L'une
des affirmations les plus déconcertantes de l'Éthique
se trouve sans doute être celle selon laquelle "nous
sentons et expérimentons que nous sommes éternels [sentimus experimurque nos aeternos esse]"(Spinoza,
Éthique,
V, 23). Qu'est-ce
donc que cette "éternité" dont il nous crédite avec
d'autant plus de certitude que, nous assure-t-il, elle est, par nous,
"sentie et expérimentée" ? C'est
d'autant plus surprenant que Spinoza semble reprendre à son compte l'un
des grands invariants de la superstition théologique qu'il n'a eu de
cesse de combattre, notamment dans le Traité
Théologico-Politique. Si ce n'est pas le cas,
en
quoi peut bien
consister
une éternité
qui ne
soit
pas une vie
sans fin après la mort ? Nous commencerons donc par sonder les soubassements métaphysiques
de la confusion des notions
d'"éternité" et d'"immortalité",
puis nous évoquerons quelques-unes des tentatives philosophiques
pour concilier la mortalité humaine avec, néanmoins, une
possibilité humaine de viser l'éternité, et enfin nous essaierons
de montrer, à travers la philosophie de Spinoza, notamment mais pas
uniquement,
que l'expérience que nous faisons de l'éternité est, non seulement
bien réelle, mais, en
un certain sens,
assez banale.
La
réflexion philosophique sur la notion d'éternité
semble
aussi
ancienne
que la philosophie elle-même.
Ou, plus exactement, aussi ancienne
que la métaphysique
c'est-à-dire
une certaine conception de la philosophie comme
pensée
des conditions de la perfection
absolue.
En effet, si on a coutume de faire remonter les origines de la pensée
philosophique grecque à la confrontation des Éléates et des
Héraclitéens, c'est qu'ils s'affrontent,
en effet,
sur le même terrain. Et ce terrain commun, c'est la question : "y
a-t-il quelque chose d'éternel
?".
Pour Héraclite d'Éphèse et ses disciples, tout coule, tout change,
tout se meut, il n'y a rien de permanent. Pour Zénon d'Élée et ses
épigones, c'est le contraire : le mouvement, la corruption, le
changement sont des illusions perceptives qui font oublier que toute chose, au fond, reste
toujours identique à elle-même. Du
coup, pour les uns, rien n'est éternel. Pour les autres, il existe
toujours, sous-jacent à la fluence apparente des choses, un noyau de
permanence (l'"être")
et,
donc, d'aïôn,
d'éternité.
Platon
va habilement concilier les deux conceptions antagonistes en disant
que
"le
modèle [du Monde] se trouve être un Vivant éternel [...]. C'est
pourquoi son auteur s'est préoccupé de fabriquer une certaine
imitation mobile de l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a
fait, de l'éternité immobile et une, cette image éternelle qui
progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons
le Temps. [...] Le passé et le futur sont des espèces engendrées
du Temps, et lorsque nous les appliquons hors de propos à la
substance éternelle, c'est que nous en ignorons la nature"(Platon,
Timée,
37d-38a).
Nous avons là tous les fondements d'une
tradition métaphysique
qui
est, encore aujourd'hui, suffisamment vivace pour être considérée comme LA vraie
philosophie.
À savoir que,
certes,
tout dans le monde est soumis à un flux perpétuel de changements
destructeurs,
comme
le disent les héraclitéens, mais
de tels changements ne
sont que les avatars approximatifs de
modèles
immuables
qui,
eux,
sont la seule vraie réalité.
Dès
lors,
premièrement,
la
perception du
changement n'est plus du
tout
une illusion comme le prétendent les Éléates
;
c'est juste l'aspect de la réalité qui s'offre au
plus faible degré possible de connaissance,
à savoir la sensation
: "quand
il s'agit de l'acquisition de la science, [...] la vue et l'ouïe
offrent-ils quelque certitude ou [...] n'entendons-nous et ne
voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui donc atteindrait le
plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui
recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à
cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation"(Platon,
Phédon,
65c-66a). Il en résulte que, comme y insistent les éléates, la
vraie connaissance, la connaissance
philosophique (ou
métaphysique)
ne peut donc être acquise que par "la
seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus
qu’aucune autre sensation".
Raison pour laquelle,
comme le suggèrent en outre les pythagoriciens,
la mathématique
est
promue au rang de
paradigme
de la connaissance
philosophique (ou
métaphysique) : les "objets"
mathématiques nous offrent, ici-bas, le meilleur exemple de ce qui a toujours été et sera toujours. D'où l'idée
que "nul n'entre ici s'il n'est géomètre",
fameuse devise
de l'école platonicienne. Car "il
est une chose que tous ceux qui sont tant soit peu versés dans la
géométrie ne nous contesteront pas, c'est qu'[...]
on
la cultive pour connaître ce qui est toujours, et non ce qui à un
moment donné naît et périt. [...] Elle est donc, mon brave ami,
propre à tirer l'âme vers la vérité et à faire naître l'esprit
philosophique"(Platon,
République,
VII, 527 a-b).
En tant qu'ils sont
réputés "ne pas naître ni périr"
mais "être",
bref, en tant qu'ils sont éternels,
les
"objets mathématiques" doivent donc,
naturellement,
être les premiers objets de réflexion pour le philosophe métaphysicien. Dès lors, dans la mesure, justement,
où la plus
haute
connaissance du réel est supposée être une connaissance
mathématisée, alors
tous les événements, tous les phénomènes, c'est-à-dire tous les
objets de pensée qui supposent un avant et un après qui échappe à
la validité
intemporelle
du raisonnement mathématique, sont non seulement imparfaits
mais aussi seconds, dérivés. Car, nous explique Platon, le temps
n'est
qu'une imitation,
par nature imparfaite, d'un modèle,
parfait par définition, à savoir l'éternité
: "ce
qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus
vieux, ni plus jeune, avec le temps, et oncques cela ne fut, ni ne
devient actuellement, ni ne sera dans le futur. Bien au contraire,
une telle réalité ne comporte aucun des accidents que le devenir
implique pour les termes qui se meuvent dans l'ordre sensible, mais
ces accidents sont des variétés du Temps, lequel imite l'éternité
et se déroule en cercle suivant le Nombre"(Platon,
Timée,
37d-38a).
Pour
résumer cette conception antique
de
l'éternité
(aïôn)
qui,
encore une fois, se confond avec l'acte de naissance de la
philosophie
(la
métaphysique)
: l'éternité
n'est
que l'autre nom de la perfection
immobile,
définitive,
de
l'immutabilité dont le temps,
autrement dit le mouvement et l'imperfection, ne sont que les formes
dégradées.
Une conséquence extrêmement importante de cette conception est que
la vie
en
général comme forme particulière de génération, de croissance et
de décroissance, bref, de mouvement, n'est qu'une immortalité
dégradée.
La
perfection
humaine
n'est alors
envisagée
par la métaphysique que sous condition d'immortalité,
sinon totale, du moins partielle. Or, il est manifeste que le corps humain est corruptible et mortel. De là, l'idée qu'on ne saurait envisager de perfection humaine autrement qu'en présumant une partie de l'homme insensible à
la corruption. Dès lors, l'âme (psukhè)
ou l'esprit (pneuma) sont promus au rang de principes
d'incorruptibilité, d'intemporalité et, donc, d'immortalité
humaine
: ce qui "est
éternel ne connaît ni la naissance ni la mort, ni accroissement, ni
diminution"(Platon,
le
Banquet,
211a).
On comprend qu'une telle conception a toujours figuré en bonne place
parmi les dogmes théologiques,
c'est-à-dire les dogmes métaphysiques
qui
font de la divinité, c'est-à-dire du pur esprit, l'être
par
excellence.
Il
s'installe donc,
très tôt dans l'histoire de la philosophie, l'évidence
métaphysique selon laquelle l'éternité,
autrement dit la perfection,
c'est l'intemporalité, la négation de la temporalité.
Avec, pour corollaire que, pour espérer approcher l'éternité et donc la perfection,
l'homme devrait échapper à la temporalité
et
à ses conséquences dévastatrices, en d'autres termes, se rendre
immortel.
Sauf
qu'il
y a une faille logique dans la justification métaphysique de ce qui va être,
longtemps,
considéré comme une évidence métaphysique. En effet, si
on admet,
comme
Platon,
que le
monde
a été créé
par un summus artifex, un divin artisan qui est l'origine éternelle de toute chose,
se
pose alors inévitablement le problème de
l'existence du
temps
pour ce modèle lui-même,
c'est-à-dire pour Dieu.
Aussi,
dans
ses Confessions,
Augustin se demande-t-il
:
"ne
sont-ils pas encore tout entachés de leur vieille erreur, ceux qui
nous disent : Que faisait Dieu, avant de créer le ciel et la terre ?
S'il était dans le repos et dans l'inaction, disent-ils, pourquoi
n'y est-il pas demeuré toujours ?"(loc.
cit.,
x, 12).
S'il est absurde de se demander ce que faisait Dieu avant la création, c'est que la relation que les Grecs supposent exister de celui-là à celle-ci n'est pas une relation de modèle à imitation. Car, si tel était le cas, si donc
le temps
avait été créé
comme image
mobile d'un modèle immuable,
il faudrait aussi admettre, au sein-même de l'éternité, un avant de la création. Ce qui reviendrait à nier l'intemporalité de l'éternité.
Une manière de résoudre la contradiction consiste simplement à attribuer une certaine
temporalité à la puissance parfaite
et donc éternelle
qui va engendrer le monde sans que cette temporalité soit, pour autant, de même nature que celle de ses créatures. En d'autres termes, certes, Dieu est avant le temps, mais "ce
n'est point par le temps qu'[Il] précède[...] les temps, autrement, [Il] ne serai[t] pas avant tous les temps. [...] Toutes [S]es années sont
immobiles, parce qu'elles existent toutes à la fois ; les unes ne
sont pas poussées par les autres parce qu'elles ne passent pas ; au
lieu que les nôtres ne seront toutes accomplies que lorsqu'elles ne
seront plus. [S]es années ne sont qu'un jour, et [S]on jour n'est pas
une suite de jours ; il est aujourd'hui, et [S]on aujourd'hui ne cède
point la place à un lendemain ; car il ne succède pas à la veille. [S]on aujourd'hui, c'est l'éternité"(Augustin,
Confessions,
XI, xiii). Augustin
corrige donc la contradiction qui est au cœur de l'aïôn antique en proposant une conception alternative de l'éternité divine,
non plus comme intemporelle
mais
comme supra-temporelle. C'est-à-dire qu'il introduit une temporalité supérieure qui diffère
de la temporalité vulgaire en ce que celle-là, contrairement à celle-ci ne devient pas et, donc, se déploie
toute entière dans le présent.
"Toutes
tes années sont immobiles, parce qu'elles existent toutes à la
fois",
dit Augustin, c'est-à-dire que les phases du temps,
au lieu d'être successives
comme
pour nous autres humains, existent toutes simultanément
pour Dieu. Bref, pour Dieu,
"rien
ne se passe dans l'éternité. Tout y est présent"(Augustin,
Confessions,
XI, xiii).
Mais Augustin va plus loin encore : comme,
d'une part,
Dieu a créé l'homme à son image,
et, d'autre part, le Christ est l'homme fils de Dieu,
nécessairement, le temps
humain,
tout en étant différent par nature du temps
divin,
ne peut pas,
cependant,
être en opposition logique avec
lui comme le sont les
notions de
temps
et
d'éternité
chez
les Grecs. Ce
qui explique que,
même
si les
hommes connaissent trois figures de la temporalité
(le passé, le présent, le futur) et
non pas une seule (le présent) comme Dieu, toutefois
ces
trois figures ne sont pas équivalentes. Cela veut dire que, même
chez les hommes, le
présent
a
un statut particulier :
"on
ne peut dire, à proprement parler, qu'il y ait trois temps, le
passé, le présent et le futur ; mais peut-être serait-il plus
juste de dire : il y a trois temps, le présent des choses passées,
le présent des choses présentes, le présent des choses futures.
Ces trois choses existent en effet dans l'âme, et je ne les vois pas
ailleurs : le présent des choses passées, c'est leur souvenir ; le
présent des choses présentes, c'est leur vue actuelle ; le présent
des choses futures, c'est leur attente"(Augustin,
Confessions,
XI, xx).
Les
trois temps
ne
se distinguent, nous dit Augustin, qu'en tant que nous avons une âme,
laquelle nous est, à jamais, présente
puisque
c'est par elle que nous ressemblons à Dieu éternel et immortel.
Ainsi,
ce privilège du présent,
sans assurer, d'emblée, aux hommes l'éternité,
leur en donne néanmoins un avant-goût
dès
ici-bas, ce qui
donne un sens intuitif
à
la notion de "vie éternelle" : vivre éternellement,
ce serait,
à l'instar de la perfection divine,
vivre dans la béatitude d'un présent insouciant.
Et, à l'inverse, comme le montrera ce
grand disciple d'Augustin que sera Pascal,
l'homme d'après la Chute, celui du péché, est condamné à vivre dans l'ennui,
c'est-à-dire dans un perpétuel souci
du
passé
ou
de l'avenir
: "nous
ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme
trop lent à venir, comme pour hâter son cours. Ou nous rappelons le
passé pour l’arrêter comme trop prompt. Nous sommes si imprudents
que nous errons dans des temps qui ne sont pas les nôtres, et ne
pensons point au seul qui nous appartient"(Pascal,
Pensées,
B172).
Ce qui est une manière de rappeler que,
seul,
le présent
nous
appartient
en ce que c'est notre âme
qui,
en quelque sorte, invente le passé
et
le futur
pour
fuir la conscience lucide de sa misère, bref, pour se divertir.
Avec
Augustin et Pascal, l'éternité
n'est
donc plus l'intemporalité
mais devient une sorte de supra-temporalité consacrant la suprématie d'un présent non pas sans changement, mais sans devenir, un présent perpétuel sans passé ni futur. Le mode de vie des ordres contemplatifs est un bon exemple de cette vision de l'éternité.
Pour
autant, la vieille conception antique de l'éternité
comme intemporalité
ne va pas disparaître
du jour au lendemain.
Seulement
elle va peu à peu quitter le
domaine de la
métaphysique
pour
se réfugier dans la sphère poétique.
Tout particulièrement dans la poésie lyrique et dans la poésie
romantique. Tout le monde, en effet, connaît ces vers :
"Ô
Temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre
cours : laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de
nos jours"(Lamartine,
le
Lac).
Du
coup, l'oubli involontaire de ce changement de statut de la
conception antique de l'éternité,
l'oubli
de sa requalification poétique
va servir de critère de discernement
: "quand
sa mère mourut, [...] Emma fut intérieurement satisfaite de se
sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existences
pâles, où ne parviennent jamais les cœurs médiocres. Elle se
laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les
harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les
chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et les
voix de l'Éternel discourant dans les vallons"(Flaubert,
Madame
Bovary,
I, vi).
Confondre
poésie et métaphysique, tel est, pour Flaubert, l'un des critères de la bêtise.
D'autant
plus qu'à
partir de l'époque des Lumières, l'idée
d'un progrès
continuel
de
l'humanité (et même, à partir de Darwin, d'un progrès
du
vivant en général) va se substituer à
celle
d'une perfection fixe et définitive. Dès lors, l'idée
d'une éternité
comme intemporalité, comme
suspension du temps n'est plus
philosophiquement tenable. Tout
au contraire, les métaphysiciens vont s'évertuer à
défendre
l'idée
que "le
concept d'éternité ne
doit absolument
pas être saisi de façon négative comme abstraction du temps, de
telle
sorte
que l'éternité existerait pour ainsi dire en dehors de lui"(Hegel,
Philosophie
de la Nature,
§258).
D'autant plus que
l'on
commence bien à se rendre compte
que rien, absolument rien, pas même le
paradigme de la
perfection
mathématique,
ne peut échapper au flux
temporel.
C'est
donc, désormais, la conception augustinienne d'une éternité comme
supra-temporalité
qui apparaît plutôt comme une
évidence.
Sauf
que,
parler de supra-temporalité,
ce
n'est pas nécessairement,
à
l'instar de
l'éternité
divine dont il est question chez Augustin,
parler
d'une temporalité qui ne devient pas, en l'occurrence, d'un
présent qui n'est jamais passé et qui n'a pas d'avenir. En toute rigueur logique, cette qualification de "supra-temporalité" peut valoir aussi pour une temporalité sans limite dans le passé ou bien sans limite dans l'avenir. De plus, à
partir de l'époque des Lumières, la métaphysique tombe de plus en plus souvent dans le domaine laïc avec une prédominance des questions ontologiques sur les questions théologiques.
Pour
Hegel, par exemple, Dieu, c'est l'autre nom de
"l'Esprit
Absolu" (der
absolute Geist) ou
"la Connaissance Absolue" (das
absolute Wissen),
ou encore "l'Esprit du Monde" (der
Weltgeist),
entité qui, non seulement n'est pas intemporelle, mais est
même consubstantielle au
processus historique dans
et par lequel il
se réalise à
travers les diverses figures que le progrès humain assume et
perfectionne au
cours du temps :
"l'histoire
universelle est la manifestation du processus divin absolu de
l'Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par
laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. [...]
Franchir ces degrés, c'est le désir infini et la poussée
irrésistible de l'Esprit du Monde, car leur articulation aussi bien
que leur réalisation est son concept même"(Hegel,
la
Raison dans l’Histoire).
Dès lors, l'éternité
(die
Ewigkeit),
c'est-à-dire la perfection de l'Esprit, a bien un point de départ,
le présent
d'une pensée en acte,
mais
se prolonge indéfiniment dans le passé,
autrement dit dans les abîmes de l'histoire universelle,
laquelle, sauf à lui assigner une origine au sens théologique, est désormais dépourvue de
commencement.
En
ce sens, ce qui est
éternellement,
c'est ce qui a été : "être,
c'est avoir été [Wesen
ist was Gewesen ist]"(Hegel,
Science
de la Logique).
Et
ce qui a été pour l'éternité,
c'est, chez Hegel, le Logos : "ce
qui semble appartenir au passé est éternellement conservé dans le
Logos"(Hegel,
la
Raison dans l’Histoire).
Un
siècle après Hegel, pour
Heidegger, une
telle
conception de l'éternité
comme
ce qui a toujours été sera,
tout au contraire,
considéré comme l'indice d'une mécompréhension de la vraie nature du temps. Heidegger
préfère revenir à l'orthodoxie antique selon laquelle l'avoir
été
n'a pas de consistance. C'est la raison pour laquelle l'être
de l'homme, en particulier, n'est
qu'un "Être-là"
[Dasein],
donc
un être-au-présent.
Mais
pas dans le sens augustinien d'un présent sans devenir. Le présent augustinien, tout comme le présent hégélien, ressortissent à une conception vulgaire
qui participe
du bavardage commun (ce que Heidegger appelle "le On") et
d'une curiosité pour les apparences qui nous empêche de penser
l'être,
seul objet digne de la métaphysique,
dans sa vérité.
De
ce point de vue, notre "Être-là"
se
satisfait souvent du présent mais
"l'Être-là
[das
Dasein]
qui
s'en tient au bavardage [das
Gerede]
est, en tant qu'être-au-monde
[in-der-Welt-sein],
coupé de ses rapports ontologiques fondamentaux originels et
authentiques avec le monde."(Heidegger,
Être
et Temps,
§35). Toutefois, notre curiosité nous laisse entrevoir un être
orienté vers l'avenir : "la
curiosité
[die
Neugier]
ce mode de l'être-au-monde dévoile un nouveau mode d'être du
Dasein
quotidien
où celui-ci ne cesse de se déraciner
[in
der es sich ständig entwurzelt]"(Heidegger,
Être
et Temps,
§36).
Il
s'agit donc, pour Heidegger, de penser l'être
de
l'homme en dépassant à la fois le bavardage sur le présent
et
la simple curiosité pour le futur.
L'entreprise
métaphysique
de
Heidegger
consistant à penser l'"Être-là"
de l'homme
dans sa vérité est,
de ce fait,
indissociable du
"souci" (die
Sorge)
d'une
vie "authentique" (eigentlich)
qui tourne le dos à l'"inauthenticité" (die
Uneigentlichkeit)
du "on", lequel se complaît dans le "bavardage"
(das
Gerede)
et dans la "curiosité" (die
Neugier),
là où le Dasein
doit, au contraire, s'évertuer à assumer, solitairement et dans le
silence, sa conscience (das
Gewissen)
d'"être-pour-la-mort" (das
Sein zum Tode)
: "la
perfection de l'homme, c'est-à-dire sa capacité à devenir ce qu'il
peut être en raison de sa liberté pour les possibilités
inaliénables de son projet
[dem
Entwurf],
est l'œuvre du souci"(Heidegger,
Être
et Temps,
§42).
Avec
Heidegger,
la pensée métaphysique
de
l'éternité
devient
donc
une
pensée des conditions du
dépassement par l'homme de
sa finitude (de son
historicité
au
sens hégélien)
par
le souci de
ses possibilités, sur ses "pro-jets" (littéralement, ce
qu'il jette devant lui) afin d'"ek-sister" (littéralement,
de sortir de l'immobilité) : "il
appartient au Dasein de devoir devenir lui-même ce qu'il n'est pas
encore, c'est-à-dire de l'être"(Heidegger,
Être
et Temps,
§48). Bref, être, ce n'est plus avoir été, mais devoir être (littéralement, futurum esse).
On a donc là une conception de l'éternité
comme
temporalité infinie
qui a, certes, un point de départ dans le présent de
la réflexion métaphysique (comme chez Hegel) mais qui
se prolonge infiniment dans le futur
des
accomplissements possibles
de la liberté humaine.
On voit donc que Hegel et
Heidegger,
malgré leur opposition quant à la direction de l'éternité,
donnent
néanmoins, tous les deux, le premier rôle
au
présent
comme point de départ de la pensée métaphysique, autrement dit de la pensée authentique.
Finalement, pour l'un comme pour l'autre, l'éternité
n'est
que le
nom du présent illimité
qui
est le seul temps authentique,
le
passé (pour
Hegel)
ou l'avenir
(pour
Heidegger)
n'étant que les directions dans lesquelles le présent
s'ouvre
infiniment.
L'éternité
n'est
plus alors synonyme d'intemporalité
comme
chez les Grecs, ni de présent perpétuel comme
chez Augustin
ou Pascal,
mais
d'un
présent dynamique
orienté
par le devenir (Hegel) ou vers le devenir (Heidegger) d'une conscience humaine guidée par la métaphysique. Les deux conceptions antagonistes mais complémentaires de la révolution romantique, d'une part le romantisme littéraire nostalgique (rousseauïste ou goethéen) tourné vers le passé et, d'autre part, le romantisme politique conquérant orienté vers la fabrique de l'"homme nouveau" ont plus qu'abondamment illustré une telle conception de l'éternité.
On
voit
donc que
le
caractère supra-temporel
de l'éternité
comme
présent
infini
de l'homme qui pense droitement marque un profond
changement
de
paradigme par rapport à l'antique conception de l'éternité
comme intemporalité statique
réservée à des entités extra-mondaines.
Mais
c'est néanmoins à Wittgenstein
et à
Bergson
qu'il va revenir de porter les coups les plus rudes contre la confusion de l'éternité avec l'intemporalité et donc, en particulier, avec l'immortalité.
Chez Wittgenstein, "l'immortalité
de l'âme humaine, c'est-à-dire
la survie éternelle après la mort, non seulement n'est en aucune
manière assurée, mais encore et surtout n'apporte nullement ce
qu'on a toujours voulu obtenir en en recevant la croyance. Car quelle
énigme se trouvera résolue du fait de mon éternelle survie ? Cette
vie éternelle n'est-elle pas aussi énigmatique que la vie présente
?"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4312). Comme
chez Augustin, Pascal, Hegel ou Heidegger,
l'immortalité
de tout ou partie de l'homme, pour séduisante qu'elle puisse
paraître
au premier abord en tant que solution au problème du caractère angoissant de la mort, se
trouve être,
à y bien réfléchir, tout
aussi
problématique que le problème lui-même,
mais pour des raisons bien différentes d'eux : pour Wittgenstein, une vie
prolongée infiniment dans une direction ou une autre reste
toujours
une
vie
avec
tous ses problèmes ("l'éternité, c'est long, surtout vers la fin !" disait Woody Allen).
Si
l'on désire trouver "la
solution de l'énigme de la vie",
ce
n'est donc pas en la prolongeant à l'infini qu'on
y arrivera.
L'argument
de Bergson va
dans le même sens
:
"comment,
pourtant, ne pas voir que s'il y a effectivement un problème de
l'âme, c'est en termes d'expérience qu'il devra être posé, en
termes d'expérience qu'il sera, progressivement et, toujours,
partiellement, résolu ?"(Bergson,
les
deux Sources de la Morale et de la Religion,
iii). C'est-à-dire que, loin de prétendre résoudre ce que
Wittgenstein appelle "l'énigme
de la vie"
et que Bergson nomme
le "problème
de
l'âme",
la réduction antique de l'éternité
à l'intemporalité et à
l'immortalité
fait
abstraction de ce qui constitue en propre le problème de la vie. C'est donc,
tout au contraire, "en
termes d'expérience qu'il devra être posé
[...] et,
toujours, partiellement, résolu".
En
tout cas,
pour Wittgenstein comme pour Bergson, l'éternité
n'est
pas l'immortalité
pour la raison que ce n'est pas la quantité
mais
la qualité
de
la vie humaine dont
il est implicitement question
dans le problème de l'éternité.
Mais
n'est-ce
pas pour cette
raison, précisément,
qu'Augustin,
Pascal, Hegel ou
Heidegger
ont tenté de réconcilier éternité
et
temporalité
?
Bien sûr, mais
tous ces philosophes rejoignent, néanmoins, Platon sur
un point décisif : ils
traitent le problème de l'éternité
en
métaphysiciens.
Bergson
voit
même dans la
réponse éléatique aux héraclitéens l'acte de naissance de la
métaphysique
: "la
métaphysique date du jour où Zénon d’Élée
signala les contradictions inhérentes au mouvement et au
changement"(Bergson,
la
Pensée et le Mouvant,
intro.). L'idée
fondatrice
de la métaphysique
est la croyance selon laquelle "notre
action ne s’exerce commodément que sur des points fixes, c’est
donc la fixité que notre intelligence recherche : elle se demande où
le mobile est, où le mobile sera, où le mobile passe"(Bergson,
la
Pensée et le Mouvant,
i). D'où la tendance à réduire le mouvement à l'espace
parcouru,
c'est-à-dire, en fait à occulter le mouvement,
puisque tout mouvement
consiste à parcourir un certain espace
en
un temps
donné. De plus,
le mouvement,
pour un être vivant, c'est la vie.
Les métaphysiques
pré-platonicienne et platonicienne, qui conçoivent l'éternité
comme
immobilité
et donc comme immortalité,
scient
donc la branche sur laquelle elles sont assises
: en voulant comprendre ce que sont le mouvement en
général et
la vie et l'action
humaine en particulier,
elles rendent le mouvement, la vie ou l'action incompréhensibles (on se
souvient des paradoxes de Zénon sur l'impossibilité du mouvement,
paradoxes qu'Aristote dénonçait déjà au livre VI de sa Physique).
Les conceptions d'Augustin, de
Pascal, de
Hegel ou de Heidegger semblent
faire
droit au mouvement
et
à l'action,
puisqu'elles situent la perfection
éternelle
dans l'accomplissement d'un présent, qu'il soit divin ou humain.
Illusion,
dit Bergson, car
"tout
au long de l’histoire de la philosophie, temps et espace sont mis
au même rang et traités comme choses du même genre [...]. Pour
passer de l’une à l’autre, il a suffi de changer un mot : on a
remplacé juxtaposition
par succession"(Bergson,
la
Pensée et le Mouvant,
i). En d'autres termes, si
les conceptions antiques de l'éternité
ont
éliminé le temps au profit de l'espace, les
conceptions modernes,
elles,
n'éliminent plus
le temps, c'est vrai,
mais
le pensent par analogie avec
l'espace, ce qui ne vaut guère mieux.
L'analogie
est la suivante : la succession
des instants est au temps
ce
que la juxtaposition
des points est à l'espace.
Du coup, l'éternité
du
temps
est
traitée par analogie avec l'infinité
de l'espace
: on parlera d'un temps
éternel
pour dire, soit qu'il y existe un commencement mais pas de fin (à
l'instar de la demi-droite du plan géométrique), soit qu'il n'y
existe ni commencement ni fin (à l'instar de la droite). Notons au passage que le raisonnement par analogie n'a rien d'intrinsèquement pervers : "le
principal effort des philosophes anciens et modernes a consisté à
surmonter, par un travail intellectuel de plus en plus subtil, les
difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du
mouvement et du changement"(Bergson,
la
Pensée et le Mouvant,
intro.). Ce
qui est un souci tout à fait louable. Pourtant,
lorsqu'on lit,
chez Augustin : "si
l'avenir et le passé existent, je veux savoir où ils sont. Si je ne
peux encore le savoir, je sais cependant qu'en quelque lieu qu'ils
soient, ils n'y sont ni futurs ni passés, mais présents"(Augustin,
Confessions,
XI, xviii)
; chez Hegel : "le
progrès à partir de ce qui est commencement est un même temps
[...] le retour à la source de ce progrès, à son commencement
véritable"(Hegel,
Encyclopédie
des Sciences Philosophiques)
; chez
Heidegger : "ce
qui, en appelant, donne ainsi à entendre est la conscience [dont]
l'appel
[à
l'éternité] retentit dans le lointain vers le lointain"(Heidegger,
Être
et Temps,
§55),
on se dit que les auteurs de ces propos prennent leurs analogies un peu trop au pied de la lettre.
Comme le dit aussi Wittgenstein, ""Où
va le présent quand il devient passé, et où est le passé ?".
Dans quelles circonstances cette question a-t-elle quelque chose de
séduisant ? [...] Il est clair que cette question survient le plus
facilement quand nous nous préoccupons de cas où des choses
s'écoulent devant nous, comme des rondins qui descendent le cours
d'une rivière. Dans un tel cas, nous pouvons dire que les rondins
qui sont
passés
devant nous sont tous en aval vers la gauche, et que les rondins qui
passeront
devant nous sont tous en amont vers la droite. Nous utilisons alors
cette situation comme comparaison pour tout ce qui se produit dans le
temps, et incorporons cette comparaison dans notre langage lorsque
nous disons
"l'événement
présent passe"
(un
rondin passe), ou
"l'événement
futur va arriver"
(un
rondin va arriver). Nous parlons du flux des événements et aussi du
flux du temps, la rivière sur laquelle les rondins descendent. [...]
Ainsi en arrivons-nous à être obsédés par notre symbolisme : nous
sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous
entraîne irrésistiblement"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
107-108).
C'est-à-dire
que, sans nous en rendre compte, nous nous laissons abuser par les figures de style
que nous utilisons afin de tenter de résoudre un problème
conceptuel compliqué et nous adhérons à ces figures comme si elles étaient des
descriptions
à
prendre au sens
littéral.
Bref,
nous nous comportons exactement
comme
Emma Bovary lisant
Lamartine :
nous prenons la représentation (analogique) de la réalité pour la
réalité elle-même. Que cette confusion soit fréquente dans le
langage courant de la vie de tous les jours
n'est sans doute pas surprenant. On peut juste s'étonner de la trouver dans les propos de ces
maîtres en
l'art de manier le
concept que sont les philosophes. Ce
qu'il faut retenir,
c'est
que, rigoureusement parlant, un
événement temporel ne "passe" pas, parce que, pour
"passer", il faut un espace. Et c'est pour cette
raison que,
tout en n'étant
certainement pas intemporelle,
l'éternité ne
peut
néanmoins
être
un
présent
infini
au sens d'Augustin, de Hegel ou de Heidegger.
Sur ce point, Wittgenstein et Bergson sont d'accord : les
métaphysiciens
ne
nous seront d'aucune aide s'il s'agit de comprendre la notion d'éternité comme expression du problème de la vie. Et si tel est le cas, c'est que la métaphysique
pose
mal le problème
en se prenant au piège de ses propres analogies spatio-temporelles.
D'ailleurs, le problème de l'éternité n'a rien de
fondamentalement métaphysique. Émile Durkheim, qui n'est pas
métaphysicien mais sociologue, remarque que "partout,
l'homme s'est conçu comme formé de deux êtres radicalement
hétérogènes : le corps, d'un côté, l'âme de l'autre. L'âme a
toujours été investie d'une dignité qui a été refusée au corps
considéré comme essentiellement profane"(Durkheim, le
Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales). Si
l'on suit Durkheim, alors l'idée que les corps mouvants sont des illusions,
l'idée que les corps sont des copies imparfaites des âmes, l'idée
que seules celles-ci sont éternelles, tout cela va toujours
dans le même sens : justifier la supériorité de l'âme sur le
corps. Ce qui est donc en jeu, au fond, dans la notion d'éternité,
c'est une certaine façon de traiter le mind-body problem, comme
disent les anglophones, autrement dit le dualisme âme/corps.
L'ennui, c'est que, comme l'a souligné Bergson, la tradition
métaphysique fait payer un prix exorbitant pour une telle
justification puisqu'aucun des métaphysiciens n'a essayé de résoudre le mind-body problem autrement
qu'en niant la réalité du temps de la vie. Aucun n'a pris au sérieux
le temps concret et vulgaire, celui de la vie
quotidienne des êtres qui, n'étant pas eux-mêmes des
métaphysiciens, n'ont pas le loisir de mépriser les
basses injonctions du corps pour se réfugier dans les
hauteurs éthérées de l'âme. En d'autres termes, aucun ne s'est avisé d'envisager le mind-body problem du point de vue du corps plutôt que de celui de
l'âme. C'est à cette tâche de réhabilitation du temps
concret et vulgaire du corps vivant que vont s'atteler
Bergson et Wittgenstein en montrant, par des voies très différentes, qu'il est lui-même porteur
d'éternité. Pour ce faire, l'un et l'autre commencent, naturellement, par se
démarquer de cette manie de la métaphysique à
vouloir à toute force définir les concepts qu'elle utilise
comme s'il s'agissait de concepts scientifiques. Par exemple, nous
dit Wittgenstein, "la question “qu’est-ce que le temps ?”
[…] donne l’impression que ce que nous voulons, c’est une
définition. [Il s'ensuit] une sorte de recherche scientifique sur ce
que le mot veut réellement dire ; [les métaphysiciens] ont
constamment à l’esprit la méthode scientifique et ils sont
irrésistiblement tentés de poser des questions et d’y répondre à
la manière de la science : cette tendance est la source véritable
de la métaphysique, et elle mène le philosophe en pleine
obscurité"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 27-28). On
aura bien compris que le défaut commun aux conceptions antiques de
l'éternité comme intemporalité et aux
conceptions modernes comme supra-temporalité, c'est,
précisément, leur prétention à la scientificité, oubliant au passage que des problèmes tels que "la
solution de l'énigme de la vie [...] ne sont pas
des problèmes de la science de la nature que nous avons ici à
résoudre"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4312). De la
même façon, Bergson écrit que "l'on peut toujours,
avec Platon, poser a priori une définition de l'âme qui la
fait indécomposable parce qu'elle est simple, incorruptible parce
qu'elle est indivisible, immortelle en vertu de son essence [...]
comme celle du triangle et pour les mêmes
raisons"(Bergson, les deux Sources de la Morale et de la
Religion, iii). Au rebours de celle
des métaphysiciens, l'intention de Bergson "n'est
pas d'approfondir la nature de la matière, pas plus d'ailleurs que
la nature de l'esprit. On peut distinguer deux choses
l'une de l'autre et en déterminer, jusqu'à un certain point, les
rapports, sans pour cela connaître la nature de chacune
d'elles"(Bergson, l'Âme et le Corps). Et
Wittgenstein d'abonder dans le même sens en disant que "souvent nous
sommes incapables de définir clairement les termes que nous
utilisons, non parce que nous ne connaissons pas leur vraie
définition, mais parce qu’ils n’ont pas de vraie définition […]
; mais il ne s’agit pas d’un défaut : penser le contraire serait
comme dire que la lumière de ma lampe n’a rien d’une véritable
lumière parce qu’elle n’a pas de frontières
nettes"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 26-28). Bref,
d'un point de vue méthodologique, l'un et l'autre vont essayer
d'aborder le problème de l'éternité sans essayer de la définir. Pourquoi ? Eh bien justement parce que
le temps est inhérent au mouvement et du changement,
phénomènes qui ne peuvent être adéquatement compris qu'à
travers leur nature mouvante et changeante et non pas à travers des
définitions qui, par nature, nient le temps et le
mouvement. En d'autres termes, ils vont tâcher
d'aborder le problème "de l'intérieur" en quelque sorte, et ainsi,
éviter de le décrire au moyen d'analogies spatialisantes qui
le dénatureraient en l'immobilisant. Mieux encore, tandis que pour
les métaphysiciens, toute action est un affaiblissement de la pensée
dans le sens où la pensée est, nécessairement, première et
l'action, nécessairement, dérivée, en revanche, pour Wittgenstein,
la pensée "est un raffinement, au commencement
était l’action"(Wittgenstein, Remarques Mêlées,
31) et, pour Bergson, "l'histoire de l'évolution de la vie
[...] nous montre, dans la faculté de comprendre, une annexe de la
faculté d'agir"(Bergson, l'Évolution Créatrice,
intro.). Bref, prenant acte des acquis des sciences de la nature
et des sciences de l'homme sans prétendre se substituer à
elles, Bergson et Wittgenstein vont poser un postulat contraire à celui
des métaphysiciens : c'est la vie, le corps et la corruptibilité qui sont premiers, et c'est la conscience, l'âme et l'éternité qui sont secondes. Plus précisément, l'éternité
va être pensée, quantitativement,
comme une qualité du temps concret et
vulgaire, et qualitativement comme processus mouvant de perfectionnement de la vie et non plus comme un état de perfection idéale et absolue.
En effet, si, comme le proclame Bergson, "la
conception platonicienne n'a pas fait avancer d'un pas notre
connaissance de l'âme malgré deux mille ans de méditation sur
elle"(Bergson,
les
deux Sources de la Morale et de la Religion,
iii), c'est, précisément, parce que la vie est un principe de la pensée, que la vie est une condition de possibilité de la pensée. Ce qui est déjà, nous l'avons dit, un postulat farouchement anti-métaphysicien. Mais il y a plus : si "notre
pensée, sous sa forme purement logique, est incapable de se
représenter la nature de la vie"(Bergson,
l'Évolution
Créatrice,
int.), c'est que la vie est
ce que Kant appellerait un "transcendantal",
c'est-à-dire une conditio
sine qua non
de
notre faculté de penser. Or, il est clair que les
conditions de possibilité du déploiement de la pensée (pour
Bergson, la vie)
ne peuvent pas elles-mêmes être pensées. Des philosophes aussi différents que Pascal, Kant ou Wittgenstein y ont lourdement insisté
: ce qui sert à mesurer ne peut pas être mesuré
par son
propre moyen, l'instrument
de mesure
ne peut pas être à lui-même son propre
objet. Et Bergson de requalifier en métaphysique la biologie évolutionniste en regrettant que
"la
philosophie évolutionniste étende sans hésitation aux choses de la
vie les procédés d'explication qui ont réussi pour la matière
brute"(Bergson,
l'Évolution
Créatrice,
intro.). Notre faculté de penser
est d'autant moins capable de se penser
elle-même qu'elle ne fonctionne correctement qu'en s'appliquant à
la matière inerte,
donc en se niant comme pensée
vivante. Voilà
pourquoi
Bergson préconise,
à l'instar de Pascal,
et
afin d'appréhender la réalité
vivante
de la vie et de la pensée qui en dérive,
de
laisser tomber l'intelligence
qui
pense au profit de l'intuition
qui
sent : "l'intelligence
part ordinairement de l'immobile [...], l'intuition part
du mouvement, le pose ou plutôt l'aperçoit comme la réalité même.
[...] Pour l'intuition, l'essentiel est le changement"(Bergson,
la
Pensée et le Mouvant,
ii). L'intuition
est simplement
ce
principe vital que tout vivant
possède et qui lui permet d'être spontanément
en
relation avec son milieu extérieur, milieu dont le mouvement
perpétuel
l'oblige, en permanence, à s'adapter
:
"quand
on parle de l'adaptation d'un organisme aux conditions dans
lesquelles il doit vivre, [...] il n'y a pas encore de forme
[pré-existante] et c'est à la vie qu'il appartiendra de se créer
elle-même une forme appropriée aux conditions qui lui sont
faites"(Bergson,
l'Évolution
Créatrice,
i). Si l'on veut comprendre la nature de la vie,
il convient donc de partir de ce que tous les vivants
possèdent en commun, en l'occurrence la vie que Bergson
appelle, pour cette raison, "élan vital", et, dans le cas particulier de l'être humain,
"volonté", cet
"élan
originel de la vie"(Bergson,
l'Évolution
Créatrice,
i).
Élan
vital
(volonté)
et
intuition
sont,
au fond, le même phénomène considéré, soit sous l'angle conatif
du
principe
de relation du vivant avec son milieu,
soit sous l'angle cognitif
de
la conséquence
immédiate de cette mise en relation. Il
s'agit toujours pour le vivant,
comme
le dira aussi
Popper,
de résoudre les
problèmes que pose
son environnement
à son existence-même.
En
effet, nous dit Bergson, tout être vivant
est
doté "d'une
certaine puissance d'agir [qui n'est rien d'autre qu'une] action
virtuelle qui extrait de la matière nos perceptions réelles,
informations dont [cette puissance ou action virtuelle] a besoin pour
se guider"(Bergson,
la
Pensée et le Mouvant,
ii).
Or, si nous nous fions, nous autres humains
qui sommes des
vivants
parmi
d'autres,
à notre intuition
et
non plus à notre intelligence,
qu'apprenons-nous concrètement sur la nature de vie
?
Eh bien elle nous apprend que "la
vie se présente à nous comme une certaine évolution dans le temps
[...], le progrès continu d'un être qui vieillit sans cesse,
c'est-à-dire que [la vie] ne revient jamais en arrière et ne se
répète jamais"(Bergson,
le
Rire,
ii). Or, ce progrès continu et unidirectionnel intuitivement
ressenti car constitutif de toute forme de vie,
c'est aussi ce que Bergson appelle la durée
:
"la
durée est le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui
gonfle en avançant"(Bergson,
l'Évolution
Créatrice,
i).
Bref, s'intéresser au phénomène de la vie
non pas "de l'extérieur" comme objet
inerte décrit
par
la science ou par
la métaphysique,
mais "de l'intérieur" en tant qu'état
vivant senti par
le vivant lui-même, aboutit à cette découverte : c'est la vie
qui
produit
l'intuition
de
la durée,
c'est-à-dire le sentiment inexpugnable qu'il existe du passé
qui
ne sera plus jamais, du futur
qui
est en
progrès,
évolution à venir, et du présent
qui
n'est rien d'autre que l'adaptation
permanente
du vivant aux conditions qui lui sont faites, notamment à
travers ce
sentiment du
passé
et
du
futur.
La
durée,
c'est le temps concret
de
la vie.
Pour
Bergson, toute
intuition
est
donc intuition présente
d'une
durée.
"Présente"
parce que le présent,
c'est l'autre nom de la vie,
et, inversement, la vie,
c'est le nom de ce à quoi le vivant
est
nécessairement présent,
à savoir soi-même et son propre milieu.
En
ce sens, tout comme chez Augustin, Pascal, Hegel ou Heidegger, il y a aussi,
chez Bergson,
un privilège du présent.
Mais, contrairement à ces
derniers,
pour Bergson, le présent
n'a
rien d'infini,
puisqu'il n'est
que l'intuition vivante de sa propre durée,
laquelle ne peut, en aucun sens du terme, être qualifiée d'infinie.
Ce
qui ne l'empêche pas,
pourtant,
d'envelopper l'éternité.
En
effet, "il
est impossible de distinguer entre la durée, si courte soit-elle,
qui sépare deux instants et une mémoire qui les relierait l’un à
l’autre, car la
durée est essentiellement une continuation de ce qui n’est plus
dans ce qui est"(Bergson,
Durée
et Simultanéité).
La durée
n'est
pas une situation de passivité :
elle n'est pas attente
(en
ce sens, elle n'a aucun rapport avec l'ennui
tel que le thématise Pascal, par exemple), mais, si courte soit-elle, toujours présence active,
c'est-à-dire
intuition
d'un
effort présent
d'organisation
concrète de l'inerte par le vivant afin de résoudre un problème qui se pose à lui. Donc,
en tant qu'il enveloppe virtuellement son passé
pour
faire
exister
son avenir, le présent possède une épaisseur virtuelle que Bergson appelle aussi mémoire. Car,
nous dit-il,
"le
travail d'organisation [de la volonté
ou de l'élan vital]
va du centre [le présent] vers la périphérie [le passé et l'avenir]. Il commence en un point qui est
presque un point mathématique et se propage autour de ce point par
ondes concentriques qui vont toujours s'élargissant"(Bergson,
l'Évolution
Créatrice,
i).
La mémoire comme propagation du présent vers le passé et vers le futur
est ainsi
promue par Bergson comme organe de l'éternité
potentielle
dans la mesure où son pouvoir créateur est toujours
qualitativement original et quantitativement indéfini, imprévisible en qualité comme en quantité. La
volonté
(l'élan vital) comme
effort d'organisation
du présent vivant suppose donc toujours une mémoire
c'est-à-dire une
dilatation
potentiellement illimitée
de l'instant présent,
tout à la fois en amont (passé) et en aval (futur).
La
sanction positive de cette
dilatation,
c'est toujours
la
joie
:
"partout
où il y a joie, il y a création : plus riche est la création,
plus profonde est la joie"(Bergson,
l'Énergie
Spirituelle).
Voilà
donc
où
se loge le perfectionnement
et donc l'éternité
pour
Bergson : dans la créativité
virtuellement
infinie du vivant
et
dans sa sanction joyeuse, à la limite, dans l'extase.
Toutefois,
de
même que la joie
n'est
souvent, chez la plupart des vivants,
qu'un
plaisir
éphémère,
de même l'éternité
passe, le plus souvent, inaperçue et n'a
de durabilité, donc de réalité,
que
chez les êtres vivants
supérieurs,
à savoir, les hommes
dans
l'échelle de l'évolution et, parmi les hommes,
ceux qui sont capables de dilater significativement tout ou partie de leur présent.
Les
artistes en sont d'excellents exemples en ce qu'ils sont capables de
sentir
et,
souvent
aussi,
de montrer la richesse d'une vie
qui,
ordinairement,
échappe au vulgaire
: "nous
ne voyons pas les choses mêmes : nous nous bornons, le plus souvent,
à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du
besoin, s’est encore accentuée sous l’effet du langage. [...] Et
ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos
propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont
d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous
éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons
joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à
notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille
résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre
? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous
musiciens"(Bergson,
le
Rire,
iii). Le
propre de l'artiste, nous dit Bergson, c'est, d'une part de
"voir les choses mêmes", c'est-à-dire la réalité en
tant qu'elle participe concrètement et dynamiquement de notre vie et
non pas, à l'instar des scientifiques, comme ensembles d'objets
abstraits et inertes, d'autre part de donner à voir,
à entendre, à sentir
cette réalité vivante
et
dynamique
avec
une profondeur sans
limite :
"la
vie ne se recompose pas. Elle se laisse regarder simplement.
L'imagination poétique ne peut être qu'une vision plus complète de
la réalité"(Bergson,
le
Rire,
iii). La "réalité plus complète" dont parle ici Bergson n'est pas, cela va de soi, uniquement la réalité matérielle d'une texture ou d'une lumière telles que Cézanne ou Monet pourraient nous la faire percevoir. Il s'agit aussi et principalement de la réalité spirituelle proprement humaine. Par exemple, "que la musique exprime la joie, la tristesse, la pitié, la sympathie, nous sommes à chaque instant ce qu’elle exprime. Non seulement nous, mais beaucoup d’autres, mais tous les autres aussi. Quand la musique pleure, c’est l’humanité, c’est la nature entière qui pleure avec elle. À vrai dire, elle n’introduit pas ces sentiments en nous ; elle nous introduit plutôt en eux, comme des passants qu’on pousserait dans une danse"(Bergson, les deux Sources de la Morale et de la Religion, i). D'une manière générale, cette "vision plus complète de
la réalité", Bergson la réserve aux génies, aux saints, aux mystiques, aux héros, aux prophètes, bref, à des êtres humains d'exception qui, pour cette raison, manifestent une présence spirituelle très éloignée de la simple existence matérielle à quoi se réduit généralement la vie de leurs semblables pour qui le présent n'est, hélas, vécu que comme une succession d'instants sans épaisseur.
Bergson
nous offre donc une conception de
l'éternité
comme mémoire, c'est-à-dire comme
présence
en
chaque vivant
d'un
pouvoir créateur
qu'il nomme "volonté"
ou "élan vital"
et qui n'est compréhensible qu'à
travers l'intuition
de la durée concrète de la vie. Cette créativité consiste en une dilatation virtuellement sans limite de sa présence à l'égard de la réalité environnante à la fois vers le passé et vers l'avenir. Toutefois, ce n'est que chez des êtres exceptionnels que la volonté créatrice trouve l'énergie
spirituelle suffisante pour dilater cette présence jusqu'à participer à l'éternité dont la plus haute manifestation est l'extase mystique.
Si,
comme nous l'avons suggéré, le problème de l'éternité
peut
s'entendre comme une manière
d'envisager le dualisme corps/esprit, la
version bergsonienne du dualisme
est tout à fait claire : tandis
que "[par
l'intelligence], nous marchons à une durée de plus en plus
éparpillée [...] par laquelle nous définirions la matérialité,
[par l'intuition] nous allons à une durée qui se tend, se resserre,
s'intensifie de plus en plus : à la limite, se trouve l'éternité.
Non plus l’éternité conceptuelle, qui est une éternité de mort,
mais une éternité de vie"(Bergson,
la
Pensée et le Mouvant,
vi).
L'intelligence
conceptuelle
nie
la durée
en
l'atomisant, en l'analysant,
en l'éparpillant, en traitant les instants
du
temps
comme
les points
de
l'espace.
Elle s'applique donc, par nature, à la matière.
À l'inverse, l'intuition
de la durée,
c'est-à-dire, fondamentalement, la
compréhension de
la vie,
est,
par excellence, une fonction spirituelle
qui, comme nous l'avons vu, organise la matière
en
dilatant, virtuellement,
la mémoire, c'est-à-dire le présent, d'une
infinité de façons possibles.
En ce sens, la conception bergsonienne de l'éternité peut être qualifiée de "spiritualiste".
Wittgenstein est particulièrement virulent à l'égard de ce qu'il
considère être une superstition : "à
première vue, il pourrait sembler que nous avons deux types de
mondes, construits avec des matériaux différents : un monde mental
et un monde physique
[...]
quand nous nous
apercevons qu’un substantif n’est pas utilisé comme […] le nom
d’un objet, nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que c’est
le nom d’un objet éthéré.
[Or] l’idée
d’
"objets
éthérés"
est
un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse
perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont
pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
47).
Par exemple, tout le monde peut s'accorder pour dire qu'il existe,
ici ou là, une table ou une planète. Aussi ces objets sont-ils
réputés matériels.
Tandis que l'existence d'"objets" mentaux tels qu'une intuition ou une mémoire reste
indéterminée pour toute autre personne que celui qui intuitionne ou se souvient.
Aussi, "nous
parlons d’esprit’,
de ‘mental’
pour
justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais
c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces
mots, et non l’inverse [...]. C’est à cause de notre désaccord
sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous
adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à
l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein,
l’Intérieur
et l’Extérieur). Pour Wittgenstein, les
"objets" mentaux sont juste des
conventions
grammaticales et non pas des substances métaphysiques
ni même
des fonctions biologiques.
De
même, les pronoms "moi" ou "je" (du
moins
lorsqu'ils sont employés avec un verbe mentaliste
comme
"penser", croire", rêver", etc.)
ne désignent ni un objet physique, ni un "objet mental", mais sont des
substituts aux adverbes "ici" et "maintenant" :
"je pense" signifie "il y a de la pensée ici
(au
lieu de l'énonciation) et maintenant
(au
moment de l'énonciation)", le "je" de l'élocution n'étant donc rien d'autre que cette élocution même hic et nunc et non pas le sujet réel (l'objet) à qui l'élocution est attribuée. Tout
ça pour dire que Wittgenstein ne peut pas être d'accord avec
Bergson pour admettre que l'éternité
qualifie la puissance créatrice d'un
esprit exceptionnel
qui
durerait
en se dilatant par
opposition à la matérialité
d'un
corps
qui
occuperait dans l'espace une position bien définie.
Il
n'est pas non plus être d'accord avec le
vitalisme
de
Bergson qui introduit une fracture ontologique entre d'une part l'inerte et, d'autre part, le vivant.
Wittgenstein se rapproche plutôt d'Aristote
qui établit une différence de nature
entre la vie
animale
(la zôè) et la vie
humaine (la
bios)
dont l'existence "n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien"(Aristote,
Politique,
1280a). Pour Wittgenstein, pas
plus que pour Aristote, la
vie
humaine n'est
une vie
animale avec
simplement quelque chose de plus (l'esprit ou "énergie spirituelle", en
l'occurrence), mais une vie
radicalement
différente en ce qu'elle ne consiste pas seulement à survivre
mais
à vivre le mieux possible, ce qui suppose de pouvoir donner une valeur,
un sens
à
la vie. Pour cette raison, Wittgenstein conçoit la vie humaine non pas comme un phénomène
spirituel,
mais plutôt
comme un
phénomène éthique.
Si
la vie
humaine (la
bios
grecque)
se distingue radicalement de la vie
animale (la
zôè),
c'est justement parce que celle-ci est entièrement descriptible d'un
point de vue scientifique, c'est-à-dire objectif ou extérieur.
Wittgenstein partage, à cet égard et contre Bergson, le point de
vue des sciences de la nature : la vie
animale (ou
végétale,
à plus forte raison) est un fait
du
monde. Car "le
monde est tout ce qui a lieu [die
Welt ist alles, was der Fall ist].
Le monde est la totalité des faits"(Wittgenstein,
Tractatus,
1, 1.1). Tandis que la vie
humaine,
en tant qu'elle est la seule forme de vie
qui
soit dotée d'un sens,
c'est-à-dire d'une valeur,
n'est pas un fait
du
monde : "le
sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est
comme il est et tout arrive comme il arrive. Il n'y a en lui aucune
valeur"(Tractatus,
6.41).
Pour Wittgenstein, le sens
de la vie
(humaine) et le sens
du monde se
confondent. Car
se demander, "qu'est-ce qui importe pour moi ?", c'est
toujours, in
fine,
se demander "quelle est ma relation au monde (aux faits du monde) ?". En d'autres termes, "le
monde et la vie sont une seule et même chose.
Je suis mon monde (le microcosme)"(Wittgenstein,
Tractatus,
5.621). Et mon monde, ce n'est pas le monde, mais le monde en tant qu'il a, pour moi, un certain sens, une certaine valeur. Et, comme le
sens
de la vie
ou le sens
du monde
ne se laissent
pas décrire
scientifiquement, objectivement, le caractère humain de la vie
n'est
certainement pas le genre de phénomène sur lequel la science a quelque chance de nous éclairer : "à supposer que tous les problèmes théoriques soient résolus, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52).
Là-dessus
il est d'accord avec Bergson dont il partage, en outre, la méfiance à l'égard
de la métaphysique,
tout particulièrement, à l'égard de la prétention de la
métaphysique
à
nous apprendre quoi que ce soit sur le temps vivant.
Pour
l'un comme pour l'autre, ce
qu'il y a d'humain dans la vie, à commencer par le temps,
ne peut qu'être senti
"de l'intérieur"
et non
pas
décrit
extérieurement.
Toutefois, dire cela n'est,
pour Wittgenstein,
qu'une commodité
de langage,
car il
n'y a pas, à proprement parler, d'"intérieur", quelque
chose comme un "esprit", qui assurerait cette fonction.
Sentir
quelque
chose "de l'intérieur", pour Wittgenstein, c'est une autre manière de dire que cette chose appartient au domaine de l'éthique
et non à celui de la science ou de la métaphysique. Car
l'éthique,
justement, ne se dit
ni
ne se décrit,
mais se vit
et
se montre
:
"il
ne peut donc y avoir de propositions de l’éthique. Les
propositions ne peuvent rien exprimer de supérieur
[Sätze
können nichts Höheres ausdrücken ]"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.42).
À quoi, alors, se remarque ce "supérieur" (das
Höhere), ce sens de la vie que suppose l'éthique
?
À
cette question, Wittgenstein répond : "et
si, maintenant, je me demande pourquoi je devrais vouloir être
heureux, la question apparaît de soi-même être tautologique : il
semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu'elle est
l'unique vie correcte [...]. Quelle est la marque objective de la vie
heureuse, harmonieuse ? Il est à nouveau clair ici qu'il ne peut y
avoir de telle marque qui se laisse décrire"(Wittgenstein,
Carnets
1914-1916,
147-148). Il répond exactement comme Aristote : "c'est
le bonheur
[eudaïmonia, littéralement "la bonne conduite"]. […] Ce qui se suffit à
soi-même, c'est ce qui par seul rend la vie souhaitable et complète.
Voilà bien le caractère que nous attribuons au bonheur […]
puisqu'il est la fin de notre activité,
[car]
est
absolument parfait celui qu’on choisit toujours pour lui-même et
jamais pour un autre"(Éthique
à Nicomaque,
1094a-1097b).
Voilà donc en quoi consiste une position éthique
:
la recherche du bonheur
comme
perfectionnement proprement
humain conçu comme fin en soi et non comme moyen en vue d'autre chose.
Certes, Wittgenstein
partage aussi
le
point de vue de Bergson selon lequel toute vie, humaine ou non, tend à investir, à habiter, sinon à coloniser le monde. Toutefois,
contrairement à Bergson
(et aux romantiques),
Wittgenstein,
considérant, derechef, la volonté
comme
une disposition et non comme un fait mental,
refuse d'accorder un quelconque pouvoir causal à la volonté
:
"si
le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent
changer que les limites du monde, non les faits"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.43).
Là réside la différence entre la vie spécifiquement humaine et la vie en général (animale ou végétale) : celle-ci est certainement un ensemble de faits qui causent la transformation du monde, mais, justement, la volonté humaine n'est pas un fait du monde et n'a donc aucun pouvoir causal sur le monde. Si
la perfection
éthique telle
que Wittgenstein l'envisage ne peut pas consister
dans
l'effet causal d'un
esprit,
d'un élan
vital ou
d'une volonté,
c'est-à-dire
d'une fonction créatrice
immatérielle
qui
organiserait la matière,
c'est qu'"il
n'y a pas de sujet de la pensée de la représentation [...]. Le
sujet n'appartient pas au monde mais est une frontière du monde [Das
Subjekt gehört nicht zur Welt, sondern es ist eine Grenze der
Welt]"(Wittgenstein,
Tractatus,
5.631-5.632). Ce que Wittgenstein appelle "le sujet", c'est
ce qui reste du monde lorsqu'on en
a retiré tous les faits,
à savoir rien, aucun objet.
Rien
sinon un ensemble de règles, le plus souvent implicites, par lesquelles chacun adopte un certain point de
vue (ce que Wittgenstein appelle aussi "vision
synoptique", übersichtliche
Darstellung) sur son monde. Il n'y a donc, pour lui de sujet que grammatical. Dire
que le sujet
est une "limite
du monde",
c'est dire qu'il
n'est pas un objet exerçant un effet causal dans
le
monde ("croire
en l’existence d’un lien causal, c’est cela la superstition"
- Wittgenstein, Tractatus,
5.1361),
mais
plutôt un point de vue original sur le monde (son monde), point de vue qui l'oriente, qui le guide non-causalement vers ce qui a de la valeur pour lui.
C'est
en ce sens que
"le
monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme
malheureux"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.43) : pour l'homme heureux comme pour l'homme malheureux, il
n'y a qu'un seul et même
monde réel objectif, factuel, et pourtant le premier vit
mieux
que le second. C'est
en
ce sens que,
seul,
un point de vue éthique
peut conduire le sujet
humain vers ce qui a de la valeur pour lui.
L'éthique comme ensemble de règles qui guident les intentions du sujet,
et non pas une spiritualité mentale dotée d'un effet causal comme
chez Bergson, car
celle-ci présupposerait que le sujet
est, au même titre que n'importe quel autre, un objet du monde.
Dès
lors, l'éternité
comme degré supérieur du perfectionnement humain sera,
pour
Wittgenstein comme
pour les Grecs, extra-mondaine
d'une certaine manière : "la
solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve
hors de l'espace et du temps"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4312).
Sauf que,
pour lui,
cet "en-dehors-de-l'espace-et-du-temps" n'est pas à chercher dans des topoï noètoï platoniciens, dans des hauteurs métaphysiques
éthérées
et immuables,
mais
seulement
dans des
dispositions éthiques qui nous conduisent à envisager la réalité
physique concrète
et mouvante en
tant que celle-ci a une importance pour notre vie
et
lui donne un sens,
une valeur.
(à suivre dans ...)
(à suivre dans ...)
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