Comme
nous y
invite
ce grand standard du jazz interprété, ici, par la clarinette de
Benny
Goodman (01)1,
nous allons essayer de comprendre la place que, de tout temps et en
tout lieu, la musique a toujours occupé dans la vie des hommes. Si,
pour
analyser ce problème philosophiquement, nous avons choisi de nous
référer à Friedrich Nietzsche, c’est parce que, parmi les (rares) philosophes qui l’ont abordé sérieusement,
la musique a toujours été, dans son œuvre et même dans sa vie,
une préoccupation constante : pianiste et
compositeur lui-même,
il
déclarait n'avoir jamais été "au
fond, peut-être qu'un vieux musicien ambulant"(Nietzsche,
Fragments
Posthumes,
xiv) et
même que "[s]on
style est une danse"(Nietzsche,
Lettre
à Rhode,
22 fév. 1884).
Aussi, allons-nous essayer de comprendre très précisément ce qu’il
entend lorsqu’il écrit que "sans
musique la vie serait une erreur [ohne
Musik wäre das Leben ein Irrtum]"(Nietzsche,
le
Crépuscule des Idoles)2.
Avant
de rentrer dans le vif du sujet, trois brèves remarques sur la
philosophie de Nietzsche. Premièrement, sa stratégie argumentative
est aux antipodes des canons de la rigueur démonstrative à quoi
nous ont habitués des philosophes comme Aristote, Descartes, Spinoza
ou Kant. Bien plutôt, il privilégie une approche littéraire, sinon
franchement poétique de la philosophie, ce qui n’enlève rien à
la valeur de son contenu mais rend parfois délicate sa compréhension
et périlleuse son interprétation. Deuxièmement, sa formation
universitaire n’est pas, à proprement parler, philosophique, mais
philologique. À ce titre, il a été amené à étudier la
généalogie des civilisations anciennes à travers la lecture
érudite des textes, tout particulièrement la civilisation grecque
pré-socratique, c’est-à-dire celle qui concerne le pourtour
méditerranéen qui s’étend de la Sicile à l’ouest à l’Asie
Mineure (l’actuelle Turquie) à l’est et de la Crète au sud
jusqu’à la Thrace (l’actuelle Bulgarie) au nord. Quant à la
période pré-socratique, c’est évidemment celle qui précède
immédiatement l’avènement
la
philosophie
(et
que notre culture a pris l'habitude de faire débuter avec Socrate et
Platon),
autrement dit, celle qui commence au début du VII° siècle et
s’achève à la fin du V° siècle avant l’ère chrétienne.
Troisièmement, le
tout
premier
ouvrage de Nietzsche, ouvrage de jeunesse (il a 28 ans lorsqu’il le
publie en
1872)
mais
qui
va le faire connaître tant du grand public que du milieu
universitaire s’intitule die
Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik
("la naissance de la tragédie tirée de l'esprit de la
musique"). Comme
le suggère son titre et
son sous-titre,
il s'agit d'y
faire la généalogie de ce genre théâtral tout à fait particulier
et caractéristique de la Grèce pré-socratique que l'on appelle la
tragédie
tout
en montrant qu'au
cours
du processus de développement du théâtre, c'est aussi l'"esprit
de la musique" (der
Geist der Musik)
qui se transforme. Bref, on peut dire que Nietzsche y étudie la
naissance et l'évolution de la musicalité à travers la naissance
et l'évolution de la théâtralité.
Disons
d'emblée que, pour Nietzsche, "la
tragédie est issue du chœur tragique et était, à son origine,
chœur et rien que chœur
[…] le
chœur des satyres du dithyrambe"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii). En d'autre termes, l'origine commune de la théâtralité ou de
la musicalité ressemble fort
à quelque
chose comme ça (02).
Ceci
est, en effet, un extrait de la reconstitution au sein d’une pièce
d’Euripide3
qui, précisément, traite de ce sujet, d’un dithyrambe
dionysiaque. Le
dithyrambe
est une cérémonie liturgique destinée à célébrer le dieu
Dionysos
(ou
Bacchus),
qui
est le dieu de l’instinct vital et, accessoirement, de l’ivresse.
Raison pour laquelle les participants se déguisent en satyres et,
après s’être enivrés, chantent et dansent de
manière spontanée et désordonnée en
s’accompagnant d’instruments (essentiellement des flûtes et des
tambourins) afin de manifester en eux la présence du dieu. À
travers les chants (ou les cris), les danses (ou les contorsions) et
le son (ou le bruit) des instruments, il s’agit donc là du
culte d’une
divinité, et pas n’importe laquelle puisque c’est la divinité
de
la vie et de la nature,
culte
qui consiste à se montrer
littéralement possédé par la
divinité.
D’où l’atmosphère de délire, voire d’hystérie qui entoure
ce genre de manifestation. Tel
est en tout cas, pour Nietzsche, l’état primitif de l’esprit
de la musique,
à savoir cette "ivresse
extatique des fêtes de Dionysos en mélodies enchantées et
séductrices ; comme, en ces chants, éclata, semblable à un cri
déchirant, tout l’excès démesuré de la nature"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
iv). L’ambiance
d’ivresse
extatique qui
s’empare du chœur4
est
donc, pour
Nietzsche, le tout premier critère de
reconnaissance de la musicalité, critère qui subsiste, bien
entendu, très
au-delà de la culture hellénique puisqu'on
le
retrouve, par exemple dans les
transes soufies (03)
caractéristiques de ce courant mystique de la civilisation musulmane
ou encore, beaucoup plus proche de nous, dans le
Sacre du Printemps de Stravinsky (04).
Dans
les deux cas, il faut imaginer l’état de transe qui s’empare
progressivement des derviches
tourneurs soufis
ou
la sauvagerie animale
qui émane des danses saccadées du ballet
de Maurice Béjart
pour
comprendre à quel point, comme
le chantera Bernard Lavilliers, à
l'origine, "de
n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur, la musique est
un cri qui vient de l’intérieur"5.
Bref,
la
musique n’est pas, originellement, l’expression d’un ordre ou
d’une harmonie apolliniens6,
mais, tout au contraire, celle
d’un
chaos et d’une dissonance dionysiaques.
Pour
Nietzsche, la bi-polarité
d’Apollon,
divinité de l’ordre, de la civilisation et de la modération, et
de
Dionysos,
dieu du chaos, de la nature et de la démesure, structure, en un
sens, toute l’histoire des hommes et, en particulier, toute
l’histoire des arts, donc
toute l’histoire de la musique et du théâtre :
"l’évolution
de l’art est liée au dualisme de l’esprit apollinien et de
l’esprit dionysiaque [...]. À travers leurs deux divinités de
l’art, Apollon et Dionysos, nous comprenons que, dans le monde
grec, il existe une violente opposition, non seulement sous le
rapport de l’origine mais aussi sous celui de la fin, entre l’art
du sculpteur, art apollinien, et l’art non sculptural de la
musique, qui appartient à Dionysos"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
i)7.
Voilà
pourquoi cet état primitivement dionysiaque de l’esprit
de la musique
et
qui s’exprimait, pour ce qui est du monde hellénique, dans le
chœur des satyres du dithyrambe,
va progressivement se civiliser. Cela va se faire, d’ailleurs pour
des raisons moins esthétiques que politiques : comme l’illustre
parfaitement les
Bacchantes
d’Euripide8,
il se trouve que, en
raison de l’état d’ébriété des participants et des
participantes,
la forme originelle
de cette manifestation festive et
populaire de
l’instinct vital pose
un certain nombre de problèmes non seulement de moralité publique
mais aussi d’ordre et de sécurité publics. Aussi,
un certain nombre de contraintes vont-elles
lui être imposées. Contraintes physiques d’abord en confinant
l’évolution du cortège dans la
circularité d’une orkhèstra,
faisant face à un public lui-même réuni dans l’espace
clos d’un
théatron.
Contraintes institutionnelles ensuite en organisant le culte
liturgique autour d’un agôn,
c’est-à-dire d’une joute, d’un concours (les
Grecs adorent les concours !) afin
de stimuler les facultés créatives des différentes
troupes chorales. Sous cette double série de contraintes, la nature
de la cérémonie va profondément se transformer. D’un point de
vue sémantique, c’est-à-dire du point de vue de sa signification,
ce qui était jusque là un pragma,
autrement dit une performance
dans le dithyrambe
dionysiaque,
va devenir un drama,
c’est-à-dire une
représentation.
Dit d’une autre manière, les participants à ce rituel liturgique
ne vont plus manifester
en
eux la
présence du dieu, mais vont la jouer,
c'est-à-dire la
représenter
hors d’eux.
D’où l’innovation technique qui
voit le dithyrambe
se
muer en épopée.
Or, pour rendre
possible
cette
forme de représentation,
il a fallu établir une scission dans la troupe entre d’une part,
l’acteur
(en grec, l’hupokritès,
littéralement, "celui qui est sous le masque", le masque
étant l’attribut essentiel de l’acteur) qui se voit confier le
rôle de figurer
le
dieu, d’autre part le chœur
qui, tout en continuant à chanter, danser et s’accompagner
d’instruments, va faire une narration
dont
l'objet reste
le dieu. Mais
alors, que va-t-on narrer
?
Eh
bien le chœur
ne
va pas aller chercher bien loin le
sujet de sa narration
: tel Athéna sortant
toute armée du crâne de Zeus,
cet
objet
sort
tout complet de
la tradition populaire sous la forme du mythe,
et, plus particulièrement, du mythe
divin.
Le
mythe,
en effet, est inscrit dans la mémoire commune depuis des temps
immémoriaux. Il se colporte de bouche à oreille. Les précepteurs
l’enseignent à leurs élèves. On le convoque et on le réactive à
la moindre occasion festive, cérémonielle ou
solennelle.
Toutefois, avant
d’aller plus loin, accordons-nous bien sur ce que l’on doit
entendre par "mythe" et par "dieu". Un mythe
est une classe de récits fictifs9
dont
l’objet est,
en général, fictif lui aussi10.
Lorsque
celui-ci
est un personnage
(et
non un événement ou une chose par exemple), il est alors doté
d’attributs personnels
(nom,
sensibilité,
raisonnement, apparence physique, etc.) qui, sans qu’il soit une
personne
réelle,
rend possible la narration
de
sa pseudo-existence. Quant au dieu,
c’est justement un personnage
mythique
mais dont la cohérence narrative est assurée parce
que tous les récits qui en sont faits sont invariablement structurés
autour
du
même thème central typique, en l’occurrence, une force
majeure
(dont
les effets sont, pour tout être humain, irrésistibles),
éternelle et immuable.
En
ce sens, Dionysos est la personnification de la
force
majeure,
éternelle et immuable qu’est l’instinct
vital, Aphrodite celle de l’amour, Zeus celle de la foudre, Arès
celle de la guerre, Éole celle du vent11,
etc. Ainsi, la narration
épique va-t-elle,
fondamentalement, consister à donner en représentation la
figuration
(en
grec mimèsis)
d’un dieu
en
sollicitant l’imagination du public au moyen d’une narration
(en
grec diègèsis),
c’est-à-dire
d’un ou plusieurs récits appartenant au mythe
de
ce dieu.
Et comme ce dernier est, par définition, l’incarnation
d’une force
irrésistible,
éternelle et immuable, il est facile de comprendre que le mythe
qui
lui est attaché sera un mythe
de
gloire
et de grandeur
dont
toute narration
sera
la
célébration. Bien
entendu, ce qui ne
vaut,
au
départ, que
pour
le
seul
Dionysos va bientôt valoir aussi pour tous les autres personnages
divins dont abonde et surabonde la mythologie grecque. Il
reste que, pour Nietzsche, c’est "la
musique [qui] a le pouvoir de donner naissance au mythe"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
xvi) dans le sens où, loin que ce soit de l’épopée
que
se soit fait sentir le besoin de musique12,
c’est l’inverse qui est vrai : c’est plutôt une
certaine évolution
"apollinienne"
de
l’esprit
de la musique
qui a donné naissance à l’épopée.
Cela
dit,
on va vite se rendre compte qu’il y a deux façons complémentaires
de
chanter la grandeur et
la gloire des
dieux.
D’abord,
évidemment,
la manière directe. Par
exemple, dans
cet
Hymne
à Dionysos (11)
qui commence, dans sa partie chantée et instrumentée,
par saluer le dieu (nommé ici, Bacchus) et son cortège de nymphes,
puis qui, dans sa partie psalmodiée, rappelle qu’il est le dieu
de
la vie et de la nature en décrivant quelques-unes de ses
caractéristiques "physiques" (tête pourvue de cornes,
ceinte de lierre, etc.). On
remarquera, au passage, le chemin parcouru entre la musicalité
dithyrambique
et
la musicalité
épique,
et à quel point, comme le souligne allégoriquement Nietzsche,
"l’action
du dieu de Delphes [Apollon] se borna alors à arracher des mains de
son redoutable ennemi [Dionysos], par une alliance opportune, ses
armes meurtrières"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
ii). Une
manière particulièrement subtile pour "le dieu de Delphes"
de domestiquer "son redoutable ennemi",
ce
fut, dans le cadre d’un
contexte de concurrence exacerbée entre chorèges13,
de convoquer, dans la narration
épique,
une autre sorte de mythe
:
le mythe
héroïque
qui
est au moins aussi populaire que
le mythe
divin.
En
effet, de
même qu’un dieu
est
la personnification
d’une
force
majeure,
un héros
est
la personnification d’une classe d’exploits,
un exploit
étant
une action mémorable tout à fait extraordinaire car hors de portée
du commun des mortels. Par exemple, Héraklès est le nom du
personnage
mythique
dont tous les récits sont structurés par
le thème de l’exploit
consistant
à accomplir des actes que seule rend possible une force
physique extraordinaire14,
Achille
est
l’incarnation d’une vaillance guerrière extraordinaire,
Antigone celle d’une intégrité morale extraordinaire,
etc.
Or,
si l’exploit
est
extraordinaire par définition, c’est en
même temps
parce qu’il est accompli par un mortel et non pas un dieu
et
parce
qu’il est néanmoins
la
manifestation de l’effet concret qu’exerce, sur une banale
existence humaine, une conjonction favorable de forces
divines. D’abord
parce que tout héros,
toute héroïne
possède nécessairement
au
moins un
dieu
ou
une déesse
dans
son arbre généalogique15
: Héraklès,
par
exemple, est
directement
le fils de Zeus dont descendent aussi, indirectement,
engendrés
par
d'autres divinités16,
tous
les autres héros.
Ensuite parce que tout héros,
toute héroïne
est nécessairement assisté(e)
par une ou plusieurs divinités dans l’accomplissement de ses
exploits
:
Achille possède une armure forgée par Héphaïstos, dieu des
forgerons et des chevaux fournis par Poséïdon, dieu des mers, Pâris
se voit offrir Hélène par Aphrodite, quant à trajectoire
de la
flèche mortelle qu’il décochera
dans le talon d’Achille, elle
sera guidée par Apollon en
personne !
Par quoi on voit bien que chanter les exploits
des
héros revient, in
fine,
à célébrer la grandeur des dieux.
Voilà donc circonscrit le deuxième état de l’esprit
de la musique
comme narration
épique
à
la gloire des dieux
ou,
ce qui revient au même, à
celle des héros.
Il est superflu d’insister sur l'importance
et la
pérennité de cet aspect de la musicalité
qui
subsiste notamment dans cet Ave
Maria de Josquin des Prez (12),
compositeur de la Renaissance ou dans cet
Asimbonanga
chanté en zoulou par le Soweto Gospel Choir (13)
:
dans les deux cas, il s’agit de célébrer
avec
emphase les
exploits,
respectivement de la Vierge Marie pour la plus grande gloire du dieu
des chrétiens ou de Nelson Mandela guidé par l'esprit,
plus profane mais
tout aussi grandiose, de
la liberté et de l’égalité.
L'étape
suivante de l'évolution de l'esprit
de la musique va
nous conduire de l'épopée
à
la comédie.
Autant on peut sans doute dire que les deux premiers aspects,
l'aspect dithyrambique
et
l'aspect épique
de la musicalité ou
de la théâtralité sont à peu près universellement partagés par
toutes les civilisations de l'humanité, autant, pour comprendre les
deux dernières étapes de l'évolution il est nécessaire de se
replonger dans le contexte socio-historique de la Grèce
pré-socratique. À cet égard, un facteur probablement déterminant
aura été constitué par les aspirations démocratiques
en
termes de liberté de jugement et d'opinion17.
Il
est clair que, de
telles
aspirations existant,
elles ne
pouvaient pas ne pas avoir d'expression dans un lieu aussi populaire
et aussi fréquenté par les citoyens que l'était le théâtre.
Techniquement, c'est sur la fonction du chœur
que
l'innovation va, d'abord,
être le plus marquante : tout
en conservant
son rôle de narrateur,
le
chœur
va,
en
effet,
s'octroyer
une tâche nouvelle : celle de
figurant
du dèmos,
du peuple18.
En
ce sens, le chœur
va
devenir
en quelque sorte un acteur
collectif
en se faisant
le porte-parole
du
peuple
comme
entité
collective.
Aussi,
les chants, les danses, les mimes et les psalmodies du chœur
vont-ils
commencer à porter
sur le proskènion
(la
scène)
quelques-unes
parmi les doléances populaires les plus fréquentes et
les plus urgentes.
Concrètement, le chœur
va
commencer
par élever
un kommos,
autrement dit une lamentation19
dont l'objet favori sera la
guerre et/ou
l'amour, qui
sont, notoirement, des causes d'embarras existentiels tout à fait
intemporels.
Après
quoi, poussant l'audace démocratique encore plus loin, le chœur,
qui est, désormais, tout à la fois acteur
et
narrateur20
va
s'autoriser à accuser, à dénoncer : il va désigner ses cibles,
les
causes supposées
des
misères du peuple. Et
celles-ci
vont être figurées,
sur le proskènion,
par des acteurs
à
l'apparence souvent ridicule, s'exprimant
dans un langage relâché, quand ce n'est pas franchement obscène et
caricaturant
des
types sociaux bien identifiables : le militaire, la femme, mais aussi
le marchand,
le tyran, le
poète,
le
sycophante, le magistrat, etc.
Tout
à
l'opposé, en tout cas, du maintien hiératique et du langage
emphatique des dieux
et
des héros
épiques.
On
imagine avec quelle jubilation furent accueillies de telles
initiatives visant à déplorer l'inconséquence,
sinon la folie d'une partie du peuple21
livrée
au défoulement sarcastique de la majorité trouvant là l'occasion
de prendre,
sans
risque,
une revanche symbolique sur sa fragilité.
Et
avec quelles salves de rire, tant il est vrai que, d’une part "il
faut de
temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de
haut, […]
rire
de nous"(Nietzsche,
le
Gai Savoir,
§107) et, d’autre part,
"les
dieux eux-mêmes sont espiègles : il semble que même lors de la
célébration des rites sacrés ils ne puissent s'empêcher de
rire"(Nietzsche,
par-delà
le Bien et le Mal).
Bref, le rire comique,
celui qu’engendre la comédie,
sans
être la finalité de
la
représentation22,
en est, néanmoins un effet tout à fait salutaire en ce qu'il
nous permet d’imaginer comment un personnage
divin réagirait
s’il contemplait nos humaines
faiblesses,
ce qui nous permet de "nous reposer de nous-mêmes" en nous
regardant avec toute la distance fictive qui sépare un dieu
d’un
simple mortel. Il
en résulte une évolution significative de l’esprit
de la musique :
le
ton adopté par le chœur
n’est
plus ni extatique (comme
dans le dithyrambe)
ni
emphatique (comme
dans l’épopée)
mais il se fait désormais narquois, moqueur. Témoins ces trois
extraits : d’abord ce passage de la
comédie d’Aristophane intitulée Lysistrata (21)
dans lequel le chœur des vieillards se plaint amèrement
des deux calamités qui s’abattent sur Athènes et
que sont la
guerre et les femmes23
; ensuite ce volet des Tableaux
d’une Exposition de Moussorgsky (22)
où l’auteur
évoque
plaisamment les inégalités sociales de la société russe par le
contraste entre les larges coups d’archets des violoncelles et de
la contrebasse qui figurent l’opulence de Goldenberg et les
sonorités aigres
et saccadées
de la trompette qui figurent la misère de Schmuyle ; enfin cet
Alabama
Song de Kurt Weil (23)24,
chanson interprétée par les Doors et qui jette un regard ironique
sur le cynisme et le nihilisme d’une existence réduite par le
système capitaliste à connaître "the
way to the next whisky bar"
ou,
sinon,
"I
tell you we must die".
Dans
chacun de ces contextes, toutefois,
le
chœur
fait
la narration
d’une
situation qui est grave sans
être
désespérée. D’où
l’atmosphère badine qui s’en dégage. Il
y a toujours une invocation plus ou moins tacite de la grandeur
divine pour, sinon faire cesser, du moins atténuer les misères
humaines et,
par conséquent, un
espoir de
providence
divine : c’est explicitement le cas dans la comédie d’Aristophane
où le chœur
implore
Athèna, déesse de la sagesse et protectrice d’Athènes, c’est
implicite chez Moussorgsky pour qui se trouve toujours,
en arrière-plan, l’esprit éternel de la sainte Russie, et chez
Weil qui compte sur la proximité
de la révolution
prolétarienne pour redonner du sens et de la dignité à l’existence
humaine.
La
tonalité musicale va changer radicalement lors du passage à la
dernière étape, vers ce que Nietzsche considère être l’expression
la plus aboutie de l’esprit
de la musique,
celle de la tragédie.
Là encore, l’évolution doit être contextualisée : ce V° siècle
avant notre ère est une
période
pendant
laquelle
la Grèce connaît de profondes transformations socio-historiques
dominées
par la conjonction des tentations belliqueuses et des aspirations
démocratiques et,
corrélativement25,
l’émergence
progressive de ces deux modes de pensée orientés
vers la position de problème
que sont la philosophie et les mathématiques. Ce qui, on s’en
doute, va laisser des traces dans la théâtralité et, donc aussi,
dans la musicalité. À
cet égard, l’innovation
la plus profonde, plus sémantique que proprement technique, va
consister en ce que l’insouciance dithyrambique,
la
sérénité
épique
et
l'optimisme
comique
vont disparaître pour laisser place à l’expression
d’une
lucidité soucieuse,
inquiète et pessimiste26.
Sous
l’influence dissolvante
des
rationalités
mathématique et philosophique naissantes, c’est rien
moins que la
confiance en
l’intervention providentielle
des forces
divines pour
résoudre les problèmes humains qui
va s’évanouir dans
la tragédie27.
Raison
pour laquelle, si le chœur
tragique
commence toujours, à
l'instar du
chœur
comique,
par déplorer quelque situation humainement pénible, en
revanche, le ton de la lamentation est nettement plus lugubre. Aussi
le
chœur
de l’Œdipe-Roi de Sophocle (31)
est-il
particulièrement sombre lorsqu’il décrit l’épidémie de peste
qui ravage
Thèbes depuis qu’Œdipe a
été fait roi de la Cité
dans les
conditions que l’on sait.
C’est
que, comme l’évoque de manière tout aussi élégiaque le chœur
de ce
passage des Carmina Burana de Carl Orff (32),
la
foi optimiste en une intercession régulatrice de
la part des
forces
divines laisse
désormais place au soupçon que c’est la fortune, le
sort, le hasard ("Ô
Fortuna
…") et non point l’ordre et la justice cosmiques qui
gouvernent la destinée
humaine
en général. Du
coup, l’accusation, la dénonciation des causes des misères
humaines par
ce figurant
du
peuple qu’est le chœur
change
aussi radicalement de direction.
Désormais,
la responsabilité humaine y
est, sinon exonérée, du moins fortement atténuée au moyen d’un
remarquable subterfuge. Jusqu’ici, l’épopée
chantait
des héros
infaillibles
car d’essence divine tandis que la comédie
ironisait
sur la faiblesse et la fragilité du commun des mortels. Bref,
l’idéalisme épique
dans
la célébration du preux était corrélatif du
réalisme comique
dans
la déploration du
vulgaire. Or, l’émergence
de la tragédie
consiste,
pour
le poète, à faire sien cet aphorisme de Nietzsche : "là
où vous autres voyez des choses idéales, moi je vois des choses
humaines, hélas, bien trop humaines !... Et je connais l'homme mieux
que vous"(Nietzsche,
Humain,
trop Humain).
Et
ce qui est "humain, trop humain" (menschliches,
allzumenschliches),
c’est, en somme la faillibilité et la mortalité28
de tous
les hommes,
fussent-ils des héros.
D’où
la trouvaille dramatique
qui est propre à la tragédie
:
chanter non
pas les exploits
du
héros,
mais, tout au contraire, la cruelle banalité, c’est-à-dire la
fondamentale humanité de son destin,
avec
son cortège d’erreurs, de fautes et de souffrances. Or,
si l’évocation des faiblesses et des souffrances du commun des
mortels suscite
souvent,
nous l’avons vu, la dérision,
en revanche, les mêmes coups du sort, lorsqu’ils affectent le
héros,
inclinent plutôt le spectateur à l’apitoiement
:
que l’individu Lambda massacre toute sa famille, que le quidam tue
son père et couche avec sa mère, cela peut toujours faire
grassement
ricaner,
en revanche, il en va tout autrement lorsque ce sont respectivement
Héraklès ou
Œdipe qui se rendent coupables de telles monstruosités29.
C’est
ce qu’essaient d’exprimer
le
chœur
de la Passion selon Saint Matthieu de Bach (33)
ou Marianne
Faithfull dans Working Class Hero (34).
Dans les deux cas, il s’agit bien de narrer
et de figurer
sur
un ton pathétique
les
funestes circonstances qui conduisent à l’accablement30
de celui qui n’était
pourtant né
que
pour
accomplir de grandes choses, que ce soit le Christ, fils de Dieu et
rédempteur de nos péchés ou bien le travailleur anonyme sans
lequel il n’est pas de création de richesse dans le système
capitaliste. Le
retour de la figure du héros
sur
le proskènion
répond
à trois exigences : premièrement, nous l’avons dit, montrer
l’unité fondamentale du genre humain31,
deuxièmement, redonner quelque lustre au rôle de l’acteur
qui est, évidemment, mieux valorisé dans la figuration tragique
du
héros
que dans la représentation comique
du
tout-venant, troisièmement,
faire
porter l’essentiel de la responsabilité des misères humaines sur
l’inconséquence
des dieux.
Qu’on s’entende bien : il ne s’agit pas, pour la Grèce de
cette époque, d’une quelconque révolte laïcarde ou
anti-cléricale au sens où nous en avons connu très
récemment dans
notre civilisation. Les Grecs continuent de croire
en
l’existence de ces forces majeures éternelles et immuables que,
par personnification, ils appellent des dieux.
Mais,
de même que l’épopée
prenait
prétexte de l’exploit
héroïque pour
célébrer la grandeur des dieux,
de même, la tragédie
autorise
à inférer que, si une conjonction favorable de forces divines
fait
accomplir de grandes choses à l’individu qui en est l’objet, en
revanche, le meilleur des hommes accomplira inévitablement un crime
abominable pour peu que ladite conjonction soit défavorable, ce qui,
statistiquement parlant, est plus probable que le contraire. D’où
les idées de bonheur
("bon
heur" ou bonne chance) et de malheur
("mal
heur" ou mauvais sort)
et la conclusion de très nombreuses tragédies
dans lesquelles le chœur
rappelle
que nul destin
ne peut être réputé heureux
ou malheureux
tant qu’il
n’est pas parvenu à son terme. Autrement
dit, seul un
récapitulatif objectif de
l’existence d’un individu peut nous apprendre dans quelle mesure
celle-ci a été chanceuse ou malchanceuse. Inutile de se tourner
vers le ciel : celui-ci
est désespérément vide32,
c’est-à-dire
sourd à nos louanges et à nos prières.
De
sorte que, si la
figuration
du dieu garde
une
certaine
importance
dans la tragédie,
c’est désormais moins pour chanter leur gloire ou implorer leur
grâce que pour leur demander conseil et, surtout, pour nous annoncer
ce qui va
nous
arriver33.
Est-ce
à dire que la pensée
tragique
est le premier avatar historique de
ce
nihilisme
moderne34
à quoi Nietzsche fait allusion lorsqu'il condamne cette "vision
de l’homme [qui]
n’est
plus que fatigue – qu’est aujourd’hui le nihilisme […].
Nous sommes fatigués de l’homme … "(Nietzsche,
la
Généalogie de la Morale,
§12) ? Eh bien, pas du tout. C'est même exactement le contraire.
Car,
nous dit Nietzsche, "en
ce péril imminent de la volonté [de
vivre],
l'art s'avance alors comme un dieu sauveur et guérisseur : lui seul
a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et
d'absurde dans l'existence en représentation à l'aide desquelles la
vie est rendue possible. Ce sont le sublime en tant que maîtrise
artistique de l'horrible et le comique en tant que soulagement du
dégoût de l'absurde"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii)35.
Qu'il
y ait du sublime
dans l'évocation pathétique
des
souffrances du héros
tragique,
voilà qui ne fait guère de doute. En revanche, il peut paraître
paradoxal d'y trouver de
la matière
comique,
celle-là
même qui, comme nous le savons à présent, permet, en quelque
manière, de "nous reposer de nous-mêmes".
En
effet,
loin d'annihiler la volonté de vivre, la forme tragique
que
prend
l'esprit
de la musique la
stimule au contraire au moyen de ce réflexe salutaire qu’est
le rire.
Certes, ce n'est pas le même rire
que
dans la comédie
:
il ne s'agit plus, ici, de se moquer de qui que ce soit ni de quoi
que ce soit. Ce n'est donc plus de l'ironie, du sarcasme ou de la
dérision, mais plutôt de l'humour,
celui qui fait suite à l'irruption de situations imprévues et
imprévisibles, de
retournements, de péripéties, de "coups de théâtre"
absurdes
dans le
sens
où ils se produisent contre toute logique et ne peuvent, justement,
s'expliquer que par une conjonction tout
à la fois aléatoire et défavorable
de ces forces
divines irrésistibles
qui
gouvernent
notre
destin.
L'humour
est bien, nous dit Nietzsche, ce qui nous permet de continuer à
vivre lors même que nous prenons conscience de l'absurdité,
voire de la cruauté
de
notre existence36.
De fait, d’Eschyle
à Aimé Césaire, il
n'est pas de tragédien
qui
n’ait
fait preuve
d'humour.
À
cet égard, LE chef-d'œuvre tragique
par
excellence qu'est l'Œdipe-Roi
de Sophocle est un modèle du genre : toute la narration
y
est
menée comme dans
un
véritable polar où
on
connaît par avance l'assassin (en
l'occurrence, Œdipe,
qui a tué Laïos) mais
où le suspens
réside
dans le mode de manifestation de la vérité, or
toutes les révélations qui sont successivement faites au
héros
sur
ses conditions d'accès au trône de Thèbes et toutes les réactions37
de dénégation de l'intéressé sont
une succession de gags tous plus improbables les uns que les autres
dont l'effet comique
est
irrésistible. Il n'empêche que l'on a bien affaire là à une
tragédie
dont le héros38
subit
un funeste destin dont les deux crimes de parricide et d'inceste
sont, in
fine,
sanctionnés par le terrible
châtiment
qu'Œdipe s'inflige lui-même : se crever les yeux. À
travers ce mélange tragique
d'élégie, de pathétique et d'humour, l'esprit
de la musique exprime
donc au plus haut degré possible à la fois la grandeur et la
fragilité de l'humaine condition. C'est ce que l'on retrouve,
notamment, dans ce passage du troisième
acte du Roi Arthur de Henry Purcell (35)
où le héros, comprenant qu'il est le jouet d'un maléfice divin
qui
congèle la campagne autour de lui, lance un défi au ciel en criant
"let me freeze again !", ou
dans cet extrait de
la
bande originale du film de Fellini la Strada (36)
dans lequel le compositeur Nino Rota fait se succéder le thème
pathétique évoquant les conditions de vie misérables des deux
protagonistes et le thème humoristique rappelant que ces deux
enfants de la balle ont quand même vocation à
faire rire le public. Dans
les deux cas, c’est bien l’absurdité
du
destin
du
héros qui
prête à rire ou à sourire.
Si
on a compris ce que Nietzsche veut nous dire dans la
Naissance de la Tragédie,
nous savons à présent que toute musicalité ou toute théâtralité
oscille
nécessairement entre ces deux pôles opposés que sont l’aspect
dionysiaque brut caractéristique du dithyrambe
et
l’aspect apollinien le plus subtil que l’on trouve dans la
tragédie
avec,
d’un
bout à l’autre,
une conception profondément homogène d’une humanité, qu'elle
soit réellement banale ou possiblement héroïque, toujours
abandonnée à son destin.
Toutefois, il n’a jusqu’ici
été traité que de la nature
de
la musique, non pas de sa fonction
:
nous savons que
l’existence humaine ne peut se concevoir sans musique mais nous ne
savons pas encore
pourquoi
il
en est
ainsi. Et pourtant la généalogie de la comédie
et, surtout, celle
de
la tragédie
nous en fournissent un indice dans
le sens où
"dans
le
mythe tragique, seul l'esprit de la musique nous fait comprendre
qu'une joie puisse résulter de l'anéantissement de
l'individu"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
xvi), jubilation
qui, nous
l’avons vu,
se manifeste par et dans le rire.
Et
c’est bien dans cette veine que la pensée musicale de Nietzsche va
continuer de mûrir jusqu’à la fin de ses jours avec,
probablement, le tournant que constitue la publication, en 1884, de
ce grand poème intitulé ainsi
parlait Zarathoustra
et
qu'il considérait comme sa "symphonie"39.
Avec
Zarathoustra40Nietzsche
évoque une nouvelle figure mythique qui
n’est
pas, à proprement parler, celle
d’un
héros
au
sens grec du terme, mais plutôt d’un
prophète,
en l’occurrence, le
prophète de
Mazda, dieu du bien et de la lumière dans l’ancienne liturgie
persane. Il
y a, dans ce poème, un passage qui
me semble tout
à fait significatif pour la compréhension de la
fonction de la musique.
C’est lorsque Zarathoustra arrive dans la ville dite "la Vache
Bigarrée" et qu’il conte la parabole des trois métamorphoses
de l’esprit : celui-ci, dit-il, passe nécessairement par trois
étapes correspondant
aux trois étapes de l’évolution de l’humanité. Ce sont le
stade de la sous-humanité
(Untermenscheit)
passée auquel les hommes étaient contraints de subir passivement
leur destin,
celui de l’humanité
(Menscheit)
actuelle où les hommes prétendent se révolter contre leur destin,
enfin celui de la surhumanité
(Übermenscheit)
future au cours de laquelle les hommes défieront
leur
destin
c’est-à-dire
que,
sans se résigner à leur destin,
abandonneront néanmoins
l’idée
saugrenue de se rebeller contre lui41.
Pour se mieux faire comprendre, Zarathoustra illustre chacun de ces
trois stades à trois "animaux" emblématiques,
respectivement, le chameau, le lion et … l’enfant : "l’esprit
robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui
sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son
désert. Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la
seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut
conquérir la liberté et être maître de son propre désert […].
Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion
ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne
enfant ? L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu,
une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte
affirmation. Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères,
il faut une sainte affirmation"(Nietzsche,
ainsi
parlait Zarathoustra,
I). Car
voilà bien le surhomme
(Übermensch)
: l'enfant qui joue42
avec
toute sa fragilité, mais aussi sa souplesse et sa résilience.
Ce
que veut dire Nietzsche (Zarathoustra), c'est
que, quelle que soit la cruauté du sort qui l'affecte, tout enfant,
pour
peu qu'il soit encore doté d'un minimum d'intégrité physique et
psychique, se relève et
fait
un pied de nez à son destin
en
se
remettant
à chanter, à danser, à siffloter, à jouer de
plus belle.
On ne peut pas s'empêcher de songer à Gavroche, ce gamin des rues
de Paris, fils des sordides
époux
Thénardier, et qui, dans les
Misérables
de Victor Hugo, devient le symbole de la résistance populaire à
l'oppression réactionnaire avec
sa fameuse
chanson
de Gavroche (41)
devenue
le cri
de ralliement des émeutiers parisiens en 1832. On se souvient que,
dans la bousculade et
les échauffourées,
Gavroche tombe
mais se
relève inlassablement en
scandant
son refrain jusqu'à ce qu'un coup
de fusil
ne
le réduise définitivement au silence. Or, qu'est-ce qu'elle dit,
cette chanson ? "Je
ne suis pas notaire, c'est la faute à Voltaire, je suis petit
oiseau, c'est la faute à Rousseau. Joie est mon caractère, c'est la
faute à Voltaire, misère est mon trousseau, c'est la faute à
Rousseau".
"Joie est mon caractère", "je suis petit oiseau".
Elle
chante donc la
légèreté,
et ce, malgré la cruauté de la vie.
Voilà
qui résume parfaitement l'éthique
de
Zarathoustra et donc aussi celle de Nietzsche : "Zarathoustra
le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt
au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement
léger. Zarathoustra
le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant,
quelqu’un qui aime les sauts et les écarts"(Nietzsche,
ainsi
parlait Zarathoustra,
IV). À travers cette parabole des métamorphoses, Nietzsche expose
son critère de la vie
bonne
: la légèreté.
Vivre
bien, c'est vivre légèrement. Or, vivre légèrement, qu’est-ce
au fond,
sinon
vivre
musicalement ? En effet, "qu’attend
donc de la musique mon corps tout entier ? Car l’âme, cela
n’existe pas ... Je pense que c’est de s’alléger. C’est
comme si toutes les fonctions animales avaient besoin d’être
stimulées par des rythmes légers, pleins d’allant, assurés ;
comme si l’or des mélodies tendres, onctueuses, libérait de sa
pesanteur la vie d’airain et de plomb. Ma mélancolie entend
trouver le repos dans les réduits et les abîmes de la perfection :
c’est pour cela que j’ai besoin de la musique"(Nietzsche,
Ecce
Homo,
II, §7). Et vivre musicalement, c'est défier le destin
et
sa "pesanteur d’airain et de plomb" par
le chant, la danse, le jeu, le rire avec la gravité insouciante, la
candeur lucide, l'espièglerie
désespérée
d'un enfant. Dès
lors, ce critère de la légèreté,
qui est initialement
un
critère éthique,
va devenir aussi, chez Nietzsche, un critère proprement musical
qui va lui permettre de juger la valeur d'une
œuvre musicale en fonction de la connotation éthique
qu'elle
lui semble connoter.
L'exemple le plus frappant (et aussi, il faut bien le dire, le plus
controversé43)
en est l'application qu'il en fait à l'analyse comparative des
opéras Carmen
de Bizet (42)
et Tristan
et Isolde de Wagner (43).
Voilà donc deux œuvres que l'on peut dire tragiques
au sens grec du terme, dont les héroïnes
sont toutes deux accablées par un même destin
funeste
qui contrarie leur commune raison de vivre, en
l’occurrence
l'amour. Et, dans les deux cas, le châtiment fatal est la mort de
l'héroïne.
Et
pourtant. À la fin du II° acte de l'opéra de Wagner, les deux
amants, constatant l'impossibilité de vivre
leur amour, décident d'un commun accord de mourir pour pouvoir,
disent-ils,
s'aimer éternellement dans l'au-delà44.
Tandis que, dans celui de Bizet, Carmen ne désire rien tant que
vivre et, si elle meurt, c'est parce
qu'elle
est poignardée par Don José, son amoureux éconduit devenu fou de
douleur et de jalousie. Nietzsche analyse
le
premier cas comme
un éloge de la mort,
le second comme
un
hymne à la vie. Pour
Nietzsche, on a donc là,
respectivement, un modèle de lourdeur
musicale puis
de légèreté
musicale :
"l'opéra
de Wagner, c'est l'opéra de la rédemption. Il y a toujours chez lui
quelqu'un qui veut être sauvé : tantôt un homme, tantôt une femme
– c'est là son problème.
[Tandis qu'] avec l'œuvre
de Bizet, [...] une
autre sensualité, une autre sensibilité, une autre sérénité
s'expriment ici. Cette musique est gaie […].
C'est enfin l'amour, l'amour remis à sa place dans la nature ! Non
pas l'amour de la « jeune fille idéale » ! [...]
Au contraire l'amour dans ce qu'il a d'implacable, de fatal, de
cynique, de candide, de cruel – et c'est en cela qu'il participe de
la nature"(Nietzsche,
le
Cas Wagner,
iii). La
musique
légère,
c'est donc la musique gaie, pleine d'humour face à la fatalité du
destin,
qui fait droit aux besoins naturels du corps.
Et la musique
lourde,
c'est, au contraire, celle qui se veut sérieuse, "rédemptrice",
sous-entendu qui dissout
les péchés du corps dans un idéal spirituel45.
Bref, la musique
légère
exprime une musicalité tout
à la fois
dionysiaque
et
tragique.
Par
où l'on voit que l'esprit
de la musique
reste fondamentalement
le même sous ses divers avatars, à savoir
cette manifestation populaire46
de l'instinct vital au
moyen d'une débauche de chants, de danses, de jeux, de rires et
d'accompagnements instrumentaux et
que
le dithyrambe
dionysiaque exprimait
sans fards.
Pourtant,
la généalogie de la tragédie
grecque éclaire
rétrospectivement cette manifestation originelle en la
faisant
apparaître déjà
empreinte d’une dimension
apollinienne
:
la musique
est,
d'emblée, ce qui ravive
en nous cet instinct
vital contre
vents et marées, ce
qui nous permet de continuer à vivre quelle que soit la cruauté du
destin.
Telle
est, pour Nietzsche, la fonction
de la musique.
C’est
pourquoi nous ne saurions mieux conclure qu’en écoutant le dernier
couplet de la
chanson the
Show must go on (51)
que Freddie
Mercury, le chanteur du groupe Queen, a écrite et interprétée
quelques jours avant sa mort et
où on trouve tout à la fois de l’instinct vital, de l’héroïsme47,
du comique et du tragique. Bref, de la légèreté pour chanter la
vie, cette vie qui continue malgré tout.
1Pour
écouter les extraits musicaux (ce qui est vivement conseillé !),
cliquer sur l'hyperlien qui conduit à un cloud dans
lequel il suffit de sélectionner le numéro mis entre parenthèses.
2Ce
texte est la transcription d'une conférence que l'Institut
de Yoga m'a invité à donner le 18 mars 2018 à la
Maison du Yoga, 83640 Plan d'Aups-Sainte Baume. Cette conférence
était intitulée "sans Musique, la Vie serait une Erreur
(Nietzsche)". Si j'en ai, ici, modifié le titre, c'est juste
pour éviter la confusion avec l'article
éponyme dont la conférence et, donc, le présent texte
est le développement de l'une seulement des parties.
3Les
Bacchantes, c’est-à-dire,
littéralement, le cortège féminin qui accompagne accompagne le
dithyrambe.
4Du
grec khoros, "danse".
5Dans
sa chanson Noir
et Blanc.
6Ainsi
que le prétendent des philosophes comme Platon ou Leibniz.
7On
pourrait ajouter deux aspects, parmi tant d’autres, de cette
opposition : d’abord Apollon naît dans l’île paradisiaque de
Délos, tandis que Dionysos est originaire de Thèbes, ville maudite
s’il en est ; ensuite Apollon est associé aux instruments à
cordes (dont l’origine est la lyre,
instrument qu'il reçoit
d'Hermès et qu'il offrira à
Orphée) tandis que Dionysos (et
sa suite, par exemple Pan, le dieu des pâtres) est
associé aux instruments à vent (à
commencer par l’aulos,
qui est une sorte de flûte dont on se servait précisément, au
cours des dithyrambes).
8Encore
que le sort funeste qui y est réservé à Penthée, roi de Thèbes,
montre aussi à quel point il est politiquement périlleux
d’entreprendre de trop réglementer le culte dionysiaque.
9C’est-à-dire
dont la modalité est le possible,
par opposition au récit historique
qui porte sur le
réel. Dès
lors, le mythe,
contrairement à l’histoire réputée
correspondre à des faits, est cru à partir du moment où les
récits qui le composent atteignent un certain degré de
vraisemblance, autrement dit de cohérence interne, sans avoir
besoin de quelque autre type
de preuve, c'est-à-dire de
correspondance externe que
ce soit.
10Mais
pas nécessairement : certaines personnes bien réelles
peuvent aussi faire l’objet de récits fictifs,
que ces personnes
soient sacrées (les
saints, les
prophètes, les martyrs,
etc.) ou profanes (les
"grands hommes",
les génies, les champions,
etc.).
11On
remarquera l’hétérogénéité de ces "forces" qui
peuvent être aussi bien matérielles (le vent) que sociales (la
guerre) ou psychologiques (l’amour). Mais faute de pouvoir établir
ces modernes distinctions, ce qui est pertinent, pour les Grecs, ce
sont les effets irrésistibles,
éternels et immuables de
ces "forces" sur l’existence humaine.
12Ce
qu’affirme par exemple Aristote.
13C’est-à-dire
entre les riches citoyens ou
métèques qui financent les troupes théâtrales et qui ont,
bien entendu, intérêt à voir leur nom associé à la
représentation primée.
14"Exploit"
correspond à athlon en
grec, racine que l’on retrouve abondamment dans le lexique sportif
moderne. En grec, "les
douze travaux d’Hercule" se dit d’ailleurs duodékathlon
(littéralement "douze
exploits").
15Généalogie
que les épopées, par
exemple celles d’Homère
ou d’Hésiode, rappellent systématiquement préalablement à la
narration de quelque exploit que
ce soit et apposé
au nom du héros.
On lira, par exemple : "Achille, fils de Thétis et de Pélée,
…".
16Dont
Zeux est le père.
17Toute
la philosophie socratique et platonicienne, pour ne pas dire toute
la philosophie tout court peut d'ailleurs s'analyser comme une
critique de l'enjeu et des limites de telles aspirations.
18Précisons
toutefois que, par ce terme, il ne faut entendre que la communauté
des citoyens (politéïs)
et leurs familles. A contrario,
il va de soi que la communauté des esclaves n'est pas représentée
(même si les acteurs,
tant comiques que tragiques, se
voient parfois confier la figuration d'esclaves à titre
individuel).
19"Comédie"
vient d'ailleurs peut-être de kommos,
à moins que le mot ne dérive de kômos
qui veut dire "cortège" (le suffixe -édie commun à
"comédie" et à "tragédie" provient, quant à
lui, de oïdè qui
signifie "chant")
20Le
statut d'acteur l'immunise
contre le danger de réalisme, puisqu'il est dans la mimèsis,
la simple figuration d'un possible. Et celui de narrateur
le protège contre l'accusation de prendre parti, puisqu'il est dans
la diègèsis, le
récit d'une situation qui n'est pas une action. Cette ambiguïté
typiquement théâtrale va être copieusement critiquée par Platon.
21Parfois
aussi d'individus clairement identifiés : par exemple, chez
Aristophane, Cléon le tyran, Socrate le philosophe ou Euripide le
tragédien.
22Comme
l’ont souligné des philosophes aussi différents qu’Aristote ou
Bergson, la comédie vise
principalement à déplorer les dysfonctionnements de la société.
23Aristophane
imagine que, pour faire cesser la guerre du Péloponnèse qui ruine
Sparte autant qu'Athènes, les Athéniennes et les Spartiates,
coalisées sous l’égide de l’une des leurs, Lysistrata,
décident de faire la grève du devoir conjugal tant que leurs maris
ou amants n’auront pas signé un traité de paix !
24Cette
chanson est tirée de Aufstieg und Fall der Stadt Mahagony
("Grandeur et Décadence de la Ville de Mahagony"), opéra
de Kurt Weil et Bertold Brecht.
25Comme
l’ont montré Hegel puis Marx.
26D’ailleurs,
Nietzsche va lui-même modifier
le sous-titre de la
Naissance de la Tragédie,
qui était originairement "… aus
dem Geiste der Musik"
("… tirée
de l’esprit de la musique") pour "… oder
Griechentum und Pessimismus"
("… ou hellénisme et pessimisme").
27Déjà,
dans certaines comédies d’Aristophane
comme la Paix
ou
les Oiseaux
(qu’on songe aussi au Misanthrope
ou au Don Juan
de Molière), le ton n’est plus,
de
ce point de vue,
franchement
optimiste.
28Ce
qu’avait déjà souligné Pascal mais en ajoutant : dans
l’ignorance de Dieu. La pensée tragique ôte,
bien entendu, cette réserve.
29Aristote
souligne justement que le spectateur de la tragédie
réagit à la
représentation de la souffrance du héros par
un mélange de terreur et de pitié (phobos
kaï éléos).
30En
latin, passio, du verbe
patior, "je
suis accablé"
et qui a donné, en
français, "passion", en
grec "pathéma"
qui a donné "pathétique".
31Là
encore, Pascal avait remarqué que nous évoquons plus volontiers
les penchants à l’ivrognerie que les exploits d’Alexandre le
Grand.
32Comme
l’écrit Gérard de Nerval dans son poème le Christ aux
Oliviers.
33Ce
qui n’est pas très difficile pour un être réputé immortel dans
le cadre de la conception circulaire de la temporalité qui est
celle des Grecs de cette période.
34Et
que les Grecs nommaient asébéïa,
"impiété". Aristophane reproche à Euripide et à
Socrate leur impiété. Ce sera d'ailleurs l'un des chefs
d'accusation du procès de Socrate.
35Victor
Hugo définit également le drame moderne comme une synthèse
"du grotesque et du sublime".
36Thème
abondamment illustré, d'une part par l'œuvre
d'Albert Camus (auteur nietzschéen s'il en fut), d'autre part par
cette forme bien particulière d'humour
qu'est
l'humour juif (je
pense notamment à celui de
Marc Chagall, d'Albert
Cohen ou de Woody Allen).
37Réactions
de résistance à l'approche
de la vérité, comme le soulignera Freud.
38Il
est remarquable que, dans toute la mythologie grecque, Œdipe
soit le seul héros tragique
qui
n'ait pas été, préalablement, un héros
épique (bien
que l'Iliade
fasse allusion à lui). Ce qui s'explique aisément : le thème
central qui structure le mythe
d'Œdipe,
c'est la tentative de fuir le destin.
Or, si Œdipe avait dû accomplir un ou plusieurs exploits
épiques,
c'eût été d'y parvenir. Ce qui est impossible si
le destin
est
bien
cette conjonction de forces
divines à
quoi nous ne pouvons échapper.
39"Peut-être
mon Zarathoustra
ne relève-t-il que de la musique ;
ce qui est certain, c'est qu'il suppose une régénération de
l'ouïe"(Nietzsche,
Ecce
Homo,
III, §6).
40Ou
Zoroastre ou Sarastro (cf. "la
Flûte enchantée" de Mozart).
41Comme
l’écrit ce grand tragique latin et philosophe stoïcien du I°
siècle de notre ère que fut Sénèque, fata volentem ducunt,
nolentem trahunt, c’est-à-dire
"le destin guide celui qui l’accepte et traîne celui qui le
refuse".
42C'est
également l'image que le philosophe pré-socratique Héraclite
choisit pour illustrer sa conception du temps.
43Marcel
Proust, entre autres, en fut scandalisé. Mais il n'est pas nécessaire de partager les goûts musicaux de Nietzsche pour comprendre les arguments qu'il avance.
44On
reconnaît là un des thèmes favoris du romantisme :
l’amour (prétendument) plus fort que la mort.
45Nietzsche
mêle dans une même détestation spiritualisme, intellectualisme,
idéalisme, christianisme et romantisme. Du coup, ce critère de
légèreté acquerra même,
pour lui,
une dimension anthropologique qui l'autorisera à survaloriser les
civilisations méridionales et orientales (grecque et persane, nous
l'avons vu, mais aussi africaine et sémitique) orientées vers une
éthique du défi
au destin au sens de l'Übermensch zoroastrien
et se signalant par la légèreté de leur musique,
au détriment, essentiellement, des
cultures allemande et française.
46"Musique
légère" doit donc s'entendre dans les deux sens que cet
adjectif revêt en français, à savoir "musique dansante"
et "musique populaire".
47J’ai
toujours été frappé par la capacité qu’ont certains artistes
(outre Freddie Mercury, je pense notamment à David Bowie ou Leonard
Cohen) à mettre en scène leur propre fin dans la plus pure
tradition grecque du héros épique.
D’où le double sens de ce show qui
est supposé continuer et qui est
à la fois
représentation spectaculaire
de la vie et, bien entendu, la vie elle-même.
Je viens de lire cette impressionnante analyse, est ce le bon mot, cher maître et j'en reste béat d'admiration devant une telle réflexion nourrie de tant de références.
RépondreSupprimerBRAVO Philippe, ton monde doit être très différent du nôtre...
Michel Migliaccio dit mimi...
"Unknown" ? Hum ... votre nom me dit pourtant quelque chose ... A bientôt, j'espère, dans ce monde commun sur lequel ces élucubrations musicophiles ne sont qu'un point de vue parmi tant d'autres.
SupprimerPhilippe (je signe de mon prénom puisque je suis démasqué !)