Certes,
contrairement à
Weber
qui postule une indépendance de la théorie à l'égard de la
pratique et, surtout, contrairement aux Grecs1
qui posent la soumission de celle-ci à celle-là,
Marx et Freud
ont clairement subordonné
la libido
sciendi à
la libido
dominandi.
Pour l'un, en effet, "la
vérité objective n’est pas une question théorique mais une
question pratique"(Marx,
Thèses
sur Feuerbach,
II)
et
"la
tâche de l’histoire, une fois que l’au-delà de la vérité a
disparu, consiste à établir la vérité de l’ici-bas"(Marx,
Critique
de la Philosophie du Droit de Hegel).
Et pour l'autre, "la
tendance au refoulement et la capacité de sublimation sont les bases
organiques sur lesquelles s’élève ensuite l’édifice psychique,
[en
particulier] la
soif de savoir"(Freud,
un
Souvenir d’Enfance de Léonard de Vinci).
Mais
c'est Nietzsche
qui
va le mieux illustrer ce courant
de prévention
systématique
à l'égard d'une soi-disant autonomie de la volonté de savoir, d'un
soi-disant désir de connaître la vérité,
à l'égard de la volonté de puissance : "cette
chose impérieuse que le vulgaire appelle "l'esprit" veut
dominer et se sentir le maître au-dedans de soi et autour de soi. Il
a la volonté de ramener la multiplicité à la simplicité, de
ligoter, de dompter, de dominer, une volonté vraiment souveraine.
Ses besoins et ses facultés sont les mêmes que les physiologistes
constatent chez tout ce qui doit vivre, croître et
multiplier"(Nietzsche,
par-delà
le Bien et le Mal,
§230).
Ce que Michel Foucault commentera en se demandant "si
la volonté de vérité n’exerce pas, par rapport au discours, un
rôle d’exclusion analogue à celui que peut jouer l’opposition
de la folie et de la raison, ou le système des interdits. [...] Si
la connaissance se donne comme connaissance de la vérité, c’est
qu’elle produit la vérité par le jeu d’une falsification
première et toujours reconduite qui pose la distinction du vrai et
du faux"(Foucault,
Leçons
sur la Volonté de Savoir).
Pour
tous ces auteurs, au
rebours d'Aristote2,
le
problème du vrai
doit
donc être considéré comme second par rapport au problème du
(prétendre)
dire
vrai. En
d'autres termes, la vérité
doit
être traitée,
non pour elle-même, mais
comme un sous-produit de la véracité.
Cela
dit,
toute cette entreprise, historiquement située de prévention
à
l'égard de la vérité,
et que
l'on peut considérer comme un avatar de la
(post-)modernité3
reste, comme
on peut le voir,
une entreprise de critique philosophique motivée et argumentée
à l'égard d'une notion (la vérité)
devenue, au fil du temps, un mythe, celui d'une soi-disant pureté originelle de la
pensée humaine.
Dire,
comme Nietzsche qu'"il
n'y a pas de faits, rien que des interprétations"(Nietzsche,
la
Volonté de Puissance,
§133), dire "qu'un
jugement soit faux n'est pas, à nos yeux, une objection contre ce
jugement. [...] Il s'agit de savoir dans quelle mesure un jugement
aide à la propagation et à la conservation de la vie, à la
conservation, peut-être même à l'amélioration de
l'espèce"(Nietzsche,
par-delà
le Bien et le Mal,
§229),
tout cela relève
de ce que nous avons appelé "présomption",
respectivement d'illusion et de mensonge,
et
n'a donc, semble-t-il, pas grand chose à voir avec ce
soupçon
manifesté
par la
doxa4
et que
dénonce le journaliste d'ACRIMED ou
la journaliste du Guardian
(cf.
supra).
Dans
un ouvrage récent, Bernard Williams souligne que "deux
courants de pensée se détachent très nettement dans la réflexion
et la culture modernes. D’une part on y trouve un attachement
intense à la véracité ou à tout le moins une attitude de défiance
généralisée, un souci de ne pas se laisser abuser, une
détermination à crever les apparences pour atteindre les
constructions et les motivations réelles qui se cachent derrière
elles. De tradition en politique, cette attitude s’étend à la
lecture de l’histoire, aux sciences sociales et même à
l’interprétation des découvertes et de la recherche dans les
sciences physiques. Cependant, à côté de cette exigence de
véracité ou (pour le dire de façon moins positive) de ce réflexe
de refus d’être dupe, il existe une défiance aussi généralisée
à l’égard de la vérité elle-même : existe-t-elle ? Si oui,
pourrait-elle être autre que relative ou subjective ou quelque chose
du même genre ? Faut-il s’en occuper si peu que ce soit quand on
exerce ses activités ou qu’on en rend compte ? Ces deux attitudes,
l’attachement à la véracité et le
soupçon
à l’égard de la notion de vérité sont liées l’une à
l’autre. Le désir de véracité induit un processus critique qui
fragilise l’assurance qu’il y aurait une vérité sûre ou qui se
puisse affirmer sans réserve"(Williams,
Vérité
et Véracité).
Comme beaucoup de philosophes, Williams prend acte de la concurrence
que la véracité
impose
désormais
à
la vérité.
Mais
il décèle, dans la
doxa,
un paradoxe dont la critique savante
semble
devoir être
exemptée
: alors que celle-ci adopte,
à
l'égard de la vérité,
une attitude
qui n'est pas sans rappeler le
doute méthodique cartésien5,
pour la
doxa,
en
revanche,
l'"attachement
intense à la véracité [comme]
souci
de ne pas se laisser abuser"
débouche sur une "défiance
[...]
généralisée à l’égard de la vérité elle-même :
existe-t-elle ?".
Pour
la doxa,
il
ne s'agit plus tant de sauver la nature de la vérité
en
la dépouillant de quelques oripeaux mythiques que de
tendre à nier l'existence-même de la vérité
et, donc, d'adopter un doute
sceptique6,
voire
nihiliste7.
À
la lumière de ce que nous dit Williams, cela relèverait même de
ce que Freud appelle "Ichspaltung",
c'est-à-dire "clivage du moi" et
que
nous avons appelé, dans un autre article, la mauvaise
foi8:
"supposons
donc que le moi de l'enfant se trouve au service d'une puissante
revendication pulsionnelle qu'il est accoutumé à satisfaire, et que
soudainement il est effrayé par une expérience qui lui enseigne que
la continuation de cette satisfaction aurait pour conséquence un
danger réel difficilement supportable. Il doit maintenant se décider
: ou bien reconnaître le danger réel, s'y plier et renoncer à la
satisfaction pulsionnelle, ou bien dénier la réalité, se faire
croire qu'il n'y a pas motif de craindre, ceci afin de pouvoir
maintenir la satisfaction [...]. Le succès a été atteint au prix
d'une déchirure dans le moi, déchirure qui ne guérira jamais plus,
mais grandira avec le temps. Les deux réactions au conflit,
réactions opposées, se maintiennent comme noyau d'un clivage du
moi"(Freud,
le
Clivage du Moi dans le Processus de Défense).
En l'occurrence, pour le représentant de la
doxa,
la "puissante
revendication pulsionnelle qu'il est accoutumé à satisfaire",
c'est : ne plus être dupe, ne plus "se faire avoir" par
les menteurs de tout poil. Bref,
une exigence de véracité
de la part de quiconque s'adresse à lui.
Quant
à "dénier
la réalité",
elle consiste, littéralement,
à dénier l'existence, au moins en droit, des
faits
de
nature à confirmer, malgré tout, que
certains
des énoncés qui sont portés à sa connaissance
sont vrais.
D'où cette attitude, infantile et pathologique aux yeux de Freud,
d'un clivage
de
la personnalité consistant à nier
l'existence de
la vérité
au
nom,
précisément,
d'une exigence de communication
de la vérité.
Aussi ne peut-on que partager le constat de la
journaliste du Guardian
lorsqu'elle
dit que "the
currency of fact had been badly debased"
et celui du journalsite d'ACRIMED
lorsqu'il écrit que "la
vérité a perdu sa valeur de référence dans le débat public, au
profit des croyances et des émotions suscitées ou encouragées par
les fausses nouvelles".
Pour l'un comme pour l'autre, la "post-truth era" est cette
ère, qui s'est récemment ouverte, de soupçon
pathologique
de la
doxa
à l'égard de la vérité
au
nom d'une exigence de véracité.
Après avoir montré que cette "ère de post-vérité"
qu'inaugure
la doxa
ne
peut certainement pas être imputée à un
personnel
politique dont
la qualité spécifiquement requise n'a jamais été
et ne sera jamais,
ni la connaissance de la vérité,
ni la pratique de
la véracité,
on
doit, à présent, essayer de comprendre la
nouveauté d'une telle attitude.
Une
première hypothèse consisterait
à dire que les dirigeants politiques restent
néanmoins,
nolens
volens,
des modèles sociaux
auxquels les citoyens ont une
tendance
irrésistible
à
s'identifier à peu près comme le petit enfant s'identifie
nécessairement
à
son père
et
calque son comportement sur lui :
"l'attachement
réciproque qui existe entre les individus doit résulter d'une
identification fondée sur une communauté affective ; et nous
pouvons supposer que cette communauté affective est constituée par
la nature du lien qui rattache chaque individu à un chef comme
substitut du père"(Freud,
Psychologie
Collective et Analyse du Moi,
vii).
Or,
comme il est manifeste
que
la
culture générale
du personnel politique9,
c'est-à-dire la possibilité pour ses
membres
d'entretenir
une
certaine
affinité pour la
recherche de la
vérité,
tend
asymptotiquement vers zéro,
on
ne doit
guère s'étonner
que
l'exigence idéale
de
véracité
qui
est celle de tout être humain normalement constitué, cruellement
déçue par le spectacle réel du mépris de ses dirigeants pour la
vérité,
évolue
inexorablement vers un soupçon
généralisé
à l'égard de
leur véracité
ce qui, nous l'avons vu, contamine aussi la confiance en la
vérité
en général.
En
d'autres termes, les hommes politiques donneraient au citoyen moyen
le
regrettable exemple
de la paresse intellectuelle et
de la turpitude morale exactement
de la même manière que le père ivrogne donnerait à son enfant le
déplorable exemple
de l'alcoolisme. Cette
hypothèse se heurte
à quelques
difficultés.
Pascal
semble
exprimer
une idée similaire lorsqu'il souligne ironiquement que "l'exemple
de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents que celui
de son ivrognerie a fait d'intempérants. Il n'est pas honteux de
n'être pas aussi vertueux que lui. On croit n'être pas tout à fait
dans les vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices
de ces grands hommes ; et cependant on ne prend pas garde qu'ils sont
en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils
tiennent au peuple ; car, quelque élevés qu'ils soient, si sont-ils
unis aux moindres des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas
suspendus en l'air, tout abstraits de notre société. Non, non ;
s'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus
élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils y
sont tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre ; et, par
cette extrémité, ils sont aussi abaissés que nous, que les plus
petits, que les enfants, que les bêtes"(Pascal,
Pensées,
B103). Sauf
qu'ici
le
mythe de l'exemplarité des hommes et femmes politiques explicitement
adopté par la notion freudienne d'identification, est fortement ébranlé par Pascal.
Pour lui,
en
effet, le
vice, le défaut de vertu l'emporte en force mimétique
sur la vertu dans le sens où le premier,
mais rarement la seconde,
joue fréquemment, pour le vulgaire, le rôle de raison de ne pas agir et,
donc, de justification éventuelle pour
ses propres vices, tout particulièrement lorsqu'il s'agit de la faiblesse de sa propre volonté : "on
croit n'être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes,
quand on se voit dans les vices de ces grands hommes".
Donc,
pour
Pascal, le fait,
pour le citoyen,
de ne
se
prévaloir,
unilatéralement,
que des
vices
de ses dirigeants politiques pour justifier les
siens
propres
est,
justement,
une preuve indirecte de l'absence de cette relation d'exemplarité
que présuppose l'analyse freudienne. Car celui ou celle qui
considère qu'"il
n'est pas honteux de n'être pas aussi vertueux que [le
dirigeant politique]"
traite, implicitement, ce dernier, comme l'individu
Lambda dont il peut bien envier les avantages (matériels,
intellectuels, esthétiques, etc.) sans, pour autant le prendre pour
un modèle implicite
: "s'ils
sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus élevée ;
mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres".
Ce qui introduit une grosse différence avec la relation
parent/enfant dans laquelle le parent est, pour l'enfant, le
seul
modèle possible.
Pour Pascal, la relation paradigmatique du dirigeant au dirigé est
une relation de respect
et
non pas d'identification,
autrement dit, d'amour
:
"on
rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d'amour à
l'agrément ; devoir de crainte à la force ; devoir de créance à
la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les
refuser, et injuste d'en demander d'autres"(Pascal,
Pensées,
B332). De
la part du citoyen moyen,
le dirigeant politique ne doit
et ne peut
exiger
que le respect
qui
est dû, comme dirait Weber, à son "monopole de la violence
physique légitime". Il
est donc,
pour lui,
aussi absurde qu'illusoire
d'espérer
être
aimé
ou
être cru10
!
De
plus,
si, pour Pascal, c'est la grandeur
qui
impose le respect,
pour autant,
l'enfant respecte
ses parents par
nature,
tandis que c'est par
établissement
que le citoyen respecte
ses
dirigeants : "il
y a dans le monde deux sortes de grandeurs
;
car il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs
naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté
des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et
y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce
genre"(Pascal,
Deuxième
Discours sur la Condition des Grands).
Donc,
pour Pascal, le dirigeant politique ne peut, en aucun sens du terme,
constituer un "modèle" pour le citoyen. Une
autre raison de douter du bien-fondé de la soi-disant exemplarité
nocive de l'inculture politique et/ou du mensonge politique sur la société
civile,
c'est que, même
s'il était statistiquement établi qu'il existe, de fait, une forte
corrélation entre, d'une part l'inculture et/ou le mensonge
politiques et, d'autre part, l'inculture et/ou le mensonge civils,
cela ne prouverait pas que les seconds s'identifient
aux
premiers.
D'une part, parce que ce pourrait tout aussi bien être le contraire,
à savoir que ce sont les dirigeants politiques qui, par calcul,
s'identifient
à
la multitude. C'est ce que remarque Platon à propos, comme par
hasard, du fonctionnement de la démocratie
: "[les
membres de la foule] sont eux-mêmes les plus grands des sophistes et
[...] savent parfaitement instruire et façonner à leur guise jeunes
et vieux, hommes et femmes [...]
lorsque,
assis en rangs pressés dans les assemblées, les tribunaux, les
théâtres, les camps, et partout où il y a foule, ils blâment
telles paroles ou telles actions, et approuvent telles autres, dans
les deux cas à grand tumulte et de façon exagérée, criant et
applaudissant tandis que les rochers et les lieux d'alentour font
écho, et redoublent le fracas du blâme et de l'éloge"(Platon,
République,
VI, 492a-c). À
une époque où il n'y avait pourtant ni sondages ni mesures
d'opinion, Platon assimile déjà
la
démocratie
à
l'ochlocratie
dans
le sens où, pour complaire, dans leur propre intérêt, à cette
foule
(en grec, ὁ ὄχλος,
"la foule") qui
leur confère le pouvoir, les dirigeant politiques sont naturellement
enclins, dans un tel système, à refléter tous les penchants de la
multitude. D'autre part, comme
le montre
René Girard, le mimétisme
ne
passe pas nécessairement par l'identification
psychologique
à
une ou plusieurs personne(s) considérée(s) comme exemplaire(s) :
"c'est
par son propre désir que le modèle désigne au sujet l'objet
suprêmement désirable. Nous revenons à une idée ancienne mais
dont les implications sont peut-être méconnues ; le désir est
essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il
élit le même objet que ce modèle "(Girard,
la
Violence et le Sacré,
vi).
En d'autres termes, s'il y a mimétisme
de
A vers B à travers le comportement C,
ce n'est ni
parce que
A
s'identifie
à
B,
ni parce que A désire
C,
mais plutôt parce que
A
se trouve dans le
même
contexte culturel C que
B
où B est porteur manifeste de ce qui a de la valeur dans ce
contexte.
Aussi,
celui qui désire
ne copie-t-il
pas un
modèle,
qu'il soit humain ou non,
mais un désir modèle :
"le
désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir
modèle".
Ce
qui importe donc, pour éclairer notre problème, c'est donc qu'il
ne s'agit pas de désirer
être
inculte ou menteur, ni de désirer
être
cet
inculte-ci
ou bien ce
menteur-là,
mais plutôt de désirer
le
désir
de
mépriser la culture ou la sincérité comme autant de valeurs
ringardes. Donc,
si l'on suit Pascal,
Platon
et Girard, on peut difficilement
dire, semble-t-il, que ce qui fait l'originalité de notre
"post-truth era", c'est qu'un personnel politique de moins
en moins cultivé et de moins en moins vertueux servirait
de modèle
à la société civile
pour ce qui est du mépris intellectuel à l'égard de la vérité
ou de la véracité.
Cependant,
l'approfondissement
de la
conception girardienne du désir
mimétique comme
désir
formel,
en quelque sorte, c'est-à-dire comme désir
de désirer
peut nous aider à aller plus loin dans la compréhension du
phénomène.
Premièrement,
en effet, il ajoute que "l'homme
désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est
l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont
quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre
qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être. Si
le modèle, déjà doté, semble-t-il, d'un être supérieur désire
quelque chose, il ne peut s'agir que d'un objet capable de conférer
une plénitude d'être encore plus totale"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
vi).
Ce
que l'on désire,
nous dit Girard, c'est ni
quelque chose à avoir,
ni quelqu'un
à être,
mais être
quelqu'un qui désire
ce
qu'il serait bon d'avoir.
Bref,
lorsque
A imite
B, ce
n'est, ni pour
posséder
ce que possède B (le
talent de mentir, la capacité à parler de ce qu'on ne connaît pas)
et
dont A est dépourvu, ni
pour être
ce
qu'est B (être tel homme, telle femme politiques réputés hypocrites) et que A n'est
pas, mais, à la fois plus simplement et plus
profondément, A désire
être
comme
B,
à savoir, être reconnu
comme
lui
en
tant que porteur, dans le contexte C, d'un souverain mépris pour la vérité ou la véracité. Certes,
en désirant
être
comme
B,
A comprend bien qu'il doit au préalable s'approprier, à titre de
moyen, les signes extérieurs de richesse de B.
Notre (post-)moderne
institution que l'on appelle "publicité" (la réclame) a
parfaitement compris ce mécanisme
: "la
publicité la plus habile ne cherche pas à nous convaincre qu'un
produit est excellent mais qu'il est désiré par les Autres"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
iv).
Mais, deuxièmement, si le désir
n'est
rien d'autre que le désir
d'être
comme
un Autre,
c'est que cet "Autre"
(à
la fois à être
et à
avoir)
que
l'on envie
est, implicitement, considéré comme un rival
:
"dans
tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement
un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival. [...]
Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En
désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme
désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le
plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le
plan plus essentiel du désir"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
vi).
Il
n'est sans doute pas nécessaire de
montrer à quel point la
notion de
compétition
constitue
la
catégorie-clé de la pensée sociale
(post-)moderne,
tout à la
fois,
compétition pour être
et compétition
pour avoir.
Enfin
troisièmement, s'il y a rivalité
quant
à ce désir
d'être Autre11,
il
y a fort à
parier que la
relation qui va naître entre A et B ne sera pas, in
fine,
une
relation d'amour
mais
plutôt une
relation de
haine.
Et
même de double haine.
Haine d'autrui
d'abord : "le
sujet éprouve donc pour son modèle un sentiment déchirant formé
par l'union de deux contraires qui sont la vénération la plus
soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que
nous appelons
haine"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
i).
Haine
de soi
ensuite : "celui
qui hait se hait d'abord lui-même en raison de l'admiration secrète
que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à
lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu'un
obstacle dans son médiateur"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
i).
D'où,
un double malaise12.
D'une part, "toute
mimèsis
portant
sur le désir débouche automatiquement sur le conflit [...]. Le
même,
le semblable
dans les rapports humains évoque une idée d'harmonie : nous avons
les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits
pour nous entendre. Que se passe-t-il si nous avons vraiment les
mêmes
désirs ?
[...] Le principe fondamental, c'est que le double et le monstre ne
font qu'un"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
vi).
Et, d'autre part, "le
vaniteux romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il se
persuade qu'il est infiniment original. Partout, au XX° siècle, la
spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation.
[D'où] une
illusion d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément
attaché"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
i).
Ces quelques remarques brossent, à notre sens, un tableau
remarquablement complet de notre infrastructure
sociale (post-)moderne13.
À savoir, celle d'un capitalisme moribond qui n'a d'autre ressource,
pour se sauver lui-même, que de durcir sa propre substance, en
l'occurrence, exclure toute relation sociale qui ne serait pas fondée
sur la concurrence
dans
la course à la seule forme de réalisation de soi qui soit reconnue
comme porteuse de valeur
car créatrice de la seule forme de valeur qui ait de la valeur :
le profit.
Or, si chacun désire
être
comme un
Autre
qu'il
n'est
pas
et qu'il n'a
pas,
c'est justement parce que sa propre humanité
et ses propres besoins matériels,
sont
niées
par les
injonctions
permanentes
d'accroissement
de
productivité
de
son travail et/ou
d'accroissement
de
rentabilité
de
son capital qui
lui sont
adressées
par l'infrastructure
capitaliste.
Aristote soulignait que le désir
de connaître la vérité
est une caractéristique intellectuelle indissociable de la qualité d'homme
: "tout
homme a naturellement le désir de connaître"(Aristote,
Métaphysique,
980a). Une
condition est néanmoins requise :
en avoir le loisir,
autrement dit, en avoir le temps.
En
effet, "la
vie se divise en labeur [pour
l'esclave] et
loisir [pour
l'homme libre]14,
en ce qui est indispensable et utile et en ce qui est bon ; [...] et
de même que la guerre doit être choisie en vue de la paix, le
labeur doit être choisi en vue du loisir
[skholè],
et les choses indispensables et utiles en vue des choses
bonnes"(Aristote,
Politique,
1333a).
Il
en va de même pour le désir
de faire société :
"la
Cité [polis]
est une communauté instituée en vue d’un certain bien, car c’est
en vue de ce qui leur semble un bien que tous les hommes font tout ce
qu’ils font. [...] Voilà pourquoi l’homme est par nature un
animal politique
[anthrôpos
phusei politikon zôon]"(Aristote,
Politique,
1252a-b).
Il n'est pas question pour nous d'idéaliser la Cité antique en
faisant
accroire que ses
membres
étaient
tous enclins à chercher la vérité
et
répugnaient tous à mentir.
Si
tel avait été le cas, la philosophie n'aurait pas eu sa
raison d'être15.
On
peut même admettre sans grande difficulté que c'est justement dans
la mesure où la vérité
est
une nécessité intellectuelle et la sincérité
une
nécessité morale que l'erreur
et
le mensonge
sont
toujours déjà logiquement
inscrits
au cœur de la
nature humaine16.
Mais,
a
contrario,
on
peut certainement inférer de la conception aristotélicienne de
l'humanité
que
des
êtres
humains,
poussés par une
concurrence
totalitaire17
à se conformer à des normes,
quantitativement,
toujours plus nombreuses
et exigeantes
et, qualitativement, toujours plus déshumanisantes auront sans doute
toujours moins de
loisir
pour envisager
une
recherche scrupuleuse
de
la vérité18
et toujours plus d'occasions de mentir,
à autrui et à eux-mêmes,
quitte à s'installer dans une Ichspaltung
freudienne
ou dans une mauvaise foi ricordienne19,
afin de sauvegarder leur santé mentale.
En ce sens, notre époque (post-)moderne n'a que le personnel
politique inculte
et menteur qu'elle
mérite pour l'avoir sécrété tel.
Sauf
que
le citoyen moyen n'a aucun effort d'identification
à
fournir pour être en plein accord avec lui sur ces points
puisqu'il
est le produit de la même infrastructure,
l'effet des mêmes causes que le personnel politique, même si celui-ci est, effectivement, le vecteur manifeste et donc, envié comme tel par le citoyen moyen, du mépris pour la vérité ou la véracité.
Dans tous les cas, comment s'étonner que le contexte culturel du
capitalisme pourrissant promeuve désormais le mépris de la culture
et de la sincérité comme valeurs cardinales ?
Donc,
si Katharine Viner nous semble pleinement fondée à constater, à
propos de la campagne référendaire britannique du printemps dernier
que
"the
listless remain campaign [...]
quickly
found that the currency of fact had been badly debased"(the
Guardian,
12 juillet 2016),
en revanche, on
ne voit pas très bien pourquoi
cette ère d'incrédulité
pandémique
à
l'égard de la vérité
aurait
dû
débuter
avec cette campagne au
point
que
"this
was the first major vote in the era of post-truth politics"(loc.
cit.).
Les causes du mal,
pour historiquement récentes qu'elles soient, sont certainement
plus profondes que ne le suggère notre journaliste. Ce qui nous
semble, en revanche, particulièrement récent, ce n'est pas tant le
mal lui même mais plutôt son mode de transmission, le
vecteur
pathologique
qui le propage et
l'aggrave
brutalement.
Pour Marx, nous l'avons vu, "l’ensemble
des rapports de production constitue la structure économique de la
société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure
juridique et politique à laquelle correspondent des formes de
conscience sociales déterminées"(Marx,
Critique
de l’Économie Politique).
Que l'on adhère ou non à la
conception collectiviste
et classiste de la conscience
humaine20
qui est celle de Marx,
il reste que, tout en étant infrastructrurellement déterminée,
notre
conscience
demeure
néanmoins superstructurellement déterminante
en
ce qu'elle a pour fonction de justifier, de perpétuer et de
renforcer l'infrastructure, c'est-à-dire, rappelons-le, les rapports économiques de production et les rapports sociaux de répartition des richesses.
Marx et Engels appellent
"idéologie" ce contexte de normalisation des consciences toujours conforme à
l'intérêt objectif de l'infrastructure.
Dans la mesure, en effet, où
:
"la
classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est
en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui
dispose des moyens de la production matérielle dispose en même
temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si
bien qu’en général elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux
à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien
d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles
dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc
l’expression des rapports sociaux, qui font justement d’une
classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie.
[Dès
lors] la
division
du travail […] prend aussi, dans la classe dominante, la forme de
la division du travail intellectuel et du travail matériel, de sorte
que, à l’intérieur de cette classe, l’une des parties présente
ses penseurs attitrés, les idéologues"(Marx-Engels,
l’Idéologie
Allemande).
En
admettant que l'on
ait
isolé
l'idéologie
comme facteur de génération de l'illusion
conservatrice de l'ordre socio-économique,
il reste encore
à
découvrir son mode de transmission. Ou,
pour employer une autre analogie : après avoir isolé le germe
pathogène, il faut se
demander quelle en est la
voie de propagation.
Marx répond que "la
production des idées, des représentations, de la conscience, est,
de prime abord, directement mêlée à l’activité et aux relations
matérielles des hommes : elle est le langage de la vie réelle.
[...]
Dès
l’origine, l’“esprit” est frappé de la malédiction d’être
entaché de la matière : il emprunte la forme des couches d’air
agitées, de sons, bref, la forme du langage. Le langage est donc
aussi vieux que la conscience, il est la conscience réelle,
pratique, aussi présente pour les autres hommes que pour moi-même,
et comme conscience, le langage naît du seul besoin de la nécessité
du commerce avec d’autres hommes"(Marx,
l’Idéologie
Allemande).
Les idées dominantes constitutives de l'idéologie
empruntent
donc nécessairement la voie du langage21.
Ce
qui confirme la relation interne22
qu'Aristote établit
entre la nature de l'homme comme animal
politique (zôon
politikon)
et
la nature de l'homme
comme animal
parlant (zôon
logon ekhôn)
:
"la
parole [logos]
a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par
conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles
notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos]
et une Cité [polis]"(Aristote,
Politique,
1253a).
Donc, ces
facteurs idéologiques
qui,
dans un contexte de crise aiguë de l'infrastructure
capitaliste,
nous découragent de la vérité
et de la véracité ne
sont nullement de mystérieux sortilèges maléfices mais, tout bonnement, des
éléments
de langage,
ou, comme les nomme Wittgenstein, des jeux
de langage23. Sauf que, et la
philosophie de Platon le montre bien, le
langage
comme
voie de transmission du virus idéologique
n'est évidemment
pas né d'hier. Raison
pour laquelle il nous paraît pertinent de chercher dans
la particularité
d'une
certaine
pratique
(post-)moderne
du langage,
ou, si l'on préfère, dans un certain jeu
de langage
typiquement
(post-)moderne,
l'explication de la nouveauté radicale de ce soupçon
paroxystique
dont
la vérité
et
la véracité
font
les frais et que d'aucuns ont cru bon de baptiser "post-truth
era".
"Donner
des ordres, décrire
un objet, inventer une histoire, faire du théâtre, chanter,
plaisanter, compter, [...],
sont des
jeux
de langage
qui
font partie d'une forme de vie"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§23)24.
La
liste est ouverte. On peut y ajouter : envoyer des SMS en mode
"texto", "chater"
sur des
"forums" virtuels et, évidemment, créer et alimenter des
sites d'"information" sur Internet. Quoi
de plus nouveau, en effet, dans la chronologie de l'émergence des jeux
de langage
que ceux dont
l'existence est liée à ce qu'il est convenu d'appeler la "Troisième Révolution Industrielle". L'apparition
récente des "réseaux sociaux"
virtuels
aurait donc
bien pu favoriser
l'augmentation exponentielle de la quantité de fake
news,
de fausses nouvelles,
de telle sorte que,
face à une quasi-impossibilité de distinguer le vrai
du
faux,
l'opposition,
pour
l'individu Lambda, en
deviendrait,
de
facto,
caduque. Ce qui donnerait raison à ceux qui y voient, sinon la cause profonde, du moins la cause immédiate du mal.
Sauf
que cette piste s'avère vite doublement problématique : d'une part,
nous dit Patrick
Michel
dans
"Post-Vérité"
et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles25,
"avoir
la vérité de son côté ne suffit plus, nous dit-on, à persuader
les électeurs, davantage enclins à suivre celles et ceux qui font
appel à leurs émotions et à leurs croyances personnelles
[c'est-à-dire], pour reprendre les termes d’une définition donnée
par la rubrique « Les Décodeurs » du Monde :
« circonstances
dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur
l'opinion
publique
que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances
personnelles »"(loc.
cit.)
; et, d'autre part, "la
diffusion de fausses nouvelles n’est pas apparue avec la création
des réseaux sociaux : si les médias dits traditionnels
vérifient, contredisent et rétablissent les faits, il ne fait aucun
doute qu’il leur arrive également de diffuser des mensonges, et
plus fréquemment encore des informations biaisées ou
tronquées"(loc.
cit.).
Donc, après nous
être
demandé en quoi "la
vérité a perdu sa valeur de référence dans le débat public, au
profit des croyances et des émotions suscitées ou encouragées par
les fausses nouvelles",
nous allons, à présent, examiner ce lieu commun journalistique
selon lequel "la
« post-vérité »
[serait] suscitée[...]
ou encouragée[...]
par les fausses nouvelles devenues virales grâce aux réseaux
sociaux"(loc.
cit.).
Premier
sous-problème : "avoir
la vérité de son côté ne suffit plus, nous dit-on, à persuader
les électeurs
[dans un contexte où les] « circonstances
dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur la
doxa
que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances
personnelles »"(loc.
cit.).
Ce premier aspect sera vite traité dans la mesure où, d'abord,
nous savons déjà
(cf.
supra)
que la persuasion
du plus grand nombre, tout particulièrement
dans
le domaine de la direction de la Cité,
n'a jamais été
l'effet mécanique de l'administration de la vérité26
(ou de ce qui est supposé tel) par une autorité intellectuelle, mais résulte de nombreux facteurs parmi lesquels le mimétisme social occupe une place prépondérante, notamment lorsqu'il s'agit de s'abstenir de fournir un effort. Ensuite,
nous
avons déjà longuement analysé et critiqué, dans trois
autres
articles,
le mythe selon lequel, pour agir bien, il faudrait
et il
suffirait
de savoir ce qu'il
faut entendre par
"bien"27.
Dans le premier d'entre eux28,
nous avons montré que la supposée différence
de nature
entre croyances
et
connaissances
est
très critiquable en ce qu'elle procède de l'évidence cognitiviste
selon
laquelle il existerait, en chacun d'entre nous, une sorte d'analyste pleinement rationnel qui
dirigerait
nos actes à partir des informations
ou
connaissances
soi-disant
stockées dans notre cerveau comme dans une mémoire d'ordinateur.
À cette pseudo-évidence, nous avons,
à l'instar de Spinoza,
opposé
le caractère conatif
de la motivation de nos actes qui
engage
indistinctement
connaissances
et
croyances
dans
une même
tendance à persévérer en notre être, de sorte que nos intentions
d'agir
sont
des
rationalisations post
festum
exigées par les règles de consistance de certains de nos jeux
de langage
plus souvent que des décisions distinctes
de nos
actes
et préalables à ceux-ci.
Dans le second29,
nous avons montré que, tout
particulièrement en ce qui concerne l'enjeu
fondamental de cohérence
de notre identité
personnelle,
nous pouvons tout à fait savoir
que K et
ne
pas croire que K ou
croire
que non-K.
Ce comportement, apparemment30
très
irrationnel
et que nous avons
appelé, après d'autres, la "mauvaise foi", suffirait, à lui seul, pour expliquer que l'individu Lambda peut tout à fait, dans des circonstances données, savoir le vrai et agir en contradiction avec ce qu'il sait.
Dans
le troisième31
enfin, nous expliquions que, contrairement à une analogie
particulièrement prégnante, parler à quelqu'un ne
consiste pas à lui décocher une sorte
de flèche
qui, en fonction de la plus ou moins grande habileté de l'"archer",
atteindrait ou manquerait une cible passive
qui serait alors dite ou non comprendre.
Wittgenstein montre à quel point une
telle
analogie nous induit en erreur sur la nature des jeux
de langage
dont les règles
et
les séquences
successives nous
influencent, certes, mais à la manière de raisons
d'agir qu'ils
nous fournissent pour justifier nos actes
et
nos intentions
(nous
en avons donné,
supra,
deux exemples : celui de
Pascal à propos des "vices" d'Alexandre,
et celui de Marx à propos du mode de fonctionnement de l'idéologie)
et non pas à la manière d'un enchaînement causal mécanique32.
Pour
ces trois
raisons (dignité conative de la croyance,
recours toujours possible à la mauvaise
foi,
absence d'influence causale
du
langage),
nous ne voyons pas très bien en quoi le fait que des électeurs
seraient "davantage
enclins à suivre celles et ceux qui font appel à leurs émotions et
à leurs croyances personnelles [c'est-à-dire], pour reprendre les
termes d’une définition donnée par la rubrique « Les
Décodeurs » du Monde : « circonstances
dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur
l’opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux
croyances personnelles »"(loc.
cit.)
constituerait
une nouveauté radicale et, encore moins, un scandale moral.
Ce qui nous paraît, en revanche, radicalement nouveau et
proprement scandaleux,
dans la vertueuse indignation de la journaliste du Guardian
ainsi que dans celle de nombre de ses confrères relativement à
l'épisode dit
du "Brexit", c'est d'abord
que
l'on spécule à perte de vue sur les
motivations
des
électeurs.
Il
nous semblait pourtant que l'obligation, toute symbolique, faite à l'électeur
de passer par cette "boîte noire" que constitue l'isoloir
interdisait a
priori ce
genre de questionnement33.
Comme nous allons le voir, qu'il n'en soit rien est hautement
significatif. Ce qui nous paraît tout aussi étonnant
et scandaleux,
c'est que, dans un
système électoral dit de "suffrage universel" qui
n'accorde,
par anti-phrase, de
valeur qu'au vote personnel
et, par conséquent au suffrage non-universel mais particulier34,
d'aucuns s'émeuvent de ce que "l'émotion
et les croyances personnelles"
jouent un rôle
déterminant dans l'acte individuel
de
voter.
Que, par exemple, l'émotion
suscitée chez le travailleur Lambda par la perspective de son possible
licenciement en raison des directives européennes qui interdisent,
au nom de la sacro-sainte concurrence "libre et non-faussée", de subventionner une
entreprise qui perd de l'argent, détermine, chez le même travailleur, la
croyance
selon
laquelle le fonctionnement de l'Union Européenne laisse à désirer. En
quoi est-ce là une preuve que "it
becomes very difficult for anyone to tell the difference between
facts that are true and “facts” that are not. The "leave"
campaign was well aware of this"(Katharine
Viner, the
Guardian,
12 juillet 2016)35
? En quoi le "fait" que l'Union Européenne est,
pour ce travailleur, nécessairement
une chance inouïe, devrait-il être "vrai" et
le "fait" contraire "faux"
?
Au
nom de
quoi
l'awereness,
la lucidité de la
""leave"
campaign"
doit-elle
être
réduite à l'exploitation cynique d'une telle confusion36
?
Bref,
loin d'admettre que "avoir
la vérité de son côté ne suffit plus, nous dit-on, à persuader
les électeurs"(Patrick
Michel,
"Post-Vérité"
et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles),
nous disons qu'elle n'a jamais suffit et que, par ailleurs, dans un
système politique où, par définition, toutes les opinions se
valent, elle n'a pas à le faire.
Par
ailleurs, en
insistant maintenant sur la nouveauté relative du phénomène, si,
comme le dit Hannah Arendt, l'évolution récente du capitalisme
consiste, entre autres, en ce que "tous
les loisirs de l’animal
laborans
ne sont consacrés qu’à la consommation et plus on lui laisse du
temps, plus ses appétits deviennent insatiables. Ces appétits
peuvent devenir plus raffinés, de sorte que leur consommation ne se
borne plus aux nécessités mais se concentre sur le superflu : cela
reste néanmoins de la consommation"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
iii),
de sorte que les hommes sont, notamment, transformés aussi en
consommateurs
de
politique37
à la promotion de laquelle œuvrent les communicants publicitaires
les plus réputés avec, bien entendu, les moyens matériels et les
ressorts psychologiques de la bonne vieille publicité commerciale,
comment s'étonner que le "choix émotionnel", le "coup
de cœur", le
"feeling"
soit,
dans l'acte de vote aussi déterminant que dans l'acte d'achat proprement dit ?
Bref,
est-il
vraiment nécessaire de chercher bien loin ces "circonstances
dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur
l’opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux
croyances personnelles"(Patrick
Michel,
"Post-Vérité"
et "Fake News" : Fausses Clartés et Points Aveugles)
?
C'est
pourtant ce que nous allons faire en passant à
l'examen du second sous-problème de cette
deuxième partie : "la
diffusion de fausses nouvelles n’est pas apparue avec la création
des réseaux sociaux : si les médias dits traditionnels
vérifient, contredisent et rétablissent les faits, il ne fait aucun
doute qu’il leur arrive également de diffuser des mensonges, et
plus fréquemment encore des informations biaisées ou
tronquées"(loc.
cit.).
Si la diffusion de fausses
nouvelles,
d'où qu'elles proviennent,
n'a
sans doute pas d'effet
causal déterminant
sur le comportement du citoyen moyen,
et, en tout cas, pas plus
que la diffusion de vraies
nouvelles,
nous avons néanmoins souligné en quoi une
réelle
pandémie
de fausses
nouvelles,
d'une part,
nous
semble caractéristique de notre (post-)modernité, d'autre part,
nous semble participer pleinement de l'idéologie
d'un capitalisme agonisant.
Et nous avons pas
hésité à emboîter
le pas de ceux qui mettent une telle infection en corrélation avec
la très récente banalisation des "nouvelles
technologies de la communication
et de l'information", lesquelles
font, potentiellement, de tout être humain, un
(dés-)informateur pour son prochain.
Seulement, là comme ailleurs, corrélation
n'est
pas causalité38.
Autrement dit, nous n'avons aucune raison de croire que l'apparition
des "réseaux sociaux"
virtuels39
soit la cause, la raison suffisante, de
l'inquiétante
pandémie de fake
news.
Comme le souligne Patrick Michel, il nous semble, en effet, que "la
diffusion de fausses nouvelles n’est pas apparue avec la création
des réseaux sociaux"(loc.
cit.).
Doit-on
rappeler qu'"il
n’est pas nécessaire [au
Prince] d’avoir
beaucoup de qualités, mais plutôt de paraître les
avoir"(Machiavel,
le
Prince,
xviii)
et que, lorsque Machiavel écrit cela, il n'est pas encore question
de
prétendre influencer,
de quelque manière que ce soit,
une "opinion
publique",
mais plutôt de faire
comprendre
que,
puisque "le
souverain n’aura comme objectif que sa propre conservation et celle
de son État"(Machiavel,
le
Prince,
xviii),
lequel souverain "dispose
d’un monopole de l’usage de la violence physique légitime, ce
qui suppose des moyens matériels d’administration
[parmi
lesquels] l’existence
d’une instance de contrainte physique"(Weber,
le
Savant et le Politique,
ii),
s'il peut, "grâce
à la ruse, tromper l’esprit des hommes"(Machiavel,
le
Prince,
xviii)
de telle sorte que "les
moyens qu’il emploie
[soient]
toujours approuvés du commun des hommes"(Machiavel,
le
Prince,
xviii),
alors c'est autant d'efforts de maintien de l'ordre social
qui
seront économisés
par
lui et pour
lui ? Aussi, naturellement, la fabrique des fausses
nouvelles a-t-elle,
historiquement,
partie
liée avec
la conservation du pouvoir en général et du pouvoir politique en
particulier. Depuis
la fausse donation de Constantin au pape Sylvestre au
IV° siècle de notre ère jusqu'à
la soi-disant découverte d'un stock d'armes
de destruction massive en Irak, en passant par l'affaire Dreyfus, le
Protocole des Sages de Sion ou
l'affaire des époux Rosenberg, l'histoire politique de l'humanité
se confond, en un certain sens, avec l'histoire du mensonge ou de la
mauvaise foi officiels. Il n'y a donc aucune raison de considérer que notre
époque (post-)moderne a inventé les fake
news comme mode de communication politique. Ce
qui, en revanche, est radicalement nouveau, tout aussi nouveau, en tout cas, que
l'apparition d'Internet et des "réseaux
sociaux"
virtuels,
et
donc tout aussi corrélatif de la récente
multiplication
pandémique des fausses
nouvelles, ce sont l'économisme, le
spectacularisme,
la dénonciation du
complotisme, l'expertisme
et l'obsession
du
fact-checking comme modes de fabrication et de diffusion desdites fake news.
L'économisme,
c'est la promotion
de l'être humain à la dignité d'"homo
œconomicus"
: "l'homo
œconomicus
peut être compris comme une allégorie de l'homme moderne par
excellence qui, grâce aux institutions libérales, a remplacé les
passions par les intérêts et, autant que possible, la politique et
la violence par l'économie et la concurrence. […] Cette
« vulgarité »
de l'homo œconomicus n'est-elle pas la meilleure des garanties
contre la tendance au fanatisme, les dérives belliqueuses et les
risques de tyrannie implicites dans le choix de tels modèles de
substitution ?"(Dictionnaire
du Libéralisme,
entrée « homo
œconomicus »).
L'économisme,
c'est
le triomphe posthume de Marx : l'"allégorie" de l'homo
œconomicus non
seulement est l'aveu implicite que l'infrastructure
capitaliste
(euphémisée en "libérale")
détermine la conscience des hommes au point de se revendiquer seul
paradigme
possible
de
l'excellence humaine40,
mais encore fonctionne
à merveille, comme l'idéologie
dont
le capitalisme a besoin pour justifier et intensifier ce réductionnisme caricatural que Herbert Marcuse a justement baptisé "homme uni-dimensionnel".
L'économisme,
c'est donc la mort définitive d'Aristote : l'homme
(post-)moderne n'est plus un zôon
politikon ("animal
politique") faute de skholè
("loisir"),
mais un animal
laborans ("animal
travailleur"). Dans les années 1960, Hannah Arendt avait déjà
signalé que "toutes
les activités qui ne sont pas liées au travail sont considérées
comme des
"passe-temps"41
[...]
: ce sont les
loisirs (qu'il ne faut pas confondre avec la skholè
antique, le loisir)
[...]. Les
activités
de chacun n’ont aucune finalité en soi : elles ne représentent
que la somme des forces de travail que l’on additionne de manière
purement quantitative
[...]. La
dégradation
des hommes en marchandises, dans une société qui ne juge pas les
hommes en tant que personnes mais en tant que producteurs"42(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
iii).
Or,
si l'homo
œconomicus n'est plus motivé que par des intérêts,
si on ne lui demande plus que de produire, par son travail ou sa
consommation, de la plus-value,
alors il est raisonnable de penser que l'idéologie
va
encourager toute
forme d'information
de
nature à maximiser les intérêts des dominants, c'est-à-dire de ceux dont la propension à engendrer de la plus-value est le plus manifeste.
Dans
un tel contexte, l'information doit donc être traitée comme une
marchandise
comme une
autre. Qu'elle
soit fabriquée
industriellement
par
des professionnels
dûment
appointés
dont c'est
le métier ou bien produite
artisanalement
par
des contributeurs occasionnels
avides
plutôt
de reconnaissance symbolique, la
marchandise "information"
est
systématiquement destinée
à être vendue
à des clients, des
consommateurs
ou des
annonceurs
publicitaire,
par les entreprises qui la
collectent dans
l'espoir
de générer un bénéfice
net qui sera, par la suite, redistribué aux actionnaires sous la
forme de dividendes. De ce point de vue, nous ne faisons aucune
différence entre une entreprise qui produit un journal papier, une
autre qui fabrique
des émissions de télévision, une
autre qui gère des "réseaux sociaux" virtuels,
une
autre enfin qui héberge des séquences vidéo sur Internet
: tout est bon à prendre et
à diffuser dès
lors qu'il s'agit de réaliser du profit43.
Comme le dit satiriquement Jacques Bouveresse "la
seule forme de liberté que la grande bataille pour la liberté de
la presse a permis de conquérir est [...] contrairement à ce que
l'on prétend, bien différente de la liberté de l'esprit, avec
laquelle elle n'a plus guère de rapport, et se réduit en fait
essentiellement à celle du marché, avec toutes les possibilités
d'exploitation cynique de la crédulité de l'acheteur, de
manipulation, de fraude, d'escroquerie et de tromperie sur la
marchandise qui en résultent
[...]. Comme
toutes les entreprises qui sont axées principalement sur la
recherche du profit, celles de la presse ont évidemment un besoin
essentiel de faire croire à l'opinion publique qu'elles remplissent
en réalité une fonction beaucoup plus noble et ne travaillent, en
fait, que pour le plus grand bien de tous. Mais la différence avec
les autres est qu'elles disposent de moyens exceptionnellement
puissants et efficaces pour faire accepter leur mensonge"(Bouveresse,
Schmock
ou le Triomphe du Journalisme,
i).
1Par
exemple, chez Aristote : "la
sagesse [théorique] consiste à rechercher la vérité dans ce qui
est universel et nécessaire, […] tandis que la [sagesse pratique]
consiste à être capable de vouloir comme il convient ce qui peut
être bon et utile"(Aristote,
Éthique à
Nicomaque,
VI, 1140a-b).
2"Ce
n’est pas parce que nous pensons d’une manière vraie que tu es
blanc, que tu es blanc ; mais c’est parce que tu es blanc,
qu’en disant que tu l’es, nous sommes dans la vérité"(Aristote,
Métaphysique, 1051b7).
3"Le
post-moderne serait ce qui, dans le moderne, allègue
l'imprésentable dans la présentation elle-même ; ce qui se refuse
à la consolation des bonnes formes, au consensus d'un goût qui
permettrait d'éprouver en commun la nostalgie de l'impossible ; ce
qui s'enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en jouir,
mais pour mieux faire sentir qu'il y a de l'imprésentable. Un
artiste, un écrivain post-moderne est dans la situation d'un
philosophe : le texte qu'il écrit, l'œuvre qu'il accomplit, ne
sont pas, en principe, gouvernés par des règles déjà établies,
et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d'un jugement
déterminant, par l'application à ce texte, à cette œuvre, de
catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que
l'œuvre recherche. L'artiste et l'écrivain travaillent donc sans
règles et pour établir les règles de ce qui aura été
fait"(Lyotard,
Réponse à
la Question : qu'est-ce que le Postmoderne ?,
in
Critique
n°419, avril 1982).
La définition de la post-modernité
par
Lyotard concerne la représentation artistique et, plus précisément,
la littérature. Aussi orthographierons-nous désormais
"(post-)modernité" pour suggérer l'extension analogique
de cette notion au champ épistémique et au champ moral sans en
donner de définition plus précise. Le propos de Lyotard disant
qu'"en simplifiant à l'extrême, on tient pour post-moderne
l'incrédulité à l'égard des métarécits"(loc.
cit.) pourrait en tenir lieu
mais il faudrait la replacer dans le contexte de la pensée de
l'auteur, ce que nous ne ferons pas ici.
4Nous
parlerons désormais de doxa plutôt
que d'opinion, à
plus forte raison, d'opinion publique
dont la lecture de Pierre Bourdieu nous a, depuis fort longtemps,
convaincu de son inexistence (cf. la conférence donnée par le
sociologue en janvier 1972 et accessible, notamment, sur
le site d'ACRIMED). Par doxa,
nous entendrons, au sens de Platon, le degré
zéro de la connaissance
:
"l'opinion
[doxa]
vraie accompagnée de justification [logos]
est connaissance [épistèmè],
mais [...], dépourvue de justification,
elle est en dehors de la connaissance"(Platon,
Théétète,
201d).
5"Je
pensai qu’il fallait [...] que je rejetasse comme absolument faux
tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir
s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance
qui fût absolument indubitable"(Descartes,
Discours
de la Méthode,
IV).
6"Je
n’imite pas les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et
affectent d’être toujours irrésolus, car au contraire, tout mon
dessein ne tend qu’à m’assurer"(Descartes,
Discours
de la Méthode,
IV).
7"L'idée
qu'il n'y a pas de vérité ; qu'il n'y a pas de nature absolue
des choses, de " chose en soi ". Ce n'est là
que du nihilisme, et le plus extrême"(Nietzsche,
la Volonté de
Puissance,
§112).
9Pour
ne prendre que l'exemple des Présidents de la V° République en
France, "si la France n'a pas encore connu, à l'instar de
la démocratie d'outre-Atlantique avec Reagan ou Bush junior
[pour ne rien dire de Trump !], de président au capital
culturel notoirement limité, les manifestations d'inculture de son
personnel politique se multiplient [...]. Fils d'un professeur de
langues anciennes, le fondateur de la V° République
a été biberonné à la culture la plus classique qui soit. Initié
dès son plus jeune âge aux péripéties de l'histoire romaine chez
les jésuites, ses références littéraires sont aussi catholiques
et nationales -il lit par exemple avec avidité Maurice Barrès et
Charles Péguy [...]. Le successeur du général De Gaulle,
son premier ministre Georges Pompidou, est une autre incarnation
(quasi-parfaite) de cette intrication bien française. Fils de
professeur lui aussi, le deuxième président de la Ve République
française est un pur produit de la méritocratie. Curieux et
hypermnésique, il acquiert pendant sa scolarité une somme de
connaissances impressionnante sans grands efforts [...]. Avec Valéry
Giscard d'Estaing commence-t-on peut-être à entrevoir un point
d'inflexion. En effet, l'alors jeune président est plus un
technocrate, un technicien de l'économie extrêmement doué, qu'un
sage littéraire et philosophe [...]. Une certaine idée (bien
française) de la culture semble revenir au pouvoir avec François
Mitterrand, [qui] est en effet un homme de livres, dont il pouvait
chérir autant sinon plus les qualités d'objet, en tant que
collectionneur, que le contenu littéraire [...]. Jacques Chirac
apparaît, du point de vue de culture générale (mais peut-être
pas seulement), comme un président de transition. De manière
paradoxale, en effet, il allie un certain raffinement culturel
semblable à celui de ses prédécesseurs à une forme de vulgarité
annonciatrice de celle de ses successeurs [...]. Nicolas Sarkozy et
François Hollande sont les représentants d'une nouvelle ère. Ils
ne sont tout d'abord ni l'un ni l'autre des « hommes de
culture », dans le sens où la lecture, l'écriture, l'art et
la réflexion philosophique ne semblent pas -c'est du moins ce que
suggèrent les biographies et les témoignages disponibles- compter
parmi les éléments fondamentaux de leurs personnalités"(Romain
Treffel, la Culture
Générale des Présidents Français,
texte complet sur les
Blogs du Huffington Post).
10"Oderint
dum metuant [qu'ils me
haïssent, pourvu qu'ils me craignent]"
disait Caligula. On pourrait ajouter "qu'ils me dénigrent
...". Ou,
comme le disait aussi Alain, "contentez-vous
d’être riches et renoncez à être juste [car] la justice, c’est
l’égalité"(Alain,
Éléments
de Philosophie,
VI, iv).
11Le
latin, comme le grec ont deux mots distincts pour "autre"
: alter comme ἄλλος
désignent une altérité
numérique comme
complément au
sein d'une similitude
générique, tandis qu'alius
comme ἔτερος
désignent une altérité
qualitative comme opposition
générique.
L'altérité
girardienne est une altérité
du deuxième genre.
12Dans
du
Côté de chez Swann
de Proust,
la
très snob
et
bourgeoise Mme Verdurin (A) est admirative à l'égard de la culture
et la distinction (C) de Swann (B). La preuve de son admiration,
c'est l'admission au nombre des habitués de son salon. Or, comme la
culture
et la distinction de Swann sont, manifestement, très supérieures
aux siennes, il s'installe peu à peu un double
embarras
(haine
grandissante de Mme Verdurin pour Swann mais aussi haine
de Mme Verdurin pour elle-même à travers la mauvaise
foi qu'elle
met à trouver un prétexte à son exclusion) qui se poursuit en
médisance de
plus en plus acerbe et
qui se finit en exclusion pure et simple du salon.
13Pour
la pensée sociale classique, au contraire, c'est la similitude
qui permet
de comprendre la propension au mimétisme
du désir :
"si nous imaginons quelqu'un de semblable à nous
comme affecté d'une certain affect, cette imagination exprimera une
affection de notre corps semblable à celle du corps extérieur ;
et par suite, de cela seul que nous imaginons une chose semblable à
nous comme affectée d'un certain affect, nous
éprouverons un affect semblable au sien"(Spinoza,
Éthique,
III, 27).
14"Les
Grecs jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la
nature servile des occupations qui pourvoyaient aux besoins de la
vie [...]. L’institution antique de l’esclavage [...] fut une
tentative pour éliminer le travail de la condition humaine : ce que
les hommes partagent avec les animaux, on ne le considérait pas
comme humain"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
iii).
15"Ces
vérités me paraissent, si je peux dire, tenir l’une à l’autre
et former toute une chaîne. Et, si je peux dire, ces vérités sont
enchaînées les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de
diamant [...] des arguments que tu ne vas pas pouvoir rompre, ni
toi, ni quelqu’un d’autre, encore plus impétueux
que toi"(Platon,
Gorgias,
509a), dit Socrate (le philosophe) à Gorgias (le rhéteur).
16
"L'homme
n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en
soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui
dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces
dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une
racine naturelle dans son cœur"(Pascal,
Pensées,
B100).
17"Dans
le totalitarisme, tous les hommes sont, au même titre, devenus
superflus"(Arendt,
le
Système Totalitaire,
iv).
Cf. Haine
de soi, Haine de l'autre et Totalitarisme.
18On
pourrait ajouter que, comme Freud l'a remarqué sans
détour : "il
est évident que la vérité ne peut être tolérante,
qu'elle n'admet ni compromis ni restriction"(Freud,
Nouvelles
Conférences sur la Psychanalyse).
Or la tolérance
(entendue
comme absence d'effort de rigueur, comme indifférentisme généralisé
et non pas, bien entendu, comme vertu
morale)
est une autre
valeur
cardinale de la (post-)modernité.
Comme l'a également souligné Foucault, "il
s’agirait de savoir si la volonté de vérité n’exerce pas, par
rapport au discours, un rôle d’exclusion analogue à celui que
peut jouer l’opposition de la folie et de la raison, ou le système
des interdits"(Foucault,
Leçons
sur la Volonté de Savoir).
19"La
question de la véracité, distincte de celle de la vérité, relève
d'une problématique plus générale de l'attestation, elle-même
appropriée à la question de l'ipséité : mensonge, tromperie,
méprise, illusion, ressortiraient à ce registre"(Ricœur,
soi-même
comme un Autre,
v, 2),
l'"ipséité" étant, pour Ricœur, "la
parole tenue dans la fidélité à la parole donnée"(Ricœur,
soi-même
comme un Autre,
v, 1). Cf. ne
pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie
et Capitalisme.
20"À
toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées
dominantes"(Marx-Engels,
l’Idéologie
Allemande).
21Comme
le dit aussi Wittgenstein, "penser
n’est pas un processus incorporel que l’on puisse détacher de
la parole"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
47). Et
"plutôt
que de dire "sans
langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement"
nous devrions dire "sans
langage, nous ne pourrions nous influencer
mutuellement""(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§570).
22"Une
propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la
possède pas"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.123).
23"Ces
systèmes de communication, nous les appellerons jeux
de langage
car ils sont apparentés à ce que nous appelons "jeu"
dans le langage ordinaire"(Wittgenstein,
le Cahier
Brun,
81).
24On
remarquera, en passant, que "décrire un objet",
autrement dit énoncer une proposition descriptive
susceptible d'être vraie1
ou fausse1
n'est qu'un jeu de langage parmi
une infinité d'autres. C'est une autre manière de dire que, pour
fondamentalement importante qu'elle soit, la valeur de vérité1
n'est qu'une valeur parmi une infinité d'autres.
25Texte
consultable sur le
site d'ACRIMED.
30Nous
disons "apparemment" pour rappeler deux choses.
D'une part, que les
normes de rationalité peuvent
être très différentes en fonction du jeu de langage
qui se joue et, à
l'intérieur du même jeu de langage,
en fonction du degré de
maîtrise de ses règles : la rationalité politique
n'a pas grand chose à voir avec la rationalité
mathématique et, même
dans le cadre du même jeu,
ainsi que
nous l'avons dit dans Wittgenstein
et la Musicalité non-Toxique du Langage, la
rationalité du
joueur honnête n'est pas celle du tricheur.
D'autre part,
qu'en
fonction des critères de rationalité que
l'on aura adoptés
(critère de la déductibilité logique, critère de stricte
vérité-correspondance, critère -dit de Clifford- de la croyance
suffisamment étayée, critère de la cohérence narrative, etc.),
un comportement C1
pourra être dit plus ou moins rationnel qu'un
comportement C2
mais certainement pas rationnel ou
irrationnel dans
l'absolu.
32Y
compris dans le jeu de langage publicitaire
à propos
duquel nous nous demandions, dans l'article sus-indiqué, si les
annonceurs publicitaires accepteraient d'investir, en France et
annuellement, entre 1,5 et 2 % du PIB français,
pour
équiper des
archers
qui n'atteignent leurs "cibles" que
de façon si peu probable et totalement erratique.
Preuve, selon nous, que l'efficacité du message
publicitaire
doit se trouver ailleurs que dans son soi-disant effet
causal.
33"Le
suffrage [...] est toujours universel, égal et secret"(Constitution
Française de 1958, art.3).
34"La
volonté générale, qui ne regarde qu’à l’intérêt commun, ne
doit pas être confondue avec la volonté de tous qui n’est qu’une
somme de volontés particulières"(Rousseau,
du Contrat
Social,
II, 3).
35Texte
consultable sur le
site du Guardian.
36Certes,
l'argument de l'incertitude économique fut loin d'être le seul
argument ("mensonger", forcément) de la "leave"
campaign. Il est probable que les
arguments xénophobes ou racistes ont aussi joué un rôle
important. Mais, quand bien
même de
tels arguments, habilement utilisés par des "populistes" (autrement dit
des démagogues mus par de basses motivations
machiavello-wébériennes
qu'ils sont les seuls à avoir, bien entendu) auraient eu l'importance capitale que la "remain"
campaign (dont les
motivations furent,naturellement , quant à
elles, parfaitement
désintéressées !) veut
bien leur attribuer, comment
peut-on ne pas comprendre que des travailleurs pauvres et
désespérés, des êtres qui, au sens d'Aristote, ne sont même
plus des hommes authentiques faute d'avoir, à la fois le loisir de penser et des perspectives de vivre bien
un jour, défendent, comme
le feraient des
animaux traqués, ce qu'ils croient être les
conditions minimales de leur propre survie ?
37Une
preuve en est qu'il n'y a plus, aujourd'hui, de campagne
électorale, mais, simplement
une "offre politique" (sic !).
38Comme
le dit Hume, "nous
contenterons-nous donc de ces deux relations de contiguïté et de
succession, jugeant qu'elles nous offrent une idée complète de la
causalité ? En aucune manière. Un objet peut être contigu et
antérieur à un autre objet sans qu'on le regarde comme sa cause.
Il y a une connexion
nécessaire
à prendre en considération, et cette relation est d'une importance
beaucoup plus grande que n'importe laquelle des deux précédentes.
[Or]
de
la simple répétition d’événements passés, fût-elle à
l’infini, il ne naîtra jamais aucune idée [...] de connexion
universelle et nécessaire"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
I, iii, 6). Autrement dit, l'inférence
"post
hoc ergo propter hoc"
("après donc à cause de") est un sophisme.
39Là
encore, on admirera l'oxymore : quelle sorte de sociabilité la
relation virtuelle d'un
individu virtuel avec
un autre individu virtuel peut-elle
donc faire naître ? Au sujet,
par exemple, de la qualité
réelle de la
sociabilité sur les
"forums" soi-disant philosophiques, cf.
Forum
Philosophique et Internet.
40Notamment,
depuis que la chute du mur de Berlin a signé la "fin de
l'histoire" !
41"Chaque
fois que l’homme moderne veut insister sur le sérieux de son
activité, il a le mot “travail” à la
bouche"(Kurz-Lohoff-Trenkle,
Manifeste
contre le Travail,
xiv).
42Doit-on
rappeler que, tout libéral
qu'il
soit, Kant exprime ainsi son impératif
catégorique :
"agis
de telle sorte que tu traites l’humanité
[i.e.
la qualité d’être humain]
aussi
bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en
même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen"(Kant,
Fondements
de la Métaphysique des Mœurs,
IV, 429).
43Ce
que les bénéficiaires et, parfois même les dindons de la farce
(salariés, contributeurs, consommateurs), nieront énergiquement.
Dénégation tout à fait symptomatique pour Pierre Bourdieu : "la
dénégation repose sur le refoulement ou la censure de l’intérêt
économique qui doit rester caché, c’est le refoulement permanent
de la dimension économique"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
vi). À propos du régime économique de
l'information, on entendra, en effet, parler de "création
d'emplois", de "sauvegarde de l'emploi", de
"pluralisme démocratique", de "déontologie",
de "valeurs éthiques" et autres fadaises. Bourdieu nomme
"économie des échanges
symboliques" "la
transfiguration
des relations de domination et de soumission en relations
affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme
propre à susciter un enchantement"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
vi).
Pour lui,
il
est typique que
"l’économie
des biens symboliques repose sur le refoulement ou la censure de
l’intérêt économique, c’est-à-dire le prix, qui doit être
caché ou, du moins, laissé dans le vague"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
vi).
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