Maintenant,
dire que
"la
musique ne signifie pas autre chose que ce qu'elle est"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable),
que
"ce
que la musique nous transmet, c'est elle-même [music
conveys to us itself]"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
179), c'est,
supposer
peut-être qu'elle est
intraduisible.
Pour Wittgenstein, par
exemple, comprendre un
thème musical ne consiste certainement pas à le
traduire
dans
un autre système de représentation, et
surtout pas un système psychologique
et privé au
sens où, comme le dit Schönberg, "la
conception selon laquelle un
morceau de musique doit susciter des représentations
[Vorstellungen1]
de
toutes sortes -car le morceau de musique ne serait pas compris ou
bien ne vaudrait rien si de telles représentations faisaient défaut-
est aussi répandu que peut l'être ce qui est faux et
banal"(Schönberg, les
Rapports entre la Musique et le Texte).
On ne peut donc certainement
pas
traduire
la
musique dans une
sorte d'idiome mentaliste. Wittgenstein
est
aussi critique que Jankélévitch ou
Schönberg à
l'égard de l'idée selon laquelle "ce
que la musique nous transmet, ce sont des sentiments d'allégresse,
de mélancolie, de triomphe, etc., et ce qui nous répugne dans cette
explication, c'est qu'elle semble dire que la musique est un
instrument qui vise à produire en nous une succession de sentiments.
Et on pourrait en conclure que n'importe quel autre moyen de produire
de tels sentiments ferait pour nous l'affaire à la place de la
musique"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
179). Bref,
l'art en général et la musique en particulier n'ont, ni pour l'un,
ni pour l'autre, la fonction de produire sur nous quelque
effet causal que
ce soit.
D'où
"le
comble du non-sens est de dire que l'artiste souhaite que ce qu'il
ressent en écrivant, l'autre le ressente en lisant. [Mais]
il
y a beaucoup à apprendre de la mauvaise théorie tolstoïenne2
selon laquelle une œuvre d'art transmet un sentiment. On pourrait
bel et bien nommer l'œuvre d'art, sinon expression d'un sentiment,
du moins expression de l'ordre du sentiment, ou expression
sentie"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
58). Bref,
l'émotion éprouvée par l'interprète d'une séquence musicale ou
par son public n'est nullement une traduction,
c'est-à-dire la translation
bi-univoque
de
ladite séquence dans un autre medium3,
mais
elle fait
indiscutablement partie du contexte de l'interprétation
sans, toutefois, en constituer le sens.
Et, comme Jankélévitch le souligne, c'est sans doute dans la
musique que l'immanence du sens
d'une
œuvre à son interprétation
est
la plus achevée : "le
sens, en musique, se forme pour le compositeur au fur et à mesure de
la création, pour l'interprète et l'auditeur au cours de
l'exécution : ici et là émane du « se-faisant », c'est-à-dire
d'une œuvre en train d'évoluer dans le temps"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Jankélévitch
parle bien d'"interprète" face à son "auditeur".
Or, que fait l'"interprète" s'il n'"interprète"
pas, c'est-à-dire,
comme il le dit lui-même, s'il n'"exécute" pas ?4
Wittgenstein
ne dit pas autre chose lorsqu'il fait de l'interprétation
musicale,
certes
irréductible à une traduction,
le paradigme de la compréhension
d'une
œuvre d'art en général : "si
je dis : « je comprends ce tableau », la question est justement de
savoir si je veux dire : «
je
le comprends ainsi
»
? Et le « ainsi
»
représente ici une traduction de ce qui est compris dans une autre
expression. Ou bien, s'agit-t-il pour ainsi dire d'une compréhension
intransitive ? Est-ce que, en quelque sorte, en comprenant une chose,
je pense à autre chose ; c'est-à-dire la compréhension
consiste-t-elle à penser à autre chose ? Et si ce n'est pas là ce
que je veux dire, ce qui est compris serait autonome, et il faudrait
comparer la compréhension à la compréhension d'une
mélodie"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§37). Jankélévitch
a, évidemment, raison de souligner que "la
musique n'exprime pas mot à mot, ni ne signifie point par point,
mais suggère en gros ; elle n'est pas faite pour les traductions
juxtalinéaires ni pour la confidence des intimités indiscrètes,
mais pour les évocations atmosphériques et
pneumatiques"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable)
et,
donc, que sa compréhension
est, au sens de Wittgenstein, "intransitive" :
comprendre,
dans le
cas de la musique, n'est pas comprendre
que.
Cela
dit, que la musique soit intraduisible
dans
un langage implique-t-il
qu'elle soit également indescriptible
pour
ce
langage ?
La
musique, nous dit Jankélévitch, est donc un presque-rien.
Ou
encore,
un
je-ne-sais-quoi :
"je
ne sais pas quoi. Mais non point, notez-le : je ne sais rien,
purement et simplement ; ni : je ne sais pas, sans préciser et sans
distinguer. Je ne sais pas rien du tout, et je ne dis pas non plus
qu'il n'y a rien. Il y a quelque chose, et c'est mon savoir seul qui
est en défaut ; pourtant ce déficit de savoir est mille fois plus
savant que la nescience pure et simple. Mieux
encore : je ne dirais même pas : « Je ne sais quoi » si, d'une
certaine manière, je n'en savais long, si je n'étais déjà en
quelque mesure dans le secret"(Jankélévitch,
le
Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien).
Notons
immédiatement une première imprécision : ce "je-ne-sais-quoi"
sur lequel j'en sais déjà long, concerne-t-il la
musique en général ou bien cet
événement
musical que j'écoute ou auquel je pense ? Dans les deux cas,
puisqu'il y a bien quelque
chose à
savoir et qu'au fond, c'est parce qu'il y a trop
à
savoir que j'ai
du mal à m'exprimer,
pourquoi ne pas tenter d'en dire un
peu néanmoins ?
En dire peu sur un sujet trop vaste pour
prétendre y être exhaustif (à supposer qu'il existe des sujets qui
se prêtent à une telle exhaustivité)
est-il
plus condamnable que ne rien dire du tout ? En admettant, avec
Pascal, qu'il existe une "ignorance savante qui se connaît"5
pourquoi
ne pas, en l'occurrence, suivre le conseil de Descartes et "diviser
méthodiquement la difficulté en autant de parcelles qu'il serait
requis pour la mieux résoudre"6 ?
Comme
le dit Karol
Beffa faisant
allusion à Jankélévitch,
"le
romantisme a recherché dans la musique l’essence même de ce qui
dépasse le discours, non sous l’aspect d’un « je-ne-sais-quoi »
résiduel, mais sous la forme d’un infini métaphysique, un « plus
que tout » inscrit dans l’intériorité du « génie ».
C’est dans cette perspective qu’il faut situer la formule – citée
à outrance – de Wagner : « La Musique commence là
où s’arrête le pouvoir des mots. » Le symbolisme, lui,
s’est entêté à extraire la quintessence de l’effort
romantique. Il veut porter plus loin la défiance envers le discours
et exalte les ressources de la suggestion, grâce précisément
à ce qu’il nomme le « symbole », un signe sacralisé
et saturé de mystère. C’est ce que j’appellerais l’époque du
« presque rien censé exprimer presque tout »"(Beffa,
comment
parler de Musique?).
Comme
il le montre brillamment dans sa leçon inaugurale, le choix de ce
qui doit ou peut être dit dans ce qu'il appelle "l'analyse
musicale" est, certes, problématique7.
Mais
c'est le problème de toute analyse que de n'avoir pas, a
priori,
de champ délimité, voire pas de champ du tout. Par exemple, demande
Wittgenstein,
"décris
l’arôme du café ! Pourquoi est-ce que cela ne va pas ? Est-ce que
les mots nous manquent ? Et pourquoi nous manquent-ils ? Mais d’où
la pensée qu’une telle description devrait bien être possible ?
Une telle description t’a-t-elle jamais manqué ? As-tu cherché à
décrire l’arôme sans y réussir ?"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§610). En
effet, "une
telle description t’a-t-elle jamais manqué ?".
Que
nous manque-t-il si nous ne décrivons pas l'arôme du café ?
Eh
bien, trivialement, nous ne pouvons pas en
parler.
Si nous voulons pouvoir en parler, il nous faut aussi pouvoir le
décrire, dire comment il est, fût-ce
en termes très vagues et convenus comme "il est léger",
"il est corsé", etc., et
il n'est pas interdit de penser que, dans un contexte
socio-historique dans lequel le café aurait l'importance que possède
le vin dans le nôtre, il existerait, pour en
parler,
un lexique aussi riche et raffiné que celui de l’œnologie8.
Les
"vrais" amateurs de bon vin doivent-ils se contenter de
soupirer d'aise en levant les yeux au ciel
après
avoir dégusté leur breuvage favori, à
la manière de Charles Bovary savourant ses truffes ?
Alors
pourquoi ne pas vouloir décrire
un
événement musical ? Peut-être bien qu'une telle description
ne manquait
pas au
pianiste que fut Jankélévitch, comme
ne manque pas celle du vin au buveur de Coca-Cola.
Mais les
autres ?
Karol
Beffa souligne
qu'en
matière musicale
"les
interprètes sont très demandeurs de conseils d’exécution auprès
des compositeurs vivants. Et l’échange qui s’ensuit est encore
une autre façon de parler de musique. Un tel dialogue sous-entend de
ses participants le partage d’un langage de technique instrumentale
commun : phrasé, pédale, considérations d’ordre digital…
"(Beffa,
comment
parler de Musique ?).
Et
puis comment donner envie de l'écouter ou
pas,
autrement qu'en la décrivant
d'une
manière ou d'une autre ? Il
se peut que, dans un premier temps, le geste expressif,
la mimique, la moue du visage, suffisent à exprimer
son enthousiasme ou sa déception. Mais
au-delà, comment par exemple, enseigner un art quelconque sans
s'évertuer à en décrire quelques aspects caractéristiques :
"j’aimerais
dire : « Ces tons expriment quelque chose de superbe, mais
je ne sais quoi. Ces tons sont un geste puissant, mais je ne puis en
donner aucune explication ». Un hochement fort grave de la tête.
James : les mots nous manquent. Pourquoi alors ne pas les
introduire ?"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§610) ? Voilà
qui n'est, semble-t-il, nullement contradictoire avec l'affirmation
de Jankélévitch selon laquelle je-ne-sais-quoi-dire
au
motif qu'il
y aurait sans doute, au sujet de la musique en particulier, mais
aussi de l’œuvre d'art en général, infiniment
à dire.
En
refusant de décrire
l'événement
musical, Jankélévitch
est,
certes,
cohérent avec lui-même. Mais
il semble ne pas se rendre compte qu'il est
dans un cercle logique
:
comme
le prouve l'existence de l'analyse
musicale9,
la
musique est indescriptible
pour
celui-là
seul
qui
l'a,
a
priori,
décrétée
telle !
La
musique, nous dit Jankélévitch, n'est pas un rien
sur
lequel il n'y aurait, par hypothèse, rien à dire, mais un
presque-rien
à propos duquel il y a, tout
au contraire,
beaucoup
trop
à dire pour pouvoir l'exprimer
adéquatement :
"dans
un développement significatif, ce qui est dit n'est plus à redire,
[or]
en
musique ce qui est dit reste à dire, à dire et inlassablement et
inépuisablement à redire"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Il
voudrait, à propos de la musique, sortir de cette alternative
pluri-millénaire : "la
musique est-elle un divertissement sans portée ? ou bien est-elle un
langage chiffré"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Et
de rappeler que "l'homme
prétend dominer […]
c'est
pourquoi la musique lui paraît toujours perfide. Les esprits forts
regardent avec méfiance et considèrent comme perfide quelque chose
qui les envoûte et qui les fascine. De là les préjugés
millénaires contre la musique. Ça commence avec Platon10
et ça continue tacitement avec beaucoup de nos contemporains. Ce
n'est pas une occupation sérieuse"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Donc,
pour Jankélévitch, la plupart de ceux qui ont tenté de penser
l'événement
musical l'ont, soit couvert d'éloges en l'assimilant à "un
langage chiffré",
hiéroglyphique,
soit,
en
considérant que l'intraduisibilité
de
l'événement musical et
sa difficulté à le décrire
en
fait "un
divertissement sans portée",
ils
l'ont
"regard[é]
avec méfiance et considér[é]
comme perfide".
Tandis que, pour lui, c'est précisément son
intraduisibilité
en
"un
langage chiffré"
qui
en
fait
toute la richesse impressionniste.
Malheureusement, pour
échapper à une dichotomie, il s'enferme dans une autre : ou
bien l'impressionnisme
artistique
ou
bien
l'expressivisme
linguistique
et
tertium non datur !
Du
coup,
il renonce,
a
priori,
au pouvoir descriptif
du
langage.
Or,
on
pourrait tout à fait admettre
que
le caractère non-signifiant et non-traduisible en
"un
langage chiffré"
de
la musique, ce
"je-ne-sais-quoi
[…]
qui
ne consiste en rien et où il n'y a, en un sens, rien à savoir […]
en
raison de sa richesse même et de la subtilité infinie de sa
contexture"(Jankélévitch,
le
Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien),
soit
compatible avec un
jeu de langage signifiant et précis. Après tout, ce ne serait pas
la première fois que le langage humain serait confronté au problème
de la description
de
ce qui est peu ou mal connu en raison, précisément, "de
la subtilité infinie de sa contexture"11.
Mais,
pour Jankélévitch,
ce
serait renoncer au dogme de l'inexpressivité
de la musique. Et
de se réfugier dans le mysticisme
ineffabiliste :
"aussi
gardons-nous le droit de parler d'une demi-gnose"(Jankélévitch,
le
Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien).
Et
que
nous apprend
donc cette "demi-gnose" ? Que
"le
quid inconnaissable du presque-rien, en tant qu'il s'impose à nous
comme nécessité a
priori,
exprime donc une réalité mystérieuse. La quoddité de ce mystère,
à son tour, se révèle comme pur fait-que : nous connaissons qu'un
je-ne-sais-quoi existe sans savoir en quoi la chose consiste. Exister
sans consister en quoi que ce soit, n'est-ce pas le déroutant,
décevant, irritant paradoxe du Charme ?"(Jankélévitch,
le
Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien).
Bref,
l'essence même de l'événement musical ("le
quid inconnaissable du presque-rien")
exprime (sic)
"une
réalité mystérieuse".
On
tourne en rond ! Pourtant,
comme l'a souligné Yann Schmitt, dans la mesure où l'exégèse
mystique préserve la relation sujet-objet, on pourrait, malgré
tout,
s'attendre à une tentative de description
de l'expérience
mystique,
cette
tentative dût-elle échouer comme lorsqu'on essaie de "décrire"
un rêve12,
auquel cas, on sera fondé à conclure à l'échec de l'intention de
décrire
un certain objet.
À
cet égard,
l'expérience du charme
que
Jankélévitch évoque en matière de "demi-gnose" de
l'événement musical répond-elle à ce réquisit heuristique
minimal ?
Qu'on en juge : "en
désespoir de cause nous appelons Charme cette absence anonyme, ce
κούφον χρήμα ["chose
subtile" en grec] plus
aérien qu'un poète, plus vaporeux qu'un duvet, plus diffus que la
brume d'un matin de printemps, plus imperceptible que la brise où
chuchote l'esprit de Dieu"(Jankélévitch,
le
Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien).
Y
a-t-il là
une tentative de description ?
Avoir l'intention de décrire
un
certain objet (disons O), dire comment il est c'est, soit avoir l'intention de le classer
("O
est un
ceci-et-cela"), soit avoir l'intention de l'identifier
("O
est le
tel-et-tel")13.
Or, l'évocation,
pour
le coup, très "impressionniste",
d'un
"je-ne-sais-quoi", d'un
"presque-rien", d'un
"Charme", non seulement ne classe
pas
la musique (ce qui est normal si
on
est
là dans
ce
que Schmitt appelle "l'Ultime", autrement
dit, l'"inclassable"),
mais ne l'identifie
pas
non plus. C'est peu dire que "ce
κούφον χρήμα ["chose
subtile" en grec] plus
aérien qu'un poète, plus vaporeux qu'un duvet, plus diffus que la
brume d'un matin de printemps, ..."
pourrait qualifier n'importe quelle entité que l'on aurait réputée
indescriptible
ou,
ce qui revient au même, digne d'être seulement évoquée
en termes impressionnistes.
À
la limite, on pourrait risquer l'oxymore en disant qu'il classe
l'événement
musical dans la classe des "inclassables". Il reste qu'en
l'évoquant
comme
il le fait, le
"je-ne-sais-quoi" devient
un
"je-ne-sais-rien".
Alors,
si l'on estime que, malgré qu'il en ait, Jankélévitch ne parle
nullement de
la
musique lorsqu'il prétend
l'évoquer
en
disant que son "charme
tient tout entier dans l'intention et le moment du temps et le
mouvement spontané du cœur, […]
la
fragile évidence, liée à d'impondérables et innombrables
facteurs, dépend d'abord de notre sincérité"(Jankélévitch,
la
Musique et l'Ineffable),
ou
encore que "la
sonate n'est [...]
pas à proprement parler une succession de contenus expressifs qui se
déroulent dans le temps : chronologie enchantée et mélodieux
devenir, elle est le temps lui-même"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable)14,
si
l'on admet avec lui cependant que la musique n'est ni signifiante,
ni expressive,
ni
traduisible,
ni descriptible
mais
que, néanmoins, il y quelque chose à en
dire,
que
nous reste-t-il comme possibilités ? Nous
allons en suggérer deux qui, d'ailleurs, comme le dit, dans
une veine très proustienne
Hélène-Karine
Garcia-Solek en
parlant de Wittgenstein,
ont
ceci de commun que,
dans les deux cas, "l'intérêt
est à porter sur la possibilité d'associations que stimule un
morceau, et non pas sur ce qu'il stimule. Le processus par lequel ces
associations se produisent n'est pas tant important que l'ensemble de
ces associations mises en rapport de comparaison et d'analogie,
totalité constructive car pratique, dont les zones de ressemblances
circonscrivent l'expressivité particulière à un morceau"(H.K.
Garcia-Solek, Wittgenstein
et la Musique,
iii, 1)15.
Contrairement
à Jankélévitch, en effet, Proust et Wittgenstein (de
même que Nietzsche),
qui
ne sont pas métaphysiciens, refusent d'essentialiser
la
musique,
de la
traiter,
à
la manière de Schopenhauer,
comme une réalité nouménale
en soi, coupée de ses
expressions
phénoménales,
ou,
pour le dire comme Aristote, comme une substance
dont
les manifestations acoustiques ne seraient que des accidents.
Ils n'interrogent donc pas le lien noumène/phénomène
ou
la relation substance/accident
(conduisant
immanquablement à la relégation du second terme au profit du
premier), mais ne s'intéressent qu'auxdits phénomènes
ou
accidents
et
négligent toute soi-disant réalité nouménale
ou
substantielle
sous-jacentes
de
la musique, comme,
d'ailleurs, de toute activité artistique en général.
Nous
montrerons donc, pour terminer, que, sans récuser toute forme de
mysticisme
comme renonciation à
certaines
facilités illusoires à
quoi nous incline
le langage ordinaire,
il nous est possible de parler de
la
musique, en termes d'associations déictiques,
de
l'événement musical avec des événements vécus sans que de telles
associations puissent être tenues pour des descriptions,
ni de l'événement musical, ni des événements vécus auxquels
il est associé.
Pour
Jankélévitch, "la
musique témoigne du fait que l'essentiel en toutes choses est
je-ne-sais-quoi d'insaisissable et d'ineffable ; elle renforce en
nous la conviction que voici : la chose la plus importante du monde
est justement celle qu'on ne peut dire"(Jankélévitch,
quelque
part dans l’Inachevé).
De
même, Wittgenstein écrit à
propos du texte du Tractatus,
qu'il
"consiste
en deux parties : l'une est celle qui est présentée ici, l'autre
comprend tout ce que je n'ai pas écrit. Et c'est précisément cette
seconde partie qui représente l'essentiel"(Wittgenstein,
Lettre
du 10.11.1919 à Ludwig von Ficker).
Et
lorsque Wittgenstein ajoute que cet
"essentiel" réside dans les valeurs éthiques
et
artistiques16
en
disant que "le
sens du monde doit être hors de lui
[…].
Les
propositions ne peuvent rien exprimer de supérieur [...] Il est
clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est
transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et même
chose)"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.42-6.421), Proust
lui fait écho
en
précisant que
l'art, "en
justifiant que nous donnions à l'imagination la première place,
puisque nous comprenons maintenant qu'elle est l'organe qui sert
l'éternel, nous relève peut-être aussi nous-mêmes en nous
montrant à nous-mêmes si heureux dès que nous sommes dégagés du
présent, comme si notre vraie nature était hors du temps"(Proust,
Jean
Santeuil,
465). Il
y a donc, indiscutablement, une forme de mysticisme
chez ces deux derniers auteurs, forme faible, sans doute dans la
mesure où ils se
bornent à admettre que,
si
la relation
d'un sujet à un objet ne s'épuise pas dans la
description
de
celui-ci par celui-là, en
revanche, ils
sont loin de congédier le langage17
comme
mode privilégié et peut-être même unique de cette mise
en relation,
y
compris avec l'objet le plus éthéré ("l'Ultime" de
Yann Schmitt) au
point même que c'est dans
et
par
le
langage18
que ce mysticisme
est
le
plus manifeste, ce
dont
la quasi-totalité de la production philosophique de l'un et la
totalité de la production littéraire de l'autre témoignent
abondamment.
Mais enfin, le mysticisme
de
Jankélévitch est, au fond, du même acabit
à la différence près qu'il y a en
plus,
chez lui, un bergsonisme mal assumé qui lui fait, en théorie,
dénier mais, en pratique, utiliser bel
et bien
la puissance évocatrice du langage pour, comme on l'a vu, essayer,
en
vain,
de parler de
la
musique. En
tout cas,
tous
les trois sont d'accord que, s'agissant de la musique, "se
taire, en ce domaine, sous prétexte que « tout est dit » est un
sophisme substantialiste et quantitatif : autant refuser d'écrire un
poème sur l'amour parce que le sujet a déjà été
traité"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Voyons donc comment Proust et Wittgenstein s'y prennent pour parler
de
la
musique.
Dans les deux cas, nous nous en tiendrons à un exemple significatif
que nous analyserons.
À
propos du
grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Isolde
au
début de l'acte III du
"Tristan et Isolde" de
Wagner, Proust fait dire à son narrateur que "plus
merveilleusement frappées étaient ces phrases, plus librement
l’habileté technique de l’ouvrier servait à leur faire quitter
la terre, oiseaux pareils non au cygne de Lohengrin mais à cet
aéroplane que j’avais vu à Balbec changer son énergie en
élévation, planer au-dessus des flots, et se perdre dans le ciel.
Peut- être, comme les oiseaux qui montent le plus haut, qui volent
le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il de ces
appareils vraiment matériels pour explorer l’infini, de ces
cent-vingt chevaux marque Mystère, où pourtant si haut qu’on
plane on est un peu empêché de goûter le silence des espaces par
le puissant ronflement du moteur !"(Proust,
la
Prisonnière,
1724). Outre
la vénération de son auteur pour l’œuvre
de Wagner19,
cet extrait est significatif à un double titre. Il
y a d'abord, l'utilisation du terme "phrase" pour parler de
l'audition d'une séquence musicale dotée
d'une identité modale,
mélodique et rythmique qui autorise sa mémorisation et sa
reconnaissance et ce, exactement de la même manière qu'une phrase
parlée. Plus
précisément, dans les deux cas, le
phrasé20
est
une expression
de la vie de celui qui prononce la phrase : "les parents ne fournissent pas que ce geste habituel que
sont les traits du visage et de la voix, mais aussi certaines
manières de parler, certaines phrases consacrées, qui presque aussi
inconscientes qu'une intonation, presque aussi profondes, indiquent,
comme elle, un point de vue sur la vie"(Proust,
à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
II, 711). Or
la fonction d'expression
de
la vie que possède une phrase
est,
pour Proust, quelque
chose de bien
précis. Ce
n'est pas LA vie in
abstracto
qu'une phrase,
qu'elle soit vocale ou instrumentale, a pour fonction d'exprimer,
mais, très
précisément, telle ou telle impression
"vraie" :
"sur
l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous
avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en
donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter,
je ne m'arrêtais pas ; me rappelant trop avec quelle indifférence
relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était
aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et
de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de
Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu'il les avait
jadis sentis"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2264). Car
c'est bien cela l'impression
"vraie" :
c'est celle qui a été profondément,
authentiquement,
intensément
éprouvée jadis
par
le destinataire de la phrase21
et
qui, pour mille et une raisons, étant
désormais
tombée dans l'oubli, n'attend
que le hasard d'une rencontre événementielle présente pour être
évoquée,
c'est-à-dire réactivée. Raison
pour laquelle est irrémédiablement vouée à l'échec toute
tentative d'évocation
volontaire22
d'une impression
passée,
c'est-à-dire qui emprunterait la voie de la conscience et donc d'une
description
par
le langage (intérieur). Pour Proust, seule une impression
actuelle
analogue
à l'impression
oubliée
peut raviver cette dernière. Ainsi, Swann ne ressent-il jamais avec
autant d'acuité la douceur de son amour pour Odette qu'à l'audition
de cette "petite phrase" de la sonate de Vinteuil que
celle-ci lui jouait naguère si
maladroitement.
D'où
l'affinité proustienne pour l'art impressioniste en
général. Il s'agit, en effet,
tant pour l'artiste que pour son public, d'y
concentrer des modes d'expression
qui
soient de nature à multiplier les
occasions fournies à l'imagination
de "retrouver le temps perdu", c'est-à-dire d'évoquer
aléatoirement,
à travers des impressions
picturales,
littéraires ou musicales, d'autres impressions
autrefois
éprouvées in
vivo
mais
tombées dans l'oubli. En
ce sens, et c'est la deuxième raison de voir dans le passage cité
ci-dessus un extrait significatif, Proust parle toujours
de
la
musique en insistant, dans son évocation, sur l'association
symbolique
qui
existe entre la musique et la vie, plus
précisément sa
vie :
l'exemple du "Tristan et Isolde" montre que telle phrase
musicale
s'associe à un événement qui a beaucoup frappé23
l'imagination de l'auteur, à savoir l'invention de l'aéroplane qui,
pour lui évoque
tout à la fois la légèreté et le bruit assourdissant24.
Cet
événement n'a
pas
été,
à proprement parlé, oublié. Sauf que c'est par et dans l'audition
de cette
phrase
musicale
qu'il se trouve le mieux réactivé en impressions
imagées
et non en concepts intellectuels. Pour généraliser à d'autres
formes d'art et à d'autres événements marquants de la vie de
l'auteur, on peut donc dire qu'"il
n'est pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une
émotion qu'on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne
corresponde pas à une certaine réalité spirituelle. Elle en
symbolise sûrement une, pour donner cette impression de profondeur
et de vérité. Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une telle phrase de
Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé
dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains
arbres d'une route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet
ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Sans pousser plus loin
cette comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes
couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait
promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop
rapidement pour qu'elle pût l'appréhender quelque chose que je
pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium"(Proust,
la
Prisonnière,
1885). On
voit donc qu'on peut tout à fait adopter une forme de mysticisme,
et même de mysticisme
impressionniste,
sans pour cela dénier au langage le droit d'indiquer
les
événements musicaux singuliers
qui,
en
symbolisant
avec
le "temps perdu" de l'auditeur,
montre
par
là-même ce qu'est la
nature ultime
de la musique. Raison
pour laquelle, chez Proust, si l'art est, par excellence expression
analogique de
la vie, la littérature est toujours, in
fine,
expression
analogique possible
de l'art, de
tout art,
et, donc, par transitivité, de la vie aussi
:
"la
vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par
conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui
en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien
que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne
cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré
d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence
ne les a pas "développés""(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2285).
Wittgenstein
écrit, lui aussi de manière très significative, que "l'image
entière d'un pommier tout entier a, en un sens, infiniment moins de
ressemblance avec un pommier que la plus petite des pâquerettes. Et
en ce sens, une symphonie de Bruckner a, avec une symphonie de
l'époque héroïque25,
une affinité infiniment plus proche qu'une symphonie de Mahler. Si
celle-ci est une œuvre d'art, c'est une œuvre d'art d'un genre tout
à fait différent"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
45). Là
encore, outre l'inclination
de Wittgenstein pour
le
retour au classicisme du post-romantisme de Bruckner au
détriment de ce
qu'il considère comme l'aventurisme (est-ce d'ailleurs
encore
de l'art, s'interroge-t-il)
de celui de Mahler, il y a, dans
ce passage,
deux éléments tout à fait remarquables. Le premier a trait à son
style philosophique qui
consiste à proposer un rapprochement supposé éclairant entre deux
faits ou, plus exactement, à deux expressions
factuelles à première vue hétérogènes. En effet "le
philosophe dit : "Considère les choses de telle manière
!""(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
61), en l'occurrence, "considère l'analogie
que
je te propose d'établir entre le fait f1
et
le fait f2".
La
différence avec l'utilisation que Proust fait de l'analogie
saute
aux yeux :
l'analogie,
chez
celui-ci, est naturelle et spontanée, suscitée
par le hasard des rencontres,
tandis qu'elle est au
contraire intentionnelle, voire
réfléchie, chez celui-là26.
Par exemple, Wittgenstein nous suggère de considérer l'affinité
entre Bruckner et Mahler par analogie
avec
l'affinité qu'un pommier pourrait
avoir
avec l'image, fût-elle
photographique,
d'un pommier. Spontanément,
on
aurait tendance à voir à
l'intérieur de
chacun de ces deux couples de termes une évidente
ressemblance.
Mais, nous prévient-il, c'est une ressemblance
qui,
sans être trompeuse pour autant27,
n'en est pas moins très superficielle. À la ressemblance
d'apparence,
il suggère
de substituer une
ressemblance
de
structure : de
ce point de vue, une
petite fleur possède une structure anatomique très proche de celle
du pommier et très éloignée de celle de l'image du pommier, de
même que la structure orchestrale de Bruckner est celle d'une
symphonie de Beethoven et très éloignée d'une symphonie de Mahler.
Aussi
peut-on parler d'analogie
au
sens d'une ressemblance
intentionnellement
justifiée par une
raison.
Comme
chez Proust, la compréhension
de
la musique suppose le recours à des analogies,
mais, chez Wittgenstein, celles-ci sont projectives
et
non sensitives :
"comprendre
la musique n'est ni une sensation, ni une somme de
sensations"(Wittgenstein,
Fiches,
§165). Autrement dit, on montre
que
l'on a ou que l'on n'a pas compris
tel ou tel événement musical, sauf
que, pour Wittgenstein, ce
n'est pas, primitivement,
une affaire de ressenti subjectif mais, d'emblée,
de compétence objective. Et
ce qui vaut pour la musique vaut aussi, mutatis
mutandis,
pour les autres formes d'art : "je
puis par exemple lire une phrase de façon plus ou moins émouvante.
Je m'efforce de trouver exactement le ton juste. Ce faisant, il est
fréquent que je voie une image devant moi, une sorte d'illustration.
Je puis même donner un certain ton à un mot, ton que sa
signification appelle, presque comme si le mot était une image. On
pourrait imaginer pour soi-même un système d'écriture, dans lequel
certains mots seraient remplacés par de petits dessins, ce qui les
ferait ressortir. De fait, cela arrive souvent, quand nous soulignons
un mot ou quand, dans la phrase, nous le mettons formellement sur un
piédestal"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§1059). Lorsque
je comprends une phrase
musicale,
je fais
quelque
chose avec ma voix, avec mes gestes, avec les traits de mon visage,
avec ma posture, etc., et ce que je fais,
nous dit Wittgenstein n'est que la projection
intentionnelle28
d'une sorte d'image
que
j'aurais sous les yeux, un peu comme un plan ou un dessin, quelque
chose d'analogique
à
un
ensemble de règles
qui
me
guiderait
dans
mon exécution.
En ce sens, l'observateur attentif et compétent pourra dire,
effectivement, qu'il existe ou qu'il n'existe pas une analogie
entre ce que je fais
et
ce que j'estime avoir compris29
de
la phrase musicale30.
Il
va de soi, et c'est là le deuxième élément important, que ce que
je fais,
en l'occurrence, peut aussi
consister à parler
de
ce que j'estime avoir compris. Bien
entendu, il ne s'agit pas d'en
parler n'importe
comment, et, notamment, pas
avec
ce genre de propos convenus qui expriment
tout
le contraire de ce qu'ils sont censés exprimer,
à savoir, précisément,
la compréhension.
Là-dessus, Wittgenstein s'accorde pleinement avec Proust et avec
Jankélévitch.
Alors
en quoi cela consiste-t-il, pour Wittgenstein, de parler pertinemment
d'un
événement musical ? Là encore, il
nous propose une analogie :
"en
quoi cela consiste-t-il d’apprécier ? Chez un tailleur, un client
examine d’innombrables échantillons et dit : “Non, celui-ci est
un peu trop foncé, celui-là un peu trop criard”. Nous dirons de
lui qu’il sait apprécier les tissus. Ce ne sont pas ses
exclamations [“Oh!” ; “Magnifique!” ; “C’est un
chef-d’œuvre !”] qui montrent qu’il sait apprécier, mais la
manière qu’il a de choisir, de sélectionner, etc. De même en
musique : “Ceci est-il harmonieux ? Non, la basse n’est pas tout
à fait assez forte. Là, je veux simplement quelque chose de
différent”"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I, 19-20). Pas
plus que chez Proust, le fait de parler de
la
musique de cette façon ne peut, chez
Wittgenstein,
être
assimilé à
une description
d'un
fait musical.
Wittgenstein
entend parler de
la
musique en
critique et
la critique
est,
chez Wittgenstein, clairement
impressionniste :
"le
sentiment prend la forme d’une critique et non pas d’un état de
mon esprit ; cette forme pourrait être de se demander, en regardant
quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I, 19).
Par
exemple, "dans
la critique musicale vous dites : ‘faites
attention à cette transition’
ou ‘ce,
passage-ci n’est pas cohérent’.
Ou bien, parlant d’un poème en critique, vous dites : “ son
utilisation des images est précise ”. Les mots que vous utilisez
sont plus apparentés à “ juste ” ou “ correct ” qu’à “
beau ” ou “ charmant ”"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I, 8). Le
critique
musical
énonce
donc bien des jugements
de valeur et
non pas des descriptions31 :
pas plus que "beau" ou "charmant", "juste"
ou "correct", ainsi que toutes ses déclinaisons plus ou
moins techniques ou savantes, ne sont des concepts
qui
pourraient donner
lieu
à classification
ou
à identification
de
tel
ou tel événement musical. Tout au plus peut-on l'évoquer,
c'est-à-dire, au sens de Wittgenstein, le montrer,
et
non pas, à proprement parler, le dire,
c'est-à-dire le décrire32.
Il est clair que, "quand
je lis un poème, ou une prose expressive, et surtout quand je la lis
à haute voix, il se produit bien pourtant quelque chose dans cette
lecture qui ne se produit pas quand je ne fais que survoler les
propositions pour en retirer simplement l'information qu'elles
contiennent"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§1059). Analogiquement,
jouer d'un
instrument,
chanter,
danser, pas
plus que lire ne peut
se réduire
à décrire, autrement dit
un texte ou une partition. Là
réside, évidemment, le mysticisme
de
Wittgenstein : "il
y a assurément de l'indicible. Il se montre. C'est le mystique [das
Mystiche]"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.522). Ce qui "se montre", chez Wittgenstein, s'oppose à ce qui "se dit" comme l'être à l'apparaître, comme l'indicible au dicible, comme le mystique au descriptible : "une
proposition peut seulement dire comment est une chose, non ce qu'elle
est
[…].
Ce
n’est pas comment
est
le monde qui est le mystique, mais le
fait qu’il
est"(Wittgenstein,
Tractatus,
3,221-6.44)32. Sauf
que l'indicible,
chez lui, est inhérent au langage-même et n'a donc rien à voir avec une soi-disant impossibilité d'exprimer par et dans le langage, ce que Jankélévitch, précisément, appelle l'ineffable.
Wittgenstein est conscient que,
tout particulièrement en matière de critique
musicale,
on
ne peut que s'approcher, asymptotiquement, des limites du langage
sans jamais, pour
autant, en sortir. Dans cette approche asymptotique,
"la
difficulté n'est
pas de reconnaître ici que l'on ne peut sortir du langage, […]
mais
de comprendre que cette impossibilité n'a rien d'inquiétant ou
d'anormal à quoi nous puissions légitimement aspirer, qu'elle ne
fait pas de nous, en un sens quelconque, les victimes ou les
prisonniers du langage"(Bouveresse,
Wittgenstein
: la Rime et la Raison,
i) puisque,
comme l'illustrent
les théologiens,
les
écrivains et une bonne partie des
philosophes33,
c'est, tout au contraire, à l'approche de ces limites34
que s'éprouve le vertige de la créativité, de
la puissance évocatrice du langage. Ce qui, évidemment, immunise Wittgenstein contre la difficulté métaphysicienne à dire l'être, à le décrire alors qu'il suffit de le montrer.
Finalement
on
peut sans
grande difficulté
admettre avec Jankélévitch que
la musique n'est pas un langage
au
sens où le langage des sourds-muets ou l'anglais en sont un. Si
tel était le cas, on pourrait la traduire
dans
n'importe
quel autre
langage
pour
en faire comprendre la signification.
Ce qui n'est pas
possible
pour la bonne et simple raison qu'une phrase
musicale n'a pas de signification
au
sens où une phrase
linguistique
en possède une,
c'est-à-dire,
précisément, au sens où une telle phrase peut être para-phrasée,
autrement dit traduite
dans
et
par une
autre. Sauf
de manière analogique35.
Car
la véritable relation qui existe entre un
événement musical et son expression
extra-musicale
est de
nature
analogique.
Et
ce
que l'auteur de l'analogie
veut
transmettre, c'est une certaine impression
générale qu'il estime être, in
concreto,
la meilleure manière d'en connaître
l'objet. Là encore, Jankélévitch a raison : cette
connaissance
n'est pas rien, elle est bien un "je-ne-sais-quoi" et,
comme
Proust y insiste,
il se pourrait qu'effectivement, elle soit le seul moyen de connaître
tel
ou tel événement musical en
évoquant
des
impressions
autrefois déjà éprouvées mais plus ou moins tombées dans
l'oubli. À moins qu'elle soit, comme le dit Wittgenstein, une
connaissance
pratique
de soi comme ensemble de traits, d'attitudes ou de postures qu'il
nous incline à adopter. Mais une impression
musicale,
qu'elle soit "proustienne" ou "wittgensteinienne",
s'exprime
aussi
dans le double sens où, du côté du producteur de l'événement
musical, elle procède d'une certaine intention de manifester
"je-ne-sais-quoi" par et dans la musique jouée ou écrite,
et, du côté du récepteur, elle peut, à son tour, être évoquée,
entre
autres moyens, par celui d'une analogie
langagière.
Ce
qui ne
suffit évidemment pas pour,
comme le craint
Jankélévitch, noyer
la musique dans
le
langage.
Simplement, plutôt que de
figer
langage
et
impression
dans
un rapport d'exclusion définitif
et stérile, on devrait admettre
plutôt36,
comme le souligne Wittgenstein, que "le
fait
de comprendre une proposition est plus proche qu'on ne le croirait de
la compréhension d'un morceau de musique.
Pourquoi
doit-on jouer ces mesures exactement de cette façon ?
Pourquoi
vais-je faire en sorte que l'augmentation ou la diminution de la
force et du tempo corresponde exactement à cette image ? - Je
pourrais dire : « parce que je sais tout ce que cela signifie ».
Mais
qu'est-ce que cela signifie? - Je ne saurais le dire. Pour
l'expliquer, je ne peux que transposer l'image musicale dans l'image
d'un autre processus et laisser cette image éclairer
l'autre"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
I, i, 4)37.
Or,
il se trouve que cet "autre processus", le processus
analogique,
est l'une des caractéristiques essentielles de tout langage, celui
qui génère
son
pouvoir créatif illimité et
explique la difficulté qu'ont les uns et les autres à parler
spécifiquement
de
la musique autrement qu'en l'analysant, donc
en
la décrivant38.
Il
n'empêche que le caractère fondamentalement mystique
de
la méthode analogique,
voilà
qui contribue
à réintégrer le
mysticisme
dans
la sphère de la cognition ordinaire et, surtout, à
résoudre
le paradoxe d'un mysticisme
qui,
comme c'est le cas, notamment chez Jankélévitch, prétend faire
l'exégèse d'un événement ou d'une chose jugés
trop éminents pour qu'on se contente de les décrire,
et
qui,
pour cette raison, sont
qualifiés d'ineffables,
mais dont l'exégèse
tente
néanmoins d'en
parler
par prétérition tout
en échouant immanquablement à
le faire à force de diluer le
sublime objet
de son discours dans des généralités métaphysiques
qui,
à défaut d'être un "je-ne-sais-rien", sont hélas un
"je-n'apprends-rien-à-personne". Or,
n'est-ce pas, tout bien considéré, à cette sorte de mysticisme
proustien
que s'abandonne, à son insu, Jankélévitch lorsqu'il parle de "la
« collaboration mystérieuse du parfum des fleurs », des courbes
de l'air et du mouvement des feuilles. J'aime que la musique ne soit
pas sourde à la chanson du vent dans la plaine, ni insensible aux
parfums de la nuit"(Jankélévitch,
quelque
part dans l’Inachevé)
ou
qu'il évoque ce passage "plus
silencieux que l'ange de la mort dont les ailes palpitent doucement,
au cinquième acte de Pelléas39,
dans la chambre de l'agonisante, plus léger enfin que toutes les
choses les plus légères"(Jankélévitch,
le
Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien) ?
1Vorstellung
possède,
en allemand, a un sens psychologique, contrairement à Darstellung.
2"La
musique viole les corps humains. Elle met debout. Les rythmes
musicaux fascinent les rythmes corporels [...]. Elle est d'essence
inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des
exécutants, des obéissants, telle est la structure que son
exécution, aussitôt, met en place. Partout où il y a un chef et
des exécutants, il y a de la musique
[...].
C'est le mot de Tolstoï
:
"là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique
possible""(Quignard,
la
Haine de la Musique,
vi).
3"Nous
parlons de la compréhension [Verstehen]
d'une
phrase au sens où la phrase peut être remplacée par une autre qui
dit la même chose, mais aussi au sens où elle ne peut être
remplacée par aucune autre. Pas plus qu'un thème musical ne peut
l'être par un autre"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§531). Nous
avons là les deux sens possibles de la notion d'interprétation :
l'interprétation
comme
traduction
(d'une
langue dans une autre par exemple) et l'interprétation
comme
exécution
(d'une
séquence musicale par exemple). En
allemand l'Auslegung
en
tant qu'interprétation-translation se distingue de la Deutung
comme
interprétation-indication .
4Karol
Beffa rapporte que "Ligeti,
héritier en cela de la tradition d’objectivité de
l’interprétation de Ravel et de Stravinski, enjoint de ne jouer
que ce qui est marqué sur la partition. « Ma musique, dit-il, ne
s’interprète pas. » Cette exigence me semble illusoire. L’écoute
de la dizaine de versions discographiques différentes de son étude
n°4
"Fanfares"
montre l’impossibilité pour le pianiste de s’en tenir à cette
recommandation. Demander à un interprète de ne pas interpréter
paraît contre nature…"(Beffa,
comment
parler de Musique ?).
Comme
le souligne Francis Wolff, "toute
partition ou presque, depuis le début du XIX° siècle,
c'est-à-dire depuis que d'autres musiciens que le compositeur sont
amenés à exécuter la pièce, contient des indications
d'interprétation"(Wolff,
pourquoi
la Musique ?,
iii, 1).
5"Le
monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle,
qui est le vrai siège de l'homme. Les sciences ont deux extrémités
qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se
trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle
où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les
hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se
rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis ;
mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre deux,
qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à
l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font
les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le
peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le
méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et
le monde en juge bien"(Pascal,
Pensées ?
B327).
6"Au
lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée,
je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse
une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois
à les observer. Le
premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je
ne la connusse évidemment être telle; c'est-à-dire, d'éviter
soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne
comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait
si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse
aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune
des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se
pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre. Le
troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par
les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour
monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des
plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se
précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier,
de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si
générales, que je fusse assuré de ne rien omettre"(Descartes,
Discours
de la Méthode,
II).
7Et
de citer l'anecdote suivante : "pour
mieux faire comprendre ce qu’est l’analyse musicale, je prendrai
comme exemple l’article fameux qu’écrivit Alban Berg en réponse
au livre de Hans Pfitzner, la
Nouvelle Esthétique de l’Impuissance
Musicale :
un Symptôme
de Décomposition ?,
publié en 1920, et qui critiquait la Seconde École de Vienne, dont
Berg était l’une des figures majeures. [...]
Dans
son livre, Pfitzner glorifiait les valeurs romantiques du génie et
de l’inspiration et, en contraste, attaquait avec virulence les
postulats de la Neue
Musik.
La riposte de Berg fut instantanée et aussi mordante qu’efficace.
Son article, ironiquement intitulé l’Impuissance
Musicale
de la “Nouvelle Esthétique” de Hans Pfitzner ,
dissèque l’interprétation qu’avait donnée Pfitzner de la
célèbre pièce de Schumann extraite du recueil Scènes
d’enfants :
« Rêverie ». [...]
Le
discours de Pfitzner est représentatif de l’idée d’ineffable
en musique selon l’esthétique postromantique. La musique, le
surgissement de la beauté dans la musique ne peut que sidérer le
langage, réduire au silence de l’admiration : « […]
en présence d’une mélodie, comme celle-ci, écrit-il, on perd
complètement pied. L’on peut reconnaître sa valeur, on ne
saurait la démontrer. Pour faire à son sujet l’accord des
opinions, l’intelligence ne sera d’aucun secours ; on est
sensible à son charme ou on ne l’est pas. Nul argument n’est
capable de convertir celui qui refuse d’être ravi par elle, et il
n’y a rien à dire à quiconque l’attaque, sinon la lui jouer et
s’écrier : “Comme c’est beau !” Ce qu’elle
exprime est d’une évidence aussi profonde, d’une clarté aussi
mystique que la vérité elle-même. » [...]
Or,
sur la « Rêverie » de Schumann, il y a des choses à
dire. « Il est possible, nous dit Berg, d’avoir sur la
beauté d’une mélodie des idées suffisamment probantes pour
“ouvrir la compréhension” à tout “sens mélodique”
éveillé. Bien sûr, ce devront être des idées de nature
musicale, et non seulement des expressions sentimentales subjectives
et indémontrables. » Et pour étayer l’analyse objective,
rationaliste, qu’il veut mener, Berg va parler technique musicale.
[...]
Ce
sont là remarques de compositeur, qui sait comment la musique se
fait. La cause est entendue. Berg est précis, rigoureux, ses
observations reposent sur des faits incontestables. Et en plus, son
ton provocateur met les rieurs de son côté. Il bat Pfitzner par
K.O. [même
si], emporté
par son intention vengeresse envers son adversaire et par la fougue
de son plaidoyer en faveur d’une analyse rationaliste de la
musique, Berg oublie de relier son analyse de la pièce au projet
esthétique de
Schumann"(Beffa,
comment
parler de Musique ?).
8Cf.,
à titre d'exemple, ce Petit
Lexique du Vin.
9Au
sens de Karol Beffa,
reprenant
les propos d'un musicologue célèbre, "analyser signifie
d’abord décomposer : décomposer ce qui est composé, mettre
en évidence les parties qui composent une réalité. Ce processus
de décomposition s’accompagne d’un processus de recomposition,
au moins partielle, autrement dit d’une synthèse, puisque
l’analyse s’efforce d’établir et de comprendre les rapports
que les parties mises en évidence entretiennent entre elles et avec
le tout"(Beffa,
comment
parler de Musique ?).
10Comme
nous le montrons dans sans
Musique la Vie serait une Erreur (Nietzsche), la position de
Platon à l'égard de la musique est beaucoup moins catégorique que
cela, ne fût-ce que parce qu'à propos de la musique, le livre III
des Lois semble bien dire
le contraire du livre III de la République.
11Cf.,
par exemple, ce que dit
Karol Beffa à propos de la méthode d'analyse musicale
de Pierre Boulez : "outre
l’observation des faits musicaux (première phase) et la
découverte des lois d’organisation interne qui rendent compte
avec le maximum de cohérence de ces faits (deuxième phase), cette
troisième phase, « capitale », c’est
l’interprétation de
ces lois – qui doit même aller au-delà des intentions du
compositeur. Car, pour Boulez, « l’auteur, aussi perspicace
soit-il, ne peut concevoir les conséquences – proches ou
lointaines – de ce qu’il a écrit, et son optique n’est
pas forcément plus aiguë que celle de l’analyste ». Et de
conclure qu’une analyse « n’a d’intérêt véritable que
dans la mesure où elle est active et ne saurait être fructueuse
qu’en fonction des déductions et conséquences pour le
futur »"(Beffa,
comment parler de Musique?).
12Cf.,
par exemple, l'Aurélia
de Gérard de Nerval.
13Il
va de soi que toute description,
qu'elle soit définie ou
indéfinie, nécessite un ou plusieurs concepts
définissables en extension ou
en intension.
Cf. la
Théorie Russellienne des Descriptions ainsi que dire
et montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein.
14La
fragilité et la temporalité sont deux thèmes récurrents de la
métaphysique de l'ineffable (cf.
aussi Bergson ou Heidegger).
15Texte
complet consultable sur
le site de l'UQAM.
17Nous
y incluons le langage "mental", celui de la pensée ou du
dialogue intérieur cher à Proust mais qui, comme le montre
Wittgenstein, est néanmoins langage de part en part (cf. dans
quelle mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?).
18Et
non pas hors du langage
comme ce serait
le cas dans la
forme forte d'un mysticisme
qui, comme le souligne Jacques Bouveresse, "est
presque toujours rapportée,
implicitement ou explicitement, à une sorte d'impuissance ou
d'insuffisance intrinsèque de notre langage, au fait que, d'une
manière ou d'une autre, nous ne disposons pas du langage adéquat.
Chez Wittgenstein au contraire, il ne saurait être question d'un
défaut ou d'une inaptitude quelconque du langage : […]
l'élément
mystique n'est pas quelque chose qui se trouve en dehors des
possibilités d'expression du langage tel qu'il est : son existence
découle immédiatement du fait qu'il y a des possibilité
d'expression, de l'existence même du
langage"(Bouveresse, Wittgenstein
: la Rime et la Raison,
i). Rappelons
que, pour Wittgenstein, l'impossibilité de décrire
un
objet (par
exemple, le goût du café)
est toujours
relative
à
un usage donné et non pas absolue.
19Vénération
qui oppose violemment Proust à Nietzsche : "je n’avais,
à admirer le maître de Bayreuth, aucun des scrupules de ceux à
qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir, dans l’art comme
dans la vie, la beauté qui les tente, et qui s’arrachent à
Tristan comme ils renient Parsifal et, par ascétisme spirituel, de
mortification en mortification parviennent, en suivant le plus
sanglant des chemins de croix, à s’élever jusqu’à la pure
connaissance et à l’adoration parfaite du Postillon de
Longjumeau"(Proust, la
Prisonnière,
1722). Cf.
sans
Musique, la vie serait une Erreur (Nietzsche).
20Les
Anglais disent "voicing". Cf.
à
ce sujet, dans
la
leçon inaugurale au Collège de France
de Philippe Manoury intitulée l'Invention
de la Musique,
le
passage où le musicien fait jouer au piano la hauteur, le rythme,
la durée et l'intensité des mots prononcés par une locutrice
énonçant une phrase banale. Comme il le souligne lui-même, le
résultat ressemble étrangement à un morceau de Lennie Tristano !
21Destinataire
qui peut, bien entendu, être l'émetteur lui-même.
22Proust
s'accorde là avec Bergson pour qui la mémoire volontaire manque
presque toujours
son objet.
23Avec
l'apparition de l'automobile et celle du téléphone.
24Tout
Wagner s'y trouve résumé !
25C'est-à-dire
classique.
26Pour
Wittgenstein, tout percevoir est, d'emblée, "percevoir comme".
L'idée d'une intentionnalité de
la perception rapproche Wittgenstein de la phénoménologie de la
perception de Merleau-Ponty. Cf. sentir
et percevoir, une Distinction Problématique.
27"On
pourrait être enclin à dire :"il faut assurément qu'une
ressemblance nous frappe, sinon rien ne nous pousserait à utiliser
le même mot". [...] Et pourquoi cela ne consisterait-il pas en
tout ou en partie en ce que nous soyons incités à utiliser la même
locution ?"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
130).
Pour Wittgenstein, la notion de ressemblance
suppose, comme toutes les
autres notions de notre langage, un usage déterminé. Et c'est cet
usage déterminé du langage ordinaire qui
projette intentionnellement
des ressemblances ou
des analogies,
autrement dit qui opère des rapprochements entre
des faits qui, sans cette projection (inconsciente
dans le langage ordinaire mais, en principe, réfléchie en
philosophie) apparaîtraient complètement hétérogènes.
28Ce
qui n'implique pas nécessairement
qu'elle
soit consciente
au moment où je l'opère.
Cf.
Conscience
de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité.
29Cf.
l'exemple (que
nous donnons en introduction de Wittgenstein,
Expressivité Verbale et Expressivité Musicale)
de ce musicien prodige qui joue avec virtuosité mais sans
manifestement comprendre ce
qu'il joue.
30L'expression
"phrase musicale" est aussi fréquente chez Wittgenstein
que chez Proust.
31Ce
n'est donc pas un analyste musical au
sens de Karol Beffa.
32Pour
une analyse de l'équivalence des verbes "dire" et "décrire" chez Wittgenstein, cf. dire
et montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein.
33Qui,
comme le souligne Carnap,
devraient
"être
conscient[s]
et faire savoir clairement qu'il ne s'agit pas [dans
leurs œuvres]
d'une description, mais d'une expression, non d'une théorie,
laquelle communique une connaissance, mais de poésie et de mythe.
Quand un mystique affirme avoir des expériences qui se situent
au-dessus ou au-delà de tous les concepts, on ne peut le lui
contester. Mais il ne peut [au
sens de Wittgenstein] en
dire quelque chose"(Carnap,
la
Conception Scientifique du Monde).
Pour
Wittgenstein, il est clair que "la
plupart des propositions et questions des philosophes découlent de
notre incompréhension de la logique de la langue"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.003). Malgré
son impuissance à parler de
la
musique, il reste que Jankélévitch illustre parfaitement ce point
de vue.
34"C’est
une tendance chez l’homme que de venir se heurter aux limites du
langage […]. Cette façon de se jeter contre la limite du langage
est l’éthique"(Wittgenstein,
Wittgenstein
et le Cercle de Vienne).
35La
"paraphrase" que fait Liszt du "Rigoletto" de
Verdi n'est qu'une manière
analogique
d'indiquer
que sa
transcription pour piano seul
est à l'original pour
orchestre
ce qu'une traduction
dans
une langue-cible est à l'original dans la langue-source, à
savoir qu'elle en conserve quelque chose d'important. Mais cet
"important" n'est pas une signification :
c'est la ligne mélodique, la tonalité et le rythme de l'original
qui
sont conservés dans la transcription et qui, sans
pour cela qu'il soit nécessaire de les décrire,
font dire spontanément
que celle-ci ressemble
à
celui-là. Du
coup, cette "paraphrase" s'apparente, en
réalité, plutôt
à
une citation.
Comme
le précise Goodman, "la
relation requise dans la citation directe entre ce qui est cité et
ce qui est contenu dans la citation, c'est une identité syntaxique,
[à la limite], une copie syntaxique, c'est-à-dire une identité
orthographique. De l'autre côté, la relation requise dans la
citation indirecte est une paraphrase sémantique, une espèce
d'équivalence de référence ou de signification"(Goodman,
Manières
de faire des Mondes,
iii). Le problème, c'est que, pour Goodman, la musique est
un
langage à part entière, doté
d'une syntaxe et d'une sémantique.
Aussi suggérera-t-on d'entendre le terme "citation", lui
aussi, comme
une analogie.
36Un
peu à la manière d'un Kant qui, là où une certaine tradition
philosophique opposait sujet et objet de la connaissance,
se demandait s'il n'y avait pas quelque
chose du
sujet dans l'objet.
37Mais
si
"dans
le langage des mots, il y a un fort élément musical (un soupir,
l'intonation d'une question, celle de l'annonce, celle des élans du
cœur, tous les innombrables gestes de l'intonation)"(Wittgenstein,
Fiches,
§161), inversement,
"ce
que nous appelons “comprendre une phrase”, ressemble bien plus à
la compréhension d’un thème musical qu’on ne
l’imagine"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
167). Sans
parler du rôle que joue l'écriture dans les deux cas et
sur quoi insiste Philippe Manoury dans sa
leçon inaugurale au Collège de France.
38Il
est clair que, contrairement à ce que réussit à faire la méthode
généalogique de
Nietzsche (cf.
"sans
Musique la Vie serait une Erreur"
(Nietzsche) et Nietzsche,
la Musique, le Théâtre et la Vie),
ni l'évocation
analogique de
Wittgenstein, ni
celle de Proust, ne
parvient à cerner la spécificité de
la musique. Tout au plus permet-elle d'adopter un jeu de
langage propre à évoquer
l'activité artistique en
général (d'où,
dans la
Recherche du Temps perdu,
ces trois figures artistiques à peu près interchangeables que sont
Bergotte, l'écrivain, Elstir, le peintre, et Vinteuil, le
musicien). Ce
qui est déjà un progrès en comparaison du degré d'abstraction
métaphysique qui est celui de Jankélévitch et, plus encore, de la
tradition herméneutique post-heideggerienne.
39"Pelléas
et Mélisande" de Debussy.
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