mercredi 28 mars 2018

NIETZSCHE, LA MUSIQUE, LE THEÂTRE ET LA VIE.

 Comme nous y invite ce grand standard du jazz interprété, ici, par la clarinette de Benny Goodman (01)1, nous allons essayer de comprendre la place que, de tout temps et en tout lieu, la musique a toujours occupé dans la vie des hommes. Si, pour analyser ce problème philosophiquement, nous avons choisi de nous référer à Friedrich Nietzsche, c’est parce que, parmi les (rares) philosophes qui l’ont abordé sérieusement, la musique a toujours été, dans son œuvre et même dans sa vie, une préoccupation constante : pianiste et compositeur lui-même, il déclarait n'avoir jamais été "au fond, peut-être qu'un vieux musicien ambulant"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xiv) et même que "[s]on style est une danse"(Nietzsche, Lettre à Rhode, 22 fév. 1884). Aussi, allons-nous essayer de comprendre très précisément ce qu’il entend lorsqu’il écrit que "sans musique la vie serait une erreur [ohne Musik wäre das Leben ein Irrtum]"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles)2.


Avant de rentrer dans le vif du sujet, trois brèves remarques sur la philosophie de Nietzsche. Premièrement, sa stratégie argumentative est aux antipodes des canons de la rigueur démonstrative à quoi nous ont habitués des philosophes comme Aristote, Descartes, Spinoza ou Kant. Bien plutôt, il privilégie une approche littéraire, sinon franchement poétique de la philosophie, ce qui n’enlève rien à la valeur de son contenu mais rend parfois délicate sa compréhension et périlleuse son interprétation. Deuxièmement, sa formation universitaire n’est pas, à proprement parler, philosophique, mais philologique. À ce titre, il a été amené à étudier la généalogie des civilisations anciennes à travers la lecture érudite des textes, tout particulièrement la civilisation grecque pré-socratique, c’est-à-dire celle qui concerne le pourtour méditerranéen qui s’étend de la Sicile à l’ouest à l’Asie Mineure (l’actuelle Turquie) à l’est et de la Crète au sud jusqu’à la Thrace (l’actuelle Bulgarie) au nord. Quant à la période pré-socratique, c’est évidemment celle qui précède immédiatement l’avènement la philosophie (et que notre culture a pris l'habitude de faire débuter avec Socrate et Platon), autrement dit, celle qui commence au début du VII° siècle et s’achève à la fin du V° siècle avant l’ère chrétienne. Troisièmement, le tout premier ouvrage de Nietzsche, ouvrage de jeunesse (il a 28 ans lorsqu’il le publie en 1872) mais qui va le faire connaître tant du grand public que du milieu universitaire s’intitule die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik ("la naissance de la tragédie tirée de l'esprit de la musique"). Comme le suggère son titre et son sous-titre, il s'agit d'y faire la généalogie de ce genre théâtral tout à fait particulier et caractéristique de la Grèce pré-socratique que l'on appelle la tragédie tout en montrant qu'au cours du processus de développement du théâtre, c'est aussi l'"esprit de la musique" (der Geist der Musik) qui se transforme. Bref, on peut dire que Nietzsche y étudie la naissance et l'évolution de la musicalité à travers la naissance et l'évolution de la théâtralité.

Disons d'emblée que, pour Nietzsche, "la tragédie est issue du chœur tragique et était, à son origine, chœur et rien que chœur […] le chœur des satyres du dithyrambe"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). En d'autre termes, l'origine commune de la théâtralité ou de la musicalité ressemble fort à quelque chose comme ça (02). Ceci est, en effet, un extrait de la reconstitution au sein d’une pièce d’Euripide3 qui, précisément, traite de ce sujet, d’un dithyrambe dionysiaque. Le dithyrambe est une cérémonie liturgique destinée à célébrer le dieu Dionysos (ou Bacchus), qui est le dieu de l’instinct vital et, accessoirement, de l’ivresse. Raison pour laquelle les participants se déguisent en satyres et, après s’être enivrés, chantent et dansent de manière spontanée et désordonnée en s’accompagnant d’instruments (essentiellement des flûtes et des tambourins) afin de manifester en eux la présence du dieu. À travers les chants (ou les cris), les danses (ou les contorsions) et le son (ou le bruit) des instruments, il s’agit donc là du culte d’une divinité, et pas n’importe laquelle puisque c’est la divinité de la vie et de la nature, culte qui consiste à se montrer littéralement possédé par la divinité. D’où l’atmosphère de délire, voire d’hystérie qui entoure ce genre de manifestation. Tel est en tout cas, pour Nietzsche, l’état primitif de l’esprit de la musique, à savoir cette "ivresse extatique des fêtes de Dionysos en mélodies enchantées et séductrices ; comme, en ces chants, éclata, semblable à un cri déchirant, tout l’excès démesuré de la nature"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, iv). L’ambiance d’ivresse extatique qui s’empare du chœur4 est donc, pour Nietzsche, le tout premier critère de reconnaissance de la musicalité, critère qui subsiste, bien entendu, très au-delà de la culture hellénique puisqu'on le retrouve, par exemple dans les transes soufies (03) caractéristiques de ce courant mystique de la civilisation musulmane ou encore, beaucoup plus proche de nous, dans le Sacre du Printemps de Stravinsky (04). Dans les deux cas, il faut imaginer l’état de transe qui s’empare progressivement des derviches tourneurs soufis ou la sauvagerie animale qui émane des danses saccadées du ballet de Maurice Béjart pour comprendre à quel point, comme le chantera Bernard Lavilliers, à l'origine, "de n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur, la musique est un cri qui vient de l’intérieur"5. Bref, la musique n’est pas, originellement, l’expression d’un ordre ou d’une harmonie apolliniens6, mais, tout au contraire, celle d’un chaos et d’une dissonance dionysiaques. Pour Nietzsche, la bi-polarité d’Apollon, divinité de l’ordre, de la civilisation et de la modération, et de Dionysos, dieu du chaos, de la nature et de la démesure, structure, en un sens, toute l’histoire des hommes et, en particulier, toute l’histoire des arts, donc toute l’histoire de la musique et du théâtre : "l’évolution de l’art est liée au dualisme de l’esprit apollinien et de l’esprit dionysiaque [...]. À travers leurs deux divinités de l’art, Apollon et Dionysos, nous comprenons que, dans le monde grec, il existe une violente opposition, non seulement sous le rapport de l’origine mais aussi sous celui de la fin, entre l’art du sculpteur, art apollinien, et l’art non sculptural de la musique, qui appartient à Dionysos"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i)7.

Voilà pourquoi cet état primitivement dionysiaque de l’esprit de la musique et qui s’exprimait, pour ce qui est du monde hellénique, dans le chœur des satyres du dithyrambe, va progressivement se civiliser. Cela va se faire, d’ailleurs pour des raisons moins esthétiques que politiques : comme l’illustre parfaitement les Bacchantes d’Euripide8, il se trouve que, en raison de l’état d’ébriété des participants et des participantes, la forme originelle de cette manifestation festive et populaire de l’instinct vital pose un certain nombre de problèmes non seulement de moralité publique mais aussi d’ordre et de sécurité publics. Aussi, un certain nombre de contraintes vont-elles lui être imposées. Contraintes physiques d’abord en confinant l’évolution du cortège dans la circularité d’une orkhèstra, faisant face à un public lui-même réuni dans l’espace clos d’un théatron. Contraintes institutionnelles ensuite en organisant le culte liturgique autour d’un agôn, c’est-à-dire d’une joute, d’un concours (les Grecs adorent les concours !) afin de stimuler les facultés créatives des différentes troupes chorales. Sous cette double série de contraintes, la nature de la cérémonie va profondément se transformer. D’un point de vue sémantique, c’est-à-dire du point de vue de sa signification, ce qui était jusque là un pragma, autrement dit une performance dans le dithyrambe dionysiaque, va devenir un drama, c’est-à-dire une représentation. Dit d’une autre manière, les participants à ce rituel liturgique ne vont plus manifester en eux la présence du dieu, mais vont la jouer, c'est-à-dire la représenter hors d’eux. D’où l’innovation technique qui voit le dithyrambe se muer en épopée. Or, pour rendre possible cette forme de représentation, il a fallu établir une scission dans la troupe entre d’une part, l’acteur (en grec, l’hupokritès, littéralement, "celui qui est sous le masque", le masque étant l’attribut essentiel de l’acteur) qui se voit confier le rôle de figurer le dieu, d’autre part le chœur qui, tout en continuant à chanter, danser et s’accompagner d’instruments, va faire une narration dont l'objet reste le dieu. Mais alors, que va-t-on narrer ?

Eh bien le chœur ne va pas aller chercher bien loin le sujet de sa narration : tel Athéna sortant toute armée du crâne de Zeus, cet objet sort tout complet de la tradition populaire sous la forme du mythe, et, plus particulièrement, du mythe divin. Le mythe, en effet, est inscrit dans la mémoire commune depuis des temps immémoriaux. Il se colporte de bouche à oreille. Les précepteurs l’enseignent à leurs élèves. On le convoque et on le réactive à la moindre occasion festive, cérémonielle ou solennelle. Toutefois, avant d’aller plus loin, accordons-nous bien sur ce que l’on doit entendre par "mythe" et par "dieu". Un mythe est une classe de récits fictifs9 dont l’objet est, en général, fictif lui aussi10. Lorsque celui-ci est un personnage (et non un événement ou une chose par exemple), il est alors doté d’attributs personnels (nom, sensibilité, raisonnement, apparence physique, etc.) qui, sans qu’il soit une personne réelle, rend possible la narration de sa pseudo-existence. Quant au dieu, c’est justement un personnage mythique mais dont la cohérence narrative est assurée parce que tous les récits qui en sont faits sont invariablement structurés autour du même thème central typique, en l’occurrence, une force majeure (dont les effets sont, pour tout être humain, irrésistibles), éternelle et immuable. En ce sens, Dionysos est la personnification de la force majeure, éternelle et immuable qu’est l’instinct vital, Aphrodite celle de l’amour, Zeus celle de la foudre, Arès celle de la guerre, Éole celle du vent11, etc. Ainsi, la narration épique va-t-elle, fondamentalement, consister à donner en représentation la figuration (en grec mimèsis) d’un dieu en sollicitant l’imagination du public au moyen d’une narration (en grec diègèsis), c’est-à-dire d’un ou plusieurs récits appartenant au mythe de ce dieu. Et comme ce dernier est, par définition, l’incarnation d’une force irrésistible, éternelle et immuable, il est facile de comprendre que le mythe qui lui est attaché sera un mythe de gloire et de grandeur dont toute narration sera la célébration. Bien entendu, ce qui ne vaut, au départ, que pour le seul Dionysos va bientôt valoir aussi pour tous les autres personnages divins dont abonde et surabonde la mythologie grecque. Il reste que, pour Nietzsche, c’est "la musique [qui] a le pouvoir de donner naissance au mythe"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvi) dans le sens où, loin que ce soit de l’épopée que se soit fait sentir le besoin de musique12, c’est l’inverse qui est vrai : c’est plutôt une certaine évolution "apollinienne" de l’esprit de la musique qui a donné naissance à l’épopée.

Cela dit, on va vite se rendre compte qu’il y a deux façons complémentaires de chanter la grandeur et la gloire des dieux. D’abord, évidemment, la manière directe. Par exemple, dans cet Hymne à Dionysos (11) qui commence, dans sa partie chantée et instrumentée, par saluer le dieu (nommé ici, Bacchus) et son cortège de nymphes, puis qui, dans sa partie psalmodiée, rappelle qu’il est le dieu de la vie et de la nature en décrivant quelques-unes de ses caractéristiques "physiques" (tête pourvue de cornes, ceinte de lierre, etc.). On remarquera, au passage, le chemin parcouru entre la musicalité dithyrambique et la musicalité épique, et à quel point, comme le souligne allégoriquement Nietzsche, "l’action du dieu de Delphes [Apollon] se borna alors à arracher des mains de son redoutable ennemi [Dionysos], par une alliance opportune, ses armes meurtrières"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, ii). Une manière particulièrement subtile pour "le dieu de Delphes" de domestiquer "son redoutable ennemi", ce fut, dans le cadre d’un contexte de concurrence exacerbée entre chorèges13, de convoquer, dans la narration épique, une autre sorte de mythe : le mythe héroïque qui est au moins aussi populaire que le mythe divin. En effet, de même qu’un dieu est la personnification d’une force majeure, un héros est la personnification d’une classe d’exploits, un exploit étant une action mémorable tout à fait extraordinaire car hors de portée du commun des mortels. Par exemple, Héraklès est le nom du personnage mythique dont tous les récits sont structurés par le thème de l’exploit consistant à accomplir des actes que seule rend possible une force physique extraordinaire14, Achille est l’incarnation d’une vaillance guerrière extraordinaire, Antigone celle d’une intégrité morale extraordinaire, etc. Or, si l’exploit est extraordinaire par définition, c’est en même temps parce qu’il est accompli par un mortel et non pas un dieu et parce qu’il est néanmoins la manifestation de l’effet concret qu’exerce, sur une banale existence humaine, une conjonction favorable de forces divines. D’abord parce que tout héros, toute héroïne possède nécessairement au moins un dieu ou une déesse dans son arbre généalogique15 : Héraklès, par exemple, est directement le fils de Zeus dont descendent aussi, indirectement, engendrés par d'autres divinités16, tous les autres héros. Ensuite parce que tout héros, toute héroïne est nécessairement assisté(e) par une ou plusieurs divinités dans l’accomplissement de ses exploits : Achille possède une armure forgée par Héphaïstos, dieu des forgerons et des chevaux fournis par Poséïdon, dieu des mers, Pâris se voit offrir Hélène par Aphrodite, quant à trajectoire de la flèche mortelle qu’il décochera dans le talon d’Achille, elle sera guidée par Apollon en personne ! Par quoi on voit bien que chanter les exploits des héros revient, in fine, à célébrer la grandeur des dieux. Voilà donc circonscrit le deuxième état de l’esprit de la musique comme narration épique à la gloire des dieux ou, ce qui revient au même, à celle des héros. Il est superflu d’insister sur l'importance et la pérennité de cet aspect de la musicalité qui subsiste notamment dans cet Ave Maria de Josquin des Prez (12), compositeur de la Renaissance ou dans cet Asimbonanga chanté en zoulou par le Soweto Gospel Choir (13) : dans les deux cas, il s’agit de célébrer avec emphase les exploits, respectivement de la Vierge Marie pour la plus grande gloire du dieu des chrétiens ou de Nelson Mandela guidé par l'esprit, plus profane mais tout aussi grandiose, de la liberté et de l’égalité.

L'étape suivante de l'évolution de l'esprit de la musique va nous conduire de l'épopée à la comédie. Autant on peut sans doute dire que les deux premiers aspects, l'aspect dithyrambique et l'aspect épique de la musicalité ou de la théâtralité sont à peu près universellement partagés par toutes les civilisations de l'humanité, autant, pour comprendre les deux dernières étapes de l'évolution il est nécessaire de se replonger dans le contexte socio-historique de la Grèce pré-socratique. À cet égard, un facteur probablement déterminant aura été constitué par les aspirations démocratiques en termes de liberté de jugement et d'opinion17. Il est clair que, de telles aspirations existant, elles ne pouvaient pas ne pas avoir d'expression dans un lieu aussi populaire et aussi fréquenté par les citoyens que l'était le théâtre. Techniquement, c'est sur la fonction du chœur que l'innovation va, d'abord, être le plus marquante : tout en conservant son rôle de narrateur, le chœur va, en effet, s'octroyer une tâche nouvelle : celle de figurant du dèmos, du peuple18. En ce sens, le chœur va devenir en quelque sorte un acteur collectif en se faisant le porte-parole du peuple comme entité collective. Aussi, les chants, les danses, les mimes et les psalmodies du chœur vont-ils commencer à porter sur le proskènion (la scène) quelques-unes parmi les doléances populaires les plus fréquentes et les plus urgentes. Concrètement, le chœur va commencer par élever un kommos, autrement dit une lamentation19 dont l'objet favori sera la guerre et/ou l'amour, qui sont, notoirement, des causes d'embarras existentiels tout à fait intemporels. Après quoi, poussant l'audace démocratique encore plus loin, le chœur, qui est, désormais, tout à la fois acteur et narrateur20 va s'autoriser à accuser, à dénoncer : il va désigner ses cibles, les causes supposées des misères du peuple. Et celles-ci vont être figurées, sur le proskènion, par des acteurs à l'apparence souvent ridicule, s'exprimant dans un langage relâché, quand ce n'est pas franchement obscène et caricaturant des types sociaux bien identifiables : le militaire, la femme, mais aussi le marchand, le tyran, le poète, le sycophante, le magistrat, etc. Tout à l'opposé, en tout cas, du maintien hiératique et du langage emphatique des dieux et des héros épiques.

On imagine avec quelle jubilation furent accueillies de telles initiatives visant à déplorer l'inconséquence, sinon la folie d'une partie du peuple21 livrée au défoulement sarcastique de la majorité trouvant là l'occasion de prendre, sans risque, une revanche symbolique sur sa fragilité. Et avec quelles salves de rire, tant il est vrai que, d’une part "il faut de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, […] rire de nous"(Nietzsche, le Gai Savoir, §107) et, d’autre part, "les dieux eux-mêmes sont espiègles : il semble que même lors de la célébration des rites sacrés ils ne puissent s'empêcher de rire"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal). Bref, le rire comique, celui qu’engendre la comédie, sans être la finalité de la représentation22, en est, néanmoins un effet tout à fait salutaire en ce qu'il nous permet d’imaginer comment un personnage divin réagirait s’il contemplait nos humaines faiblesses, ce qui nous permet de "nous reposer de nous-mêmes" en nous regardant avec toute la distance fictive qui sépare un dieu d’un simple mortel. Il en résulte une évolution significative de l’esprit de la musique : le ton adopté par le chœur n’est plus ni extatique (comme dans le dithyrambe) ni emphatique (comme dans l’épopée) mais il se fait désormais narquois, moqueur. Témoins ces trois extraits : d’abord ce passage de la comédie d’Aristophane intitulée Lysistrata (21) dans lequel le chœur des vieillards se plaint amèrement des deux calamités qui s’abattent sur Athènes et que sont la guerre et les femmes23 ; ensuite ce volet des Tableaux d’une Exposition de Moussorgsky (22)l’auteur évoque plaisamment les inégalités sociales de la société russe par le contraste entre les larges coups d’archets des violoncelles et de la contrebasse qui figurent l’opulence de Goldenberg et les sonorités aigres et saccadées de la trompette qui figurent la misère de Schmuyle ; enfin cet Alabama Song de Kurt Weil (23)24, chanson interprétée par les Doors et qui jette un regard ironique sur le cynisme et le nihilisme d’une existence réduite par le système capitaliste à connaître "the way to the next whisky bar" ou, sinon, "I tell you we must die". Dans chacun de ces contextes, toutefois, le chœur fait la narration d’une situation qui est grave sans être désespérée. D’où l’atmosphère badine qui s’en dégage. Il y a toujours une invocation plus ou moins tacite de la grandeur divine pour, sinon faire cesser, du moins atténuer les misères humaines et, par conséquent, un espoir de providence divine : c’est explicitement le cas dans la comédie d’Aristophane où le chœur implore Athèna, déesse de la sagesse et protectrice d’Athènes, c’est implicite chez Moussorgsky pour qui se trouve toujours, en arrière-plan, l’esprit éternel de la sainte Russie, et chez Weil qui compte sur la proximité de la révolution prolétarienne pour redonner du sens et de la dignité à l’existence humaine.

La tonalité musicale va changer radicalement lors du passage à la dernière étape, vers ce que Nietzsche considère être l’expression la plus aboutie de l’esprit de la musique, celle de la tragédie. Là encore, l’évolution doit être contextualisée : ce V° siècle avant notre ère est une période pendant laquelle la Grèce connaît de profondes transformations socio-historiques dominées par la conjonction des tentations belliqueuses et des aspirations démocratiques et, corrélativement25, l’émergence progressive de ces deux modes de pensée orientés vers la position de problème que sont la philosophie et les mathématiques. Ce qui, on s’en doute, va laisser des traces dans la théâtralité et, donc aussi, dans la musicalité. À cet égard, l’innovation la plus profonde, plus sémantique que proprement technique, va consister en ce que l’insouciance dithyrambique, la sérénité épique et l'optimisme comique vont disparaître pour laisser place à l’expression d’une lucidité soucieuse, inquiète et pessimiste26. Sous l’influence dissolvante des rationalités mathématique et philosophique naissantes, c’est rien moins que la confiance en l’intervention providentielle des forces divines pour résoudre les problèmes humains qui va s’évanouir dans la tragédie27. Raison pour laquelle, si le chœur tragique commence toujours, à l'instar du chœur comique, par déplorer quelque situation humainement pénible, en revanche, le ton de la lamentation est nettement plus lugubre. Aussi le chœur de l’Œdipe-Roi de Sophocle (31) est-il particulièrement sombre lorsqu’il décrit l’épidémie de peste qui ravage Thèbes depuis qu’Œdipe a été fait roi de la Cité dans les conditions que l’on sait. C’est que, comme l’évoque de manière tout aussi élégiaque le chœur de ce passage des Carmina Burana de Carl Orff (32), la foi optimiste en une intercession régulatrice de la part des forces divines laisse désormais place au soupçon que c’est la fortune, le sort, le hasard ("Ô Fortuna …") et non point l’ordre et la justice cosmiques qui gouvernent la destinée humaine en général. Du coup, l’accusation, la dénonciation des causes des misères humaines par ce figurant du peuple qu’est le chœur change aussi radicalement de direction. Désormais, la responsabilité humaine y est, sinon exonérée, du moins fortement atténuée au moyen d’un remarquable subterfuge. Jusqu’ici, l’épopée chantait des héros infaillibles car d’essence divine tandis que la comédie ironisait sur la faiblesse et la fragilité du commun des mortels. Bref, l’idéalisme épique dans la célébration du preux était corrélatif du réalisme comique dans la déploration du vulgaire. Or, l’émergence de la tragédie consiste, pour le poète, à faire sien cet aphorisme de Nietzsche : "là où vous autres voyez des choses idéales, moi je vois des choses humaines, hélas, bien trop humaines !... Et je connais l'homme mieux que vous"(Nietzsche, Humain, trop Humain). Et ce qui est "humain, trop humain" (menschliches, allzumenschliches), c’est, en somme la faillibilité et la mortalité28 de tous les hommes, fussent-ils des héros.

D’où la trouvaille dramatique qui est propre à la tragédie : chanter non pas les exploits du héros, mais, tout au contraire, la cruelle banalité, c’est-à-dire la fondamentale humanité de son destin, avec son cortège d’erreurs, de fautes et de souffrances. Or, si l’évocation des faiblesses et des souffrances du commun des mortels suscite souvent, nous l’avons vu, la dérision, en revanche, les mêmes coups du sort, lorsqu’ils affectent le héros, inclinent plutôt le spectateur à l’apitoiement : que l’individu Lambda massacre toute sa famille, que le quidam tue son père et couche avec sa mère, cela peut toujours faire grassement ricaner, en revanche, il en va tout autrement lorsque ce sont respectivement Héraklès ou Œdipe qui se rendent coupables de telles monstruosités29. C’est ce qu’essaient d’exprimer le chœur de la Passion selon Saint Matthieu de Bach (33) ou Marianne Faithfull dans Working Class Hero (34). Dans les deux cas, il s’agit bien de narrer et de figurer sur un ton pathétique les funestes circonstances qui conduisent à l’accablement30 de celui qui n’était pourtant que pour accomplir de grandes choses, que ce soit le Christ, fils de Dieu et rédempteur de nos péchés ou bien le travailleur anonyme sans lequel il n’est pas de création de richesse dans le système capitaliste. Le retour de la figure du héros sur le proskènion répond à trois exigences : premièrement, nous l’avons dit, montrer l’unité fondamentale du genre humain31, deuxièmement, redonner quelque lustre au rôle de l’acteur qui est, évidemment, mieux valorisé dans la figuration tragique du héros que dans la représentation comique du tout-venant, troisièmement, faire porter l’essentiel de la responsabilité des misères humaines sur l’inconséquence des dieux. Qu’on s’entende bien : il ne s’agit pas, pour la Grèce de cette époque, d’une quelconque révolte laïcarde ou anti-cléricale au sens où nous en avons connu très récemment dans notre civilisation. Les Grecs continuent de croire en l’existence de ces forces majeures éternelles et immuables que, par personnification, ils appellent des dieux. Mais, de même que l’épopée prenait prétexte de l’exploit héroïque pour célébrer la grandeur des dieux, de même, la tragédie autorise à inférer que, si une conjonction favorable de forces divines fait accomplir de grandes choses à l’individu qui en est l’objet, en revanche, le meilleur des hommes accomplira inévitablement un crime abominable pour peu que ladite conjonction soit défavorable, ce qui, statistiquement parlant, est plus probable que le contraire. D’où les idées de bonheur ("bon heur" ou bonne chance) et de malheur ("mal heur" ou mauvais sort) et la conclusion de très nombreuses tragédies dans lesquelles le chœur rappelle que nul destin ne peut être réputé heureux ou malheureux tant qu’il n’est pas parvenu à son terme. Autrement dit, seul un récapitulatif objectif de l’existence d’un individu peut nous apprendre dans quelle mesure celle-ci a été chanceuse ou malchanceuse. Inutile de se tourner vers le ciel : celui-ci est désespérément vide32, c’est-à-dire sourd à nos louanges et à nos prières. De sorte que, si la figuration du dieu garde une certaine importance dans la tragédie, c’est désormais moins pour chanter leur gloire ou implorer leur grâce que pour leur demander conseil et, surtout, pour nous annoncer ce qui va nous arriver33.

Est-ce à dire que la pensée tragique est le premier avatar historique de ce nihilisme moderne34 à quoi Nietzsche fait allusion lorsqu'il condamne cette "vision de l’homme [qui] n’est plus que fatigue – qu’est aujourd’hui le nihilisme […]. Nous sommes fatigués de l’homme … "(Nietzsche, la Généalogie de la Morale, §12) ? Eh bien, pas du tout. C'est même exactement le contraire. Car, nous dit Nietzsche, "en ce péril imminent de la volonté [de vivre], l'art s'avance alors comme un dieu sauveur et guérisseur : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentation à l'aide desquelles la vie est rendue possible. Ce sont le sublime en tant que maîtrise artistique de l'horrible et le comique en tant que soulagement du dégoût de l'absurde"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii)35. Qu'il y ait du sublime dans l'évocation pathétique des souffrances du héros tragique, voilà qui ne fait guère de doute. En revanche, il peut paraître paradoxal d'y trouver de la matière comique, celle-là même qui, comme nous le savons à présent, permet, en quelque manière, de "nous reposer de nous-mêmes". En effet, loin d'annihiler la volonté de vivre, la forme tragique que prend l'esprit de la musique la stimule au contraire au moyen de ce réflexe salutaire qu’est le rire. Certes, ce n'est pas le même rire que dans la comédie : il ne s'agit plus, ici, de se moquer de qui que ce soit ni de quoi que ce soit. Ce n'est donc plus de l'ironie, du sarcasme ou de la dérision, mais plutôt de l'humour, celui qui fait suite à l'irruption de situations imprévues et imprévisibles, de retournements, de péripéties, de "coups de théâtre" absurdes dans le sens où ils se produisent contre toute logique et ne peuvent, justement, s'expliquer que par une conjonction tout à la fois aléatoire et défavorable de ces forces divines irrésistibles qui gouvernent notre destin. L'humour est bien, nous dit Nietzsche, ce qui nous permet de continuer à vivre lors même que nous prenons conscience de l'absurdité, voire de la cruauté de notre existence36. De fait, d’Eschyle à Aimé Césaire, il n'est pas de tragédien qui n’ait fait preuve d'humour. À cet égard, LE chef-d'œuvre tragique par excellence qu'est l'Œdipe-Roi de Sophocle est un modèle du genre : toute la narration y est menée comme dans un véritable polar on connaît par avance l'assassin (en l'occurrence, Œdipe, qui a tué Laïos) mais où le suspens réside dans le mode de manifestation de la vérité, or toutes les révélations qui sont successivement faites au héros sur ses conditions d'accès au trône de Thèbes et toutes les réactions37 de dénégation de l'intéressé sont une succession de gags tous plus improbables les uns que les autres dont l'effet comique est irrésistible. Il n'empêche que l'on a bien affaire là à une tragédie dont le héros38 subit un funeste destin dont les deux crimes de parricide et d'inceste sont, in fine, sanctionnés par le terrible châtiment qu'Œdipe s'inflige lui-même : se crever les yeux. À travers ce mélange tragique d'élégie, de pathétique et d'humour, l'esprit de la musique exprime donc au plus haut degré possible à la fois la grandeur et la fragilité de l'humaine condition. C'est ce que l'on retrouve, notamment, dans ce passage du troisième acte du Roi Arthur de Henry Purcell (35) où le héros, comprenant qu'il est le jouet d'un maléfice divin qui congèle la campagne autour de lui, lance un défi au ciel en criant "let me freeze again !", ou dans cet extrait de la bande originale du film de Fellini la Strada (36) dans lequel le compositeur Nino Rota fait se succéder le thème pathétique évoquant les conditions de vie misérables des deux protagonistes et le thème humoristique rappelant que ces deux enfants de la balle ont quand même vocation à faire rire le public. Dans les deux cas, c’est bien l’absurdité du destin du héros qui prête à rire ou à sourire.

Si on a compris ce que Nietzsche veut nous dire dans la Naissance de la Tragédie, nous savons à présent que toute musicalité ou toute théâtralité oscille nécessairement entre ces deux pôles opposés que sont l’aspect dionysiaque brut caractéristique du dithyrambe et l’aspect apollinien le plus subtil que l’on trouve dans la tragédie avec, d’un bout à l’autre, une conception profondément homogène d’une humanité, qu'elle soit réellement banale ou possiblement héroïque, toujours abandonnée à son destin. Toutefois, il n’a jusqu’ici été traité que de la nature de la musique, non pas de sa fonction : nous savons que l’existence humaine ne peut se concevoir sans musique mais nous ne savons pas encore pourquoi il en est ainsi. Et pourtant la généalogie de la comédie et, surtout, celle de la tragédie nous en fournissent un indice dans le sens où "dans le mythe tragique, seul l'esprit de la musique nous fait comprendre qu'une joie puisse résulter de l'anéantissement de l'individu"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvi), jubilation qui, nous l’avons vu, se manifeste par et dans le rire. Et c’est bien dans cette veine que la pensée musicale de Nietzsche va continuer de mûrir jusqu’à la fin de ses jours avec, probablement, le tournant que constitue la publication, en 1884, de ce grand poème intitulé ainsi parlait Zarathoustra et qu'il considérait comme sa "symphonie"39. Avec Zarathoustra40Nietzsche évoque une nouvelle figure mythique qui n’est pas, à proprement parler, celle d’un héros au sens grec du terme, mais plutôt d’un prophète, en l’occurrence, le prophète de Mazda, dieu du bien et de la lumière dans l’ancienne liturgie persane. Il y a, dans ce poème, un passage qui me semble tout à fait significatif pour la compréhension de la fonction de la musique. C’est lorsque Zarathoustra arrive dans la ville dite "la Vache Bigarrée" et qu’il conte la parabole des trois métamorphoses de l’esprit : celui-ci, dit-il, passe nécessairement par trois étapes correspondant aux trois étapes de l’évolution de l’humanité. Ce sont le stade de la sous-humanité (Untermenscheit) passée auquel les hommes étaient contraints de subir passivement leur destin, celui de l’humanité (Menscheit) actuelle où les hommes prétendent se révolter contre leur destin, enfin celui de la surhumanité (Übermenscheit) future au cours de laquelle les hommes défieront leur destin c’est-à-dire que, sans se résigner à leur destin, abandonneront néanmoins l’idée saugrenue de se rebeller contre lui41. Pour se mieux faire comprendre, Zarathoustra illustre chacun de ces trois stades à trois "animaux" emblématiques, respectivement, le chameau, le lion et … l’enfant : "lesprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert. Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert […]. Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ? L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, I). Car voilà bien le surhomme (Übermensch) : l'enfant qui joue42 avec toute sa fragilité, mais aussi sa souplesse et sa résilience. Ce que veut dire Nietzsche (Zarathoustra), c'est que, quelle que soit la cruauté du sort qui l'affecte, tout enfant, pour peu qu'il soit encore doté d'un minimum d'intégrité physique et psychique, se relève et fait un pied de nez à son destin en se remettant à chanter, à danser, à siffloter, à jouer de plus belle. On ne peut pas s'empêcher de songer à Gavroche, ce gamin des rues de Paris, fils des sordides époux Thénardier, et qui, dans les Misérables de Victor Hugo, devient le symbole de la résistance populaire à l'oppression réactionnaire avec sa fameuse chanson de Gavroche (41) devenue le cri de ralliement des émeutiers parisiens en 1832. On se souvient que, dans la bousculade et les échauffourées, Gavroche tombe mais se relève inlassablement en scandant son refrain jusqu'à ce qu'un coup de fusil ne le réduise définitivement au silence. Or, qu'est-ce qu'elle dit, cette chanson ? "Je ne suis pas notaire, c'est la faute à Voltaire, je suis petit oiseau, c'est la faute à Rousseau. Joie est mon caractère, c'est la faute à Voltaire, misère est mon trousseau, c'est la faute à Rousseau". "Joie est mon caractère", "je suis petit oiseau". Elle chante donc la légèreté, et ce, malgré la cruauté de la vie.

Voilà qui résume parfaitement l'éthique de Zarathoustra et donc aussi celle de Nietzsche : "Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger. Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sauts et les écarts"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, IV). À travers cette parabole des métamorphoses, Nietzsche expose son critère de la vie bonne : la légèreté. Vivre bien, c'est vivre légèrement. Or, vivre légèrement, qu’est-ce au fond, sinon vivre musicalement ? En effet, "qu’attend donc de la musique mon corps tout entier ? Car l’âme, cela n’existe pas ... Je pense que c’est de s’alléger. C’est comme si toutes les fonctions animales avaient besoin d’être stimulées par des rythmes légers, pleins d’allant, assurés ; comme si l’or des mélodies tendres, onctueuses, libérait de sa pesanteur la vie d’airain et de plomb. Ma mélancolie entend trouver le repos dans les réduits et les abîmes de la perfection : c’est pour cela que j’ai besoin de la musique"(Nietzsche, Ecce Homo, II, §7). Et vivre musicalement, c'est défier le destin et sa "pesanteur d’airain et de plomb" par le chant, la danse, le jeu, le rire avec la gravité insouciante, la candeur lucide, l'espièglerie désespérée d'un enfant. Dès lors, ce critère de la légèreté, qui est initialement un critère éthique, va devenir aussi, chez Nietzsche, un critère proprement musical qui va lui permettre de juger la valeur d'une œuvre musicale en fonction de la connotation éthique qu'elle lui semble connoter. L'exemple le plus frappant (et aussi, il faut bien le dire, le plus controversé43) en est l'application qu'il en fait à l'analyse comparative des opéras Carmen de Bizet (42) et Tristan et Isolde de Wagner (43). Voilà donc deux œuvres que l'on peut dire tragiques au sens grec du terme, dont les héroïnes sont toutes deux accablées par un même destin funeste qui contrarie leur commune raison de vivre, en l’occurrence l'amour. Et, dans les deux cas, le châtiment fatal est la mort de l'héroïne. Et pourtant. À la fin du II° acte de l'opéra de Wagner, les deux amants, constatant l'impossibilité de vivre leur amour, décident d'un commun accord de mourir pour pouvoir, disent-ils, s'aimer éternellement dans l'au-delà44. Tandis que, dans celui de Bizet, Carmen ne désire rien tant que vivre et, si elle meurt, c'est parce qu'elle est poignardée par Don José, son amoureux éconduit devenu fou de douleur et de jalousie. Nietzsche analyse le premier cas comme un éloge de la mort, le second comme un hymne à la vie. Pour Nietzsche, on a donc là, respectivement, un modèle de lourdeur musicale puis de légèreté musicale : "l'opéra de Wagner, c'est l'opéra de la rédemption. Il y a toujours chez lui quelqu'un qui veut être sauvé : tantôt un homme, tantôt une femme – c'est là son problème. [Tandis qu'] avec l'œuvre de Bizet, [...] une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre sérénité s'expriment ici. Cette musique est gaie […]. C'est enfin l'amour, l'amour remis à sa place dans la nature ! Non pas l'amour de la « jeune fille idéale » ! [...] Au contraire l'amour dans ce qu'il a d'implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel – et c'est en cela qu'il participe de la nature"(Nietzsche, le Cas Wagner, iii). La musique légère, c'est donc la musique gaie, pleine d'humour face à la fatalité du destin, qui fait droit aux besoins naturels du corps. Et la musique lourde, c'est, au contraire, celle qui se veut sérieuse, "rédemptrice", sous-entendu qui dissout les péchés du corps dans un idéal spirituel45. Bref, la musique légère exprime une musicalité tout à la fois dionysiaque et tragique. Par où l'on voit que l'esprit de la musique reste fondamentalement le même sous ses divers avatars, à savoir cette manifestation populaire46 de l'instinct vital au moyen d'une débauche de chants, de danses, de jeux, de rires et d'accompagnements instrumentaux et que le dithyrambe dionysiaque exprimait sans fards. Pourtant, la généalogie de la tragédie grecque éclaire rétrospectivement cette manifestation originelle en la faisant apparaître déjà empreinte d’une dimension apollinienne : la musique est, d'emblée, ce qui ravive en nous cet instinct vital contre vents et marées, ce qui nous permet de continuer à vivre quelle que soit la cruauté du destin. Telle est, pour Nietzsche, la fonction de la musique. C’est pourquoi nous ne saurions mieux conclure qu’en écoutant le dernier couplet de la chanson the Show must go on (51) que Freddie Mercury, le chanteur du groupe Queen, a écrite et interprétée quelques jours avant sa mort et où on trouve tout à la fois de l’instinct vital, de l’héroïsme47, du comique et du tragique. Bref, de la légèreté pour chanter la vie, cette vie qui continue malgré tout.

1Pour écouter les extraits musicaux (ce qui est vivement conseillé !), cliquer sur l'hyperlien qui conduit à un cloud dans lequel il suffit de sélectionner le numéro mis entre parenthèses.
2Ce texte est la transcription d'une conférence que l'Institut de Yoga m'a invité à donner le 18 mars 2018 à la Maison du Yoga, 83640 Plan d'Aups-Sainte Baume. Cette conférence était intitulée "sans Musique, la Vie serait une Erreur (Nietzsche)". Si j'en ai, ici, modifié le titre, c'est juste pour éviter la confusion avec l'article éponyme dont la conférence et, donc, le présent texte est le développement de l'une seulement des parties.
3Les Bacchantes, c’est-à-dire, littéralement, le cortège féminin qui accompagne accompagne le dithyrambe.
4Du grec khoros, "danse".
5Dans sa chanson Noir et Blanc.
6Ainsi que le prétendent des philosophes comme Platon ou Leibniz.
7On pourrait ajouter deux aspects, parmi tant d’autres, de cette opposition : d’abord Apollon naît dans l’île paradisiaque de Délos, tandis que Dionysos est originaire de Thèbes, ville maudite s’il en est ; ensuite Apollon est associé aux instruments à cordes (dont l’origine est la lyre, instrument qu'il reçoit d'Hermès et qu'il offrira à Orphée) tandis que Dionysos (et sa suite, par exemple Pan, le dieu des pâtres) est associé aux instruments à vent (à commencer par l’aulos, qui est une sorte de flûte dont on se servait précisément, au cours des dithyrambes).
8Encore que le sort funeste qui y est réservé à Penthée, roi de Thèbes, montre aussi à quel point il est politiquement périlleux d’entreprendre de trop réglementer le culte dionysiaque.
9C’est-à-dire dont la modalité est le possible, par opposition au récit historique qui porte sur le réel. Dès lors, le mythe, contrairement à l’histoire réputée correspondre à des faits, est cru à partir du moment où les récits qui le composent atteignent un certain degré de vraisemblance, autrement dit de cohérence interne, sans avoir besoin de quelque autre type de preuve, c'est-à-dire de correspondance externe que ce soit.
10Mais pas nécessairement : certaines personnes bien réelles peuvent aussi faire l’objet de récits fictifs, que ces personnes soient sacrées (les saints, les prophètes, les martyrs, etc.) ou profanes (les "grands hommes", les génies, les champions, etc.).
11On remarquera l’hétérogénéité de ces "forces" qui peuvent être aussi bien matérielles (le vent) que sociales (la guerre) ou psychologiques (l’amour). Mais faute de pouvoir établir ces modernes distinctions, ce qui est pertinent, pour les Grecs, ce sont les effets irrésistibles, éternels et immuables de ces "forces" sur l’existence humaine.
12Ce qu’affirme par exemple Aristote.
13C’est-à-dire entre les riches citoyens ou métèques qui financent les troupes théâtrales et qui ont, bien entendu, intérêt à voir leur nom associé à la représentation primée.
14"Exploit" correspond à athlon en grec, racine que l’on retrouve abondamment dans le lexique sportif moderne. En grec, "les douze travaux d’Hercule" se dit d’ailleurs duodékathlon (littéralement "douze exploits").
15Généalogie que les épopées, par exemple celles d’Homère ou d’Hésiode, rappellent systématiquement préalablement à la narration de quelque exploit que ce soit et apposé au nom du héros. On lira, par exemple : "Achille, fils de Thétis et de Pélée, …".
16Dont Zeux est le père.
17Toute la philosophie socratique et platonicienne, pour ne pas dire toute la philosophie tout court peut d'ailleurs s'analyser comme une critique de l'enjeu et des limites de telles aspirations.
18Précisons toutefois que, par ce terme, il ne faut entendre que la communauté des citoyens (politéïs) et leurs familles. A contrario, il va de soi que la communauté des esclaves n'est pas représentée (même si les acteurs, tant comiques que tragiques, se voient parfois confier la figuration d'esclaves à titre individuel).
19"Comédie" vient d'ailleurs peut-être de kommos, à moins que le mot ne dérive de kômos qui veut dire "cortège" (le suffixe -édie commun à "comédie" et à "tragédie" provient, quant à lui, de oïdè qui signifie "chant")
20Le statut d'acteur l'immunise contre le danger de réalisme, puisqu'il est dans la mimèsis, la simple figuration d'un possible. Et celui de narrateur le protège contre l'accusation de prendre parti, puisqu'il est dans la diègèsis, le récit d'une situation qui n'est pas une action. Cette ambiguïté typiquement théâtrale va être copieusement critiquée par Platon.
21Parfois aussi d'individus clairement identifiés : par exemple, chez Aristophane, Cléon le tyran, Socrate le philosophe ou Euripide le tragédien.
22Comme l’ont souligné des philosophes aussi différents qu’Aristote ou Bergson, la comédie vise principalement à déplorer les dysfonctionnements de la société.
23Aristophane imagine que, pour faire cesser la guerre du Péloponnèse qui ruine Sparte autant qu'Athènes, les Athéniennes et les Spartiates, coalisées sous l’égide de l’une des leurs, Lysistrata, décident de faire la grève du devoir conjugal tant que leurs maris ou amants n’auront pas signé un traité de paix !
24Cette chanson est tirée de Aufstieg und Fall der Stadt Mahagony ("Grandeur et Décadence de la Ville de Mahagony"), opéra de Kurt Weil et Bertold Brecht.
25Comme l’ont montré Hegel puis Marx.
26D’ailleurs, Nietzsche va lui-même modifier le sous-titre de la Naissance de la Tragédie, qui était originairement "… aus dem Geiste der Musik" ("… tirée de l’esprit de la musique") pour "… oder Griechentum und Pessimismus" ("… ou hellénisme et pessimisme").
27Déjà, dans certaines comédies d’Aristophane comme la Paix ou les Oiseaux (qu’on songe aussi au Misanthrope ou au Don Juan de Molière), le ton n’est plus, de ce point de vue, franchement optimiste.
28Ce qu’avait déjà souligné Pascal mais en ajoutant : dans l’ignorance de Dieu. La pensée tragique ôte, bien entendu, cette réserve.
29Aristote souligne justement que le spectateur de la tragédie réagit à la représentation de la souffrance du héros par un mélange de terreur et de pitié (phobos kaï éléos).
30En latin, passio, du verbe patior, "je suis accablé" et qui a donné, en français, "passion", en grec "pathéma" qui a donné "pathétique".
31Là encore, Pascal avait remarqué que nous évoquons plus volontiers les penchants à l’ivrognerie que les exploits d’Alexandre le Grand.
32Comme l’écrit Gérard de Nerval dans son poème le Christ aux Oliviers.
33Ce qui n’est pas très difficile pour un être réputé immortel dans le cadre de la conception circulaire de la temporalité qui est celle des Grecs de cette période.
34Et que les Grecs nommaient asébéïa, "impiété". Aristophane reproche à Euripide et à Socrate leur impiété. Ce sera d'ailleurs l'un des chefs d'accusation du procès de Socrate.
35Victor Hugo définit également le drame moderne comme une synthèse "du grotesque et du sublime".
36Thème abondamment illustré, d'une part par l'œuvre d'Albert Camus (auteur nietzschéen s'il en fut), d'autre part par cette forme bien particulière d'humour qu'est l'humour juif (je pense notamment à celui de Marc Chagall, d'Albert Cohen ou de Woody Allen).
37Réactions de résistance à l'approche de la vérité, comme le soulignera Freud.
38Il est remarquable que, dans toute la mythologie grecque, Œdipe soit le seul héros tragique qui n'ait pas été, préalablement, un héros épique (bien que l'Iliade fasse allusion à lui). Ce qui s'explique aisément : le thème central qui structure le mythe d'Œdipe, c'est la tentative de fuir le destin. Or, si Œdipe avait dû accomplir un ou plusieurs exploits épiques, c'eût été d'y parvenir. Ce qui est impossible si le destin est bien cette conjonction de forces divines à quoi nous ne pouvons échapper.
39"Peut-être mon Zarathoustra ne relève-t-il que de la musique ; ce qui est certain, c'est qu'il suppose une régénération de l'ouïe"(Nietzsche, Ecce Homo, III, §6).
40Ou Zoroastre ou Sarastro (cf. "la Flûte enchantée" de Mozart).
41Comme l’écrit ce grand tragique latin et philosophe stoïcien du I° siècle de notre ère que fut Sénèque, fata volentem ducunt, nolentem trahunt, c’est-à-dire "le destin guide celui qui l’accepte et traîne celui qui le refuse".
42C'est également l'image que le philosophe pré-socratique Héraclite choisit pour illustrer sa conception du temps.
43Marcel Proust, entre autres, en fut scandalisé. Mais il n'est pas nécessaire de partager les goûts musicaux de Nietzsche pour comprendre les arguments qu'il avance.
44On reconnaît là un des thèmes favoris du romantisme : l’amour (prétendument) plus fort que la mort.
45Nietzsche mêle dans une même détestation spiritualisme, intellectualisme, idéalisme, christianisme et romantisme. Du coup, ce critère de légèreté acquerra même, pour lui, une dimension anthropologique qui l'autorisera à survaloriser les civilisations méridionales et orientales (grecque et persane, nous l'avons vu, mais aussi africaine et sémitique) orientées vers une éthique du défi au destin au sens de l'Übermensch zoroastrien et se signalant par la légèreté de leur musique, au détriment, essentiellement, des cultures allemande et française.
46"Musique légère" doit donc s'entendre dans les deux sens que cet adjectif revêt en français, à savoir "musique dansante" et "musique populaire".
47J’ai toujours été frappé par la capacité qu’ont certains artistes (outre Freddie Mercury, je pense notamment à David Bowie ou Leonard Cohen) à mettre en scène leur propre fin dans la plus pure tradition grecque du héros épique. D’où le double sens de ce show qui est supposé continuer et qui est à la fois représentation spectaculaire de la vie et, bien entendu, la vie elle-même.

2 commentaires:

  1. Je viens de lire cette impressionnante analyse, est ce le bon mot, cher maître et j'en reste béat d'admiration devant une telle réflexion nourrie de tant de références.
    BRAVO Philippe, ton monde doit être très différent du nôtre...
    Michel Migliaccio dit mimi...

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    1. "Unknown" ? Hum ... votre nom me dit pourtant quelque chose ... A bientôt, j'espère, dans ce monde commun sur lequel ces élucubrations musicophiles ne sont qu'un point de vue parmi tant d'autres.

      Philippe (je signe de mon prénom puisque je suis démasqué !)

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