vendredi 7 avril 2017

POST-VERITE, POST-POLITIQUE, POST-HUMANITE (suite et fin).


Toutefois, les modalités de valorisation de l'information au sein d'un monde transformé en monde de l'économie capitaliste, peuvent varier : le spectacularisme est l'une de ces modalités. Le spectacularisme consiste en ce que l'information aime le spectacle tout comme le spectacle aime l'information. Depuis la nuit des temps, les dominants de tout poil se sont bien rendu compte que l'ignorance des dominés est une condition essentielle du maintien de leur pouvoir1. Car "ils savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'Admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité"(Spinoza, Éthique, I, app.). De ce point de vue, les jeux du cirques, les soi-disant "miracles", les cultes divers et variés, les fastes somptuaires, les discours rhétoriques, les émissions de télévision, les articles de journaux et le buzz sur Internet visent le même objectif : susciter l'admiration. Or, "il y a Admiration quand à l’imagination d’une chose l’Esprit demeure attaché, parce que cette imagination singulière n’a aucune connexion avec les autres2"(Spinoza, Éthique, III, déf. iv). La logique de la domination est rigoureuse : sans ignorance pas d'admiration et sans admiration le pouvoir chancelle. L'admiration est, depuis toujours, le ressort principal de la domination en général : il s'agit de multiplier, à l'intention des masses, les occasions d'admirer afin de les mieux abrutir et, in fine, de les mieux asservir. Ce qui, en revanche, est résolument nouveau, à notre époque (post-)moderne, c'est la notion de spectacle : "le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale"(Debord, la Société du Spectacle, §42). Autrement dit, le spectacle n'est pas simplement le théâtre de l'admiration. C'est le théâtre de l'admiration en tant qu'il est lui-même devenu une marchandise et, donc, en tant qu'il génère du profit. La nouveauté est bien là : les "mystères" médiévaux, les carnavals d'antan, les harangues des orateurs, les gesticulations délirantes des prophètes se suffisaient à eux-mêmes en ce qu'ils produisaient, gratuitement, l'effet de sidération souhaité. Tandis que le match de l'équipe nationale au stade, les joutes oratoires retransmises par la télévision, les images d'une catastrophe mises en ligne sur Internet, et même les simagrées pré-électorales, électorales et post-électorales ne sont accessibles qucondition d'acquitter un droit de péage. Ce qui est nouveau, c'est que l'information comme marchandise n'est nullement destinée à informer un public, mais plutôt, à induire, à travers son caractère spectaculaire, une accoutumance suffisante de celui-ci pour qu'il ressente le besoin de payer pour se la procurer. Le paiement de l'information par l'"informé" peut se faire directement, en acquittant le prix d'un journal ou le montant d'un abonnement à des chaînes de télévision ou à Internet, et/ou, indirectement, via le surcoût qu'entraîne, pour l'"informé" qui est aussi, accessoirement, consommateur, la nécessité économique pour le vendeur du bien ou du service que le consommateur est enclin à acheter, de payer au diffuseur de l'information l'espace publicitaire que ce dernier saura habilement imposer en contrebande en complément de ladite information. Tout le monde a encore en mémoire ces propos du PDG de TF1, Patrick Le Lay qui déclarait le 9 juillet 2004 au journal l'Expansion que "le métier de TF1, c'est d'aider Coca Cola, par exemple, à vendre son produit. […] Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible". On ne saurait être plus clair : l'aspect spectaculaire, c'est-à-dire admirable, de l'information, tout comme celui du magazine, du jeu, du débat, du concert, du show ou de la météo, n'est rien d'autre qu'une préparation à l'aspect spectaculaire, c'est-à-dire admirable, de la publicité qui va suivre. Bref, une bonne information n'est plus une information vraie (c'est-à-dire dont la conformité au fait vérificateur peut être attestée), non plus qu'une information vérace (c'est-à-dire qui est, au moins, sincèrement conforme à la croyance de l'informateur), mais une information spectaculaire. Comme le remarque Guy Debord, l'admiration, c'est-à-dire le ressort du spectacle, est lié à l'effet mimétique3 que produit l'échange marchand ostentatoire (par exemple au sein de ces immondes "zones commerciales") sur le consommateur abruti : "celui qui subit passivement son sort, [...] sera donc poussé vers la consommation de marchandises [...] par le besoin d’imitation qu’éprouve le consommateur [...] comme compensation d’un sentiment torturant d’être en marge de l’existence"(Debord, la Société du Spectacle, §219). Mais si l'information aime le spectacle, le spectacle aime tout autant l'information. On appellera cela la "publicité" ou bien "auto-promotion" selon que l'information porte sur un tiers spectacle (pouvant être celui d'un simple bien ou service nouveau sur le marché) ou bien sur l'information elle-même (tous les media ont pris l'habitude d'auto-promouvoir leur propre contenu). Les rapports bi-latéraux entre information et spectacle peuvent se résumer dans cette formule que les media connaissent bien pour l'employer ad nauseam : "créer l'événement". On ne saurait être plus explicite : il ne s'agit pas de rapporter l'événement, mais, proprement, de le créer4. "Créer l'événement", cela veut dire d'abord "qualifier un (pseudo-)fait d'événement" : "les véritables faits et les véritables événements sont constitués aujourd’hui par les représentations que l’on en construit et les récits que l’on en donne [...] les véritables événements sont les nouvelles qu’elle donne des événements"(Bouveresse, c'est la Guerre, c'est le Journal)5. Ensuite, cela veut dire qu'il importe d'habiller l'information d'une mise en scène suffisamment attractive pour qu'elle suscite l'admiration. Marcel Proust fait dire à Charlus à propos de la Grande Guerre : "les gens de l'arrière s'imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux"(Proust, le Temps Retrouvé, 2206). Enfin en faisant savoir aux sceptiques et aux réticents que la masses des "Autres" l'admirent déjà : "si nous venons à imaginer qu'une personne aime, désire ou hait quelque objet que nous-mêmes nous aimons, désirons ou haïssons, nous l'en aimerons, etc., d'une façon d'autant plus ferme"(Spinoza, Éthique, III, 31). Sauf que, insistons-y, le spectacle (post-)moderne n'est pas seulement l'"opium du peuple" dispensé généreusement par des médecins de Molière, mais plutôt le "joint du peuple" que celui-ci, pour satisfaire une addiction pathologique, doit acheter au prix fort à des dealers sans scrupule. Le spectacularisme n'est donc, finalement, qu'un des aspects les plus paroxystiques de l'économisme comme idéologie inhérente à la dégénérescence la plus récente du système capitaliste : créer et entretenir des accoutumances à grand renfort tapageur de publicité plus respectablement requalifiée en "communication". Et, comme il concerne toutes les marchandises, y compris, donc, l'information, on est tenté de conclure que ni la vérité ni même la véracité de l'information n'ont, désormais, plus la moindre importance pour personne.

En quoi on se tromperait. Car, si tel était le cas, on ne comprendrait pas la raison d'être de ces révoltes périodiques de la doxa6 contre l'erreur et, plus encore, contre le mensonge qui caractérisent le traitement économiste et spectaculariste de l'information. Comme l'écrit Bernard Williams, que nous avons déjà cité, "ces deux attitudes, l’attachement à la véracité et le soupçon à l’égard de la notion de vérité sont liées l’une à l’autre. Le désir de véracité induit un processus critique qui fragilise l’assurance qu’il y aurait une vérité sûre ou qui se puisse affirmer sans réserve"(Williams, Vérité et Véracité). En effet, c'est bien parce que la doxa en a assez d'être prise pour ce qu'elle est devenue, à savoir ce vecteur de contagion idéologique d'autant plus précieux et efficace que les menteurs professionnels la maintiennent dans l'ignorance, qu'elle exprime le profond dégoût que lui inspire une telle servitude en conjecturant rien moins qu'un complot contre la vérité et la sincérité : "dépossession : tel est peut-être le mot qui livre la meilleure entrée politique dans le fait social — et non pas psychique — du conspirationnisme. Car au lieu de voir en lui un délire sans cause, ou plutôt sans autre cause que l’essence arriérée de la plèbe, on pourrait y voir l’effet, sans doute aberrant, mais assez prévisible, d’une population qui ne désarme pas de comprendre ce qu’il lui arrive, mais s’en voit systématiquement refuser les moyens : accès à l’information, transparence des agendas politiques, débats publics approfondis (entendre : autre chose que les indigentes bouillies servies sous ce nom par les médias de masse), etc."(Lordon, le Symptôme d'une Dépossession, in le Monde Diplomatique, juin 2015). Le conspirationnisme ou complotisme, toujours dénoncé et condamné par l'idéologie, est l'effet statistique prévisible, d'une information qui délivre aux dominés l'obscénité7 futile d'un spectacle d'autant plus éblouissant qu'il a pour fonction de laisser dans l'ombre les coulisses où se trament les enjeux importants entre dominants. Or, nous dit Spinoza (cité par Lordon dans son article), "pouvoir tout traiter en cachette des citoyens, et vouloir qu’à partir de là ils ne portent pas de jugement, c’est le comble de la stupidité"(Spinoza, Traité Politique, vii, 27). De là, un jugement complotiste ou conspirationniste tout aussi stupide, puisqu'il supposerait, de la part des idéologues, une conscience lucide et cynique des conditions objectives de leur propre contribution au service de la classe dominante. Or "la principale activité [des idéologues] consiste à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet, [car] dans toute idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus dessous"(Marx, l’Idéologie Allemande). Autrement dit, les idéologues sont eux-mêmes, nécessairement, victimes de l'illusion qu'ils fabriquent et diffusent8. Plutôt que d'invoquer l'hypothèse, aussi improbable qu'inutile, d'une noire conspiration contre la vérité ou contre la sincérité, Bourdieu emploie souvent la métaphore du "démon de Maxwell"9 pour qualifier le fonctionnement réel des institutions au service de la justification, de la perpétuation et du renforcement des inégalités sociales. Parmi ces institutions, l'information occupe, on s'en doute, une place centrale qui lui permet d'agir "à la manière du démon de Maxwell : au prix de la dépense d’énergie nécessaire pour réaliser l’opération de tri, il maintient l’ordre préexistant, c’est-à-dire l’écart entre [individus] dotés de quantités inégales de capital culturel"(Bourdieu, Raisons Pratiques, ii). Bref, même dans contexte d'économisme et de spectacularisme exacerbés, l'information n'a pas à être intentionnellement10 fausse ou mensongère pour atteindre son objectif idéologique d'abrutissement des masses. Il faut et il suffit que les conditions matérielles de sa production soient celles où la probabilité d'avoir à garantir la vérité de l'information ou bien la sincérité de l'informateur, devient négligeable. Le "démon de Maxwell" sera, par exemple, l'exigence, pour un (dés-)informateur, d'être le premier à offrir sa marchandise sur le marché très concurrentiel de l'information11 afin, précisément, de "créer l'événement", de faire un scoop, de faire le buzz. D'où, dans le meilleur des cas, confrontation peu exigeante et rigoureuse de la représentation avec les faits, dans le pire des cas, pas de confrontation du tout et, dans tous les cas, faible probabilité pour que ladite information soit vraie1. Bref, bien que le soupçon généralisé de la doxa à l'égard de la vérité et de la sincérité de l'information soit loin d'être dénué de fondement, il n'y a, évidemment, pas de complot ourdi par les (dés-)informateurs dont les délires paranoïaques sont, en l'occurrence, la seule source du fantasme de complotisme qu'ils s'évertuent à dénoncer.

Une autre manifestation particulièrement intéressante de ce "démon de Maxwell", et d'autant plus intéressante qu'elle apparaît, au premier abord, être une autre forme de révolte contre l'erreur et le mensonge : c'est ce que nous appellerons l'expertisme. Confier une enquête à un "journaliste spécialisé" (une enquête économique à un journaliste économique, une enquête politique à un journaliste politique, etc.) ou, mieux, une analyse à un expert (tout particulièrement à un "politologue" ou à un "économiste"), cela revient, pour le (dés-)informateur, à dire à sa clientèle : "finies les plaisanteries, maintenant, c'est du sérieux !". Un peu comme un agriculteur pourrait dire : "finis les pesticides, maintenant, on fait du bio !". Ou un industriel automobile : "finies les émissions nocives, maintenant, on roule propre !". L'expert, c'est la caution vérité plus la caution véracité irrécusables. L'expert, lui, connaît la vérité sur ce qu'il dit (ce qui, par contre-coup, jette définitivement le discrédit sur ceux qui n'ont pas droit au titre d'expert) : la preuve, c'est que, premièrement il est diplômé de ceci et sur-diplômé de cela, deuxièmement qu'il enseigne dans la prestigieuse université de Machin et, troisièmement, qu'il appartient au Conseil d'Orientation Stratégique du Truc. Le plus souvent, il fait aussi partie d'un Comité d'Éthique, ce qui lève toute espèce de doute sur son profond désintéressement. Autant de signaux destinés à faire accroire que, non seulement il est porteur de vérité mais que, de surcroît, sa sincérité est au-dessus de tout soupçon. Le recours à l'expert est donc le dernier atout vérité dans la manche du (dés-)informateur pour clouer le bec aux sceptiques et aux critiques. Hélas pour lui, ça ne marche presque jamais. Et ce, pour trois raisons. Premièrement, s'il n'y a aucune raison de douter qu'un expert en économie ou en sciences politiques puisse être, toutes choses égales par ailleurs, ni plus ni moins compétent ou honnête qu'un expert en physique ou en biologie, en revanche, l'expert économiste ou politologue n'est d'aucun secours au (dés-)informateur quand il s'agit, pour ce dernier, de garantir la vérité-correspondance (vérité1) de ce qu'il avance. Certes, comme le dit Quine, "le caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de science"(Quine, le Mot et la Chose, §6). Mais encore faut-il s'entendre sur les critères de la scientificité. Or, il est clair que, si, comme nous l'avons développé supra, la conception de la vérité comme correspondance d'une représentation avec un fait vérificateur (vérité1) est une des conditions de possibilité de la confiance mutuelle sans laquelle il n'est pas "animal politique", alors "la totalité des propositions vraies constitue la totalité des [seules] sciences de la nature"(Wittgenstein, Tractatus, 4.11) dans le sens où la vérification n'est possible, rigoureusement parlant, qu'à condition que l'humain vérificateur soit sujet et le fait vérifié soit objet. Or, cette condition d'indépendance objective du fait par rapport à sa représentation, seules les sciences de la nature peuvent, dans le meilleur des cas (au moins en droit), la satisfaire. Ce qui n'implique d'ailleurs nullement l'absence de scientificité des sciences humaines (ou sociales). Mais, comme l'a montré Durkheim, que nous avons évoqué supra, la confrontation de leurs représentations avec les faits sociaux correspondants est statistique, c'est-à-dire holistique. Du coup, la vérité des sciences humaines (ou sociales) n'est pas la vérité-correspondance (vérité1) mais la vérité-cohérence (vérité2) dans les sens où, dans ces sciences, "une phrase vraie, c’est une phrase exprimée dans les termes d’un théorie complète avec les réalités que cette théorie postule"(Quine, le Mot et la Chose, §6), ce qui légitime pleinement la méthode compréhensive de la sociologie wéberienne consistant, non pas à établir des correspondances objectives avec des faits sociaux, mais à les interpréter et à les commenter. Donc, même à supposer qu'ils soient axiologiquement neutres au sens de Weber, nos experts en politique ou en économie sont, par nature, incapables de vérité1. Du coup, s'ils prétendent le contraire, c'est, ou bien qu'ils sont incompétents ou bien qu'ils mentent. De plus, deuxième raison pour laquelle le recours à l'expert n'atteint pas son objectif, on a quand même quelques raisons de douter de la neutralité axiologique des experts en sciences sociales. On peut aussi, d'ailleurs, faire peser ce soupçon sur tous les experts scientifiques en général : lorsqu'un expert en physique nucléaire vient sur un plateau de télévision pour nous certifier qu'en France, une catastrophe du genre de celle de Tchernobyl ou de Fukushima est inconcevable, on se doute que, même à supposer que cela soit vrai1, ledit expert subit, de toutes les manières, des "pressions" (c'est-à-dire les chantages, avérés, fantasmés ou anticipés) politiques et économiques considérables12. A fortiori, lorsqu'un expert en économie explique doctement à quel point la dette publique "plombe" l'avenir de nos enfants, le problème ne réside pas seulement dans les "pressions" externes mais aussi dans des conditionnements internes : l'expert en sciences de la nature peut être enjoint de ne pas dire ou, du moins, d'édulcorer la conclusion vraie1 d'un processus de recherche, tandis que l'expert en sciences de l'homme infléchira, dès les prémisses, son raisonnement dans le sens d'une cohérence exigée par la vérité2, notamment à travers la sélection ou l'interprétation plus ou moins conscientes des faits sociaux. Bref, ce sont tous les biais axiologiques propres aux sciences de la nature plus quelques autres bien spécifiques qui pèsent sur les épaules de nos experts ès-sciences sociales. Raison pour laquelle leur sincérité est encore moins probable que celle de leurs confrères scientifiques. Pour Bourdieu, il est clair qu'"une bonne partie de ceux qui se désignent comme sociologues ou économistes sont des ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de fournir aux membres de la classe dominante la connaissance pratique ou demi-savante dont ils ont besoin pour rationaliser leur domination, c’est-à-dire à la fois de renforcer et de légitimer les mécanismes qui l’assurent. [Car], tandis que les dominés ont intérêt à la découverte du mécanisme social comme loi historique qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de son fonctionnement, les dominants ont intérêt à ce que ce mécanisme demeure inconscient"(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii). En d'autres termes, ces "ingénieurs sociaux"13 sont naturellement enclins à entretenir un rapport de connivence et de complaisance à l'égard des pouvoirs, quels qu'ils soient et ce, pour la bonne raison qu'ils sont du même côté de l'idéologie, en l'occurrence, du côté de la domination qui a intérêt à la sécréter. Troisième et dernière raison pour laquelle le recours à l'expertise manque souvent son but, c'est qu'"il est très fréquent que des intellectuels s’autorisent de la compétence qui leur est socialement reconnue pour parler avec autorité, bien au-delà des limites de leur compétence technique, en particulier dans le domaine de la politique"(Bourdieu, Questions de Sociologie, v). L'argument de l'expert en sciences sociales, dont la crédibilité est déjà entamée par son incapacité épistémique à participer à l'établissement de la vérité-correspondance et par les soupçons qui pèsent sur sa neutralité axiologique, devient souvent un argument d'autorité : c'est alors le "monde de la culture" qui exprime sa condescendante supériorité sur la doxa, inculte par définition. Les élections américaines de l'automne 2016 et les commentaires hystériques qui les ont précédées et se sont ensuivis montrent de manière caricaturale à quel point ce type de contribution est, pour le (dés-)informateur qui tente de sauver la vérité ou la véracité de son information en produisant un spectacle dont la nullité n'a d'égal que sa prétention14, dans le meilleur des cas, sans effet, et, dans le pire, contre-productif. Les (dés-)informateurs professionnels et officiels en sont, d'ailleurs, pleinement conscients. Témoin le cri de rage de ce journaliste du très politycally correct15 Poynter Institute for Media Studies16 : "for populists on both sides of the Atlantic, "expert" is now an expletive, a synonym for out-of-touch elitists swindling the common man. [...] If expertise really is moribund, then fact-checking must at least be down with a heavy flu. The journalistic endeavor of adjudicating the veracity of public claims on the basis of the best possible evidence cannot be sustained if no one trusts expert sources"(Alexios Mantzarlis, what does “the Death of Expertise” mean for Fact-Checkers?)17.

En tout cas, ce genre de réaction ne saurait manifester plus explicitement la plus récente des névroses obsessionnelles du monde de la (dés-)information, celle du fact-checking. Le fact-checking, comme le dit excellemment notre journaliste étasunien, consiste donc, pour le (dés-)informateur, en un effort désespéré "of adjudicating the veracity of public claims on the basis of the best possible evidence"18. Concrètement, qu'est-ce que cela signifie ? Comment un système global d'information idéologiquement réduit par son économisme à un spectacularisme abrutissant peut-il, sérieusement, affirmer "maintenant, on vérifie les faits"19 sans que certains parmi les manipulés crient à nouveau au complot et, comme ce fut le cas à propos des experts, trouvent la ficelle un peu grosse20 ? À titre d'exemple, voyons un peu quel est le modus operandi du quotidien français de référence le Monde en matière de fact-checking : il crée un site web intitulé "les Décodeurs" dont la devise est "venons-en aux faits" (sic !) et dont la charte21 énonce dix (re-sic !) principes. À côté des "principes" destinés à enfoncer les portes ouvertes de la bienséance commerciale22 (post-)moderne, l'un d'eux, et l'un d'eux seulement, nous parle de la vérification des informations par les faits : "2. Nous vérifions informations et déclarations publique". Certes, mais encore ? "Les Décodeurs sont tournés vers la vérification factuelle. Les assertions – qu'elles proviennent de politiques ou d'autres acteurs publics – sont vérifiées et contextualisées". Oui, mais encore ? Cette formulation, au-delà de la répétition incantatoire de la notion de vérification, invite à cliquer sur le mot "vérification" en forme d'hyper-lien qui permet d'accéder à un outil informatique ("Décodex") nous engageant à "entre[r] l’adresse (URL) d’une page Web ci-dessous ou le nom d’un site pour savoir si la source de l’information (c’est-à-dire celui ou celle qui la diffuse) est plutôt fiable ou non". Fermons le ban. On n'en saura pas plus sur ce qu'entend le Monde par "vérifier ses informations"23. En revanche, les trois "principes" restants ("4. Le texte n'est qu'une option pour raconter l'information", "7. L'unité ce n'est pas l'article, c'est l'information", "9. Une information est un élément de la conversation sur les réseaux sociaux") sont particulièrement éclairants. Le principe 4 précise que "si un graphique explique mieux un sujet qu'un texte, nous choisirons le graphique. Les informations peuvent souvent être racontées en graphes, en données ou en vidéo ". Si la proposition descriptive n'est, en effet, pas la seule forme possible pour une représentation en général, nous ignorions que sa correspondance avec un fait vérificateur devait être "racontée" ... comme une histoire ? Chassez le spectacularisme par la porte, il revient par la fenêtre ! Par ailleurs, le développement du principe 7 énonce : "nous n'attendons pas pour publier une information pertinente d'avoir fini de rédiger un long article. Ce qui compte, c'est cette information, si elle permet d'éclairer un débat. Aussi, la donnons-nous dès qu'elle est fiable et vérifiée, sur le support le plus adéquat. Nous assemblerons ensuite ces « briques » d'information". Bref, lorsque la pression économique due à la concurrence se fait un peu trop sensible, on publie d'abord et on vérifie ensuite (si on a le temps) : ce n'est plus du fact-checking, c'est du fast-checking ! Ça aussi, c'est résolument nouveau ! Et puis, qu'est-ce que ça veut dire "7 - L'unité ce n'est pas l'article, c'est l'information" ? En quoi une information partielle, superficielle, non encore vérifiée, susceptible d'être amendée, démentie ou contredite, possède-t-elle une unité autrement que dans et par l'article qui la mentionne ? L'information a-t-elle, pour le Monde, le statut éternel, immuable et parfait qu'avaient les idées dans le monde intelligible (topos noètos) de Platon ? Les journalistes du Monde sont-ils donc des philosophes qui s'ignorent ? Mais c'est encore le principe d'après lequel "9. Une information est un élément de la conversation sur les réseaux sociaux" qui est le plus significatif. Surtout lorsqu'il indique, sans rire : "nous cherchons à répondre aux questions, aux polémiques, à mesure qu'elles se forment sur les réseaux sociaux. Nous sommes à l'écoute de nos lecteurs et de leurs besoins d'explications face à l'actualité". C'est-à-dire que, de la même façon qu'Al Capone n'entendait pas lutter contre le trafic d'alcool mais plutôt le monopoliser pour son propre compte, de la même façon, le Monde reconnaît qu'il ne s'agit pas tant, à travers ces fastidieuses contorsions sémantiques, d'éviter que ses lecteurs soient tentés de recourir aux réseaux sociaux pour s'informer, mais plutôt d'éviter qu'ils le fassent d'une autre manière qu'en consultant les sites de (ou sponsorisés par) l'honorable quotidien du soir. Cela dit sans arrière pensée commerciale, bien entendu. Et tant pis pour la contradiction avec le fantasme journalistique selon lequel "les fausses nouvelles [seraient] devenues virales grâce aux réseaux sociaux"(Patrick Michel, "Post-Vérité" et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles). Bref, la prétention à une soi-disant vérification rigoureuse de leurs (dés-)informations n'est qu'un enfumage supplémentaire, une escroquerie intellectuelle de plus de la part des (dés-)informateurs dont "on finirait presque par se demander si l’indigence d[es] réactions ne condamne pas ce système plus sûrement encore que l’absence de toute réaction"(Lordon, Politique Post-vérité ou Journalisme Post-politique ?). Comme l'explique satiriquement Frédéric Lordon dans une séquence de là-bas si j'y suis, il y a de quoi rester perplexe lorsqu'on entend Épiménide, le Crétois, claironner que tous les Crétois sont des menteurs !

À travers cet économisme, ce spectacularisme, ce complotisme, cet expertisme et cette obsession du fact-checking qui caractérisent l'industrie de la (dés-)information au point de lui faire perdre complètement les pédales et de lui faire scier la mince branche de crédibilité à laquelle elle se raccroche désespérément, ce qui est en jeu, ce sont donc, d'abord, les intérêts à très court terme des grands cartels de l'édition journalistique et des media de masse, autrement dit de cette fraction de la grande bourgeoisie "à l’intérieur de [laquelle], l’une des parties présente ses penseurs attitrés, les idéologues actifs et conceptifs"(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande), en l'occurrence, les journalistes. Si nous entrons, en effet, aujourd'hui dans une "post-truth era", c'est, vraisemblablement à leur conception très particulière de la vérité24 et de ses enjeux journalistiques25 que nous le devons et non pas aux dérapages imbéciles de quelques internautes marginaux qui ne font rien d'autre que s'engouffrer comme des moutons de Panurge dans une brèche déjà grand ouverte. Dès lors, l'idée, propagée ad nauseam par la gent journalistique dominatrice et sûre d'elle que les réseaux sociaux seraient les principaux, sinon les seuls, responsables de la circulation des fake-news est une fake-new de plus. Et, de loin, la plus significative car, comme le souligne Patrick Michel, "à bien y regarder, l’ère de la « post-vérité » ne se singularise donc pas essentiellement par une attitude radicalement différente du public par rapport à la vérité (qui reste à démontrer), mais bien par la perception par les journalistes que l’opinion ne les suit plus. On pourrait même donner une assez bonne définition de l’ère de la « post-vérité » comme période au cours de laquelle les électeurs votent contre les options électorales soutenues par la majorité des grands médias. Et ce n’est pas un hasard si une grande partie des articles traitant de « fake news » ou de « post-vérité » font un lien direct avec les événements électoraux récents, preuves douloureuses, administrées à plusieurs reprises en 2016, que les médias ne font pas l’élection, en tout cas certainement pas tout seuls"(Patrick Michel, "Post-Vérité" et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles)26. Même si les relations de la doxa (ce que l'auteur appelle "le public") se sont récemment modifiées dans le sens d'un soupçon d'une fréquence et d'une intensité inouïes (nous pensons avoir montré qu'il ne pouvait guère en être autrement) à l'égard de la vérité et de la véracité, il reste que, en effet, le mal absolu27, du point de vue des intérêts de l'institution journalistique, c'est "que l’opinion ne les suit plus". Et la preuve (pense-t-elle) que la doxa est de plus en plus méfiante à son égard, c'est que "les électeurs votent contre les options électorales soutenues par la majorité des grands médias"28. D'où l'inférence : s'ils ne sont pas influencés (mécaniquement, causalement, cela va de soi) par les bons arguments (les leurs, forcément), c'est qu'ils le sont (tout aussi mécaniquement ou causalement) par les mauvais arguments (véhiculés, bien sûr, par les seuls réseaux sociaux). C.Q.F.D. Il ne leur viendrait pas à l'esprit que, comme nous le disions dans un autre article29, si, malgré la campagne de harcèlement médiatique unilatéral qui a été celle des partisans du "oui" lors du référendum de 2005 en France pour ou contre le traité constitutionnel européen, les électeurs n'ont pas été convaincus majoritairement de voter "oui", ce n'est pas parce que la mécanique du "oui" s'est enrayée, c'est parce que l'intention stratégique des partisans du "oui"30 a été éventée et mise en échec. En d'autres termes, les électeurs français ont, majoritairement, refusé de jouer le rôle qu'on souhaitait leur faire jouer en les abrutissant au point, pensait-on imprudemment, de leur faire perdre de vue que ce jeu de langage, dont les principes sont consignés dans le Traité de Rome de 1957, avait été inventé par et pour les dominants qui n'ont eu de cesse, depuis lors, de remanier sans scrupules ses règles à leur seul profit. Et l'idéologie journalistique de déplorer après cela, et avec la plus répugnante des mauvaises fois, que les dominés n'aient pas joué conformément auxdites règles ! Or, à défaut de maîtriser des règles qui avaient été conçues pour qu'ils ne les comprennent pas, les vainqueurs ont gagné parce qu'ils ont, en tout cas, lu à livre ouvert dans le jeu de leurs adversaires. Si l'idéologie, parfois, échoue, c'est parce que son "travail collectif de dénégation [est] soutenu par un ensemble d’institutions, dont la première et la plus puissante est le langage"(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi), et que "c’est dans le langage que les hommes s’accordent ; cet accord n’est pas un consensus d’opinion mais de forme de vie"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §241). C'est en ce sens qu'Aristote qualifie indistinctement l'homme de zoôn politikon, d'"animal politique" ou de zôon logon ekhôn, d'"animal possédant le langage". Oui mais voilà : tout "jeu" suppose un "enjeu" et la forme de l'"enjeu", c'est toujours le gain. On voit aisément les conséquences qu'on peut et doit en tirer quand il s'agit d'un jeu de langage dont l'existence est indissociable de la forme de vie spécifiquement humaine, autrement dit de la nature politique de l'être humain. Bref, à trop vouloir dominer l'adversaire dans un jeu qu'on a inventé pour en être le gagnant presque à coup sûr et dont, au surplus, on remanie les règles chaque fois qu'on risque de perdre cet avantage, il arrive aussi que l'adversaire, miraculeusement dessillé, tire toutes les conséquences tactiques de cette situation. Miraculeusement, car "c’est seulement par exception, notamment dans les moments de crise, que peut se former, chez certains agents, une représentation consciente et explicite du jeu en tant que jeu"(Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 2). Raison pour laquelle les révolutions sont (trop) rares. Et, qu'en règle générale, le déni idéologique de réalité remplit plutôt efficacement sa fonction. Voilà pourquoi "tous les candidats malheureux de 2016, des gens bien sous tous rapports, du genre honnête et rationnel, auraient perdu les élections à cause d’une dangereuse épidémie de « fausses nouvelles », de vidéos virales et de mèmes31. Le problème après tout n’est pas tant que le capitalisme navigue en eaux troubles. Il est toute façon de mauvais goût de discuter de son naufrage imminent dans la bonne société. Non, la préoccupation principale, c’est bien plutôt ces folles rumeurs qui imaginent des icebergs géants à l’horizon"(Evgueni Morozov, les Vrais Responsables des Fausses Nouvelles)32.

Car, comme nous avons essayé de le suggérer dans la première partie de cet article, c'est bien l'humanité, la nature humaine, qui, au fond, est en jeu dans cet aspect lexical et sémantique du naufrage du capitalisme. En effet, "ce que le journalisme « de combat » contre la post-vérité semble donc radicalement incapable de voir, c’est qu’il est lui-même bien pire : un journalisme de la post-politique — ou plutôt son fantasme. Le journalisme de la congélation définitive des choix fondamentaux, de la délimitation catégorique de l’épure, et forcément in fine du gardiennage du cadre. La frénésie du fact-checking est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à discuter, hormis des vérités factuelles. La philosophie spontanée du fact-checking, c’est que le monde n’est qu’une collection de faits et que, non seulement, comme la terre, les faits ne mentent pas, mais qu’ils épuisent tout ce qu’il y a à dire du monde"(Lordon, Politique Post-vérité ou Journalisme post-Politique ?). Que le vecteur journalistique de l'idéologie soit à ce point obsédé par la présence d'un label "vérité" accroché à sa production éditoriale, ne révèle pas seulement l'hypocrisie (et donc l'absence de véracité) et le déni de réalité (et donc l'absence de vérité) qui caractérise le discours de ses auteurs, mais c'est aussi l'expression d'une conception très précise de la nature politique de l'être humain. Comme le dit Frédéric Lordon, "la frénésie du fact-checking est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à discuter, hormis des vérités factuelles". Que dit notre journaliste-type du Poynter Institute ? "Fact-checkers should explain patiently and with resolute nonpartisanship why a claim is false. I think they have to be resolutely nonpartisan and show that they are willing to show to fact-check all sides"(Alexios Mantzarlis, what does “the Death of Expertise” mean for Fact-Checkers?)33. C'est-à-dire que si l'industrie éditoriale entend monopoliser la production de la vérité, c'est, à court terme, parce que toute autre source de production d'information lui enlève des parts de marché et donc minimise ses profits. D'où ses deux arguments de marketing : 1) nous, on fait appel à des experts et 2) nous, on pratique le fact-checking. Mais à long terme, la fonction idéologique d'un tel discours n'est pas moins évidente puisqu'il s'agit, de l'aveu-même de son auteur d'"explain patiently and with resolute nonpartisanship why a claim is false". Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Comment va-t-on s'y prendre pour fact-checker une proposition portant sur le futur, ce qu'est, par définition, a claim, une proposition revendicative ? "Puisque les propositions sont vraies en tant qu'elles se conforment aux choses-mêmes, il en résulte évidemment que si ces dernières se comportent de manière indéterminée et sont en puissance de contraire, il en sera nécessairement de même pour les propositions contradictoires correspondantes"(Aristote, de l'Interprétation, 19b). Or, le futur, du latin "futurum esse", "ce qui doit être", donc ce qui n'est pas encore, est, encore une fois par définition, nécessairement indéterminé. Dès lors, une proposition portant sur le futur (pour ne rien dire des affirmations faites sur le mode conditionnel dont le journalisme use et abuse pour, justement, soustraire à la vérification ce que, pourtant, elles laissent entendre) ne peut être ni vraie ni fausse. Elle ne décrit rien du tout. Ce qui montre, au passage, le profond ridicule de l'argument pro-remain devenu une scie lors de la récente campagne référendaire britannique : il faut dire la vérité sur les conséquences de la sortie de la Grande-Bretagne. Car les conséquences d'une action appartiennent à l'action elle-même et, comme le dit Hannah Arendt, "toute action, bonne ou mauvaise [...] détruit nécessairement le cadre des structures prévisionnelles [puisque] les prévisions de l’avenir ne sont jamais que les projections des automatismes et des processus du présent, autrement dit de ce qui se produira probablement si les hommes s’abstiennent d’agir"(Arendt, du Mensonge à la Violence, iii). Bref, "expliquer patiemment et de manière non-partisane pourquoi une revendication est fausse" n'a strictement aucun sens34. On peut, à la rigueur, expliquer à quelqu'un que sa revendication est mauvaise, mais non pas qu'elle est fausse. Et pour expliquer qu'elle est mauvaise, c'est un point de vue éthique et non pas épistémique qu'il faut adopter35. On peut confronter une représentation présente avec un fait présent ou un fait passé, mais certainement pas avec un fait futur, c'est-à-dire un "fait" qui, par définition, n'existe pas encore. A contrario, penser que cela est possible, c'est spéculer implicitement (et, hélas, inconsciemment) sur un monde figé, sans action, sans initiative humain : "agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l'indique le grec arkheïn, commencer, guider, et éventuellement, gouverner) mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere). Parce qu'ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l'action : initium ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit ("pour qu'il y eût un commencement fut créé l'homme avant qui il n'y avait personne") dit Saint Augustin dans sa philosophie politique"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1)36. On sait qu'Arendt qualifie de "totalitaire" un tel néant politique : "le mal radical est, peut-on dire, apparu avec un système où tous les hommes sont, au même titre, devenus superflus [...]. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus dans les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop"(Arendt, le Système Totalitaire, iii).

Donc, effectivement, comme le dit Lordon, "la frénésie du fact-checking est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à discuter, hormis des vérités factuelles". Nous avons été amenés à dire que, sans conception de la vérité entendue comme correspondance d'une représentation avec un fait (vérité1), il n'y a pas de véracité ni donc de crédibilité possible pour le langage descriptif et, in fine, pour la base du lien social humain, qui est un lien fondamentalement politique (au sens d'Aristote). Mais une condition nécessaire n'est pas toujours suffisante. C'est le cas ici. Sans la vérité1, il n'y a pas de théorie possible et donc pas non plus de cadre conceptuel possible pour coordonner les actions des hommes à l'égard de leur environnement naturel ou social. Sans vérité1, il n'y a, pour reprendre des catégories chères à Arendt37, pas de travail ni d'œuvre envisageables. Seulement, ce n'est ni par le travail ni par l'œuvre que nous devenons, à proprement parler, des "animaux politiques" : "c'est par la parole et l'action que nous nous insérons dans le monde humain [...]. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail, par la nécessité, nous n'y sommes pas engagés par l'utilité comme à l'œuvre"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1). Bref, même à supposer que ce soit, d'une part crédible, d'autre part possible, circonscrire idéalement la production industrielle d'informations au seul énoncé de vérités factuelles, c'est avouer, ainsi que Frédéric Lordon le souligne, "que le monde n’est qu’une collection de faits et que, non seulement, comme la terre, les faits ne mentent pas, mais qu’ils épuisent tout ce qu’il y a à dire du monde". Or, bien que "le monde se décompose en faits"(Wittgenstein, Tractatus, 1.2) et que ces faits soient les seuls vérificateurs possibles dans le cadre de ce jeu de langage fondamental consistant à énoncer une proposition descriptive dont la valeur sera vrai1 ou faux1 et dont la totalité, nous dit Wittgenstein, est coextensive à la totalité des sciences de la nature, pour autant, "à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52). Bref, les faits sont bien loin d'épuiser "tout ce qu’il y a à dire du monde", et, notamment, du monde humain, c'est-à-dire du monde politique. Rien n'est plus insupportable car inhumain que ces séquences d'informations factuelles dont on sent que l'industrie de l'information est très fière de les exhiber au motif que, décrivant un aspect peu reluisant de ce capitalisme avec lequel elle se sent pourtant de fortes affinités, on lui saura gré de les avoir révélées. Séquences au cours desquelles, par exemple, le journaliste égrène sans vergogne les chiffres des rémunérations annuelles des grands patrons du Cac 40 ou les écarts de richesse moyenne entre populations situées dans les pays de l'OCDE et les autres. De telles séquences se voudraient "critiques" sur le mode du : "mais regardez-moi donc cette horreur !". Sauf que "aussi longtemps que la critique reste complètement impersonnelle et générale, elle ne se distingue pas réellement d'une forme de complicité indirecte puisqu'elle ne peut, précisément, gêner personne"(Bouveresse, Schmock ou le Triomphe du Journalisme, i). Même à supposer que ces chiffres soient vrais1, Lordon a raison de dire qu'on est passé insensiblement de la politique post-vérité (ces infâmes politiciens modernes qui mentent comme ils respirent, ce qui, on l'a vu, est résolument nouveau) à la vérité post-politique. : "le problème est que cette vérité post-politique, opposée à la politique post-vérité, est entièrement fausse, que des faits correctement établis ne seront jamais le terminus de la politique mais à peine son commencement, car des faits n’ont jamais rien dit d’eux-mêmes, rien ! Des faits ne sont mis en ordre que par le travail de médiations qui ne leur appartiennent pas. Ils ne font sens que saisis du dehors par des croyances, des idées, des schèmes interprétatifs, bref, quand il s’agit de politique, de l’idéologie"(Lordon, Politique Post-vérité ou Journalisme post-Politique ?). Car c'est là, en effet, qu'éclate l'utilité de la vérité-cohérence ou vérité2 des propositions qui ne portent pas directement sur des faits, et, donc, qui ne sont pas vérifiables par eux, mais qui mettent en perspective des propositions vraies1 ou fausses1 pour les mettre en perspective, les agencer en des corpus cohérents dont la valeur n'est pas la seule vérité1, c'est-à-dire factuelle, mais une valeur critique. Allons, plus loin : il nous semble inimaginable que la production de telles vérités1 au sujet des rémunérations comparées des uns et des autres ne donne pas lieu à la certitude intime (vérité3), en tout être humain normalement constitué, à une réaction indignée. En ce sens, le commentaire "nous venons de donner un exemple frappant de ce qu'est l'injustice sociale" ou la réaction "mais, c'est scandaleux !" possèderaient une forme de vérité (vérité2 ou vérité3) qui serait tout autre que factuelle tout en dérivant néanmoins de la vérité factuelle (vérité1). C'est d'ailleurs ainsi que procèdent les sciences humaines ou sociales. Par exemple, la sociologie lorsqu'elle "dévoile des choses cachées et parfois refoulées comme la corrélation entre la réussite scolaire (que l’on identifie à l’“intelligence”) et l’origine sociale"(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii). Ce qui suppose, de la part des producteurs d'informations, une attitude critique exactement à l'opposé de cette "resolute nonpartisanship" dont s'enorgueillissent les écoles de journalisme. Mais on sent bien que, pour ce vecteur du virus idéologique qu'est le journalisme connivent et complaisant vis à vis des puissants, "comprendre le monde social, à commencer par le pouvoir [est une] opération qui n’est pas neutre socialement et qui remplit sans doute une fonction sociale"(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii) relève du fantasme le plus délirant.

Dans son dernier ouvrage, Marie-José Mondzain constate que "la véritable urgence est bien pour nous celle du combat contre la confiscation des mots, celle des images et du temps. Les mots les plus menacés sont ceux que la langue du flux mondial de la communication verbale et iconique fait peu à peu disparaître après leur avoir fait subir torsion sur torsion afin de les plier à la loi du marché. Peu à peu c’est la capacité d’agir qui est anéantie par ces confiscations mêmes, qui veulent anéantir toute énergie transformatrice"(Mondzain, Confiscation : des Mots, des Images et du Temps). On peut, en effet, considérer que cette "era of post-truth politics" que le Brexit et l'élection de Trump ont pleinement mis en lumière relève d'abord d'une "confiscation des mots", plus précisément, de la confiscation du sens des mots que nous utilisons dans le jeu du langage descriptif, celui qui présuppose une correspondance entre les propositions et les faits qu'elles sont supposées décrire38. Sauf que, d'une part, c'est là un phénomène latent dont on ne peut pas rendre responsables les seuls politiciens (post-)modernes dans la mesure où le jeu de langage de l'administration de la Cité, depuis toujours, n'a que faire de la vérité, encore moins de la véracité. Et que, d'autre part, on ne peut pas non plus imputer son caractère manifeste à ces fameux "réseaux sociaux" qui ne sont que la partie émergée d'un iceberg industriel qui reflète à lui seul toute la logique de l'économie capitaliste : fabriquer et distribuer un produit qui nécessite le moins possible de matière première, le moins possible de main d'œuvre, mais qui, après conception, distribution et consommation, génère les plus gros profits possibles. L'information n'est pas seulement l'un de ces produits, mais elle est aussi un "méta-produit", un produit de produits, un produit dont la production dérive des autres productions comme leur reflet, et un produit qui engendre les autres productions comme une matrice. Or, dire qu'un phénomène est à la fois le reflet et la matrice d'un système économique, c'est reconnaître sa fonction idéologique. Et c'est bien parce que l'information a une fonction idéologique dans le processus de justification et de promotion du capitalisme qu'elle est bien trop importante pour être confiée à des amateurs : seuls ces professionnels patentés et aguerris que sont les journalistes sont capables de l'assumer efficacement. Et comme l'impératif économique de ce processus réclame que tous les moyens soient mis en œuvre pour le réaliser, le journalisme a recours à la mise en scène spectaculaire de l'information en la noyant dans un flux ininterrompu d'images dont on déplore hypocritement, par la suite, qu'elles suscitent plus de réactions émotionnelles que de véritables réflexions chez ses consommateurs. En ce sens, comme le dit Marie-José Mondzain, la "communication verbale et iconique [subit] torsion sur torsion afin de les plier à la loi du marché". Car c'est bien cette "loi du marché", et non pas quelques internautes farfelus ou quelques politiciens cupides, qui dévalue la vérité comme correspondance avec les faits et qui rend obsolète la véracité comme effort sincère pour dire le vrai, notamment lorsque l'industrie journalistique prétend se prévaloir du label "vérité" en faisant appel à des experts ou à des fact-checkers autant préoccupés qu'elle de la rentabilité de leur information, tout particulièrement lorsqu'elle s'enorgueillit de la productions de data brutes dont la possible vérité dissimule mal l'absence de mise en perspective critique et, par conséquent, l'interdiction faite aux consommateurs d'informations d'avoir le loisir de penser. Or, si on admet avec Aristote que c'est ce loisir propre à la réflexion par laquelle il s'évertue de vivre le mieux possible et pas seulement à consommer pour survivre dans l'urgence de l'instant, qui fait de l'être humain un "animal politique", l'ère de post-vérité dont l'industrie journalistique nous rebat les oreilles confisque non seulement les mots et les images, mais aussi le temps. Le temps d'agir, en l'occurrence. C'est donc bien notre "capacité d’agir qui est anéantie par ces confiscations mêmes, qui veulent anéantir toute énergie transformatrice". Bref, la post-vérité, c'est aussi la post-politique, autrement dit, la post-humanité. Rejoignant Marie-José Mondzain sur ce point essentiel, Jacques Bouveresse n'a de cesse de nous mettre en garde contre ce que trahit profondément ce symptôme commodément dénommé "post-vérité" : "quand on maltraite à ce point le langage et pense, par conséquent, de façon aussi fautive, on ne peut pas, simultanément, ne pas agir de façon immorale et même criminelle : il y a tout lieu de s'attendre à ce que l'absence totale de respect pour le langage s'accompagne d'une absence de respect aussi complète pour l'être humain lui-même"(Bouveresse, Schmock ou le Triomphe du Journalisme, i). Ce n'est pas un hasard s'il se réfère souvent à celui qui écrivait que "le national-socialisme n'a pas anéanti la presse, mais la presse a produit le national-socialisme. [...] Ce sont des éditorialistes qui écrivent avec du sang"(Kraus, dritte Walpurgisnacht).

1"Je dis qu’un homme en a un autre sous son pouvoir, quand il le tient enchaîné, ou quand il lui a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou de s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la crainte, ou enfin quand il se l’est à ce point attaché par ses bienfaits que celui-ci veut obéir aux volontés de son bienfaiteur. [De la sorte] on tient l’Esprit aussi bien que le Corps, mais seulement tant que dure la crainte ou l’espoir ; car, ces sentiments disparus, l’esclave redevient son maître"(Spinoza, Traité Politique, II, 10). "Il n’est pas de pouvoir qui ne doive une part de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent"(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii).
2En tant que l'admiration fonctionne toujours sur le mode du "c'est incroyable ! Et pourtant ...", elle favorise le fractionnement de la conscience de l'admirateur et, de ce fait, est un facteur de mauvaise foi (ne pas croire ce que l'on sait), voire de clivage du moi au sens freudien. "Voyez ce qui s’est passé au moment du déclenchement de la guerre en Irak. La presse américaine la plus sérieuse s’est mise au service d’une opération qui n’était pas autre chose qu’une entreprise de propagande caractérisée. La puissance impériale américaine a décidé de déclencher une guerre de conquête dont elle avait besoin, sur la base de fausses informations, et elle a bel et bien obtenu, pour ce faire, le concours de la presse. Pour parler comme Kraus, dans un premier temps, on vous dit : « Il y a des armes de destruction massive en Irak. » La presse l’écrit et le public fait : « Ben, ça alors ! » Puis, le moment venu, on dit : « Réflexion faite, non, il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak. » Le public dit à nouveau : « Ben, ça alors ! » et tout recommence comme avant"(Bouveresse, in Magazine Médiamorphoses, n°16, avril 2006).
3Que nous avons déjà évoqué supra avec René Girard.
4Je me souviens d'une visite du pape Jean-Paul II en Afrique au cours de laquelle un journaliste avait cru bon de lui demander ce que lui inspirait le spectacle de la misère. Très froidement, le pape lui a répondu que la misère n'était pas un spectacle.
5Extraits de l'article de Jacques Bouveresse consultables sur le Blog de Claire.
6Comme le remarque Platon, le porteur de doxa n'est jamais condamné à la doxa : "l’âme ne peut tirer aucun bénéfice des enseignements qui lui sont dispensés avant que l’examen critique ait amené celui qui en est l’objet à éprouver de la honte et l’ait débarrassé des opinions [doxai] qui font obstacle aux enseignements"(Platon, le Sophiste, 231c).
7Du latin ob scæna, "devant la scène". Un exemple aussi récent que significatif d'une telle obscénité nous est donné par l'écœurante scénographie du débat télévisé "de l'entre-deux-tours" de l'élection présidentielle française organisé par TF1 et France 2 le mercredi 3 mai 2017 (cf. le Spectacle des Préparatifs du Grand Débat : Coulisses, Décor et Température sur le site d'ACRIMED).
8Raison pour laquelle Bourdieu préfère parler d'habitus plutôt que d'idéologie : "les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables [...] en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles et, en étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre [...] ; l'habitus est une connaissance sans conscience"(Bourdieu, Choses Dites). Et d'illusio (contraction latine de "in ludo" "dans le jeu") plutôt que d'illusion : "l’illusio, c’est le fait d’être pris au jeu"(Bourdieu, Raisons Pratiques, v).
9Du nom de l'être fictif, imaginé par le physicien James Clark Maxwell, qui mettrait en échec la loi de l'augmentation irréversible de l'entropie (seconde loi de la thermodynamique de Boltzmann) en fournissant de l'énergie à un système afin de diminuer son entropie (cf. Information, Conatus et Entropie).
10Parce que, justement, l'intentionnalité de l'erreur ou du mensonge supposerait, en amont de l'information, une coordination des acteurs qui nécessiterait une dépense d'énergie (et d'argent) inutile.
11Après l'avoir, le plus souvent d'ailleurs, déjà achetée à une agence de presse avec, bien entendu, dans ce cas, l'impératif économique de la rentabiliser. Cela aussi, c'est nouveau : on n'est plus à l'époque où Harry Blount et Alcide Jolivet suivaient pas à pas et au péril de leur vie le dangereux périple de Michel Strogoff. Certes, il existe encore un journalisme qui, comme le souhaitait Karl Kraus, reste "l'œil et l'oreille du monde, [...] l'avocat des faibles et de ceux qui souffrent, éclaire avec le flambeau de la vérité l'activité des fonctionnaires qui occupent des positions élevées"(Kraus, die Fackel, 577-582). Le "flambeau" (die Fackel) de Kraus, c'est le journalisme satirique (cf. Rire, Rigolade, Ricanement), un journalisme consistant à "régler au moins leur compte à des choses qui ne paraissent pas crédibles ni respectables sans se croire nécessairement obligé de les remplacer par autre chose"(Bouveresse, Tradition et Rupture : Ludwig Wittgenstein et Karl Kraus, in Wittgenstein et la Critique du Monde Moderne). Bref,, comme Michel Audiard le fait dire à Jean Gabin dans l'un de ses films, "il y a aussi des poissons volants, mais ce ne sont pas les plus nombreux !".
12"Pressions", encore une fois, au sens du "démon de Maxwell" et non pas d'une infâme machination. Cela dit, même si "le monde scientifique est le lieu d’une concurrence orientée par la recherche de profits spécifiques (prix Nobel, prestige de la découverte, etc.), remettant en question le[ur] “désintéressement” [...] il n’y aurait pas beaucoup de vérités scientifiques si l’on devait condamner telle découverte sous prétexte que les intentions ou les procédés des découvreurs n’étaient pas très purs"(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii). Cf., à ce propos, Feyerabend et l'Anarchisme Épistémologique.
13Ce que Paul Nizan appelait, de façon plus crue ou moins euphémisée, des "chiens de garde" (sous-entendu "de l'ordre établi"). Pour lui, un "chien de garde" "ne sert point le Vrai qui n'existe pas, l'Universel qui n'existe pas, l'Éternel qui n'existe pas, mais la lutte contre une indignation et une révolte qui se font jour. Elle sert à détourner les exploités de la contemplation périlleuse pour les exploiteurs, de leur dégradation, de leur abaissement. Elle a pour mission de leur faire accepter un ordre en le rendant aimable, en lui conférant la noblesse, en lui apportant des justifications"(Nizan, les Chiens de Garde, iv).
14Comme le dit encore plus abruptement Frédéric Lordon, "un système qui, le lendemain de l’élection de Donald Trump, fait commenter l’événement par Christine Ockrent — sur France Culture… — et le surlendemain par BHL interviewé par Aphatie, n’est pas seulement aussi absurde qu’un problème qui voudrait donner des solutions : c’est un système mort"(Lordon, Politique Post-vérité ou Journalisme Post-politique ?).
15Sa devise : "Democracy needs journalism. Journalism needs Poynter" (sic !)
16Auquel Facebook demande systématiquement de débusquer les fake-news sur son réseau social. C'est tout dire !
17Derrière cette pompeuse appellation, se cache une vulgaire ... école de journalisme ! Qualifier de "populist" la doxa du "common man", c'est-à-dire de la populace, à l'égard de l'expertise, trahit irrécusablement la nature et la fonction de ladite expertise. L'article complet est consultable sur le site du Poynter Institute.
18Avec, toujours, cette même confusion conceptuelle entre truth et veracity, ce qui en dit long sur la profondeur épistémologique avec laquelle ces professionnels de l'information prétendue vraie se sont interrogés sur les enjeux de leur pratique.
19Aveu implicite que ce n'était pas le cas avant ?!
20La bonne conscience journalistique ne se penche jamais, par exemple, sur ce paradoxe : comment peut-il se faire que la cote de popularité d'un homme politique ne soit jamais que très marginalement affectée par les "révélations" journalistiques mettant en cause son honnêteté ? Tous les commentaires tournent toujours autour du thème : les électeurs savent qu'il est malhonnête, mais enfin ils privilégient d'autres qualités qu'ils lui supposent. Il ne vient pas à l'idée des commentateurs que les électeurs qui ont voté pour Trump en Amérique, qui s'apprêtent à voter pour Fillon ou le Pen en France, le font, simplement, parce qu'ils ne croient pas un mot desdites "révélations" qu'ils prennent pour un complot. D'où, évidemment, la tentation des démagogues sus-nommés d'exploiter à leur profit le complotisme de leur électorat. Les journalistes, si prompts à débusquer et à vilipender le complotisme, n'en font état qu'à ce stade, jamais en amont, ce qui serait embarrassant pour eux !
21Consultable sur le site des Décodeurs.
22"1. Nous donnons du contexte et des faits", "3. Rien n'est trop complexe pour être expliqué simplement", "5. Les données sont des informations, les informations sont des données", "6. Nos sources sont accessibles en un clic", "8. L'information ne vaut que si elle est partagée", "10. Nous sommes au service de nos lecteurs".
23L'ancienne version des Décodeurs se proposait déjà "de passer au crible les propos des hommes et femmes publiques pour y démêler le vrai du faux ". On voit que le gain de précision est impressionnant !
24Vérité dont "le principe pourrait s'énoncer : « l'actualité change tous les jours, il doit par conséquent y avoir une vérité pour chaque jour ». Il reste vrai aujourd'hui que ce qui était vrai hier l'était hier ; mais la vérité d'aujourd'hui n'est pas celle d'hier et n'a par conséquent aucun lien d'implication ou de cohérence quelconque avec elle. Les conséquences désastreuses qui résultent de cette situation sont l'absence de toute espèce de recul et de distance critique par rapport à l'événement, l'impossibilité d'accorder aux questions essentielles le genre d'attention soutenue et de traitement suivi qu'elles exigeraient et la disparition de toutes les obligation que l'on pourrait avoir à l'égard de la vérité"(Bouveresse, Schmock ou le Triomphe du Journalisme, iii) .
25"Contrairement à ce qu'on a cru au départ, le journal n'a pas été inventé pour informer un lecteur curieux et désireux d'être éclairé sur la marche des événements, mais beaucoup plus pour créer un nouveau type de consommateur : le consommateur de nouvelles. La plus grande partie du travail des médias vise bien plus à séduire le lectorat, à vendre, à générer des profits qu'à dévoiler des vérités à la fois importantes et gênantes"(Bouveresse, à quoi servent les Journalistes ?). Interview complète consultable sur le site Debriefing.
26Texte consultable sur le site d'ACRIMED.
27Il y en a un autre : c'est quand des journalistes sont mis en cause, condamnés, emprisonnés, torturés ou assassinés. Certaines des circonstances dans lesquelles ils le sont, sont en effet, révoltantes. La question que nous ne pouvons nous empêcher de poser est : pourquoi l'indignation n'est-elle pas la même lorsqu'il s'agit d'agriculteurs, d'ouvriers ou de chômeurs ?
28Exemples : en France en 2005 (et en 2017 ?), en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Italie en 2016.
30À savoir : pousser encore plus loin l'intégration de la France dans une zone marchande de "concurrence libre et non faussée", sous-entendu (mais bien entendu quand même), non faussée par un droit protecteur du travailleur ou du consommateur .
31De l’anglais Internet meme, qui désigne une image, une vidéo ou un texte repris et déclinés en masse sur Internet, le plus souvent de manière humoristique.
32Article complet consultable sur les Blogs du Diplo.
33Derrière cette pompeuse appellation, se cache une vulgaire ... école de journalisme ! Qualifier de "populist" la doxa du "common man", c'est-à-dire de la populace, à l'égard de l'expertise, trahit irrécusablement sa nature et sa fonction. L'article complet est consultable sur le site du Poynter Institute.
34"C'est dans l'accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste la vérité ou la fausseté"(Wittgenstein, Tractatus, 2.222).
35Weber avait bien vu que, s'il existe deux pôles éthiques opposés, "l’éthique de conviction [Gesinnungsethik], par exemple du chrétien qui fait son devoir et s’en remet à Dieu en ce qui concerne le résultat de son action, et [...] l’éthique de responsabilité [Verantwortungsethik] qui pense que nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes [...], il n'existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins bonnes, nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec d'une part des moyens moralement malhonnêtes ou, pour le moins, dangereux, et d'autre part la possibilité ou encore l'éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie des moyens et des conséquences moralement dangereuses"(Weber, le Savant et le Politique, ii).
36Ce qui pose le préoccupant problème des sondages portant sur les intentions d'agir (par exemple les intentions de vote) et qui, néanmoins, aux dires de leurs producteurs, sont des "photographies de l'opinion". Sauf qu'une "photographie" est une représentation portant sur le passé ou sur le présent, donc susceptible de vérité1 par confrontation avec un fait vérificateur. D'où, premièrement, la vérité statistique est une vérité2 qui peut d'autant moins se prévaloir de la qualité "photographique" que ladite "photographie" est nécessairement floue, autrement dit que sa qualité première est de nature "nébuleuse" (d'ailleurs les statisticiens parlent de "nuages de points" comme synonymes de "données statistiques", ce qui en autorisent certains à "lisser" ces "nuages", autrement dit à "corriger" les données brutes en prétextant tel ou tel biais). Et, secondement, en tant que "photographies nécessairement floues" portant sur le passé ou sur le présent, les sondages d'intention n'ont absolument aucune valeur prédictive, à moins d'admettre que les commentaires journalistiques ne les qualifient de "photographies" que pour en camoufler la fonction idéologique qui est de spéculer sur le mimétisme de la doxa naturellement encline à se positionner par rapport à des modèles bien identifiés (cf. René Girard), auquel cas, ce seraient bien des prédictions, mais auto-réalisatrices celles-là. Cela dit, "avec ces prudences, adieu les commentaires turfistes des médias sur le yoyo des cotes, la "hausse" d'un demi-point, l'"envolée" d'un point ou plus ... Des courbes qui font le buzz, nourrissent les reprises des confrères, stimulent la pub"(le Canard Enchaîné, 5 avril 2017).
37"Le travail n’assure que la survie de l’individu et de l’espèce. L’œuvre et ses produits, le décor humain, confère une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et à maintenir des structures politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’histoire [...]. Par la parole, l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, i).

38Comme l'a souligné Bouveresse citant Adorno, "loin d'être des phénomènes secondaires et anodins, les dévastations linguistiques sont annonciatrices de dévastations beaucoup plus graves du point de vue social et humain, et la critique du langage peut, par conséquent, être, dans certains cas, la forme par excellence de la critique sociale"(Bouveresse, Kart Kraus et nous, in Agone n°34).

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