mercredi 18 octobre 2017

SANS MUSIQUE, LA VIE SERAIT UNE ERREUR (suite et fin).


Le rêve considéré non plus comme ressourcement vital créatif mais, désormais, sous prétexte de spiritualité et de rationalité, comme alternative intellectuelle à la vie, voilà donc en quoi va consister, pour Nietzsche, la plus grave perversion de l'apollinisme, sa perversion nihiliste ou, ce qui revient au même, idéaliste. Or, une manifestation concrète de cette sorte de perversion consiste dans le rôle hégémonique que va jouer l'écriture dans la communication de la pensée humaine et, notamment dans celle de la pensée musicale. De fait, l’invention1 de la notation musicale a, au cours de l’histoire, progressivement complexifié et imposée comme une nécessité spirituelle ou rationnelle la lecture de la pensée  musicale comme de toute pensée en général. Sauf que, à l’instar de Rousseau et contre Hegel, pour Nietzsche, une telle évolution est tout sauf un progrès décisif : "à mesure que les besoins croissent, que les affaires s’embrouillent, que les lumières s’étendent, le langage change de caractère : il devient plus juste et moins passionné, il substitue aux sentiments les idées, il ne parle plus au cœur mais à la raison [...]. C’est l’écriture qui substitue l’exactitude à l’expression : on rend ses sentiments quand on parle, ses idées quand on écrit"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, v). Comme pour tout langage, l'écriture du langage musical modifie donc radicalement le statut de ce langage. Et, comme toute écriture, l’écriture musicale manifeste une approche de plus en plus théorétique d'une activité sans cesse plus éloignée de la vie. Nietzsche y voit la preuve que "tout notre monde moderne […] a pour idéal l’homme théorique, armé des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au service de la science, et dont le prototype et ancêtre originel est Socrate"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xviii). À travers la nécessité historique de l’écriture, c’est l’obsession d'un idéal de certitude de connaissance vraie et définitive au détriment de l'incertitude consubstantielle à l’intuition vitale qui se fait jour. Inversant l'idée socratique bien connue selon laquelle on ne saurait agir avec justice sans connaître avec justesse, Nietzsche affirme au contraire que "la connaissance tue l'action, à l'action appartient le mirage de l'illusion ; c'est là l'enseignement de Hamlet [...]. Sous l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de l'existence"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Pour Nietzsche, comme pour Goethe ou Wittgenstein, "im Anfang, war die Tat [au début était l'action]" et l'action, à l'inverse du Verbe, s'accommode fort bien de l'illusion ou de l'imprécision. Or, cette hypertrophie de l’homme théorique par rapport à l’homme pratique et à l'homme sensible que Nietzsche, après bien d’autres, croit déceler dans la modernité, abolit le sentiment naturel de la vie, un sentiment de gaieté tragique, rappelons-le. Entendons-nous bien : ce que Nietzsche déplore n’est évidemment pas que l'homme moderne perçoive, désormais avec l'acuité que lui autorisent ses puissants moyens de connaissance, "l'horrible et l'absurde de l'existence". C'est plutôt qu’il ne perçoive plus que ça, sous-entendant par là que la musique n'est plus, désormais, en mesure de remplir sa fonction. La vie n'étant plus tragique, c'est-à-dire, tout à la fois, grave et légère, préoccupante et insouciante, mais tout juste catastrophique, c'est-à-dire, au sens que lui a légué la tragédie attique, réduite au seul moment où le héros reçoit sa punition (c'est le thème, hélas bien connu, de l'homme après la chute dans le péché)contaminée qu'elle est par l’obsession mortifère d'un idéal de vérité et de permanence, la musique n'est plus alors que le reflet de cette uni-dimensionnalité souffreteuse de l'existenceOr, s’agissant de la musique, de quelle vérité et de quelle permanence idéales peut-il bien s’agir ?

Il se trouve que, pour une certaine tradition musicale occidentale, pertinemment qualifiée de "savante", l'écriture est au service d'une permanence ontologique. Comme nous l’avons déjà souligné par ailleurs2, la culture occidentale est, depuis toujours, hantée par le mythe pythagoricien3 d'une musique comprise comme manifestation sensible, donc essentiellement imparfaite, de l'harmonia tou kosmou, "harmonie céleste", parfaite par définition. Dans cette conception métaphysicienne, la musique est considérée comme une expression empirique de cette harmonie pré-établie chère à Leibniz : "les plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels confusément connus. La musique même nous charme quoique sa beauté ne consiste qu'en les convenances des nombres et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas et que l'âme ne cesse pas de faire, des battements et des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles [...] quoique nous ne puissions pas l’expliquer si distinctement"(Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce, xvii). Pour Leibniz, il est clair que le plaisir sensible que nous retirons de l'audition de la musique n'est qu'une perception confuse de la véritable nature de cet art, à savoir un "plaisir intellectuel" qui naît d'une perception supra-sensible. Car ce sont des propriétés intelligibles, en l'occurrence les relations mathématiques qui existent entre des vibrations sonores, "les convenances des nombres et [...] des battements et des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles" et non pas les propriétés sensibles de ces vibrations que nous apprécions dans la musique. Dès lors, il est inévitable que ce soit, comme le précise aussi Aristote, dans l'harmonie comme science de la convenance mutuelle des sons que doive résider et dans le rythme comme science de la scansion du temps que réside l'essence de la musique (donc abstraction faite de toute considération de volume, timbre, expressivité, etc.) et que les progrès historiques de la rationalité humaine auraient pour mission de (re-)trouver et de fixer ad æternitatem par le moyen d’une notation appropriée qui en consacrerait ainsi la vraie nature spirituelle et non corporelle. Voilà bien ce que Nietzsche qualifie de "monstrueuse carence de tout sens intuitif [dans une musique où] la nature logique est développée à l’excès"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xiii). Nietzsche, qui est mort à l’orée du XX° siècle, aurait sans doute été très amusé de constater que, comme pour parfaire l’analyse leibnizienne de la sonorité musicale en termes de rapports mathématiques confusément perçus, la seconde école de Vienne (Schönberg, Berg, Webern) a, comme le décrit Thomas Mann dans son grand roman sur la musique, justement tenté de doter l’écriture musicale d’une structure mathématique idéale : "on devrait pouvoir [...] avec les douze échelons de l'alphabet tempéré par les demi-tons former [...] des combinaisons et des interrelations déterminées des douze demi-tons, des formations de séries, desquelles dériverait strictement la phrase, le morceau entier, voire toute une œuvre aux mouvements multiples. Chaque note de l'ensemble de la composition, mélodiquement et harmoniquement, devrait pouvoir trouver sa filiation avec cette série type préétablie. Aucun de ces tons n'aurait le droit de reparaître avant que tous les autres n'aient fait également leur apparition. Aucun n'aurait le droit de se présenter, qui ne remplît sa fonction de motif dans la construction générale. Il n'y aurait plus une note libre. Voilà ce que j'appellerais une écriture rigoureuse [...]. On pourrait appeler cela une organisation complète et rationnelle. Une extraordinaire unité logique serait ainsi obtenue, une sorte d'infaillibilité et de précision astronomiques"(Mann, Doktor Faustus, xxii). Le problème, c’est que, au nom de cet idéal, cet important courant musical du XX° siècle a dû, paradoxalement, nier toute notion d’harmonie. De sorte qu'on éprouve, à l’audition de la musique atonale, par exemple de cette sonatine pour flûte et piano de Pierre Boulez, une impression de joyeux désordre naturel qui n’est pas sans rappeler les chants d’oiseaux que se plaisait à évoquer Olivier Messiaen (par exemple dans cette pièce, écrite également pour flûte et piano et intitulée le Merle Noir). Tout le contraire, donc, de l’évocation d’un ordre parfait et intemporel dont est indiscutablement plus proche, par exemple, ce Libera me de facture grégorienne4dont la notation est pourtant beaucoup plus rudimentaire. Nietzsche aurait peut-être dit de la musique atonale qu'elle nous laisse perplexes parce qu'elle évoque avec une acuité trop scientifique l’horreur et à l’absurdité de la vie moderne sans la possibilité d'une katharsis que, seule une illusion intuitive d'harmonie, rendrait possible. Comme le remarque Francis Wolff, "la musique [atonale] semble manquer de ce que la tension de l'écoute y cherche. C'est comme dans ces morceaux de rêve où les épisodes se suivent à la fois inéluctablement et sans raison. [Elle dit] les éclats d'un monde éparpillé [...]. Peut-être insinue[...]-t-elle que l'ordre même du monde est désormais perdu et son ordonnance à jamais impossible"(Wolff, pourquoi la Musique?, I, ii). Il reste que respecter à la lettre l’injonction faite à la musique de respecter une permanence ontologique, une fixité idéale, c’est-à-dire un ordre rationnel pré-établi, une sorte d’harmonie universelle et intemporelle, conduit, paradoxalement, à produire ... de la musique disharmonique, ou, plus exactement, à disjoindre les notions d'harmonie mathématique et d'harmonie musicale.

Mais, au-delà de la permanence ontologique, l’écriture musicale entend aussi pérenniser la vérité sémantique d'un contenu musical lui-même réputé conforme à un modèle originel, en l’occurrence, l’intention supposée génériquement pure et parfaite du créateur ou du compositeur. C'est en ce sens, comme l'écrit encore Thomas Mann,  que l'écriture qui, dans le cas de la musique savante, prend l'aspect d'une partition, "enferme pour ainsi dire, l'âme de l'œuvre"(Mann, Doktor Faustus, xxxviii). Il s'agit donc bien de concentrer, sous la forme d'une espèce de grimoire, l’essence même de  ce que l’on qualifie élogieusement d’"œuvre" musicale. Il est remarquable que, dans la musique "savante", comme le souligne le philosophe et historien du jazz qu’est Christian Béthune, "l'être des œuvres écrites ne réside pas dans leur exécution, [et] peut, à la limite, se dispenser de résonner et la jubilation du mélomane peut idéalement tendre […] vers une lecture silencieuse de la partition"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, ii). Dès lors, que "seule la musique, à l'exclusion de tout autre art, est capable d'exprimer une beauté qui exerce un effet physique, vous prend tout entier"(Mann, Doktor Faustus, xxxviii), cela ne peut plus s’expliquer qu’à la manière de Leibniz en arguant que l’on croit faussement ouïr avec délices par le corps ce qu’en réalité on comprend avec jubilation par l’esprit. Jusqu'à une époque récente, toute l'évolution de la musique occidentale peut, en effet, se résumer à une recherche tendancielle d'un idéal de pureté formelle qui, méprisant la matérialité des corps jouants, vibrants ou percevants ainsi que le caractère éphémère et aléatoire de leurs mouvements, fait de l'événement musical proprement dit un simple accident de la véritable substance spirituelle de la partition. Ce que résume exactement la très platonicienne formule de Schopenhauer selon laquelle "le but de l’art est de communiquer l’Idée une fois conçue après être passée par l’esprit de l’artiste où elle apparaît purifiée et isolée de tout élément étranger"(Schopenhauer, le Monde comme Volonté et comme Représentation, §50), l'"Idée", c'est-à-dire, au sens de Platon, cet être intelligible, immuable et éternel qui, étant le seul être en adéquation avec soi-même, est, de ce fait, à soi-même sa propre Vérité, ce que perçoit intellectuellement et exclusivement l'"œil de l'Esprit"Nietzsche analyse cette conception métaphysicienne comme une "attitude de majesté dédaigneuse d’Apollon. […] L’action du dieu de Delphes se borna alors à arracher des mains de son redoutable ennemi [Dionysos], par une alliance opportune, ses armes meurtrières"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, ii). "Ses armes meurtrières", c'est, au premier chef, la vile phonè (l'audition) pourvoyeuse d'ivresse extatique qui fait droit aux besoins d'un corps réputé étranger, donc extérieur à l"Être et à la Vérité. Raison pour laquelle elle doit être reléguée au second plan, derrière la noble opsis (la vision), seul sens qui soit encore propre à l'intellectualité intériorisée. En insistant sur la vérité sémantique entendue comme conformité idéale à l’"esprit d’une œuvre", en effet, la musique se fait apollinienne à l’excès dans la mesure où le spectateur réduit au statut d'auditeur tout comme l'interprète réduit à celui d'exécutant et même le compositeur considéré comme vecteur d'un Idéal qui le dépasse sont sommés d'en intérioriser, c'est-à-dire en dématérialiser la conception tout autant que la production ou la réception. De ce fait, la production comme la réception de la musique, en s'intellectualisant, donc en s'intériorisant, perdent ce caractère originairement collectif qui contribue puissamment à lui donner sa force cathartique dionysiaque. Voilà bien la vanité romantique consistant, comme le souligne René Girard, en ce que "le vaniteux romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il se persuade qu'il est infiniment original"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). Vanité, car comment peut-on être à la fois "infiniment original" et idéalement fidèle à l’esprit intemporel d’une œuvre ? Mais ce n’est pas tout : Emmanuel Parent fait remarquer que "la tradition romantique peut être entièrement comprise comme l’héroïque tentative de restaurer la dimension magique que la nature était en train de perdre sous les coups de boutoir de la révolution industrielle. L’art fut investi avec force comme étant le dernier refuge de l’esprit dans un monde qui cheminait gaiement vers le désenchantement. La définition hégélienne de l’œuvre d’art circonscrit parfaitement cette conception « religieuse » : l’art est la présentation de l’Absolu dans une matière soumise à une forme"(Parent, Walter Benjamin et le Jazz : une Introduction)5. Or, si l'on ne considère que la seule promotion de "la dimension magique [de] la nature", donc d'une certaine irrationalité instinctuelle que le romantisme aurait eu pour ambition de restaurer, le mode d'intériorisation vers lequel il a tendu est moins le psychisme que la psychose. Si l'on admet avec Charles Taylor que "les romantiques proclamaient les droits de l'individu, de l'imagination et du sentiment à l'encontre de l'importance que le classicisme accordait à la rationalité, à la tradition et à l'harmonie formelle [...]. Herder proposait une image de la nature comme un grand courant de sympathie qui traversait toute chose : "siehe die ganze Natur, betrachte die grosse Analogie der Schöpfung. Alles fühlt sich und seines Gleichen, Leben wallet zu Leben" ["regarde le tout de la nature, considère la grande analogie de la création. Tout ce sent soi-même et ce qui lui ressemble, la vie se réverbère dans la vie" -vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele-]. L'homme est la créature qui peut prendre conscience de cette analogie et l'amener à l'expression. Sa vocation [...] est "dass er Sensorium seines Gottes in allem Lebendem der Schöpfung, nach dem Masse es ihm verwandt ist, werde" ["de devenir l'organe de son Dieu dans toutes les choses vivantes de la création, selon la mesure de la relation qu'elles entretiennent avec lui" -id.-]"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1), on comprend mieux ce que Nietzsche reproche à Wagner : "qu’est-ce que Gœthe aurait bien pu penser de Wagner ? — Gœthe s’est une fois demandé quel était le danger qui menaçait tous les Romantiques : quelle était la destinée des Romantiques. Voici sa réponse : « C’est l’asphyxie par le rabâchage de toutes les absurdités morales et religieuses. » En un mot : Parsifal. — Le philosophe y ajoute un épilogue : la sainteté"(Nietzsche, le Cas Wagner, iii)6. Comme le montre encore une fois Thomas Mann, à la limite, le compositeur autant que l’interprète ou le mélomane, à force de s’imaginer investis du privilège de communiquer mystiquement avec l'Idéal, perdent dangereusement contact avec le réel. Dans Doktor Faustus, Thomas Mann use d'ailleurs d'une analogie saisissante : pousser jusqu’à la folie sa dévotion à la perfection et à la précision de son art, c'est, pour le musicien, comme vendre son âme au diable. Le romantisme comme limite de l’apollinisme et la folie comme limite du romantisme7, voilà bien l’enchaînement morbide à quoi conduit le nihilisme apollinien dans lequel la fonction onirique perd son caractère modérateur mais, néanmoins, créateur pour sombrer dans la magie superstitieuse. De fait, l'histoire de la musique abonde d'anecdotes plus ou moins inquiétantes au sujet de compositeurs (Gesualdo, Schumann, Satie, Bruckner, etc.) ou d'interprètes (Toscanini, Horowitz, Gould, etc.) dont le perfectionnisme maniaque faisait, à tort ou à raison, planer quelques doutes sur leur santé mentale. Tout à l'inverse de ce perfectionnisme pathologique, Nietzsche demande ironiquement s’il faut écouter "la musique de Bach en parfaits et subtils connaisseurs du contrepoint et de toutes les variétés du style fugué [pour avoir], à l'audition de sa musique, l'impression (pour le dire à la sublime manière de Gœthe) d'être présents au moment même où Dieu créa le monde, [pour sentir] que quelque chose de grand y est en gestation, mais n'existe pas encore"(Nietzsche, Humain, trop Humain, §149). Il fait allusion ici à la Passion selon Saint-Matthieu de Bach (notamment à son chœur final)8 qui, comme nous le soulignions par ailleurs9, était destinée, comme, du reste, toute la musique baroque, à son origine, sinon à être dansée, du moins à être ressentie par et dans les corps10.

Cela dit, l'évocation de la musique de Bach nous permet de franchir un pas supplémentaire dans l'analyse nietzschéenne de l'excès d'apollinisme. Car l'exigence de restitution fidèle d'un contenu spirituel réputé pur et parfait au détriment de tout ce qu'il y a d'invention et d'improvisation hésitantes mais fécondes au gré des dispositions diverses et variées des corps, tout cela n'est rien d'autre, au fond, qu'un avatar de l'hégémonie théologique sur les productions de l'esprit. Thomas Mann le franchit lorsqu’il fait dire à Serenus Zeitblom, le narrateur de Doktor Faustus : "dans la théologie et la musique, il [Adrian Leverkühn, le personnage principal du roman] voit des sphères voisines, apparentées de près et, personnellement, la musique m'a toujours fait l'effet d'une combinaison magique de la théologie et des si divertissantes mathématiques"(Mann, Doktor Faustus, xv). Ailleurs, Thomas Mann évoque une pianiste qui "jouait avec recueillement et préciosité [la mort d'Isolde du Tristan et Isolde de Wagner], s'attardait religieusement sur chaque figure, et faisait ressortir les détails de manière humble et spectaculaire comme le prêtre élève au-dessus de sa tête le Saint-Sacrement"(Mann, Tristan). Dans et par la théologie, sont réunies la permanence ontologique de la perfection de l’Être et la vérité sémantique de l’expression spirituelle de l'Idéal. À la limite, c’est l’esprit ineffable de Dieu et de son Verbe que la musique est censée communiquer avec le minimum de distorsions possible11. La spiritualisation de la musique avec, comme corollaire, la complexification croissante de la notation musicale, témoigne que l’événement musical doit rester, en toute circonstance, une œuvre indétachable d'un auteur (à la limite, Dieu lui-même, par défaut, le génie romantique comme avatar laïcisé de la grâce divine, comme l'indique l'usage, dans les deux cas, du champ lexical de la création) dont l'esprit est pérennisé par une partition à laquelle l'interprète, quelque virtuose qu'il soit, se doit de rester fidèle. De là, les assommantes et interminables querelles savantes pour savoir, entre le concerto pour main gauche de Ravel avec Boris Bérézowsky au piano et Jean-Jacques Kantorow dirigeant le Sinfonia Varsovia et le "même" concerto avec Hélène Tysman au piano et Nicolas Pasquet dirigeant l'Orchestre Franz Liszt de Weimar lequel des deux "mêmes" est le plus fidèle à l’esprit idéal de l’œuvre. Comme on le voit, la musique "savante", en devenant une affaire d'initiés, de "gardiens du temple", de "caste de prêtres" s’est fort éloignée de "l’expression de la faculté dionysiaque d’un peuple […] qui est, par delà l’apollinienne, […] une région d’harmonies joyeuses où délicieusement s’éteint la dissonance et s’évanouit l’horrible image du monde"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xxv). Certes, l’origine païenne de la musique que Nietzsche assigne aux dithyrambes dionysiaques n’est nullement incompatible avec le divin ni, encore moins, avec la religion. Nietzsche ne fait d'ailleurs aucune difficulté pour admettre que, en un certain sens, la katharsis musicale nous met en relation avec le divin. Sauf que, pour Nietzsche, tout comme pour Spinoza, l'attitude religieuse authentique n'est pas celle du dévot obséquieux se prosternant devant une idole au prix de la négation de sa propre vie, mais, bien au contraire, celle de "l'homme le plus exubérant, le plus vivant, le plus consentant au monde, qui non seulement a appris à s'accommoder de la réalité telle qu'elle fut et telle qu'elle est et à la supporter, mais encore réclame qu'elle se répète telle qu'elle fut et telle qu'elle est, de toute éternité"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §56). C’est en ce sens que la pensée tragique grecque constitue, pour Nietzsche, un paradigme indépassable : ne rien vouloir d’autre que la vie telle qu’on l'a vécue et la vit, non pas par volonté d’humilité ou de sacrifice, mais, au contraire, par volonté d’affirmation, de défi face au Destin12. Voilà donc le divin : "je reviendrai, avec ce soleil et cette terre, avec cet aigle et ce serpent, non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie, ou une vie ressemblante ; à jamais je reviendrai pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit, pour à nouveau de toutes choses enseigner le retour éternel [die ewige Zurück]"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, III). "Vis ta vie comme si tu devais vouloir qu’elle se répète éternellement à l’identique", telle est la devise de l’éthique nietzschéenne. D'où l'originalité de Nietzsche consistant à faire de la musique à la fois le vecteur nécessaire de cette éthique et son plus parfait représentant symbolique dans la récurrence musicale de certaines figures rythmiques ou mélodiques, dans le da capo, dans la ritournelle.

Mieux encore : dire que l’exécution musicale n’a de compte à rendre qu’à la relativité de la vie réelle telle qu’elle est vécue et non pas à la valeur absolue d'une vie idéale fantasmée, c’est alors, semble-t-il, lier indissolublement performance musicale et performance linguistique13. En effet, si le chœur tragique comme dépositaire d'une fonction dionysiaque est bien le creuset originel de la musique, alors "la tragédie grecque comme le chœur dionysien […] sont ainsi jusqu’à un certain point le giron maternel de tout le soi-disant dialogue"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, viii). Quand il parle de "soi-disant dialogue" Nietzsche fait, évidemment, une allusion ironique à la conception platonicienne du dialogue idéal dominé par la maïeutique de Socrate, l’"homme théorique" par excellence14, et de son daïmon comme prototype d’un Dieu éthéré, spirituel, personnel et moralisateur15, ainsi qu’à la philosophie platonicienne du langage caractérisée par l’obsession d'une expression pure enfin débarrassée de la détestable influence de cette rhétorique16, fille de Dionysos et de Calliope : "dans cette nature [socratique], toute anormale, la sagesse instinctive n'intervient que pour entraver, combattre l'entendement conscient. Tandis que, chez tous les créateurs, l'instinct est, précisément, la force positive, créatrice, et la raison une fonction critique, décourageante"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xiii). Là encore, Nietzsche rejoint le Pascal qui entend "humilier la raison" en rétablissant l'instinct (le "cœur") dans ses droits. Malgré tout, Nietzsche partage avec Socrate et Platon l’idée d’une communauté de nature entre la musique et le langage17: "l'excellence du discours, de l’harmonie, du maintien et du rythme vient de la simplicité de l’âme [euètheïa], non pas de cette simplicité qui n’est que sottise, mais de la simplicité véritable où s’allient beauté et bonté […]. Le rythme et l’harmonie se règlent sur le discours, et non le discours sur le rythme et l’harmonie […]. Le rythme et l’harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer dans l’âme et de la toucher fortement"(Platon, République, III, 400d-401d). Que Platon réduise, comme nous l'avons déjà souligné, la musique à l’harmonie (c’est-à-dire à l’ordre cosmique) et au rythme (c’est-à-dire à l’ordre mathématique) s’explique par le dénigrement systématique de la mélodie et du timbre réputés être des accessoires proprement rhétoriques réputés s'adresser à l'instinct et, donc, (é)mouvoir les corps. Il s’agit donc bien, pour lui, de "débarrasser le musical de tous les accidents liés aux conditions matérielles et physiques de sa production afin d'accéder à une écoute épurée de formes sonores pures, disjointe des aléas du monde sensible"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, v), à commencer par le pouvoir charismatique de la voix. Certes, celui qui se sert plutôt de sa vision peut aussi se laisser divertir par l'agitation mondaine18, toutefois "il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité"(Platon, République, VI, 508e). Tandis qu’il n’y a pas d’"oreille de l’esprit". Cet organe est, tout au contraire, celui de l'expression des besoins (donc des instincts) nécessairement multiples et changeants19 du corps. D'où l’imputation de servilité dont pâtit celui dont la vie est gouvernée par l'audition20 et se trouve, de ce fait, prompt à se laisser tenter et donc, in fine, à imiter le beau parleur en faisant siens ses instincts ou, du moins, ce qui semble être tel. Que ce beau parleur soit un orateur, un sophiste, un poète, un prestidigitateur ou un rhapsode, au fond, importe peu. Dans tous les cas, insiste Platon, "si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes"(Platon, République, III, 398b). D'où le crédit accordé, dans la culture occidentale, à l'expression écrite comme technique de symbolisation du réel dans laquelle la substitution du voir à l'ouïr se présente comme un progrès décisif de la raison sur les instincts : l’"homme théorique" est, nécessairement, un "homme de lettres"21. À l’inverse, l’"homme rhétorique", pourrait-on dire, est inféodé à l’oralité. L’"homme théorique" est réputé chercher à penser par lui-même, tandis que ’"homme rhétorique" est soupçonné d'être enclin à imiter n'importe qui. C’est donc toute la dimension instinctivement mimétique de l’existence humaine qui est niée par l’"homme théorique", en tout cas dans sa version platonico-socratique.

Avec des accents apparemment aristotéliciens, Nietzsche se plaît, en effet, à souligner que "l’imitation est le moyen de toute civilisation, c’est par ce moyen que l’instinct se forme peu à peu. Toute comparaison (pensée originelle) est une imitation"(Nietzsche, Considérations sur le Conflit de l'Art et de la Connaissance, §146). Toutefois, là où l’imitation (mimèsis) aristotélicienne est essentiellement tournée vers la connaissance, donc demeure théorique22, celle de Nietzsche est tournée vers la pratique et vers la vie. Pour Nietzsche, comme pour René Girard23, c’est à l’art (au sens restreint) et, donc, au premier chef, à la musique qu’il revient de réhabiliter la fonction mimétique naturelle de tout instinct social qui, rappelons-le, est, depuis Aristote, une expression de la nature humaine : "ce sont sur des tropes24 et non sur des raisonnements inconscients25 que reposent nos perceptions sensibles. Identifier le semblable avec le semblable, découvrir quelque ressemblance entre une chose et une autre, c’est le processus originel. La mémoire vit de cette activité et s’exerce continuellement. Le phénomène originel est donc la confusion"(Nietzsche, Considérations sur le Conflit de l'Art et de la Connaissance, §144). Raison pour laquelle, si l'art doit, comme le dit Nietzsche, "embellir la vie", "soulager du dégoût de l'absurde", alors il doit aussi "repose[r] sur l’imprécision de la vue. Avec l’oreille, même imprécision dans le rythme, dans le tempérament, etc."(Nietzsche, Considérations sur le Conflit de l'Art et de la Connaissance, §54). Le langage de la vie authentique, contrairement à celui de la philosophie socratique et de la science moderne, est et doit demeurer imprécis, métaphorique afin de pouvoir être un facteur, non pas de vérité26, mais d'illusion tout au contraire, au point même que "le plaisir de mentir est artistique. […] Le plaisir artistique est le plus grand, parce qu’il dit la vérité de façon tout à fait générale sous la forme du mensonge27"(Nietzsche, Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral). Bref, le langage du mimétisme social instinctif, de la gaieté tragique et de l'improvisation créative, celui qui suggère sans enjoindre, qui sollicite l’être collectif tout entier sans prétendre édifier seulement l’esprit individuel est un langage fondamentalement rhétorique. Sur ce point, que "la rhétorique exige une âme perspicace et naturellement habile dans les relations humaines"(Platon, Gorgias, 463b) et, donc, n'ait que faire de la vérité, là-dessus, Platon et Nietzsche s'accordent pleinement. Comme le dit Wittgenstein, "plutôt que de dire ‘sans langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement’, nous devrions dire ‘sans langage, nous ne pourrions nous influencer mutuellement’"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §491). Pour René Girard, l'influence rhétorique commence même, en amont de l'imitation des actes, par celle des désirs : "l'homme désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer pour acquérir cet être"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Spinoza ne dit pas autre chose : "le bien que l’homme désire et aime pour lui, il l’aimera d’une façon plus ferme, s’il voit que les autres l’aiment aussi"(Spinoza, Éthique, IV, 37). Dès lors, que le langage soit un vecteur spécifiquement humain de contamination mimétique, donc d’influence mutuelle, n’a rien d’étonnant dès lors que l'on admet, avec Aristote, que l’être humain est, par nature, un "animal politique" : "le langage [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, I, 1253a) et ce, même si on établit, comme le fait Aristote, une différence de nature entre la phonè (la voix et la musique) et le logos (la parole raisonnée)28. Voilà pourquoi la fonction première du langage humain reste inéluctablement mimétique : "la tendance à l'imitation [mimèsis] nous est naturelle"(Aristote, Poétique, iv, 1448b). Mimétique et non diégétique29 : le langage incline, naturellement, les hommes à s’imiter, donc à s’influencer mutuellement. C’est pourquoi, si l’origine de la musique se confond avec la nature fondamentalement dionysiaque de la tragédie grecque, alors "l’excitation dionysiaque a le pouvoir de communiquer à toute une foule cette faculté artistique de se voir entourée d’une semblable phalange aérienne, avec laquelle elle a conscience de ne faire qu’un. Ce processus du chœur tragique est le phénomène dramatique primordial : se voir soi-même métamorphosé devant soi et agir alors comme si l’on vivait réellement dans un autre corps, avec un autre caractère"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, viii). Ce qui n'exclut pas, bien au contraire, la dimension tout autant apollinienne du langage humain comme facteur d'illusions créatives qui ne sont rien d'autres qu'une continuation du rêve par d'autres moyens, tout particulièrement, comme Freud l'a opportunément souligné, dans la créativité artistique : "les œuvres d’art, [...] à l’inverse des productions asociales et narcissiques du rêve, peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients"(Freud, ma Vie et la Psychanalyse). Ce qui, dans la fonction de la performance musicale comme dans celle de la performance linguistique, nous ramène à leur origine communément tragique, donc rhétorique, c'est qu'il s'agit, dans les deux cas, de faire "comme si" nous étions métamorphosés, "comme si" nous étions un autre corps, un corps social puissant alors qu’au fond, nous sommes pleinement conscients que ce n’est pas le cas, que nous ne sommes qu'un corps biologique faible et périssant dont la vie, quelque pénible qu'elle soit, est déterminée par un destin sur lequel nous n'avons pas de prise. "Faire comme si", c'est, si l'on veut, rêver, se bercer d'illusion, mais non pas, nécessairement, être victime d'une hallucination. Car, ce qu'il y a d'indéfectiblement apollinien dans la posture tragique, c'est que (Freud l'a bien vu) le rêveur sait qu'il rêve, ce qui, tout à la fois, tempère et éclaire le défi extatique que la dimension dionysiaque de la musique adresse au destin et qui, sans ce complément, ne serait qu'un pur délire. C'est pourquoi le prophète Zarathoustra est, finalement, la synthèse éthique de la figure de Dionysos et de celle d'Apollon : non pas dieu, mais homme qui annonce que ce qui est à venir n'est autre que la vie telle qu'elle est déjà advenue, que l'affirmation triomphale des instincts vitaux peut, certes, défier la vie, mais non la remplacer. De sorte que, si la musique est bien, comme Nietzsche le prétend, ce qui a pour fonction d'entretenir ce fond d'illusions vitales, pour continuer à vivre "malgré tout" et non pas, selon la formule socratique, d'apprendre à mourir, alors on comprend mieux , à présent, l'incompatibilité congénitale de la musique et de la philosophie, en tout cas de cette philosophie occidentale dont Whitehead disait que "the safest general characterization [...] is that it consists of a series of footnotes to Plato"(Whitehead, Process and Reality).

Nous terminerons cet exposé en montrant que, parmi les innombrables genres musicaux que l'histoire de l'humanité a enfantés, le jazz en est un qui, précisément, assure la fonction que Nietzsche assigne au dionysisme musical, notamment à travers sa gravité, sa frivolité et son caractère rhétorique. Commençons par dire que l’apparition du jazz au début du XX° siècle fut une révolution musicale d’ampleur comparable à celle de la naissance de la musique atonale à peu près à la même époque ou à la naissance de l’opéra à la fin du XVI°. Dans les trois cas, les "gardiens du temple" se sont insurgés contre les atteintes au bon goût que faisaient peser des genres musicaux complètement hétérodoxes. Ils avaient oublié que "le « barbare » fut toujours, en dernier ressort, une aussi impérieuse nécessité que l’apollinien. Imaginons maintenant comme dut résonner, à travers ce monde artificiellement endigué de l’apparence et de la mesure, l’ivresse extatique des fêtes de Dionysos en mélodies enchantées et séductrices ; comme, en ces chants, éclata, semblable à un cri déchirant, tout l’excès démesuré de la nature, en joie, douleur et connaissance ; représentons-nous ce que pouvait valoir, au regard de ce chœur démoniaque des voix du peuple, la psalmodie de l’artiste apollinien, scandée par les sons étouffés des harpes ! Les muses des arts de l’ « apparence » pâlirent devant un art qui proclamait la vérité dans son ivresse ; à la sérénité olympienne la sagesse de Silène cria : « Malheur ! Malheur ! »"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, iv). Les défenseurs de la version intellectualiste-spiritualiste de l'apollinisme ont frémi d’horreur, en effet, en voyant les facéties de Slim Gaillard interprétant Cement Mixer ou Cab Calloway chantant et dansant en dirigeant Minnie the Moocher, presque autant qu'en écoutant la Dafne de Jacopo Peri chanter le lascif abandon au sommeil ou en entendant les dissonances du Concerto pour Violon d’Arnold SchönbergTout comme l’opéra à ses débuts et la musique atonale, le jazz a été d’emblée perçu comme vulgaire et dissonant : "la musique nègre importée des États-Unis fut en effet ressentie, aux oreilles de nombre de ses nouveaux auditeurs européens, comme une invasion tumultueuse de la musique par le bruit"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, v). C’est que, loin de n’exprimer que les nobles préoccupations apolliniennes d'un bon goût occidental dûment éduqué, cet ancêtre du jazz qu'est le blues, cette forme de chant populaire mélancolique interprété par des Noirs dans le delta du Mississippi dans les années 1890, a, dès l'origine, senti la sueur rance des corps au travail. Or, comme le souligne Christian Béthune, "le travail, surtout lorsqu'il s'agit d'une tâche collective, s'accomplit la plupart du temps à la manière d'une chorégraphie. Cette habitude de danser son travail n'a rien de fugace ni d'anecdotique, c'est une constante immanente aux gestes du travailleur"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, vi), tout particulièrement, on s'en doute, lorsque ce travail est servile, donc essentiellement répétitif, absurde, pénible et ennuyeux. Ce qui explique que les work songs profanes (à titre d'exemple, parmi d'innombrables versions, le très célèbre Work Song chanté par Nina Simone) tout autant que les negro spirituals sacrés (par exemple, Nobody knows the Trouble I've seen par Louis Armstrong et autres Oh Happy Day d'Aretha Franklin) ont fortement inspiré non seulement les thèmes mais aussi et surtout ce que l'on va appeler le "style jazz" qui consacre la prégnance du swing, c'est-à-dire du balancement rythmique du corps dans une "musique entièrement contaminée par le mouvement [où] le swing serait part impondérable mais omniprésente du corps introduite dans la musique tant par les musiciens que par les auditeurs"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, vi). Rien d'étonnant alors à ce que, à l'opposé de l'immobilité obséquieuse imposée aux corps par la tradition savante, le swing qui excite les corps jusqu'à les enjoindre de danser, constituât, d'emblée, une figure de la vulgarité. Exemple frappant, dans Belle du Seigneur, la très aristocratique Ariane d'Auble, qui ne jure que par Bach et par Mozart, se plaint à son amant du bruit de jazz qui, jusque dans sa chambre d'hôtel, parvient à ses oreilles : "- On danse en bas, dit-elle. - Oui, on danse. - Comme cette musique est vulgaire ! - En effet."(Albert Cohen, Belle du Seigneur, Lxxxvii). De fait, le swing est, dans la structure musicale du jazz, l’élément central qui, par le mouvement des musiciens accompagnant la sonorité et le rythme des instruments ainsi que par le mouvement mimétique des spectateurs, incite les corps à un mouvement qui, tout en rappelant la cadence douloureuse du travail contraint, dispose néanmoins les esprits à la gaieté, paradoxe dont nous avons vu qu'ils étaient profondément dionysiaques. D'où cette mélancolie très particulière qu’exprime le blues30, pour entretenir l'illusion consciente et lucide d’un monde meilleur accompagnée, de ce fait, d’une farouche volonté de vivre malgré le malheur patent de l’existence. L'esclavagiste sudiste, tout comme l'occupant nazi en d'autres circonstances, ne s'y étaient pas trompés, intuitivement conscients qu'ils étaient de la valeur cathartique de la musique.  Rappelons que "durant la période de l'esclavage, les chants et les danses des esclaves avaient été invoqués par les planteurs pour accréditer l'idée d'individus heureux de leur sort et contrer la propagande anti-esclavagiste. Dans la mesure où, en plus d'une occasion de se distraire à bon compte, les notables du sud voyaient dans les manifestations de la culture afro-américaine des raisons supplémentaires de considérer les Noirs comme inférieurs, ils s'en accommodaient volontiers. Les chants, les danses et les contes de la communauté noire constituaient, dans l'optique suprématiste des planteurs, une façon pour les affranchis de "rester à leur place""(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, i). Toujours est-il que, malgré l'humiliation des Jim Crow Laws31, il reste chez ces "damnés de la terre" la volonté de rester cool32, comme l'illustre abondamment la littérature de Toni Morrisson33. C'est "au milieu de cette exubérance de vie, de souffrance et de joie, remplie d’une extase sublime, [que] la tragédie écoute un chant lointain et mélancolique ; — il parle des causes génératrices de l’Être, qui s’appellent : Illusion, Volonté, Malheur"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xx). Écoutons la douceur de ce Blue Lester distillé par le saxophone de Lester Young ou bien cette déchirante Invitation to the Blues lancée par Tom Waits. Le blues, ancêtre du jazz, est bien une expression de l'éternel retour du même (malheur).

Toutefois, malgré la respectable gravité du blues, l'aspect jubilatoire du swing n'a pas peu contribué à faire du jazz une "musique de nègre"34, c'est-à-dire une musique exotique primitive, frivole et légère. Les Américains blancs, notamment, ont spontanément considéré la culture nègre comme une culture au rabais, une sorte de chaînon manquant entre la culture humaine proprement dite et la simple nature animale. Mais cette manière de voir les choses est loin d'être le fait exclusif d'une bande de planteurs ahuris puisque, sensiblement à la même époque, le grand Hegel écrit que "dans l'Afrique intérieure, la conscience n'est pas encore arrivée à l'intuition de quelque chose de solidement objectif [...]. Le Nègre représente l'homme naturel dans toute sa barbarie et son absence de discipline"(Hegel, la Raison dans l'Histoire). Dans les deux cas, cet "homme naturel" (bel oxymore !) qu'est censé demeurer le Nègre est réduit à des caractéristiques corporelles positives immédiatement perceptibles : la couleur de la peau, bien entendu, mais aussi la démarche nonchalante, le parler rugueux, le rire facile, la sensualité débridée, etc., bref, une apparence simiesque préhominienne35 conforme au statut social dégradé et dégradant auquel la classe sociale dominante s'empresse de le réduire. D'où l'institutionnalisation de ces spectacles que constituèrent, avant l'apparition du jazz proprement dit, les negro spirituals et autres worksongs et, plus encore, ces minstrels shows, c'est-à-dire ces revues nègres chantées et dansées, en général, par des acteurs blancs grimés au noir de fumée, et qui mêlaient chants et danses sur un mode grotesque qui ridiculisait les Noirs en les faisant apparaître conformes à ce que les spectateurs, majoritairement blancs, désiraient voir : "la geste outrée par laquelle l'Amérique blanche prenait subrepticement acte des possibilités expressives offertes par la culture noire fut donc celle qui, simultanément, vouait l'objet de son intérêt aux clichés tenaces d'une spontanéité sauvage ou, tout au plus, d'une humanité émergente"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, iii). Des clichés réduisant la négritude à la seule corporéité animale, c'est-à-dire à une infra-humanité dans la mesure où l'humanité se définit, dit-on, par la spiritualité comme ensemble de propriétés supra-corporelles ou supra-matérielles36. Ce n'est que très récemment, d'une part que la reconnaissance implicite du jazz au statut de musique digne de s'exhiber, au même titre que la musique "savante", dans des festivals renommés, a concrétisé la promotion du jazz au rang de valeur culturelle occidentale à part entière37, et d'autre part, que l'émergence de formes de jazz plus agressives comme le free jazz38 (cf. par exemple Free d'Ornette Coleman) ou comme certaines compositions dont le message politique est explicite (par exemple les Fables of Faubus de Charlie Mingus39) a conduit à revendiquer, au contraire, le caractère spécifique de ses "racines" africaines40. Alors, le jazz est-il devenu sérieux ? Est-ce que les musiciens et les amateurs de jazz "ne connaissent pas une façon de rire nouvelle et surhumaine — et aux dépens de tout ce qui est sérieux ! Les dieux sont moqueurs"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §294) ? Car n'oublions pas qu'au-delà de Dionysos, le dieu barbare et errant, il y a Zarathoustra, le prophète de la danse et de la légèreté qui n'aspire qu'à une chose : retrouver, à travers la musique, son espiègle mélancolie enfantine. Car la katharsis nietzschéenne est régressive. Juste retour des choses, puisque l'essentialisation raciste de la négritude sous la forme d'une imputation de frivolité insouciante stigmatise, précisément, ce qu'elle voit comme une régression anthropologique, un recul de la civilisation. De fait, telle reste majoritairement la tendance du jazz, léger, insouciant, moqueur, bref, enfantin41, celui, par exemple de Mediterranean Sun d'Avishai Cohen ou d'Oscar's Boogie d'Oscar Peterson. En tout cas, ce qu'il y a de commun à toutes ces compositions, sérieuses ou non, c'est qu'elles "ne cherchent pas à tisser ensemble des éléments narratifs pour créer une histoire, mais accumulent au contraire les images afin de produire un feeling […] ; l'acheminement vers la conclusion tient non pas aux articulations logiques d'un logos toujours prompt à abstraire mais aux rythmes, aux accents, aux timbres et aux effets dont se pare la phonê pour signifier toute l'épaisseur du vécu"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, i). Si la perversion occidentale savante de la composante apollinienne de la musique revêt, on l'a vu, souvent la forme d’une sorte de récitation, de lecture ou de commentaire érudit d’un texte écrit (la partition), la composante dionysiaque, en revanche, s’apparente plutôt, en effet, à une conversation à bâtons rompus, voire à un bavardage frivole qui fait écho aux préoccupations immédiates des corps vivants, sentants et agissants, en inter-connexion les uns avec les autres.

Du coup, ainsi que Nietzsche l'a souligné à propos de la musique en général, le caractère rhétorique du jazz42 semble consubstantiel à ses aspects grave et frivole à la fois. Ce qui est d'autant plus aisé que la frontière entre le langage stricto sensu et la musique instrumentale est brouillée, dans le jazz plus que dans aucun autre genre musical, par plusieurs phénomènes typiques. D'abord, il y a la technique dite du scat singing qui consiste, pour le chanteur, à se servir de sa voix comme de n'importe quel instrument de musique en proférant, non plus des paroles articulées, mais des onomatopées. Le scat peut accompagner les paroles ou constituer l'intégralité de la prestation du chanteur (comme dans cette interprétation de One Note Samba par Ella Fitzgerald), ou consister même à mimer un instrument (par exemple, Paolo Conte qui mime le saxophone dans Come di). De sorte que, "libérant la parole de sa seule fonction sémantique sans toutefois lui ôter la tâche de signifier, le chant scat [...] consacre[...] ce triomphe de la phonè sur le logos caractéristique du champ jazzistique"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, i). Que la parole n'y soit pas toujours signifiante renvoie, évidemment, aux formes ancestrales du jazz, ces minstrel shows dans lesquels les acteurs-chanteurs donnaient une image caricaturale de la négritude, notamment en la montrant incapable d'articuler des paroles intelligibles. De ce point de vue, le scat rappelle, justement, la comptine enfantine dans laquelle un thème phonétique est scandé sans autre intention que d'en tirer un plaisir jubilatoire. Sous ce rapport, le jazz est un parfait exemple de la fonction régressive infantile que Nietzsche assigne à la musique, mais certainement pas au sens d'Adorno43. Ensuite, il y a la prégnance instrumentale du saxophone comme moyen d'expression par excellence du jazz. Doté, comme la voix humaine, de toute l'étendue des tessitures, du sopranino à la basse, le saxophone donne souvent l'impression d'adopter les inflexions conversationnelles de la voix humaine (le saxophoniste Stan Getz disait ne pas faire de différence entre sa voix et son instrument). De fait, son spectre expressif va de la douceur feutrée du saxophone de Paul Desmond (par exemple, dans Take ten) à l'acidité déchirante de celui de Gato Barbieri (ici dans Europa) en passant par les facéties nasillardes de l'instrument de John Coltrane (là, dans Impressions) ou l'arrogance un peu rauque de celui de Wayne Shorter (dans Deluge). Et puis, surtout, il y a la technique du dialogue, celui des instrumentistes entre eux et celui des musiciens avec l'auditoire, dialogue purement rhétorique qui autorise chacun des interlocuteurs à improviser sur le modèle du langage oral44 en s'attendant à être imité, c'est-à-dire repris, complété, contredit, etc. Du point de vue du dialogue entre musiciens, le jazz offre des possibilités quasi-infinies d'"improvisation [qui] répète bien plus qu'elle n'innove, mais [qui] adapte constamment le matériau ancien aux circonstances présentes [...] : improviser, c'est mettre en œuvre des automatismes et les adapter en temps réel, en fonction des circonstances, des exigences nées de l'instant"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, i)45. Concrètement, la rhétorique caractéristique de la performance jazzistique prend souvent la forme d'un jeu de call-response entre les musiciens. Par exemple, ici, dans Blue Seven qui est un duo entre le saxophoniste Houston Person et le bassiste Ron Carter (2002), ou là, dans Hackensack, où les deux saxophonistes, John Coltrane et Stan Getz, dialoguent avec Oscar Peterson au piano et Jimmy Cob à la batterie sous l'arbitrage serré de Paul Chambers à la contrebasse (1960). De ce point de vue, le jazz s’apparente beaucoup à un jeu46, ce jeu que Nietzsche évoque lorsqu’il parle de l’enfance comme horizon indépassable de la maturité humaine : "la maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §94).

Mais d’un autre point de vue, celui du dialogue entre les musiciens et le public, les conditions d'élocution du jazz ne sont pas sans rappeler celles du conte oral tel que le connaissent encore certaines traditions populaires, par exemple en Afrique, dans le cadre duquel un conteur produit de la connivence sociale au sein d'un public d'auditeurs en contant un mythe ou une légende déjà connus par chacun mais en l'adaptant aux circonstances de telle sorte que chaque membre de l'auditoire puisse s'y reconnaître et, le cas échéant, y apporter sa propre contribution orale. Le conteur n'est pas un sorcier, un professeur ou un prêtre, mais un alter ego plus aguerri sur lequel il est rassurant pour chacun de pouvoir se reposer pour s'entendre dire des propos qui le touchent et qu'il peut toujours, le cas échéant, corriger ou compléter. Vincent Hecquet écrit que "le récitant, loin de restituer de mémoire l’épopée qu’il délivre, recrée à chaque exécution un chant nouveau. Il se base pour ce faire sur des schémas formulaires hérités de la tradition, mais aussi sur des mécanismes mentaux et procédés stylistiques qui lui permettent d’improviser des vers à la demande"(Hecquet, Littératures Orales Africaines)47. Il en va de même pour le jazz où le musicien n'est pas un "chef" mais un interlocuteur plus doué que la moyenne qui évoque avec virtuosité ce que chacun sait déjà et qui peut toujours, le cas échéant être modifié ou augmenté. Dans les deux cas, en effet, "la jubilation de l'auditoire tient à la capacité de ce dernier à mettre en perspective ce qu'il entend hic et nunc à partir de ses propres [...] schèmes sensori-moteurs acquis, affinés et isolés au fil d'écoutes répétées"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, ii)48. Car le conte oral, tout comme le jazz, ressortissent à cette catégorie tout à fait primitive de jeux de langage49 qu'on pourrait qualifier, simplement, d'"art de converser", lequel "se nourrit volontiers de lieux communs, d'expressions déjà prêtes à l'emploi et de schémas langagiers collectifs dont le propre est précisément d'apparaître sans auteur avéré à l'intérieur d'un espace de connivence, [ce qui] n'affecte en rien la créativité de ceux qui en font usage"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, i). Raison pour laquelle, comme dans le cadre de l'art de converser, la "conversation" jazzistique sollicite toujours la participation spontanée de l'auditoire au point que les réactions, même excessives, même désordonnées, du public donnent souvent l'impression de faire partie de la performance jazzistique coutons, par exemple, ce qui se passe au cours de cet enregistrement live de Mercy, mercy, mercy interprété par le Cannonball Adderley Quartet ou de celui du In Walked Bud de Thelonious Monk et de son ensemble). Tout à l'opposé, donc, des critiques adorniennes qui ne trouve, dans l'improvisation jazzistique, qu'"un schéma rigoureux [de sorte] que le geste de rébellion allait et va encore de pair avec une tendance à obéir aveuglément"(Adorno, Mode Intemporelle)Il s'ensuit que l'une des conséquences du caractère rhétorique du jazz, c'est que, non seulement il y est rarement question de "chef d'orchestre" mais il y est tout aussi rarement question d'"auteur" ou d'"œuvre". Qui donc se souvient de l’auteur des paroles ou de la musique de "All the Things you are" ? Mais faut-il être très fin musicologue pour sentir qu'il y a infiniment plus d'écart entre All the Things you are interprété par Bill Evans et le "même" standard interprété par Michel Petrucciani qu’entre le concerto n°1 en ré mineur BWV 1052 de Bach interprété par Glenn Gould et le "même" concerto interprété par Alexandre Tharaud. Dans un cas, nous avons une œuvre indétachable d'un auteur dont l'esprit est garanti par une partition à laquelle l'interprète, quelque virtuose qu'il soit, s'emploie à rester fidèle indépendamment du contexte d'interprétation, dans l'autre, nous sommes en présence d'un simple thème auquel l'interprète est, tout à l'inverse, invité à apporter les variations contextuelles et personnelles les plus significatives compte tenu de la réalité sociale de la performance. Nietzsche, qui insistait tant sur ce que "le fait d’imiter est le contraire du fait de connaître en ce sens que, précisément, le fait de connaître ne veut faire valoir aucune transposition mais veut maintenir l’impression sans métaphore et sans conséquences. À cet usage, l’impression est pétrifiée"(Nietzsche, Considérations sur le Conflit de l'Art et de la Connaissance, §149), aurait probablement accueilli avec bienveillance le blues et le jazz, mais aussi, très certainement, bien d'autres genres musicaux populaires (rock, pop, techno, electro, disco, reggae, samba, salsa, tango, bossanova, soul, funk, raï, tarab, klezmer, râga, etc.) dont le XX° siècle aura été particulièrement prodigue et qui, en réhabilitant un esprit dionysiaque sollicitant au maximum le potentiel mimétique et créatif des corps vivants, sensibles et sociaux dans un esprit zoroastrien de badinerie enfantine contrastant avec les origines modestes, parfois sordides, de ces musiques réputées "légères" (quel compliment, pour Nietzsche !), auront profondément malmené l'idéal apollinien d'une musique tendanciellement centrée sur l'esprit immuable d'une belle œuvre50.

Nous pouvons à présent essayer de résumer la pensée de Nietzsche d'après laquelle une vie authentiquement humaine serait inconcevable sans la musique. En effet, s'il est des hommes qui ne sont pas des "hallucinés de l'arrière-monde", comme Nietzsche nomme les dévots dans ainsi parlait Zarathoustra, que leur reste-t-il donc pour défier dans le sublime et le comique l'horreur et l'absurdité d'une existence tragique au sens primitif (grec) du terme ? Rien d'autre que "la musique et le mythe tragique [qui] sont, à un égal degré, l’expression de la faculté dionysiaque d’un peuple, et [qui] sont inséparables. Tous deux [...] illuminent une région d’harmonies joyeuses où délicieusement s’éteint la dissonance et s’évanouit l’horrible image du monde ; tous deux jouent avec l’aiguillon du dégoût, confiants dans la puissance infinie de leurs enchantements ; tous deux justifient par ce jeu l’existence « du pire des mondes » lui-même"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, §25). La raison d'être de la musique, sa fonction, est d'accompagner la tragédie de l'existence, non pour l'abolir, pas même pour la faire oublier, mais pour l'affronter, comme le font les enfants, avec une insouciante gravité, une mélancolie moqueuse, une sage espièglerie. En ce sens, la musique n'est pas un vecteur de joie à la manière d'une activité (l'art au sens large) dont l'effet est d'accroître nécessairement la puissance d'être de qui l'exerce, mais plutôt pourvoyeuse de gaieté, c'est-à-dire de volonté farouche de faire face à l'adversité. Si Nietzsche a raison, alors, en effet, une vie dépourvue de ce vital additif est non seulement une erreur mais aussi, complétons la citation, "une besogne éreintante, un exil"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles) que, seul, ce que Marx qualifie d'"opium du peuple", avec son cortège de tristes mensonges et d'hallucinations morbides, peut alors contribuer à rendre supportable. Tandis qu'à travers sa fonction zoroastrienne, la musique, "exprime un besoin d'unité, un dépassement de la personne, de la banalité quotidienne, de la société, de la réalité, franchissant l'abîme de l'éphémère ; l'épanchement d'une âme passionnée et douloureusement débordante en des états de conscience plus indistincts, plus pleins et plus légers ; un acquiescement extasié à la propriété générale qu'a la Vie d'être la même sous tous ses changements, également puissante, également enivrante"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xvi). Tout à la fois, Übermensch, prophète et enfant, l'homo musicus est alors "le plus généreux, le plus vivant et le plus affirmateur, qui ne se contente pas d’admettre et d’apprendre à supporter la réalité telle qu’elle fut et telle qu’elle est, mais qui veut la revoir telle qu’elle fut et telle qu’elle est, pour toute l’éternité, criant insatiablement "da capo !""(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §56). Da capo : "recommençons", "reprenons", sous-entendu "à vivre". L'erreur d'une vie sans musique n'est pas d'ordre théorique mais d'ordre éthique : elle ne consiste pas en un défaut de vérité sur la vie mais plutôt en un défaut d'illusion dans la vie, c'est-à-dire en un déficit de cette énergie vitale qui permet à l'enfant, lors même que le destin s'acharne sur lui, d'appréhender "malgré tout" le jour qui vient comme another Day of Sun.

Liste des illustrations musicales (par ordre de citation) :


1On trouve, notamment en Grèce et en Inde, des exemples très anciens de notation musicale mais qui, loin d’avoir la précision de notre solfège moderne, n’étaient conçus que comme de simples aide-mémoire et non comme des partitions au sens actuel de ce terme. L’écriture neumatique du chant grégorien ou celle des accords chiffrés en jazz (d’ailleurs héritée de la basse continue baroque) sont de ce type et laissent à l’exécutant une grande liberté d’improvisation rythmique et mélodique.
3Mythe repris par Platon : "chaque cercle [décrivant la révolution de l'une des huit sphères du ciel] émettait une sonorité unique, une tonalité unique, et de l'ensemble de ces huit voix, résonnait une harmonie unique [...]. Comme les yeux sont attachés à l'astronomie, de mêmes les oreilles sont attachées au mouvement harmonique"(Platon,République X-III, 617e-530d). À noter que cette analogie ne convainc pas du tout Aristote : "quand on nous parle d'une harmonie résultant du mouvement de ces corps pareille à l'harmonie de sons qui s'accorderaient entre eux, on fait une comparaison fort brillante, sans doute, mais très vaine"(Aristote, Traité du Ciel, 219a). Remarquons que, sur ce point aussi, le débat entre Platon et Aristote est exactement celui que résume Vladimir Jankélévitch lorsqu'il "se demande[...] si la musique n'aurait pas, plutôt qu'une fonction éthique, une signification métaphysique"(Jankélévitch, la Musique et l'Ineffable). L'idéal métaphysique d'une suprême harmonie cosmique qui s'exprimerait, notamment, à travers les mathématiques et la musique est encore d'actualité. C'est, par exemple, le thème central du grand roman de Hermann Hesse le Jeu des Perles de Verre.
4Au problème de la notation près, on peut d'ailleurs considérer le chant grégorien comme l'une des tentatives les plus abouties pour substituer l'esprit apollinien à l'esprit dionysiaque dans la musique européenne. Le chant grégorien est, en effet, une sorte de limite vers laquelle tend le chœur tragique (le chantre prenant alors la place du coryphée antique) lorsque ses implorations ne s'adressent qu'à un dieu unique et ne sont plus soutenues par aucun accompagnement instrumental ni aucun mouvement corporel autre que celui des cordes vocales d'un collectif s'exprimant à l'unisson.
5Article complet consultable sur le site Volume !
6Le Parsifal de Wagner, mettant en scène, en effet, la sainte quête du sacré Graal par les chevaliers de la Table Ronde, n’était-il pas non seulement sous-titré "festival scénique sacré" (en allemand : Bühnenweihfestspiel), mais aussi réservé par son auteur à la seule représentation dans l’enceinte "sacrée" de Bayreuth ?
7Ce qu’illustre, typiquement, la mélancolie devenue dépression chez le Werther de Goethe ou le des Esseintes de Huysmans, en quoi Nietzsche voit "la volonté tyrannique d'un être affecté d'une grave souffrance, [illustration du] pessimisme romantique sous sa forme la plus expressive, soit en tant que philosophie schopenhauerienne de la volonté, soit en tant que musique wagnérienne"(Nietzsche, le Gai Savoir, §370). Le romantique et, plus généralement, l'idéaliste, sont clairement, pour Nietzsche, des nihilistes paroxystiques "nihiliste est l’homme qui juge que le monde tel qu'il est ne devrait pas être, et que le monde tel qu'il devrait être n'existe pas. De ce fait, l’existence (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a aucun sens"(Nietzsche, Fragments Posthumes).
8À propos de laquelle Goethe parlait d'"entretiens de Dieu avec lui-même juste avant la Création".
10Et pas seulement par la noblesse. Avant l'hégémonie de la sonate et de la symphonie qui va marquer l’âge d’or de la musique classique (à quoi on réduit souvent la musique "savante"), la forme privilégiée du genre baroque est, en effet, la "suite", sous-entendu, la "suite de danses" : "courante", "chaconne", "passacaille", "gavotte", "menuet", "bourrée", "passepied", "rigaudon", "sarabande", "gigue", "allemande", etc. qui, toutes, sont des danses "populaires". Il nous semble que la conception nietzschéenne de la fonction tragique de la musique, notamment à travers son caractère dionysiaque, participe clairement d'une apologie de la musique populaire (laïque pourrait-on dire en prenant l'étymologie grecque de laos, "peuple"). Au-delà de ses enjeux musicologiques et anthropologiques, l'opposition nietzschéenne entre l'amour charnel chez Bizet et l'amour platonique chez Wagner illustre à merveille le choix d'une musique accessible au plus grand nombre et pas seulement à quelques happy few.
11Cf. l'allégorie de Raphaël intitulée l'estasi di Santa Cecilia e quattro santi, Sainte Cécile étant, comme chacun sait, la patronne des musiciens. On voit, au passage, à quel point le processus de spiritualisation de la musique engendre une hiérarchie sociale avec, à son au sommet, le Verbe divin (variante : l'Être métaphysique), puis l'esprit du compositeur imprégné du Verbe divin (variante : l'Essence de la Musique), puis l’esprit du spécialiste gardien de l’orthodoxie théologique (variante : de la Vérité Ontologique), puis vient le corps de l'exécutant plus ou moins habité par l'esprit du compositeur, puis le corps du mélomane en proie à la vénération de son propre esprit pour la pureté de l’œuvre, enfin, tout en bas, le corps du vulgus béatement fasciné par la matérialité du son. D’une manière générale, comme l’a bien montré Pierre Bourdieu, l’acte de lecture suppose, en amont, une différenciation des rôles respectifs de l’auctor et du lector (cf. Compréhension, Interprétation et Autorité chez Arendt, Bourdieu et Wittgenstein).
12Nietzsche est, de ce point de vue, également éloigné de la conception monothéiste d’une vie faite d’épreuves imposées par Dieu, de la conception hindo-bouddhiste d’une vie comme étape d’un cycle de réincarnations successives (samsâra) et de la conception stoïco-spinozienne d'une vie idéalement consentante à l'ordre des choses. Car, pour Nietzsche, Dieu, la Nature ou le Destin, c'est "ce grand enfant d’Héraclite qu’on appelle Zeus ou le Hasard"(Nietzsche, la Généalogie de la Morale, II, xvi). Pour Nietzsche, il n'y a ni transcendance, ni immortalité, ni nécessité. C'est pourquoi il préconise non pas la résignation mais la combativité. Comme chez  les tragiques grecs et comme chez Camus, c'est toujours au destin que l'homme fait face, lance un défi. Nous avons donné, dans "Voile Islamique", Délire Cognitiviste et Approche Conativiste, un exemple de manifestation d’une telle éthique dans le défi vestimentaire des musulmanes voilées.
13Nous prenons le terme au sens anglo-saxon de concrétisation matérielle, d'accomplissement physique.
14"Tout notre monde moderne […] a pour idéal l’homme théorique, armé des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au service de la science, et dont le prototype et ancêtre originel est Socrate"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xviii).
15"C'est quelque chose qui a commencé dès mon enfance, une certaine voix qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne de ce que j'allais faire, sans jamais me pousser à agir […]. Mon avertissement coutumier, celui de l'esprit divin, se faisait entendre à moi très fréquemment jusqu'à ce jour et me retenait, même à propos d'actions de peu d'importance, au moment où j'allais faire ce qui n'était pas bon"(Platon, Apologie de Socrate, 31d-40a).
16"La pensée est une discussion que l’âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner [...] car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son opinion"(Platon, Théétète, 189 e). Tandis que "la rhétorique [...] a pris le masque de l'art sous lequel elle se trouvait, [elle] n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la bêtise, qu'elle l'égare au point de faire croire qu'elle est plus précieuse que tout. […] Les rhéteurs ne sont-ils pas comme les tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent, n'exilent-ils pas de la Cité qui leur plaît, ne le dépouillent-ils pas de ses richesses ?"(Platon, Gorgias, 463b-466b).
17Sur ce point, Vladimir Jankélévitch est tout à fait fondé à mettre Nietzsche et Platon sur le même plan. Mais lorsqu'il dit que "l'acharnement [nietzschéen] contre la tentation [platonicienne de purger le langage et la musique de toute rhétorique] n'est pas moins suspect que la tentation … La rancune puritaine contre la musique, la persécution du plaisir, la haine de l'agrément et de la séduction, l'obsession antihédonique enfin sont des complexes comme la misogynie elle-même est un complexe !"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable), il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour en induire que les conceptions musicales de l'un et de l'autre, au fond, reviennent au même ! Que les corbeaux soient noirs et que mon voisin soit noir ne m'autorise pas à conclure que mon voisin est un corbeau (à moins que la coraxité aussi soit ... un "complexe" ?) !
18Cf. la fameuse allégorie platonicienne dite "de la Caverne".
19Personne n'a oublié l'épisode d'Ulysse et des Sirènes dans l'Odyssée.
20Confondant la fonction et les effets,  Pascal Quignard rapproche étymologiquement les verbes "ouïr" (audio, "j'entends") et "obéir" (obœdio, de ob-audio, "j'entends devant moi") : "la musique viole les corps humains. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels [...]. Elle est d'essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la structure que son exécution, aussitôt, met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique [...]. C'est le mot de Tolstoï : "là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique possible""(Quignard, la Haine de la Musique, vi). Dans le même esprit que Tolstoï ou Quignard, Theodor Adorno ne percevait toutefois ce facteur coercitif que dans la seule musique populaire. Mais peut-être, après tout, sont-ils tous trois simplement victimes d'une lecture trop littérale du mythe d'Orphée ou de la légende du Rattenfänger von Hameln ("le joueur de flûte d'Hamelin", littéralement, "le chasseur de rats d'Hamelin") attribuant à la musique instrumentale un véritable pouvoir magique.
21Toutefois, la dichotomie platonicienne est celle d’une opposition entre oralité philosophique et oralité rhétorique plutôt qu’entre écriture et oralité. Rappelons que Platon est assez réservé sur la statut philosophique de l’écriture à laquelle il reproche d’être, potentiellement, un facteur d’illusion : "ce qu'il y a de terrible, Phèdre, c'est la ressemblance qu'entretient l'écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu'engendre la peinture se tiennent debout comme s'ils étaient vivants ; mais qu'on les interroge, ils restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence. Et il en va de même pour les discours. On pourrait croire qu'ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, parce qu'on souhaite comprendre ce qu'ils disent, c'est une seule chose qu'ils se contentent de signifier, toujours la même. Autre chose : quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s'y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n'est point l'affaire ; de plus, il ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s'adresser. Que par ailleurs s'élèvent à son sujet des voix discordantes et qu'il soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n'est capable ni de se défendre ni de se tirer d'affaire tout seul"(Platon, Phèdre, 275d-e).
22"L'action de la rhétorique s'exerce sur des questions de nature à être discutées [...], des questions qui comportent au moins deux solutions diverses, car personne ne délibère sur des faits qui ne peuvent avoir été, être ou devoir être autrement qu'ils ne sont présentés. Et cela, en présence d'un auditoire composé de telle sorte que les idées d'ensemble lui échappent et qu'il ne peut suivre des raisonnements tirés de loin [...]. C'est le caractère moral de l'orateur qui amène la persuasion lorsque le discours est tourné de telle façon que l'orateur inspire la confiance [notamment] dans les affaires embrouillées ou prêtant à l'équivoque [...]. C'est la disposition des auditeurs quand leurs passions sont excitées par le discours : nous portons des jugements différents, selon que nous anime un sentiment de tristesse ou de joie, d'amitié ou de haine [...]. Enfin, c'est par le discours lui-même que l'on persuade lorsque nous démontrons la vérité ou ce qui paraît tel d'après des faits probants [...], or tout le monde peut faire la preuve d'une assertion en avançant soit des exemples, soit des enthymèmes"(Aristote, Rhétorique, i, 1356a-1357a).
23"Seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir. Cette nature, de nos jours, est difficile à percevoir car l'imitation la plus fervente est la plus vigoureusement niée. Don Quichotte se proclamait disciple d'Amadis et les écrivains de son temps se proclamaient les disciples des Anciens. […] Partout, au XX° siècle, la spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation. Ne nous laissons pas duper, répète partout Stendhal, les individualismes bruyamment professés cachent une nouvelle forme de copie. Les dégoûts romantiques, la haine de la société, la nostalgie du désert, tout comme l'esprit grégaire, ne recouvrent, le plus souvent, qu'un souci morbide de l'Autre [...]. Subjectivismes et objectivismes, romantismes et réalismes, individualismes et scientismes, idéalismes et positivismes, [...] relèvent tous, plus ou moins directement, de ce mensonge qu'est le désir spontané. Ils défendent tous une illusion d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément attaché"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i).
24C’est-à-dire sur des "figures de style" rendues possibles par le caractère nécessairement flottant des significations.
25Nietzsche fait référence aux enthymèmes, c’est-à-dire aux raisonnements incomplets dont la partie tronquée est réputée inconsciente et dont parle Aristote dans la Rhétorique.
26Ces vérités qui "tiennent l’une à l’autre et forment toute une chaîne, sont enchaînées les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de diamant [...] des arguments que tu [Socrate parle au rhéteur Calliclès] ne vas pas pouvoir rompre, ni toi, ni quelqu’un d’autre, encore plus impétueux que toi"(Platon, Gorgias, 509a). Or, s'insurge Nietzsche, comment a-t-on pu oublier que "la vérité [est] une multitude mouvante de métaphores, de métonymies et d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont"(Nietzsche, Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral) ? Notons au passage que Nietzsche confond ici vérité et véracité, illusion et mensonge (cf. Post-Vérité, Post-Politique, Post-Humanité). Dire que l'obsession de la véracité est pathologique n'empêche pas la vérité d'avoir quelques vertus. De même, dire que nous avons besoin d'illusions n'est pas dire qu'il nous faut des mensonges. Mais tout cela n'a pas beaucoup d'importance pour notre présent propos.
27À ne pas confondre avec le "mentir-vrai" d'Aragon qui n'est qu'une forme de mauvaise foi (cf. ne pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et Capitalisme). Notons que Nietzsche commet ici une double inconséquence, d'une part en confondant vérité (la valeur d'un énoncé) et véracité (le fait de ne pas mentir), d'autre part en confondant illusion (comme le dit Bourdieu, l'illusio, contraction de "in ludo", c'est l'enchantement du jeu) et mensonge (l'intention de manipuler la croyance de l'interlocuteur).
28"La voix [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole [logos]"(Aristote, Politique, I, 1253a).
29Au livre III de la République, Platon oppose, chez Homère, deux manières de s’exprimer : "dans les premiers vers de l’Iliade dans lesquels le poète raconte que Chrysès pria Agamemnon de lui rendre sa fille , que celui-ci s’emporta, et que le prêtre, n’ayant pas obtenu l’objet de sa demande, invoqua le dieu contre les Achéens […] jusqu’à ces vers,"il implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs des peuples", le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais, pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon ; et il a composé à peu près de la même manière tout le récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et dans toute l’Odyssée"(Platon, République, III, 393b). Dans le premier cas, il fait une diègèsis, une description, dans le second cas, une mimèsis, une imitation.
30Le terme blues vient de l'abréviation de l'expression anglaise blue devils qui rend à peu près l'expression française "idées noires".
31Du nom d'un spectacle de music hall raciste dont le "héros" est Jim Crow, un noir tourné en ridicule. Les Jim Crow Lawssur fond d'illusion d’intégration sociale et d'égalité formelle arrachée après la Guerre de Sécession,  établissent, dans des municipalités et États du sud des États-Unis des règlements ségrégationnistes de fait dans les lieux publics. Elles ont, officiellement, été abolies par le Civil Rights Act de 1964.
32 "Cool qualifiait à l’origine une réaction déterminée vis-à-vis du monde. Être cool, c’était au sens le plus accessible être calme, impassible même, devant l’horreur que le monde pouvait vous réserver à tout instant. Pour les Noirs, cette horreur pouvait être tout simplement l’état d’esprit sinistrement prévisible de l’Amérique blanche. D’une certaine manière, cette façon calme ou stoïque de réprimer sa souffrance est aussi vieille que l’entrée du noir dans la société de l’esclavage ou que l’acceptation pragmatique par l’Africain captif du Dieu de son ravisseur. Vis-à-vis d’un monde fondamentalement irrationnel, le rapport le plus justifié est la non-participation"(LeRoi Jones, le Peuple du Blues).
33Il est significatif que le roman central de sa trilogie est intitulé "Jazz" alors qu’il n’y est nullement question de musique !
34L'institution vaticane destinée à latiniser quelques termes modernes néanmoins nécessaires à la communication n'a rien trouvé de mieux, pour traduire "jazz", que musica nigrorum, c'est-à-dire, littéralement, "musique des Noirs" !
35Paolo Conte, dans sa chanson Sotto le Stelle del Jazz écrit : "Sotto le stelle del jazz //Un uomo-scimmia cammina // O forse balla, chissa [Sous les étoiles du jazz // Un homme singe marche // Ou danse peut-être, qui sait]". Ce qui rappelle la caricature mythique de Jim Crow le "nègre typique" grimé en singe savant. Dans le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov décrit un jazz band dont les musiciens sont des singes : "un énorme gorille aux favoris ébouriffés, une trompette à la main, dirigeait en sautant lourdement d'un pied sur l'autre. Sur un rang, étaient assis des orang-outans qui soufflaient dans des trompettes étincelantes. De joyeux chimpanzés, placés à califourchon sur leurs épaules, jouaient de l'accordéon. Deux hamadryas à crinière léonine, tapaient sur des pianos à queue dont les notes étaient complètement étouffées par les saxophones, violons et tambours qui cognaient, piaulaient et mugissaient de gibbons, de mandrills et de guenons"(op. cit., xxiii).
36L'Histoire, nous dit Hegel, c'est "l'Esprit [qui] doit se séparer de son vouloir naturel, de son immersion dans la matière"(Hegel, Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, I).
37Voire semi-officielle par le Président Clinton qui, en 1998, a demandé au "Thelonious Monk Institute of Jazz" de représenter la culture des États-Unis au Sommet des Amériques.
38C'est-à-dire, tout à la fois jazz libre (des contraintes formelles du jazz) et jazz de la liberté (pour les black people).
39Cette composition est une protestation contre la décision du gouverneur (démocrate) de l'Arkansas Orval E. Faubus, qui, en 1957, a envoyé la Garde Nationale pour empêcher, dans le cadre des Jim Crow Laws, l'accès de Little Rock Central High School à 9 étudiants Afro-Américains.
40Le pianiste Herbie Hancock affirme néanmoins que "le jazz n’est pas né en Afrique, mais en Amérique. Il a certainement des sources africaines, mais elles viennent aussi d’ailleurs, d’Irlande, par exemple, mais aussi d’autres pays. J’estime que le jazz puise ses racines dans l’humanité"(Interview donnée au Service de Presse de l'UNESCO le 27/04/2012).
41"Le temps est un enfant qui joue au tric-trac. Royauté d'un enfant" disait Héraclite.
42Cf notre article le Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine et auquel les considérations jazzistiques (et illustrations sonores) du présent article empruntent beaucoup.
43Adorno qui, comme tous les zélateurs élitistes du bon goût occidental, voit dans le jazz "un langage musical régressif [...], la parabole d'une société mise en hibernation"(Adorno, une Mode Intemporelle), bref, une catastrophe civilisationnelle. Cf. le Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine.
44Ce qui est facilité par le fait que la partition, dans le jazz ne comporte, surtout depuis l’invention du bop dans les années 1930, le plus souvent, que la mélodie du thème principal (le standard) ainsi qu’une grille d’accords par laquelle chacun des musiciens se situe dans le schéma rythmique général pulsé par la contrebasse et la batterie (voire le piano). À noter que la grille d’accords du jazz ressemble à celle de la basse chiffrée de la musique baroque à partir de laquelle, justement, improvisait la basse continue.
45C’est pourquoi deux versions du même standard jouées par les mêmes musiciens mais dans des contextes différents peuvent donner lieu à des performances très différentes. Comparons, par exemple, la version enregistrée en 1968 du "St Thomas" du saxophoniste Sonny Rollins, à la version de 1956, laquelle, sous l'influence, sans doute, du batteur hors pair Max Roach, est beaucoup plus heurtée, tandis que la première a la fluidité du jeu de Kenny Drew au piano. Cf. la très intéressante conférence donnée par le compositeur Karol Beffa au Collège de France et intitulée qu'est-ce que l'Improvisation ?
46Il n'est pas sans importance que, dans le roman de Vladimir Nabokov consacré au jeu d'échecs, ce soit un musicien (un violoniste) qui, le premier, se rende compte de la précoce virtuosité échiquéenne du très jeune Loujine : "quel jeu, quel jeu ! dit le violoniste, en refermant soigneusement le coffret. Des combinaisons pareilles à des mélodies. Je crois, pour ainsi dire, entendre la musique des coups [...]. C'est un jeu des dieux. Il y a là des possibilités infinies"(Nabokov, la Défense Loujine, iii).
47L'article complet est consultable sur le site des Cahiers d'Études Africaines.
48Jack Kerouac écrit que "c'est à lui [le musicien de jazz] de mettre en forme ce qui est dans la tête de chacun. [...] Il remplit le vide de l'espace avec la substance de nos vies, avec des confessions jaillies de son ventre tendu, des pensées qui lui reviennent et des ressucées de ce qu'il a soufflé jadis"(Kerouac, sur la Route, iii, 5). Mais on pourrait, mutatis mutandis, en dire autant du tragédien, par exemple Euripide, Sénèque et Racine qui donnent trois versions différentes du destin de Phèdre ou encore Sophocle, Cocteau, Anouilh et Brecht à propos de celui d'Antigone.
49L'expression "jeu de langage" est due à Wittgenstein qui considère que parler et jouer sont des activités humaines non seulement apparentées mais aussi indifférenciées quant à leur genèse enfantine. C'est pourquoi une certaine conception métaphysicienne de l'art en général et de la musique en particulier comme activité essentiellement ineffable est irrecevable. De manière tout à fait significative, Vladimir Jankélévitch se croit fondé à dénoncer "les idoles de la rhétorique qui assimilent la musique à un langage"(Jankélévitch, la Musique et l'Ineffable) au motif que "celui qui parle tout seul est un fou, mais celui qui chante tout seul, comme un oiseau, sans s'adresser à personne, est simplement gai"(ibid.). Or, de même qu'il existe un jeu de langage qui consiste à chanter une comptine qui n'est faite que d'onomatopées, de même il existe un jeu de langage consistant à parler seul (sans être Augustin ou Rousseau, nous le pratiquons tous) sans être ni paraître dément pour autant. S'il est parfaitement exact que "lorsque vous vous trouvez devant votre feuille de papier réglé, vous n'écrivez pas pour dire quelque chose ni pour raconter vos souvenirs de voyage, non, vous écrivez tout simplement, tout mystérieusement de la musique. Le musicien n'a littéralement rien à dire"(ibid.), pour autant, il existe de très nombreux jeux de langage dont la fonction n'est, justement, pas de "dire quelque chose". Cf. dire et montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein.
50 Cela dit, Nietzsche aurait sans aucun doute été aussi consterné qu'Adorno de constater à quel point "tout ce que le jazz [ainsi que tous les autres genres musicaux populaires] a de rebelle fut dès l’origine intégré à un schéma rigoureux et que le geste de rébellion allait et va encore de pair avec une tendance à obéir aveuglément"(Adorno, Mode Intemporelle), autrement dit à quel point la fonction de la musique est, aujourd'hui, complètement oubliée au profit de ses effets souhaités et, plus particulièrement, de ses effets économiques (en termes de consommation) ou politiques (en termes de préservation de l'ordre bourgeois établi). Peut-être aurait-il aussi analysé la lourde tendance contemporaine à la marchandisation de la musique (et de l'art en général) comme une traîtresse reddition de Dionysos à Apollon, une sorte de victoire post mortem de Wagner sur Bizet confirmant, in fine, que "l'effet obnubilant dont Nietzsche se méfiait dans la musique de Wagner a été saisi et socialisé par la musique légère"(Adorno, Introduction à la Sociologie de la Musique).

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