impliquer que cette âme va lui faire prendre douloureusement conscience de sa mortalité et de sa faiblesse, en d'autres termes du caractère tragique36 de son existence. Nul mieux que Pascal n'a su énoncer ce paradoxe : "nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais"(Pascal, Pensées, B194)37. Nous allons donc voir, à présent, comment Patanjali s'y prend pour nous aider à résoudre le paradoxe de Pascal en corrigeant quelque peu la définition aristotélicienne de l'âme tout en en conservant cependant l'essentiel.

Dès le second des 195 aphorismes des Yoga Sutras, Patanjali définit le yoga38 comme la cessation, l'arrêt (nirodah) de l'agitation ou des perturbations (vritti) du mental (citta). Ce qui permettra, le cas échéant, nous précise l'auteur dans l'aphorisme suivant, à la conscience (drashtu) de s'établir dans sa forme véritable (svarupe). La proximité de Patanjali avec Aristote saute aux yeux : d'une part, quiconque a un jour assisté à une séance de yoga s'est immédiatement rendu compte qu'il s'agit, à travers un certain nombre d'exercices, d'y conférer une certaine forme au corps ; pourtant, d'autre part, il est manifeste qu'il est, dans ces deux aphorismes fondamentaux, question d'abord du mental puis d'une forme authentique pour l'esprit. On ne voit donc pas comment on pourrait s'abstenir de donner une interprétation aristotélicienne à ces deux aphorismes en disant que l'esprit y est conçu implicitement comme la forme du corps humain en acte, en tant qu'il agit, en tant qu'il se meut. Mais, d'un autre côté, Patanjali, contrairement à Aristote, établit d'emblée une distinction entre l'esprit comme conscience (drashtu) et l'esprit comme mental (citta) dans le sens où seule la première des deux formes est réputée forme authentique du corps.

Pour comprendre à quoi il veut en venir, demandons-nous d'abord en quoi peut bien consister cette forme impropre ou inauthentique du corps qu'il appelle mental (citta)39. Jean Bouchart d'Orval nous explique que le mental (citta) est une forme tout à la fois dégradée et spontanée du corps. Dégradée en ce que le yoga doit contribuer à la dépasser, sinon à l'éliminer. Spontanée en ce que ces fins qui vont occasionner les agitations/perturbations (vritti) à combattre, l'esprit les vise naturellement pour le corps. Autrement dit, ce contre quoi le yoga entend lutter en essayant de nous en faire prendre conscience, c'est le fait que l'esprit envisage spontanément des fins toxiques qui font souffrir le corps, qu'il le dé-forme plus qu'il ne l'in-forme, pourrait-on dire. Raison pour laquelle Jean Bouchart d'Orval commente Yoga Sutras I, 2 en disant, dans un vocabulaire parfaitement accessible au lecteur occidental, que le mental (citta) est ce qui nous fait sujet face à un objet. En d'autres termes, le mental (citta) est cette forme spontanée du corps qui trace une ligne de démarcation entre moi et non-moi, entre ici et là-bas, entre maintenant et après, bref, entre sujet et objet. Ce qui importe et pose problème, dans ce couple sujet/objet, réside d'ailleurs moins dans les termes eux-mêmes que dans la relation instaurée entre eux. En effet, tout objet est, par définition, objet de désir. En d'autres termes, cette relation du sujet à l'objet, c'est ce qu'Aristote appelle la finalité (télos) et que la tradition occidentale a pris l'habitude de nommer désir40. Or, on n'a pas attendu Freud pour comprendre à quel point la relation de désir est fondamentalement ambivalente : le sujet désire mettre l'objet à distance de lui41, mais, en même temps, il désire le connaître, ou le posséder, ou l'aimer, ou le modifier, ou le protéger, ou le détruire, etc., dans tous les cas, il désire s'en rendre maître. De sorte que, si le mental (citta) pose problème à Patanjali, c'est exactement pour les mêmes raisons que la finalité (télos) pose problème à Aristote et à Pascal, à savoir que l'objet du désir (kâma), une fois séparé du sujet, possède une autonomie qui le rend difficilement maîtrisable par le sujet. Ce qui, compte tenu du fait que l'être humain est, insistons-y encore, un être de langage, nous prédispose à anticiper douloureusement l'échec possible de notre désir sur la base de la remémoration d'un échec passé, de soi-même ou d'autrui. Et, pour peu que l'intensité et la durée d'une frustration soit proportionnelle à l'éminence de l'objet de désir qui en est la cause, alors on en imagine aisément les conséquences existentielles lorsque ledit objet est inaccessible comme la vie, ou très aléatoire comme le bonheur42. Dans tous les cas, la relation de désir caractéristique du couple sujet/objet est essentiellement génératrice d'in-quiétude, d'in-tranquillité pour le mental (citta) qui l'a imposée au corps.

Tel est donc le problème : le mental (citta) est l'expression spontanée d'un esprit qui oppose un corps-sujet à un corps-objet, ce qui produit spontanément ces perturbations, cette agitation (vritti) auxquelles le yoga se veut être une solution. Cette solution passera alors, nécessairement, par une interruption, une cessation, une abolition (nirodah) de ces vritti. Or, si on lit bien les sutras II, 29 à III, 13, on se rend compte qu'en effet, le yoga est, dans son essence, une discipline ou, plutôt, un ensemble de disciplines de renoncement. Le sutra II, 29 énumère avant de les détailler, les huit angâni, c'est-à-dire les huit membres ou branches du yoga. Dans les deux premiers (yama et niyama), il est question de la retenue à observer à l'égard d'autrui (ne pas mentir, ne pas voler, ne pas agresser, etc.), puis vis-à-vis de soi-même (pureté, droiture, etc.) : il s'agit donc de renoncer à des comportements spontanés dont la banalité n'a d'égal que le souffrance potentielle qu'ils peuvent entraîner43. Dans le troisième (âsana), on parle de l'assise, de la posture44 ferme et confortable qu'il convient de donner au corps en renonçant aux positions debout ou couchée que tout être humain adopte spontanément. Dans le quatrième (prânâyâma), nous voilà enjoints de renoncer à respirer spontanément en se satisfaisant de se remplir d'air pour, tout au contraire, mettre l'accent sur le souffle, sur l'expiration45. Puis, dans les cinquième et sixième des angâni (pratyahârâ, dhâranâ), il nous est demandé de contenir la dispersion, l'errance, respectivement, de nos sens et de notre pensée afin d'aller vers la concentration, vers le recueillement, ce qui prépare le septième (dhyâna), celui qui nous engage à méditer, autrement dit à renoncer à penser et, par là, renoncer à multiplier anarchiquement les objets de désir. Alors nous parvenons au huitième et dernier aspect du yoga, à savoir l'équanimité ou la paix (samâdhi) : ad augusta per angusta ("vers les sommets par des voies étroites") ! On voit bien en quoi Patanjali complète et corrige Aristote46 : en se donnant des fins et les moyens de les atteindre, l'âme in-forme, dé-forme et trans-forme continûment et spontanément une matière corporelle dont elle n'est pas dissociable. Or, il existe des fins, c'est-à-dire des objets de désir, inaccessibles (vivre) ou aléatoires (vivre heureux). À travers les moyens que fournit le yoga et qui consistent tous, non à renoncer au désir (ce serait renoncer à vivre), mais à renoncer à l'agitation des désirs en renonçant, autant que possible, à l'opposition sujet-objet caractéristique du mental. C'est cette forme apaisée que l'esprit peut donner au corps par le moyen du yoga.

Pour nous résumer, nous avons vu dans un premier temps que le point de vue substantialiste qui est celui des dualistes et des monistes classiques nous plaçait devant une évidence : le dualisme corps-esprit est inéliminable. Pour essayer de comprendre cette inéliminabilité, il nous a fallu faire l'hypothèse fonctionnaliste selon laquelle l'esprit est une fonction d'information qui conditionne l'adaptation du corps vivant à son milieu. Mais, pour saisir la nécessité d'un dualisme qui ne peut pas s'exprimer autrement qu'en termes d'esprit et de corps, nous avons dû avoir recours à un point de vue immanentiste d'après lequel l'esprit n'est pas une fonction du corps vivant mais sa forme même en tant qu'elle vise des fins et se fixe les moyens de les atteindre, même si, dans le cas de l'être humain, il existe des fins manifestement inaccessibles ou aléatoires auxquelles la sagesse commande de renoncer.

1Tout au long de cet exposé, chaque fois que j'emploie le terme "âme", "esprit", "pensée", "conscience", "psychisme", "mental", etc. je n'entends ni faire référence à une entité précisément définie, ni tenir ces termes pour synonymes, mais seulement désigner une certaine sorte de lexique, en l'occurrence, ici, le lexique mentaliste. Idem en ce qui concerne les termes "corps", "matière", "organisme", "physique", etc. comme représentants du lexique physicaliste. L'une des raisons de ce choix (l'autre apparaîtra au cours de l'exposé) réside dans l'extrême diversité des usages, tant en ce qui concerne les auteurs eux-mêmes qu'en ce qui concerne leurs traducteurs ou commentateurs.
2Du grec duo "deux" et monos "un seul".
3Ce texte est la transcription d'une conférence que j'ai donnée pour l'Institut de Yoga le dimanche 19 mai 2019 à la Maison du Yoga, 83640 Plan d'Aups-Sainte Baume. Je le dédie à Anne, à Fanny, à Julia et à toutes celles et tous ceux qui, pour des raisons diverses, n'ont pu y assister.
4En grec dans le texte (to kakon).
5Type d'argument rhétorique consistant à faire comprendre (sans la définir directement) ce qu'est une réalité problématique a en la mettant en relation avec trois autres réalités b, c, et d supposées mieux connues des interlocuteurs de telle sorte que a soit à b ce que c est à d.
6Ce n'est pas pour rien que l'on parle, en français, de "transport amoureux" !
7Titre complet : ... pour bien conduire son Entendement et trouver la Vérité dans les Sciences.
8Thème très populaire à l'âge classique : et si toute notre existence n'était qu'un songe ? De là le titre de la comédie éponyme de Pedro Calderón, d'ailleurs contemporain de Descartes.
9Descartes reprend à son compte l'argument de Saint Anselme : si fallor sum ("si je me trompe, c'est que je suis").
10On remarquera que l'existence de Dieu est, chez Descartes, déduite de mon existence comme être pensant. On comprend pourquoi les autorité ecclésiastiques de l'époque ont inscrit les œuvres de Descartes à l'index librorum prohibitorum ("la liste des livres interdits") !
11Indubitable mais probabiliste : il est certain qu'il est fort probable que ...
12Notons bien : je suis une âme et j'ai un corps.
13Là encore, il faut lire ou voir cette autre savoureuse comédie de Calderón intitulée Procès en Séparation de l'Âme et du Corps.
14C'est d'ailleurs, exactement ce que dit Bergson dans l'Essai su les Données Immédiates de la Conscience.
15On pense aux Atomistes antiques, à Gassendi, à Hobbes, à certains philosophes des Lumières, à Marx et, bien entendu à un grand nombre de scientifiques contemporains, notamment au courant des neuro-sciences auquel appartient Changeux.
16Par exemple  les Bouddhistes, Berkeley, Mach, les Romantiques, etc.
17Mens idea corporis, "l'esprit est l'idée du corps" ; corpus objectum mentis, "le corps est l'objet de l'esprit".
18L'équivalence matière-énergie est l'un des résultats de la théorie de la relativité d'Einstein.
19Le moniste spiritualiste Georges Berkeley, par ailleurs évêque de Cloyne, était un chaud partisan de l'esclavage des noirs dont il louait l'endurance des corps !
20Du grec aisthèsis, "sensation".
21Terme qui, depuis Platon, désigne toute sorte de contenu, d'état et/ou d'activité de l'esprit.
23Rappelons que la chauve-souris perçoit les aspects les plus pertinents de son environnement immédiat par la captation auditive de l'écho sonar des ultra-sons qu'il a préalablement émis pour détecter, soit un obstacle à éviter, soit un insecte en vol à happer.
24À cet égard, l'étude qu'a faite l'éthologue Karl von Frisch au sujet de la "danse des abeilles" est tout à fait significative.
25Étymologiquement : in corpore, "dans le corps".
26C'est même, pour Proust, ce en quoi consiste précisément tout le talent de l'écrivain ou du poète : maîtriser les règles qui permettent de susciter, à travers le choix méticuleux des métaphores, de telles images ou de tels affects.
27En philosophie, la notion d'immanence s'oppose à celle de transcendance.
28Racine grecque dont sont issus tous les termes modernes commençant par "psy...".
29"Organisme" vient du grec organon qui veut dire à la fois "moyen" et "outil" ; quant à la racine "bio...", elle correspond au grec bios, "vie".
30Que l'on traduit souvent par "animaux". Traduction intéressante en ce qu'elle fait le lien avec l'étymologie latine : l'animal, c'est l'être qui possède une anima, donc une âme. Mais traduction fausse cependant dans la mesure où, pour Aristote, ta zôa désigne tous les vivants, par opposition aux êtres in-animés qui sont dépourvus d'âme, et pas seulement ceux que nous appelons aujourd'hui "animaux".
31Le temps et l'espace nous manquent pour montrer à quel point, tout en étant vieille de vingt-cinq siècles, la conception d'Aristote est moderne en ce qu'elle anticipe, entre autres, les conceptions de Darwin, de Bergson, et de Popper.
32D'où l'idée de Claude Bernard selon laquelle la vie est l'ensemble des forces qui résistent (provisoirement) à la mort ou celle de Sigmund Freud pour qui tout organisme vivant tend à redevenir inorganique.
33D'où la définition que donne Heidegger de l'être humain comme "être-vers-la-mort" (Sein zum Tode).
34En grec eudaïmonia, littéralement, "la vie bonne", "la bonne conduite" (sans connotation morale).
35D'ailleurs, pour Aristote, toute fin, en tant qu'elle vise ce qui doit être mais n'est pas encore, est aléatoire. Aristote étant un homme de son pays de son temps, il donne là une expression philosophique à l'idée tragique par excellence : nous sommes le jouet de notre destin. Ce que Nietzsche appellait der hellinistischen Pessimismus, "le pessimisme grec" (cf. sans Musique la Vie serait une Erreur).
36Rappelons que la tragédie est la représentation mythique d'un destin gouverné par tant de forces supérieures impossibles à maîtriser que, le héros, de quelque mérite et de quelque vertu qu'il soit doté, est toujours voué à souffrir puis à mourir.
37"Lui conseiller [à l'homme] d’avoir une condition tout heureuse et laquelle il puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d’affliction […], ce n’est donc pas entendre la nature"(Pascal, Pensées, B139).
38"Yoga" vient d’une racine sanskrite que nous retrouvons en français dans les mots  "joindre" ou "joug". Quant à Patanjali, c'est le nom propre ou collectif que la tradition hindoue attribue au(x) sage(s) qui aurai(en)t rédigé les Yogas Sutras entre 300 av. J.C. et 500 ap. J.C., ce qui en fait, grosso modo, un (des) contemporain(s) d'Aristote.
39Pour ce faire, nous nous réfèrerons outre au texte des Yoga Sutras tel que traduit et commenté par le sanskritiste Jean Bouchart d'Orval.
40Rappelons que "désir" vient du latin desiderium, qui vient lui-même de sideratio qui est le nom par lequel on désigne la position des astres que l'on con-sidère afin de décrypter le destin ! Si l'on voulait faire de l'humour, on dirait que l'objet de désir est forcément dans les astres, que c'est toujours la lune que l'on aura du mal à décrocher, bref, qu'il prépare le dés-astre.
41Étymologiquement, ob-jectum c'est, en latin, ce qui "jeté devant" (en grec pro-blèma, en allemand Gegen-stand).
42On peut même se demander dans quelle mesure ce sont encore des objets de désir, si le désir de vivre ou le désir d'être heureux ne sont pas, en fait, sinon des désirs vides de contenu, du moins des méta-désirs (des désirs de désirs).
43On remarquera l'ordre chronologique : d'abord autrui, puis soi-même. La morale occidentale prescrit de ne pas faire à autrui ce que l'on ne voudrait qu'autrui nous fît. Le yoga nous engage à ne pas imposer à soi-même ce dont on a renoncé à accabler autrui !
44Si le yoga est fréquemment considéré comme l'art des postures, la seule dont il soit question dans le traité de Patanjali est la posture assise.
45Comme le fait remarquer Jean Bouchart d'Orval, dans la plupart des langues humaines, le champ lexical du souffle et celui de l'esprit sont les mêmes ("esprit" vient d'ailleurs de spiritus, "souffle").

46On pourrait même généraliser et dire : en quoi la sagesse orientale complète et corrige la philosophie occidentale.

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