Les rapports entre la musique et la philosophie ont rarement été amicaux. Tout le monde se souvient de la formule de Carnap qui qualifiait les philosophes de musiciens ratés et de celle, à peu près symétrique, de Leibniz qui considérait que le musicien est, en réalité, un mathématicien qui s'ignore. Le comble de la condescendance a sans doute été atteint dans le traitement tout à fait folklorique que la
philosophie dite "de l'âge classique" (de la fin du XVI° au milieu du XVIII° siècles) a réservé à la musique de la même époque1, traitement d'autant plus paradoxal que l'esthétique baroque s'est signalée par un foisonnement créatif qui voyait l'invention, entre autres, de la cantate, de la sonate, du concerto, de l'opéra ou de la fugue comme modes d'expression, et du contrepoint, de la basse continue ou de la tonalité majeur/mineur comme techniques d'expression. Henri Bergson dans la
Pensée et le Mouvant
ou Francis Wolff dans pourquoi
la Musique2, suggèrent qu'une telle aberration tire peut-être son origine de ce que l'objet musical est, par nature,
événementiel, donc évanescent, tandis que la pensée philosophique (en particulier celle du XVII° siècle) ambitionne plutôt la permanence, si ce n'est l'intemporalité3. Mais une telle explication n'est pas pleinement satisfaisante dans la mesure où, à partir de l'époque des Lumières, malgré une remise en question du "ton grand seigneur jadis adopté en philosophie" comme le dit Kant, le mépris philosophique à l'égard de la musique s'est à peine mué en respect distant, de sorte que le statut philosophique de l'événement musical n'a, au fond, guère changé. Certes, il s'est bien trouvé des philosophes qui, à l'instar de Rousseau ou de Schopenhauer, ont pris la musique comme objet philosophique à part entière, mais il s'est toujours agi, chez eux, d'analyser le concept de musique (LA musique) plutôt que de dégager la structure et la fonction de l'événement musical in concreto. Raison pour laquelle, si, depuis toujours, il s'est trouvé des philosophes capables de jouer de la musique, voire même d'en composer, si certains d'entre eux se sont enorgueillis d'être "philosophes-écrivains" ou "philosophes-plasticiens" ou encore "philosophes-architectes", il n'y a, à notre connaissance, que Nietzsche et Wittgenstein à s'être explicitement qualifiés de "philosophes-musiciens" et que Nietzsche à avoir proclamé : "mon style est une danse"(Nietzsche, Lettre à Rhode, 22 fév. 1884). Et encore, tandis que Wittgenstein écrit qu'il lui "arrive souvent de penser que le sommet qu[il] aimerai[t] parvenir à atteindre serait de composer une mélodie"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden), celui qui se présente en disant qu'"au fond, [il n'est] peut-être qu'un vieux musicien ambulant"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xiv) en a-t-il, de fait, composé plusieurs, notamment cet Hymnus an das Leben, un hymne à la vie ! Aussi allons-nous tâcher d'expliquer ce que veut dire Nietzsche lorsqu'il
écrit : "combien
peu de chose il faut pour le bonheur ! Le son d’une cornemuse. —
Sans musique la vie serait une erreur [ohne Musik wäre das Leben ein Irrtum]"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles). Ce faisant, nous comprendrons peut-être mieux pourquoi la philosophie et la musique ont, décidément, aussi peu d'affinités réciproques. So, let's face the music and dance !
Commençons
par admettre avec Aristote que "l’homme
est naturellement un animal politique [zôon
politikon] destiné à vivre
dans une Cité et que celui qui, par sa nature et non par l’effet
de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité [polis], est
une créature dégradée ou supérieure à l’homme"(Aristote,
Politique,
I, 1252b) dans le sens où "ce
n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien,
qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité
d’animaux"(Aristote,
Politique,
III, 1280a). Autrement dit, le propre de l’homme, ce qui fait de
lui un "animal politique", c’est sa perfectibilité,
disposition qui l’incline non seulement à vivre comme les animaux
ou les végétaux, mais à vivre
bien ou, pour le moins, le
mieux possible4.
Une telle disposition, spécifiquement humaine, au perfectionnement,
est la tendance spontanée que nous avons tous à cultiver
notre donné naturel,
pour ainsi dire, qu’il soit à l’extérieur de nous (e.g.
cultiver la terre) ou à
l’intérieur de nous (e.g.
cultiver sa mémoire). Au sens d’Aristote ou de Rousseau, ce que
nous appelons aujourd’hui la culture
fait donc partie de notre
donné naturel5.
Or, si tel est le cas, alors, il doit y avoir des indices, eux aussi
naturels
du degré de perfectionnement
et, symétriquement, du degré de dégradation
auxquels nous parvenons. Car, comme le dit Aristote, "la
nature [phusis,
ce vers quoi tend un être, la forme qui est tirée de sa matière]
ne fait rien en vain"(Aristote,
Politique,
I, 1253a). Pour Spinoza, ces indices naturels
d’humanisation et, parfois
hélas aussi, de déshumanisation, résident dans les affects
: "par
affect [affectum],
j'entends
les affections
[affectiones]
du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est
augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée et en même temps les
idées de ces affections"(Spinoza,
Éthique,
III, déf.3). En
ce sens,
toute
vie humaine
est affectée
par
le
désir,
"c’est-à-dire
l’effort par
lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18). Donc,
si
"le Désir
[cupiditas]
est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme
déterminée par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à
faire quelque chose, […] la Joie est le passage de l’homme d’une
moindre perfection à une plus grande [et] la Tristesse est le
passage de l’homme d’une plus grande perfection à une
moindre"(Spinoza,
Éthique,
III, 59,
déf. des
affects). Bref, tous les affects
humains,
en tant qu’ils résultent toujours, in
fine,
d’un désir
satisfait ou
d’un désir
insatisfait
se réduisent, de
facto,
à de la joie
ou
à de la tristesse
:
"parmi
[les affections par lesquelles la puissance d’agir du corps, et
donc aussi la puissance de penser de l’esprit, est augmentée ou
diminuée], il n’en est pas qui se rapportent à la Joie ou à la
Tristesse"(Spinoza,
Éthique,
III, 59).
Certes, toute vie, qu’elle
soit ou non humaine,
pourrait se décrire en ces termes. Car, homme ou pas, tout
être vivant "se
conduit en toutes choses suivant la passion dont il est
affecté"(Spinoza,
Éthique,
III,
2) dans le sens où "la
force par laquelle [tout être]
persévère dans son existence [étant]
limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes
extérieures, […] il s’ensuit qu'[il] est nécessairement
toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre
commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant
que la nature des choses l’exige"(Spinoza,
Éthique,
IV, 4). En particulier, tout
être humain reste donc,
comme
tout être en général, déterminé dans
une très large mesure à exister et à se comporter en fonction de
la contingence de ses rencontres, favorables
c’est-à-dire joyeuses,
ou défavorables autrement dit tristes.
Toutefois,
que l’être humain soit un animal "politique" enclin
à vivre le mieux possible suppose
néanmoins
une
aptitude
à
préférer intentionnellement
se
procurer de la joie plutôt que de la tristesse et, par
conséquent,
à élaborer des stratégies plus ou moins compliquées afin de
maximiser ses chances de viser celle-là en évitant celle-ci.
Or,
les
moyens matériels qu’il se donne dans ces stratégies,
voilà
précisément,
ce que nous appelons l’art.
Revenons
donc à Aristote pour
constater que "tout
art [tekhnè]
tend à produire [...] quelques unes des choses qui peuvent
indifféremment être ou ne pas être
[...] l’art
ne se rapporte point aux choses qui existent nécessairement [...]
car toutes les choses de cet ordre ont déjà en elles-mêmes le
principe de leur existence"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a). Les
chose qui "ont
déjà en elles-mêmes le principe de leur existence",
ce
sont les choses naturelles.
Tandis
que
"l’art
imite la nature
[hè
tekhnè mimeïtaï tèn phusin]"(Aristote,
Physique,
II, 194b), c’est-à-dire,
en fait, la supplée, lorsqu’il s’agit de produire des choses
non-naturelles, c'est-à-dire des choses qui pourraient ne pas être dans la mesure où leur raison d’être n’est pas l’existence
nécessaire (physico-biologique) mais le mieux-être contingent (politique) de l’homme. Cela dit, de même que la nature
"produit"
les conditions de l’existence en général et de l’existence
biologique en particulier, de même "tout
art [tekhnè],
quel qu’il soit, tend à produire. Ses efforts, sa recherche des
principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître
quelque chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui
produit et non point dans la chose qui est produite"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a-b). La fonction de l’art
est
donc clairement de créer les conditions matérielles du mieux-être
humain au-delà de la simple existence physique et au-delà de la
simple vie biologique6.
Et c’est bien parce que son principe réside dans son
producteur humain et non dans la nature
que
"l’art
[tekhnè]
est un certain mode d’existence orienté vers une production
dirigée par des règles correctes, alors que le défaut d’art est
au contraire ce même mode d’existence conduit seulement par des
règles incorrectes"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a-b). Bref,
"l’art
est une disposition productive accompagnée de rationalité
[hexis
poïètikè meta logou]"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a), la
rationalité
n’étant,
ici, rien
d’autre que l’ensemble
des règles stratégiques
que
le producteur humain met en œuvre afin de maximiser ses chances que
sa production lui permette de vivre mieux7,
"car
la vie humaine se définit, non point par la circulation du sang et
les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par
la raison"(Spinoza,
Traité
Politique,
v). Désirer
être heureux,
tel est, pour Aristote ou Spinoza8,
la
grande affaire
de
la
rationalité,
c’est la perfection
ou
la vertu
proprement
humaine : "être
capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui, pour
lui, peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer
à sa vertu et à son bonheur"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a), car "la
Raison ne demande
rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime
soi-même,
cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui,
désire
tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus
grande"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18). C’est
que,
d’une manière générale,
"plus
nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à
une perfection plus grande, c'est-à-dire qu'il est d'autant plus
nécessaire que nous participions de la nature divine9.
C'est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu'il se
peut (non certes jusqu'au dégoût, car ce n'est plus y prendre
plaisir) est d'un homme sage. C'est d'un homme sage, dis-je, de se
réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et
des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux
parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la
musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut
user sans faire tort à autrui. Le corps humain, en effet, est
composé d'un très grand nombre de parties de nature différente,
qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée,
afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce
qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l'esprit soit
aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois.
C'est pourquoi cette ordonnance de la vie est parfaitement d'accord
et avec nos principes et avec la pratique commune"(Spinoza,
Éthique,
IV, 45). La
rationalité,
cette
sagesse
pratique
qui nous fait désirer
ce qui
est
réellement utile
à
une existence authentiquement humaine et
qui, pour cela, nous procure plus ou moins de joie
(ou
bonheur),
n’est donc pas un état définitif et absolu accessible seulement à
une élite intellectuelle, mais, tout au contraire, un état dynamique et relatif
qui nous concerne tous pour peu que nous nous
y employions avec art,
c’est-à-dire à travers des activités intentionnellement
orientées
vers
notre mieux-être
(ou
perfectionnement).
Spinoza
donne quelques exemples : "se
réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et
des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux
parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la
musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc."10.
Ces
exemples montrent
aussi que Spinoza, comme Aristote, prennent le
terme "art" lato
sensu,
au sens général
d’activité
productrice guidée par des règles et qui vise le mieux-être humain
en général. En ce sens, l'art est, d'emblée, investi d'une fonction éthique.
Mais,
intéressons-nous
maintenant au sous-ensemble qui comprend, chez Spinoza, la musique et
les spectacles et qui constitue un sens restreint du terme "art",
celui que
la philosophie
des Lumières (en particulier celle de Kant)11
va
progressivement lui imposer.
En effet, à
partir de
l’époque des Lumières, donc à la suite de la première révolution industrielle, on s'est rendu compte qu'il existait un art de produire et de reproduire des objets artisanaux ou industriels en procédant, comme le souligne Aristote, à l'application rationnelle de règles explicites visant à satisfaire, ad libitum, le désir humain de vivre mieux, mais aussi un art "de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée, et non
pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut
apprendre en suivant une règle ; par conséquent l’originalité
est sa première qualité"(Kant,
Critique
de la Faculté de Juger,
V, 308), autrement dit, un art de créer des objets dont, à la limite, un seul exemplaire peut suffire, par sa seule présence, à fournir "plaisir
esthétique, consolation, enthousiasme qui efface les peines de la
vie"(Schopenhauer,
le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
§53), donc une vie meilleure à un nombre indéterminé d'individus. Réservant dès lors la racine grecque tekhn- à la seule acception technique (artisanale ou industrielle) de la notion d'art, la racine latine art- ne va plus convenir, dans un sens restreint, qu'à
la littérature, à la danse, à l’architecture, à la peinture, à
la sculpture et à la musique, c'est-à-dire à des activités productives pour lesquelles l'accroissement de puissance, le mieux-être sont davantage une fonction (une raison d'être) qu'un effet de leur production. Dire que "le bonheur est une idée neuve en Europe"(Saint-Just, Discours à la Convention, 3 mars 1794), c'est bien prendre acte à l'âge des Lumières et au rebours de l'optimisme aristotélicien ou spinozien, qu'un objet d'art ne nous garantit nullement joie ou bonheur comme effet causal de sa présence ou de sa possession. Et si on s'intéresse désormais à l'art dans un sens restreint, c'est bien parce que l'on considère, avec le recul historique nécessaire, qu'embellir la vie reste la fonction essentielle de cette seule classe d'activités productives visant la qualité intrinsèque d'un objet plutôt que sa multiplication quantitative. C’est
ainsi
que,
pour
Nietzsche, la qualité intrinsèque de l'objet d'art stricto
sensu est d'"embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables
aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il
modère et nous tient en bride, crée des formes de civilité, lie
ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance,
de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au
bon moment"(Nietzsche,
Humain,
trop Humain,
ii). La qualité intrinsèque de l'objet d'art au sens restreint, c'est donc sa fonction civilisatrice. Pour
lui,
l’amélioration de la qualité
de
la vie humaine passe donc, nécessairement, par l’amélioration de
nos formes de civilité, rappelant ainsi que l’homme est,
fondamentalement, un "animal politique". Mais, contrairement à l'optimisme d'Aristote, de Spinoza ou des philosophes des Lumières, Nietzsche commence par dire, beaucoup plus modestement, un peu à la manière de Schopenhauer, que la fonction de l'art au sens restreint est,
primordialement, de "cacher
ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles,
épouvantables ou dégoûtantes qui malgré tous les efforts, à
cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de
nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui est
des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire
transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son
côté significatif"(Nietzsche,
Humain,
trop Humain,
ii). Bref,
l’art
stricto sensu,
contrairement à l’art
au
sens large, a une fonction avant tout négative, thérapeutique : il s'agit moins d'apporter que d'enlever quelque chose, moins de conforter que de soigner un état. L'œuvre d'art est conçue comme un remède. Or, si la fonction d'un remède est toujours la bonne santé du destinataire, en revanche, son effet n’est pas toujours immédiatement heureux : il commence souvent par être amer, pénible, douloureux,
astreignant, etc., pour ne rien dire de ses éventuels effets secondaires plus ou moins désirables. Contrairement, donc, aux philosophes
des Lumières et à Schopenhauer pour lesquels il faut et qu'il suffit que l’art
au
sens restreint se donne à voir dans des musées ou à entendre dans des conservatoires pour rendre la vie meilleure12,
Nietzsche
pense qu’"après
cette tâche de l’art [celle d'embellir la vie en commençant par cacher ou réinterpréter ce qui est laid], dont la grandeur va jusqu’à l’énormité,
l’art que l’on appelle véritable, l’art des œuvres d’art [celles des chefs-d'œuvre exposés dans des musées] n’est qu’accessoire. L’homme qui sent en lui un excédent de
forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à
s’alléger de cet excédent par l’œuvre d’art ; dans certaines
circonstances, c’est tout un peuple qui agira ainsi"(Nietzsche,
Humain,
trop Humain,
ii),
voulant
dire par là que la fonction thérapeutique
de
l’art
n’est
pas dans la tranquille contemplation13 à quoi incite le sanctuaire du musée mais dans une tout autre relation bien moins sereine du public à l'objet d'art. Plus précisément, si Nietzsche,
le
philologue, voit
dans
la tragédie grecque l'origine de l'art au sens restreint, c'est parce que cet "art
s'avance
alors comme un dieu sauveur et guérisseur : lui seul a le pouvoir de
transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans
l'existence en représentations
à l'aide desquelles la vie est rendue possible. Ce sont le sublime
en tant que maîtrise artistique de l'horrible et le comique en tant
que soulagement du dégoût de l'absurde"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii). Car, si pour lui, la fonction de l'art est d'opérer une
transmutation de "ce
dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence", c'est bien parce qu'il considère l'existence humaine avec un total pessimisme. Ce n'est pas pour rien que la Naissance de la Tragédie s'est finalement intitulée die Geburt der Tragödie oder Griechentum und Pessimismus ("la naissance de la tragédie ou hellénisme et pessimisme") alors que son titre original était die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik ("la naissance de la tragédie tirée de l'esprit de la musique"). En tout cas, la tragédie attique manifeste la fonction paradoxale d’un
art
qui
consiste
en rien
moins qu’une
mise en scène de
nos
facteurs de tristesse avec, néanmoins, une intention délibérément joyeuse.
Aristote
nous
avait déjà fait prendre conscience de ce paradoxe en soulignant que
"la
représentation
[tragique], suscitant crainte et pitié [phobos
kaï éléos],
opère la purification [katharsis]
propre à pareilles émotions"(Aristote,
Poétique, 1450a). Bref, il avait déjà bien vu que les hommes tirent satisfaction (purification) d'une certaine souffrance (crainte et pitié). Mais si Aristote ne fait que constater la fonction cathartique
que joue, bizarrement, cette conjonction négative de pitié et de crainte, Nietzsche
l'explique en assignant "[au]
sublime [la] maîtrise artistique de l'horrible et [au]
comique [le] soulagement du dégoût de l'absurde"14.
L'art
au
sens restreint, notamment
à travers son paradigme tragique,
prolonge
donc,
chez Nietzsche, l'intuition aristotélicienne d'un sens restreint de l'art qui posséderait, contrairement au cas général, une fonction cathartique spécifique consistant en une
mise en scène valorisante de la souffrance humaine. Ce qui n'empêche évidemment pas une telle fonction cathartique d'être, en même temps, une fonction éthique puisque, dans tous les cas, elle vise le mieux-être humain.
Nietzsche
va,
néanmoins,
beaucoup
plus loin qu’Aristote
lorsqu’il
conjecture que,
si
la
représentation
tragique peut
acquérir ce statut éthique tout
à fait spécial de
paradigme de ces "représentations
à l'aide desquelles la vie est rendue possible",
c’est
bien
parce
que
"la
tragédie est issue du chœur
tragique et était, à son origine, chœur et rien que
chœur"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii), donc parce que la représentation tragique est musicale par essence. C'est, en effet, dans le chœur tragique, plus précisément, dans "le
chœur des satyres du dithyrambe"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii) que Nietzsche croit trouver l'origine
de ce
mélange salutaire de sublime
et
de comique.
Rappelons
d’abord
quel est le rôle du chœur
dans
la tragédie grecque. Le khoros
est, à l’origine15,
la
danse chantée
exécutée
collectivement
par
12
à 15 khoreutaï
(choreutes)
au son
de l’aulos
(la
flûte, l'instrument favori du cortège des satyres et de Pan, le dieu de l'hystérie collective) dans l’enceinte de l’orkhèstra
(l’endroit où l’on évolue
autour de l’autel de Dionysos sur lequel, à l'origine, on sacrifiait un bouc) qui fait face au théatron
(le
lieu d’où le public peut voir et entendre). Issu
du dithyrambe chanté et dansé en l’honneur de Dionysos et du
drame satyrique mettant en scène le cortège des satyres qui
accompagnent Dionysos, le chœur
devient
ensuite, par métonymie, le
groupe
des danseurs-chanteurs qui se livrent à cette performance. Le
chœur comme événement chanté, dansé et instrumenté se trouve donc au fondement même de la tragédie, non seulement du point de vue historique mais aussi
du point de vue du déroulement même de chaque tragédie. Car les chants et les danses collectifs du chœur, par ses implorations des dieux et ses déplorations des malheurs du héros ne sont pas là seulement pour commenter chaque péripétie, mais surtout, si on en croit Nietzsche, ils constituent le noyau même de l'action tragique dont la déclamation solitaire de l’hupokritès (l’acteur)16 n'est que secondaire et dérivée : c'est bien "la musique [qui] a le pouvoir de donner naissance au mythe, c'est-à-dire à l'exemple le plus significatif, au mythe tragique [dans le sens où] seul l'esprit de la musique nous fait comprendre qu'une joie puisse résulter de l'anéantissement de l'individu"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvi). C'est bien le mélos, c'est-à-dire l'inflexion vocale soutenue par les mouvements du corps et les accents des instruments, qui donne à la tragédie sa fonction cathartique. Donc, en disant que l'art embellit la vie sociale et que c'est dans le chœur attique qu'il puise sa fonction cathartique originelle, Nietzsche confirme la conception aristotélicienne de la nature humaine comme animal politique, c'est-à-dire un animal sensible à la mimèsis, à la représentation scénique, qu'on la qualifie de "politique", de "religieuse", d'"artistique" ou autre. Cependant, si, pour Aristote, la fonction cathartique de la tragédie dérive primordialement de la représentation visuelle des tableaux (phantasiaï) de l'action tragique17, Nietzsche, en revanche, refuse de dissocier décor (skènè),
déclamation,
chant, danse et musique instrumentale. On peut donc dire
que, pour Nietzsche, la tragédie est un art
total18 , c'est-à-dire le creuset originel de
toutes les activités artistiques au sens restreint : "l’acteur,
le mime, le danseur, le musicien, le poète lyrique sont foncièrement
parents dans leurs instincts et forment un tout dont les parties se
sont spécialisées et séparées peu à peu"(Nietzsche,
le
Crépuscule des Idoles). Aristote ne réduit pas pour autant la tragédie à une simple succession de tableaux puisque, dit-il, "à
l’origine les hommes les plus aptes par leur nature à ces
exercices [d'harmonie
et de rythme]
ont
donné peu à peu naissance à la poésie par leurs
improvisations"(Aristote,
Poétique,
iv, 1448b). Bref, pour lui aussi, la matière première de la représentation tragique est déjà musicale en un sens nietzschéen dans la mesure où toute tragédie nécessite l'harmonie comme maîtrise des accords et
dans le rythme comme maîtrise des scansions. Toutefois, cette matière sonore primitive propres aux implorations et aux déplorations incline spontanément les spectateurs à
la pitié et à la crainte, nécessite aussi la forme visuelle de la représentation (mimèsis) visuelle pour que la katharsis puisse s'accomplir. Tandis que pour
Nietzsche la katharsis
naît directement de "la
figure du chœur de satyres, du chœur d’entités naturelles, dont
la vie subsiste d’une manière quasi indélébile derrière toute
civilisation, et qui, malgré les métamorphoses des générations et
les vicissitudes de l’histoire des peuples, restent éternellement
immuables. [Car]
pendant
l’ivresse extatique de l’état dionysiaque, abolissant les
entraves et les limites ordinaires de l’existence, il y a en effet
un moment léthargique, où s’évanouit tout souvenir personnel du
passé"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii). Il
ne s'agit pas, pour lui de représenter visuellement, autrement dit d'imaginer plus ou moins intellectuellement l'horreur et l'absurdité de
l'existence, mais bien de les faire ressentir au cours d'une
"ivresse
extatique" extra-ordinaire suivie d'un "moment
de léthargie"
au cours duquel s'abolit l'amertume de l'existence individuelle.
La
katharsis
n'est donc pas dans ce qu'on voit mais dans ce la musique, c'est-à-dire le chant dansé et instrumenté fait viscéralement ressentir. Le sublime qui fait suite à l'horreur, comme le comique qui procède de l'absurde ne sont pas des jugements distanciés, mais bel et bien des réactions viscérales, ce que Nietzsche appelle "l’ivresse extatique de l’état dionysiaque". On peut presque dire que la katharsis nietzschéenne, bien plus que la katharsis aristotélicienne, est une sorte de psychanalyse
spontanée
au sens où Freud reconnaît que "le
pouvoir de suggestion d'Œdipe-Roi [...] met en valeur une
compulsion que chacun reconnaît pour avoir perçu en lui-même des
traces de son existence"(Freud,
Lettre
à Fliess,
15 octobre 1897)19, à savoir cette persistance angoissante de forces obscures qui, qu'on l'admette ou non, déterminent l'humaine condition et qui sont tragiquement représentées par "la figure du chœur de satyres, du chœur d’entités naturelles, dont la vie subsiste d’une manière quasi indélébile derrière toute civilisation" et que les Grecs ont baptisé Moïra, "Destin". Pour Freud c'est, typiquement, la résonance au plus profond de l'être du spectateur de la lamentation finale du chœur de la pièce de Sophocle (lequel, soit dit en passant, n'est pas un cortège de joyeux petits faunes échevelés mais la docte assemblée des dignes notables de Thèbes) qui est proprement cathartique et qui, pour Nietzsche, constitue l'essence du phénomène musical. Il s'agit bien, pour Nietzsche comme pour Freud ou Wittgenstein, de faire "ressentir un immense soulagement [en montrant aux spectateurs] que leur vie a l'allure d'une tragédie"(Wittgenstein, Conversation sur Freud), c'est-à-dire que leur existence individuelle est gouvernée par la fatalité et peu importe qu'on nomme cette fatalité "Dieu", "l'inconscient", "le destin" ou autrement.
En
tout cas, pour Nietzsche, ce
n’est pas dans le mélange aristotélicien idéal d’harmonie
et
de rythme
que réside la
musicalité fondamentale
de
la tragédie grecque, mais, tout au contraire dans une scansion
rythmée
de la
disharmonie
tragique telle
qu'elle était, primitivement,
mise en scène dans le
culte de Dionysos
et
dont on
aura un aperçu en écoutant cet étonnant
Hymne
à Dionysos qui invoque le "fils caché de Zeus et de Perséphone, accompagnée de nymphes, immortelle force de la nature dont les deux cornes sont couronnées de lierre". Qui
est Dionysos ? Jean-Pierre Vernant répond : "Dionysos,
on ne peut pas dire qu’il est le dieu de quelque chose. Il est un
dieu à part […] : c’est la figure de l’autre […] Cela
veut dire que dans un monde grec où les divinités elles-mêmes
s’insèrent dans un certain ordre […]
il
incarne toujours l’ailleurs. C’est un dieu que l’on ne peut pas
localiser, il n’est nulle part. Il est né à Thèbes [...]
mais c’est un dieu en même temps de l’errance. C’est un dieu
vagabond. Il arrive dans les villes comme une maladie, une épidémie
[...].
Cela veut dire que quand il arrive dans une région, dans une cité,
comme une maladie qui se répand, les femmes vont être prises d’un
délire dionysiaque. L’idéal grec, c’est la sophrosunè,
le bon sens, le contrôle de soi, la raison, le
juste-milieu"(Vernant,
Dionysos)20.
Dionysos
est donc le dieu, ou plutôt le symbole de la nature, de la démesure et de l'errance, par
opposition à "l’idéal
grec, [...] la sophrosunè,
le bon sens, le contrôle de soi, la raison, le juste-milieu"21, bref, de la culture, de la modération et de la stabilité et
qu'incarne Apollon. Pour
Nietzsche, toute l’histoire de l’art
au
sens restreint témoigne de cette opposition : "l’évolution
de l’art est liée au dualisme de l’esprit apollinien et de
l’esprit dionysiaque [...]. À travers leurs deux divinités de
l’art, Apollon et Dionysos, nous comprenons que, dans le monde
grec, il existe une violente opposition, non seulement sous le
rapport de l’origine mais aussi sous celui de la fin, entre l’art
du sculpteur, art apollinien, et l’art non sculptural de la
musique, qui appartient à Dionysos"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
i). La
sculpture, en tout cas la statuaire grecque, est, pour lui, le
paradigme de l’art
apollinien,
tandis que c’est
la musique qui exprime
le mieux
l’art
dionysiaque.
L’opposition
entre ces deux pôles, l'un harmonique, l'autre disharmonique,
de l’art
au
sens restreint est, de prime abord, totale : l'art apollinien "produit avant tout l’excitation
de l’œil [...]. Le peintre,
le sculpteur, le poète épique sont des visionnaires par excellence.
Dans l’état dionysien, par contre, tout le système émotif est
irrité et amplifié : en sorte qu’il décharge d’un seul coup
tous ses moyens d’expression, en expulsant sa force d’imitation,
de reproduction, de transfiguration, de métamorphose, toute espèce
de mimique et d’art d’imitation. La facilité de la métamorphose
reste l’essentiel, l’incapacité de ne pas réagir (— de même
que chez certains hystériques qui, obéissant à tous les gestes,
entrent dans tous les rôles). L’homme dionysien [...] a au plus haut degré l’instinct
compréhensif et divinatoire, comme il possède au plus haut degré
l’art de communiquer avec les autres"(Nietzsche,
le
Crépuscule des Idoles).
C'est bien pour cela que l’art
apollinien
s’adresse primordialement à
la vue qui
contemple
son objet avec calme et distance afin
de stimuler la réflexion de l’esprit individuel. Tandis
que l’art
dionysiaque,
par
l'entremise de l'ouïe,
émeut immédiatement des
corps interdépendants les uns des autres et qui
réagissent
avec la violence d'un mouvement collectif qui comprend et devine immédiatement ce qui est important sans en passer par l'analyse. Il est frappant qu'il n'existe guère de rassemblement de masse (cérémonie, défilé, fête, manifestation sportive, etc.)
sans musique plus ou moins assourdissante et,
en particulier, sans chœur
tout
à la fois rythmé (que l'on pense aux slogans des manifestations) et,
le plus souvent, dissonant (on s'époumone, on hurle et on chante faux).
Aussi,
les chœurs
sont-ils
souvent l’occasion de manifester une exaltation collective. C’est,
évidemment cet
aspect
essentiellement
dionysiaque
du chœur comme
pourvoyeur d’une joie
d’autant
plus violente
qu’elle est plus partagée
et, souvent, amplifiée par la consommation festive de substances
psychotropes (n’oublions
pas que Dionysos est, entre autres, le dieu du vin, donc de l'ébriété avant d'être celui de l'ivresse),
qui
fait souvent
craindre
ou
dénoncer un
danger pour l’ordre public de
débordement22
d’enthousiasme,
de
débauche
ou d’agressivité23.
Voilà
pourquoi le côté essentiellement dionysiaque
de
l’art peut et doit être corrigé
par
la
modération apollinienne
qui
canalise l'énergie dionysiaque
en
créant une harmonie
qui
maintient
ou ramène
un peu d'ordre. C'est sans doute cette fonction modératrice apollinienne qui a souvent donné l'illusion que la musique est,
ab
initio,
recherche d’harmonie24. Quelques exemples d'exaltation
dionysiaque
domestiquée
par l'harmonie apollinienne
: d'abord celui du
chœur
des esclaves au troisième acte de Nabucco de Verdi
qui appelle à la révolte des esclaves juifs contre la domination de
Pharaon25. Ensuite, celui des chœurs
de l’Armée Rouge célébrant la guerre civile russe.
Un autre encore Asimbonanga ("nous ne l'avons pas vu", en zoulou) dédié à Nelson Mandela emprisonné et chanté par le Soweto Gospel
Choir. Encore un avec ce chant de révolte tranquille contre l'inhospitalité du désert intitulé as Sawt ("la voix") et interprété par Tinariwen, un groupe touareg. Un dernier enfin dans ce Sixteen Tonnes interprété par le Golden Gate Quartet, worksong évoquant la rage résignée des esclaves noirs au fond des mines de charbon.
Que
donc
la musique, en tant qu’émanation du chœur
dithyrambique,
soit, indissolublement, à la fois dionysiaque
et
apollinienne
permet
à
Nietzsche
de
dénoncer deux formes
de perversion de la fonction musicale : par
défaut de
dionysisme
et
par
excès d’apollinisme. Car, pour Nietzsche, il est évident que "l’esprit dionysien et l’esprit apollinien, par des manifestations successives, par des créations toujours nouvelles et se renforçant mutuellement, ont dominé l’âme hellène"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, iv), c'est-à-dire ont fini par la dénaturer. La première forme de
dénaturation consiste en une tendance à minimiser "l’ivresse extatique de l’état dionysiaque" qui doit normalement suivre, chez le spectateur, de la compréhension du caractère fondamentalement tragique de l'existence humaine.
Aussi regrette-t-il que
"pour
rendre possible la musique, en tant qu’art spécial, on a
immobilisé un certain nombre de sens, avant tout le sens musculaire
(du moins jusqu’à une certaine mesure : car à un point de vue
relatif, tout rythme parle encore à nos muscles) : de façon que
l’homme ne puisse plus imiter et représenter corporellement tout
ce qu’il sent. Toutefois, c’est là le véritable état normal
dionysien, en tous les cas l’état primitif ; la musique est la
spécification de cet état, spécification lentement atteinte, au
détriment des facultés voisines"(Nietzsche,
le
Crépuscule des Idoles).
Loin
d’exalter le libre mouvement chorégraphique, autrement dit la danse, à quoi devrait inciter l’audition
musicale dans
son "véritable
état normal dionysien",
la promotion de la musique comme "art
spécial",
c’est-à-dire comme art autonome
distinct de la poésie et de la danse, conduit au contraire à
"immobilis[er]
avant
tout le sens musculaire"
: on
oblige les spectateurs à s’asseoir et à faire silence.
Le
résultat en est que la joie
qui
fait suite, normalement,
à la confirmation cathartique par l'audition musicale de "l'instinct
de conservation de la vie forte",
sans être absente, se teinte néanmoins de la tristesse
engendrée
par la
crainte d’enfreindre l’immobilité et le mutisme, bref, la
crainte de pécher
contre quelque chose de sacré.
Rien
d’étonnant, dès
lors,
à ce que "la
musique, comme nous la comprenons aujourd’hui [c'est-à-dire
en
1888],
n’est également qu’une irritation et une décharge complète des
émotions, mais n’en reste pas moins seulement le débris d’un
monde d’expressions émotives bien plus ample, un résidu de
l’histrionisme dionysien"(Nietzsche,
le
Crépuscule des Idoles).
Bref,
l’aspect originairement dionysiaque
de
toute musique se réduit, nous dit Nietzsche, à une décharge
d’adrénaline qui, certes, fait
du bien à notre corps,
mais au prix d'une mauvaise conscience consistant à craindre toujours de ne pas vénérer le sacré avec suffisamment de ferveur intériorisée.
Pour Nietzsche, le paradigme de cette perversion moderne de l’esprit
dionysiaque
de
la musique, c’est la musique de Wagner26. En effet, "l'art
de Wagner est malade. Les problèmes qu'il porte à la scène –
purs problèmes d'hystérie –, ce qu'il y a de convulsif dans ses
passions, sa sensibilité irritée, son goût qui réclamait toujours
des épices plus fortes, son instabilité qu'il travestit en
principe, et particulièrement le choix de ses héros et de ses
héroïnes, ceux-ci considérés comme types physiologiques (– une
galerie de malades ! –) : tout cela réuni nous présente un
tableau pathologique qui ne laisse aucun doute : Wagner est un
névrosé27
[…]. D'ailleurs, Wagner est-il vraiment un homme ? N'est-il pas
plutôt une maladie ? Il rend malade tout ce qu'il touche, – il a
rendu la musique malade"(Nietzsche,
le
Cas Wagner,
v). Cette
condamnation sans réserve28
de l’œuvre du musicien repose,
en effet, sur une analyse qui fait des opéras wagnériens, des
instances de la névrose typiquement chrétienne de la contrition
morale qui confesse ses péchés et espère leur rédemption
: "le
problème [c’est
que] l'opéra
de Wagner, c'est l'opéra de la rédemption. Il y a toujours chez lui
quelqu'un qui veut être sauvé : tantôt un homme, tantôt une femme
– c'est là son problème. Et avec quelle richesse il varie ce
leitmotiv !"(Nietzsche,
le
Cas Wagner,
iii).
D'où
l'analogie :
la
"Senta-sentimentalité"29
dont il parle dans le
Cas Wagner
est
la musique ce que la "moraline" dont il est question dans
par-delà
le Bien et le Mal
est à la morale. Pour
lui, la "moraline" et son sous-produit, la
"Senta-sentimentalité", autrement dit le sentimentalisme mièvre, la recherche du pathos, sont
des substituts aux instincts naturels, notamment à l’ivresse
extatique qu’entraîne,
normalement, le sentiment dionysiaque du tragique.
Sentimentalisme et moralisme
procèdent
d’une "morale d’esclaves"30.
Et,
à l’instar de Spinoza,
il considère le moralisme
judéo-chrétien élevé au rang de vertu morale suprême comme un affaiblissement
morbide de l'instinct tragique et une négation de l'éthique qui en dérive31 : "le
christianisme a pris le parti de tout ce qui est bas, vil, manqué,
il a fait un idéal de l'opposition à l'instinct de conservation de
la vie forte. Même aux natures les mieux armées intellectuellement,
il a perverti la raison, en leur enseignant à ressentir les valeurs
suprêmes de l'esprit comme entachées de péché, induisant en
erreur, comme des tentations"(Nietzsche,
l’Antéchrist).
Typiquement, contre la tentation du péché d’amour charnel, le
duo d’amour de Tristan et d’Isolde32,
dans l’opéra wagnérien éponyme, fait
rien
moins que l’apologie
de
… la mort : "ainsi
nous mourrions pour n'être plus séparés, éternellement unis, sans
fin, sans réveils, sans crainte,
oubliant
nos noms, embrassés dans l'amour, donnés entièrement l'un à
l'autre
pour
ne plus vivre que l'amour"(extrait
du livret de
Wagner33,
fin du deuxième acte). La rédemption du (désir de) péché de
chair par la nuit perpétuelle de la mort, voilà une une variation sur le thème "l'amour, plus fort que la mort" avec lequel romantisme aussi bien que le catéchisme
chrétien
nous
ont, hélas, familiarisés. À
cette perversion pathétique de la fonction originellement dionysiaque de
la musique par l’opéra wagnérien, à cette complaisance pour ce
qu’il considère comme de l’élégie mortifère, Nietzsche oppose
la fidélité de Bizet à l’esprit
dionysiaque
de
la
tragédie grecque : "l'œuvre
de Bizet, elle aussi, est rédemptrice ; Wagner n'est pas le seul «
rédempteur ». Avec cette œuvre on prend congé du nord humide, de
toutes les brumes de l'idéal wagnérien [...]. Une autre sensualité,
une autre sensibilité, une autre sérénité s'expriment ici. Cette
musique est gaie ; mais ce n'est point d'une gaieté française ou
allemande. Sa gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus
d'elle, son bonheur est court, soudain, sans merci […]. Et que la
danse mauresque nous semble apaisante ! Comme sa mélancolie lascive
parvient à satisfaire nos désirs toujours insatisfaits ! – C'est
enfin l'amour, l'amour remis à sa place dans la nature ! Non pas
l'amour de la « jeune fille idéale » ! Pas trace de «
Senta-sentimentalité » ! Au contraire l'amour dans ce qu'il a
d'implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel – et c'est
en cela qu'il participe de la nature"(Nietzsche,
le
Cas Wagner,
iii).
Tout
à l’opposé du lyrisme pleurnichard qu’il croit trouver dans
Tristan
et Isolde,
avec Carmen,
notamment
dans le
duo final du troisième acte,
on
"prend
congé du nord humide, de toutes les brumes de l'idéal wagnérien"
pour le grand soleil des arènes de Séville sous les auspices duquel les jeunes gens et les jeunes filles s'aiment ou se haïssent "librement", c'est-à-dire sans faire, du moins explicitement, référence à des dogmes théologiques, mais en faisant droit, simplement, aux exigences de la nature. Ce à quoi on assiste est donc une exaltation de l'amour réel et non plus de l'amour idéal (platonique ?), une réhabilitation de "l'amour
remis à sa place dans la nature ! Non pas l'amour de la « jeune
fille idéale » [mais]
l'amour
dans ce qu'il a d'implacable, de fatal, de cynique, de candide, de
cruel".
Certes,
les deux œuvres
sont, reconnaît Nietzsche, rédemptrices
chacune à sa manière : en
un sens, elles
sont donc toutes deux vecteurs de joie.
En
un sens, elles manifestent même toutes deux la dimension dionysiaque
d'un amour passion démesuré et donc impossible. Mais, pour
Nietzsche, seule celle de Bizet
est conforme à
"l’état
dionysiaque [comme] puissance du breuvage narcotique que tous les
hommes et tous les peuples primitifs ont chanté dans leurs hymnes,
ou bien [comme] force despotique du renouveau printanier pénétrant
joyeusement la nature entière. [Tandis que ceux] qui, par ignorance
ou étroitesse d’esprit, se détournent de semblables phénomènes
[…] ne se doutent pas de la pâleur cadavérique et de l’air de
spectre de leur « santé », lorsque passe devant eux l’ouragan de
vie ardente des rêveurs dionysiens"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
i). Dans
un cas, la rédemption
par
l’amour est
maladive (son
effectivité nécessite la mort considérée
comme passage vers un monde meilleur),
dans l’autre, pleine de santé (elle
n’a de sens que dans et
par cette
vie) : Dionysos est bien, en ce sens, le dieu qui fait droit à la nature en cet être de culture qu'est l'homme. D'où l'aspiration nietzschéenne à la "gaieté
africaine"
ou
"mauresque"
contre la "gaieté
allemande ou française",
bref,
européenne, autant
dire chrétienne34. Tel
est l’enjeu, musicologique
aussi
bien qu'anthropologique, de cette préférence pour l'exotisme
léger
de
Bizet
contre
le
lourd
occidentalisme
de Wagner35.
Nietzsche
n’a cessé de répéter que "ce
qu['il] attend[...], quant
à [lui], exactement de la musique, [c'est] qu’elle soit gaie [heiter]
et profonde, comme un après-midi d’octobre"(Nietzsche,
Nietzsche
contre Wagner).
Voilà
donc, in
fine,
ce que Nietzsche demande à la musique, ce
dont, pour lui, le Carmen
de Bizet est la plus parfaite illustration : qu’elle
soit gaie.
Or, la gaieté
(die
Heiterkeit)
n’est pas tout à fait la même chose que la joie
(die
Freude)
dont parle Schiller dans son Ode
à la Joie36, ce
sentiment indéfectible
d'une transition vers
plus de puissance dont Spinoza fait état dans sa philosophie. Plus radicalement, la gaieté est ce que Nietzsche appelle aussi die
Wille zur Macht,
c’est-à-dire la volonté vers
la
puissance, pour
la
puissance. Du coup, la gaieté ou volonté vers la puissance au sens de Nietzsche s’apparente plutôt, chez Spinoza, au conatus,
à
l’appétit
ou au désir
comme
"effort
par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son
être"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18) et
dont nous avons dit plus haut que la joie
(désir
comblé)
et la tristesse
(désir
déçu)
sont les deux modalités principales.
En
ce sens, la gaieté
est antérieure à la joie
: c’est le sentiment brut de l’existence tragique, brut c'est-à-dire
dionysiaque
avant
sa
tempérance
par la sagesse apollinienne,
autrement dit avant
même que le désir
ne
soit éduqué par la
conjonction des
forces naturelles ou sociales qui
domptent la dissonance
pour
aller vers l'harmonie, qui organisent le chaos instinctuel en une communauté politique.
Le
pur esprit dionysiaque,
c'est celui que manifeste la gaieté
d'une existence consciente lucide quant au caractère nécessairement tragique de sa condition et qui, donc, ne cherche pas à
s'en dissimuler les facteurs
de tristesse37
:
le héros tragique,
c'est celui qui prend
le risque de
la tristesse, non dans
l'espoir, aussi vain que ridicule, d'une compensation post
mortem de cette tristesse,
mais simplement parce que toute vie authentique embarque avec elle une dose incompressible de
risque
et de souffrance, donc de tristesse. La preuve en est que, quelque vertueux qu'il soit, le héros tragique, non seulement
finit toujours par mourir mais, souvent aussi, souffre beaucoup avant de mourir, au point même que la mort semble parfois moins cruelle que la souffrance (de fait, on se suicide beaucoup dans la tragédie grecque). Qu'on songe au destin d'Œdipe. Comme l'exprime le chant final du chœur de l'Œdipe-Roi de Sophocle, "voyez quel tourbillon d'horrible catastrophe l'a englouti ! Il faut donc ici-bas attendre, pour juger, la suprême journée, et se garder de croire au bonheur de nul homme avant qu'il n'ait franchi le terme de sa vie sans que l'affliction l'ait saisi sous sa griffe". C'est bien pour cela que sa représentation
scénique
fait
courir chez le spectateur, nous dit Aristote, le grand frisson
cathartique
de
la crainte (pour la souffrance potentielle) et de la pitié (pour le souffrance actuelle). C'est
pour cela aussi
que
la tragédie
possède
cet extraordinaire pouvoir éducatif : ce
sont les grandes contradictions de la
vie
brute (et
brutale)
qui
s'y trouvent
mises en scène et
que Freud résume en un affrontement permanent
entre
Éros et Thanatos38.
Dès lors, dire que la fonction de la musique
est de nous fournir un sentiment de gaieté tragique,
c'est dire que sa raison d'être est d'entretenir en nous cet instinct dyonisiaque archaique qui
n'est
rien d'autre qu'un
mélange subtil de joie
et
de tristesse
à
l’égard du grand paradoxe
de la vie qui fait qu'"en dépit de la terreur et de la pitié, nous goûtons la félicité de vivre, non pas en tant qu'individus, mais en tant que la substance vivante, une, nous enveloppe dans sa joie créatrice"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvii). Pour Nietzsche, tout comme d'ailleurs pour Pascal qu'il tenait en haute estime, l'héroïsme tragique consiste tout entier dans une conscience lucide du caractère périssant et souffrant d'une condition humaine au cœur de laquelle s'inscrit ce mal irrémédiable qu'est la mort et à l'égard duquel il n'est qu'un seul remède : être présent à la vie plutôt que méditer sur la mort, la devise pascalienne "je ne crains rien, je n'espère rien"(Pascal, Pensées, B920) résumant bien ce qu'est une vie bonne. C'est
cette conscience lucide de l'équivocité d'un bonheur humain qui
n'est jamais "pur" parce
que jamais "au-delà" de
la mort donc aussi de la vie, qui, pour Nietzsche, est le fondement même de la sensibilité musicale au point, dit-il, que "le premier musicien serait pour moi celui qui ne connaîtrait que la tristesse du plus profond bonheur et qui ignorerait toute autre tristesse"(Nietzsche, le Gai Savoir, §183). Et c'est cette lucidité que
Nietzsche, l'helléniste, le philologue, croit trouver non seulement dans la Grèce pré-socratique mais aussi dans les cultures africaines, asiatiques et sud-européennes que la culture occidentale dominante s'empresse de qualifier avec condescendance mais non sans un fond de vérité, de fataliste39 . C'est pourquoi son expérience personnelle le conduit, particulièrement, à associer la musique et l'Italie :
"quand
je cherche un synonyme à “musique”, je ne trouve jamais que le
nom de Venise. Je ne fais pas de différence entre la musique et les
larmes – je ne peux imaginer le bonheur, le Midi, sans un frisson
d’appréhension"(Nietzsche,
Nietzsche
contre Wagner).
Pour
Nietzsche, la gaieté
viscérale
de
la musique
dionysiaque
se
confond avec la gaieté
méridionale ou
orientale et
s'oppose au sérieux sophistiqué
d’une
musique moralement édifiante, bref, au sérieux septentrional
ou
occidental.
Gustav
von Aschenbach, le personnage principal de la
Mort à Venise
de Thomas Mann est sans doute une bonne illustration du héros
tragique habité par l’esprit dionysiaque
tel que l’entend Nietzsche : la
scène finale du film
qu’en a tiré Lucchino Visconti40
accompagné par l’adagietto
du
4° mouvement de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler est, de ce
point de vue, typiquement tragique
au sens nietzschéen du terme puisque Venise, l'art, la mer, l'été, le ciel bleu, l'amour, le choléra et la mort y sont intimement mêlés. Il
se trouve que la musique de Mahler possède l’une des qualités que
Nietzsche prend
pour critère irrécusable
du dionysisme
:
la légèreté, la
fluidité.
"Qu’attend
donc de la musique mon corps tout entier ? Car l’âme, cela
n’existe pas ... Je pense que c’est de s’alléger. C’est
comme si toutes les fonctions animales avaient besoin d’être
stimulées par des rythmes légers, pleins d’allant, assurés ;
comme si l’or des mélodies tendres, onctueuses, libérait de sa
pesanteur la vie d’airain et de plomb. Ma mélancolie entend
trouver le repos dans les réduits et les abîmes de la perfection :
c’est pour cela que j’ai besoin de la musique"(Nietzsche,
Ecce
Homo,
II, §7). L’âme
n’existe pas, dit-il sur un ton très spinozien. L’âme, ce n’est
jamais que le nom d'un corps qui
s’allège,
d'un corps qui danse non pas pour, prétendument, se
masquer sa
mélancolie, mais, tout
au contraire, pour la dominer en lui faisant face.
Car
la mélancolie n'est pas la tristesse. Comme le souligne Charles
Taylor, "la
mélancolie est ce qu'on éprouve lorsqu'on prend un certain recul
par rapport à la tristesse et au malheur de sa propre vie, et qu'on
la considère comme un récit dans une sorte d'isolement"(Taylor,
les
Sources du Moi,
17.5). La mélancolie de celui qui se considère comme acteur d'une vie gouvernée par un destin pétri de paradoxes est donc parfaitement compatible avec la gaieté qui naît d'un certain sentiment de puissance à l'égard de ce destin.
En
ce
sens,
outre la musique de Mahler, le fado
(écoutons
Sodade
chanté par Cesaria Evora)
et
le blues
(par
exemple dans la
bande originale du film Paris Texas jouée par Ry Cooder)
sont,
au sens de Nietzsche, des musiques tout
à la fois
mélancoliques
et
gaies
qui
célèbrent la légèreté dionysiaque
du
Midi avec
toute
sa
cruauté, tout
son
cynisme, tout
son
fatalisme.
Au-delà
de la figure du
dieu
Dionysos, c’est, à présent, celle du prophète Zarathoustra qui se profile. C’est
que loin de concevoir la musique
comme
un simple antidote aux difficultés de l’existence, ou,
pire, comme
un simple divertissement,
Nietzsche y voit, à
l’instar de Wittgenstein41,
un
facteur essentiel de perfectionnement de l’homme, une composante fondamentale de l'éthique : "et
ce sera le grand Midi, quand l’homme sera au milieu de sa route
entre la bête et le Surhumain, quand il fêtera, comme sa plus haute
espérance, son chemin qui mène à un nouveau matin. Alors
celui qui disparaît se bénira lui-même, afin de passer de l’autre
côté ; et le soleil de sa connaissance sera dans son midi. « TOUS
LES DIEUX SONT MORTS : NOUS VOULONS, MAINTENANT, QUE LE SURHUMAIN
VIVE ! » Que ceci soit un jour, au grand midi, notre dernière
volonté ! — Ainsi parlait Zarathoustra"(Nietzsche,
ainsi
parlait Zarathoustra,
i). Le
"surhumain" (der Übermensch), c’est
donc
l’homme qui n’a plus besoin de ce que Marx appelle "l’opium du peuple" avec tout son cortège de moralisme et de sentimentalisme pour assumer la charge tragique de son existence, l’homme qui assume donc les dangers et
les souffrances de
sa vie au grand soleil du Midi, c'est-à-dire en pleine lumière. Fidèle à sa méthode favorite d'argumentation, Nietzsche a donc recours à une nouvelle allégorie qui s'inspire, cette fois-ci, de la mythologie persane (VII° siècle av. J.-C.) et qui
fait de
Zarathoustra le prophète de Mazda, dieu du bien et de la lumière en lutte avec Ahriman, dieu du mal et des ténèbres. Le mythe de Zarathoustra est donc celui d'un propagateur du dualisme moral42
auquel Nietzsche confie, symboliquement, la fonction, d’abolir,
justement la lourde morale dualiste
et la remplacer par la seul éthique digne de ce nom : l'éthique de la légèreté. Et c’est là que Zarathoustra dépasse Dionysos : le paradigme
nietzschéen de la vie bonne est, avec Zarathousta,
non seulement musical, mais aussi, désormais, méridional : "peut-être
mon Zarathoustra
ne
relève-t-il que de la musique"(Nietzsche,
Ecce
Homo,
III,
§6) et ce, "afin de proclamer à nouveau la parole du Grand Midi de la terre et des hommes"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, III, 2). Car, et l'expérience wagnérienne est, pour Nietzsche, édifiante, il faut bien être au grand soleil de midi pour apprécier cette bonne nouvelle, cet Évangile au sens étymologique du terme, d'une vie bonne, c'est-à-dire d'une vie légère malgré ses fardeaux. Et non pas une vie illusoirement débarrassée de tout fardeau, autant dire débarrassée de la vie elle-même, cette vie que, comme le souligne Pascal, "nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposons toujours à être heureux, il est inévitable que nous le soyons jamais"(Pascal, Pensées, B172). Or, précisément, la musique "donne des ailes" à la vie, allège la vie sans la nier
: "ce
qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds
déliés […]. A-t-on remarqué que la musique libère l’esprit,
donne des ailes à la pensée"(Nietzsche,
le
Cas Wagner,
i).
Zarathoustra,
après
avoir rêvé qu'il pesait le monde, souhaite le rebaptiser "la
légère" (die
Leichte).
Aussi,
est-il amené à
proclamer
la supériorité
de
la
légèreté dansante
méridionale
et orientale sur
la pesanteur
du
pas européen43
: "aller
pas à pas, quelle vie ! Une jambe et puis l'autre, c'est teuton et
c'est lourd. J'ai dit au vent de m'enlever. L'oiseau m'a appris à
planer. Et puis j'ai volé vers le Sud"(Nietzsche,
le
Gai Savoir).
Pour
Nietzsche44,
"on
devient plus philosophe à mesure qu’on est plus
musicien"(Nietzsche,
le
Cas Wagner,
i).
Mais
Nietzsche, philosophe-musicien, se veut aussi, à l'instar de Zarathoustra, philosophe-danseur :
"mon
style est une
danse, un jeu avec les symétries de toute sorte et une gambade
moqueuse par-dessus ces symétries"(Nietzsche,
Lettre
à Rhode,
22 fév. 1884). Le prophétisme chorégraphique
de
Zarathoustra45,
voilà ce qui peut et doit sauver la musique et donc, au-delà, l'éthique, de la dénaturation de sa fonction originellement
dionysiaque
par
la
lourdeur des conventions
moralistes
et
du
pathos
sentimentaliste.
Comment
s’étonner, dès
lors,
que
la figure du prophète-danseur ait
pu inspirer ces musiciens nietzschéens qu’ont été Gustav Mahler
(par
exemple, dans le
4° mouvement de sa Troisième Symphonie
qui met en musique le Chant d’Ivresse de la quatrième
partie
d’ainsi
parlait Zarathoustra)
ou Richard Strauss (notamment dans son poème symphonique intitulé,
lui aussi, ainsi
parlait
Zarathoustra et
dans lequel, précisément, alternent les thèmes "lourds"
et les thèmes "légers")
? On
se souvient que l'art dionysiaque
entend
transmuer l'horreur et l'absurdité de l'existence par les moyens
conjugués du sublime
et
du comique
afin, nous dit Nietzsche, "de
temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de
haut, d’une distance artistique, rire de nous ou pleurer sur
nous"(Nietzsche,
le
Gai Savoir,
§107). Or, ajoute-t-il, "plus
l'esprit devient joyeux et sûr de lui-même, plus l'homme désapprend
le rire bruyant : par contre, il est pris sans cesse d'un sourire
plus intellectuel, signe de son étonnement, à cause des
innombrables charmes cachés de cette bonne existence"(Nietzsche,
Humain,
trop Humain,
§173). Voilà
donc Zarathoustra, non seulement plus musicien et plus danseur, mais aussi plus sage
car
plus léger que
Dionysos. Et
son
rire aussi est plus léger : "Zarathoustra
le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt
au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement
léger. Zarathoustra
le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant,
quelqu’un qui aime les sauts et les écarts"(Nietzsche,
ainsi
parlait Zarathoustra,
IV, 18). Bref, après
l'humour et le sarcasme dévastateurs, place à la
satire et à
l'ironie légères
et bondissantes46.
Là
où
la gaieté
tragique
de
Dionysos est gravement menacée
par le
sérieux
morbide de la civilisation nord-européenne, Nietzsche propose la
légèreté de la danse enjouée
et
du sourire moqueur
du Midi et qui
ne sont rien d'autre, au fond, que les
principaux attributs de
l’espièglerie, de l’attitude de
l'enfant qui joue :
"l’esprit
robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui
sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son
désert. Mais
au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde
métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la
liberté et être maître de son propre désert […].
Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion
ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne
enfant ? L’enfant
est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule
sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui,
pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte
affirmation"(Nietzsche,
ainsi
parlait Zarathoustra,
I).
La
musique, la danse, le jeu et le rire procèdent de la même grave insouciance faite
tout à la fois de
modestie
et
de défi face
à la
violence et à la cruauté du destin.
La
sagesse de Zarathoustra, c’est cette
"sainte
affirmation"
devant la vie que l’on proclame lorsque,
au bout d’un parcours initiatique
semé
d’embûches, le chameau devient lion puis enfant. Le
Surhomme
[der
Übermensch]
n’est, finalement, rien d'autre qu'un enfant. C'est ce que disent cette douce mélancolie,
God bless the Child chantée par Billie Holiday, et aussi, à travers l’expression pianistique de
cette alternance entre
force bondissante et faiblesse languissante, Erik
Satie dans la Septième Gnossienne.
Après
avoir examiné en quoi consiste la perversion de l'esprit dionysiaque
de
la musique et avoir évoqué le remède zoroastrien que Nietzsche lui préconise,
revenons à l'opposition principielle qu'il pose entre apollinien
et
dionysiaque
pour
essayer de comprendre en quoi consiste le deuxième danger qui menace
la musique ou l'éthique : l'excès d'apollinisme.
Comme
nous l’avons déjà dit, l’art
apollinien et
l’art
dionysiaque s’interpénètrent
en permanence dans
des proportions et selon des modalités très variables. Et c'est bien parce que, à la rude frénésie de l'ivresse à l'état de veille succède toujours la douce accalmie du rêve au cours du sommeil, qu'Apollon est aussi le dieu du rêve47
:
"les
Grecs ont représenté sous la figure de leur Apollon ce désir
joyeux du rêve. Apollon, en tant que dieu de toutes les facultés
créatrices de formes, est en même temps le dieu divinateur. Lui
qui, d’après son origine, est « l’apparence » rayonnante, la
divinité de la lumière, il règne aussi sur l’apparence pleine de
beauté du monde intérieur de l’imagination. La vérité plus
haute, la perfection de ce monde, opposées à la réalité
imparfaitement intelligible de tous les jours, enfin la conscience
profonde de la réparatrice et salutaire nature du sommeil et du
rêve, sont symboliquement l'analogue, à la fois, de l’aptitude à
la divination, et des arts en général, par lesquels la vie est
rendue possible et digne d’être vécue"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
i).
Ceci
explique, notamment, l’extraordinaire fécondité de ce
rejeton du
rêve qu'est la poésie et
donc la tragédie
comme
art
total. C'est sur ce lien nécessaire entre rêve et poésie qu'insiste Freud lorsqu'il dit que "le
rêve fait surgir un matériel qui n’appartient ni à la vie adulte
ni à l’enfance du rêveur mais à l’héritage archaïque,
résultat de l’expérience des aïeux et que l’enfant apporte en
naissant avant même d’avoir commencé de vivre ; dans les légendes
les plus anciennes de l’humanité, ainsi que dans certaines
coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui
correspondent à ce matériel phylogénétique"(Freud,
Abrégé de
Psychanalyse). Autrement dit, le mythe est à l'enfance de l'humanité ce que le rêve est à l'enfance de l'individu et, par suite, la tragédie remplit la même fonction représentative du mythe que le récit du rêve. En
ce sens, on comprend qu'il
ne saurait se trouver d'expression musicale du mythe qui soit dépourvue de dimension
apollinienne. C'est ce qu'illustre notamment, dans l'exécution musicale, la complémentarité naturelle des instruments à vent, descendants de la flûte dionysienne, et des instruments à cordes héritiers de la lyre apollinienne. Toutefois,
Apollon
n’est pas seulement le dieu du rêve
et
donc d’une certaine forme de folie douce48. C’est aussi celui de la
sagesse et de la mesure49.
Et c’est surtout sous ce rapport que l’apollinisme
doit, jusqu'à un certain point, contrarier le dionysisme.
Par exemple, il
n’est pas sans importance,
souligne Nietzsche, que "la
musique d’Apollon [soit] une architecture sonore d’ordre dorique
dont les sons [sont] fixés par avance, tels ceux des cordes de la
cithare"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
i). Or
l’ordre
dorique
est,
avec les
ordres ionique
et
corinthien,
l’un des trois ordres architecturaux de l’antiquité grecque.
C’est aussi le plus sobre et le plus dépouillé, donc,
en
un sens, le plus sage. Nietzsche fait ici une analogie éclairante entre l’architecture et la musique pour suggérer que la
musique est
de plus en plus souvent
construite
selon une rigueur quasi-architecturale, c'est-à-dire dont la valeur esthétique est perçue d'abord par les yeux s'adressant à l'esprit plutôt que par les oreilles s'adressant au corps.
Sur
ce point, Nietzsche
emboîte le pas de Hegel pour
qui la marche triomphale de la Raison
dans l’Histoire
n’épargne aucune activité humaine, au point que, même dans l’art
au
sens restreint, "l’esprit
doit abandonner cet accord avec le monde sensible pour se retirer en
lui-même"(Hegel,
Esthétique)50. Or, c'est lorsque le rêve apollinien n'est plus synonyme de douce folie mais plutôt de dématérialisation vis à vis du monde sensible que "son effet devien[t] pathologique, et qu’alors l’apparence nous donne l’illusion d’une grossière réalité"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i).
Liste
des illustrations
musicales (par ordre de citation) :
Asimbonanga
chanté par le Soweto Gospel Choir
as Sawt ("la voix") interprété par Tinariwen
Sixteen Tonnes interprété par le Golden Gate Quartet
as Sawt ("la voix") interprété par Tinariwen
Sixteen Tonnes interprété par le Golden Gate Quartet
2Cf.
aussi sa conférence éponyme donnée au Collège de France le 17 janvier
2013.
4Voir
également Rousseau : "la
nature commande à tout animal et la bête obéit ; l’homme
éprouve la même impression, mais se reconnaît libre d’acquiescer
[...], il a la faculté de se perfectionner"(Rousseau,
Discours
sur l’Origine de l’Inégalité,
i).
5D’où
l’importante remarque de Merleau-Ponty selon laquelle "l’usage
qu’un homme fera de son corps est transcendant à l’égard de ce
corps comme être simplement biologique. Il n’est pas plus naturel
ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser
dans l’amour que d’appeler table une table. Les sentiments et
les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même
ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps
humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de
superposer chez l’homme une première couche de comportements que
l’on appellerait “naturels” et un monde culturel ou spirituel
fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme,
comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une
conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement
biologique - et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité
de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales,
par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque
qui pourraient servir à définir l’homme"(Merleau-Ponty,
Phénoménologie
de la Perception,
I, 6).
6Ce
que disent aussi Marx et Engels
: "on
peut distinguer les hommes et les animaux par la conscience, par la
religion ou par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à
se distinguer des animaux dès qu’ils se mettent à produire leurs
moyens d’existence : ils font par là un pas qui leur est dicté
par leur organisation physique. En produisant leurs moyens
d’existence les hommes produisent indirectement leur vie
matérielle elle-même"(Marx,
l’Idéologie
Allemande).
7Cela
dit, la production par l’art
n’est pas, pour Aristote,
l’activité heureuse par
excellence. Celle-ci réside plutôt dans la
sagesse de
l’action :
"il
faut distinguer la production [poïèsis]
et l’action [praxis]..
L’art [tekhnè]
est
donc un certain mode d’existence orienté vers une production
[poïèsis]
dirigée par des règles [...]. Quant à la sagesse
[phronèsis],
elle tend à faire agir […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu
et à son bonheur […]. Le but de la production est toujours
différent de la chose produite, tandis que le but de l’action
n’est toujours que l’action elle-même, puisque la fin qu’elle
se propose ne peut être que de bien agir"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a-b). Il
y a donc, implicitement, une relation de subordination entre
l’action
et
la production,
celle-ci étant exigée par celle-là, et non l’inverse. Il
en va exactement de même pour Spinoza (cf.
Spinoza
: Morale ou Éthique ?).
8Mais
pas pour Kant, par exemple (ni pour les moralistes en
général) : "la
loi morale m’ordonne de faire du plus haut bien possible dans un
monde, l’objet ultime de toute ma conduite. […] Et, bien que mon
propre bonheur soit compris dans le concept du souverain Bien, comme
dans celui d’un tout […], ce n’est pas lui mais la loi morale
(qui au contraire limite par des conditions rigoureuses mon désir
illimité de bonheur) qui est le principe déterminant de la volonté
bonne recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien.
C’est bien pourquoi la morale n’est pas à proprement parler la
doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux,
mais comment nous devons devenir dignes du bonheur […]. Quelqu’un
est digne de posséder une chose ou un état quand le fait d’être
dans cette possession s’accorde avec le souverain Bien. On peut
maintenant aisément comprendre que tout mérite dépend de la
conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept du
souverain Bien, la condition du reste (de ce qui se rapporte à
l’état de la personne), à savoir la participation au
bonheur"(Kant,
Critique
de la Raison Pratique,
V, 129). Cf.
agir
par Devoir, est-ce agir de Manière Désintéressée
?
9Spinoza
appelle "Dieu" ou "Nature" la totalité de
l’univers avec lequel nous tendons, asymptotiquement, à entrer en
connexion au moyen de cette rationalité consistant
à maximiser notre joie ou
notre bonheur. Cf. le
Dieu de Spinoza.
10Voilà
des formes d’art
qui,
certes, ne feront pas nécessairement de chacun de nous "le
Sage [qui]
considéré
en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais
ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de
lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et
possède le vrai contentement"(Spinoza,
Éthique,
V, 42, scol.), ce
contentement
idéal,
intellectuel et contemplatif, qui "ne
doit avoir besoin de rien, doit se suffire parfaitement ; les actes
désirables en soi [étant]
ceux où on n’a rien à rechercher au-delà de l’acte lui-même.
[Car] cette
autarcie [...] se trouve surtout dans la vie intellectuelle et
contemplative du sage"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
X, 1176b). Bref,
sans atteindre le degré le plus élevé possible, la joie
que
nous procurent les activités énumérées par Spinoza n’en est
pas pour autant le degré zéro.
12"Un
musée est une institution permanente sans but lucratif au service de
la société et de son développement ouverte au public, qui
acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine
matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à
des fins d'études, d'éducation et de délectation"(Statuts
du Conseil International des Musées -
ICOM
-,
art.2, §1).
13Le thème du musée comme sanctuaire coupé de la vie profane est particulièrement présent chez Schopenhauer : "calmant
de la volonté [l'œuvre d'art] ne l’affranchit pas définitivement de la
vie, elle ne l’en délivre que pour quelques instants bien courts ;
ce n’est pas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n’est
qu’une consolation provisoire"(Schopenhauer,
le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
§52). Il y a lieu de préciser que, si le mouséïon est bien, initialement, le temple des Muses, que la tragédie soit, nous dit Nietzsche, "aus dem Geiste der Musik [tirée de l'esprit de la musique]", rappelle précisément que mousikos est, à l'origine, l'adjectif relatif aux Mousaï, aux neuf Muses (narration, musique instrumentale, comédie, tragédie, danse, poésie élégiaque, poésie lyrique, éloquence et ... astronomie) qui concourent toutes également à la définition de l'art au sens restreint lequel, en grec, se nomme, comme par hasard, hè mousa.
14Cela
dit, tandis qu’Aristote, dans la Poétique,
oppose
soigneusement le comique de la comédie
au
sublime de la tragédie, Victor Hugo,
comme
Nietzsche pense
que c’est la conjonction du comique et du sublime ("du
sublime et du grotesque"
dit Hugo dans la préface de Cromwell)
qui
fait la force de la
tragédie.
15C’est-à-dire,
approximativement, au VI° siècle avant notre ère à Athènes.
Étymologiquement, khoreuô,
c’est "danser
ensemble"
et ho khoros, c’est
"la
danse collective".
Profitons-en pour souligner que les
étymologies
ne sont
pas toujours très éclairantes.
Ainsi, celle de "tragédie" fait d’elle (hè
tou tragou ôïdè) soit "le
chant du bouc (sacrifié sur l'autel de Dionysos)", soit "le chant de l’épeautre (fermentée à la façon d'une bière dont on s'enivrait parfois)" !
Quant à celle
de "comédie", elle
nous mène, soit vers "le
chant de la lamentation (des malheurs du héros)" (hè tou kommou ôïdè),
soit vers "le chant du village (en fête)" (hè tès kômès
ôïdè), soit vers "le
chant de la fête de Dionysos" (hè tou kômou
ôïdè), soit, encore, vers
"le chant du postiche (dont se coiffait l'acteur)" (hè tès komès ôïdè)
! Le seul point sur lequel
s’accordent toutes ces étymologies, c’est que le suffixe -édie (ou -odie dans parodie, mélodie ou monodie) renvoie à hè ôïdè,
"le chant".
16Y compris celle du choryphée, c'est-à-dire du chef du chœur, qui peut même, dans certains cas (par exemple dans les Suppliantes, les Euménides d'Eschyle ou les Trachiniennes de Sophocle), être le personnage principal de la pièce.
17Pour
Aristote, la puissance éthique
de
la tragédie repose sur un fondement épistémique,
c'est-à-dire
sur la représentation visuelle qu'elle nous délivre
: "les
objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver du
déplaisir, nous en contemplons avec plaisir l’image [phantasia]
la
plus fidèle, car la représentation [mimèsis],
par elle-même, nous procure du plaisir.
[En
effet], la
tendance à la représentation [mimèsis]
est instinctive chez l’homme et dès l’enfance. Sur ce point, il
se distingue de tous les autres êtres par son aptitude très
développée à la
représentation.
C’est par la
représentation
qu’il acquiert ses premières connaissances, c’est par elle que
tous éprouvent du plaisir […].
La
cause en est que l’acquisition d’une connaissance ravit non
seulement le philosophe mais tous les êtres humains, même s’ils
ne goûtent pas longtemps cette satisfaction. Ils ont du plaisir à
regarder ces images dont la vue d’abord les instruit et les fait
raisonner sur chacune.
Et,
s’il
arrive qu’ils n’aient pas encore vu l’objet représenté, ce
n’est pas la
représentation
qui produit le plaisir mais la parfaite exécution, ou la couleur ou
une autre cause du même ordre"(Aristote,
Poétique,
iv, 1448b).
18Les
romantiques allemands ont
appelé
art
total (die
Gesamtkunstwerk) cette unité
primitive de
l'art au sens restreint (die
Ur-Einheit der Kunst) qu'évoque Nietzsche.
C’est
Otto Philip Runge, peintre romantique allemand du début du XIX°,
ami de Goethe et de Caspar Friedrich, qui a forgé ce concept,
notamment à propos de certains de ses tableaux qu’il aurait
souhaité
voir mis en musique sur fond de déclamation poétique. On considère
souvent les opéras comme de bons exemples de
Gesamtkunstwerke. Mais on peut penser aussi à la peinture de Marc Chagall, par exemple qui exprime presque toujours, dans ses tableaux, la musique et la danse (la page d'accueil du présent blog en donne, d'ailleurs, un exemple). Rappelons au passage que Chagall a peint le plafond de l'Opéra Garnier de Paris ainsi que le hall d'entrée du Metropolitan Opera de New York et qu'il a dessiné des décors et des costumes pour les ballets l'Oiseau de Feu de Stravinsky et Daphnis et Chloé de Ravel.
19Et
d’ajouter : "les
récits de nos patients sont de véritables œuvres d'art"(Freud,
Lettre
à Jung). Cf. aussi Wittgenstein : "il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide, [...] et qui peuvent ressentir un immense soulagement si on est ne mesure de leur montrer que leur vie a l’allure d’une tragédie"(Wittgenstein, Conversation sur Freud).
20Texte
complet consultable sur le site de la
Fabrique du Sens.
21Ce
que dit, notamment, Aristote : "la
vertu est une sorte de milieu"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
II, 1107a).
22Par
exemple, chez Platon : "c’est
ainsi qu’à une aristocratie musicale se substitua une fâcheuse
théâtrocratie"(Platon,
les
Lois,
III, 701
a). Mais
aussi, chez des auteurs contemporains
comme Pascal Quignard : "la
musique agrège les meutes comme l'ordre les mets debout [...].
L'ordre est la souche la plus ancienne du langage : les chiens
obéissent aux ordres comme les hommes"(Quignard,
la
Haine de la Musique,
vi). Inutile de préciser que l'"ordre" pour Quignard, est celui du commandement et non de l'harmonie.
23D’où,
comme l’a bien montré René Girard, la corrélation entre la
violence et le sacré : "le
religieux vise toujours à apaiser la violence et à l'empêcher de
se déchaîner […].
Le
sacré, c'est tout ce qui maîtrise l'homme d'autant plus sûrement
que l'homme se croit plus capable de le maîtriser. C'est donc,
entre autres choses mais secondairement, les tempêtes, les
incendies de forêt, les épidémies qui terrassent une population.
Mais c'est aussi et surtout, bien que de façon plus cachée, la
violence des hommes eux-mêmes, la violence posée comme extérieure
à l'homme
et confondue, désormais, à toutes les autres forces qui pèsent
sur l'homme du dehors. C'est la violence qui constitue le cœur
véritable et l'âme secrète du sacré"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
i). Il
est évident que le culte dionysiaque est, de ce point de vue, une
parfaite illustration
de
la fonction sociale du sacré.
24Illusion
partagée par les plus grands philosophes grecs
: "les
autres animaux n’ont pas le sens de l’ordre [taxis]
et du désordre dans leurs mouvements, de ce qu’on appelle rythme
et harmonie ; mais à nous, les dieux dont nous avons dit qu’ils
nous avaient été donnés pour partager nos fêtes,
ces mêmes
dieux nous ont donné un sens du rythme et de l’harmonie
accompagné de plaisir [hèdonè],
par lequel ils nous mettent en mouvement en se faisant nos chorèges,
en nous entrelaçant [suneirein]
les uns aux autres pour des chants et des danses ; et ils ont appelé
cela des chœurs [khoroï],
du nom de la joie [khara]
qu’on y ressent […]. Pour nous, celui qui ne sait pas tenir sa
place dans un chœur est sans éducation : [akhoreutos
apaideutos]"(Platon,
les
Lois,
III, 653e-654b). Ce serait le moment de leur rappeler qu'Harmonie est fille d'Aphrodite, déesse de l'amour et de la beauté, et d'Arès, dieu de la guerre et de la hideur.
25Et,
symboliquement, à celle des Italiens contre l’occupant
autrichien. Ce n’est pas par hasard si cet air a failli devenir
l’hymne national italien.
26Dans un cours au Collège de France, Guillaume Métayer parle même, à propos du Wagner tel qu'il est compris par Nietzsche, d'imposture musicale.
27On ne peut, évidemment, s'empêcher de penser à Freud pour qui, précisément, "les
névroses présentent des analogies frappantes avec les grandes
productions sociales de l'art, de la religion et de la philosophie.
On pourrait presque dire qu’une hystérie est une œuvre d’art
déformée, qu’une névrose obsessionnelle est une religion
déformée, ou qu’une manie paranoïaque est une philosophie
déformée"(Freud,
Totem
et Tabou,
ii). Donc, si, pour Freud, le musicien en particulier est un névrosé (hystérique) qui a réussi, on pourrait dire que Wagner est considéré par Nietzsche comme un hystérique qui a failli.
28Et
d’autant plus violente qu’elle consiste à brûler ce qu’il
avait jadis adoré. Nietzsche n’a-t-il pas écrit, vingt ans plus tôt,
que "du
tréfonds dionysiaque de l’esprit allemand, une force a surgi, qui
n’a rien de commun avec les principes fondamentaux de la culture
socratique, et que cette culture est impuissante aussi bien à
expliquer qu’à justifier […],
la
musique allemande,
telle surtout
qu’elle nous apparaît dans son radieux et puissant essor de Bach
à Beethoven et de Beethoven à Wagner"(Nietzsche,
la Naissance de la Tragédie,
xix) ?
29Calembour
forgé sur le nom propre "Senta" qui est celui du
personnage féminin principal du Vaisseau Fantôme
et en qui Nietzsche voit
une figure de l'hystérie.
30"Il
existe une morale des maîtres et une morale des esclaves. [La
première] est une glorification de soi. Elle met au premier plan le
sentiment de la plénitude, de la puissance qui veut déborder, le
bonheur de connaître une forte tension, la conscience d’une
richesse qui voudrait donner et prodigue. [La
seconde] préconisera et mettra en lumière les qualités qui
servent à alléger l’existence de ceux qui souffrent : il
honorera la pitié, l’esprit de serviabilité et d’altruisme,
l’affection, la patience, l’empressement, l’humilité,
l’amabilité, car ce sont là les qualités les plus utiles, et à
peu près les seuls remèdes pour supporter le poids de
l’existence"(Nietzsche,
par-delà
le Bien et le Mal,
§260). Précisons toutefois que Nietzsche n'impute pas à Wagner l'origine de cette dérive moralisatrice du spectacle tragique qu'il fait carrément remonter à ... Euripide.
32Le
plus long de l’histoire de la musique (trois quarts d’heure !).
33Texte
original : "so
stürben wir, um ungetrennt, ewig einigohne End', ohn' Erwachen,
ohn' Erbangen, namenlos in Lieb' umfangen, ganz uns selbst gegeben,
der Liebe nur zu leben".
34Nietzsche
est souvent élogieux à l'égard de la civilisation musulmane. Par
exemple lorsqu'il écrit que "le
christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique,
et, plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture
islamique.
La merveilleuse civilisation maure d’Espagne, au fond plus proche
de nous,
parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a
été foulée
aux pieds
(et
je préfère ne pas penser par quels pieds !) – Pourquoi ? Parce
qu’elle devait le jour à des instincts aristocratiques, à des
instincts virils, parce qu’elle disait oui
à
la vie, avec en plus, les exquis raffinements de la vie maure !…
Les croisés combattirent plus tard quelque chose devant quoi ils
auraient mieux fait de se prosterner dans la poussière"(Nietzsche,
l'Antéchrist, §59).
35On n'est évidemment pas obligé de partager l'idolâtrie de celui qui écrit qu'il a "entendu hier – le croiriez-vous – pour la vingtième fois le
chef-d'œuvre de Bizet […]. Comme une œuvre pareille vous
rend parfait ! A l'entendre on devient soi-même un « chef-d'œuvre
»"(Nietzsche, lettre à Rhode, mai 1888), ni, d'ailleurs, d'abonder dans le sens de sa détestation de Wagner pour comprendre les raisons qui font assigner à Nietzsche une fonction éthique précise à la musique. Ce que Proust a, visiblement, eu du mal a admettre, qui fait
dire à son narrateur : "je
n’avais,
à admirer le maître de Bayreuth, aucun des scrupules de ceux à
qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir, dans l’art comme
dans la vie, la beauté qui les tente, et qui s’arrachent à
Tristan comme ils renient Parsifal et, par ascétisme spirituel, de
mortification en mortification parviennent, en suivant le plus
sanglant des chemins de croix, à s’élever jusqu’à la pure
connaissance et à l’adoration parfaite du Postillon de
Longjumeau"(Proust,
la
Prisonnière,
1722). Ce disant, Proust confond, typiquement, la fonction de la musique et l'effet qu'elle provoque sur ses auditeurs. L'analyse qu'il fait de la sonate de Vinteuil dans la Recherche est, à cet égard, sans ambiguïté. C'est pourtant lui qui écrit aussi : "détestez
la mauvaise musique, ne la méprisez pas. […]
Sa
place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire
sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l'amour, de la
mauvaise musique, n'est pas seulement une forme de ce qu'on pourrait
appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c'est encore la
conscience de l'importance du rôle social de la musique"(Proust,
les
Plaisirs et les Jours,
IX, xiii).
36Qui
commence par "Ô
amis, pas de ces accents !/ Laissez-nous en entonner de plus
agréables,/ Et de plus joyeux !
Joie,
belle étincelle divine,/ Fille de l'assemblée des dieux,/ Nous
pénétrons, ivres de feu,/ Ton sanctuaire céleste !
[O
Freunde, nicht diese Töne !/ Sondern
laßt uns angenehmere/ anstimmen und freudenvollere/ Freude,
schöner Götterfunken/ Tochter
aus Elysium/ Wir betreten feuertrunken,/ Himmlische, dein Heiligtum
!
]"(Schiller,
Ode an die Freude).
À noter que le début de ce poème est repris dans le finale
de
la IX° Symphonie de Beethoven,
dans lequel Nietzsche croit déceler "des
réminiscences
transfigurées
d’un “monde meilleur”, un peu comme Platon imaginait ses
Idées"(Nietzsche,
le
Voyageur et son Ombre,
§152). Richard Wagner éprouvait une véritable vénération pour l'Hymne à la Joie beethovénien dans lequel il trouvait la plus parfaite illustration du §52 de l'ouvrage de Schopenhauer le Monde comme Volonté et comme Représentation où l'auteur définit métaphysiquement la musique "une connaissance immédiate de l'essence du monde, [...] expression de l'essence intime de la Volonté elle-même"(loc. cit.). Bien que Nietzsche ait, de toute évidence, été influencé lui aussi par la notion schopenhauerienne de volonté, sa conception de la gaieté comme manifestation de l'instinct vital (ce qu'il appellera aussi volonté vers la puissance) est beaucoup moins intellectuelle et, finalement, plus proche de la joie spinozienne comme expression du conatus, c'est-à-dire de l'énergie indivise constitutive du phénomène vital.
37Ce qui est le cas chez Pascal lorsqu'il écrit que "la
seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement,
et cependant, c’est la plus grande de nos misères. Car c’est
cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous
fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui,
et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en
sortir. Mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver
insensiblement à la mort"(Pascal,
Pensées, B171). De même, chez Baudelaire pour qui "il
faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question.
Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules
et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais
de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais
enivrez-vous"(Baudelaire,
le
Spleen de Paris,
xxxiii). En ce sens, le divertissement pascalien comme l'ivresse baudelérienne ont une fonction sédative, tandis que l'ivresse (ou gaieté) nietzschéenne a une fonction éthique .
38"L’évolution
[…] nous montre la lutte entre l’Éros et la mort, entre
l’instinct de vie et l’instinct de destruction, […] lutte qui
est, somme toute, le contenu essentiel de la vie"(Freud,
Malaise
dans la Culture).
39Rappelons que fatum, en latin, c'est le destin. Raison pour laquelle le fatalisme a mauvaise presse : être lucidement conscient d'être (plutôt qu'avoir) un destin, en d'autres termes, éprouver le sentiment du tragique, c'est, comme le dit Nietzsche, être par-delà le bien et le mal, être non pas immoral mais amoral donc, en un certain sens, cynique.
40À
noter qu’Aschenbach, écrivain dans la nouvelle de Mann est
musicien dans le film de Visconti.
41Pour Nietzsche, comme pour Wittgenstein, la musique n'est pas un ingrédient, parmi d'autres, de la vie, c'est un véritable chemin de vie. C'est pourquoi il regrette que "les
hommes d'aujourd'hui croient
que les savants sont là pour pour leur donner un enseignement, les
poètes, les musiciens, etc. pour les réjouir. Que ces derniers
aient quelque chose à leur enseigner, cela ne leur vient pas à
l'esprit"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
36). La musique n'est pas un moyen de produire des effets : "on
a dit parfois que ce que la musique nous transmet, ce sont des
sentiments d'allégresse, de mélancolie, de triomphe, etc., et ce
qui nous répugne dans cette explication, c'est qu'elle semble dire
que la musique est un instrument qui vise à produire en nous une
succession de sentiments. Et on pourrait en conclure que n'importe
quel autre moyen de produite de tels sentiments ferait pour nous
l'affaire à la place de la musique [...].
Ce
que la musique nous transmet, c'est elle-même
[music
conveys to us itself]"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
179), elle-même, c'est-à-dire le sens qu'elle imprime à notre vie.
42Dualisme qui se retrouve dans la Flûte Enchantée de Mozart où Sarastro (Zarathoustra), grand prêtre du Royaume de la Lumière est l'ennemi juré de la Reine de la Nuit. Attention, toutefois à ne
pas confondre le mazdéisme
persan originel avec le manichéisme qui
est une synthèse tardive (III° siècle) du mazdéisme et
du christianisme. D'autant que le mazdéisme est l'une des sources historiques de la franc-maçonnerie, mouvement intellectuel fondamentalement anti-clérical, sinon païen..
43Déjà,
chez les Grecs, il y a une symbolique très forte dans le
champ lexical de l'aisance du pas :
Achille est dit podas ôkusi, "aux pieds légers"
; Œdipe,
Oïdipous,
c'est celui qui a "les pieds enflés", etc.
44Comparer avec : "on peut remarquer l'étrange ressemblance d'une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgenstein,
Remarques Mêlées, 25), étant entendu que, pour Wittgenstein, la création musicale est le paradigme de la recherche esthétique et que "éthique et esthétique sont une seule et même chose"(Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, 6.421).
45"Je
ne
pourrais
croire qu'à un Dieu qui saurait danser. Et
lorsque je vis mon démon, je le trouvai sérieux, grave, profond et
solennel : c’était l’esprit de lourdeur, — c’est par lui
que tombent toutes choses […].
Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois
au-dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi"(Nietzsche,
ainsi
parlait Zarathoustra,
I,
7).
On
ne peut, évidemment, s'empêcher de songer à Shiva, le
dieu-danseur de l'hindouisme.
46Pour
les distinctions conceptuelles entre ces termes, cf. Rire,
Rigolade, Ricanement.
47"Dans
le rêve, les représentations sont transformées en images
visuelles, les pensées latentes du rêve sont donc dramatisées et
illustrées
[…].
En
un sens, tous les rêves sont des rêves de commodité faits pour
nous permettre de continuer à dormir : le rêve est le gardien du
sommeil et non son perturbateur ; on peut résumer notre attitude
psychique pendant le rêve sous la forme d’un avertissement que le
préconscient donnerait à la conscience lorsque le rêve va trop
loin : “laisse donc et dors, ce n’est qu’un rêve”"(Freud,
l’Interprétation
des Rêves).
48Folie douce qui se distingue de la folie furieuse des Ménades (ou Bacchantes) qui entourent Dyonisos de leurs transes orgiaques au son de la flûte de Marsyas ou de celle de Pan, deux satyres instrumentistes. La modération apollinienne est, musicalement, symbolisée par le mythe d'Orphée à qui Apollon accorde le don de charmer les hommes, les animaux, les pierres et même les dieux (ce qu'il fait pour ramener Eurydice des Enfers !) de sa cithare à neuf cordes (une par muse). La mythologie illustre, en outre, cette opposition entre deux formes d'ivresse en évoquant les fréquents concours musicaux que se livrent Apollon et les satyres accompagnés, chacun, de leur instrument de prédilection et qui tournent tous à l'avantage du premier. Folie douce ou folie furieuse, il reste que "le
poète ne
peut créer avant de sentir l’inspiration, d’être hors de lui
et de perdre l’usage de sa raison"(Platon,
Ion,
353c).
49"Connais-toi
toi-même" enjoint l’inscription du temple d’Apollon à
Delphes. Il peut paraître surprenant que le dieu de la juste conscience de soi soit, en même temps, celui du rêve, autrement dit, apparemment, de l'ignorance de soi. Freud a, très subtilement, levé ce paradoxe en disant que "tous les rêves sont des rêves de commodité faits pour
nous permettre de continuer à dormir : le rêve est le gardien du
sommeil et non son perturbateur ; on peut résumer notre attitude
psychique pendant le rêve sous la forme d’un avertissement que le
préconscient donnerait à la conscience lorsque le rêve va trop
loin : “laisse donc et dors, ce n’est qu’un rêve” ; on doit
donc en conclure que pendant toute la durée de notre sommeil, nous
savons que nous sommes en train de rêver aussi bien qu’en train de
dormir"(Freud,
l’Interprétation
des Rêves). Ce qu'un défenseur de l'idée d'une conscience homogène et sans degrés, comme l'est Descartes, ne peut pas admettre : "combien
de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce
lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique
je fusse tout nu dedans mon lit ? […] Il n’y a point d’indices
concluants ni de marques assez certaines par où on puisse distinguer
nettement la veille d’avec le sommeil, j’en suis tout étonné,
et mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me
persuader que je dors"(Descartes,
Méditations
Métaphysiques,
I, 5). Notons que, bien avant Freud, Pascal avait déjà réfuté Descartes sur ce point : "nous
savons que nous ne rêvons point ;
quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison"(Pascal,
Pensées,
B282), d'où l'on infère que, dans un certain sens (non rationnalisable), nous "savons" aussi que nous rêvons.
50
"Les
pyramides nous mettent sous les yeux l’image la plus simple de
l’art symbolique avec d’énormes cristaux renfermant dans leur
intérieur quelque chose de caché qu’ils entourent d’une forme
extérieure produite par l’art
[…].
L’art
classique [c’est-à-dire
la sculpture] représente
au contraire l’être spirituel lui-même, [...] il offre aux yeux
les deux termes, le corps et l’esprit comme inséparables […] :
il s’affranchit dès lors de la destination imposée à
l’architecture, celle de servir à l’esprit de simple enveloppe
matérielle
[…]. Cependant,
il existe quelque chose de plus élevé encore, [l’art romantique]
: la peinture commence cette série car le fond de cet art, c’est
la subjectivité particulière, l’âme détachée de son existence
corporelle pour se replier sur elle-même […], la musique exprime
l’intérieur même, le sentiment invisible qui ne peut se
manifester que par un phénomène extérieur qui disparaît
rapidement et s’efface de lui-même […], mais c’est la poésie
qui est le plus riche de tous les arts en ce que tout ce que la
conscience élabore par le travail de la pensée dans le monde
extérieur, la parole seule peut l’exprimer"(Hegel,
Esthétique).
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