Toutefois,
les modalités de valorisation de l'information
au
sein d'un monde transformé en monde de l'économie
capitaliste, peuvent
varier
: le spectacularisme
est l'une de
ces modalités. Le
spectacularisme
consiste
en ce que
l'information
aime
le spectacle
tout
comme
le spectacle
aime
l'information. Depuis
la nuit des temps, les
dominants de tout poil se sont bien rendu compte que l'ignorance
des
dominés est
une condition essentielle du maintien de leur pouvoir1.
Car "ils
savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait
disparaître l'Admiration,
c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui
de leur autorité"(Spinoza,
Éthique,
I, app.).
De
ce point de vue, les jeux du cirques, les soi-disant "miracles",
les cultes divers et variés, les fastes somptuaires, les discours
rhétoriques, les émissions de télévision, les articles de
journaux et le buzz
sur
Internet visent le même objectif : susciter l'admiration.
Or, "il
y a Admiration quand à l’imagination d’une chose l’Esprit
demeure attaché, parce que cette imagination singulière n’a
aucune connexion avec les autres2"(Spinoza,
Éthique,
III,
déf.
iv).
La logique de la domination
est
rigoureuse : sans ignorance
pas
d'admiration
et sans admiration
le
pouvoir
chancelle.
L'admiration
est,
depuis toujours, le ressort principal de la domination
en
général : il
s'agit de multiplier, à l'intention des masses,
les
occasions d'admirer
afin
de les mieux
abrutir
et, in
fine,
de les mieux asservir.
Ce
qui, en revanche, est résolument nouveau, à notre époque
(post-)moderne, c'est la notion de spectacle :
"le
spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à
l’occupation totale de la vie sociale"(Debord,
la
Société du Spectacle,
§42). Autrement dit, le spectacle
n'est
pas simplement le théâtre de l'admiration.
C'est le théâtre de l'admiration
en
tant qu'il est lui-même devenu une marchandise et, donc, en tant qu'il génère du profit.
La
nouveauté est bien là : les
"mystères" médiévaux, les carnavals d'antan, les
harangues des orateurs,
les gesticulations délirantes
des
prophètes
se suffisaient à eux-mêmes en ce qu'ils produisaient, gratuitement,
l'effet de sidération souhaité. Tandis que le match de l'équipe
nationale au stade, les joutes oratoires retransmises par la
télévision, les images d'une catastrophe mises en ligne sur
Internet, et
même les simagrées pré-électorales,
électorales
et post-électorales ne
sont accessibles qu'à
condition
d'acquitter
un
droit
de péage.
Ce
qui est nouveau, c'est que l'information
comme
marchandise
n'est
nullement destinée à informer un public, mais plutôt, à
induire,
à travers son caractère spectaculaire,
une accoutumance suffisante de celui-ci pour qu'il ressente le besoin
de
payer pour se la procurer. Le paiement de l'information par l'"informé" peut se faire directement, en acquittant le prix d'un journal ou le montant d'un abonnement à des chaînes de télévision ou à Internet, et/ou, indirectement, via le surcoût qu'entraîne, pour l'"informé" qui est aussi, accessoirement, consommateur, la nécessité économique pour le vendeur du bien ou du service que le consommateur est enclin à acheter, de payer au diffuseur de l'information l'espace publicitaire que ce dernier saura habilement imposer en contrebande en complément de ladite information. Tout le monde a encore en mémoire ces propos du PDG de TF1, Patrick Le Lay qui
déclarait le 9 juillet 2004 au journal l'Expansion que
"le
métier de TF1, c'est d'aider Coca Cola, par exemple, à vendre son
produit. […] Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il
faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos
émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire
de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux
messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau
humain disponible". On ne saurait être plus clair : l'aspect spectaculaire, c'est-à-dire admirable, de l'information, tout comme celui du magazine, du jeu, du débat, du concert, du show ou de la météo, n'est rien d'autre qu'une préparation à l'aspect spectaculaire, c'est-à-dire admirable, de la publicité qui va suivre. Bref, une bonne
information n'est
plus une information
vraie (c'est-à-dire
dont la conformité au fait
vérificateur
peut être attestée), non plus qu'une information
vérace (c'est-à-dire
qui est, au moins, sincèrement conforme à la croyance
de
l'informateur), mais une information spectaculaire. Comme le remarque Guy Debord, l'admiration, c'est-à-dire le ressort du spectacle, est lié à l'effet mimétique3
que produit l'échange marchand ostentatoire (par exemple au sein de
ces immondes "zones commerciales") sur le consommateur
abruti : "celui
qui subit passivement son sort, [...] sera donc poussé vers la
consommation de marchandises [...] par le besoin d’imitation
qu’éprouve le consommateur [...] comme compensation d’un
sentiment torturant d’être en marge de l’existence"(Debord,
la
Société du Spectacle,
§219). Mais si
l'information
aime
le spectacle,
le spectacle
aime tout autant l'information.
On
appellera cela la "publicité" ou bien "auto-promotion"
selon que l'information
porte
sur
un tiers spectacle
(pouvant
être celui d'un simple bien ou service nouveau sur le marché) ou
bien sur l'information
elle-même
(tous les media
ont
pris l'habitude d'auto-promouvoir leur propre contenu). Les rapports
bi-latéraux entre information
et
spectacle
peuvent
se
résumer
dans cette
formule que les media
connaissent
bien pour
l'employer
ad
nauseam :
"créer l'événement".
On ne saurait être plus explicite : il ne s'agit pas de rapporter
l'événement,
mais,
proprement,
de le créer4.
"Créer
l'événement",
cela veut dire d'abord "qualifier
un (pseudo-)fait
d'événement"
:
"les
véritables faits et les véritables événements sont constitués
aujourd’hui par les représentations que l’on en construit et les
récits que l’on en donne [...] les
véritables événements sont les nouvelles qu’elle donne des
événements"(Bouveresse,
c'est
la Guerre, c'est le Journal)5.
Ensuite,
cela veut dire qu'il importe d'habiller l'information d'une mise en scène
suffisamment attractive pour qu'elle suscite l'admiration.
Marcel
Proust fait dire à Charlus à propos de la Grande Guerre : "les
gens de l'arrière s'imaginent que la guerre est seulement un
gigantesque match de boxe auquel ils assistent de loin, grâce aux
journaux"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2206). Enfin
en faisant savoir aux sceptiques et aux réticents que la masses des
"Autres"
l'admirent
déjà
: "si
nous venons à imaginer qu'une personne aime, désire ou hait quelque
objet que nous-mêmes nous aimons, désirons ou haïssons, nous l'en
aimerons, etc., d'une façon d'autant plus ferme"(Spinoza,
Éthique,
III, 31).
Sauf
que, insistons-y, le
spectacle
(post-)moderne n'est
pas seulement l'"opium du peuple"
dispensé
généreusement par des
médecins de Molière,
mais
plutôt le "joint du peuple" que celui-ci,
pour
satisfaire une
addiction
pathologique,
doit acheter au
prix fort à
des dealers
sans
scrupule.
Le
spectacularisme
n'est donc, finalement, qu'un des aspects les plus paroxystiques de
l'économisme
comme
idéologie
inhérente
à la
dégénérescence
la plus récente du système capitaliste
: créer et entretenir des accoutumances à grand renfort tapageur de
publicité plus respectablement requalifiée en "communication".
Et, comme il concerne toutes les marchandises,
y compris, donc, l'information,
on est tenté de conclure que ni la vérité
ni
même la véracité
de
l'information
n'ont,
désormais,
plus la moindre importance
pour personne.
En
quoi on se tromperait.
Car, si tel était le cas, on ne comprendrait pas la raison d'être
de ces révoltes
périodiques de la
doxa6
contre
l'erreur
et, plus encore, contre le mensonge
qui
caractérisent le traitement économiste
et
spectaculariste
de
l'information.
Comme
l'écrit Bernard Williams, que nous avons déjà cité, "ces
deux attitudes, l’attachement à la véracité et le
soupçon
à l’égard de la notion de vérité sont liées l’une à
l’autre. Le désir de véracité induit un processus critique qui
fragilise l’assurance qu’il y aurait une vérité sûre ou qui se
puisse affirmer sans réserve"(Williams,
Vérité
et Véracité).
En effet, c'est bien parce que la
doxa
en a assez d'être prise pour ce qu'elle est
devenue,
à savoir
ce vecteur
de contagion idéologique
d'autant
plus précieux et efficace que
les menteurs
professionnels
la maintiennent dans l'ignorance,
qu'elle
exprime le profond
dégoût
que lui inspire une telle servitude en conjecturant rien
moins qu'un
complot
contre
la vérité
et
la
sincérité
: "dépossession :
tel est peut-être le mot qui livre la meilleure entrée politique
dans le fait social — et non pas psychique — du
conspirationnisme. Car au lieu de voir en lui un délire sans cause,
ou plutôt sans autre cause que l’essence arriérée de la plèbe,
on pourrait y voir l’effet, sans doute aberrant, mais assez
prévisible, d’une population qui ne désarme pas de comprendre ce
qu’il lui arrive, mais s’en voit systématiquement refuser les
moyens : accès à l’information, transparence des agendas
politiques, débats publics approfondis (entendre : autre chose
que les indigentes bouillies servies sous ce nom par les médias de
masse), etc."(Lordon,
le
Symptôme d'une Dépossession,
in
le
Monde Diplomatique,
juin 2015).
Le conspirationnisme
ou
complotisme,
toujours dénoncé et condamné par l'idéologie,
est l'effet statistique
prévisible,
d'une
information
qui
délivre
aux dominés l'obscénité7
futile
d'un spectacle
d'autant plus
éblouissant
qu'il
a pour fonction de
laisser dans l'ombre
les coulisses
où
se trament les enjeux importants entre dominants.
Or, nous dit Spinoza (cité par Lordon dans son article), "pouvoir
tout traiter en cachette des citoyens, et vouloir qu’à partir de
là ils ne portent pas de jugement, c’est le comble de la
stupidité"(Spinoza,
Traité
Politique,
vii, 27). De là, un jugement complotiste
ou
conspirationniste
tout
aussi stupide, puisqu'il
supposerait, de la part des idéologues,
une conscience lucide et cynique des conditions objectives de leur
propre contribution au service de la classe dominante. Or "la
principale activité [des
idéologues] consiste
à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre
sujet, [car] dans toute idéologie, les hommes et leurs conditions
apparaissent sens dessus dessous"(Marx,
l’Idéologie
Allemande).
Autrement dit, les idéologues
sont
eux-mêmes,
nécessairement,
victimes de l'illusion
qu'ils
fabriquent et diffusent8.
Plutôt que d'invoquer l'hypothèse, aussi improbable qu'inutile, d'une noire
conspiration
contre
la vérité
ou
contre la sincérité,
Bourdieu
emploie
souvent la
métaphore du
"démon de Maxwell"9
pour qualifier le fonctionnement réel des institutions au service
de la justification, de la perpétuation et du renforcement des
inégalités sociales. Parmi ces institutions, l'information
occupe,
on s'en doute, une place centrale qui lui permet d'agir "à
la manière du démon de Maxwell : au prix de la dépense d’énergie
nécessaire pour réaliser l’opération de tri, il maintient
l’ordre préexistant, c’est-à-dire l’écart entre [individus]
dotés de quantités inégales de capital culturel"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
ii).
Bref, même dans contexte d'économisme
et
de spectacularisme
exacerbés,
l'information
n'a pas à être intentionnellement10
fausse ou mensongère pour
atteindre son objectif idéologique
d'abrutissement
des masses. Il faut et il suffit que les conditions matérielles de
sa production soient celles où la
probabilité d'avoir
à garantir
la vérité
de
l'information
ou
bien la sincérité
de
l'informateur,
devient négligeable. Le "démon de Maxwell" sera, par
exemple, l'exigence, pour un (dés-)informateur,
d'être le premier à offrir
sa marchandise
sur
le marché très concurrentiel de l'information11
afin,
précisément,
de "créer l'événement",
de faire un scoop, de faire le buzz.
D'où,
dans le meilleur des cas, confrontation
peu
exigeante et rigoureuse de
la représentation avec les faits, dans
le pire des cas, pas de confrontation du tout et,
dans
tous les cas,
faible probabilité pour que
ladite information
soit
vraie1. Bref, bien que le soupçon généralisé de la doxa à l'égard de la vérité et de la sincérité de l'information soit loin d'être dénué de fondement, il n'y a, évidemment, pas de complot ourdi par les (dés-)informateurs dont les délires paranoïaques sont, en l'occurrence, la seule source du fantasme de complotisme qu'ils s'évertuent à dénoncer.
Une
autre manifestation particulièrement intéressante de ce "démon
de Maxwell", et d'autant plus intéressante qu'elle apparaît,
au premier abord, être une autre forme de révolte contre l'erreur
et
le mensonge
:
c'est ce que nous appellerons l'expertisme.
Confier
une enquête à un "journaliste spécialisé"
(une enquête économique à un journaliste économique, une enquête
politique à un journaliste politique, etc.) ou, mieux, une analyse à
un expert
(tout particulièrement à un "politologue" ou à un
"économiste"), cela revient, pour le (dés-)informateur,
à dire à sa clientèle : "finies les plaisanteries,
maintenant, c'est du sérieux !". Un peu comme un agriculteur
pourrait dire : "finis les pesticides, maintenant, on fait du
bio !". Ou un industriel automobile : "finies les émissions
nocives, maintenant, on roule propre !". L'expert,
c'est la caution vérité
plus la caution véracité
irrécusables. L'expert,
lui,
connaît
la vérité
sur ce qu'il dit (ce qui, par contre-coup, jette définitivement le
discrédit sur ceux qui n'ont pas droit au titre d'expert)
: la preuve, c'est que, premièrement il est diplômé de ceci
et
sur-diplômé de cela, deuxièmement qu'il enseigne dans la
prestigieuse université de Machin et, troisièmement, qu'il
appartient au Conseil
d'Orientation Stratégique du Truc. Le plus souvent, il fait aussi
partie d'un Comité d'Éthique, ce qui lève toute espèce de doute sur son profond désintéressement. Autant
de signaux destinés
à
faire accroire que, non seulement
il est porteur de vérité
mais
que, de surcroît,
sa sincérité
est
au-dessus
de tout soupçon.
Le recours à l'expert
est donc le dernier atout vérité
dans
la manche du (dés-)informateur
pour clouer le bec aux sceptiques et aux critiques.
Hélas
pour lui, ça ne marche presque jamais. Et ce, pour trois
raisons. Premièrement, s'il
n'y a aucune raison de douter qu'un
expert
en
économie
ou en
sciences politiques
puisse
être,
toutes choses égales par ailleurs, ni
plus ni moins
compétent ou
honnête qu'un expert
en
physique
ou en
biologie,
en revanche, l'expert
économiste
ou politologue
n'est d'aucun secours
au (dés-)informateur
quand il s'agit, pour ce dernier, de garantir la
vérité-correspondance (vérité1) de
ce qu'il avance.
Certes,
comme le dit Quine, "le
caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de
science"(Quine,
le
Mot et la Chose,
§6).
Mais
encore faut-il s'entendre sur les critères de la scientificité. Or,
il est clair
que, si, comme nous l'avons développé supra,
la conception de la vérité
comme
correspondance
d'une
représentation
avec
un fait vérificateur (vérité1)
est une des conditions de possibilité de la confiance mutuelle sans
laquelle il n'est pas
"animal politique", alors "la
totalité des propositions vraies constitue la totalité des [seules]
sciences
de la nature"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.11) dans le sens où la vérification
n'est
possible,
rigoureusement parlant, qu'à condition que l'humain vérificateur
soit
sujet
et le fait vérifié
soit
objet.
Or,
cette condition d'indépendance objective
du fait par rapport à sa représentation,
seules les sciences de la nature peuvent, dans le meilleur des cas (au moins en droit),
la
satisfaire.
Ce
qui n'implique d'ailleurs
nullement
l'absence de scientificité des sciences
humaines (ou
sociales).
Mais, comme l'a montré Durkheim, que nous avons évoqué supra,
la confrontation
de leurs représentations
avec
les
faits sociaux
correspondants
est
statistique,
c'est-à-dire holistique.
Du coup, la vérité
des
sciences
humaines (ou
sociales)
n'est pas la vérité-correspondance
(vérité1)
mais la vérité-cohérence
(vérité2)
dans les sens où,
dans ces sciences,
"une
phrase vraie, c’est une phrase exprimée dans les termes d’un
théorie complète avec les réalités que cette théorie
postule"(Quine,
le
Mot et la Chose,
§6),
ce
qui légitime pleinement la méthode compréhensive
de
la
sociologie wéberienne consistant, non pas à établir des
correspondances
objectives avec
des faits sociaux, mais à les interpréter
et
à
les
commenter.
Donc, même à supposer qu'ils soient axiologiquement
neutres
au sens de Weber,
nos experts
en
politique ou en économie sont, par nature, incapables de vérité1.
Du
coup, s'ils
prétendent le contraire, c'est, ou bien qu'ils sont incompétents ou
bien qu'ils mentent.
De
plus, deuxième
raison pour laquelle le recours à l'expert
n'atteint
pas son objectif,
on
a quand même quelques raisons
de douter de la neutralité
axiologique des
experts
en sciences sociales.
On peut aussi, d'ailleurs, faire peser ce soupçon sur tous les experts
scientifiques en
général : lorsqu'un expert en physique nucléaire vient sur un
plateau de télévision pour nous certifier qu'en France, une
catastrophe du genre de celle de Tchernobyl ou de Fukushima est
inconcevable, on se doute que, même à supposer que cela soit vrai1,
ledit expert
subit,
de toutes les manières, des "pressions" (c'est-à-dire les chantages, avérés, fantasmés ou anticipés)
politiques
et
économiques
considérables12.
A fortiori, lorsqu'un expert en économie explique doctement à quel point la dette publique "plombe" l'avenir de nos enfants, le problème ne réside pas seulement dans les "pressions" externes mais aussi dans des conditionnements internes : l'expert en sciences de la nature peut être enjoint de ne pas dire ou, du moins, d'édulcorer la conclusion vraie1 d'un processus de recherche, tandis que l'expert en sciences de l'homme infléchira, dès les prémisses, son raisonnement dans le sens d'une cohérence exigée par la vérité2, notamment à travers la sélection ou l'interprétation plus ou moins conscientes des faits sociaux. Bref,
ce
sont tous les biais axiologiques propres aux sciences
de la nature
plus
quelques autres bien spécifiques qui pèsent sur les épaules de
nos
experts
ès-sciences
sociales.
Raison pour laquelle leur sincérité
est
encore moins probable que celle de leurs confrères
scientifiques.
Pour Bourdieu, il est clair qu'"une
bonne partie de ceux qui se désignent comme sociologues ou
économistes sont des ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de
fournir aux membres de la classe dominante la connaissance pratique
ou demi-savante dont ils ont besoin pour rationaliser leur
domination, c’est-à-dire à la fois de renforcer et de légitimer
les mécanismes qui l’assurent. [Car], tandis que les dominés ont
intérêt à la découverte du mécanisme social comme loi historique
qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de
son fonctionnement, les dominants ont intérêt à ce que ce
mécanisme demeure inconscient"(Bourdieu,
Questions
de Sociologie,
ii). En
d'autres termes, ces "ingénieurs
sociaux"13
sont naturellement enclins à entretenir un rapport de connivence et
de complaisance à l'égard des pouvoirs, quels qu'ils soient
et ce, pour la bonne raison qu'ils sont du même côté de
l'idéologie,
en l'occurrence, du côté de la domination qui a intérêt à la sécréter.
Troisième et dernière raison pour laquelle le recours à
l'expertise
manque
souvent son but, c'est qu'"il
est très fréquent que des intellectuels s’autorisent de la
compétence qui leur est socialement reconnue pour parler avec
autorité, bien au-delà des limites de leur compétence technique,
en particulier dans le domaine de la politique"(Bourdieu,
Questions
de Sociologie,
v). L'argument de l'expert
en
sciences
sociales,
dont la crédibilité est déjà entamée par son incapacité
épistémique à participer à l'établissement de la
vérité-correspondance
et
par les soupçons qui pèsent sur sa neutralité
axiologique,
devient souvent
un argument d'autorité
:
c'est alors le "monde de la culture"
qui exprime sa condescendante supériorité sur la doxa, inculte par définition.
Les
élections américaines de l'automne 2016 et
les commentaires hystériques qui les
ont précédées et se
sont ensuivis montrent de manière caricaturale à quel point ce
type de contribution est, pour le (dés-)informateur
qui
tente
de
sauver la vérité
ou
la véracité
de son information
en produisant un spectacle
dont
la nullité n'a d'égal que sa prétention14,
dans le meilleur des cas, sans
effet, et, dans le pire, contre-productif.
Les (dés-)informateurs
professionnels
et
officiels en
sont, d'ailleurs, pleinement conscients. Témoin le cri de rage de ce
journaliste du
très politycally
correct15
Poynter Institute for Media Studies16
: "for
populists on both sides of the Atlantic, "expert" is now an
expletive, a synonym for out-of-touch elitists swindling
the common man.
[...] If expertise really is moribund, then fact-checking must at
least be down with a heavy flu. The journalistic endeavor of
adjudicating the veracity of public claims on the basis of the best
possible evidence cannot be sustained if no one trusts expert
sources"(Alexios
Mantzarlis, what
does “the
Death of Expertise” mean for Fact-Checkers?)17.
En
tout cas, ce genre de réaction
ne
saurait manifester plus explicitement la
plus récente des
névroses
obsessionnelles
du monde de la (dés-)information,
celle du fact-checking.
Le
fact-checking,
comme le dit excellemment notre journaliste étasunien, consiste donc,
pour le (dés-)informateur,
en
un effort désespéré
"of
adjudicating the veracity of public claims on the basis of the best
possible evidence"18.
Concrètement, qu'est-ce que cela signifie ? Comment un
système global d'information
idéologiquement
réduit
par son économisme
à
un
spectacularisme
abrutissant
peut-il, sérieusement, affirmer "maintenant, on vérifie les
faits"19
sans que certains
parmi les
manipulés
crient à
nouveau au
complot
et,
comme ce
fut le cas à
propos
des experts,
trouvent la ficelle un peu grosse20
? À
titre d'exemple, voyons
un peu quel
est le modus
operandi du
quotidien français de référence le
Monde
en matière de fact-checking
: il crée un site web
intitulé
"les Décodeurs" dont la devise est "venons-en aux
faits"
(sic
!)
et dont la charte21
énonce dix (re-sic
!)
principes. À côté des "principes" destinés à enfoncer
les portes ouvertes de la bienséance commerciale22
(post-)moderne,
l'un
d'eux,
et l'un d'eux seulement,
nous
parle de
la vérification
des
informations
par
les faits
: "2.
Nous vérifions informations et déclarations publique".
Certes,
mais
encore ? "Les
Décodeurs sont tournés vers la vérification factuelle. Les
assertions – qu'elles proviennent de politiques ou d'autres acteurs
publics – sont vérifiées et contextualisées".
Oui,
mais
encore ? Cette formulation, au-delà de la répétition incantatoire
de la notion de vérification,
invite à cliquer sur le mot "vérification" en forme
d'hyper-lien qui permet d'accéder à un
outil informatique ("Décodex")
nous
engageant à "entre[r]
l’adresse (URL) d’une page Web ci-dessous ou le nom d’un site
pour savoir si la source de l’information (c’est-à-dire celui ou
celle qui la diffuse) est plutôt fiable ou non".
Fermons le ban. On n'en saura pas plus sur ce
qu'entend
le
Monde
par
"vérifier
ses informations"23.
En revanche, les trois
"principes" restants ("4.
Le texte n'est qu'une option pour raconter l'information",
"7.
L'unité ce n'est pas l'article, c'est l'information",
"9.
Une information est un élément de la conversation sur les réseaux
sociaux")
sont particulièrement éclairants.
Le principe 4 précise que "si
un graphique explique mieux un sujet qu'un texte, nous choisirons le
graphique. Les informations peuvent souvent être racontées en
graphes, en données ou en vidéo ".
Si
la proposition
descriptive
n'est, en effet, pas la seule forme possible pour une représentation
en
général, nous ignorions que sa correspondance
avec
un fait
vérificateur
devait être "racontée" ... comme une
histoire ? Chassez
le spectacularisme
par
la porte, il revient par la fenêtre ! Par
ailleurs, le
développement du principe 7 énonce : "nous
n'attendons pas pour publier une information pertinente d'avoir fini
de rédiger un long article. Ce qui compte, c'est cette information,
si elle permet d'éclairer un débat. Aussi, la donnons-nous dès
qu'elle est fiable et vérifiée, sur le support le plus adéquat.
Nous assemblerons ensuite ces « briques » d'information".
Bref, lorsque la pression économique
due
à la concurrence se fait un peu trop sensible,
on publie d'abord et on vérifie ensuite
(si on a le temps) : ce n'est plus du fact-checking,
c'est
du fast-checking
! Ça aussi, c'est résolument
nouveau ! Et puis, qu'est-ce que ça veut dire "7
- L'unité
ce n'est pas l'article, c'est l'information"
? En quoi une information
partielle,
superficielle, non encore vérifiée, susceptible d'être amendée,
démentie ou contredite, possède-t-elle une unité
autrement
que dans et
par l'article
qui la mentionne ? L'information
a-t-elle,
pour le
Monde,
le statut éternel, immuable et parfait qu'avaient les idées
dans
le monde intelligible (topos
noètos)
de Platon ? Les journalistes du Monde
sont-ils donc des philosophes
qui
s'ignorent ? Mais c'est encore le principe d'après lequel "9.
Une information est un élément de la conversation sur les réseaux
sociaux"
qui est le plus significatif. Surtout lorsqu'il indique,
sans rire : "nous
cherchons à répondre aux questions, aux polémiques, à mesure
qu'elles se forment sur les réseaux sociaux. Nous sommes à l'écoute
de nos lecteurs et de leurs besoins d'explications face à
l'actualité".
C'est-à-dire que, de la même façon qu'Al
Capone n'entendait pas lutter contre le trafic d'alcool mais plutôt
le
monopoliser pour son propre compte, de la même façon, le
Monde
reconnaît qu'il ne s'agit pas tant, à travers ces fastidieuses
contorsions
sémantiques, d'éviter que ses lecteurs soient tentés de recourir
aux réseaux sociaux pour s'informer,
mais plutôt d'éviter qu'ils le fassent d'une
autre manière qu'en consultant les
sites de (ou
sponsorisés par) l'honorable
quotidien du soir.
Cela dit sans arrière pensée commerciale, bien entendu. Et
tant pis pour la contradiction avec le fantasme journalistique
selon lequel "les
fausses nouvelles [seraient]
devenues
virales grâce aux réseaux sociaux"(Patrick
Michel, "Post-Vérité"
et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles).
Bref, la prétention à une soi-disant vérification
rigoureuse de leurs (dés-)informations
n'est
qu'un enfumage supplémentaire, une escroquerie intellectuelle de
plus de la part des (dés-)informateurs
dont
"on
finirait presque par se demander si l’indigence d[es]
réactions ne
condamne pas ce système plus sûrement encore que l’absence de
toute réaction"(Lordon,
Politique
Post-vérité
ou Journalisme
Post-politique ?). Comme l'explique satiriquement Frédéric Lordon dans une séquence de là-bas si j'y suis, il y a de quoi rester perplexe lorsqu'on entend Épiménide, le Crétois, claironner que tous les Crétois sont des menteurs !
À
travers cet économisme,
ce
spectacularisme,
ce
complotisme, cet
expertisme
et cette
obsession du
fact-checking
qui caractérisent
l'industrie
de la
(dés-)information
au point de lui
faire perdre complètement les pédales et de lui
faire scier la
mince
branche de crédibilité à
laquelle
elle
se
raccroche
désespérément,
ce qui est en jeu, ce
sont donc, d'abord, les
intérêts à très court terme des
grands
cartels
de l'édition journalistique et des media
de
masse,
autrement dit de cette fraction de la grande bourgeoisie "à
l’intérieur de [laquelle], l’une des parties présente ses
penseurs attitrés, les idéologues actifs et
conceptifs"(Marx-Engels,
l’Idéologie
Allemande),
en l'occurrence, les journalistes.
Si nous entrons, en effet, aujourd'hui dans une "post-truth
era",
c'est,
vraisemblablement
à leur conception
très particulière de la vérité24
et
de ses enjeux journalistiques25
que
nous le devons et non pas aux dérapages imbéciles de quelques
internautes marginaux
qui ne font rien d'autre que s'engouffrer comme des moutons de
Panurge dans une
brèche déjà
grand
ouverte. Dès
lors, l'idée, propagée ad
nauseam
par la gent journalistique
dominatrice et sûre d'elle
que les réseaux sociaux seraient les principaux, sinon les seuls,
responsables de la circulation des fake-news
est une fake-new
de
plus. Et, de loin, la plus significative
car, comme
le souligne Patrick Michel, "à
bien y regarder, l’ère de la « post-vérité » ne se
singularise donc pas essentiellement par une attitude radicalement
différente du public par rapport à la vérité (qui reste à
démontrer), mais bien par la perception par les journalistes que
l’opinion ne les suit plus. On pourrait même donner une assez
bonne définition de l’ère de la « post-vérité »
comme période au cours de laquelle les électeurs votent contre les
options électorales soutenues par la majorité des grands médias.
Et ce n’est pas un hasard si une grande partie des
articles traitant de « fake news » ou de
« post-vérité » font un lien direct avec les événements
électoraux récents, preuves douloureuses, administrées à
plusieurs reprises en 2016, que les médias ne font pas l’élection,
en tout cas certainement pas tout seuls"(Patrick
Michel,
"Post-Vérité"
et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles)26.
Même
si les
relations de la
doxa
(ce
que l'auteur appelle "le public")
se
sont récemment modifiées dans le sens d'un soupçon
d'une
fréquence et d'une intensité inouïes (nous pensons avoir montré
qu'il ne pouvait
guère en être autrement) à
l'égard
de la
vérité
et
de
la véracité,
il reste que, en effet, le mal absolu27,
du point de vue des intérêts de l'institution journalistique,
c'est "que
l’opinion ne les suit plus".
Et la preuve (pense-t-elle) que la doxa
est
de plus en plus méfiante à son égard, c'est que "les
électeurs votent contre les options électorales soutenues par la
majorité des grands médias"28.
D'où l'inférence
: s'ils ne sont pas influencés (mécaniquement, causalement,
cela
va de soi) par les bons arguments (les leurs, forcément), c'est
qu'ils le sont (tout aussi mécaniquement
ou causalement)
par les mauvais arguments (véhiculés,
bien sûr,
par les seuls
réseaux
sociaux). C.Q.F.D. Il ne leur viendrait pas à l'esprit que, comme
nous le disions dans un autre article29,
si, malgré la campagne de harcèlement médiatique unilatéral qui a
été celle des partisans du "oui" lors du référendum de
2005 en France pour
ou contre le
traité constitutionnel européen, les électeurs n'ont pas été
convaincus majoritairement de voter "oui", ce n'est pas
parce que la
mécanique
du
"oui" s'est
enrayée,
c'est parce que l'intention
stratégique des
partisans du "oui"30
a été éventée et mise en échec. En d'autres termes, les
électeurs français ont, majoritairement, refusé de jouer le rôle
qu'on souhaitait leur faire jouer en les
abrutissant
au point, pensait-on
imprudemment,
de
leur faire perdre de
vue que ce
jeu
de langage,
dont
les principes sont consignés dans le Traité de Rome de 1957, avait
été
inventé
par et pour les dominants qui n'ont eu de cesse, depuis lors, de
remanier sans scrupules ses
règles à leur seul profit.
Et
l'idéologie
journalistique
de déplorer après cela,
et avec la plus répugnante des mauvaises fois, que
les dominés
n'aient pas joué conformément auxdites
règles
!
Or,
à défaut de maîtriser des règles qui avaient été conçues pour qu'ils ne les comprennent pas, les
vainqueurs ont gagné parce qu'ils ont, en tout cas, lu à livre ouvert dans le jeu de leurs adversaires. Si
l'idéologie,
parfois, échoue, c'est
parce que son
"travail
collectif de dénégation [est] soutenu par un ensemble
d’institutions, dont la première et la plus puissante est le
langage"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
vi), et que "c’est
dans le langage que les hommes s’accordent ; cet accord n’est pas
un consensus d’opinion mais de forme de vie"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§241).
C'est
en ce sens qu'Aristote qualifie indistinctement l'homme de zoôn
politikon,
d'"animal politique" ou de zôon
logon ekhôn,
d'"animal possédant le langage".
Oui
mais voilà :
tout
"jeu" suppose un "enjeu" et la forme de
l'"enjeu",
c'est
toujours le gain.
On voit aisément les conséquences qu'on peut et doit en tirer quand
il s'agit d'un jeu
de langage dont
l'existence est indissociable de la
forme
de vie spécifiquement
humaine, autrement dit de la
nature politique
de
l'être humain.
Bref,
à trop
vouloir dominer
l'adversaire dans un
jeu
qu'on
a inventé pour en être le gagnant presque à coup sûr
et dont, au surplus, on
remanie les règles chaque fois qu'on risque de perdre
cet avantage,
il arrive aussi que l'adversaire, miraculeusement
dessillé, tire toutes les conséquences
tactiques de cette situation. Miraculeusement, car
"c’est
seulement par exception, notamment dans les moments de crise, que
peut se former, chez certains agents, une représentation consciente
et explicite du jeu en tant que jeu"(Bourdieu,
les
Règles de l’Art,
ii, 2).
Raison pour laquelle les révolutions sont (trop) rares.
Et, qu'en règle générale, le déni
idéologique de réalité remplit
plutôt efficacement sa fonction.
Voilà pourquoi "tous
les candidats malheureux de 2016, des gens bien sous tous rapports,
du genre honnête et rationnel, auraient perdu les élections à
cause d’une dangereuse épidémie de « fausses nouvelles »,
de vidéos virales et de mèmes31.
Le problème après tout n’est pas tant que le capitalisme navigue
en eaux troubles. Il est toute façon de mauvais goût de discuter de
son naufrage imminent dans la bonne société. Non, la préoccupation
principale, c’est bien plutôt ces folles rumeurs qui imaginent des
icebergs géants à l’horizon"(Evgueni
Morozov, les
Vrais Responsables des Fausses Nouvelles)32.
Car,
comme nous avons essayé de le suggérer dans la première partie de
cet article, c'est bien l'humanité,
la nature
humaine,
qui,
au fond,
est en jeu dans cet aspect
lexical et sémantique du naufrage du capitalisme. En
effet,
"ce
que le journalisme « de combat » contre la post-vérité
semble donc radicalement incapable de voir, c’est qu’il est
lui-même bien pire : un journalisme de la post-politique — ou
plutôt son fantasme. Le journalisme de la congélation définitive
des choix fondamentaux, de la délimitation catégorique de l’épure,
et forcément in
fine
du gardiennage du cadre. La frénésie du fact-checking
est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point
représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait
depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à
discuter, hormis des vérités factuelles. La philosophie spontanée
du fact-checking,
c’est que le monde n’est qu’une collection de faits et que, non
seulement, comme la terre, les faits ne mentent pas, mais qu’ils
épuisent tout ce qu’il y a à dire du monde"(Lordon,
Politique
Post-vérité
ou Journalisme
post-Politique ?).
Que
le vecteur journalistique
de l'idéologie
soit
à ce point obsédé par la présence d'un label
"vérité"
accroché à sa production éditoriale, ne
révèle
pas seulement
l'hypocrisie (et donc l'absence de véracité)
et le déni de réalité (et donc l'absence de vérité)
qui caractérise le discours de ses
auteurs,
mais c'est aussi l'expression
d'une
conception très
précise
de la nature
politique de
l'être humain.
Comme le dit Frédéric Lordon, "la
frénésie du fact-checking
est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point
représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait
depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à
discuter, hormis des vérités factuelles".
Que dit notre journaliste-type du Poynter Institute ? "Fact-checkers
should explain patiently and with resolute nonpartisanship why a
claim is false. I
think they have to be resolutely nonpartisan and show that they are
willing to show to fact-check all sides"(Alexios
Mantzarlis, what
does “the
Death of Expertise” mean for Fact-Checkers?)33.
C'est-à-dire
que
si
l'industrie
éditoriale entend
monopoliser la production de la vérité,
c'est,
à court terme,
parce que toute autre source de production d'information
lui
enlève
des parts de marché et donc minimise ses profits. D'où
ses deux arguments de marketing : 1) nous, on fait appel à des
experts
et
2) nous, on pratique le fact-checking.
Mais
à long terme, la fonction idéologique
d'un
tel discours n'est pas moins évidente
puisqu'il s'agit, de l'aveu-même de son auteur d'"explain
patiently and with resolute nonpartisanship why a claim is false".
Qu'est-ce
que cela peut bien vouloir dire ? Comment va-t-on s'y prendre pour
fact-checker
une
proposition portant sur le futur, ce qu'est,
par définition,
a
claim,
une
proposition revendicative
?
"Puisque
les propositions sont vraies en tant qu'elles se conforment aux
choses-mêmes, il en résulte évidemment que si ces dernières se
comportent de manière indéterminée et sont en puissance de
contraire, il en sera nécessairement de même pour les propositions
contradictoires correspondantes"(Aristote,
de
l'Interprétation,
19b). Or,
le futur, du latin "futurum
esse",
"ce qui doit être", donc ce qui n'est pas encore, est,
encore une fois par définition, nécessairement indéterminé. Dès
lors, une proposition portant sur le futur (pour ne rien dire des affirmations faites sur le mode conditionnel dont le journalisme use et abuse pour, justement, soustraire à la vérification ce que, pourtant, elles laissent entendre) ne
peut être ni vraie
ni
fausse.
Elle
ne décrit rien du tout. Ce
qui montre, au passage, le profond ridicule de l'argument pro-remain
devenu
une scie lors de la récente campagne référendaire
britannique
: il
faut dire la vérité
sur
les conséquences
de
la sortie de la Grande-Bretagne. Car
les
conséquences d'une action
appartiennent
à l'action
elle-même
et, comme le dit Hannah Arendt, "toute
action, bonne ou mauvaise [...] détruit nécessairement le cadre des
structures prévisionnelles
[puisque]
les
prévisions de l’avenir ne sont jamais que les projections des
automatismes et des processus du présent, autrement dit de ce qui se
produira probablement si les hommes s’abstiennent d’agir"(Arendt,
du
Mensonge à la Violence,
iii).
Bref, "expliquer
patiemment et de manière non-partisane pourquoi une revendication
est fausse"
n'a strictement aucun sens34.
On peut, à la rigueur, expliquer à quelqu'un que sa revendication est mauvaise,
mais non pas qu'elle est fausse.
Et pour expliquer qu'elle est mauvaise,
c'est un point de vue éthique
et
non pas épistémique
qu'il
faut adopter35.
On peut confronter une représentation
présente
avec
un fait
présent ou
un fait
passé,
mais certainement pas avec un fait
futur,
c'est-à-dire un "fait" qui, par
définition,
n'existe pas
encore.
A
contrario,
penser que cela est possible, c'est spéculer implicitement (et,
hélas, inconsciemment) sur un monde figé, sans action,
sans initiative
humain
:
"agir,
au sens le plus général, signifie prendre une initiative,
entreprendre (comme l'indique le grec arkheïn,
commencer, guider, et éventuellement, gouverner) mettre en mouvement
(ce qui est le sens original du latin agere).
Parce qu'ils sont initium,
nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes
prennent des initiatives, ils sont portés à l'action : initium
ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit ("pour
qu'il y eût un commencement fut créé l'homme avant qui il n'y
avait personne")
dit
Saint Augustin dans sa philosophie politique"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
v, 1)36.
On sait qu'Arendt qualifie de "totalitaire"
un tel néant politique
:
"le
mal radical est, peut-on dire, apparu avec un système où tous les
hommes sont, au même titre, devenus superflus [...]. Les hommes,
dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que
l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus dans les
régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne
despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les
hommes sont de trop"(Arendt,
le
Système Totalitaire,
iii).
Donc,
effectivement, comme le dit Lordon, "la
frénésie du fact-checking
est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point
représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait
depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à
discuter, hormis des vérités factuelles".
Nous avons été amenés à dire que,
sans
conception de la
vérité
entendue comme correspondance
d'une
représentation
avec
un fait
(vérité1),
il n'y a pas de véracité
ni
donc de crédibilité
possible
pour le
langage
descriptif
et, in
fine,
pour la
base
du
lien
social
humain,
qui est un lien fondamentalement politique
(au
sens d'Aristote).
Mais
une condition nécessaire n'est pas toujours suffisante. C'est le cas
ici. Sans la vérité1,
il n'y a pas de théorie
possible
et donc pas non plus de cadre conceptuel possible pour coordonner les
actions des
hommes
à l'égard de leur environnement
naturel ou social.
Sans vérité1,
il n'y a, pour reprendre des
catégories chères à Arendt37,
pas de
travail
ni
d'œuvre
envisageables.
Seulement, ce
n'est ni par le travail
ni
par l'œuvre
que nous devenons, à proprement parler, des "animaux
politiques" : "c'est
par la
parole
et l'action
que nous nous insérons dans le monde humain
[...].
Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail, par la
nécessité, nous n'y sommes
pas engagés par l'utilité comme à l'œuvre"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
v, 1).
Bref,
même à supposer que ce soit, d'une part crédible, d'autre part
possible, circonscrire idéalement la production industrielle
d'informations
au
seul énoncé de vérités
factuelles,
c'est avouer, ainsi que Frédéric Lordon le souligne, "que
le monde n’est qu’une collection de faits et que, non seulement,
comme la terre, les faits ne mentent pas, mais qu’ils épuisent
tout ce qu’il y a à dire du monde".
Or,
bien que "le
monde se décompose en faits"(Wittgenstein,
Tractatus,
1.2) et que ces faits
soient les seuls
vérificateurs
possibles dans le cadre de
ce
jeu
de langage fondamental
consistant à énoncer une proposition
descriptive dont
la valeur sera vrai1
ou
faux1
et dont
la
totalité, nous dit Wittgenstein, est coextensive à la totalité des
sciences
de la nature,
pour
autant, "à
supposer que toutes les questions théoriques possibles soient
résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore
intacts"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.52).
Bref,
les faits
sont
bien loin d'épuiser "tout
ce qu’il y a à dire du monde",
et, notamment, du monde humain,
c'est-à-dire du monde politique.
Rien n'est plus insupportable car inhumain
que
ces séquences d'informations
factuelles
dont on sent que l'industrie
de l'information
est très fière de les exhiber
au motif que, décrivant un aspect peu
reluisant de
ce
capitalisme
avec
lequel elle se
sent pourtant de fortes affinités,
on lui saura gré de les avoir révélées. Séquences au cours
desquelles, par exemple, le journaliste égrène sans vergogne les
chiffres des rémunérations annuelles des grands patrons du Cac 40
ou
les écarts de richesse moyenne entre populations situées dans les
pays de l'OCDE et les autres.
De
telles séquences se voudraient "critiques" sur le mode du
: "mais regardez-moi donc cette horreur !". Sauf que "aussi
longtemps que la critique reste complètement impersonnelle et
générale, elle ne se distingue pas réellement d'une forme de
complicité indirecte puisqu'elle ne peut, précisément, gêner
personne"(Bouveresse,
Schmock
ou le Triomphe du Journalisme,
i).
Même
à supposer que ces chiffres soient vrais1,
Lordon a raison de dire qu'on est passé insensiblement de la
politique
post-vérité (ces
infâmes politiciens modernes qui mentent comme ils respirent, ce
qui, on l'a vu, est résolument nouveau) à la vérité
post-politique.
:
"le
problème est que cette vérité post-politique, opposée à la
politique post-vérité, est entièrement fausse, que des faits
correctement établis ne seront jamais le terminus de la politique
mais à peine son commencement, car des faits n’ont jamais rien dit
d’eux-mêmes, rien ! Des faits ne sont mis en ordre que par le
travail de médiations qui ne leur appartiennent pas. Ils ne font
sens que saisis du dehors par des croyances, des idées, des schèmes
interprétatifs, bref, quand il s’agit de politique, de
l’idéologie"(Lordon,
Politique
Post-vérité
ou Journalisme
post-Politique ?).
Car c'est là, en effet, qu'éclate l'utilité de la vérité-cohérence
ou
vérité2
des propositions qui ne portent pas directement sur des faits,
et, donc, qui ne sont pas vérifiables par eux, mais qui mettent en
perspective des propositions
vraies1
ou
fausses1
pour les mettre en perspective, les agencer en des corpus
cohérents
dont la valeur n'est pas la seule vérité1,
c'est-à-dire factuelle, mais une valeur critique. Allons, plus loin : il nous semble inimaginable que la production de telles vérités1
au
sujet des rémunérations comparées des uns et des autres ne donne pas lieu à la certitude intime (vérité3), en tout être humain normalement constitué, à une réaction indignée. En ce sens, le commentaire "nous venons de donner un exemple frappant de ce
qu'est l'injustice sociale" ou la réaction "mais, c'est scandaleux !" possèderaient une forme de vérité (vérité2 ou vérité3) qui serait tout autre que factuelle tout en dérivant néanmoins de la vérité factuelle (vérité1).
C'est
d'ailleurs ainsi que procèdent les sciences
humaines ou
sociales.
Par exemple, la sociologie lorsqu'elle "dévoile
des choses cachées et parfois refoulées comme la corrélation entre
la réussite scolaire (que l’on identifie à l’“intelligence”)
et l’origine sociale"(Bourdieu,
Questions
de Sociologie,
ii). Ce qui suppose,
de
la part des
producteurs d'informations,
une
attitude critique
exactement
à l'opposé de
cette "resolute
nonpartisanship" dont
s'enorgueillissent les écoles de journalisme. Mais on sent bien que,
pour ce vecteur du virus idéologique
qu'est
le journalisme
connivent
et complaisant vis à vis des puissants, "comprendre
le monde social, à commencer par le pouvoir
[est une] opération
qui n’est pas neutre socialement et qui remplit sans doute une
fonction sociale"(Bourdieu,
Questions
de Sociologie,
ii)
relève du fantasme le plus délirant.
Dans
son dernier ouvrage, Marie-José
Mondzain constate que "la
véritable urgence est bien pour nous celle du combat contre la
confiscation des mots, celle des images et du temps. Les mots les
plus menacés sont ceux que la langue du flux mondial de la
communication verbale et iconique fait peu à peu disparaître après
leur avoir fait subir torsion sur torsion afin de les plier à la loi
du marché. Peu à peu c’est la capacité d’agir qui est anéantie
par ces confiscations mêmes, qui veulent anéantir toute énergie
transformatrice"(Mondzain,
Confiscation
: des Mots, des Images et du Temps).
On
peut, en effet, considérer que cette
"era
of post-truth politics"
que le Brexit et
l'élection de Trump ont pleinement mis
en lumière
relève
d'abord d'une
"confiscation
des mots",
plus précisément, de la confiscation du sens des mots que nous
utilisons dans le jeu
du langage descriptif,
celui qui présuppose une correspondance
entre
les propositions
et
les faits
qu'elles
sont supposées
décrire38.
Sauf que,
d'une part,
c'est là un phénomène latent
dont
on ne peut pas
rendre
responsables
les
seuls
politiciens
(post-)modernes
dans la mesure où
le jeu
de langage de
l'administration de la Cité,
depuis toujours,
n'a que faire de la vérité,
encore moins de la véracité.
Et que, d'autre part,
on
ne peut pas non plus imputer son caractère manifeste à ces
fameux "réseaux sociaux" qui
ne
sont que la partie émergée d'un
iceberg
industriel
qui reflète
à lui seul toute la logique de l'économie
capitaliste
:
fabriquer
et distribuer
un
produit qui nécessite le
moins possible
de matière première, le
moins possible
de main d'œuvre, mais qui,
après conception, distribution et consommation,
génère les
plus gros
profits
possibles.
L'information
n'est
pas seulement l'un de
ces
produits,
mais elle est aussi un "méta-produit", un produit de
produits, un produit dont la production dérive des autres
productions comme leur reflet,
et un produit qui engendre les autres productions
comme une matrice.
Or,
dire qu'un phénomène est à la fois le reflet
et
la matrice
d'un
système économique, c'est reconnaître sa fonction idéologique.
Et c'est bien parce que l'information
a
une fonction idéologique
dans
le processus de justification et de promotion du capitalisme
qu'elle
est
bien trop importante pour être confiée à des amateurs : seuls ces
professionnels patentés et aguerris que sont les journalistes
sont
capables de l'assumer efficacement. Et
comme l'impératif économique
de
ce processus réclame que tous les moyens soient mis en œuvre pour
le réaliser, le journalisme
a
recours à
la mise en scène spectaculaire
de
l'information
en
la noyant dans un flux ininterrompu d'images
dont on déplore hypocritement,
par la suite,
qu'elles suscitent
plus
de réactions émotionnelles
que
de véritables réflexions
chez
ses consommateurs.
En ce sens, comme le dit Marie-José Mondzain, la "communication
verbale et iconique [subit]
torsion sur torsion afin de les plier à la loi du marché".
Car c'est bien cette "loi
du marché",
et non pas quelques internautes farfelus ou quelques politiciens
cupides, qui dévalue la vérité
comme
correspondance
avec les faits
et qui rend obsolète
la
véracité
comme
effort sincère pour dire le vrai, notamment lorsque l'industrie
journalistique prétend
se prévaloir du label "vérité" en faisant appel à des
experts
ou
à des fact-checkers
autant
préoccupés qu'elle de la rentabilité de leur information,
tout
particulièrement lorsqu'elle
s'enorgueillit de la productions de data
brutes
dont
la possible vérité
dissimule
mal l'absence de mise en perspective critique
et, par conséquent, l'interdiction faite aux consommateurs
d'informations
d'avoir le loisir
de penser. Or,
si on admet avec Aristote que c'est ce
loisir
propre à la réflexion par laquelle il s'évertue de
vivre le mieux possible et pas seulement à consommer
pour
survivre dans l'urgence de l'instant, qui fait
de l'être humain un "animal politique",
l'ère
de post-vérité dont
l'industrie
journalistique nous
rebat les oreilles confisque non seulement les mots
et les images,
mais aussi le temps.
Le temps
d'agir,
en l'occurrence. C'est donc bien notre "capacité
d’agir qui est anéantie par ces confiscations mêmes, qui veulent
anéantir toute énergie transformatrice".
Bref, la post-vérité,
c'est aussi la post-politique,
autrement dit, la post-humanité. Rejoignant Marie-José Mondzain sur ce point essentiel, Jacques Bouveresse n'a de cesse
de nous mettre en garde contre ce que trahit profondément ce symptôme commodément dénommé "post-vérité" : "quand on maltraite à ce point le
langage et pense, par conséquent, de façon aussi fautive, on ne
peut pas, simultanément, ne pas agir de façon immorale et même
criminelle : il y a tout lieu de s'attendre à ce que
l'absence totale de respect pour le langage s'accompagne d'une
absence de respect aussi complète pour l'être humain
lui-même"(Bouveresse,
Schmock
ou le Triomphe du Journalisme,
i). Ce n'est pas un hasard s'il se réfère souvent à celui qui écrivait que "le
national-socialisme n'a pas anéanti la presse, mais la presse a
produit le national-socialisme. [...] Ce sont des éditorialistes qui
écrivent avec du sang"(Kraus,
dritte
Walpurgisnacht).
1"Je
dis qu’un homme en a un autre sous son pouvoir, quand il le tient
enchaîné, ou quand il lui a ôté ses armes et les moyens de se
défendre ou de s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la
crainte, ou enfin quand il se l’est à ce point attaché par ses
bienfaits que celui-ci veut obéir aux volontés de son bienfaiteur.
[De la sorte] on tient l’Esprit aussi bien que le Corps, mais
seulement tant que dure la crainte ou l’espoir ; car, ces
sentiments disparus, l’esclave redevient son maître"(Spinoza,
Traité
Politique,
II, 10).
"Il
n’est pas de pouvoir qui ne doive une part de son efficacité à
la méconnaissance des mécanismes qui le fondent"(Bourdieu,
Questions
de Sociologie,
ii).
2En
tant que l'admiration fonctionne
toujours sur le mode du "c'est incroyable ! Et pourtant ...",
elle favorise le fractionnement de la conscience de l'admirateur
et, de ce fait, est un facteur de mauvaise foi (ne
pas croire ce que l'on sait), voire
de clivage
du moi au
sens freudien.
"Voyez
ce qui s’est passé au moment du déclenchement de la guerre en
Irak. La presse américaine la plus sérieuse s’est mise au
service d’une opération qui n’était pas autre chose qu’une
entreprise de propagande caractérisée. La puissance impériale
américaine a décidé de déclencher une guerre de conquête dont
elle avait besoin, sur la base de fausses informations, et elle a
bel et bien obtenu, pour ce faire, le concours de la presse. Pour
parler comme Kraus, dans un premier temps, on vous dit : « Il y a
des armes de destruction massive en Irak. » La presse l’écrit et
le public fait : « Ben, ça alors ! » Puis, le moment venu, on dit
: « Réflexion faite, non, il n’y avait pas d’armes de
destruction massive en Irak. » Le public dit à nouveau : « Ben,
ça alors ! » et tout recommence comme avant"(Bouveresse,
in
Magazine
Médiamorphoses,
n°16, avril 2006).
3Que
nous avons déjà évoqué supra
avec
René Girard.
4Je
me souviens d'une visite du pape Jean-Paul II en Afrique au cours de
laquelle un journaliste avait cru bon de lui demander ce que lui
inspirait le spectacle de la
misère. Très froidement, le pape lui a répondu que la misère
n'était pas un spectacle.
5Extraits
de l'article de Jacques Bouveresse consultables sur le
Blog de Claire.
6Comme
le remarque Platon, le porteur de doxa
n'est
jamais condamné à la doxa
: "l’âme
ne peut tirer aucun bénéfice des enseignements qui lui sont
dispensés avant que l’examen critique ait amené celui qui en est
l’objet à éprouver de la honte et l’ait débarrassé des
opinions [doxai]
qui font obstacle aux enseignements"(Platon,
le
Sophiste,
231c).
7Du
latin ob scæna, "devant
la scène". Un exemple aussi récent que significatif d'une telle obscénité nous est donné par l'écœurante scénographie du débat télévisé "de l'entre-deux-tours" de l'élection présidentielle française organisé par TF1 et France 2 le mercredi 3 mai 2017 (cf. le Spectacle des Préparatifs du Grand Débat : Coulisses, Décor et Température sur le site d'ACRIMED).
8Raison
pour laquelle Bourdieu préfère parler d'habitus plutôt
que d'idéologie :
"les
conditionnements associés à une classe particulière de conditions
d’existence produisent des habitus,
systèmes de dispositions durables et transposables [...]
en
tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de
représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur
but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise
expresse des opérations nécessaires pour les atteindre,
objectivement réglées et régulières sans être en rien le
produit de l’obéissance à des règles et, en étant tout cela,
collectivement orchestrées sans être le produit de l’action
organisatrice d’un chef d’orchestre [...] ; l'habitus
est une connaissance sans conscience"(Bourdieu,
Choses
Dites).
Et d'illusio
(contraction
latine de "in
ludo"
"dans le jeu")
plutôt
que d'illusion
:
"l’illusio,
c’est le fait d’être pris au jeu"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
v).
9Du
nom de l'être fictif, imaginé par
le physicien
James
Clark
Maxwell, qui mettrait en échec la loi de l'augmentation
irréversible de l'entropie (seconde loi de la thermodynamique
de Boltzmann)
en fournissant de l'énergie à un système afin de diminuer son
entropie (cf. Information,
Conatus et Entropie).
10Parce
que, justement, l'intentionnalité de
l'erreur ou du
mensonge supposerait,
en amont de l'information,
une coordination des acteurs qui nécessiterait une dépense
d'énergie (et d'argent) inutile.
11Après
l'avoir, le plus souvent d'ailleurs, déjà achetée à
une agence de presse avec, bien entendu, dans ce cas, l'impératif économique
de la rentabiliser.
Cela aussi, c'est nouveau : on n'est plus à l'époque où Harry
Blount et Alcide Jolivet suivaient pas à pas et au péril de leur
vie le dangereux périple de Michel Strogoff.
Certes, il existe encore un journalisme
qui, comme le souhaitait Karl Kraus, reste "l'œil
et l'oreille du monde, [...] l'avocat des faibles et de ceux qui
souffrent, éclaire avec le flambeau de la vérité l'activité des
fonctionnaires qui occupent des positions élevées"(Kraus,
die
Fackel,
577-582). Le "flambeau" (die
Fackel)
de Kraus, c'est le journalisme
satirique
(cf.
Rire,
Rigolade, Ricanement),
un journalisme
consistant
à "régler
au moins leur compte à des choses qui ne paraissent pas crédibles
ni respectables sans se croire nécessairement obligé de les
remplacer par autre chose"(Bouveresse,
Tradition
et Rupture : Ludwig Wittgenstein et Karl Kraus,
in
Wittgenstein
et la Critique du Monde Moderne).
Bref,,
comme
Michel Audiard le fait dire à Jean Gabin dans l'un de ses films,
"il
y a aussi des poissons volants, mais ce
ne sont pas les plus nombreux !".
12"Pressions",
encore une fois, au sens du "démon de Maxwell" et non pas
d'une infâme machination. Cela dit, même si "le
monde scientifique est le lieu d’une concurrence orientée par la
recherche de profits spécifiques (prix Nobel, prestige de la
découverte, etc.), remettant en question le[ur] “désintéressement”
[...] il n’y aurait pas beaucoup de vérités scientifiques si
l’on devait condamner telle découverte sous prétexte que les
intentions ou les procédés des découvreurs n’étaient pas très
purs"(Bourdieu,
Questions
de Sociologie,
ii). Cf., à ce propos, Feyerabend
et l'Anarchisme Épistémologique.
13Ce
que Paul Nizan appelait, de façon plus crue ou moins euphémisée,
des "chiens de garde" (sous-entendu "de l'ordre
établi"). Pour lui,
un "chien de garde" "ne
sert point le Vrai qui n'existe pas, l'Universel qui n'existe pas,
l'Éternel qui n'existe pas, mais la lutte contre une indignation et
une révolte qui se font jour. Elle sert à détourner les exploités
de la contemplation périlleuse pour les exploiteurs, de leur
dégradation, de leur abaissement. Elle a pour mission de leur faire
accepter un ordre en le rendant aimable, en lui conférant la
noblesse, en lui apportant des justifications"(Nizan,
les
Chiens de Garde,
iv).
14Comme
le dit encore
plus abruptement Frédéric
Lordon,
"un
système qui, le lendemain de l’élection de Donald Trump, fait
commenter l’événement par Christine Ockrent — sur France
Culture… — et le surlendemain par BHL interviewé par Aphatie,
n’est pas seulement aussi absurde qu’un problème qui voudrait
donner des solutions : c’est un système mort"(Lordon,
Politique
Post-vérité
ou Journalisme
Post-politique ?).
15Sa
devise : "Democracy needs journalism. Journalism needs
Poynter" (sic !)
16Auquel
Facebook demande systématiquement de débusquer les fake-news
sur
son réseau social. C'est tout
dire
!
17Derrière
cette pompeuse appellation, se cache une vulgaire ... école de
journalisme ! Qualifier
de "populist"
la
doxa
du
"common
man",
c'est-à-dire de la populace,
à l'égard de l'expertise,
trahit irrécusablement la
nature et la
fonction
de ladite expertise.
L'article
complet est consultable sur le
site du Poynter Institute.
18Avec,
toujours, cette même confusion conceptuelle entre truth et
veracity, ce qui en
dit long sur la profondeur épistémologique avec laquelle ces
professionnels de l'information prétendue vraie se
sont interrogés sur les enjeux de leur pratique.
19Aveu
implicite que ce n'était pas le cas avant ?!
20La
bonne conscience journalistique ne
se penche jamais, par exemple, sur ce paradoxe : comment peut-il se
faire que la cote de popularité d'un homme politique ne
soit jamais que
très marginalement affectée par les "révélations"
journalistiques mettant
en cause son honnêteté ? Tous les commentaires tournent toujours
autour du thème : les électeurs savent qu'il
est malhonnête, mais enfin
ils privilégient d'autres qualités qu'ils lui supposent. Il ne
vient pas à l'idée des
commentateurs que les
électeurs qui ont voté pour Trump en Amérique, qui s'apprêtent à
voter pour Fillon ou le Pen en France, le font, simplement, parce
qu'ils ne croient pas
un mot desdites "révélations" qu'ils prennent pour un
complot.
D'où, évidemment, la tentation des démagogues sus-nommés
d'exploiter à leur profit le complotisme de
leur électorat. Les
journalistes, si
prompts à débusquer et à vilipender le complotisme,
n'en font état qu'à ce stade, jamais en amont, ce qui serait
embarrassant pour eux !
21Consultable
sur le
site des Décodeurs.
22"1.
Nous donnons du contexte et des faits",
"3.
Rien n'est trop complexe pour être expliqué simplement",
"5.
Les données sont des informations, les informations sont des
données",
"6.
Nos sources sont accessibles en un clic",
"8.
L'information ne vaut que si elle est partagée",
"10.
Nous sommes au service de nos lecteurs".
23L'ancienne
version des Décodeurs se proposait déjà "de passer au
crible les propos des hommes et femmes publiques pour y démêler le
vrai du faux ". On voit que le gain de précision est
impressionnant !
24Vérité
dont
"le
principe pourrait s'énoncer : « l'actualité change tous les
jours, il doit par conséquent y avoir une vérité pour chaque jour
». Il reste vrai aujourd'hui que ce qui était vrai hier l'était
hier ; mais la vérité d'aujourd'hui n'est pas celle d'hier et n'a
par conséquent aucun lien d'implication ou de cohérence quelconque
avec elle. Les conséquences désastreuses qui résultent de cette
situation sont l'absence de toute espèce de recul et de distance
critique par rapport à l'événement, l'impossibilité d'accorder
aux questions essentielles le genre d'attention soutenue et de
traitement suivi qu'elles exigeraient et la disparition de toutes
les obligation que l'on pourrait avoir à l'égard de la
vérité"(Bouveresse,
Schmock
ou le Triomphe du Journalisme,
iii) .
25"Contrairement
à ce qu'on a cru au départ, le journal n'a pas été inventé pour
informer un lecteur curieux et désireux d'être éclairé sur la
marche des événements, mais beaucoup plus pour créer un nouveau
type de consommateur : le consommateur de nouvelles. La plus grande
partie du travail des médias vise bien plus à séduire le
lectorat, à vendre, à générer des profits qu'à dévoiler des
vérités à la fois importantes et gênantes"(Bouveresse,
à
quoi servent les Journalistes ?).
Interview
complète
consultable
sur le site Debriefing.
26Texte
consultable sur le
site d'ACRIMED.
27Il
y en a un autre : c'est quand des journalistes sont
mis en cause, condamnés, emprisonnés, torturés ou assassinés.
Certaines des circonstances dans lesquelles ils le sont, sont en
effet, révoltantes. La question que nous ne pouvons nous empêcher
de poser est : pourquoi l'indignation n'est-elle pas la même
lorsqu'il s'agit d'agriculteurs, d'ouvriers ou de chômeurs ?
28Exemples
: en France en 2005 (et en 2017 ?), en Grande-Bretagne, aux
États-Unis et en Italie en 2016.
30À
savoir : pousser encore plus loin l'intégration de la France dans
une zone marchande de "concurrence libre et non faussée",
sous-entendu (mais
bien entendu quand
même), non faussée par un droit protecteur du travailleur ou du
consommateur .
31De
l’anglais Internet meme, qui désigne une image, une vidéo
ou un texte repris et déclinés en masse sur Internet, le plus
souvent de manière humoristique.
32Article
complet consultable sur les
Blogs du Diplo.
33Derrière
cette pompeuse appellation, se cache une vulgaire ... école de
journalisme ! Qualifier
de "populist"
la
doxa
du
"common
man",
c'est-à-dire de la populace,
à l'égard de l'expertise,
trahit irrécusablement sa nature et sa fonction.
L'article
complet est consultable sur le
site du Poynter Institute.
34"C'est dans l'accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste la vérité ou la fausseté"(Wittgenstein, Tractatus, 2.222).
35Weber
avait bien vu que, s'il existe deux pôles éthiques opposés,
"l’éthique
de conviction [Gesinnungsethik],
par exemple du chrétien qui fait son devoir et s’en remet à Dieu
en ce qui concerne le résultat de son action, et [...]
l’éthique de responsabilité [Verantwortungsethik]
qui pense que nous devons répondre des conséquences prévisibles
de nos actes [...],
il n'existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci :
pour atteindre des fins bonnes,
nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec d'une part
des moyens moralement malhonnêtes ou, pour le moins, dangereux, et
d'autre part la possibilité ou encore l'éventualité de
conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire
non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement
bonne justifie des moyens et des conséquences moralement
dangereuses"(Weber,
le
Savant et le Politique,
ii).
36Ce
qui pose le préoccupant problème des sondages portant
sur les intentions d'agir
(par exemple les intentions de vote)
et qui, néanmoins, aux dires de leurs producteurs, sont des
"photographies de l'opinion". Sauf
qu'une "photographie"
est une représentation
portant sur le passé ou
sur le présent, donc
susceptible de vérité1
par confrontation avec un fait vérificateur.
D'où, premièrement, la
vérité statistique est
une vérité2
qui peut d'autant moins se
prévaloir de la qualité "photographique" que ladite
"photographie" est nécessairement floue, autrement
dit que sa qualité première
est de nature "nébuleuse" (d'ailleurs les statisticiens
parlent de "nuages de points" comme synonymes de "données
statistiques", ce qui
en autorisent certains à "lisser" ces "nuages",
autrement dit à "corriger" les données brutes en
prétextant tel ou tel biais).
Et, secondement, en tant que "photographies nécessairement
floues" portant sur le passé ou
sur le présent, les
sondages d'intention n'ont
absolument aucune valeur prédictive,
à moins d'admettre que les commentaires journalistiques
ne les
qualifient de "photographies" que
pour en camoufler la
fonction idéologique
qui est de spéculer sur le mimétisme de
la doxa naturellement
encline à se positionner par rapport à des modèles bien
identifiés (cf. René Girard),
auquel cas, ce seraient bien des prédictions,
mais auto-réalisatrices
celles-là. Cela
dit, "avec
ces prudences, adieu les commentaires turfistes des médias sur le
yoyo des cotes, la "hausse" d'un demi-point, l'"envolée"
d'un point ou plus ... Des courbes qui font le buzz, nourrissent les
reprises des confrères, stimulent la pub"(le
Canard Enchaîné,
5 avril 2017).
37"Le
travail n’assure que la survie de l’individu et de l’espèce.
L’œuvre et ses produits, le décor humain, confère une certaine
permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au
caractère fugace du temps humain. L’action, dans la mesure où
elle se consacre à fonder et à maintenir des structures
politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de
l’histoire [...]. Par la parole, l’agent s’identifie comme
acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il
veut faire"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
i).
38Comme
l'a souligné Bouveresse citant Adorno, "loin d'être des
phénomènes secondaires et anodins, les dévastations linguistiques
sont annonciatrices de dévastations beaucoup plus graves du point
de vue social et humain, et la critique du langage peut, par
conséquent, être, dans certains cas, la forme par excellence de la
critique sociale"(Bouveresse,
Kart Kraus et nous,
in Agone
n°34).
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