(les
termes en gras sont
expliqués à la fin de la troisième partie de l'article)
Wittgenstein
fait remarquer que "‘‘trois
fois dix-huit pouces
ne tiennent pas dans trois
pieds’’
est une règle grammaticale qui énonce une impossibilité logique.
Mais ‘‘trois hommes ne peuvent s’asseoir côte à côte sur un
banc d’un
yard
de long1’’
énonce une impossibilité physique"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
56), bref,
que, contrairement à la seconde, l'impossibilité du premier type
est une impossibilité a
priori,
c'est-à-dire pour laquelle toute preuve
a
posteriori
est inutile.
Voyons donc si l'impossibilité pour la métapsychologie
freudienne
de faire science ne relèverait pas d'une impossibilité
de
ce type, c'est-à-dire
qui serait due,
a
priori,
à la violation d'une règle grammaticale. Disons
tout de suite que les
difficultés de la
"psychologie" cartésienne relèvent,
quant à elles,
clairement
de
la seconde catégorie, celle
de l'impossibilité physique.
En effet, "la
psychologie classique considère l'introspection
essentiellement
comme une forme de la perception. Elle
fait donc
correspondre
à ses données une réalité sui
generis,
la réalité spirituelle ou la vie intérieure, et l'introspection
doit nous faire pénétrer dans cette "seconde" nature et
nous renseigner sur ses états"(Politzer,
Critique
des Fondements de la Psychologie).
Plus
exactement, elle suppose la perception par elle-même et
pour elle-même de
cette substance non-étendue qu'est l'âme. Comme
l'indique l'analogie platonicienne, ce
serait en
quelque sorte "une
vue qui ne soit pas la vue des choses [...] mais qui serait la vue
d’elle-même"(Platon,
Charmide,
167d). Tout se passe donc, analogiquement, comme si l’œil de
l'esprit se voyait lui même par réflexion. Et
si on objecte que l’œil ne peut
perce
voir de lui-même
qu'une image réfléchie sur un tiers matériau (miroir, photo,
etc.), on pourra toujours abandonner l'analogie de la vision pour
celle du toucher : lorsque je ferme la paume de ma main, après
tout, ce que je perçois, c'est bien le fait de me toucher, je me
sens (me) touchant. Finalement, si l'introspection comme espèce de
perception a posé et
continue de poser d'insondables
problèmes épistémologiques,
si on doute
qu'on puisse
percevoir un "moi" comme substance inétendue, fût-ce
par auto-réflexion,
c'est peut-être, après
tout,
parce qu'une telle entité n'est,
au fond, qu'une abstraction trop subtile pour pouvoir être
appréhendée par nos sens2.
Comme
le souligne Wittgenstein, "à
première vue, il pourrait sembler que nous avons deux types de
mondes, construits avec des matériaux différents : un monde mental
et un monde physique. Il y a de fortes chances en fait pour qu’on
imagine que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré. [Or]
l’idée d’“objets éthérés” est un subterfuge quand
l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout
ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des
noms d’objets matériels"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
47). Raison
pour laquelle "le
grand mérite de [la psychologie béhavioriste],
c'est d'avoir enfin compris que l'idéal de la psychologie comme
science de la nature impliquait un renoncement absolu et sans
conditions à la vie intérieure"(Politzer,
Critique
des Fondements de la Psychologie).
Bref,
la réaction béhavioriste
n'est
rien d'autre que le
rejet
d'une certaine complaisance de
la psychologie pour
l'abstraction mentaliste.
À cet égard, "la
psychanalyse et le béhaviorisme
se rejoignent donc dans l'aversion de l'abstrait mais dans l'effort
de repartir de ce qui, sur le plan particulier à chacun, leur
apparaît comme la vie concrète de l'homme"(Politzer,
Critique
des
Fondements de la Psychologie).
Nous
pouvons donc dire que, s'il n'existe pas de "moi", de "ça",
de "surmoi" scientifiquement concevables et observables, ce
n'est certainement pas pour les mêmes raisons qui
nous font rejeter
la "psychologie" cartésienne,
ce n'est certainement pas à cause d'une simple
propension
freudienne à l'abstraction au sens où, pour les "percevoir",
il faudrait être doué de facultés perceptives que nous ne
possédons pas (ou
pas encore),
autrement
dit qu'il
faudrait, à
la limite,
être Dieu. Non,
la difficulté propre à la métapsychologie
freudienne
est fondamentalement autre
dans la mesure où "entre
la physique, science de la troisième personne et la psychologie
[béhavioriste],
science de la première personne, il n'y a pas de place pour une
troisième science qui étudierait les faits de la première personne
en première personne […]. Or la [métapsychologie
freudienne]
voudrait être, précisément, cette "troisième
science""(Politzer,
Critique
des Fondements de la Psychologie).
Mais,
si les
deux premières
sciences
sont
possibles
et même bien réelles,
il s'agit de chercher à présent ce qui rend la troisième, non
seulement impossible, mais, peut-être
aussi, inconcevable.
On
peut considérer que l'enjeu
de la métapsychologie
freudienne
est explicitement de
donner des fondements rationnels à une
technique.
De
fait, la
pratique
psychanalytique,
ce
"travail
par lequel nous amenons à la conscience du malade le psychique
refoulé en lui"(Freud,
Psychanalyse
et Théorie de la Libido)
est
bien justifiée théoriquement par Freud en ces termes :
"ce
qui rend [la
métapsychologie]
irréfutable, c'est qu'elle a trouvé dans la technique
psychanalytique un moyen qui permet de vaincre la force d'opposition
et d'amener à la conscience ces représentations
inconscientes"(Freud,
Essais
de Psychanalyse,
III). Il importe de rappeler que l'hérédité familiale et la
formation universitaire de Freud ainsi que le contexte intellectuel
du lieu et de l'époque de l'émergence des conceptions freudiennes
l'ont conduit à adopter, d'emblée, une posture épistémologique
positiviste,
sinon scientiste3.
Quand Freud parle d'amener à la conscience ce qui n'y
est
pas ou d'y ramener ce qui n'y
est
plus, il
présuppose, Wittgenstein l'a souligné, "une mécanique de
l'âme". Que
le terme "mécanique" soit, pour Wittgenstein, descriptif
(la mécanique de l'âme est réellement
une
mécanique) ou seulement analogique (c'est comme
si c'était
une mécanique),
il
est clair qu'il présuppose des
relations physiques entre des entités physiques d'un bout à l'autre
de la chaîne causale4.
Pour
Freud, la
"vie pulsionnelle" qui fait l'objet de la censure et, le
cas échéant, du refoulement est
une vie cent pour cent biologique : "les
pulsions sont le représentant psychique des excitations issues de
l’intérieur du corps
[…].
Le
but d’une pulsion est toujours la satisfaction qui ne peut être
obtenue qu’en supprimant l’état d’excitation à l’origine de
la pulsion"(Freud,
Métapsychologie).
Prendre conscience d'une pulsion5
refoulée, c'est donc pouvoir se représenter un certain état
insatisfaisant de son propre corps, c'est, littéralement, faire
(ré-)apparaître en pleine lumière un objet caché ou perdu de vue
et
non pas un objet invisible car inétendu au sens cartésien.
Bref, du point de vue ontologique,
Freud est, sans ambiguïté, matérialiste6.
Marx
a
été le premier à définir
la
denrée
mentale
en termes matérialistes :
"dès
l’origine, l’“esprit” est frappé de la malédiction d’être
entaché de la matière : il emprunte la forme des couches d’air
agitées, de sons, bref, la forme du langage. Le langage est donc
aussi vieux que la conscience, il est la conscience réelle,
pratique, aussi présente pour les autres hommes que pour moi-même,
et comme conscience, le langage naît du seul besoin de la nécessité
du commerce avec d’autres hommes"(Marx,
l’Idéologie
Allemande).
Il importe peu ici d'approfondir ce que Marx entend par
"malédiction" : l'esprit se réduit-il au langage ou
celui-ci n'est-il qu'une propriété partielle quoiqu'essentielle
de
l'esprit7 ?
Retenons
que, pour un matérialiste
comme
Marx8,
être conscient d'un objet et faire
une énonciation à propos
de cet objet sont deux expressions sinon synonymes, du moins
étroitement
corrélées.
Il
y a bien, apparemment,
une autre solution matérialiste
à
l'énigme que constitue la nature des phénomènes de conscience :
celle des neuro-sciences pour
lesquelles les phénomènes mentaux,
qu'ils soient conscients ou inconscients, "sont
représentés, incarnés, dans le système nerveux, […] ils sont,
en dernière instance, autant de manifestations et d'expressions du
cerveau9"(Michel
Imbert, Neurosciences
et Sciences Cognitives,
in
Introduction
aux Sciences Cognitives).
Le
matérialisme
des
neuro-sciences est un physicalisme,
c'est-à-dire une réduction de
l'objet
matériel
aux phénomènes qu'étudient les sciences physique ou
chimique.
Alors,
en quoi consiste le matérialisme
de
Freud ?
À
première vue, Freud
semble plutôt
pencher vers la variante neuro-scientifique
du
matérialisme,
autrement
dit, vers le
physicalisme,
notamment
lorsqu'il
dit que "de
ce que nous appelons psychisme (ou vie psychique) deux choses nous
sont connues : d'abord son organe somatique, le lieu de son
action, le cerveau (ou le système nerveux) et ensuite nos actes
conscients dont nous avons une connaissance directe"(Freud,
Abrégé
de Psychanalyse).
Le problème étant, comme l'a souligné Wittgenstein, que, si
"certains
processus physiologiques correspondent à nos pensées, de telle
manière que, en connaissant cette correspondance, nous pourrions
découvrir les pensées en observant ces processus, en quel sens
peut-on dire que nous accédons aux pensées par l’observation de
notre cerveau ?10"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
8). Autrement
dit, si
on admettait
la thèse physicaliste
selon
laquelle les phénomènes mentaux
se réduisent au fonctionnement de structures
neurologiques, il
faudrait, à l'examen de celles-ci, pouvoir "observer" et
pouvoir "décrire" le
contenu de nos
pensées, de
nos
doutes, de
nos
rêves, de
nos
souffrances, etc.
Ce
qui n'est manifestement pas le cas : le
scannage du cerveau permet de dire que
quelqu'un rêve, mais non de dire de
quoi
(ou
à
quoi)
quelqu'un
rêve. Pour cela, il faut avoir recours … au témoignage du rêveur.
Dès
lors, il
semble bien que
la
seule conception matérialiste
qui,
à
la fois,
n'élimine pas les phénomènes mentaux
(contrairement au béhaviorisme)
et,
à
la fois,
s'intéresse au contenu et
pas seulement au substrat des
états mentaux,
soit celle qu'évoque Marx.
De
fait,
si
dans ses conceptions métapsychologiques Freud semble assumer des
positions physicalistes,
dans
le cadre de sa psychanalyse,
en
revanche, il
incline
tout aussi
clairement vers
un traitement langagier
des problèmes :
"le
surmoi est une instance dont la fonction est de surveiller et de
juger les actes et les intentions du moi afin d’exercer une action
de censure ; le sentiment de culpabilité n’est donc rien d’autre
que la sévérité de la conscience morale"(Freud,
Malaise
dans la Culture).
Bref,
prendre
conscience de ce qui a été jadis refoulé, c'est comprendre que ce
qui a été refoulé l'a été en vertu d'un jugement.
Or
un jugement,
a fortiori un
jugement
de
censure ou de
condamnation, sont des actes
de langage.
Par
suite, nous pouvons dire que, pour Freud, ce qui est inconscient
a
certainement un
rapport avec
l'indicible.
Il
semble bien, en
effet,
que lorsque
Freud
parle
de
trouver une technique destinée à faire (ré)-apparaître à la
conscience un objet caché ou disparu, il
s'agisse
d'une
technique qui rende, au temps t+n,
un être humain capable d'énoncer
ce qu'il
était incapable d'énoncer
au temps t.
C'est
en ce sens que Politzer est tout à fait fondé
à souligner que "la
vraie opposition entre la psychanalyse et la psychologie officielle
est celle de deux formes irréductibles de la psychologie : la
psychologie abstraite et la psychologie concrète"(Politzer,
Critique
des
Fondements de la Psychologie),
caractère
que, nous l'avons vu, elle partage avec le béhaviorisme,
à cette différence près que celui-ci
ne prendrait en compte que la nature comportementale
du
processus de
refoulement tandis que, pour Freud et
comme
Irvin Yalom le fait dire à l'un des personnages de son roman, ce qui
importe, ce n'est pas "la
nature du traumatisme mais sa signification. Et cette signification
constitue justement toute la différence entre le corps et
l'esprit"(Irvin
Yalom, Mensonges
sur le Divan,
3). D'abord,
ce que dit Yalom précise ce que Freud entend par les termes de
"jugement", "censure", "condamnation",
autant de termes appartenant au champ lexical du droit, et qui
indiquent que l'indicibilité
comme
symptôme profond du refoulement et de l'inconscient, est une
indicibilité
de
droit et non de fait. Si aphasie il y a, c'est une aphasie qui est la
conséquence d'une interdiction de
droit,
ce que Freud appelle parfois "tabou"11,
et non d'une lésion organique de
fait.
Ensuite,
pour
qu'il y ait signification
il
faut bien qu'il y ait signifiant
et signifié,
autrement dit, acte de langage.
En
un
certain sens,
"il
est donc trompeur de parler de la pensée comme d’une “activité
mentale”. Nous pouvons dire que la pensée est essentiellement
l’activité qui consiste à opérer avec des signes. Cette activité
est accomplie par la main quand nous pensons en écrivant ; par la
bouche et le larynx quand nous pensons en parlant"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
6). Voilà
un point important
: pour
Freud, comme pour Wittgenstein, matérialiser,
concrétiser la psychologie, c'est, in
fine,
établir un lien nécessaire
entre
elle et le langage,
tout particulièrement celui des valeurs
morales,
et
non pas entre elle et des structures neuronales, c'est
la conceptualiser
et
non pas la physicaliser,
encore
moins l'éliminer à la manière des béhavioristes.
Ce point accordé, on peut désormais
comprendre
en quoi l'entreprise
métapsychologique
freudienne,
pour
révolutionnaire qu'elle soit, est
néanmoins
inconsistante.
Pour
comprendre ce dont il s'agit, examinons d'abord en quoi la critique
sartrienne de la métapsychologie
freudienne
manque
sa
cible.
Sartre
écrit en effet que "la
psychanalyse ne nous fait rien gagner puisqu’elle établit entre la
conscience et l’inconscient une conscience autonome et de mauvaise
foi"(Sartre,
l’Être
et le Néant,
I, ii, 1). Il
définit la "mauvaise foi" comme une
tentative de
mensonge à soi-même et pour soi-même mais
ajoute aussitôt qu'une
telle tentative est vouée à l'échec
au motif que "l’acte
premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne
peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est"(Sartre,
l’Être
et le Néant,
I, ii, 3), à savoir une conscience,
c'est-à-dire, pour Sartre, "un
être pour lequel il est, dans son être, conscience du néant de son
être"(Sartre,
l’Être
et le Néant,
I, ii, 3)12.
On
le voit,
Sartre substitue au dualisme
cartésien corps/âme, un dualisme
être/néant, les
deux dualismes
étant deux assignations
ontologiques pour
le
même dualisme
éthique déterminisme/liberté13.
Sartre encourt donc exactement les reproches que nous avons déjà
adressés
à Descartes : l'objet
de sa phénoménologie
(la conscience, le "néant") est aussi abstrait
(aussi
"éthéré", dirait Wittgenstein) que
celui de la
métaphysique
de
Descartes (l'âme, la res
cogitans).
En ce sens, en
concluant
que l'inconscient
freudien
n'est que l'autre nom de la mauvaise foi et que cette mauvaise foi
est, tout
bien considéré, inconcevable, pas
moins
qu'un Descartes qui aurait lu Freud, Sartre s'interdit
de
comprendre la portée de la tentative conceptuelle freudienne
consistant à envisager
une "science de la première personne en troisième personne"
pour
parler comme Politzer.
Pour
autant, Sartre nous suggère là une piste de réflexion
intéressante : et si l'inconscient
freudien était, effectivement,
une sorte
de mensonge de soi à soi, ce
qui aurait le double avantage, d'une part de "dé-moraliser"
le mécanisme du refoulement,
d'autre part de recentrer la problématique sur le soi
?
Nous
avons montré dans un autre article14
en quoi le
mensonge à soi-même était,
en
un certain sens,
non seulement possible mais, somme toute, assez banal. Or
l'ambition de Freud, rappelons-le, n'est pas seulement de prendre
acte (dans
sa conception théorique)
de
cette
sorte de mensonge en
en faisant une
fonction intra-psychique spécifique, mais
aussi de
le considérer comme objet de connaissance scientifique.
Après
avoir
suggéré
que le "mécanisme" du refoulement
avait
sans doute partie liée avec le langage,
il
nous faut donc, à présent, comprendre
en quoi ce
caractère langagier fait que l'ambition de Freud contrevient
à la grammaire, c'est-à-dire à
certaines
règles qui
gouvernent le
fonctionnement du langage.
Vincent
Descombes15
s'est
longuement penché sur la
grammaire de cet acte de parole singulier
que l'on appelle "mensonge". On se rend compte que dans
le parler de soi,
"le
sujet qui parle reste distinct, lorsqu'il parle de lui-même, du
sujet de son énoncé. Si quelqu'un dit "je marche", le
sujet de l'énoncé je
désigne,
dans l'énoncé, le sujet de l'énonciation"(Descombes,
l'Inconscient
malgré lui,
xiv).
Comme
Lacan l'avait déjà signalé, "le
je
qui
énonce, le je
de l'énonciation n'est pas le même que le je
de
l'énoncé, c'est-à-dire le shifter
qui, dans l'énoncé, le désigne"(Lacan,
le
Séminaire,
XI).
Et
ainsi que l'avait
déjà souligné Wittgenstein, la grammaire de la première personne
du singulier est beaucoup
plus
complexe qu'elle en a l'air : "il
y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’
ou ‘moi’
: l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet. [Dans
le premier cas],
l’utilisation de ‘je’ ou ‘moi’ implique la reconnaissance
d’un agent particulier, il y a donc possibilité d’erreur ; [dans
le second cas]
il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas
aucune erreur n’est possible [car]
ce que je veux dire par ‘je’, c’est quelque chose que personne
ne peut voir"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
66-67).
Descombes
fait,
sur
ce point,
la synthèse de
Wittgenstein et de Lacan
en
remarquant que les règles de l'emploi de la première personne du
singulier ne sont pas les mêmes lorsque je dis "je marche"
ou "j'ai pensé que
..."
(utilisation
comme "objet") et
lorsque je dis "je pense que
…"
(utilisation
comme "sujet").
Seulement,
comme les termes employés par Wittgenstein ("sujet"
versus
"objet")
sont
philosophiquement
surdéterminés,
Descombes
préfère la formulation lacanienne : "sujet de
l'énonciation" plutôt que "sujet", "sujet de
l'énoncé" plutôt qu'"objet". Notons
que ces deux expressions de la même dichotomie correspondent aussi
à ce que Politzer a appelé, respectivement, "première
personne" et "première personne en troisième personne".
Toujours est-il que,
lorsqu'il
est sujet
de l'énonciation,
le pronom "je" possède
deux référents biens distincts : d'une part
la personne qui parle (sujet
de l'énonciation
lacanien = sujet
wittgensteinien),
la
première personne stricto
sensu,
d'autre
part,
la personne dont parle la personne qui parle (sujet
de l'énoncé lacanien
= objet
wittgensteinien),
en
l'occurrence la première personne traitée comme une troisième
personne.
La
conséquence de cette dualité,
c'est que le sujet
de l'énonciation peut,
trivialement,
faire erreur ou mentir à
propos du
sujet
de l'énoncé16.
Dans
ce
cas,
ce qui rend concevable l'erreur ou le mensonge, c'est bien entendu,
la possibilité d'une
réfutation empirique
(en
première ou en troisième personne) de
l'attribution par le sujet
de l'énonciation de
la propriété prédiquée du sujet
de l'énoncé :
il
peut toujours exister, indépendamment de l'énonciation,
une preuve de l'erreur ou du mensonge.
Tandis
que, lorsque
je dis "je pense que …",
ni
l'erreur ni le mensonge ne sont possibles parce que, précisément,
on ne voit pas très bien en quoi pourrait bien consister une
procédure
de confirmation
du
fait que le sujet
de l'énonciation et
le sujet
de l'énoncé ne
font qu'un.
Dès
lors, "les
verbes mentalistes
comme ‘voir’,
‘croire’,
‘penser’,
etc. ne dénotent pas des phénomènes
[…]. Ce
qui caractérise les verbes mentalistes,
c’est que la troisième personne peut être vérifiée par
l’observation, mais non la première"(Wittgenstein,
Fiches,
§§471-472). D'un
point de vue grammatical, ces
verbes ne constituent pas des prédicats
attribuables à des sujets
d'énoncés17.
Si
je dis "je marche", je peux toujours être contredit par
quelqu'un (par exemple, un kinésithérapeute qui tempérerait
mon enthousiasme en
me disant : "eh non, pas tout à fait").
En revanche, si je dis "j'ai
mal",
mon affirmation est, a
priori,
immunisée contre toute
réfutation : si
quelqu'un me disait "mais non, tu n'as pas mal", je
prendrais cette remarque comme une marque de mépris et non comme une
tentative de réfutation.
On connaît l'interprétation
métaphysique
que
la psychologie classique (de Descartes à Sartre) a donné à
ce privilège18
des clauses mentalistes
en
"je". Sauf qu'une telle interprétation en termes
d'infaillibilité subjective et privée à l'égard de soi-disant
"contenus de conscience" du locuteur est inacceptable pour
qui, comme c'est le cas chez
Freud ou chez
Wittgenstein, ont une conception matérialiste
de
la conscience. Et
si,
comme nous l'avons suggéré,
les "flux de conscience"
sont
en
réalité
des
schèmes conceptuels
liés aux
fonctions langagières
du locuteur, alors, lorsque
Wittgenstein dit que la première personne "ne peut pas être
vérifiée", il ne fait pas allusion à une impossibilité
physique
mais
bien à une impossibilité
grammaticale.
Ce sont les règles du jeu19
de langage qui l'interdisent a
priori
et non pas les circonstances qui font,
a posteriori,
échouer la tentative20.
Mais
alors, s'il est des jeux de langage21
dont
les productions
excluent a
priori
l'attribution
d'un prédicat à un sujet
d'énoncé,
il faut en
conclure
que ce sont, littéralement,
des phrases sans
sujet d'énoncé,
et
refuser
de faire, à l'instar de
Descartes ou de
Sartre,
comme
si le
sujet
de l'énonciation et
le sujet
de l'énoncé ne
faisaient
qu'un. Dans
le cas de verbes mentalistes,
en effet, "la
phrase construite en "je" parle bien de quelqu'un
mais
elle ne dit pas de qui
comme
le ferait une proposition contenant une connexion prédicative (avec
un sujet et un prédicat). [Les phrases de ce type] sont des phrases
sans sujet"(Descombes,
le
Parler de Soi,
I, 3). Si
les
énoncés de la forme "je + verbe mentaliste
+ un complément éventuel" sont des clauses sans sujet
d'énoncé,
alors
nul (pas plus le locuteur que ses interlocuteurs) ne peut
savoir ni apprendre de quoi (en
l'occurrence,
de qui)
il
est question (sujet
de l'énoncé)
ni
ce qu'il convient d'en dire (prédicat
de l'énoncé).
Et
comme il va de soi que, pour
ce type d'énoncés, le sujet
de l'énonciation
est, par
hypothèse,
le locuteur, on doit admettre
que le locuteur ne dit
rien
de lui-même lorsqu'il joue le
jeu de langage mentaliste.
À
côté
du
sujet
de l'énonciation,
bien réel, on ne
trouve qu'un simulacre
de sujet
de l'énoncé.
Dans
de telles clauses mentalistes
le
"je" ou le "moi" ne sont sujets
qu'en
apparence et, en réalité, ont une fonction adverbiale :
"je pense" doit être paraphrasé, non pas en "un être
possède la propriété de penser et cet être, c'est moi"22,
mais
en "il y a de la pensée ici"23
ou, plus simplement, "ça pense"24.
"Dire
‘j’ai
mal’
n’est pas plus un énoncé à propos d’une personne que ne l’est
le fait de gémir"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
67), c'est
comme dire "il y a de la souffrance ici" ou
"ça souffre".
"J'ai mal", comme "je pense" sont des énoncés
qui manifestent,
qui
montrent
bien
quelque chose : mais
le
fait de penser, le fait de souffrir, qui sont objectivement
reconnaissables par un tiers à
certains indices (par
exemple, pour
la douleur, les
gémissements), sont les seuls faits identifiables,
les attribuer à un sujet
est
impossible. La
preuve, c'est
qu'on ne saurait détacher
le supposé
sujet
de
la pensée ou de la souffrance du
fait de penser ou de souffrir25.
Du coup, le seul sujet
identifiable
demeure
le sujet
de l'énonciation :
c'est moi,
parce que je suis ici
et que mes paroles sont là,
sur le papier ou sur l'écran ou dans l'espace aérien
qui me sépare de mon
interlocuteur. D'une
manière générale, pour qu'il y ait dualité du sujet et du
prédicat, il faut pouvoir séparer l'un et l'autre, ce que,
précisément, interdisent les verbes mentalistes.
Or
la
psychologie freudienne,
tout
comme
la psychologie cartésienne26,
fait
exclusivement usage de ces
clauses
en
"je + verbe mentaliste".
Mais
là où la psychologie cartésienne
hypostasie
abusivement le jeu de langage mentaliste
en croyant
y déceler
quelque
substance pensante autonome, elle reste néanmoins consistante
lorsqu'elle
y infère
l'impossibilité de l'erreur ou du mensonge au
motif que le
"moi" sujet
et
le "moi" objet
sont
confondus (ce
qui est le présupposé fondamental de toute métaphysique
mentaliste).
Tandis que la psychologie matérialiste
freudienne,
en y théorisant, tout au contraire, un processus causal complexe
au cours duquel
le ça
(ou
l'inconscient)
ment au moi
(ou
au conscient),
est inconsistante
(contradictoire)
en ce qu'elle y suppose une division entre deux
instances, l'une consciente, l'autre non, l'une
sujet
de l'énonciation,
l'autre
sujet
de l'énoncé.
Sartre
a
raison de dire que
le mensonge
suppose
"la dualité du trompeur et du trompé" :
"le
fait du mensonge est ainsi la meilleure démonstration de la division
du sujet. Le sujet parlant [sujet de l'énonciation] n'est pas
identifiable à ce qu'il dit [sujet de l'énoncé], à ce qu'il
énonce de lui-même lorsqu'il se fait le sujet de son
énoncé"(Descombes,
l'Inconscient
malgré lui,
xiv).
Mais si
cette
dualité fait défaut dans la métapsychologie
freudienne,
ce
n'est pas pour la raison qu'invoque Sartre.
Ce
n'est pas en raison du
dogme de
"l'unité de la conscience" que cette dualité est
physiquement
impossible
dans le mensonge
à soi-même (self
deception,
mauvaise foi, censure, refoulement, etc.). C'est parce que les règles
implicites des jeux de langages mentalistes
qu'utilise,
notamment,
la
métapsychologie
freudienne, rendent grammaticalement,
c'est-à-dire
a
priori,
impossible la
partition du sujet en sujet
de l'énonciation et
sujet
de l'énoncé.
Bref,
de deux choses
l'une : accordé
que, dans
les clauses en première personne,
le moi
est
toujours le sujet
de l'énonciation (le
sujet conscient
et parlant),
ou
bien
le
ça
et
le surmoi
(l'inconscient)
sont
des
instances
mentales
mais
alors il ne saurait y avoir mensonge
au
moi
faute de pouvoir identifier, et,
a
fortiori, de
pouvoir traiter
scientifiquement
le
ça
et
le surmoi
comme
sujets
de l'énoncé
trompeur
distincts
des faits de langage qui les évoquent,
ou bien le ça
et
le surmoi
sont
clairement
et distinctement identifiables
comme instances
trompeuses
mais
alors, ce ne
sont
plus des
réalités
mentales
mais des
réalités,
sinon
micro-physiques
que
l'on pourrait traiter
scientifiquement
à la manière des neuro-sciences,
tout
au moins macro-physiques
que l'on pourrait traiter, soit
scientifiquement
comme le fait le béhaviorisme,
soit historiquement,
quelque
chose comme l'idéologie
chez Marx, l'habitus
chez
Bourdieu ou l'épistèmè
chez Foucault.
En
d'autres termes, "le
discours psychanalytique, s'il se veut discours de science, ne parle
pas de ce dont il dit parler (l'inconscient, le désir) ; et,
s'il en parle, n'est pas un discours de science"(Descombes,
l'Inconscient
malgré lui,
xv).
Une
théorie scientifique du mental,
une science de la première personne (le
moi)
en
troisième personne (le
ça
et
le surmoi),
est donc
définitivement
hors
de propos
non pas parce que le ça
et
le surmoi
seraient
des
abstractions
impossibles
à identifier ou à définir mais parce que les
énoncés mentalistes
qui
intéressent Freud (les
énoncés manifestes du moi
et
les énoncés latents du ça
et
du surmoi)
sont,
par
nature,
dépourvus d'un
sujet
réel,
c'est-à-dire d'un sujet
d'énoncé identifiable.
Finalement,
si on admet avec Wittgenstein que "fait
de la métaphysique celui qui a omis de donner, dans ses
propositions, une référence à certains signes"
(Wittgenstein, Tractatus,
6.53), ce qui est le cas du sujet
apparent des
clauses mentalistes
dont fait usage la métapsychologie
freudienne,
il
nous faut bien, à présent, mettre
fin au
débat
en la
versant
dans la catégorie de la
métaphysique.
Et
même, pour les raisons que nous venons de développer, de
métaphysique
inconsistante, comparativement à celles de Descartes ou de Sartre.
Inconsistante
parce que, contrairement aux
métaphysiques
mentalistes
de
Descartes ou de Sartre qui
restent intrinsèquement cohérentes bien qu'elles s'accompagnent
d'un certain nombre de propositions fausses,
celle
de
Freud
cohabite avec un matérialisme
militant.
En
d'autres
termes, mentalisme
et
matérialisme
sont
grammaticalement
incompatibles.
Bref, "contrairement
à la prétention qui consiste à vouloir en faire une science, la
théorie de la psychanalyse est un système philosophique construit
en partant d’un certain nombre de faits […]
qui,
en tout cas, sont, à l’heure qu’il est, complètement écrasés
par le fatras pesant des élucubrations"(Politzer,
les
Fondements de la Psychologie).
Mais
alors pourquoi Politzer s'obstine-t-il à voir
dans
l'entreprise freudienne, une "psychologie concrète" malgré
"le
fatras pesant des élucubrations"
?
Nous
avons dit
que la psychologie
de Freud
n'était pas plus scientifique mais tout autant métaphysique
que
celle
de Descartes.
Cela
dit, quel est l'enjeu
final de la métaphysique27
cartésienne ? Fonder
une technique qui "nous
rend[e]
comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas
seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices,
qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la
terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais
principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est
sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens
de cette vie"(Descartes,
Discours
de la Méthode,
VI). Or,
il
en va exactement de même pour Freud
qui,
ayant
reçu une formation médicale,
autrement
dit une formation technique dont la base théorique est la science
biologique et dont l'enjeu éthique est de soulager les souffrances
de ses semblables, n'a eu de cesse d'inventer une technique
(la
psychanalyse)
dont la base théorique était censée être une "science"
métapsychologique mais
avec
toujours le même enjeu éthique : apporter du réconfort à des
malades. Et,
de même que l'efficacité de la technique
médicale
au XVII° siècle ne
devait rien à
l'existence (en l'occurrence, l'inexistence) d'une science
biologique,
l'efficacité de la technique
psychanalytique
contemporaine ne dépend pas de l'existence (en l'occurrence,
l'inexistence) d'une science
métapsychologique.
D'une
manière générale, c'est
une erreur de croire que la technique
est
le prolongement de la science.
Dans l'histoire des hommes, c'est tout
le
contraire qui s'est passé : dans
la mesure où "la
technique est une disposition productive accompagnée de
raisonnement [tekhnè
hexis poiètikè meta logou esti]"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a), la technique a toujours, à
toute époque et en tout lieu,
précédé sa
justification
par
des
fondements
théoriques, que
cette justification fût scientifique à
partir de Kant ou, plus généralement, métaphysique avant lui.
En
particulier, la
pharmacie a précédé la chimie, la
médecine la biologie. Quant
à la
psychanalyse,
elle
a,
dans
la démarche freudienne, sinon
précédé, du
moins coexisté avec
la métapsychologie28.
Aussi,
tout comme une médecine, "une
psychanalyse n'est pas une recherche scientifique impartiale, mais un
acte thérapeutique, elle ne cherche pas, par essence, à prouver,
mais à modifier quelque chose"(Freud,
cinq
Psychanalyses).
Toutefois,
si
le paradigme médical29
restera présent tout
au long de la genèse et de l'affinement de
la technique psychanalytique30,
Freud va aussi prendre très tôt conscience que
cette
analogie ne
fonctionne pas sur un point capital : la nature
de la relation
praticien/patient.
Comme
Tom Keve le fait dire à un psychanalyste partisan de l'orthodoxie
freudienne, la
psychanalyse
n'est
pas la psychiatrie :
"on
ne peut pas se contenter d'allonger un patient sur un divan comme une
sorte de spécimen expérimental et de s'asseoir derrière lui en
l'observant comme sous un microscope. La seule chose que l'analyste
étudie, en réalité est sa relation avec le patient et la relation
du patient avec lui31"(Keve,
trois
Explications du Monde).
En quoi consiste donc cette interaction ?
Lorsque
Freud dit qu'"un
acte psychique comporte généralement deux phases entre lesquelles
s’intercale une sorte d’examen (censure) : au cours de la
première phase, l’acte est inconscient ; si la censure le rejette,
le passage à la seconde phase lui reste interdit, il prend alors le
nom de refoulé et doit rester inconscient ; mais si l’examen a un
résultat favorable, l’acte passe à la seconde phase et s’intègre
au système conscient"(Freud,
Métapsychologie),
en
prenant l'explication au pied de la lettre, on inclinerait
à
croire que
le psychisme humain
est
réellement
cloisonné en instances distinctes dont l'une (le surmoi)
exerce une fonction d'examen et, le cas échéant, de censure, à
l'égard d'un document dont le destinataire est le moi
conscient.
Or,
d'un
point de vue sémantique,
ce
genre de raisonnement, connu sous le nom de "sophisme de
l'homoncule", consiste à attribuer à une partition
de l'être
humain32
un
prédicat qui
ne vaut, en toute rigueur, que pour la personne humaine toute
entière : "tout
comme c’est moi et non pas ma main qui signe le chèque, des choses
comme la censure, le refoulement, etc. ne peuvent être rapportées
qu’à la personne toute entière"(Bouveresse,
Philosophie,
Mythologie et Pseudo-science,
ii). Malgré
tout, pour sémantiquement
fallacieux
qu'il soit, le sophisme de l'homoncule est très banal33
car particulièrement suggestif. Et
son
pouvoir de suggestion réside
dans le fait qu'"il
y a une analogie entre la proposition métaphysique et la proposition
d’expérience"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
56). Or
dans
la métapsychologie,
autrement
dit, appelons-la
désormais par son nom, dans
la métaphysique
freudienne,
tout
se passe comme
si
une certaine information était examinée par un
agent de
censure avant d'être autorisée ou rejetée (refoulée).
Et
même
si
ce
n'est pas réellement
le cas, même
si cela ne
peut
pas être
réellement le cas,
"dans
le cas où ‘je’
[ou
moi
ou
ça
ou
surmoi]
est
utilisé comme agent métaphysique qui ne désigne pas une personne
déterminée par ses caractéristiques physiques, il se crée
l’illusion que nous utilisons ce mot pour faire référence à
quelque chose d’incorporel"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
69). C'est
bien là le
principal danger
sémantique
de
l'analogie
en
général,
danger auquel Freud et une bonne partie de ses partisans ont
manifestement succombé, convaincus
que
la possibilité34
de la
substantivation (le
moi,
le
ça,
le
surmoi,
l'inconscient)
était une
preuve irréfutable de l'existence autonome d'un
référent,
en l'occurrence, d'un
référent
mental.
Mais
que
"l’extrême
difficulté tien[ne]
à la fascination que l’analogie de deux structures semblables est
capable d’exercer sur nous"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
27), ce
n'est, après
tout,
qu'un danger théorique.
Le
coup de génie de Freud, c'est
d'avoir su tirer le
meilleur
parti
pratique
de
l'extraordinaire pouvoir
de fascination
que
recèle cette analogie, non pas malgré
son
caractère illusoire, mais,
précisément, en
raison de
son
caractère illusoire. Il
est donc inexact de prétendre, comme le fait Sartre, que "le
psychanalyste apparaît comme le médiateur entre mes tendances
inconscientes et ma vie consciente [...] ce qui veut dire que je suis
par rapport à mon ça
dans la position d’autrui"(Sartre,
l’Être
et le Néant,
I, ii, 1) au sens où le médecin serait le médiateur entre la cause
biologique de ma pathologie et ma
bonne santé, ce qui est, en effet, une relation d'altérité entre
moi et la cause de ma maladie considérée comme
une intrusion agressive35.
La
psychanalyse
"n'annihile
pas le résultat du refoulement"(Freud,
cinq
Psychanalyses),
contrairement
à la médecine dont l'ambition est bien d'annihiler l'agression
étrangère qui nuit à la bonne santé. Et pour cause : il n'y
a pas, avons-nous vu, de sujet
extérieur au moi
conscient
et
qui lui causerait du tort. Lorsque Freud emploie l'analogie du
"mensonge" du ça
et
du surmoi
à
l'égard du moi
conscient,
il sait
bien pourtant
que
le ça
et
le surmoi
ne
sont pas des entités identifiables dont il suffirait, par
psychanalyste interposé, de circonscrire les propriétés pour les
neutraliser. Malgré
tout, "supposer
l’analyste [...] capable de combattre l’instance trompeuse [...],
c’est quelque chose qu’on est enclin à accepter et qui rend la
vie plus facile"(Wittgenstein,
Conversation
sur Freud).
Alors
pourquoi cette
analogie est-elle
thérapeutiquement à
ce point précieuse pour la psychanalyse ?
Quelles
sont les activités langagières pour
lesquelles
l'illusion est
une
valeur essentielle et non une tare ? Il y en a deux principales
:
le jeu et l'art. Et parmi ces activités quelles sont celles qui sont
à la fois langagières, artistiques et ludiques ? Il y en a
plusieurs mais celle qui, dans toutes les civilisations, est, par
excellence,
le jeu parlé
de
l'illusion, c'est le théâtre36.
Nous terminerons donc cet exposé en essayant de montrer en quoi le
divan du psychanalyste
peut
être considéré comme une sorte de
scène de théâtre.
Nous recourrons, dans cette optique, à ces deux critiques
particulièrement perspicaces de Freud qu'ont
été,
d'une part la critique existentielle de Politzer, d'autre part, la
critique conceptuelle de Wittgenstein. Pour
Politzer,
"la
connexion de tous les événements proprement humains, les étapes de
notre vie, les objets de nos intentions, l’ensemble des choses très
particulières qui se passent pour nous entre la vie et la mort,
constituent un domaine nettement délimité, facilement
reconnaissable, et qui ne se confond pas avec le fonctionnement des
organes"(Politzer,
Écrits,
II). Ce
qu'il y a de proprement humain dans l'existence ne se réduit pas
aux
structures micro-physiques qui
intéressent les physicalistes
:
"nous
nous sentons entourés de personnes et non de structures
physico-chimiques, et ce n’est que grâce à un effort
d’abstraction, que je puis voir dans mes amis par exemple, des
collections de planches d’anatomie"(Politzer,
les
Fondements de la Psychologie).
Non
plus qu'aux
comportements macro-physiques dont traitent
les
béhavioristes :
"le
fait psychologique n'est pas le comportement simple, mais précisément
le comportement humain, c'est-à-dire le comportement en tant qu'il
se rapporte, d'une part aux événements au milieu desquels se
déroule la vie humaine et, d'autre part, à l'individu en tant qu'il
est le sujet de cette vie"(Politzer,
Critique
des
Fondements de la Psychologie).
Ce
qui fait de chacun de nous une personne humaine concrète
et
non pas seulement un regroupement abstrait
de
structures physico-chimiques ou un support, tout aussi abstrait,
de comportements observables, c'est
que "cette
vie humaine constitue (pour la désigner d’un terme commode dont
nous retenons que la signification scénique) un drame.
Il
est incontestable que c’est dans le drame que nous place d’abord
notre expérience quotidienne. Les événements
qui nous arrivent sont des événements
dramatiques ; nous jouons tel ou tel « rôle », etc. La
vision que nous avons de nous mêmes est une vision
dramatique :
nous nous savons avoir été l’acteur ou le témoin de telles ou
telles scènes ou actions"(Politzer,
les
Fondements de la Psychologie).
En
quel sens doit-on comprendre que la vie humaine est un "drame" ?
Dans un sens descriptif
d'abord.
La
vie humaine est,
comme le dit Hannah Arendt, avant tout ce qu'en rapporte
un
récit biographique :
"les
hommes sont les mortels, les seules choses mortelles qu’il y ait,
car les animaux existent comme membres de leur espèce et non comme
individu. La mortalité des hommes réside dans le fait que la vie
individuelle, la bios
avec sa biographie reconnaissable de la naissance à la mort, naît
de la vie biologique, zôè"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
II, i). Autrement dit, c'est parce qu'il y a de
la
biographie
(au
moins possible) qu'il y a de
la
vie
humaine et
non le contraire, c'est parce que la vie d'une personne peut toujours
faire l'objet d'un certain
type de récit
que la bios
humaine
se distingue de la zôè
animale.
Paul Ricœur reprend cette idée à son compte en développant le
concept d'identité
narrative,
c'est-à-dire d'identité personnelle telle qu'elle procède d'un
récit
biographique :
"j'ai
formé l'hypothèse selon laquelle l'identité narrative [...] serait
le lieu recherché de ce chiasme entre histoire [vraie]
et
fiction [illusoire].
[...] Ne tenons-nous pas les vies humaines pour plus lisibles
lorsqu'elles sont interprétées en fonction des histoires que les
gens racontent à leur sujet ? Et ces histoires de vie ne sont-elles
pas rendues à leur tour plus intelligibles lorsque leur sont
appliqués des modèles narratifs, des intrigues, empruntés à
l'histoire proprement dite ou à la fiction (drame ou roman)
?"(Ricœur,
soi-même
comme un Autre,
v, 1). En
ce sens, dire comme Politzer que la vie humaine est un drame,
c'est dire qu'une biographie
doit
se lire comme un drame.
Mais
ce terme de
"drame" peut
se comprendre aussi en un sens évaluatif.
Comme l'ont
fait remarquer un certain nombre de philosophes,
la vie
humaine a
ceci de dramatique
qu'elle
est horrible
et
absurde37.
Par exemple Nietzsche qui
évoque "ce
dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans
l'existence"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii). Ou
Pascal : "le
dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout
le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour
jamais"(Pascal,
Pensées,
B210). Ou
encore
Sartre : "ce
n'est pas une nature, mais les situations dans lesquelles se trouve
l'homme, c'est-à-dire non pas la somme de ses traits psychologiques,
mais les limites auxquelles il se heurte de toutes parts, [...]
telles que le fait d'être déjà engagé dans un monde qui comporte
à la fois des facteurs menaçants et favorables, parmi d'autres
hommes qui ont déjà fait des choix avant lui et qui ont décidé
par avance du sens de ces facteurs. Il est confronté à la nécessité
de travailler et de mourir"(Sartre,
Forger
des Mythes
in
un
Théâtre de Situations).
Ce qui est commun à toutes ces interprétations du caractère
dramatique
de
l'existence humaine, c'est que le sens
de
cette existence est, précisément, donné par une
certaine sorte de
récit :
"le
drame implique l'homme pris dans sa totalité et considéré comme le
centre d'un certain nombre d'événements qui, précisément parce
qu'ils se rapportent à une première personne, ont un
sens"(Politzer,
Critique
des
Fondements de la Psychologie).
L'étymologie
du terme "drame" est confirmée par l'idée qu'il s'agit là
d'"une
représentation non des hommes, mais des actes, de la vie, du bonheur
et du malheur [mimèsis
estin ouk anthrôpôn alla praxeôn kaï biou kaï eudaïmonia kaï
kakodaïmonia]
;
et en effet, le bonheur, le malheur, réside dans un acte, et la fin
est un acte, non une qualité"(Aristote,
Poétique,
1450a).
Et,
bien entendu, tel est, pour Politzer, l'objet, le seul objet possible
pour une psychologie
matérialiste,
ou, comme il le dit aussi par ailleurs, "concrète" :
"un
geste que je fais est un fait psychologique parce qu'il est un
segment du drame que représente ma vie. La manière dont il s'insère
dans le drame est donnée au psychologue par le récit que
je peux faire au sujet de ce geste. Mais c'est le geste éclairé par
le récit qui est le fait psychologique et non le geste à part, ni
le contenu et non le geste à part, ni le contenu réalisé du
récit"(Politzer,
Critique
des
Fondements de la Psychologie).
Comme
ceux
de Wittgenstein, de Freud ou
de Marx,
le matérialisme
ontologique
de
Politzer est donc
un
conceptualisme.
En
d'autres termes, seule la représentation langagière dramatique des
actes d'un individu donné peut, légitimement, faire l'objet d'une
investigation psychologique38.
Pour
lui comme
d'ailleurs pour Sartre, Pascal ou Nietzsche,"pour
connaître le sens du drame, il faut avoir recours au récit du
sujet39"(Politzer,
Critique
des
Fondements de la Psychologie),
c'est-à-dire
au récit fait en première personne par le sujet
de l'énonciation.
Tandis
que, pour Arendt ou Ricœur (dont
le
titre de l'ouvrage
est significatif
:
soi-même,
première
personne, comme un autre,
troisième
personne),
le récit biographique
est, fondamentalement, un récit en troisième
personne.
De
fait,
la psychanalyse
va
réaliser,
en pratique, ce que la métapsychologie
s'est
montrée
incapable de théoriser
avec consistance,
à savoir, construire
un récit en troisième personne d'une projection dramatique
(théâtrale) de la première personne. Les
patients qui sont justiciables de la psychanalyse
sont,
avons-nous
dit,
en proie à des troubles du fait que leur vie leur paraît étrange,
voire étrangère, en tout cas dépourvue de sens.
Grâce à la psychanalyse,
"cette
étrangeté, dont on ne sait rien et dont on ne veut rien savoir, est
projetée de la perception interne dans le monde extérieur […].
Cette dualité primitive est déjà identique au dualisme
de l’âme et du corps qui nous est familier"(Freud,
Totem
et Tabou,
iii). Voilà une interprétation tout à fait intéressante du
dualisme
psycho-physique qui alimente,
depuis
vingt-cinq siècles, la
métaphysique
occidentale40 :
le
corps
(extérieur)
devient l'ensemble des perceptions cénesthésiques
de
moi-même, le
psychisme
étant le fait même de (me) percevoir ("intérieurement").
En
ce sens, effectivement, "le
corps humain est la meilleure image de l’âme
humaine"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II).
Le problème posé à la psychanalyse,
c'est que, dans certaines circonstances, ce corps qui est
à
moi
ne me paraît plus
être
moi-même.
Raison pour laquelle j'ai du mal à nommer de telles perceptions
obscures
et confuses et suis incapable de les intégrer à un récit en
première personne, bref, je ne puis
m'en
rendre compte, c'est-à-dire,
littéralement,
en
faire un compte-rendu satisfaisant
à
et pour moi-même. Pascal donne un exemple admirable de ce genre de
trouble : "qu'est-ce
que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les
passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour
me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais
celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non :
car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne,
fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour
ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités
sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le
corps, ni dans l'âme ?"(Pascal,
Pensées,
B233). Il
n'est pas "dans mon
âme"
parce que je n'ai qu'un vague sentiment cénesthésique de mon
existence et
non
une idée claire et distincte de mon "moi"41.
Il n'est pas "dans mon corps" car je sens bien que quelque
valeur qu'autrui accorde aux propriétés (l'intérêt, voire
l'amour) dudit corps, ce n'est encore
pas
à moi
qu'il
accorde de la valeur. Trouble.
Angoisse. Perte de l'estime de soi42.
La
solution préconisée par Pascal ne peut résider dans une
théâtralisation comprise, chez
lui,
comme le comble
du
vain divertissement,
mais dans la ferveur religieuse43.
Pourtant,
à
y bien réfléchir, il
n'est pas certain qu'une telle solution soit aussi radicalement
étrangère à la représentation théâtrale et, partant, à
l'entreprise psychanalytique.
Ainsi, dans son roman, Irvin Yalom prête-t-il cette réflexion à
son personnage principal psychothérapeute : "peut-être
le réconfort du prêtre était-il, précisément, ce que
[le thérapeute]
devait donner [à sa patiente]. La psychothérapie avait, à
l'évidence, beaucoup à apprendre des
deux mille ans d'expérience de l'Église en la matière"(Irvin
Yalom, Mensonges
sur le Divan,
6).
Après
tout, "croire
en un Dieu signifie comprendre la question du sens de la vie. Croire
en un Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas
tout. Croire en un Dieu signifie voir que la vie a un
sens"(Wittgenstein,
Carnets
1914-1916,
8/7/16), c'est-à-dire
qu'il
n'est pas interdit de penser,
comme Pascal ne cesse de le répéter, que
la misère de l'homme sans Dieu ne soit rien d'autre qu'une
interprétation de la misère de l'homme en
tant qu'il est dépourvu de cette identité
narrative
qui réconcilie le sentiment en première personne avec le récit en
troisième personne. Voilà pourquoi "le
pas décisif en direction d'une conception narrative de l'identité
personnelle est fait lorsque l'on passe de l'action au personnage.
Est personnage celui qui fait l'action dans le récit"(Ricœur,
soi-même
comme un Autre,
vi, 1). Finalement,
est-il
concevable que la construction d'une identité
narrative qui
donne enfin sens à un récit qui, jusque-là n'en avait pas,
nécessite le recours
au
mythe
d'une
sorte de
transcendance
divine ?
11
pied = 12 pouces ; 1 yard = 3 pieds.
2Hume
avait déjà adressé cette critique à la conception cartésienne
de la substantialité de l'âme :
"lorsque
je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même,
je tombe toujours sur une perception particulière […] ; je ne
parviens jamais, à aucun moment, à me saisir ‘moi-même’ sans
une perception [...], nous ne sommes qu’un faisceau ou une
collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une
rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement
perpétuel […].
Nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens
pour en supprimer la discontinuité et nous aboutissons aux notions
d’âme, de moi et de substance"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
I, iv, 6). Critique
reprise par Kant : "la
proposition "je pense" ou "j'existe pensant" est
une proposition empirique. Mais une telle proposition a pour
fondement une intuition empirique et, par conséquent aussi, l'objet
pensé comme phénomène. Il semble donc résulter de notre théorie
que l'âme toute entière, même dans la pensée, se transforme en
phénomène et qu'ainsi, notre conscience même, n'étant plus
qu'une simple apparence, ne soit plus rien de réel"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
III, 278).
3Certaines
des déclarations de Freud sont, en effet, clairement scientistes
: "c'est
notre meilleur espoir pour l'avenir que l'intellect, l'esprit
scientifique, la Raison, parvienne avec le temps à la dictature
dans la vie psychique de l'homme. La Raison est une des puissances
dont nous pouvons le plus attendre l'influence unificatrice sur les
êtres humains, ces êtres qu'il est si difficile de maintenir
ensemble, et qui sont pour cela presque ingouvernables"(Freud,
Nouvelles
Conférences sur la Psychanalyse).
4Comparons
avec Descartes pour qui le prédicat "mécanique" n'est
attribuable qu'à des corps et
jamais (fût-ce analogiquement) à des esprits
: "je
ne reconnais aucune différence entre les machines que font les
artisans et les divers corps que la nature seule compose [...]. Et
il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent
à la physique"(Descartes,
Principes
de la Philosophie,
IV, art.203).
5Le
terme allemand traduit par "pulsion", der Trieb,
suggère l'idée de force active, de poussée (treiben =
"pousser"). Freud,
qui a été, notamment, l'élève du physicien et biologiste
matérialiste
Hermann von Helmholtz donne de la pulsion une
définition qui rappelle celle que Helmholtz donne de la sensation
: "nous
appelons sensations les
impressions produites sur nos sens, en tant qu'elles nous
apparaissent seulement comme des états particuliers de notre corps
(surtout de nos appareils nerveux) ; nous leur donnons au
contraire le nom de perceptions,
lorsqu'elles nous servent à nous former des représentations des
objets extérieurs"(Théorie
Physiologique de la Musique).
On pourrait dire, par analogie que la pulsion
et
le désir sont,
pour Freud, ce que la sensation
et
la perception
sont
pour Helmholtz. On
peut aussi rapprocher la pulsion
freudienne
du
conatus
spinozien
: "toute
chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et
s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de
persévérer dans son être [in
suo esse perseverare conatur].
L’effort [conatus]
par
lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien
de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 6). Chez
Freud comme chez Spinoza, de tels élans prennent le nom de "désir"
lorsque c'est l'homme qui en est l'objet.
6Le
terme "matérialiste"
s'oppose à "idéaliste". Marx ironise en rappelant qu'"on
attribue par exemple aux idées des Lumières le pouvoir d’avoir
permis le déclenchement de la Révolution Française [alors
que] l’existence
d’idées révolutionnaires suppose l’existence préalable d’une
classe révolutionnaire"(Marx,
l’Idéologie
Allemande).
7Cf.
dans
quelle mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?
Notons la position originale de Davidson qui "ressemble au
matérialisme dans la mesure où [elle]
soutient que tous les événements sont physiques mais rejette la
thèse [...] selon laquelle tous les phénomènes mentaux peuvent
recevoir une explication purement physique [...]. Les
caractéristiques mentales sont, en un certain sens, dépendantes
des caractéristiques physiques ou survenantes
[supervenient]
par rapport à elles. On peut interpréter cette survenance
[supervenience]
comme signifiant qu'il ne peut y avoir deux événements qui soient
semblables sous tous leurs aspects physiques mais qui diffèrent
sous un aspect mental quelconque"(Davidson,
Actions et Événements,
xi). Davidson qualifie sa position de "monisme
anomal" (autrement
dit, atypique)
pour la distinguer, notamment, du monisme
spinozien qui dispose que
"l’Esprit
et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous
l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée,
"(Spinoza,
Éthique,
III, 2).
8Pour
Marx, comme pour Freud, et contrairement à ce que proclament les
institutions juridiques de la plupart des systèmes politiques
fondés sur la notion de responsabilité individuelle,
la conscience est, pour un être humain, l'exception et non la
règle, pour l'un comme pour l'autre elle est illusoire, voire
mensongère par suite d'une censure. Les deux différences
essentielles entre eux deux, sont, d'une part que cette censure est
publique et sociale chez Marx alors qu'elle est privée et mentale
chez Freud, d'autre part que, pour un individu donné, cette censure
trouve son origine dans l'histoire de la classe sociale pour Marx
tandis qu'elle s'inscrit dans l'histoire de la parentèle
("papa-maman" disait joliment Deleuze) pour Freud. Comme
Lacan l'a souligné, "toute
l’interrogation freudienne se résume à ceci : qu’est-ce
qu’être un père ? "(Lacan,
au-delà
du Principe de Plaisir).
9Avec,
dans sa variante computationnaliste moderne,
l'idée que "les phénomènes cognitifs dépendent
des mécanismes cérébraux dans le sens où l'on peut dire, par
analogie, que le traitement de l'information par un programme
informatique dépend du détail des circuits électroniques de
l'ordinateur sur lequel il est, à un moment donné, exécuté"(op.
cit.).
10Objection
qu'avait déjà formulée Leibniz : "en
feignant qu’il y ait une machine dont la structure fasse penser,
sentir, avoir perception, on pourra la concevoir agrandie en sorte
qu’on puisse y entrer comme dans un moulin. Et cela posé, on ne
trouvera en la visitant au-dedans que des pièces qui se poussent
les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une
perception"(Leibniz,
Monadologie, §17).
11"C’est
précisément ce qui caractérise le tabou, qui est un commandement
de la conscience morale dont la transgression est suivie d’un
épouvantable sentiment de culpabilité dont on ignore
l’origine"(Freud,
Totem
et Tabou,
ii).
Notons
que le domaine du droit qui est ici supposé, c'est celui de la
morale et non pas des institutions judiciaires. On n'est pas très
éloigné de Kant pour qui "la
loi morale limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité
de bonheur"(Kant,
Critique
de la Raison Pratique,
V, 129). Cf. agir
par Devoir est-ce agir de Manière Désintéressée ?
12"Certes,
pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer
une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une
erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure
du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la
mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité. Ainsi,
la dualité du trompeur et du trompé n'existe pas ici. La mauvaise
foi implique au contraire par essence l'unité d'une conscience.
[...] Il s'ensuit d'abord que celui à qui l'on ment et celui qui
ment sont une seule et même personne, ce qui signifie que je dois
savoir en tant que trompeur la vérité qui m'est masquée en tant
que je suis trompé. Mieux encore je dois savoir très précisément
cette vérité pour me la cacher plus soigneusement - et ceci non
pas à deux moments différents de la temporalité - ce qui
permettrait à la rigueur de rétablir un semblant de dualité -
mais dans la structure unitaire d'un même projet. Comment donc le
mensonge peut-il subsister si la dualité qui le conditionne est
supprimée ? À cette difficulté s'en ajoute une autre qui dérive
de la totale translucidité de la conscience. Celui qui s'affecte de
mauvaise foi doit avoir conscience de sa mauvaise foi puisque l'être
de la conscience est conscience d'être. Il semble donc que je doive
être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma
mauvaise foi. Mais alors tout ce système psychique s'anéantit. On
conviendra, en effet, que si j'essaie délibérément et cyniquement
de me mentir, j'échoue complètement dans cette entreprise, le
mensonge recule et s'effondre sous le regard ; il est ruiné,
par-derrière, par la conscience même de me mentir qui se constitue
impitoyablement en deçà de mon projet comme sa condition
même"(Sartre,
l'Être
et le Néant,
I, ii, 1).
13L'Être
et le Néant est
sous-titré "Essai d'Ontologie Phénoménologique" et
s'inspire largement des
phénoménologies husserlienne et heideggerienne. D'un
point de vue éthique, l'existentialisme sartrien est le pendant
de la morale par provision de Descartes.
15Qui
a travaillé, entre autres, sur Lacan et sur Wittgenstein.
16
Comme exemple, on
peut imaginer que, sur une photo un peu floue, je me vante
d'accomplir l'exploit qui y est représenté alors qu'en réalité,
ce n'est moi qui suis photographié, ou
bien
que
ma mémoire me soit infidèle lorsque je m'attribue une pensée qui
était, en réalité, celle de quelqu'un d'autre.
17Cette
dualité sujet/prédicat comme
dualité entre ce dont il est question dans l'énoncé et ce qu'on
en dit, remonte à Aristote.
18Privilège
épistémique (vérité nécessaire) et psychologique (certitude
inébranlable) dans l'ontologie cartésienne, privilège
phénoménologique (lucidité du flux de conscience) dans
l'ontologie sartrienne.
19Ou
des
règles du
je,
soyons lacaniens !
20C'est
comme si on disait, "au jeu d'échecs, il est impossible que la
tour se déplace en diagonale" : ce sont les règles du
jeu
et
non quelques circonstances qui
l'interdisent.
21L'expression
"jeu de langage" est de Wittgenstein
: "ces
systèmes de communication, nous les appellerons ‘jeux
de langage’
car ils sont apparentés à ce que nous appelons ‘jeu’
dans le langage ordinaire, en particulier on apprend aux enfants
leurs langue maternelle au moyen de tels jeux qui ont en effet le
caractère divertissant des jeux"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
81).
22Paraphrase
quinienne : ""x,
si x=a et u(x), alors u(a), et inversement, si u(a) alors $x
tel que x=a et u(x)"(Quine,
le
Mot et la Chose,
§37). Rappelons que Quine est béhavioriste,
de sorte que sa
paraphrase ne concerne, bien entendu, que des entités physiques.
23Paraphrase
russellienne : "j'incline à penser que "ceci est
rouge" n'est pas une proposition sujet-prédicat mais une
proposition de la forme "la rougeur est ici", que "rouge"
est un nom et non un prédicat, et ce qui s'appellerait communément
"une chose" n'est rien qu'un faisceau de qualités
coexistantes"(Russell,
Signification et Vérité,
vi). Notons que Russell entend, ici, éliminer tous
les pronoms et pas seulement "je" ou "moi".
24Paraphrase
lacanienne : "ce
sujet, c’est ce que le signifiant représente et il ne saurait
rien représenter que pour un autre signifiant à quoi dès lors se
réduit le sujet qui écoute. Ce sujet, donc, on ne lui parle pas.
Ça
parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende, et ce d’autant
plus forcément qu’avant que ça s’adresse à lui, qu'il
disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient, il
n’était absolument rien"(Lacan,
le
Séminaire,
XI). Il
va de soi que le ça
lacanien
n'est pas cette "première personne en troisième personne"
dont il est question chez Freud.
25De
même, Elisabeth Anscombe explique que
"si
vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les
intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera
d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de
faire"(Anscombe,
l'Intention,
§4). Autrement dit, "quand
je lève mon bras, mon bras se lève. Et le problème surgit : que
reste-t-il si je soustrais du fait que mon bras se lève le fait que
je lève [intentionnellement] mon bras ?"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§621). Bref, la clause "j'ai l'intention de …" est,
typiquement, une clause mentaliste
et n'a pas grand chose à voir avec la "transcendance à
soi-même" dont fait état la phénoménologie
sartrienne.
26Et,
d'une manière générale, toutes les psychologies mentalistes
(à ne pas confondre avec
les clauses mentalistes
des psychologies matérialistes
qui, elles, dénient toute spécificité ontologique au mental).
27"Toute
la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la
métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent
de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à
trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la
morale"(Descartes,
Principes
de la Philosophie,
préf.).
28Il
en va de même des Thérapies Comportementales Cognitives (dont on
peut avoir un aperçu synoptique, quoique dépourvu de toute
dimension critique, sur le site Philosophie,
Science et Société
à l'article la
Psychologie Cognitive)
par rapport aux neuro-sciences.
29Avec
son champ lexical spécifique puisqu'il y est question de maladie,
de patient, de symptôme, de guérison, de résistance, de
traumatisme, etc.
30Il
est aussi hégémonique dans le fatras conceptuel qui a toujours
alimenté et continue d'alimenter les techniques commerciales qui,
entretenues
et encouragées
par l'industrie, au demeurant florissante, de ces "hordes
barbares de l'opportunisme et du rendement [qui] marchent sous les
étendards flambants neufs des compagnies de sécurité sociale
privées"(Irvin Yalom,
Mensonges sur le Divan,
9), prétendent
concurrencer la psychanalyse.
Leur
caractère commun consiste
dans
une supposée efficience immédiate de leurs applications
thérapeutiques
: "biorétroaction
et relaxation musculaire pour les troubles anxiogènes, implosion ou
désensibilisation pour les phobies, médicaments pour la dysthymie
et les troubles obsessionnel compulsifs, thérapie de groupe
cognitive en cas de troubles de l'alimentation, incitation à la
prise de parole pour les timides, cours de sociabilité pour les
solitaires chroniques, séance unique d'hypnose pour les gros
fumeurs"(loc.
cit.).
31D'où
l'analogie avec la physique quantique que nous signalions à la note 13 de la première partie.
32Partition
métaphysique chez Freud (ou chez Descartes lorsqu'il déclare que
"je
ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en
son navire, mais [...] je compose comme un seul tout avec lui"
- Descartes, Méditations
Métaphysiques,
VI, 24) mais bien physique
dans la psychologie cognitiviste lorsqu'elle affirme, par exemple,
que c'est le cerveau qui pense.
33Nous
disons "mon corps souffre",
"mon œil
voit", "mon estomac digère", etc.
34Possibilité
d'ailleurs beaucoup plus laxiste dans certaines langues comme la
langue allemande.
35Le
neurobiologiste Francisco Varela considérait d'ailleurs le système
immunitaire du vivant comme le paradigme biologique du soi.
36C'est
la raison pour laquelle les philosophes ont, en général, entretenu
un rapport assez conflictuel avec le théâtre. D'abord Platon : "si
donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre
toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour
s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas
comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions
qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il
ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité
après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de
bandelettes"(Platon,
République,
III, 398b). Mais aussi Pascal : "tous
les grands divertissements sont dangereux
pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le
monde a inventés, il n'y en a point qui soit plus à craindre
que la comédie. C'est une représentation si naturelle
et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les
fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l'amour ;
principalement
lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il
paraît innocent aux âmes innocentes, plus
elles sont capables d'en être touchées"(Pascal,
Pensées,
B11). Ou
encore Rousseau : "le
théâtre est ce lieu emblématique où l'homme vivant en
collectivité s'arroge le droit de mettre entre parenthèses les
devoirs qui sont les siens, et contrevient, en se réfugiant dans
l'imaginaire, au contrat moral qui le lie aux autres membres de la
communauté"(Rousseau,
Lettre
à d'Alembert).
37Le
comble de l'horreur et de l'absurdité étant atteinte dans
l'infrastructure économique capitaliste.
Cf. ne
pas
croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et
Capitalisme.
38De
même pour Ricœur :
"il
est compréhensible [...] que le pôle stable du caractère puisse
revêtir une dimension narrative, [car] ce que la sédimentation a
contracté, le récit peut le redéployer, [mais encore] la personne
dont on parle, l'agent dont l'action dépend, ont une histoire, sont
leur propre histoire"(Ricœur,
soi-même
comme un Autre,
v, 1).
39Le
terme "sujet" doit s'entendre ici au sens de sujet de
l'énonciation (celui qui
raconte).
41On
voit là toute la distance qui sépare Pascal d'un
Descartes qui affirme, tout
au contraire, que "j’ai
une claire et distincte idée de moi-même en tant que je suis
seulement une chose qui pense et non étendue"(Descartes,
Méditations
Métaphysiques,
VI, 18).
42"Le
moi est haïssable [...]. En un mot, le moi a deux qualités : il
est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout ; il est
incommode aux autres, en ce qu'il les veut asservir : car chaque moi
est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres"(Pascal,
Pensées,
B455).
43"La
religion catholique n'oblige pas à découvrir ses péchés
indifféremment à tout le monde : elle souffre qu'on demeure caché
à tous les hommes, mais elle en excepte un seul, à qui elle
commande de découvrir le fond de mon cœur, et de se faire voir tel
qu'on est [...].
Peut-on imaginer rien de plus charitable et de plus doux ?"(Pascal,
Pensées,
B100). Cf.
doit-on
chercher le Bonheur en nous ou hors de nous ?
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