mardi 11 juin 2019

HYPOTHÈSE SCIENTIFIQUE ET MODÈLE EXPLICATIF.

Le propre de l'authentique scientifique est de ne pas se satisfaire seulement de comprendre le plus profondément possible le réel mais de s'évertuer aussi à l'expliquer le plus distinctement et le plus précisément possible à ses semblables. C'est ce qui le distingue du poète, du prêtre, du prophète ou du sage, pour qui comprendre et faire comprendre est plus important qu'expliquer, de l'habile, du mage, ou du mystique pour qui comprendre suffit. Voilà pourquoi Platon, Aristote, Averroès, Galilée, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton, Lavoisier, Einstein, Schrödinger, etc. ont été des scientifiques et, en même temps, des épistémologues. En effet, "si l'on traduit par notre mot « science » le mot grec ἐπιστήμη, l'épistémologie est, étymologiquement, la théorie de la science. Bien que la forme anglaise du vocable ait existé avant que le français ne l'assimile, c'est pourtant avec le sens différent et plus large de « théorie de la connaissance » qu'il est généralement utilisé par les Anglo-Saxons. Ce décalage sémantique n'intéresse pas seulement le linguiste ; il évoque une différence d'orientation significative, qui se retrouve aussi bien à l'intérieur même de l'épistémologie entendue au sens français. Sans doute ne qualifierions-nous pas volontiers d'« épistémologiques » des considérations sur la connaissance en général, ou sur des modes de connaissance s'éloignant manifestement de ceux qu'un large consensus désigne comme scientifiques. Néanmoins, l'épistémologie ne saurait non plus se réduire à l'examen purement technologique des méthodes spécifiques des sciences. Elle vise aussi à situer la science dans une expérience du savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le sens pour l'ensemble de la pratique humaine. Il convient donc de dire que le mot français lui-même renvoie à deux styles de théorie de la science ; l'un, plus proche de la philosophie d'obédience américaine ou britannique, met l'accent sur les processus les plus généraux de la connaissance, sur leur logique, sur leur fondement ; l'autre, assez caractéristique des épistémologues français, et même continentaux, depuis la fin du XIXe siècle, privilégie volontiers l'étude spécifique des sciences, voire du développement historique concret de leurs problèmes"(G.-G. Granger, Encyclopaedia Universalis, VII, 61, 2, article "Épistémologie"). En tout cas, quelle que soit l'acception que l'on privilégie, dire que tous les grands scientifiques ont été des épistémologues, c'est insister sur leur capacité à "situer la science dans une expérience du savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le sens pour l'ensemble de la pratique humaine", autrement dit à donner un fondement légitime à leur explication. Bref, le vrai scientifique est, avant toutes choses, un philosophe. Il n'est que de faire un peu d'histoire de la philosophie pour se rendre compte que, jusque très récemment encore (en gros, les Lumières), elle se confond avec l'histoire de la science. Voilà ce qui distingue, en outre, le scientifique du scientiste. Tout à l'opposé du scientifique, en effet, le scientiste serait, dans le meilleur des cas, une sorte d'habile, de mage ou de mystique honteux qui, n'arrivant à se comprendre lui-même, tenterait désespérément d'y parvenir, dans le pire des cas, à l'instar de Bouvard et de Pécuchet, un imbécile qui accumulerait les concepts comme d'autres enfilent des perles ou, si l'on préfère, un clown qui s’empêtrerait dans un habit trop grand pour lui. Alors, pour faire pièce au lobby scientiste qui colonise aujourd'hui l'opinion, je voudrais à présent développer une réflexion épistémologique autour de deux axes complémentaires : la notion d'hypothèse en science et la notion de modèle explicatif.


Commençons donc par la notion d'hypothèse. Disons d'abord que si ce terme est apparemment indissociable de la méthodologie scientifique au point d'en devenir une sorte de mantra pour certains, cela n'a pas toujours été le cas. Rappelons-nous Platon. Voilà, par exemple, ce que Socrate explique à Glaucon lorsqu'il s'agit de définir la science (ἐπιστήμη) authentique : "la plupart des arts [τέχναι] ne s’occupent que des opinions des hommes et de leurs goûts [πρὸς δόξας ἀνθρώπων καὶ ἐπιθυμίας εἰσὶν], de production et de fabrication, ou se bornent même à l’entretien des produits naturels et fabriqués. Quant aux autres, tels que la géométrie et les sciences qui l’accompagnent [γεωμετρίας τε καὶ τὰς ταύτῃ ἑπομένας], nous avons dit qu’ils ont quelque relation avec l’être ; mais la connaissance qu’ils en ont ressemble à un songe, et il leur sera impossible de le voir de cette vue nette et sûre qui distingue la veille, tant qu’ils resteront dans le cercle des données matérielles sur lesquelles ils travaillent, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand les principes sont pris on ne sait d’où, et quand les conclusions et les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils principes, le moyen qu’un tel tissu d’hypothèses fassent jamais une science [ποτὲ ἐπιστήμην γενέσθαι] ? […] Il n’y a donc que la méthode dialectique [ἡ διαλεκτικὴ μέθοδος] qui, écartant les hypothèses [τὰς ὑποθέσεις ἀναιροῦσα], va droit au principe [ἐπ’ αὐτὴν τὴν ἀρχὴν] pour l’établir solidement"(Platon, République, VII, 533 b-d). Tels sont donc les principes fondamentaux du rationalisme classique : ne rien admettre au titre de connaissance authentique que ce qui provient de la seule pensée conceptuelle en excluant systématiquement tout apport de l'opinion, de l'imagination ou de la sensation. Ce à quoi, précisément pour lui, ressortit l'hypothèse. A contrario et beaucoup plus près de nous, voici ce que Newton écrit en 1713 : "je n’ai pû encore parvenir à déduire des phénomènes la raison de ces propriétés de la gravité, et je n’imagine point d’hypothèses [hypotheses non fingo]. Car tout ce qui ne se déduit point des phénomènes est une hypothèse : et les hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques, soit celles des qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans la philosophie expérimentale [c'est-à-dire la science]"(Newton, Principia Mathematica Philosophiae Naturalis, schol.). C'est donc, pour lui, une connotation négative qui est encore attachée à la notion d'"hypothèse". L'étymologie y est sans doute pour quelque chose. Le mot grec ὑπόθεσις est composé de ὑπό, "sous" et de τίθημι, "poser" : l'hypothèse désigne donc, en ce sens étymologique, ce qui est posé en dessous du raisonnement, donc ce qui est supposé (sub-posé, d'où la traduction possible de ὑπόθεσις par "supposition") par lui. D'où le soupçon d'occultisme que fait peser l'hypothèse sur la rigueur et la pureté du raisonnement : "la connaissance qu’ils en ont ressemble à un songe […] quand les principes sont pris on ne sait d’où, et quand les conclusions et les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils principes". Raison pour laquelle "les hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques, soit celles des qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans la philosophie expérimentale". Tout ce que peut et doit recevoir une telle "philosophie expérimentale" digne de ce nom, autrement dit une science empirique, ce sont des données phénoménales et rien d'autre. Il s'agit donc de se garantir contre toute intrusion de ces spéculations intellectuelles subreptices que sont les hypothèses. Paradoxalement, l'empiriste Newton rejoint le rationaliste Platon dans un commun discrédit du recours à l'hypothèse.

Le statut de l'hypothèse change radicalement à l'époque des Lumières, notamment à travers l'idéalisme transcendantal, c'est-à-dire la philosophie kantienne de la connaissance. Kant souligne que la science ne peut pas provenir des seules données des sens car alors "des observations faites au hasard et sans plan tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). Autrement dit, si les empiristes avaient raison, la découverte scientifique serait tributaire du hasard des rencontres des hommes avec les phénomènes observables, ce qui ne permettrait pas d'expliquer l'accélération des progrès scientifiques à partir du XVII° siècle, lesquels, au contraire, ne doivent rien au hasard mais sont le fruit d'une planification préalable. Kant insiste donc sur cet aspect fondamental de la science : on ne découvre rien par hasard, mais on ne trouve au contraire que ce qu'on cherche. Mais, d'un autre côté, "dans le simple concept d’une chose, on ne saurait trouver aucun caractère de son existence : c’est en vain que nous prétendons explorer ou deviner l’existence d’une chose quelconque"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 190). Bref, la science ne peut avoir la spéculation métaphysique (fût-elle conçue more geometrico au sens de Descartes ou de Spinoza) pour unique origine. Autrement dit, si les rationalistes avaient raison le matériel du scientifique se résumerait à de la matière grise, du papier et un crayon. Or, que seraient les travaux de Galilée, par exemple, sans l'invention de la lunette astronomique ? D'autre part, si les rationalistes avaient raison, les vérités scientifiques seraient éternelles et immuables. Or, le géocentrisme aristotélicien est détrôné par l'héliocentrisme copernicien qui est lui-même détrôné par l'acentrisme galiléen. Bref, "il se pourrait que notre connaissance fût composée de ce que nous recevons par des impressions sensibles, et de ce que notre propre faculté de connaître tire d’elle-même"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10) : il y a dans la connaissance scientifique, une partie empirique (a posteriori, en latin "par ce qui vient en second") et une partie rationnelle ou pure (a priori, en latin, "par ce qui vient en premier"). Kant jette donc les bases de la conception moderne d'une science tout à la fois rationnelle et empirique : "une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature. Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibilité. [...] Ainsi, connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit. Or la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique. En conséquence [...] une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique [...]. Par suite, tant qu’on n’aura pas trouvé de concept se rapportant aux actions chimiques des matières les unes sur les autres, qui puisse se construire, [...] la chimie ne saurait être qu’une pratique systématique ou une théorie empirique, mais jamais une science à proprement parler"(Kant, Premiers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470).  Dès lors, il appartient à l'hypothèse de constituer l'interface entre "partie pure" (a priori, mathématisée) et "partie empirique" (a posteriori, expérimentale) du processus scientifique. C'est ce que veut dire Kant lorsqu'il précise que "connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit" : construire a priori un concept scientifique, c'est, entre autres choses, imaginer le principe de sa vérification a posteriori. Autrement dit, il ne s'agit pas de spéculer sur des qualités occultes comme le soupçonnait Newton, mais simplement d'envisager la forme possible d'un "principe d'explication par rapport à ses conséquences qui ne renvoient à rien de plus ni à rien de moins que ce qui avait été admis dans l'hypothèse et qui reproduisent analytiquement a posteriori ce qui avait été pensé synthétiquement a priori et s'y accordent"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 98). Par ailleurs, si l'hypothèse fait bien appel à l'imagination ou à l'opinion, il ne s'agit pas là d'une simple licence poétique comme le craignait Platon, puisque, du moment que la possibilité de l'objet à connaître a été établie a priori par l'armature logico-mathématique du raisonnement, "alors il est bien permis d'avoir recours à l'opinion au sujet de la réalité effective de cet objet"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 502). Après tout, même si l'hypothèse est délirante, le risque reste minime : elle sera rejetée par l'expérience et (éventuellement) remplacée par une autre.

Kant est donc le premier à donner à l'hypothèse scientifique ses lettres de noblesses en en faisant la clé de voûte de la méthodologie scientifique moderne. En ce sens, l'hypothèse tout à la fois, repose a priori sur des fondements rationnels qui assurent la possibilité de l'objet que la science vise à connaître, et se soumet a posteriori au tribunal de l'expérience qui en garantit la réalité : "est réel ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation [tandis que] ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience [...] n’est que possible […]. La connexion avec le réel est déterminée suivant les conditions générales de l’expérience possible"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 185-186). On remarquera que Kant n'exige pas que l'hypothèse scientifique soit soumise au verdict de l'expérience mais qu'elle soit plutôt justiciable d'une expérience possible. Ce qui se comprend aisément puisque toute science procède en deux temps : d'abord elle démontre la possibilité de son objet en construisant un concept de cet objet aussi rigoureusement que le permettent les lois de la logique et des mathématiques ("possibilité" veut simplement dire ici "non-contradiction"), ensuite elle imagine une expérience possible consistant à appliquer ledit concept mathématisé à un cas particulier de l'objet à connaître. C'est à ce moment-là précisément qu'on peut parler d'hypothèse. L'important, dans la notion d'hypothèse scientifique est donc qu'elle soit érigée en représentant de la totalité du processus théorique puisqu'elle en intègre à la fois la "partie pure" (rationnelle, a priori) en ce que son expression est mathématisée et sert de point de départ de la "partie empirique" (expérimentale, a posteriori) dans la mesure où cette expression mathématisée d'un cas particulier prédit les quantités mesurables qui doivent pouvoir être observées dans les divers aspects du phénomène envisagé. L'hypothèse ne se substitue donc pas à l'expérience mais la prépare, la délimite et la guide en lui assignant le but quantitatif à atteindre. Voilà pourquoi Kant parle, à propos de l'hypothèse d'une expérience possible. Bref, une hypothèse scientifique n'a plus grand chose à voir avec la supputation, la conjecture ou la spéculation qui rebutaient Platon comme Newton : une hypothèse doit pouvoir donner lieu à vérification empirique dans les conditions quantitatives qu'il lui appartient de définir. Par là, Kant annonce d'une part le vérificationnisme empirique de Wittgenstein et le vérificationnisme rationaliste de Bachelard.

Disons toute de suite qu'avec le vérificationnisme empirique, dont le principe sera adopté par le manifeste du Cercle de Vienne, on va passer d'une conception épistémique de la seule hypothèse scientifique à une conception sémantique de l'hypothèse en général. Pour Wittgenstein, en effet, "nous nous faisons des images des faits […]. L’image est la transposition de la réalité […]. Les éléments de l’image sont dans un rapport déterminé qui indique que les choses réelles sont entre elles dans le même rapport"(Wittgenstein, Tractatus, 2,1-2,12-2.15). C'est-à-dire que toute perception de la réalité est, spontanément, hypothétique dans le sens où nous nous en faisons des représentations. Or "la forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image [...]. L'image figure une situation possible dans l'espace logique"(Wittgenstein, Tractatus, 2.151-5.525). Pour lui, en effet, lorsqu’on se représente un phénomène, lorsqu’on s’en fait une image (par exemple, la police fait le "portrait robot" d’un suspect), c’est comme si on tenait spontanément le raisonnement suivant : tout porte à croire que les objets, dans l’espace réel, entretiennent entre eux les mêmes relations que les éléments de la représentation dans l’espace logique de l’image (par exemple, le grain de beauté est sur la joue droite dans la réalité comme dans le "portrait robot"), mais comme nous n’en sommes pas parfaitement certains, il est possible d'aller vérifier sur le terrain. L’image est une représentation formelle au sens kantien, c’est-à-dire que ses éléments ont une existence hypothétique dans l'espace logique du possible mais si l'on ne sait pas encore s'il existe des éléments correspondants dans l'espace empirique du réel, on sait en revanche qu'il est possible de vérifier cette correspondance. Pour Wittgenstein, la proposition telle qu'on la pense spontanément est un cas particulier d’image : on peut d’ailleurs remplacer le "portrait robot" par une description des principaux traits du visage. C'est donc une image digitale plutôt qu'une image analogique. Dans tous les cas, lorsqu'on produit une image, on exprime une hypothèse : "la possibilité […] d'une situation [s'exprime] par ceci qu'une expression est […] une proposition pourvue de sens"(Wittgenstein, Tractatus, 5.525). On voit par là que Wittgenstein ne se borne pas à généraliser au sens commun la conception kantienne de l'hypothèse mais qu'il passe subrepticement du domaine épistémologique au domaine sémantique. En effet, lorsqu’on énonce une proposition, on énonce à quelle(s) condition(s) l’image sera fidèle à la réalité, autrement dit, à quelle(s) condition(s) la proposition hypothétique sera vraie. Mais, pour Wittgenstein, dire qu’une chose est possible, c’est non seulement préciser à quelles conditions l'hypothèse implicite de son existence sera vérifiée, mais encore admettre que c'est parce que la proposition est, en fait, une hypothèse implicite (elle "propose" une certaine description du monde) qu'elle possède un sens : "les possibilités de vérité des propositions élémentaires sont les conditions de vérité ou de fausseté des propositions. [Donc] est possible la proposition pourvue de sens"(Wittgenstein, Tractatus, 2.151-5.525).  Donc, ce que Wittgenstein appelle "sens" (Sinn) correspond à l'a priori kantien : "la forme d'une représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image [...]. Ce qu’elle doit avoir de commun avec la réalité pour la représenter, sa forme de représentation, l’image ne peut la représenter : elle la montre"(Wittgenstein, Tractatus, 2.151-2.172). Et, de même que les conditions formelles de possibilité dont il est question chez Kant sont démontrables, de même, celles qu'évoque Wittgenstein sont montrables. Quant aux conditions matérielles de réalité qui, chez l'un, sont expérimentables, chez l'autre, elles sont dicibles : "la proposition montre son sens. La proposition montre ce qu'il en est des états de choses quand elle est vraie. Et elle dit qu'il en est ainsi [der Satz zeigt seinen Sinn. Der Satz zeigt, wie es sich verhält, wenn er wahr ist. Und er sagt, dass es sich so verhält]. La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle l'indique [der Satz zeigt die logische Form der Wirklichkeit. Er weist sie auf]"(Wittgenstein, Tractatus, 4.022-4.121). Il y a donc, sur ce point, une convergence de Kant et de Wittgenstein puisque l'hypothèse est le pivot, pour l'un de toute connaissance digne de ce nom, pour l'autre de toute authentique signification, la dualité a priori/a posteriori faisant place à une distinction montrable/dicible et l'exigence d'expérimentabilité de Kant se muant, chez Wittgenstein, en un réquisit de vérifiabilité qui efface la différence de nature entre connaissance scientifique et simple connaissance empirique.

Bachelard s'oppose immédiatement à Wittgenstein en ce qu'il entend rétablir la frontière que la tradition philosophique a, depuis toujours défendue et justifiée entre science et opinion considérée comme un obstacle épistémologique à surmonter plutôt que comme intuition à prolonger : "la science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. […] Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit"(Bachelard, la Formation de l'Esprit Scientifique, i). Et s'il est cependant d'accord avec Kant et Wittgenstein pour admettre qu'il n'y a d'hypothèse que vérifiable et, qu'en ce sens, "tout élément de la réalité doit être préparé ; il doit être trié ; il doit être offert à l'expérimentateur par le mathématicien […]. Le réel est toujours objet de démonstration"(Bachelard, la Philosophie du Non), pour autant, Bachelard insiste sur la spécificité de la science moderne qui introduit une exigence de rigueur rationnelle qui pouvait être négligée jadis. Le réel doit être démontré et non pas montré   : "jadis l'attribution d'une qualité à une substance était d'ordre descriptif. Le réel n'avait qu'à être montré. Il était connu dès qu'il était reconnu. Dans la nouvelle philosophie des sciences, il faut comprendre que l'attribution d'une qualité à une substance est d'ordre normatif"(Bachelard, la Philosophie du Non). Il pense, notamment, à la révolution épistémologique qu'a apportée la mécanique quantique, dans le sens où "il est hors de doute que la question de l'individualisation, de l'identité [des atomes], n'a vraiment et réellement aucune signification [...]. Dans les corps tangibles, composés d'atomes, l'individualité provient de la structure, de l'assemblage, de la figure ou de la forme, ou encore de l'organisation comme nous pourrions dire dans d'autres cas. […] Il n’y a aucune observation possible de la forme d’un atome, ce ne sont que des formules mathématiques"(Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde). Raison pour laquelle "la pensée scientifique contemporaine s'attache à un réalisme transplanté. Elle ne peut évidemment plus se satisfaire de la réalité objective du philosophe réaliste qui désire ne jamais perdre de vue les premiers signes d'une réalité manifeste. Elle doit faire subir à cette réalité objective une longue suite de déréalisations"(Bachelard, l'Activité Rationaliste de la Physique Contemporaine). Même si, ajoute-t-il aussitôt pour se désolidariser de l'interprétation idéaliste de l'École de Copenhague, il doit s'agir de "déréalisations prudentes, toujours partielles et qui ne vont jamais jusqu'à cette fantômalisation du réel qui attire certains philosophes idéalistes ; scientifiquement, la déréalisation garde une attache avec la réalité"(Bachelard, l'Activité Rationaliste de la Physique Contemporaine). Toujours est-il que, en raison du caractère propre de la recherche scientifique moderne, et, notamment de l'exigence d'extrême précision qui est celle de la chimie moléculaire et de la physique atomique ou sub-atomique, "il faut s'engager dans l'artificiel, très loin de l'origine de la connaissance sensible […]. Le produit scientifique est un moment particulier bien défini d'une technique objective"(Bachelard, le Matérialisme Rationnel). D'où l'idée qu'"un instrument, dans la science moderne, est véritablement un théorème réifié ; en prenant la construction schématique de l'expérience chapitre par chapitre, ou encore instrument par instrument, on se rend compte que les hypothèses doivent être coordonnées du point de vue même de l'instrument […]. Elles constituent la charpente même de notre science expérimentale […]. Le factice peut bien donner une métaphore, il ne peut, comme le technique, fournir une syntaxe susceptible de relier entre eux les arguments et les intuitions"(Bachelard, les Intuitions Atomistiques, vi). Le rationalisme de Bachelard n'est donc pas un rationalisme intellectuel, métaphysique et radical comme celui que réfute Kant, mais plutôt un rationalisme technique, appliqué et relatif à l'expérimentation empirique qui doit être nécessairement faite de l'hypothèse scientifique.

Sous ses deux versions épistémologiquement opposées (bien que méthodologiquement non exclusives l'une de l'autre pour ce qui concerne la seule hypothèse scientifique), le vérificationnisme suscite un certain nombre de difficultés logiques et de difficultés pragmatiques.

Commençons donc par les difficultés logiques. Il ne suffit pas de proclamer et d'admettre, comme cela semble faire consensus depuis Kant, qu'il n'y a de science qu'hypothétique et qu'il n'y a d'hypothèse que vérifiable. Encore faut-il s'entendre sur la portée et les limites de la vérifiabilité. Ce que ne font ni Wittgenstein ni Bachelard (nous exonérerons Kant des critiques que nous allons formuler en raison du caractère pionnier et protéiforme de ses réflexions en matière d'épistémologie moderne) : "pour connaître si la représentation est vraie ou fausse, nous devons la comparer à la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 2.223) ; "dans l'expérience, [la science] cherche des occasions pour compliquer le concept, pour l'appliquer en dépit de la résistance du concept, pour réaliser les conditions d'application que la réalité ne réunissait pas"(Bachelard, la Formation de l'Esprit Scientifique, iii). Pour l'un, il faut "comparer" deux faits (le fait du représentant et le fait du représenté), pour l'autre, il s'agit de "réaliser", autrement dit, de construire, en amont de la comparaison, ses conditions de possibilité. Mais, dans les deux cas, nous sommes dans ce que Russell va appeler la théorie de la vérité-correspondance au sens où "nous sentons que lorsque notre jugement est vrai, il doit y avoir en dehors de notre jugement une entité qui lui correspond d’une manière ou d’une autre, tandis que, quand notre jugement est faux, aucune entité semblable ne lui correspond"(Russell, the Nature of Truth). Bien que la portée du propos de Russell ne se limite pas à la seule épistémologie mais atteigne aussi l'éthique (cf. la Théorie Russellienne des Descriptions), l'idée que la vérité ou la fausseté d'une hypothèse puisse être jugée sur la base de sa correspondance avec un fait-étalon pose le problème suivant : c'est "une théorie qui considère la vérité comme objective […]. De plus, elle est absolue et non relative à un ensemble de suppositions ou croyances"(Popper, la Quête Inachevée, xxxii). Sans anticiper sur les difficultés pragmatiques que nous évoquerons plus loin et qui concerneront cet "ensemble de suppositions on croyances" en général, réduisons ici ledit "ensemble" aux "suppositions et croyances" internes à la théorie dont l'hypothèse à vérifier constitue le représentant légal, à savoir celles qui ont trait à la relation de l'hypothèse avec, d'une part, les prémisses de la théorie, d'autre part sa (ou ses) conclusion(s) une fois effectué le test crucial de la correspondance avec le(s) fait(s) vérificateurs. Or, par-delà le réquisit de vérification directe des implications du contenu conceptuel explicite de l'hypothèse, il est difficile d'éviter de vérifier indirectement aussi les implications, soit du contenu conceptuel explicite des prémisses de l'hypothèse, soit des conséquences tacites des conclusions de l'hypothèse. Or, si les implications de la vérification centrale de l'hypothèse est, par elle-même déductive (d'où la qualification d'hypothético-déductif s'attachant au schème méthodologique scientifique par excellence), celles qui débordent sur les prémisses sont abductives, et celles qui s'étendent aux conséquences des conclusions sont inductives. Le problème étant que seule l'implication déductive est, d'un point de vue logique, un processus d'inférence valide en ce qu'elle conserve la vérité de l'antécédent dans le conséquent. Ainsi, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or p est vrai" (antécédents), on est fondé à déduire "donc q est vrai" (conséquent). C'est ce qu'on appelle en logique le modus ponens. Tandis que, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or q est vrai", on ne peut conclure ni "donc p est vrai", ni "donc q est vrai". C'est ainsi que fonctionne l'abduction qui consiste, précisément, à introduire une prémisse qui, tout en assurant la cohérence du système, demeure invérifiable. Nous en avons donné un exemple avec l'hypothèse freudienne de l'existence de l'inconscient (cf. Freud, Métapsychologie et Psychanalyse) : si l'inconscient existe, alors nous allons constater telles ou telles manifestations ; or nous constatons ces manifestations ; donc … Le principe abductif n'est pas dénué d'intérêt, mais c'est un principe heuristique (Umberto Eco l'appelle "principe du détective") et non un principe logique dans le sens où il n'est pas possible d'établir la vérité d'une hypothèse abductive, autrement dit de la vérifier.

De même, si, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or p est vrai", on est peut-être fondé à conclure "donc q est vrai", mais non pas "donc q est vrai nécessairement". C'est pourtant cette modalité qui, selon Kant (mais non pas Bachelard ni, surtout, Wittgenstein), accompagne explicitement toute théorie scientifique empiriquement vérifiée et, partant, qualifiée de "loi de la nature" : "les lois de la nature sont des règles objectives en tant qu’elles sont nécessairement attachées à la connaissance de leur objet"(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 92). A contrario, pour lui et, au-delà, pour l'idéal scientifique qui est celui des Lumières, "des observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance [en d'autres termes : sans hypothèse mathématisée] ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que recherche pourtant la raison et dont elle a besoin"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). De ce point de vue, la valeur des hypothèses scientifiques vérifiées, est inductive. De ce qui est le cas au temps t (l'hypothèse est vérifiée et la théorie établie), on se sent fondé à inférer que cette théorie est nécessaire, autrement dit qu'il en sera de même en t+n, quel que soit n tendant vers l'infini. Hempel et Goodman ont élevé des objections pour souligner les limites du principe d'induction en général : le premier en montrant qu'il existe une manière paradoxale de généraliser "si p est vrai alors q est vrai or p est vrai donc q est vrai", c'est de remplacer "si p est vrai alors q est vrai" par sa contraposée équivalente "si q est faux alors non-p est vrai" et de conclure alors "si q est faux alors non-p est vrai or q est faux donc non-p est vrai", laquelle conclusion équivalant à "p est vrai donc q est vrai" (si tous les corbeaux sont noirs, tout objet non-noir "prouve" que tous les corbeaux sont noirs !) ; le second en soulignant que certains prédicats sensibles au temps ne sont pas inductivement généralisables (si le prédicat "vert-ou-bleu" désigne ce qui est vert avant t et ce qui est bleu après t, alors généraliser le prédicat "vert-ou-bleu" pour les émeraudes implique de dire qu'après t, elles seront bleues !). On sait que Hume (dont le point de vue était l'un de ceux à quoi s'opposait l'idéalisme transcendantal de Kant) avait déjà exprimé des doutes sceptiques à l'égard de la relation spontanément établie entre induction et nécessité en disant que "de la simple répétition d’événements passés, fût-elle à l’infini, il ne naîtra jamais aucune idée [...] de connexion universelle et nécessaire"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 6), ce qui est une idée que partageait explicitement Wittgenstein et aussi, probablement, Bachelard. Mais Popper va beaucoup plus loin que la seule critique de la valeur de l'induction puisqu'il nie son existence même : "quant à l'induction (ou la logique inductive, ou le comportement inductif, ou encore l'apprentissage inductif par répétition ou instruction), j'affirme que rien de tel existe"(Popper, la Quête Inachevée, xxxii). La raison en est qu'"il n'existe pas de règle sensée pour l'implication inductive [sauf] : le futur ne sera vraisemblablement pas très différent du passé"(Popper, la Quête Inachevée, xxxii). Or, comme l'avait déjà dit Hume, s'il est exact que "notre idée de nécessité et de causalité naît entièrement de l’observation d’une uniformité dans les opérations de la nature où des objets semblables sont constamment conjoints les uns avec les autres et l’esprit déterminé par accoutumance à inférer l’un de l’apparition de l’autre"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, VIII, 1), en revanche, il se pourrait bien que "la [soi-disant] connexion nécessaire dépend[e] de l’inférence au lieu que ce soit l’inférence qui dépende de la connexion nécessaire"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 6). Autrement dit, sous réserve du respect d'un protocole de type bachelardien, la vérification de l'hypothèse valide la théorie hic et nunc et non pas intemporellement comme le supposait Kant. Car la validité de ladite théorie au-delà de ses conditions de vérification n'est elle-même qu'une hypothèse invérifiable par nature puisque la vérification en est toujours différée. Du coup, supposer que le futur ressemblera au présent ou au passé, autrement dit induire le futur à partir du présent ou du passé, c'est un postulat pragmatique doté d'une indéniable efficacité adaptative pour les organismes vivants. Car "il est évident que les animaux aussi bien que les hommes apprennent beaucoup de l’expérience et infèrent que les mêmes événements suivront toujours des mêmes causes"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, IX). Toujours est-il qu'"il est impossible que cette inférence animale puisse se fonder sur aucune démarche d’argumentation et de raisonnement"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, IX). Bref, pas plus que l'abduction, l'induction n'est un principe d'inférence logiquement valide. La méthodologie scientifique ne peut, décidément, se prévaloir que de l'inférence déductive, la seule qui soit logiquement valide.

Il est facile de voir en quoi la critique poppérienne de l'induction, c'est-à-dire, stricto sensu, le refus d'envisager l'hypothèse invérifiable que la vérification d'une hypothèse scientifique possède une valeur intemporelle, a des effets dévastateurs pour toute espèce de vérification. En effet, dire que la validité d'une vérification expérimentale est temporaire, c'est jeter le discrédit sur l'idée même de vérification : rigoureusement parlant, seule serait valide une vérification qui serait simultanée à la formulation de l'hypothèse, comme cela est le cas en logique ou en mathématiques ("en logique, procédure et résultat sont équivalents. D'où l'absence de surprise"-Wittgenstein, Tractatus, 6.1252). À peu près à la même époque que Popper, Wittgenstein lui-même conviendra des difficultés que fait surgir vérificationnisme, donc de la théorie de vérité-correspondance : "une preuve ne peut pas porter au-delà de soi-même. Mais la construction de la preuve n'est pas davantage une expérimentation. Si elle l'était, le résultat ne saurait rien prouver en ce qui concerne les autres cas. C'est pourquoi il n'est pas du tout nécessaire de procéder à la construction réelle avec du papier et un crayon, la description de la construction devant suffire pour que l'on puisse en tirer tout ce qui est essentiel (la seule description d'une expérimentation ne suffit pas à donner le résultat de celle-ci, il faut au contraire que l'expérimentation soit conduite réellement jusqu'au bout"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, §131). Par conséquent, on doit dire que "les théories ne peuvent jamais être inférées des énoncés d'observation, ni recevoir de ceux-ci une justification rationnelle"(Popper, Conjectures et Réfutations). Pour Popper, il est clair que le processus de confrontation de l'hypothèse au réel n'est en rien vérificatoire mais, tout au contraire, réfutatoire : "toute mise à l'épreuve véritable d'une théorie par des tests constitue une tentative pour en démontrer la fausseté [to falsify] ou pour la réfuter. Pouvoir être testée c'est pouvoir être réfutée"(Popper, Conjectures et Réfutations). Nous avons dit tout à l'heure que de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or p est vrai", on pouvait peut-être inférer, par modus ponens, la conclusion modeste "donc q est vrai", mais certainement pas la conclusion "donc q est vrai nécessairement" qui était beaucoup trop ambitieuse. Or, nous venons de voir en quoi même la conclusion modeste "donc q est vrai" est exorbitante. Que nous reste-t-il donc, en bonne logique, si nous persistons à admettre qu'il ne peut se concevoir de science au sens moderne (post-kantien) du terme sans processus de confrontation de l'hypothèse sur le réel avec l'aspect du réel dont elle conjecture la possibilité ? Nécessairement ceci : de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or q est faux", on doit conclure "donc p est faux". Autrement dit, le principe logique du modus ponens ne vaut qu'en logique et en mathématiques où processus et résultat sont simultanés, mais non pas en science où ils sont dissociés et où, donc, seul peut valoir le modus tollens, c'est-à-dire la contraposée du modus ponens. En conséquence de quoi, on doit aussi admettre qu'il n'existe pas, rigoureusement parlant, de théorie scientifique au sens d'un corpus de propositions dont la vérité serait, même temporairement, attestée, mais qu'on n'a jamais affaire, en science, qu'à des hypothèses théoriques, ou, ce qui revient au même, que toute théorie est condamnée, soit à être réfutée, soit à rester hypothétique : "les théories ont pour but de proposer d'authentiques conjectures quant à la structure du monde"(Popper, Conjectures et Réfutations). Si plupart des épistémologues (à commencer par Russell, Wittgenstein ou Bachelard) n'ont jamais fait de difficulté pour reconnaître le caractère provisoire d'une théorie scientifique digne de ce nom, en revanche, ils n'ont jamais contesté qu'une telle théorie fût vraie par défaut ou, si l'on préfère, vraie jusqu'à preuve du contraire. Avec Popper, on ne peut même plus dire cela : "les théories scientifiques, si elles ne sont pas réfutées, restent toujours des hypothèses ou des conjectures"(Popper, la Quête Inachevée, xxix). Donc, pour Popper, l'élaboration puis l'expérimentation de l'hypothèse n'est plus l'acte fondateur de l'attitude scientifique, elle est le tout d'une attitude scientifique qui se résume faire des prédictions et à s'efforcer de les réfuter au moyen d'expériences cruciales. Or, cette apparente modestie n'est-elle pas encore trop ambitieuse ?

D'abord, il nous semble que, d'un point de vue strictement logique, la réfutation poppérienne n'est rien d'autre qu'une vérification négative dans le sens où le modus tollens (1- "si p est vrai alors q est vrai" ; 2- "or q est faux; 3- "donc p est faux") est fondé sur le principe de bivalence (parfois appelé, à tort, "principe de tiers-exclu") selon lequel entre p et non-p, nécessairement l'une des deux propositions (ou conjonction de propositions) est vraie et l'autre fausse. S'évertuer à prouver la fausseté de p revient donc, en vertu de ce principe, à s'attacher à prouver la vérité de non-p. Ce moyen de preuve, très souvent employé en mathématiques, est aussi connu sous le nom de reductio ad absurdum (c'est par ce moyen que les Grecs ont "prouvé" l'irrationalité de π : en montrant qu'il ne pouvait être rationnel, c'est-à-dire s'écrire sous la forme d'un rapport de deux entiers). Mais, comme l'écrit le logicien intuitionniste Brouwer, "montrer que quelque chose n’est pas vrai, c’est-à-dire montrer qu’une supposition n’est pas correcte, n’est pas un acte intuitivement clair. C’est qu’il nous est impossible d’avoir une représentation intuitivement claire d’une supposition qui plus tard se montre même fausse. Il faut maintenir l’exigence, que dans les mathématiques intuitionnistes, seule la construction à partir des fondements a de l’importance"(Brouwer, Intuitionistische Mengenlehre). La critique intuitionniste du principe de bivalence ne concerne, au départ, que les séries mathématiques infinies. Si, par exemple, on arrivait à prouver la fausseté de la proposition "il y a 7 fois le chiffre 7 dans le développement décimal de π", cela n'impliquerait nullement que sa contradictoire, "il n'y a pas 7 fois le chiffre 7 dans le développement décimal de π" est vraie. Il se pourrait aussi qu'elle fût indécidable justement parce que la série des décimales de π étant illimitée, on n'a pas la moindre idée de ce qu'il faudrait faire pour en prouver la vérité. Or, ce qui vaut pour un système strictement formel comme l'est un ensemble de propositions mathématiques pour lesquelles, nous l'avons dit, les preuves sont internes aux démonstrations, vaut aussi, a fortiori, pour des propositions dont la vérité ou la fausseté exigent des preuves externes (expérimentales, matérielles) qui, après tout, peuvent ne pas exister du tout. À cet égard, la conception sémantique du vérificationnisme qui est celle du premier Wittgenstein et du Cercle de Vienne possède l'avantage de lier la signification d'une proposition à sa vérifiabilité, de telle sorte qu'une proposition invérifiable n'est pas réputée fausse mais dépourvue de sens. Wittgenstein s'en souviendra lorsqu'il fera remarquer que "le contraire de « il existe une loi suivant laquelle p » n'est pas « il existe une loi selon laquelle non-p »"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 13), voulant dire par là que, de ce que p est faux, on ne devrait, rigoureusement parlant, ne rien inférer du tout au sujet de non-p. Conscient du problème, Popper fait de la réfutabilité et non pas, évidemment, de la réfutation, le principal critère de scientificité : "une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. […] Mais cette propriété comporte des degrés : certaines théories se prêtent plus aux tests, s'exposent davantage à la réfutation que les autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands risques"(Popper, Conjectures et Réfutations). Ce qui est pragmatiquement peu convaincant. C'est exact si l'on considère non pas tant les théories que les disciplines théoriques (en gros, une théorie est, en général, plus facilement réfutable en biologie qu'en physique des particules). Mais c'est problématique en ce que la recherche du plus haut degré possible de réfutabilité est un réquisit d'épistémologue que ne partage pas forcément le scientifique plutôt soucieux, on s'en doute, de voir confirmer sa théorie. Et lorsque Popper affirme être parvenu "à fournir un critère objectif pour des degrés très élevés d’audace ou de non-adhocité : la nouvelle théorie, tout en devant expliquer ce que l’ancienne théorie expliquait, doit la corriger; si bien qu’en réalité elle contredit l’ancienne théorie: elle contient l’ancienne théorie, mais sous forme d’une approximation seulement. J’ai ainsi fait observer que la théorie de Newton contredit à la fois celle de Kepler et celle de Galilée - tout en les expliquant - puisqu’elle les contient comme approximations"(Popper, la Connaissance Objective), il oublie, premièrement qu'une théorie réfutée n'est jamais abandonnée complètement mais plutôt remaniée et corrigée à nouveaux frais par ses concepteurs en espérant qu'elle soit, in fine, confirmée, et, deuxièmement, qu'en général, ce n'est pas le défenseur même de la théorie qui s'évertue à la réfuter mais plutôt des tiers qui ont de (plus ou moins) bonnes raisons de l'attaquer (cf. le cas des adversaires de Galilée dans Feyerabend et l'Anarchisme Épistémologique). De toute façon, cela ne résout nullement l'objection logique qui est pourtant le terrain sur lequel Popper se place pour promouvoir la valeur inférentielle de la déduction et dénigrer celle de l'abduction ou de l'induction. Par ailleurs, l'exigence poppérienne du plus haut degré possible de réfutabilité le conduit à rejeter hors du champ scientifique, non seulement les sciences humaines et sociales (cf. le cas de la psychanalyse dans Freud, Métapsychologie et Psychanalyse) mais aussi la physique quantique dont il disait ironiquement que "si nos théories sont des filets que nous construisons pour attraper le monde, nous devons nous rendre compte que la mécanique quantique nous a amené un drôle de poisson"(Popper, le Réalisme et l'Objectif de la Science). Après tout, dans l'expérience de pensée dite du "chat de Schrödinger", ce dernier ne va-t-il pas jusqu'à affirmer que "la fonction Ψ [qui prédit la probabilité d'un état quantique donné] de l'ensemble [chat + appareil expérimental] s'exprimerait de la façon suivante : le chat vivant et le [même] chat mort sont mélangés ou brouillés en proportions égales"(Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde), violant ainsi, non seulement le principe de bivalence, mais, plus radicalement encore, le principe de contradiction ?

À partir des difficultés logiques générées par le vérificationnisme, que ce soit dans sa version positive (Kant, Russell, Wittgenstein, Bachelard) ou dans sa version négative (Popper), nous avons commencé à entrevoir quelques difficultés pragmatiques. À cet égard, nous avons vu que, si Popper fustige l'absolutisme de la théorie russellienne de la vérité-correspondance, c'est au motif qu'une telle conception "oublie" opportunément qu'elle est fondée sur une supposition ou une croyance invérifiable : le futur ressemblera, grosso modo, au passé et au présent. Malgré cela, il affirme néanmoins que "l’attitude scientifique [est] l’attitude critique. Elle ne recherch[e] pas des vérifications, mais des expériences cruciales. Ces expériences p[euv]ent bien réfuter la théorie soumise à l’examen ; mais jamais elles ne pourraient l’établir"(Popper, la Quête Inachevée, xxix). Or, dire que l'attitude scientifique consiste à rechercher une expérience cruciale capable d'infirmer la théorie hypothétique, c'est dire que de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or q est faux", on doit conclure "donc p est faux". Et ce point de vue (le modus tollens), avons-nous dit, se distingue de celui (le modus ponens) qui consiste à poser que, de l'hypothèse "si p est vrai alors q est vrai" et du constat expérimental "or p est vrai", on pourrait conclure "donc q est vrai". Pourtant, dans les deux cas, la vérité ou la fausseté de la proposition (ou la conjonction de propositions) p dépend de et ne dépend que de la vérité ou la fausseté de la proposition (ou la conjonction de propositions) q. En ce sens, le vérificationnisme kantien et post-kantien, comme le falsificationnisme poppérien souffrent de la même limitation : ce sont deux points de vue atomistiques qui font abstraction des croyances et suppositions implicites sur lesquelles reposent tout autant p que q. Bref, on reprochera au falsificationnisme de Popper de ne pas tenir compte desdites croyances ou suppositions tout aussi invérifiables et déterminantes que ne l'est l'hypothèse inductive dans le cas du vérificationnisme. Ou, si l'on préfère, de postuler que ces croyances ou suppositions sont, en l'occurrence, négligeables. Un autre postulat manifestement attaché à l'épistémologie poppérienne est constitué par la croyance (ou la supposition ou l'hypothèse invérifiable) du caractère analytique de la science, dans le sens où celle-ci consisterait à analyser le réel pour en découvrir la structure intime et cachée. Pour Kant, au contraire, "la science n’est pas simplement un pouvoir de comparer des phénomènes mais une législation pour la nature"(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 93). C'est en ce sens que l'on qualifie sa philosophie de la connaissance de synthétique (au sens où, pour l'idéalisme transcendantal, l'objet de la science est synthétisé par l'esprit plutôt que découvert). Mutatis mutandis, le vérificationnisme empirique et sémantique de Wittgenstein et le vérificationnisme rationnel et technique de Bachelard vont dans le même sens. À savoir que, contrairement à la conception classiquement platonicienne de l'activité scientifique comme découverte d'une vérité (en grec alèthéïa, "dévoilement") indépendante de l'esprit connaissant et de l'activité de connaissance, il y a, chez eux aussi, l'idée sous-jacente que cette vérité est humainement construite. Au contraire, malgré qu'il en ait par ailleurs contre Platon (qualifié, par ailleurs, d'"ennemi de la société ouverte" !), Popper renoue pourtant avec l'orthodoxie platonicienne en défendant une conception explicitement analytique de la vérité comme dévoilement : "notre objectif en tant que savant est de découvrir la vérité"(Popper, Conjectures et Réfutations), autrement dit, de déchiffrer le réel, de l'analyser comme on déchiffrerait ou analyserait un texte pour le mieux comprendre. En se déclarant, on l'a vu, partisan d'un vérificationnisme négatif, il rejette en conséquence le constructivisme synthétique qu'il associe à la subjectivité caractéristique des pseudo-sciences telles qu'exemplifiées, de son point de vue, par les sciences humaines et sociales ainsi que par la physique quantique.

Depuis Kant, on a pris l'habitude de distinguer les propositions analytiques qui sont éternellement et immuablement vraies ou fausses par l'effet de la seule signification de leurs termes, et les propositions synthétiques dont la valeur de vérité est, en partie, déterminée par le recours possible à la vérification empirique, auquel cas, la vérification (fût-elle négative comme chez Popper) se réduit à une expérience cruciale. C'est ce que Quine nomme "les deux dogmes de l'empirisme moderne" : "l'empirisme moderne dépend en grande partie de deux dogmes. Le premier consiste à croire en un clivage fondamental entre les vérités analytiques (ou fondées sur les significations indépendamment des faits). Le second, le réductionnisme, consiste à croire que chaque énoncé [est] doué de signification [en vertu] de termes qui renvoient à l'expérience immédiate"(Quine, les deux Dogmes de l'Empirisme). Ce qui fait de la distinction analytique/synthétique un dogme, c'est qu'il n'existe pas de critère de démarcation entre les deux pôles. Ainsi, un énoncé comme "aucun célibataire n'est marié" n'est pas analytique au sens kantien puisque sa signification dépend, entre autres choses, de l'apprentissage empirique de la langue par le locuteur. Inversement, le principe "l'hypothèse h est confirmée (ou infirmée) par l'expérience" dépend, entre autres choses, de la signification linguistique de la notion de confirmation (ou d'infirmation). Du coup, bien malin qui pourrait déterminer précisément ce qui, dans un processus de vérification expérimentale, relève de l'expérience sensible ou bien de la signification des termes dans lesquels l'hypothèse et le protocole expérimental sont formulés, car "chaque homme reçoit un héritage scientifique, plus un bombardement continuel de stimulations sensorielles, et les considérations qui le déterminent à ajuster son héritage scientifique à ses stimulations sensorielles continuelles sont pragmatiques autant que théoriques"(Quine, d’un Point de vue Logique, ii, 6). Plus précisément, "la totalité de notre savoir ou de nos croyances, des faits les plus anecdotiques aux lois les plus profondes de la physique ou même des mathématiques et de la logique, est une étoffe tissée par l’homme et dont le contact avec l’expérience sensible ne se fait qu’à la marge"(Quine, d’un Point de Vue Logique, ii, 2). C'est ainsi, par exemple, que même "la logique bivalente [dont il a été question plus haut] est un développement théorique que nous apprenons, comme une autre théorie, par des moyens indirects sur lesquels nous pouvons seulement spéculer. Des théoriciens, notamment les intuitionnistes, préfèrent une autre logique, et il n’y a rien dans les circonstances observables de nos énonciations pour les persuader de donner signification à notre schème bivalent"(Quine, Méthodes de Logique). En conséquence, "on n'a toujours pas réussi à tracer une frontière entre les énoncés analytiques et synthétiques. Croire qu'une telle distinction peut être tracée est un dogme non empirique des empiristes, une profession de foi métaphysique"(Quine, les deux Dogmes de l'Empirisme) et dire que la science consiste à "découvrir" ou, au contraire, à "construire" son objet est, dans la terminologie du Cercle de Vienne que partage ici Quine, dépourvu de signification dans la mesure même où la valeur de ce parti-pris est non-testable. C'est d'ailleurs exactement en ce sens que Popper écrit que "le darwinisme n’est pas une théorie scientifique testable mais un programme métaphysique de recherche"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii), contrairement au néo-darwinisme post-mendélien qui assortit ledit "programme métaphysique" d'un certain nombre de constats empiriques, sans qu'il y soit néanmoins possible de dire lequel des deux est analytique et lequel synthétique. Bref, le choix de l'atomisme plutôt que du holisme méthodologiques, l'option analytique en lieu et place de l'option synthétique, sont des postulats métaphysiques et non pas des hypothèses testables et, partant, réfutables.

Il en va de même pour le deuxième dogme dénoncé par Quine et consistant à réduire le versant synthétique à une expérience cruciale au sens où celle-ci serait, en quelque sorte, le juge en dernier ressort de la valeur (positive ou négative) de l'expérimentation de l'hypothèse. C'est que, nous dit Quine, "nos énoncés sur la réalité extérieure affrontent le tribunal de l’expérience non pas individuellement mais comme un corps organisé"(Quine, Méthodes de Logique). C'est là l'exposé de la thèse du holisme sémantique (la signification d'un énoncé ne se réduit pas à la signification de ses seuls termes) dont Quine reconnaît qu'elle s'inspire de la thèse du holisme épistémologique (la connaissance d'un fait ne se réduit pas à l'observation de ce seul fait) qui est celle de Pierre Duhem : "une expérience de physique est l'observation précise d'un groupe de phénomènes, accompagnée de l'interprétation de ces phénomènes ; cette interprétation substitue aux données concrètes réellement recueillies par l'observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories physiques admises par l'observateur"(Duhem, la Théorie Physique : son Objet, sa Structure). En mettant l'accent sur l'importance de l'héritage culturel du scientifique, et, tout particulièrement, du langage dans la formulation de l'hypothèse, la description et l'interprétation de l'expérience, Duhem rejette donc l'idée d'une expérience cruciale qui serait suffisante pour tester une hypothèse et, donc, à quoi se réduirait l'expérimentation. Quine reformulera le holisme méthodologique de Duhem en le généralisant (ce que fait Wittgenstein par rapport à Kant) au problème de ce que signifie l'ontologie en général. S'il admet que "le caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de science"(Quine, le Mot et la Chose, §6), pour autant, le réel, ce qui existe, n'est pas donné (analytiquement), mais construit (synthétiquement), et ce, pas du tout à la manière  (atomiste et réductionniste) de Bachelard : "nous recherchons, non ce qui existe, mais ce qu’une théorie dit qu’il existe, et c’est là un problème qui concerne proprement le langage […]. Être admis comme une entité, c’est purement et simplement être reconnu comme la valeur d’une variable"(Quine, d’un Point de Vue Logique, i). Par cette dernière formule, aussi célèbre qu'absconse, Quine veut dire qu'un objet n'existe, pour nous autres humains, qu'en tant qu'il est réputé pouvoir se substituer à une variable dans un énoncé scientifique. En d'autres termes "la notion de référence à doit être reclassée en notion de vérité de, et l’expression singulière f(A) doit être reclassé en expression générale d’extension singulière $x, {f(x)(x=A)}"(Quine, le Domaine et le Langage de la Science, iii) : pour qu'on puisse dire "le boson de Higgs existe", ou "Dieu existe" ou "la croissance économique existe", il ne s'agit pas tant de chercher si "le boson de Higgs" ou "Dieu" ou "la croissance économique" sont des expressions qui ont un réfèrent auquel elles correspondraient dans une réalité en droit indépendante des énoncés qui en font état. Il faut et il suffit qu'on puisse produire des énoncés bien formés {f(x)} qui prennent la valeur "vrai" dès lors qu'on substitue de telles expression (A) à la variable (x) et ce, quelle que soit la manière dont cette vérité est établie. De sorte que les raisons de la confirmation d'une hypothèse et, par suite, de l'adoption d'une théorie sont, fondamentalement, pragmatiques dans le sens où "les objets physiques sont des entités postulées qui simplifient notre façon de rendre compte de nos expériences sensibles, tout comme les nombres irrationnels simplifient les lois mathématiques […]. L’acceptation d’une ontologie scientifique est rationnelle en ce qu’elle nous permet d’adopter le schème conceptuel le plus simple possible"(Quine, d’un Point de Vue Logique, i). À la limite même, "les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère […]. Les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés […]. Si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi). A contrario, l'infirmation d'une hypothèse et le rejet d'une théorie est extrêmement problématique en ce que "la prévision du phénomène dont la production doit trancher le débat ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais de la proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories ; si le phénomène prévu ne se produit pas, ce n’est pas la proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’est tout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule chose que nous apprenne l’expérience, c’est que, parmi toutes les propositions qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater qu’il ne se produisait pas, il y a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit pas"(Duhem, la Théorie Physique : son Objet, sa Structure). À tel point qu'une expérimentation à première vue défavorable à l'hypothèse à tester ne sera forcément jugée telle : "on peut, en cas d’expérience récalcitrante, soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination […]. On peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé à condition d’effectuer les réajustements qui s’imposent"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme). On peut toujours objecter à la thèse holistique connue sous le nom de "thèse de Duhem-Quine" son caractère obscurantiste, relativiste, nihiliste comme le font Fodor et LePore dans Holism : a Shoppers' Guide ou la qualifier, à l'instar de Popper, de subjectiviste et historiciste. Toujours est-il que les scientifiques sont des êtres humains qui agissent et réagissent pragmatiquement, c'est-à-dire humainement aux problèmes qui leur sont posés et que ce que Bachelard appelle la "Cité scientifique" n'est pas une Civitas Dei au sens d'Augustin.

Nous nous rendons bien compte qu'au sein même de la docte communauté scientifico-épistémologique, les controverses méthodologiques ont souvent été, sont encore et seront probablement toujours virulentes. L'une des raisons de cette cacophonie nous semble être la différence des modèles explicatifs qu'adoptent les uns et les autres. Aussi allons-nous, pour terminer cet exposé, tenter de modéliser les différents types d'explication scientifiques que nous avons rencontrés dans le cadre du traitement de la notion d'hypothèse scientifique. Disons d'abord deux mots au sujet de ce qu'il convient d'appeler "modèle". Dans un article intitulé Paradigme, Théorie, Modèle, Schéma (consultable en ligne sur le site d'Open Edition), Gilles Willett établit une distinction entre quatre termes qu'il serait malvenu de confondre. Pour résumer son propos, un paradigme (le terme a été popularisé par l'ouvrage de Thomas Kuhn, the Structure of Scientific Revolutions) est un ensemble de croyances et de normes implicites qui constitue l'arrière-plan conceptuel de toute recherche et, partant, de toute théorie scientifique (c'est ce que Quine appellerait "schème conceptuel" et Foucault "épistèmè") ; une théorie est un ensemble de lois, c'est-à-dire de propositions reliées entre elles par des relations inférentielles (déduction, mais aussi, moyennant les difficultés que nous avons pointées, l'abduction ou l'induction) qui donne à l'ensemble à la fois cohérence syntaxique et crédibilité sémantique ; un modèle est le prolongement ou la projection d'une théorie qu'elle simplifie explicitement (tandis que le paradigme est implicite) dans le but de rendre compte des aspects supposés les plus pertinents (à fins de vulgarisation ou bien d'abstraction philosophique, comme c'est le cas ici) d'un phénomène ou d'un ensemble de phénomènes, à la limite, ce peut être une théorie particulière qui représentera, toujours dans l'optique d'une simplification, un ensemble de théories qu'on entend regrouper sous ledit "modèle" (la physique newtonienne a, par exemple, longtemps joué ce rôle) ; enfin un schéma est un modèle abrégé destiné à faciliter la mémorisation ou la communication pédagogique d'un corpus théorique et qui, pour cela, est généralement présenté sous la forme d'une représentation symbolique non-propositionnelle. Voilà pourquoi, dans un ouvrage collectif intitulé l'Explication dans les Sciences, et, plus particulièrement, dans un chapitre consacré à l'explication dans les sciences sociales, Gilles-Gaston Granger écrit que "nous concevons l'explication comme essentiellement fondée sur la construction de modèles. Ce sont, d'une part, les relations internes entre les éléments abstraits d'un modèle, avec leurs conséquences logico-mathématiques, d'autre part les relations globales externes de raccordement du modèle à d'autres modèles qui constituent l'explication scientifique"(Granger, l'Explication dans les Sciences, viii). Après avoir traité la première partie du programme, faisons donc, à présent, une typologie des modèles explicatifs possibles. L'auteur de ces propos en dégage trois principaux que nous reprendrons à notre compte en en développant les conséquences et en en modifiant le nom pour des raisons que nous expliciterons.

"Le premier type […] met en vedette un ou plusieurs facteurs du phénomène considéré, le modèle jouant le rôle d'un transformateur fournissant à la sortie comme "effets" les aspects à expliquer du phénomène. Le schéma simple d'une machine thermique fournit une image grossière de ces modèles"(Granger, l'Explication dans les Sciences, viii). Nous parlerons, à propos de ce modèle, de modèle mécaniste dans la mesure où il s'agit, comme le dit Granger, de fournir des effets à la "sortie" du modèle, c'est qu'on lui a fourni des causes en "entrée". C'est, typiquement, ce modèle qu'adopte Hume lorsqu'il décrit, par exemple, le fonctionnement du psychisme humain en ces termes : "une impression frappe tout d’abord les sens [...], de cette impression l’esprit fait une copie qui subsiste après que l’impression a cessé [...], cette idée [...] en revenant à notre âme produit une impression nouvelle"(Hume, Traité de la Nature Humaine I, i, 2). On voit bien en quoi on a là un modèle mécaniste : le fonctionnement de l'esprit est conçu sur la base du paradigme de l'appareil photographique analogique qui transforme l'impression sensible en idée intelligible tout comme la caméra transforme un bombardement de photons en image virtuelle (la "copie") puis en image réelle (l'"impression nouvelle"). Mais c'est également le cas de Popper lorsqu'il "considère qu'un système n'est scientifique que s'il fait des assertions qui peuvent entrer en conflit avec des observations ; et on teste d'ailleurs un système en s'efforçant de créer des conflits de ce genre, c'est-à-dire en essayant de le réfuter"(Popper, la Démarcation entre la Science et la Métaphysique) : il conçoit son processus de réfutation comme un simple mécanisme pour lequel on présente une théorie en input, et qui fournit la même théorie réfutée ou non en output. Le mécanisme poppérien de réfutation est celui d'une expérience cruciale capable de trancher, par défaut, la question de savoir si un objet possède ou ne possède pas une propriété dispositionnelle (la réfutabilité), de la même manière qu'on teste, par défaut, la solubilité d'un corps en tentant de le dissoudre ou sa fragilité en essayant de le casser. Ce modèle mécaniste d'explication scientifique consiste donc à simplifier le réel en établissant, entre les aspects tenus pour pertinents de ce réel, des relations de causalité entre des éléments ou groupe d'éléments matériels. En ce sens, ce modèle est donc atomiste. Nous disons "par défaut" parce que la non-réfutabilité, comme la non-solubilité ou la non-fragilité n'est que putative, jusqu'à preuve du contraire. Le paradigme associé au mécanisme poppérien est, clairement, celui d'un filtre ou d'une pierre de touche qui permet d'attribuer la simple probabilité d'une propriété. Dans tous les cas, la cohérence des éléments du modèle est le résultat de l'assemblage mécanique des éléments dont le modèle est composé et des relations causales qui en assurent une dynamique univoque, linéaire et inobservable dans sa continuité. Celle-ci est univoque dans le sens où l'énergie nécessaire au fonctionnement de la mécanique est exogène par rapport au modèle (ce sera, par exemple, l'énergie lumineuse dans le cas de l'exemple de Hume, l'énergie de l'expérimentateur pour celui de Popper). Elle est linéaire en ce que la relation de causalité est à la fois transitive et non symétrique (la source d'énergie implémente en série, de proche en proche, chaque élément du système mais sans rétroaction possible). Et elle est inobservable en continu puisque le paradigme général de ce modèle est celui d'une black box qui transforme la cause en effet en gardant le silence sur le détail du processus même de transformation. On est donc là, avec le modèle mécaniste, en présence du modèle le plus simple, sinon le plus simpliste, d'explication commun à un certain état de la physique (on a longtemps parlé de mécanique newtonienne ou de mécanique céleste) et à la métaphysique (cf., par exemple, le traitement mécaniste que Descartes réserve aux passions de l'âme dans son ouvrage éponyme), voire aux pseudo-sciences (astrologie, psychologie naïve, neuro-sciences qui, toutes, se prévalent de l'inobservabilité en continu pour présupposer une mystérieuse causalité sans contact entre certains éléments du modèle).

"Le second type de modèle […] plus complexe que le premier, comporte deux étages distincts. Au flux primaire d'énergie se superpose alors un flux secondaire d'information, leur interaction ayant pour image cette fois la boucle d'asservissement des machines auto-régulées"(Granger, l'Explication dans les Sciences, viii). Nous appellerons organiciste ce modèle parce qu'il ne fait autre chose que développer le paradigme implicite du fonctionnement organique auto-régulareur des êtres vivants. C'est de ce modèle que Quine se prévaut lorsqu'il fait l'expérience de pensée d'une situation de traduction "radicale" (un anthropologue ignorant tout de la langue de la tribu qu'il étudie teste l'hypothèse que "gavagaï" peut être traduit par "lapin") : "pour tester expérimentalement l'hypothèse que les expressions "gavagaï" et "lapin" ont le même usage […] il serait sans doute inapproprié de regarder très profondément dans la tête du sujet, même si c'était faisable, car nous ne devons pas nous préoccuper de ses connexions nerveuses idiosyncrasiques ou de l'histoire privée de la formation de ces habitudes. Nous sommes à la recherche des habitudes linguistiques qui lui ont été inculquées socialement, donc de ses réponses à des conditions normalement sujettes à une évaluation par les membres du groupe […] qui lui dicteraient son acquiescement à la phrase"(Quine, le Mot et la Chose, §8). Quine nous dit bien qu'il ne s'agit pas, pour l'anthropologue en question, de s'évertuer à tracer le chemin causal le plus précis et complet possible allant (si l'hypothèse se confirme) de la perception du lapin par l'indigène jusqu'à son acquiescement à la phrase "gavagaï" prononcée par le chercheur. On n'est donc pas là dans un modèle mécaniste. Bien plutôt, il s'agit de doubler un schéma causal putatif (allant de la perception de données sensible à l'acquiescement verbal) par un échange d'informations para-linguistiques (par hypothèse, les seules informations qui soient à la disposition de l'anthropologue) qui va le guider dans son entreprise de traduction de "gavagaï" en lui faisant faire des ajustements successifs procédant par essai et erreur (mais pas nécessairement par la formulation consciente et explicite d'une hypothèse). Il n'est donc plus question, dans ce modèle, d'expérience cruciale qui conclurait à la confirmation ou à l'infirmation de l'hypothèse, mais plutôt d'une nébuleuse d'essais, de succès et d'erreurs, les uns agissant sur les autres, et rétroactivement jusqu'à clôture complète d'un système global, autrement dit jusqu'à un degré significatif de certitude subjective de la part de l'anthropologue qui l'autorisera à conclure, fût-ce par défaut, jusqu'à preuve du contraire. Dans cette nébuleuse conjecturale, les relations de causalité ne sont pas linéaires et univoques mais, tout au contraire, circulaires et plurivoques. Ce que confirme aussi Pierre Duhem : "la physique n'est pas une machine qui se laisse démonter […] ; c'est un organisme dont on ne peut faire fonctionner une partie sans que les parties les plus éloignées de celle-là entrent en jeu, les unes plus, les autres moins, toutes à quelque degré ; si quelque gêne, quelque malaise se révèle dans ce fonctionnement, c'est par l'effet produit sur le système tout entier que le physicien devra trouver l'organe qui a besoin d'être redressé ou modifié, sans qu'il lui soit possible d'isoler cet organe et de l'examiner à part"(Duhem, la Théorie Physique : son Objet, sa Structure). On aura remarqué que Duhem emprunte le lexique de la biologie, voire de la médecine, pour parler du traitement scientifique de l'hypothèse en physique. Contrairement au précédent, le modèle organiciste est holiste en ce qu'il considère que le tout de l'objet auquel il s'applique n'est pas le résultat de l'assemblage matériel de ses divers composants, mais qu'au contraire, il leur pré-existe formellement, c'est-à-dire de telle façon que le tout indéfini de l'objet sur quoi porte l'hypothèse est présupposé alors même qu'on en ignore le détail précis des éléments. Certes, ce tout, autrement dit le contexte de traduction de l'anthropologue chez Quine, tout comme le contexte de l'exercice de la science physique pour Duhem, pré-détermine mécaniquement la forme générale de l'objet d'étude, laquelle en détermine à son tour mécaniquement le détail matériel. De même, en sens inverse, la détermination par feed-back, de la forme générale de l'objet puis du contexte global dans lequel il s'inscrit est réputée causale et donc mécanique. Bref, dans un modèle organiciste, il n'y a, comme dans le modèle mécaniste, que des relations causales. Sauf que la fourniture d'énergie présupposé par cette sorte de relations n'est plus, dans un modèle organiciste, exogène mais endogène : en particulier, l'expérimentateur fait partie du système et n'en est donc pas le spectateur impartial. Il est clair qu'il ne saurait, en particulier, se concevoir de biologie, mais aussi de physique quantique ni, bien entendu, de sciences humaines et sociales sans, au minimum, un modèle de cette sorte.

Nous disons "au minimum" parce que l'on peut aller plus loin et considérer un troisième modèle encore plus ambitieux : "on y est conduit par une analyse comparable à l'analyse des signes effectués par les linguistes, et l'exemple le plus notoire d'un tel genre de modèles est celui des systèmes phonologiques. Il ne s'agit plus ici de "machines", si abstrait que soit le sens donné à ce concept, mais d'un système strictement statique d'éléments codéterminés, cette codétermination ayant pour effet phénoménal de pourvoir chacun d'eux d'un "sens", c'est-à-dire de le faire fonctionner comme renvoyant à l'ensemble des relations qu'il soutient avec tous les autres ou, si l'on préfère, à la "place" qu'il occupe dans le système"(Granger, l'Explication dans les Sciences, viii). Granger prend ici l'exemple de la phonologie comme science qui, comme toutes les sciences du langage, et, précisément, parce qu'elles traitent un aspect du langage humain, peuvent, pour cette raison, être dites textualistes. Le modèle textualiste présuppose le paradigme du texte et fonctionne naturellement à partir des contraintes qu'imposent le texte, notamment celle de véhiculer un sens à saisir et à comprendre. La principale contrainte réside donc en ce qu'il ne s'agit plus seulement pour le scientifique, comme dans les modèles précédents, de décrire des phénomènes, même en s'y impliquant en tant que sujet observant indissociable de l'objet observé, mais, désormais de le comprendre et, par conséquent, d'en donner une interprétation à fins de tierces compréhension et explications. Le noyau de ce qui distingue l'anthropologue organiciste (disons quinien ou durkheimien lorsque Durkheim évoque la "solidarité organique" constitutive du lien social) de son homologue textualiste (par exemple wébérien ou bourdieusien), et, partant, la compréhension de la description, il faut le chercher dans ce que Quine excluait a priori de sa description (bien qu'elle fût présupposée par la description), à savoir la subjectivité (que Quine nommait "intensionnalité", avec un "s") du savant en tant que celle-ci cherche intentionnellement (avec un "t") un sens et ne se contente donc pas de rassembler objectivement des faits, fût-ce en tentant d'objectiver l'arrière-plan contextuel global de ces faits. Car, justement, dans ce contexte global, le savant agit avec conscience, c'est-à-dire qu'il élimine, choisit, sélectionne, préfère, hiérarchise les faits non pas parce qu'il se rend compte des composantes de ce contexte, mais parce la forme globale et indéfinie de ces composantes lui donne un sens. Comme l'a souligné Vincent Descombes, "l’agent est conscient de soi, non parce qu’il aperçoit ses propres états, mais parce qu’il sait à quoi tendent ses efforts. Il le sait parce que c’est à lui d’en décider. L’activité qu’il déploie exprime son intention, qui est d’atteindre un certain objectif que lui-même s’est fixé dans une délibération pratique (explicite ou implicite, c’est-à-dire restituable après coup)"(Descombes, le Complément de Sujet, III, xx). L'exemple de la phonologie est, à cet égard, significatif. Le phonologue ne décrit pas un fait linguistique, par exemple l'émission d'un groupe de phonèmes. Si tel était le cas, s'il ne s'agissait que de décrire avec la plus grande précision et la plus grande exhaustivité possibles la matérialité du phénomène observé, son activité ne se distinguerait pas de celle de l'acousticien. Le phonologue établit, entre les phonèmes, des couples d'opposition, de différenciation qu'il sait être contextuellement dotés de sens : par exemple, entre le [b] et le [v], signifiant en français mais pas en espagnol, ou entre le [k] et le [q], signifiant en arabe mais pas en français, etc. De telles distinctions phonologiques ne déterminent pas le sens des unités linguistiques qui les intègrent mais, tout au contraire, le présupposent : c'est parce que le sens de [bu] n'est pas le même que celui de [vu] en français qu'on doit distinguer le [b] et le [v], de même, en arabe ['âkul] "je mange" et ['aqûl] "je dis" impose de distinguer le [k] et le [q]. Le modèle textualiste qu'applique le phonologue s'intéresse donc ni à la matière brute du fait linguistique (les phonèmes), ni à sa forme en tant que celle-ci pré-détermine la phonation (la morphologie, la prosodie), mais à sa structure dans le sens où "la structure […] pose des conditions quant au type des occupants légitimes des différentes places prévues. Il en va ici, en somme, comme de la syntaxe d'une phrase […]. De sorte que la structure n'est pas une forme mais une forme dans le sens morphologique d'un arrangement d'éléments. La structure d'une totalité signifiante est une forme de formes. Cela est une façon de dire que les éléments n'entrent dans la structure que s'ils sont eux-mêmes dotés d'une forme"(Descombes, les Institutions du Sens, xv, 3).

Contrairement au modèle mécaniste, le modèle textualiste est donc, à l'instar du modèle organiciste, de type holiste et non pas atomiste. Dans ces deux modèles, il est consciemment fait droit par le scientifique (nous voulons dire par là qu'il ne se prévaut pas d'un objectivisme aussi réducteur que fantasmé) au con-texte (nous détachons à dessein le préfixe du radical) qui pré-existe à la composition des éléments matériels du phénomène particulier observé et la prédétermine en lui imposant une forme. Mais, dans le modèle textualiste, c'est, d'emblée, une forme signifiante, c'est, comme le dit Descombes, une "forme de forme", c'est-à-dire une forme qui est, a priori, donnée à l'in-formation de la matière par l'intention qui est celle du chercheur. Dans un modèle textualiste, on ne dirait pas que l'anthropologue "quinien" formule explicitement les hypothèses interprétatives auxquelles il se livre, mais plutôt qu'il comprend immédiatement les expressions qu'il étudie comme signifiant ceci ou cela. Enfin, le modèle textualiste s'oppose au modèle organiciste tout autant qu'au modèle mécaniste en ce que ces deux derniers, in fine, privilégient le point de vue matériel : qu'ils s'intègrent ou non dans une forme générale, il est présupposé l'existence d'éléments matériels qui composent l'objet d'étude. Tandis que, pour reprendre l'exemple de la phonologie, "selon le point de vue matériel, un mot est composé de phonèmes […]. Selon le point de vue formel, un mot se décompose en phonèmes […]. Ce point de vue consiste donc à se donner un tout en se donnant un principe de différenciation"(Descombes, les Institutions du Sens, xv, 4). Or, pour décomposer consciemment un phénomène en ses constituants pertinents, le scientifique n'a pas besoin de causes (fussent-elles subtiles et cachées) mais de raisons, c'est-à-dire de règles visant l'intelligibilité. Du coup, s'il s'agit désormais non plus de décrire le phénomène à la manière de ces "choses" auxquelles Durkheim réduit les fait sociaux, mais s'il s'agit bien plutôt de le comprendre ou de l'interpréter, alors, la stratégie vérificationniste qui, nous l'avons vu, est celle de Kant, de Wittgenstein ou de Bachelard, redevient parfaitement légitime. En effet, de même qu'il n'est pas nécessaire de lire tous les textes mais beaucoup d'entre eux pour en comprendre un en particulier, de même, il doit être possible d'isoler une séquence phénoménale donnée de son contexte global dès lors que ladite séquence, aussi restreinte soit-elle, est formellement déterminée par la structure mentale, autrement dit intentionnelle, du chercheur, c'est-à-dire du représentant de l'institution de recherche, pour peu que celui-ci ait déjà procédé de nombreuses fois selon un tel protocole. Et que cette structure mentale soit qualifiée par Kant de "formes a priori notre sensibilité ou de notre entendement", par Wittgenstein de "logique" ou de "jeux de langage", par Bachelard de "rationalisme appliqué", dans tous les cas, le vérificationnisme part du principe que "le donné se présente comme un texte et son explication comme une traduction ou une interprétation au sens exégétique du terme"(Descombes, les Institutions du Sens, xix, 3), un texte lu comme signifiant en vertu d'une structure mentale commune à des êtres humains qui partagent cette nécessité de comprendre pour (se) faire comprendre.

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