Le rêve considéré non plus comme ressourcement vital créatif mais, désormais, sous prétexte de spiritualité et de rationalité, comme alternative intellectuelle à la vie, voilà donc en quoi va consister, pour Nietzsche, la plus grave perversion de l'apollinisme, sa perversion nihiliste ou, ce qui revient au même, idéaliste. Or,
une manifestation concrète de cette sorte de perversion consiste dans le rôle hégémonique que va jouer l'écriture dans la communication de la pensée humaine et, notamment dans celle de la pensée musicale. De fait, l’invention1
de la notation musicale a, au cours de l’histoire, progressivement complexifié et imposée comme une nécessité spirituelle ou rationnelle la lecture de la pensée musicale comme de toute pensée en général. Sauf
que, à l’instar de Rousseau et contre Hegel, pour Nietzsche, une
telle évolution est tout sauf un progrès décisif : "à
mesure que les besoins croissent, que les affaires s’embrouillent,
que les lumières s’étendent, le langage change de caractère : il
devient plus juste et moins passionné, il substitue aux sentiments
les idées, il ne parle plus au cœur
mais à la raison [...]. C’est l’écriture qui substitue
l’exactitude à l’expression : on rend ses sentiments quand on
parle, ses idées quand on écrit"(Rousseau,
Essai
sur l’Origine des Langues,
v). Comme pour tout langage, l'écriture du langage musical modifie donc radicalement le statut de ce langage. Et, comme toute écriture, l’écriture musicale manifeste une
approche de plus en plus théorétique d'une activité sans cesse plus éloignée de la vie. Nietzsche y voit la preuve que "tout
notre monde moderne […] a pour idéal l’homme théorique, armé
des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au service
de la science, et dont le prototype et ancêtre originel est
Socrate"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
xviii). À travers la nécessité historique de l’écriture, c’est
l’obsession d'un idéal de certitude de connaissance
vraie
et définitive au détriment de l'incertitude consubstantielle à l’intuition vitale qui se fait jour. Inversant l'idée socratique bien connue selon laquelle on ne saurait agir avec justice sans connaître avec justesse,
Nietzsche affirme au contraire que "la
connaissance tue l'action, à l'action appartient le mirage de
l'illusion ; c'est là l'enseignement de Hamlet [...]. Sous
l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus
maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de
l'existence"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii). Pour Nietzsche, comme pour Goethe ou Wittgenstein, "im Anfang, war die Tat [au début était l'action]" et l'action, à l'inverse du Verbe, s'accommode fort bien de l'illusion ou de l'imprécision. Or, cette hypertrophie de l’homme théorique
par
rapport à l’homme
pratique et
à l'homme
sensible que
Nietzsche, après bien d’autres, croit déceler dans la modernité,
abolit le sentiment naturel de la vie, un sentiment de gaieté tragique,
rappelons-le. Entendons-nous bien : ce que Nietzsche déplore n’est évidemment pas que l'homme moderne perçoive, désormais avec l'acuité que lui autorisent ses puissants moyens de connaissance, "l'horrible
et l'absurde de l'existence". C'est plutôt qu’il ne
perçoive plus que
ça,
sous-entendant par là que la musique n'est plus, désormais, en mesure de remplir sa fonction. La vie n'étant plus tragique, c'est-à-dire, tout à la fois, grave et légère, préoccupante et insouciante, mais tout juste catastrophique, c'est-à-dire, au sens que lui a légué la tragédie attique, réduite au seul moment où le héros reçoit sa punition (c'est le thème, hélas bien connu, de l'homme après la chute dans le péché), contaminée qu'elle est par l’obsession mortifère d'un idéal de vérité et de permanence, la musique n'est plus alors que le reflet de cette uni-dimensionnalité souffreteuse de l'existence. Or, s’agissant de la musique, de quelle vérité
et
de quelle permanence idéales peut-il
bien s’agir ?
Il
se trouve que, pour une certaine tradition musicale occidentale,
pertinemment qualifiée de "savante", l'écriture est au
service d'une permanence
ontologique. Comme
nous l’avons déjà souligné par ailleurs2,
la culture occidentale est, depuis toujours, hantée par le mythe pythagoricien3
d'une musique comprise comme manifestation sensible, donc essentiellement imparfaite,
de l'harmonia
tou kosmou,
"harmonie céleste", parfaite par définition. Dans cette conception métaphysicienne, la musique est considérée comme une expression empirique de cette harmonie
pré-établie chère
à Leibniz : "les
plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels
confusément connus. La musique même nous charme quoique sa beauté
ne consiste qu'en les convenances des nombres et dans le compte dont
nous ne nous apercevons pas et que l'âme ne cesse pas de faire, des
battements et des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent
par certains intervalles [...] quoique nous ne puissions
pas l’expliquer si distinctement"(Leibniz,
Principes
de la Nature et de la Grâce,
xvii). Pour Leibniz, il est clair que le plaisir sensible
que
nous retirons de l'audition de la musique n'est qu'une perception
confuse
de la véritable nature de cet art, à savoir un "plaisir
intellectuel"
qui naît d'une perception supra-sensible. Car ce sont des propriétés
intelligibles,
en l'occurrence les relations mathématiques qui existent entre des vibrations
sonores, "les
convenances des nombres et [...]
des
battements et des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent
par certains intervalles"
et non pas les propriétés sensibles
de
ces vibrations que nous apprécions dans la musique. Dès lors, il est inévitable que ce soit, comme le précise aussi Aristote, dans
l'harmonie
comme
science de la convenance mutuelle des sons que doive résider et dans le rythme comme science de la scansion du temps que réside l'essence
de
la musique (donc abstraction faite de toute considération de volume, timbre, expressivité, etc.) et que les
progrès historiques de la rationalité humaine auraient pour mission
de (re-)trouver et de fixer ad
æternitatem par
le moyen d’une notation appropriée qui en consacrerait ainsi la vraie nature spirituelle et non corporelle.
Voilà bien ce que Nietzsche qualifie de "monstrueuse
carence de tout sens intuitif [dans une musique où] la nature
logique est développée à l’excès"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
xiii). Nietzsche, qui est mort à l’orée du XX° siècle, aurait sans doute été très amusé de constater que, comme pour parfaire l’analyse leibnizienne de la sonorité musicale en termes de rapports mathématiques
confusément perçus, la seconde école de Vienne (Schönberg, Berg,
Webern) a, comme le décrit
Thomas Mann dans son grand roman sur la musique, justement tenté de
doter l’écriture musicale d’une structure mathématique idéale : "on
devrait pouvoir [...] avec les douze échelons de l'alphabet tempéré
par les demi-tons former [...] des combinaisons et des interrelations
déterminées des douze demi-tons, des formations de séries,
desquelles dériverait strictement la phrase, le morceau entier,
voire toute une œuvre aux mouvements multiples. Chaque note de
l'ensemble de la composition, mélodiquement et harmoniquement,
devrait pouvoir trouver sa filiation avec cette série type
préétablie. Aucun de ces tons n'aurait le droit de reparaître
avant que tous les autres n'aient fait également leur apparition.
Aucun n'aurait le droit de se présenter, qui ne remplît sa fonction
de motif dans la construction générale. Il n'y aurait plus une note
libre. Voilà ce que j'appellerais une écriture rigoureuse [...]. On
pourrait appeler cela une organisation complète et rationnelle. Une
extraordinaire unité logique serait ainsi obtenue, une sorte
d'infaillibilité et de précision astronomiques"(Mann,
Doktor
Faustus,
xxii).
Le problème, c’est que, au nom de cet idéal,
cet
important courant musical du XX° siècle a dû, paradoxalement, nier
toute notion d’harmonie.
De sorte qu'on éprouve, à l’audition de la musique atonale, par exemple de cette
sonatine
pour flûte et piano de Pierre Boulez,
une impression de joyeux désordre naturel qui n’est pas sans
rappeler les chants d’oiseaux que se plaisait à évoquer Olivier
Messiaen (par exemple dans cette pièce, écrite
également pour flûte et piano et intitulée le Merle Noir).
Tout le contraire, donc, de l’évocation d’un ordre parfait et
intemporel dont est indiscutablement plus proche, par exemple, ce
Libera
me de facture grégorienne4, dont la notation est pourtant beaucoup plus rudimentaire.
Nietzsche aurait peut-être dit de la musique atonale qu'elle nous laisse perplexes parce
qu'elle évoque avec une acuité trop scientifique l’horreur et à
l’absurdité de la vie moderne sans la possibilité d'une katharsis que, seule une illusion intuitive d'harmonie, rendrait possible. Comme le remarque Francis Wolff, "la musique [atonale] semble manquer de ce que la tension de l'écoute y cherche. C'est comme dans ces morceaux de rêve où les épisodes se suivent à la fois inéluctablement et sans raison. [Elle dit] les éclats d'un monde éparpillé [...]. Peut-être insinue[...]-t-elle que l'ordre même du monde est désormais perdu et son ordonnance à jamais impossible"(Wolff, pourquoi la Musique?, I, ii). Il reste que respecter à la lettre l’injonction faite à la musique de respecter une permanence ontologique, une fixité idéale, c’est-à-dire un ordre rationnel pré-établi, une sorte d’harmonie universelle et intemporelle, conduit, paradoxalement, à produire ... de la musique disharmonique, ou, plus exactement, à disjoindre les notions d'harmonie mathématique et d'harmonie musicale.
Mais,
au-delà de la permanence
ontologique,
l’écriture
musicale
entend aussi pérenniser la vérité
sémantique d'un
contenu musical lui-même réputé conforme à un modèle originel,
en l’occurrence, l’intention supposée génériquement pure et parfaite du créateur ou du
compositeur. C'est en ce sens, comme l'écrit encore Thomas Mann, que l'écriture qui, dans le cas de la musique
savante,
prend l'aspect d'une partition, "enferme pour
ainsi dire, l'âme de l'œuvre"(Mann,
Doktor
Faustus,
xxxviii). Il s'agit donc bien de concentrer, sous la forme d'une
espèce de grimoire, l’essence même de ce
que l’on qualifie élogieusement d’"œuvre" musicale.
Il est remarquable que, dans la musique "savante", comme le souligne
le philosophe et historien du jazz qu’est Christian Béthune,
"l'être
des œuvres écrites ne réside pas dans leur exécution, [et] peut,
à la limite, se dispenser de résonner et la jubilation du mélomane
peut idéalement tendre […] vers une lecture silencieuse de la
partition"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II, ii). Dès lors, que "seule
la musique, à l'exclusion de tout autre art, est capable d'exprimer
une beauté qui exerce un effet physique, vous prend tout
entier"(Mann,
Doktor
Faustus,
xxxviii), cela ne peut plus s’expliquer qu’à la manière de
Leibniz en arguant que l’on croit faussement ouïr
avec délices par le corps ce qu’en réalité on comprend
avec jubilation par l’esprit. Jusqu'à une époque récente,
toute l'évolution de la musique occidentale peut, en effet, se résumer à une recherche tendancielle d'un idéal de pureté
formelle
qui,
méprisant la matérialité des corps jouants, vibrants ou percevants ainsi
que le caractère éphémère et aléatoire de leurs mouvements, fait de l'événement
musical proprement dit un simple accident de la véritable substance spirituelle de
la partition. Ce que résume exactement la très platonicienne formule de Schopenhauer selon laquelle "le
but de l’art est de communiquer l’Idée une fois conçue après
être passée par l’esprit de l’artiste où elle apparaît
purifiée et isolée de tout élément étranger"(Schopenhauer,
le Monde
comme Volonté et comme Représentation,
§50), l'"Idée", c'est-à-dire, au sens de Platon, cet être intelligible, immuable et éternel qui, étant le seul être en adéquation avec soi-même, est, de ce fait, à soi-même sa propre Vérité, ce que perçoit intellectuellement et exclusivement l'"œil de l'Esprit". Nietzsche analyse cette conception métaphysicienne comme une "attitude de majesté dédaigneuse d’Apollon. […] L’action
du dieu de Delphes se borna alors à arracher des mains de son
redoutable ennemi [Dionysos], par une alliance opportune, ses armes
meurtrières"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
ii). "Ses
armes meurtrières",
c'est, au premier chef, la vile phonè
(l'audition) pourvoyeuse d'ivresse extatique qui fait droit aux besoins d'un corps réputé étranger, donc extérieur à l"Être et à la Vérité. Raison pour laquelle elle doit être reléguée au second plan, derrière la noble opsis
(la
vision), seul sens qui soit encore propre à l'intellectualité intériorisée. En insistant sur la vérité
sémantique entendue
comme conformité idéale à l’"esprit d’une œuvre",
en effet, la musique se fait apollinienne
à
l’excès dans la mesure où le spectateur réduit au statut d'auditeur tout comme l'interprète réduit à celui d'exécutant et même le compositeur considéré comme vecteur d'un Idéal qui le dépasse sont sommés d'en intérioriser, c'est-à-dire en dématérialiser la conception tout autant que la production ou la réception. De ce fait,
la production comme la réception de la musique, en s'intellectualisant, donc en s'intériorisant, perdent ce caractère originairement
collectif qui contribue puissamment à lui donner sa force cathartique dionysiaque. Voilà bien la
vanité romantique consistant, comme le souligne René Girard, en ce que "le
vaniteux romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il se
persuade qu'il est infiniment original"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
i). Vanité, car comment peut-on
être à la fois "infiniment
original"
et idéalement fidèle à l’esprit intemporel d’une œuvre
? Mais ce n’est pas tout : Emmanuel
Parent fait remarquer que "la
tradition romantique peut être entièrement comprise comme
l’héroïque tentative de restaurer la dimension magique que la
nature était en train de perdre sous les coups de boutoir de la
révolution industrielle. L’art fut investi avec force comme étant
le dernier refuge de l’esprit dans un monde qui cheminait gaiement
vers le désenchantement. La définition hégélienne de l’œuvre
d’art circonscrit parfaitement cette conception « religieuse » :
l’art est la présentation de l’Absolu dans une matière soumise
à une forme"(Parent,
Walter
Benjamin et le Jazz : une Introduction)5.
Or, si l'on ne considère que la seule promotion de "la
dimension magique [de] la nature",
donc d'une certaine irrationalité instinctuelle que le romantisme
aurait eu pour ambition de restaurer, le mode d'intériorisation vers lequel il a tendu est moins le psychisme que
la psychose.
Si l'on admet avec Charles Taylor que "les
romantiques proclamaient les droits de l'individu, de l'imagination
et du sentiment à l'encontre de l'importance que le classicisme
accordait à la rationalité, à la tradition et à l'harmonie
formelle [...]. Herder proposait une image de la nature comme un
grand courant de sympathie qui traversait toute chose : "siehe
die ganze Natur, betrachte die grosse Analogie der Schöpfung. Alles
fühlt sich und seines Gleichen, Leben wallet zu Leben"
["regarde le tout de la nature, considère la grande analogie de
la création. Tout ce sent soi-même et ce qui lui ressemble, la vie
se réverbère dans la vie" -vom
Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele-].
L'homme est la créature qui peut prendre conscience de cette
analogie et l'amener à l'expression. Sa vocation [...] est "dass
er Sensorium seines Gottes in allem Lebendem der Schöpfung, nach dem
Masse es ihm verwandt ist, werde"
["de devenir l'organe de son Dieu dans toutes les choses
vivantes de la création, selon la mesure de la relation qu'elles
entretiennent avec lui" -id.-]"(Taylor,
les
Sources du Moi,
21.1), on comprend mieux ce
que Nietzsche reproche à Wagner : "qu’est-ce
que Gœthe aurait bien pu penser de Wagner ? — Gœthe s’est une
fois demandé quel était le danger qui menaçait tous les
Romantiques : quelle était la destinée des Romantiques. Voici sa
réponse : « C’est l’asphyxie par le rabâchage de toutes les
absurdités morales et religieuses. » En un mot : Parsifal. — Le
philosophe y ajoute un épilogue : la sainteté"(Nietzsche,
le
Cas Wagner,
iii)6.
Comme le
montre encore une fois Thomas Mann, à la limite, le
compositeur autant que l’interprète ou le mélomane, à force de s’imaginer
investis du privilège de communiquer mystiquement avec l'Idéal, perdent dangereusement contact avec le réel. Dans Doktor Faustus, Thomas Mann use d'ailleurs d'une analogie saisissante : pousser jusqu’à la folie sa dévotion à la perfection et à la précision de son art, c'est, pour le musicien, comme vendre son âme au diable.
Le romantisme comme limite de l’apollinisme
et
la folie comme limite du romantisme7,
voilà bien l’enchaînement morbide à quoi conduit le nihilisme apollinien dans lequel la fonction onirique perd son caractère modérateur mais, néanmoins, créateur pour sombrer dans la magie superstitieuse. De fait, l'histoire de la musique abonde d'anecdotes plus ou moins inquiétantes au sujet de compositeurs (Gesualdo, Schumann, Satie, Bruckner, etc.) ou d'interprètes (Toscanini, Horowitz, Gould, etc.) dont le perfectionnisme maniaque faisait, à tort ou à raison, planer quelques doutes sur leur santé mentale. Tout à l'inverse de ce perfectionnisme pathologique, Nietzsche demande ironiquement s’il faut écouter "la musique de Bach en parfaits et subtils connaisseurs du contrepoint et de toutes les variétés du style fugué [pour avoir], à l'audition de sa musique, l'impression (pour le dire à la sublime manière de Gœthe) d'être présents au moment même où Dieu créa le monde, [pour sentir] que quelque chose de grand y est en gestation, mais n'existe pas encore"(Nietzsche, Humain, trop Humain, §149). Il fait allusion ici à la Passion selon Saint-Matthieu de Bach (notamment à son chœur final)8 qui, comme nous le soulignions par ailleurs9, était destinée, comme, du reste, toute la musique baroque, à son origine, sinon à être dansée, du moins à être ressentie par et dans les corps10.
Cela dit, l'évocation de la musique de Bach nous permet de franchir un pas supplémentaire dans l'analyse nietzschéenne de l'excès d'apollinisme.
Car l'exigence de restitution fidèle d'un contenu spirituel réputé pur et parfait au détriment de tout ce qu'il y a d'invention et d'improvisation hésitantes mais fécondes au gré des dispositions
diverses et variées des corps, tout cela n'est rien d'autre, au fond, qu'un avatar de l'hégémonie théologique sur les productions de l'esprit. Thomas Mann le franchit lorsqu’il fait dire à Serenus
Zeitblom, le narrateur
de Doktor
Faustus : "dans
la théologie et la musique, il [Adrian Leverkühn, le personnage
principal du roman] voit des sphères voisines, apparentées de près et,
personnellement, la musique m'a toujours fait l'effet d'une
combinaison magique de la théologie et des si divertissantes
mathématiques"(Mann,
Doktor
Faustus,
xv). Ailleurs, Thomas Mann évoque une pianiste qui "jouait
avec recueillement et préciosité
[la
mort d'Isolde du Tristan
et Isolde
de
Wagner], s'attardait religieusement sur chaque figure, et faisait
ressortir les détails de manière humble et spectaculaire comme le
prêtre élève au-dessus de sa tête le Saint-Sacrement"(Mann,
Tristan).
Dans et par la théologie, sont réunies la permanence ontologique de
la perfection de l’Être et la vérité sémantique de l’expression
spirituelle de l'Idéal. À la limite, c’est l’esprit ineffable de Dieu
et de son Verbe que la musique est censée communiquer avec le
minimum de distorsions possible11. La spiritualisation de la musique
avec, comme corollaire, la complexification croissante de la notation
musicale, témoigne que l’événement musical doit rester, en toute
circonstance, une œuvre
indétachable
d'un auteur
(à la limite, Dieu lui-même, par défaut, le génie romantique comme avatar laïcisé de la grâce divine, comme l'indique l'usage, dans les deux cas, du champ lexical de la création) dont l'esprit
est
pérennisé par une partition
à laquelle l'interprète, quelque virtuose
qu'il
soit, se doit de rester fidèle.
De
là, les assommantes et interminables querelles savantes pour savoir,
entre le
concerto pour main gauche de Ravel avec
Boris Bérézowsky au piano et Jean-Jacques Kantorow dirigeant le
Sinfonia Varsovia
et le
"même"
concerto avec
Hélène Tysman au piano et Nicolas Pasquet dirigeant l'Orchestre
Franz Liszt
de Weimar
lequel des deux "mêmes" est le plus fidèle à l’esprit idéal de
l’œuvre.
Comme on le voit, la musique "savante", en devenant une
affaire d'initiés, de "gardiens du temple", de "caste de prêtres"
s’est fort éloignée de "l’expression
de la faculté dionysiaque d’un peuple […] qui est, par delà
l’apollinienne, […] une région d’harmonies joyeuses où
délicieusement s’éteint la dissonance et s’évanouit l’horrible
image du monde"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
xxv). Certes, l’origine païenne de la musique que Nietzsche
assigne aux dithyrambes dionysiaques n’est nullement incompatible avec le
divin
ni,
encore moins, avec la religion. Nietzsche ne fait d'ailleurs aucune difficulté pour admettre que, en un certain sens, la katharsis musicale nous met en relation avec le divin. Sauf que, pour Nietzsche, tout comme pour Spinoza, l'attitude religieuse authentique n'est pas celle du dévot obséquieux se prosternant devant une idole au prix de la négation de sa propre vie, mais, bien au contraire, celle de "l'homme
le plus exubérant, le plus vivant, le plus consentant au monde, qui
non seulement a appris à s'accommoder de la réalité telle qu'elle
fut et telle qu'elle est et à la supporter, mais encore réclame
qu'elle se répète telle qu'elle fut et telle qu'elle est, de toute
éternité"(Nietzsche,
par-delà
le Bien et le Mal,
§56). C’est en ce sens que la pensée tragique grecque constitue,
pour Nietzsche, un paradigme indépassable : ne rien vouloir d’autre
que la vie telle qu’on l'a vécue et la vit, non pas par volonté d’humilité
ou de sacrifice, mais, au contraire, par volonté d’affirmation, de
défi face au Destin12.
Voilà donc le divin
:
"je
reviendrai, avec ce soleil et cette terre, avec cet aigle et ce
serpent, non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie, ou une vie
ressemblante ; à
jamais je reviendrai pour cette même et identique vie, dans le plus
grand et aussi bien le plus petit, pour à nouveau de toutes choses
enseigner le retour éternel
[die
ewige Zurück]"(Nietzsche,
ainsi
parlait Zarathoustra,
III). "Vis ta vie comme si tu devais vouloir qu’elle se répète
éternellement à l’identique", telle est la devise de l’éthique
nietzschéenne. D'où l'originalité de Nietzsche consistant à faire de la musique à la fois le vecteur nécessaire de cette éthique et son plus parfait représentant symbolique dans la récurrence musicale de certaines figures rythmiques ou mélodiques, dans le da capo, dans la ritournelle.
Mieux encore : dire que l’exécution musicale n’a de compte à rendre qu’à la relativité de la vie réelle telle qu’elle est vécue et non pas à la valeur absolue d'une vie idéale fantasmée, c’est alors, semble-t-il, lier indissolublement performance
musicale
et performance
linguistique13.
En effet, si le chœur
tragique comme
dépositaire d'une fonction dionysiaque
est
bien le creuset originel de la musique, alors "la
tragédie grecque comme le chœur dionysien […] sont ainsi jusqu’à
un certain point le giron maternel de tout le soi-disant
dialogue"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
viii). Quand il parle de "soi-disant
dialogue"
Nietzsche fait, évidemment, une allusion ironique à la conception
platonicienne du dialogue
idéal
dominé par la maïeutique de Socrate, l’"homme théorique"
par excellence14,
et de son daïmon
comme
prototype d’un Dieu éthéré, spirituel, personnel et
moralisateur15,
ainsi qu’à la philosophie platonicienne du langage
caractérisée par l’obsession d'une expression pure enfin
débarrassée de la détestable influence de cette rhétorique16, fille de Dionysos et de Calliope : "dans cette nature [socratique], toute anormale, la sagesse instinctive n'intervient que pour entraver, combattre l'entendement conscient. Tandis que, chez tous les créateurs, l'instinct est, précisément, la force positive, créatrice, et la raison une fonction critique, décourageante"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xiii). Là encore, Nietzsche rejoint le Pascal qui entend "humilier la raison" en rétablissant l'instinct (le "cœur") dans ses droits. Malgré tout, Nietzsche partage avec Socrate et Platon l’idée d’une communauté de nature entre la musique
et
le langage17:
"l'excellence
du discours, de l’harmonie, du maintien et du rythme vient de la
simplicité de l’âme [euètheïa],
non pas de cette simplicité qui n’est que sottise, mais de la
simplicité véritable où s’allient beauté et bonté
[…]. Le rythme et l’harmonie se règlent sur le discours, et non
le discours sur le rythme et l’harmonie […]. Le rythme et
l’harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer dans
l’âme et de la toucher fortement"(Platon,
République,
III, 400d-401d). Que Platon réduise, comme nous l'avons déjà souligné, la musique à l’harmonie
(c’est-à-dire à l’ordre cosmique) et au rythme (c’est-à-dire
à l’ordre mathématique) s’explique par le dénigrement
systématique de la mélodie et du timbre réputés être des
accessoires proprement rhétoriques réputés s'adresser à l'instinct et, donc, (é)mouvoir les corps. Il s’agit donc bien, pour lui,
de "débarrasser
le musical de tous les accidents liés aux conditions matérielles et
physiques de sa production afin d'accéder à une écoute épurée de
formes sonores pures, disjointe des aléas du monde
sensible"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II, v), à commencer par le pouvoir charismatique de la voix.
Certes, celui qui se sert plutôt de sa vision
peut aussi se laisser divertir par l'agitation mondaine18,
toutefois "il
existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut
fixer son regard sur la vérité"(Platon,
République,
VI, 508e). Tandis qu’il n’y a pas d’"oreille de
l’esprit". Cet organe est, tout au contraire, celui de
l'expression des besoins (donc des instincts) nécessairement multiples et changeants19 du corps. D'où l’imputation de servilité dont pâtit celui dont la vie est gouvernée
par l'audition20
et se trouve, de ce fait, prompt à se laisser tenter et donc, in
fine,
à imiter le beau parleur en faisant siens ses instincts ou, du
moins, ce qui semble être tel. Que ce beau parleur soit un
orateur, un sophiste, un poète, un prestidigitateur ou un rhapsode, au fond, importe peu. Dans tous les cas, insiste Platon, "si
donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre
toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y
produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un
être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y
a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en
avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir
versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de
bandelettes"(Platon,
République,
III, 398b). D'où le crédit accordé, dans la culture occidentale, à l'expression écrite
comme
technique de symbolisation du réel dans laquelle la substitution du
voir
à
l'ouïr
se présente comme un progrès décisif de la raison sur les instincts : l’"homme théorique"
est, nécessairement, un "homme de lettres"21.
À l’inverse, l’"homme rhétorique", pourrait-on dire,
est inféodé à l’oralité. L’"homme théorique" est réputé chercher à penser par lui-même, tandis que ’"homme rhétorique" est soupçonné d'être enclin à imiter n'importe qui. C’est donc toute la dimension instinctivement mimétique
de
l’existence humaine qui est niée par l’"homme théorique",
en tout cas dans sa version platonico-socratique.
Avec
des accents apparemment aristotéliciens, Nietzsche se plaît, en
effet, à souligner que "l’imitation
est le moyen de toute civilisation, c’est par ce moyen que
l’instinct se forme peu à peu. Toute comparaison (pensée
originelle) est une imitation"(Nietzsche,
Considérations
sur le Conflit de l'Art et de la Connaissance,
§146). Toutefois, là où l’imitation
(mimèsis)
aristotélicienne est essentiellement tournée vers la connaissance,
donc demeure théorique22,
celle de Nietzsche est tournée vers la pratique et vers la vie. Pour
Nietzsche, comme pour René Girard23,
c’est à l’art
(au
sens restreint) et, donc, au premier chef, à la musique qu’il
revient de réhabiliter la fonction mimétique
naturelle
de tout instinct social qui, rappelons-le, est, depuis Aristote, une expression de la nature humaine : "ce
sont sur des tropes24
et non sur des raisonnements inconscients25
que
reposent nos perceptions sensibles. Identifier le semblable avec le
semblable, découvrir quelque ressemblance entre une chose et une
autre, c’est le processus originel. La mémoire vit de cette
activité et s’exerce continuellement. Le phénomène originel est
donc la confusion"(Nietzsche,
Considérations
sur le Conflit de l'Art et de la Connaissance,
§144). Raison pour laquelle, si l'art
doit,
comme le dit Nietzsche, "embellir
la vie",
"soulager
du dégoût de l'absurde",
alors il doit aussi "repose[r]
sur l’imprécision de la vue. Avec l’oreille, même imprécision
dans le rythme, dans le tempérament, etc."(Nietzsche,
Considérations
sur le Conflit de l'Art et de la Connaissance,
§54). Le langage de la vie authentique, contrairement à celui de la
philosophie socratique et de la science moderne, est et doit demeurer
imprécis, métaphorique
afin de pouvoir être un facteur, non pas de vérité26,
mais d'illusion
tout
au contraire, au point même que "le
plaisir de mentir est artistique. […] Le plaisir artistique est le
plus grand, parce qu’il dit la vérité de façon tout à fait
générale sous la forme du mensonge27"(Nietzsche,
Vérité
et Mensonge au sens Extra-Moral).
Bref, le langage du mimétisme social instinctif, de la
gaieté tragique et de l'improvisation créative, celui qui suggère
sans enjoindre, qui sollicite l’être collectif tout entier sans prétendre
édifier seulement l’esprit individuel est un langage fondamentalement
rhétorique. Sur ce point, que "la
rhétorique exige une âme perspicace et naturellement habile dans
les relations humaines"(Platon,
Gorgias,
463b) et, donc, n'ait que faire de la vérité,
là-dessus, Platon et Nietzsche s'accordent pleinement. Comme le dit
Wittgenstein, "plutôt
que de dire ‘sans
langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement’,
nous devrions dire ‘sans
langage, nous ne pourrions nous influencer
mutuellement’"(Wittgenstein, Recherches
Philosophiques,
§491). Pour René Girard, l'influence rhétorique
commence
même, en amont de l'imitation des actes, par celle des désirs :
"l'homme
désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est
l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont
quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre
qu'il lui dise ce qu'il faut désirer pour acquérir cet
être"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
vi). Spinoza ne dit pas autre chose : "le
bien
que
l’homme désire et aime pour lui, il l’aimera d’une façon plus
ferme, s’il voit que les autres l’aiment aussi"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37). Dès lors, que le langage soit un vecteur spécifiquement
humain de contamination mimétique,
donc d’influence mutuelle, n’a rien d’étonnant dès lors que l'on admet, avec Aristote, que l’être humain est, par nature, un "animal politique" : "le
langage [logos]
a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par
conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles
notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos]
et une Cité [polis]"(Aristote,
Politique,
I, 1253a) et ce, même si on établit, comme le fait Aristote, une
différence de nature entre la phonè
(la
voix et la musique) et le logos
(la
parole raisonnée)28.
Voilà pourquoi la fonction première
du langage humain reste inéluctablement mimétique
:
"la
tendance à l'imitation [mimèsis]
nous est naturelle"(Aristote,
Poétique,
iv, 1448b). Mimétique
et
non diégétique29
: le langage incline, naturellement, les hommes à s’imiter, donc à
s’influencer mutuellement. C’est pourquoi, si l’origine de la
musique se confond avec la nature fondamentalement dionysiaque
de la tragédie grecque, alors
"l’excitation
dionysiaque a le pouvoir de communiquer à toute une foule cette
faculté artistique de se voir entourée d’une semblable phalange
aérienne, avec laquelle elle a conscience de ne faire qu’un. Ce
processus du chœur tragique est le phénomène dramatique primordial
: se voir soi-même métamorphosé devant soi et agir alors comme si
l’on vivait réellement dans un autre corps, avec un autre
caractère"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
viii). Ce qui n'exclut pas, bien au contraire, la dimension tout autant apollinienne du langage humain comme facteur d'illusions créatives qui ne sont rien d'autres qu'une continuation du rêve par d'autres moyens, tout particulièrement, comme Freud l'a opportunément souligné, dans la créativité artistique : "les
œuvres d’art, [...]
à
l’inverse des productions asociales et narcissiques du rêve,
peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables
d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à
sublimer des désirs inconscients"(Freud,
ma
Vie et la Psychanalyse). Ce qui, dans
la fonction de la performance musicale comme dans celle de la performance
linguistique, nous ramène à leur origine communément tragique, donc rhétorique, c'est qu'il s'agit, dans les deux cas, de faire "comme si" nous étions
métamorphosés, "comme si" nous étions un autre corps, un corps social puissant alors qu’au fond,
nous sommes pleinement conscients que ce n’est pas le cas, que nous
ne sommes qu'un corps biologique faible et périssant dont la vie, quelque pénible qu'elle soit, est déterminée par un destin sur lequel nous n'avons pas de prise. "Faire comme si", c'est, si l'on veut, rêver, se bercer d'illusion, mais non pas, nécessairement, être victime d'une hallucination. Car, ce qu'il y a d'indéfectiblement apollinien dans la posture tragique, c'est que (Freud l'a bien vu) le rêveur sait qu'il rêve, ce qui, tout à la fois, tempère et éclaire le défi extatique que la dimension dionysiaque de la musique adresse au destin et qui, sans ce complément, ne serait qu'un pur délire. C'est pourquoi le prophète Zarathoustra est, finalement, la synthèse éthique de la figure de Dionysos et de celle d'Apollon : non pas dieu, mais homme qui annonce que ce qui est à venir n'est autre que la vie telle qu'elle est déjà advenue, que l'affirmation triomphale des instincts vitaux peut, certes, défier la vie, mais non la remplacer. De sorte que, si la musique est bien, comme Nietzsche le prétend, ce qui a pour fonction d'entretenir ce fond d'illusions vitales, pour continuer à vivre "malgré tout" et non pas, selon la formule socratique, d'apprendre à mourir, alors on comprend mieux , à présent, l'incompatibilité congénitale de la musique et de la philosophie, en tout cas de cette philosophie occidentale dont Whitehead disait que "the safest general characterization [...] is that it consists of a series of footnotes to Plato"(Whitehead, Process and Reality).
Nous
terminerons cet exposé en montrant que, parmi les innombrables
genres musicaux que l'histoire de l'humanité a enfantés, le jazz
en
est un qui, précisément, assure la fonction que Nietzsche assigne au dionysisme
musical,
notamment à travers sa gravité, sa frivolité et son caractère rhétorique.
Commençons par dire que l’apparition du jazz
au
début du XX° siècle fut une révolution musicale d’ampleur
comparable à celle de la naissance de la musique
atonale à
peu près à la même époque ou à la naissance de l’opéra
à
la fin du XVI°. Dans les trois cas, les "gardiens du temple"
se sont insurgés contre les atteintes au bon goût que faisaient
peser des genres musicaux complètement hétérodoxes. Ils avaient
oublié que "le « barbare » fut toujours, en dernier ressort,
une aussi impérieuse nécessité que l’apollinien. Imaginons
maintenant comme dut résonner, à travers ce monde artificiellement
endigué de l’apparence et de la mesure, l’ivresse extatique des
fêtes de Dionysos en mélodies enchantées et séductrices ; comme,
en ces chants, éclata, semblable à un cri déchirant, tout l’excès
démesuré de la nature, en joie, douleur et connaissance ;
représentons-nous ce que pouvait valoir, au regard de ce chœur
démoniaque des voix du peuple, la psalmodie de l’artiste
apollinien, scandée par les sons étouffés des harpes ! Les muses
des arts de l’ « apparence » pâlirent devant un art qui
proclamait la vérité dans son ivresse ; à la sérénité
olympienne la sagesse de Silène cria : « Malheur ! Malheur !
»"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
iv). Les défenseurs de la version intellectualiste-spiritualiste de l'apollinisme ont frémi d’horreur, en effet, en voyant les
facéties de Slim Gaillard interprétant Cement Mixer
ou Cab
Calloway chantant et dansant en dirigeant Minnie the Moocher, presque autant qu'en écoutant la Dafne de Jacopo Peri chanter le lascif abandon au sommeil ou en entendant les dissonances du Concerto pour Violon d’Arnold Schönberg. Tout comme l’opéra
à
ses débuts et la musique
atonale,
le jazz
a été d’emblée perçu comme vulgaire et dissonant : "la
musique
nègre importée
des États-Unis fut en effet ressentie, aux oreilles de nombre de ses
nouveaux auditeurs européens, comme une invasion tumultueuse de la
musique par le bruit"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
I, v). C’est que, loin de n’exprimer que les nobles
préoccupations apolliniennes
d'un
bon goût occidental dûment éduqué, cet ancêtre du jazz qu'est le blues, cette forme de chant populaire mélancolique
interprété par des Noirs dans le delta du Mississippi dans les
années 1890, a, dès l'origine, senti la sueur rance des corps
au
travail. Or, comme le souligne Christian Béthune, "le
travail, surtout lorsqu'il s'agit d'une tâche collective,
s'accomplit la plupart du temps à la manière d'une chorégraphie.
Cette habitude de danser son travail n'a rien de fugace ni
d'anecdotique, c'est une constante immanente aux gestes du
travailleur"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II, vi), tout particulièrement, on s'en doute, lorsque ce travail
est servile,
donc essentiellement répétitif, absurde, pénible et ennuyeux. Ce qui
explique que les work
songs profanes
(à
titre d'exemple, parmi d'innombrables versions, le très célèbre Work
Song chanté par Nina Simone)
tout autant que les negro
spirituals
sacrés (par exemple, Nobody
knows the Trouble I've seen par Louis Armstrong
et
autres Oh
Happy Day d'Aretha Franklin)
ont fortement inspiré non seulement les thèmes mais aussi et
surtout ce que l'on va appeler le "style jazz"
qui consacre la prégnance du swing,
c'est-à-dire du balancement rythmique du corps
dans
une "musique
entièrement contaminée par le mouvement [où] le swing
serait
part impondérable mais omniprésente du corps introduite dans la
musique tant par les musiciens que par les auditeurs"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II, vi). Rien d'étonnant alors à ce que, à l'opposé de l'immobilité obséquieuse imposée aux corps par la tradition savante, le swing qui excite les corps jusqu'à les enjoindre de danser, constituât, d'emblée, une figure de la vulgarité. Exemple frappant, dans Belle du Seigneur, la très aristocratique Ariane d'Auble, qui ne jure que par Bach et par Mozart, se plaint à son amant du bruit de jazz qui, jusque dans sa chambre d'hôtel, parvient à ses oreilles : "- On danse en bas, dit-elle. - Oui, on danse. - Comme cette musique est vulgaire ! - En effet."(Albert Cohen, Belle du Seigneur, Lxxxvii). De fait, le swing est, dans la structure musicale du jazz,
l’élément central qui, par le mouvement des musiciens
accompagnant la sonorité et le rythme des instruments ainsi que par
le mouvement mimétique
des
spectateurs, incite les corps à un mouvement qui, tout en rappelant la cadence douloureuse du travail contraint, dispose néanmoins les esprits à
la gaieté, paradoxe dont nous avons vu qu'ils étaient profondément
dionysiaques. D'où cette mélancolie très particulière qu’exprime
le blues30,
pour entretenir l'illusion consciente et lucide d’un monde meilleur
accompagnée, de ce fait, d’une farouche volonté de vivre malgré
le malheur patent de l’existence. L'esclavagiste sudiste, tout comme l'occupant nazi en d'autres circonstances, ne s'y étaient pas trompés, intuitivement conscients qu'ils étaient de la valeur cathartique de la musique. Rappelons que "durant
la période de l'esclavage, les chants et les danses des esclaves
avaient été invoqués par les planteurs pour accréditer l'idée
d'individus heureux de leur sort et contrer la propagande
anti-esclavagiste. Dans la mesure où, en plus d'une occasion
de
se distraire à bon compte, les notables du sud voyaient dans les
manifestations de la culture afro-américaine des raisons
supplémentaires de considérer les Noirs comme inférieurs, ils s'en
accommodaient volontiers. Les chants, les danses et les contes de la
communauté noire constituaient, dans l'optique suprématiste des
planteurs, une façon pour les affranchis de "rester à leur
place""(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
I, i). Toujours est-il que, malgré l'humiliation des Jim Crow Laws31, il reste chez ces "damnés de la terre" la volonté de rester cool32, comme l'illustre abondamment la littérature de Toni Morrisson33.
C'est "au
milieu de cette exubérance de vie, de souffrance et de joie, remplie
d’une extase sublime, [que] la tragédie écoute un chant lointain
et mélancolique ; — il parle des causes génératrices de l’Être,
qui s’appellent : Illusion, Volonté, Malheur"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
xx). Écoutons la douceur de ce Blue
Lester distillé par le saxophone de Lester Young
ou bien cette déchirante Invitation
to the Blues lancée par Tom Waits.
Le blues,
ancêtre du jazz,
est bien une expression de l'éternel
retour
du même (malheur).
Toutefois, malgré la respectable gravité du blues, l'aspect jubilatoire du swing n'a pas peu contribué à faire du jazz une "musique de nègre"34, c'est-à-dire une musique exotique
primitive,
frivole et légère. Les
Américains blancs, notamment, ont spontanément considéré la culture nègre
comme une culture au rabais, une sorte de chaînon manquant entre la
culture
humaine
proprement dite et la simple nature
animale. Mais cette manière
de voir
les choses est loin d'être le fait exclusif d'une bande de planteurs
ahuris puisque, sensiblement à la même époque, le grand Hegel écrit que
"dans
l'Afrique intérieure, la conscience n'est pas encore arrivée à
l'intuition de quelque chose de solidement objectif [...]. Le Nègre
représente l'homme
naturel dans
toute sa barbarie et son absence de discipline"(Hegel,
la
Raison dans l'Histoire).
Dans les deux cas, cet "homme
naturel" (bel oxymore !) qu'est censé demeurer le Nègre est
réduit à des caractéristiques corporelles positives immédiatement
perceptibles : la couleur de la peau, bien entendu,
mais aussi la démarche nonchalante, le parler rugueux, le rire
facile, la sensualité débridée, etc., bref, une apparence
simiesque préhominienne35
conforme au statut social dégradé et dégradant auquel la classe sociale dominante s'empresse de le réduire. D'où
l'institutionnalisation de ces spectacles que constituèrent, avant
l'apparition du jazz
proprement
dit, les negro
spirituals et
autres worksongs
et, plus encore, ces minstrels
shows,
c'est-à-dire ces revues nègres chantées et dansées, en général, par des acteurs blancs grimés au noir de fumée, et qui mêlaient chants et danses sur un mode grotesque qui ridiculisait
les Noirs en les faisant apparaître conformes à ce que les
spectateurs, majoritairement blancs, désiraient voir
: "la
geste outrée par laquelle l'Amérique blanche prenait subrepticement
acte des possibilités expressives offertes par la culture noire fut
donc celle qui, simultanément, vouait l'objet de son intérêt aux
clichés tenaces d'une spontanéité sauvage ou, tout au plus, d'une
humanité émergente"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
I, iii). Des clichés réduisant la négritude
à
la seule corporéité
animale, c'est-à-dire à une infra-humanité
dans la mesure où l'humanité
se définit, dit-on, par la spiritualité
comme ensemble de propriétés supra-corporelles ou
supra-matérielles36.
Ce n'est que très récemment, d'une part que la reconnaissance
implicite du jazz
au
statut de musique digne de s'exhiber, au même titre que la musique
"savante", dans des festivals renommés, a concrétisé la
promotion du jazz
au
rang de valeur culturelle occidentale à part entière37,
et d'autre part, que l'émergence de formes de jazz
plus
agressives comme le free
jazz38
(cf. par exemple Free
d'Ornette Coleman)
ou
comme certaines compositions dont le message politique est explicite
(par exemple les Fables
of Faubus de Charlie Mingus39)
a conduit à revendiquer, au contraire, le caractère spécifique de
ses "racines" africaines40.
Alors, le jazz
est-il
devenu sérieux ? Est-ce que les musiciens et les amateurs de jazz
"ne
connaissent pas une façon de rire nouvelle et surhumaine — et aux
dépens de tout ce qui est sérieux ! Les dieux sont
moqueurs"(Nietzsche,
par-delà
le Bien et le Mal,
§294) ? Car n'oublions pas qu'au-delà de Dionysos, le dieu barbare
et errant, il y a Zarathoustra, le prophète de la danse et de la légèreté
qui n'aspire qu'à une chose : retrouver, à travers la musique, son
espiègle mélancolie enfantine. Car la katharsis nietzschéenne est régressive. Juste retour des choses, puisque
l'essentialisation
raciste de
la négritude
sous la forme d'une imputation de frivolité insouciante stigmatise, précisément, ce qu'elle voit comme une régression anthropologique, un recul de la civilisation. De fait,
telle reste majoritairement la tendance du jazz,
léger, insouciant, moqueur, bref, enfantin41,
celui, par exemple de Mediterranean
Sun d'Avishai Cohen
ou d'Oscar's
Boogie d'Oscar Peterson.
En tout cas, ce qu'il y a de commun à toutes ces compositions,
sérieuses ou non, c'est qu'elles "ne
cherchent pas à tisser ensemble des éléments narratifs pour créer
une histoire, mais accumulent au contraire les images afin de
produire un feeling
[…]
; l'acheminement
vers la conclusion tient non pas aux articulations logiques d'un
logos
toujours
prompt à abstraire mais aux rythmes, aux accents, aux timbres et aux
effets dont se pare la phonê
pour
signifier toute l'épaisseur du vécu"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
I, i). Si la perversion occidentale savante de la composante apollinienne de la musique revêt, on l'a vu, souvent la forme d’une sorte de récitation, de lecture ou
de commentaire érudit d’un texte écrit (la partition), la
composante dionysiaque,
en revanche, s’apparente plutôt, en effet, à une conversation à bâtons
rompus, voire à un bavardage frivole qui fait écho aux préoccupations immédiates des corps vivants, sentants et agissants, en inter-connexion les uns avec les autres.
Du
coup, ainsi que Nietzsche l'a souligné à propos de la musique en
général, le caractère rhétorique
du
jazz42
semble
consubstantiel à ses aspects grave et
frivole
à
la fois. Ce qui est d'autant plus aisé que la frontière entre le
langage stricto
sensu et
la musique instrumentale est brouillée, dans le jazz
plus
que dans aucun autre genre musical, par plusieurs phénomènes
typiques. D'abord, il y a la technique dite du scat
singing
qui consiste, pour le chanteur, à se servir de sa voix comme de
n'importe quel instrument de musique en proférant, non plus des
paroles articulées, mais des onomatopées. Le scat
peut
accompagner les paroles ou constituer l'intégralité de la prestation du chanteur
(comme dans cette interprétation de One
Note Samba par Ella Fitzgerald),
ou consister même à mimer un instrument (par exemple, Paolo
Conte qui mime le saxophone dans Come di).
De sorte que, "libérant
la parole de sa seule fonction sémantique sans toutefois lui ôter
la tâche de signifier, le chant scat
[...]
consacre[...] ce triomphe de la phonè
sur
le logos
caractéristique
du champ jazzistique"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II, i). Que la parole n'y soit pas toujours signifiante renvoie,
évidemment, aux formes ancestrales du jazz,
ces minstrel
shows dans
lesquels les acteurs-chanteurs donnaient une image caricaturale de la
négritude, notamment en la montrant incapable d'articuler des
paroles intelligibles. De ce point de vue, le scat
rappelle, justement, la comptine
enfantine
dans laquelle un thème phonétique est scandé sans autre intention
que d'en tirer un plaisir jubilatoire. Sous ce rapport, le jazz est un parfait exemple de la fonction régressive infantile que Nietzsche assigne à la musique, mais certainement pas au sens d'Adorno43. Ensuite, il y a la prégnance
instrumentale du saxophone comme moyen d'expression par excellence du jazz. Doté, comme la voix humaine, de toute l'étendue des
tessitures, du sopranino
à
la basse,
le saxophone donne souvent l'impression d'adopter les inflexions
conversationnelles de la voix
humaine
(le saxophoniste Stan Getz disait ne pas faire de différence entre
sa voix
et
son instrument). De fait, son spectre expressif va de la douceur
feutrée du saxophone de Paul Desmond (par exemple, dans Take
ten)
à l'acidité déchirante de celui de Gato Barbieri (ici dans Europa)
en passant par les facéties nasillardes de l'instrument de John
Coltrane (là, dans Impressions)
ou l'arrogance un peu rauque de celui de Wayne Shorter (dans Deluge).
Et puis, surtout, il y a la technique du dialogue,
celui des instrumentistes entre eux et celui des musiciens avec
l'auditoire, dialogue
purement rhétorique
qui autorise chacun des interlocuteurs à improviser
sur
le modèle du langage oral44 en s'attendant à être imité, c'est-à-dire repris, complété, contredit, etc. Du point de vue du dialogue
entre
musiciens, le jazz
offre
des possibilités quasi-infinies d'"improvisation
[qui] répète bien plus qu'elle n'innove, mais [qui] adapte
constamment le matériau ancien aux circonstances présentes [...] :
improviser, c'est mettre en œuvre des automatismes et les adapter en
temps réel, en fonction des circonstances, des exigences nées de
l'instant"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II, i)45.
Concrètement, la rhétorique caractéristique
de la performance
jazzistique
prend souvent la forme d'un jeu de call-response
entre les musiciens. Par exemple, ici, dans Blue
Seven
qui est un duo entre le saxophoniste Houston Person et le bassiste
Ron Carter (2002), ou là, dans Hackensack,
où les deux saxophonistes, John Coltrane et Stan Getz, dialoguent
avec Oscar Peterson au piano et Jimmy Cob à la batterie sous
l'arbitrage serré de Paul Chambers à la contrebasse (1960). De ce
point de vue, le jazz
s’apparente
beaucoup à un jeu46,
ce jeu
que
Nietzsche évoque lorsqu’il parle de l’enfance comme horizon indépassable de
la maturité humaine : "la
maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on
avait au jeu quand on était enfant"(Nietzsche,
par-delà
le Bien et le Mal,
§94).
Mais
d’un autre point de vue, celui du dialogue
entre les musiciens et le public, les
conditions d'élocution du jazz
ne sont pas sans rappeler celles du conte
oral tel que le connaissent encore certaines traditions populaires, par exemple en Afrique, dans le cadre duquel un conteur
produit
de la connivence sociale au sein d'un public d'auditeurs en contant
un mythe ou une légende déjà connus par chacun mais en l'adaptant
aux circonstances de telle sorte que chaque membre de l'auditoire
puisse s'y reconnaître et, le cas échéant, y apporter sa propre
contribution orale. Le conteur
n'est
pas un sorcier, un professeur ou un prêtre, mais un alter
ego
plus aguerri sur lequel il est rassurant pour chacun de pouvoir se
reposer pour s'entendre dire des propos qui le touchent et qu'il peut
toujours, le cas échéant, corriger ou compléter. Vincent Hecquet
écrit que "le
récitant, loin de restituer de mémoire l’épopée qu’il
délivre, recrée à chaque exécution un chant nouveau. Il se base
pour ce faire sur des schémas formulaires hérités de la tradition,
mais aussi sur des mécanismes mentaux et procédés stylistiques qui
lui permettent d’improviser des vers à la demande"(Hecquet,
Littératures
Orales Africaines)47.
Il en va de même pour le jazz
où le musicien n'est pas un "chef" mais un interlocuteur
plus doué que la moyenne qui évoque avec virtuosité
ce
que chacun sait déjà et qui peut toujours, le cas échéant être
modifié ou augmenté. Dans les deux cas, en effet, "la
jubilation de l'auditoire tient à la capacité de ce dernier à
mettre en perspective ce qu'il entend hic
et nunc à
partir de ses propres [...] schèmes sensori-moteurs acquis, affinés
et isolés au fil d'écoutes répétées"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II, ii)48.
Car le conte
oral,
tout comme le jazz,
ressortissent à cette catégorie tout à fait primitive de jeux
de langage49
qu'on
pourrait qualifier, simplement, d'"art de converser", lequel "se nourrit volontiers de lieux communs, d'expressions
déjà prêtes à l'emploi et de schémas langagiers collectifs dont
le propre est précisément d'apparaître sans auteur avéré à
l'intérieur d'un espace de connivence, [ce qui] n'affecte en rien la
créativité de ceux qui en font usage"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II, i). Raison pour laquelle, comme dans le cadre de l'art de
converser, la "conversation" jazzistique sollicite toujours
la participation spontanée de l'auditoire
au
point que les réactions, même excessives, même désordonnées, du
public donnent souvent l'impression de faire partie de la performance
jazzistique
(écoutons,
par exemple, ce qui se passe au cours de cet enregistrement live
de
Mercy,
mercy,
mercy interprété par le Cannonball Adderley Quartet
ou de celui du In
Walked Bud de Thelonious Monk et de son ensemble). Tout à l'opposé, donc, des critiques adorniennes qui ne trouve, dans l'improvisation jazzistique, qu'"un schéma rigoureux [de sorte] que le geste de rébellion allait et va encore de pair avec une tendance à obéir aveuglément"(Adorno, Mode Intemporelle). Il
s'ensuit que l'une des conséquences du caractère rhétorique
du
jazz,
c'est que, non seulement il y est rarement question de "chef
d'orchestre" mais il y est tout aussi rarement question
d'"auteur"
ou d'"œuvre". Qui donc se souvient de l’auteur des
paroles ou de la musique de "All the Things you are" ? Mais
faut-il être très fin musicologue pour sentir qu'il y a infiniment
plus d'écart entre All
the Things you
are interprété par Bill Evans
et
le
"même" standard interprété par Michel Petrucciani
qu’entre
le
concerto n°1 en ré mineur BWV 1052 de Bach interprété par Glenn
Gould
et le
"même" concerto interprété par Alexandre Tharaud.
Dans un
cas,
nous avons une œuvre
indétachable
d'un
auteur
dont
l'esprit
est
garanti par
une
partition
à
laquelle l'interprète, quelque
virtuose
qu'il
soit, s'emploie à rester fidèle indépendamment du contexte d'interprétation,
dans l'autre, nous sommes en présence d'un simple thème
auquel
l'interprète est, tout à l'inverse, invité à apporter les
variations
contextuelles
et personnelles les
plus significatives compte tenu de la réalité sociale
de
la performance.
Nietzsche, qui insistait tant sur ce que "le
fait d’imiter est le contraire du fait de connaître en ce sens
que, précisément, le fait de connaître ne veut faire valoir aucune
transposition mais veut maintenir l’impression sans métaphore et
sans conséquences. À cet usage, l’impression est
pétrifiée"(Nietzsche,
Considérations
sur le Conflit de l'Art et de la Connaissance,
§149), aurait probablement accueilli avec bienveillance le blues et le jazz, mais aussi, très certainement, bien d'autres genres musicaux populaires (rock, pop, techno, electro, disco, reggae, samba, salsa, tango, bossanova, soul, funk, raï, tarab, klezmer, râga, etc.) dont le XX° siècle aura été particulièrement prodigue et qui, en réhabilitant un esprit dionysiaque sollicitant au maximum le potentiel mimétique et créatif des corps vivants, sensibles et sociaux dans un esprit zoroastrien de badinerie enfantine contrastant avec les origines modestes, parfois sordides, de ces musiques réputées "légères" (quel compliment, pour Nietzsche !), auront profondément malmené l'idéal apollinien d'une musique tendanciellement centrée sur l'esprit
immuable d'une belle œuvre50.
Nous
pouvons à présent essayer de résumer la pensée de Nietzsche
d'après laquelle une vie authentiquement humaine serait inconcevable
sans la musique. En effet, s'il est des hommes qui ne sont pas des
"hallucinés
de l'arrière-monde",
comme Nietzsche nomme les dévots dans ainsi
parlait Zarathoustra,
que leur reste-t-il donc pour défier dans le sublime et le comique
l'horreur et l'absurdité d'une existence tragique au sens primitif
(grec) du terme ? Rien d'autre que "la
musique et le mythe tragique [qui] sont, à un égal degré,
l’expression de la faculté dionysiaque d’un peuple, et [qui]
sont inséparables. Tous deux [...] illuminent une région
d’harmonies joyeuses où délicieusement s’éteint la dissonance
et s’évanouit l’horrible image du monde ; tous deux jouent avec
l’aiguillon du dégoût, confiants dans la puissance infinie de
leurs enchantements ; tous deux justifient par ce jeu l’existence «
du pire des mondes » lui-même"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
§25). La raison d'être de la musique, sa fonction, est d'accompagner la tragédie
de l'existence, non pour l'abolir, pas même pour la faire oublier, mais
pour l'affronter, comme le font les enfants, avec une insouciante gravité, une
mélancolie moqueuse, une sage espièglerie. En ce sens, la musique n'est pas un vecteur de joie à la manière d'une activité (l'art au sens large) dont l'effet est d'accroître nécessairement la puissance d'être de qui l'exerce, mais plutôt pourvoyeuse de gaieté, c'est-à-dire de volonté farouche de faire face à l'adversité. Si Nietzsche a raison,
alors, en effet, une vie dépourvue de ce vital additif est non seulement une
erreur mais aussi, complétons la citation, "une
besogne éreintante, un exil"(Nietzsche,
le
Crépuscule des Idoles)
que, seul, ce que Marx qualifie d'"opium
du peuple", avec son cortège de tristes mensonges et d'hallucinations morbides, peut alors contribuer à rendre supportable. Tandis qu'à travers sa fonction zoroastrienne, la musique, "exprime un besoin d'unité, un dépassement de la personne, de la banalité quotidienne, de la société, de la réalité, franchissant l'abîme de l'éphémère ; l'épanchement d'une âme passionnée et douloureusement débordante en des états de conscience plus indistincts, plus pleins et plus légers ; un acquiescement extasié à la propriété générale qu'a la Vie d'être la même sous tous ses changements, également puissante, également enivrante"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xvi). Tout à la fois, Übermensch, prophète et enfant, l'homo musicus est alors "le plus généreux, le plus vivant et le plus affirmateur, qui ne se contente pas d’admettre et d’apprendre à supporter la réalité telle qu’elle fut et telle qu’elle est, mais qui veut la revoir telle qu’elle fut et telle qu’elle est, pour toute l’éternité, criant insatiablement "da capo !""(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §56). Da capo : "recommençons", "reprenons", sous-entendu "à vivre". L'erreur d'une vie sans musique n'est pas d'ordre théorique mais d'ordre éthique : elle ne consiste pas en un défaut de vérité sur la vie mais plutôt en un défaut d'illusion dans la vie, c'est-à-dire en un déficit de cette énergie vitale qui permet à l'enfant, lors même que le destin s'acharne sur lui, d'appréhender "malgré tout" le jour qui vient comme another Day of Sun.
Liste
des illustrations musicales (par ordre de citation) :
concerto
pour main gauche de Ravel avec
Boris Bérézowsky au piano et Jean-Jacques Kantorow dirigeant le
Sinfonia Varsovia
concerto
pour
main
gauche
de
Ravel
avec
Hélène
Tysman
au
piano
et
Nicolas
Pasquet
dirigeant
l'Orchestre
Franz
Liszt
de
Weimar
concerto
n°1 en ré mineur BWV 1052 de Bach interprété par Alexandre
Tharaud
Justin Hurwitz : another Day of Sun (b.o. du film de Damien Chazelle La La Land)
Justin Hurwitz : another Day of Sun (b.o. du film de Damien Chazelle La La Land)
1On
trouve, notamment en Grèce et en Inde, des exemples très anciens
de notation musicale mais qui, loin d’avoir la précision de notre
solfège moderne, n’étaient conçus que comme de simples
aide-mémoire et non comme des partitions au sens actuel de ce
terme. L’écriture neumatique du chant grégorien ou celle des
accords chiffrés en jazz (d’ailleurs héritée de la basse
continue baroque) sont de ce type et laissent à l’exécutant une
grande liberté d’improvisation rythmique et mélodique.
3Mythe
repris par Platon : "chaque
cercle [décrivant la révolution de l'une des huit sphères du
ciel] émettait une sonorité unique, une tonalité unique, et de
l'ensemble de ces huit voix, résonnait une harmonie unique [...].
Comme les yeux sont attachés à l'astronomie, de mêmes les
oreilles sont attachées au mouvement harmonique"(Platon,République
X-III,
617e-530d). À noter que cette analogie ne convainc pas du tout
Aristote
: "quand
on nous parle d'une harmonie résultant du mouvement de ces corps
pareille à l'harmonie de sons qui s'accorderaient entre eux, on
fait une comparaison fort brillante, sans doute, mais très
vaine"(Aristote,
Traité
du Ciel,
219a). Remarquons que, sur ce point aussi, le débat entre Platon et Aristote est exactement celui que résume Vladimir Jankélévitch lorsqu'il "se demande[...] si la musique n'aurait pas, plutôt qu'une
fonction éthique, une signification métaphysique"(Jankélévitch, la Musique et l'Ineffable). L'idéal métaphysique d'une suprême harmonie cosmique qui s'exprimerait, notamment, à travers les mathématiques et la musique est encore d'actualité. C'est, par exemple, le thème central du grand roman de Hermann Hesse le Jeu des Perles de Verre.
4Au problème de la notation près, on peut d'ailleurs considérer le chant grégorien comme l'une des tentatives les plus abouties pour substituer l'esprit apollinien à l'esprit dionysiaque dans la musique européenne. Le chant grégorien est, en effet, une sorte de limite vers laquelle tend le chœur tragique (le chantre prenant alors la place du coryphée antique) lorsque ses implorations ne s'adressent qu'à un dieu unique et ne sont plus soutenues par aucun accompagnement instrumental ni aucun mouvement corporel autre que celui des cordes vocales d'un collectif s'exprimant à l'unisson.
6Le
Parsifal
de Wagner, mettant en scène, en effet, la sainte quête du sacré
Graal par les chevaliers de la Table Ronde, n’était-il pas non
seulement sous-titré
"festival scénique sacré"
(en allemand
: Bühnenweihfestspiel),
mais aussi réservé par son auteur à la seule représentation dans
l’enceinte "sacrée" de Bayreuth ?
7Ce
qu’illustre, typiquement, la mélancolie devenue dépression chez
le Werther de Goethe ou le des Esseintes de Huysmans, en quoi Nietzsche voit "la volonté tyrannique d'un être affecté d'une grave souffrance, [illustration du] pessimisme romantique sous sa forme la plus expressive, soit en tant que philosophie schopenhauerienne de la volonté, soit en tant que musique wagnérienne"(Nietzsche, le Gai Savoir, §370). Le romantique et, plus généralement, l'idéaliste, sont clairement, pour Nietzsche, des nihilistes paroxystiques : "nihiliste
est l’homme qui juge que le monde tel qu'il est ne devrait pas
être, et que le monde tel qu'il devrait être n'existe pas. De ce
fait, l’existence (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a aucun
sens"(Nietzsche, Fragments Posthumes).
8À
propos de laquelle Goethe parlait d'"entretiens
de Dieu avec lui-même juste avant la Création".
10Et
pas seulement par la noblesse. Avant
l'hégémonie de la sonate
et
de la symphonie
qui va marquer l’âge d’or de la musique classique
(à
quoi on réduit souvent la musique "savante"), la forme
privilégiée du genre baroque
est,
en effet, la "suite", sous-entendu, la "suite de
danses" : "courante", "chaconne",
"passacaille", "gavotte", "menuet",
"bourrée", "passepied", "rigaudon",
"sarabande", "gigue", "allemande",
etc. qui, toutes, sont des danses "populaires". Il nous semble que la conception nietzschéenne de la fonction tragique de la musique, notamment à travers son caractère dionysiaque, participe clairement d'une apologie de la musique populaire (laïque pourrait-on dire en prenant l'étymologie grecque de laos, "peuple"). Au-delà de ses enjeux musicologiques et anthropologiques, l'opposition nietzschéenne entre l'amour charnel chez Bizet et l'amour platonique chez Wagner illustre à merveille le choix d'une musique accessible au plus grand nombre et pas seulement à quelques happy few.
11Cf. l'allégorie de Raphaël intitulée l'estasi di Santa Cecilia e quattro santi, Sainte Cécile étant, comme chacun sait, la patronne des musiciens. On
voit, au passage, à quel point le processus de spiritualisation
de la musique engendre une
hiérarchie sociale avec,
à son au
sommet, le Verbe divin (variante : l'Être métaphysique), puis l'esprit du compositeur imprégné du
Verbe divin (variante : l'Essence de la Musique), puis l’esprit du spécialiste gardien de l’orthodoxie
théologique (variante : de la Vérité Ontologique), puis vient le corps de l'exécutant plus ou moins
habité par l'esprit du compositeur, puis le corps du mélomane en
proie à la vénération
de
son
propre esprit pour la pureté de l’œuvre,
enfin, tout en bas, le corps du vulgus
béatement
fasciné par la matérialité du
son.
D’une manière générale, comme l’a bien montré Pierre
Bourdieu, l’acte de lecture
suppose,
en amont, une différenciation des rôles respectifs de l’auctor
et
du lector
(cf. Compréhension,
Interprétation et Autorité chez Arendt, Bourdieu et Wittgenstein).
12Nietzsche
est, de ce point de vue, également éloigné de la conception
monothéiste d’une vie faite d’épreuves imposées par
Dieu, de la conception hindo-bouddhiste d’une vie comme étape
d’un cycle de réincarnations successives (samsâra) et de la conception stoïco-spinozienne d'une vie idéalement consentante à l'ordre des choses.
Car, pour Nietzsche, Dieu, la Nature ou le Destin, c'est "ce grand enfant d’Héraclite qu’on appelle Zeus ou le Hasard"(Nietzsche, la Généalogie de la Morale, II, xvi). Pour Nietzsche, il n'y a ni transcendance, ni immortalité, ni nécessité. C'est pourquoi il préconise non pas la résignation mais la
combativité. Comme chez les tragiques grecs et comme chez Camus, c'est toujours au destin que l'homme fait face, lance un défi. Nous avons donné, dans "Voile
Islamique", Délire Cognitiviste et Approche Conativiste,
un exemple de manifestation d’une telle éthique dans le défi
vestimentaire des musulmanes voilées.
13Nous
prenons le terme au sens anglo-saxon de concrétisation matérielle,
d'accomplissement physique.
14"Tout
notre monde moderne […] a pour idéal l’homme
théorique,
armé
des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au
service de la science, et dont le prototype et ancêtre originel est
Socrate"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
xviii).
15"C'est
quelque chose qui a commencé dès mon enfance, une certaine voix
qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne de ce que j'allais
faire, sans jamais me pousser à agir […]. Mon avertissement
coutumier, celui de l'esprit divin, se faisait entendre à moi très
fréquemment jusqu'à ce jour et me retenait, même à propos
d'actions de peu d'importance, au moment où j'allais faire ce qui
n'était pas bon"(Platon,
Apologie
de Socrate,
31d-40a).
16"La
pensée est une discussion que l’âme poursuit tout du long avec
elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner
[...] car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense :
rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et
répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une
seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son
opinion"(Platon,
Théétète,
189 e). Tandis que "la
rhétorique [...] a pris le masque de l'art sous lequel elle se
trouvait, [elle] n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et
c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au
piège la bêtise, qu'elle l'égare au point de faire croire qu'elle
est plus précieuse que tout. […] Les rhéteurs ne sont-ils pas
comme les tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent,
n'exilent-ils pas de la Cité qui leur plaît, ne le dépouillent-ils
pas de ses richesses ?"(Platon,
Gorgias,
463b-466b).
17Sur ce point, Vladimir Jankélévitch est tout à fait fondé à mettre Nietzsche et Platon sur le même plan. Mais lorsqu'il dit que "l'acharnement [nietzschéen] contre la tentation [platonicienne de purger le langage et la musique de toute rhétorique] n'est pas moins suspect que la tentation … La rancune puritaine contre la musique, la persécution du plaisir, la haine de l'agrément et de la séduction, l'obsession antihédonique enfin sont des complexes comme la misogynie elle-même est un complexe !"(Jankélévitch, la Musique et l’Ineffable), il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour en induire que les conceptions musicales de l'un et de l'autre, au fond, reviennent au même ! Que les corbeaux soient noirs et que mon voisin soit noir ne m'autorise pas à conclure que mon voisin est un corbeau (à moins que la coraxité aussi soit ... un "complexe" ?) !
18Cf.
la fameuse allégorie platonicienne dite "de la Caverne".
19Personne
n'a oublié l'épisode d'Ulysse et des Sirènes
dans l'Odyssée.
20Confondant la fonction et les effets, Pascal
Quignard rapproche étymologiquement les verbes "ouïr"
(audio,
"j'entends") et "obéir"
(obœdio,
de ob-audio,
"j'entends
devant
moi") : "la
musique viole les corps humains. Elle met debout. Les rythmes
musicaux fascinent les rythmes corporels [...]. Elle est d'essence
inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des
exécutants, des obéissants, telle est la structure que son
exécution, aussitôt, met en place. Partout où il y a un chef et
des exécutants, il y a de la musique
[...].
C'est le mot de Tolstoï
:
"là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique
possible""(Quignard,
la
Haine de la Musique,
vi). Dans le même esprit que Tolstoï ou Quignard, Theodor Adorno ne percevait toutefois ce facteur coercitif que dans la seule musique populaire. Mais peut-être, après tout, sont-ils tous trois simplement victimes d'une lecture trop littérale du mythe d'Orphée ou de la légende du Rattenfänger von Hameln ("le joueur de flûte d'Hamelin", littéralement, "le chasseur de rats d'Hamelin") attribuant à la musique instrumentale un véritable pouvoir magique.
21Toutefois,
la dichotomie platonicienne est celle d’une opposition entre
oralité philosophique et oralité rhétorique plutôt qu’entre
écriture et oralité. Rappelons que Platon est assez réservé sur
la statut philosophique de l’écriture à laquelle il reproche
d’être, potentiellement, un facteur d’illusion : "ce
qu'il y a de terrible, Phèdre, c'est la ressemblance qu'entretient
l'écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu'engendre la
peinture se tiennent debout comme s'ils étaient vivants ; mais
qu'on les interroge, ils restent figés dans une pose solennelle et
gardent le silence. Et il en va de même pour les discours. On
pourrait croire qu'ils parlent pour exprimer quelque réflexion ;
mais, si on les interroge, parce qu'on souhaite comprendre ce qu'ils
disent, c'est une seule chose qu'ils se contentent de signifier,
toujours la même. Autre chose : quand, une fois pour toutes, il a
été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et
passe indifféremment auprès de ceux qui s'y connaissent, comme
auprès de ceux dont ce n'est point l'affaire ; de plus, il ne sait
pas quels sont ceux à qui il doit ou non s'adresser. Que par
ailleurs s'élèvent à son sujet des voix discordantes et qu'il
soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son
père ; car il n'est capable ni de se défendre ni de se tirer
d'affaire tout seul"(Platon,
Phèdre,
275d-e).
22"L'action
de la rhétorique s'exerce sur des questions de nature à être
discutées [...], des questions qui comportent au moins deux
solutions diverses, car personne ne délibère sur des faits qui ne
peuvent avoir été, être ou devoir être autrement qu'ils ne sont
présentés. Et cela, en présence d'un auditoire composé de telle
sorte que les idées d'ensemble lui échappent et qu'il ne peut
suivre des raisonnements tirés de loin [...]. C'est le caractère
moral de l'orateur qui amène la persuasion lorsque le discours est
tourné de telle façon que l'orateur inspire la confiance
[notamment] dans les affaires embrouillées ou prêtant à
l'équivoque [...]. C'est la disposition des auditeurs quand leurs
passions sont excitées par le discours : nous portons des jugements
différents, selon que nous anime un sentiment de tristesse ou de
joie, d'amitié ou de haine [...]. Enfin, c'est par le discours
lui-même que l'on persuade lorsque nous démontrons la vérité ou
ce qui paraît tel d'après des faits probants [...], or tout le
monde peut faire la preuve d'une assertion en avançant soit des
exemples, soit des enthymèmes"(Aristote,
Rhétorique,
i, 1356a-1357a).
23"Seuls
les romanciers révèlent la nature imitative du désir. Cette
nature, de nos jours, est difficile à percevoir car l'imitation la
plus fervente est la plus vigoureusement niée. Don Quichotte se
proclamait disciple d'Amadis et les écrivains de son temps se
proclamaient les disciples des Anciens. […] Partout, au XX°
siècle, la spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation. Ne
nous laissons pas duper, répète partout Stendhal, les
individualismes bruyamment professés cachent une nouvelle forme de
copie. Les dégoûts romantiques, la haine de la société, la
nostalgie du désert, tout comme l'esprit grégaire, ne recouvrent,
le plus souvent, qu'un souci morbide de l'Autre [...].
Subjectivismes et objectivismes, romantismes et réalismes,
individualismes et scientismes, idéalismes et positivismes, [...]
relèvent tous, plus ou moins directement, de ce mensonge qu'est le
désir spontané. Ils défendent tous une illusion d'autonomie à
laquelle l'homme moderne est passionnément attaché"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
i).
24C’est-à-dire
sur des "figures de style" rendues possibles par le
caractère nécessairement flottant des significations.
25Nietzsche
fait référence aux enthymèmes,
c’est-à-dire aux raisonnements incomplets dont la partie
tronquée est réputée inconsciente et dont parle Aristote dans la
Rhétorique.
26Ces
vérités qui "tiennent
l’une à l’autre et forment toute une chaîne, sont enchaînées
les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de diamant
[...] des arguments que tu [Socrate parle au rhéteur Calliclès] ne
vas pas pouvoir rompre, ni toi, ni quelqu’un d’autre, encore
plus impétueux
que toi"(Platon,
Gorgias,
509a). Or, s'insurge Nietzsche, comment
a-t-on pu oublier que "la vérité [est] une multitude
mouvante de métaphores, de métonymies et d'anthropomorphismes,
bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et
rhétoriquement haussées, transposées, ornées et qui, après un
long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et
contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié
qu'elles le sont"(Nietzsche,
Vérité et Mensonge au
sens Extra-Moral)
? Notons au passage que Nietzsche confond ici vérité
et
véracité,
illusion et
mensonge
(cf. Post-Vérité,
Post-Politique, Post-Humanité).
Dire que l'obsession de la véracité
est
pathologique n'empêche pas la vérité
d'avoir
quelques vertus. De même, dire que nous avons besoin d'illusions
n'est pas dire qu'il nous faut des mensonges.
Mais tout cela n'a pas beaucoup d'importance pour notre présent
propos.
27À
ne pas confondre avec le "mentir-vrai" d'Aragon qui n'est qu'une forme de mauvaise foi (cf.
ne
pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie
et Capitalisme). Notons que Nietzsche commet ici une double inconséquence, d'une part en confondant vérité (la valeur d'un énoncé) et véracité (le fait de ne pas mentir), d'autre part en confondant illusion (comme le dit Bourdieu, l'illusio, contraction de "in ludo", c'est l'enchantement du jeu) et mensonge (l'intention de manipuler la croyance de l'interlocuteur).
28"La
voix
[phonè]
est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il
a été donné à tous les animaux. Seul, entre les animaux, l’homme
a l’usage de la parole [logos]"(Aristote,
Politique,
I, 1253a).
29Au
livre III de la
République,
Platon oppose, chez Homère, deux manières de s’exprimer : "dans
les premiers vers de l’Iliade dans lesquels le poète raconte que
Chrysès pria Agamemnon de lui rendre sa fille , que celui-ci
s’emporta, et que le prêtre, n’ayant pas obtenu l’objet de sa
demande, invoqua le dieu contre les Achéens […] jusqu’à ces
vers,"il
implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs des
peuples",
le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée
dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un
autre que lui-même. Mais, pour ce qui suit, il s’exprime comme
s’il était Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que
possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le
vieillard, prêtre d’Apollon ; et il a composé à peu près de la
même manière tout le récit des événements qui se sont passés à
Ilion, à Ithaque et dans toute l’Odyssée"(Platon,
République,
III, 393b). Dans le premier cas, il fait une diègèsis,
une description, dans le second cas, une mimèsis,
une imitation.
30Le
terme blues
vient
de l'abréviation de l'expression anglaise blue
devils qui
rend à peu près l'expression française "idées
noires".
31Du
nom d'un spectacle de music
hall
raciste dont le "héros" est Jim Crow, un noir tourné en
ridicule. Les Jim Crow Laws, sur fond d'illusion d’intégration sociale et d'égalité formelle arrachée après la Guerre de Sécession, établissent, dans des municipalités et États du sud des États-Unis des règlements ségrégationnistes de fait dans les lieux publics. Elles ont, officiellement, été abolies par le Civil
Rights Act
de
1964.
32
"Cool
qualifiait
à l’origine une réaction déterminée vis-à-vis du monde. Être
cool,
c’était au sens le plus accessible être calme, impassible même,
devant l’horreur que le monde
pouvait
vous réserver à tout instant. Pour les Noirs, cette horreur
pouvait être tout simplement l’état d’esprit sinistrement
prévisible de l’Amérique blanche. D’une certaine manière,
cette façon calme ou stoïque de réprimer sa souffrance est aussi
vieille que l’entrée du noir dans la société de l’esclavage
ou que l’acceptation pragmatique par l’Africain captif du Dieu
de son ravisseur. Vis-à-vis d’un monde fondamentalement
irrationnel, le rapport le plus justifié est la
non-participation"(LeRoi
Jones, le
Peuple du Blues).
33Il est significatif que le roman central de sa trilogie est
intitulé "Jazz" alors qu’il n’y est nullement
question de musique !
34L'institution
vaticane destinée à latiniser quelques termes modernes néanmoins
nécessaires à la communication n'a rien trouvé de mieux, pour
traduire "jazz", que musica nigrorum,
c'est-à-dire, littéralement, "musique des Noirs" !
35Paolo
Conte, dans sa chanson Sotto le Stelle del Jazz
écrit
:
"Sotto
le stelle del jazz //Un uomo-scimmia cammina // O forse balla,
chissa [Sous
les étoiles du jazz // Un homme singe marche // Ou danse peut-être,
qui sait]".
Ce qui rappelle
la
caricature mythique de Jim Crow
le
"nègre typique" grimé en singe savant. Dans le
Maître et Marguerite,
Mikhaïl Boulgakov décrit un jazz
band dont
les musiciens sont des singes : "un
énorme gorille aux favoris ébouriffés, une trompette à la main,
dirigeait en sautant lourdement d'un pied sur l'autre. Sur un rang,
étaient assis des orang-outans qui soufflaient dans des trompettes
étincelantes. De joyeux chimpanzés, placés à califourchon sur
leurs épaules, jouaient de l'accordéon. Deux hamadryas à crinière
léonine, tapaient sur des pianos à queue dont les notes étaient
complètement étouffées par les saxophones, violons et tambours
qui cognaient, piaulaient et mugissaient de gibbons, de mandrills et
de guenons"(op.
cit.,
xxiii).
36L'Histoire,
nous dit Hegel, c'est "l'Esprit
[qui] doit se séparer de son vouloir naturel, de son immersion dans
la matière"(Hegel,
Leçons
sur la Philosophie de l’Histoire,
I).
37Voire
semi-officielle par le Président Clinton qui, en 1998, a demandé
au "Thelonious Monk Institute of Jazz" de représenter la
culture des États-Unis au Sommet des Amériques.
38C'est-à-dire,
tout à la fois jazz libre (des
contraintes formelles du jazz)
et jazz de la liberté (pour
les black people).
39Cette
composition est une protestation contre la décision du gouverneur
(démocrate) de l'Arkansas
Orval
E. Faubus,
qui,
en 1957, a envoyé la Garde Nationale pour empêcher, dans le cadre
des Jim
Crow Laws,
l'accès de Little Rock Central High School à 9 étudiants
Afro-Américains.
40Le
pianiste
Herbie Hancock affirme néanmoins que "le
jazz n’est pas né en Afrique, mais en Amérique. Il a
certainement des sources africaines, mais elles viennent aussi
d’ailleurs, d’Irlande, par exemple, mais aussi d’autres pays.
J’estime que le jazz puise ses racines dans l’humanité"(Interview
donnée au Service de Presse de l'UNESCO
le
27/04/2012).
41"Le
temps est un enfant qui joue au tric-trac. Royauté d'un enfant"
disait Héraclite.
42Cf
notre article le
Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine
et auquel les considérations jazzistiques (et illustrations
sonores) du présent article empruntent beaucoup.
43Adorno qui, comme tous les zélateurs élitistes du bon goût occidental, voit dans le jazz "un langage musical régressif [...], la parabole d'une société mise en hibernation"(Adorno, une Mode Intemporelle), bref, une catastrophe civilisationnelle. Cf. le Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine.
44Ce
qui est facilité par le fait que la partition, dans le jazz
ne
comporte, surtout depuis l’invention du bop
dans
les années 1930, le plus souvent, que la mélodie du thème
principal (le standard)
ainsi qu’une grille d’accords par laquelle chacun des musiciens
se situe dans le schéma rythmique général pulsé par la
contrebasse et la batterie (voire le piano). À noter que la grille
d’accords du jazz
ressemble
à celle de la basse chiffrée de la musique baroque
à
partir de laquelle, justement, improvisait la basse continue.
45C’est
pourquoi deux versions du même standard
jouées
par les mêmes musiciens mais dans des contextes
différents
peuvent donner lieu à des performances
très
différentes. Comparons, par exemple, la version
enregistrée en 1968
du "St Thomas" du saxophoniste Sonny Rollins, à la
version
de 1956,
laquelle, sous l'influence, sans doute, du batteur hors pair Max
Roach, est beaucoup plus heurtée, tandis que la première a la
fluidité du jeu de Kenny Drew au piano. Cf. la très intéressante
conférence donnée par le compositeur Karol Beffa au Collège de
France et intitulée qu'est-ce
que l'Improvisation ?
46Il
n'est pas sans importance que, dans le roman de Vladimir Nabokov
consacré au jeu d'échecs, ce soit un musicien (un violoniste)
qui,
le premier, se rende compte de la précoce virtuosité échiquéenne
du très jeune Loujine : "quel
jeu, quel jeu ! dit le violoniste, en refermant soigneusement le
coffret. Des combinaisons pareilles à des mélodies. Je crois, pour
ainsi dire, entendre la musique des coups [...]. C'est un jeu des
dieux. Il y a là des possibilités infinies"(Nabokov,
la
Défense Loujine,
iii).
47L'article
complet est consultable sur le site des Cahiers
d'Études Africaines.
48Jack
Kerouac écrit que "c'est
à lui [le musicien de jazz]
de mettre en forme ce qui est dans la tête de chacun. [...] Il
remplit le vide de l'espace avec la substance de nos vies, avec des
confessions jaillies de son ventre tendu, des pensées qui lui
reviennent et des ressucées de ce qu'il a soufflé jadis"(Kerouac,
sur
la Route,
iii, 5). Mais on pourrait, mutatis mutandis, en dire autant du tragédien, par exemple Euripide, Sénèque et Racine qui donnent trois versions différentes du destin de Phèdre ou encore Sophocle, Cocteau, Anouilh et Brecht à propos de celui d'Antigone.
49L'expression
"jeu de langage" est due à Wittgenstein qui considère
que parler et jouer sont des activités humaines non seulement
apparentées mais aussi indifférenciées quant à leur genèse
enfantine. C'est pourquoi une certaine conception métaphysicienne de l'art en général et de la musique en particulier comme activité essentiellement ineffable est irrecevable. De manière tout à fait significative, Vladimir Jankélévitch se croit fondé à dénoncer "les idoles de la rhétorique qui assimilent la musique à un langage"(Jankélévitch, la Musique et l'Ineffable) au motif que "celui qui parle tout seul est un fou, mais celui qui chante tout seul, comme un oiseau, sans s'adresser à personne, est simplement gai"(ibid.). Or, de même qu'il existe un jeu de langage qui consiste à chanter une comptine qui n'est faite que d'onomatopées, de même il existe un jeu de langage consistant à parler seul (sans être Augustin ou Rousseau, nous le pratiquons tous) sans être ni paraître dément pour autant. S'il est parfaitement exact que "lorsque
vous vous trouvez devant votre feuille de papier réglé, vous
n'écrivez pas pour dire quelque chose ni pour raconter vos souvenirs
de voyage, non, vous écrivez tout simplement, tout mystérieusement
de la musique. Le musicien n'a littéralement rien à dire"(ibid.), pour autant, il existe de très nombreux jeux de langage dont la fonction n'est, justement, pas de "dire quelque chose". Cf. dire et montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein.
50 Cela dit, Nietzsche aurait sans aucun doute été aussi consterné qu'Adorno de constater à quel point "tout ce que le jazz [ainsi que tous les autres genres musicaux populaires] a de rebelle fut dès l’origine intégré à un schéma rigoureux et que le geste de rébellion allait et va encore de pair avec une tendance à obéir aveuglément"(Adorno, Mode Intemporelle), autrement dit à quel point la fonction de la musique est, aujourd'hui, complètement oubliée au profit de ses effets souhaités et, plus particulièrement, de ses effets économiques (en termes de consommation) ou politiques (en termes de préservation de l'ordre bourgeois établi). Peut-être aurait-il aussi analysé la lourde tendance contemporaine à la marchandisation de la musique (et de l'art en général) comme une traîtresse reddition de Dionysos à Apollon, une sorte de victoire post mortem de Wagner sur Bizet confirmant, in fine, que "l'effet obnubilant dont Nietzsche se méfiait dans la musique de Wagner a été saisi et socialisé par la musique légère"(Adorno, Introduction à la Sociologie de la Musique).
50 Cela dit, Nietzsche aurait sans aucun doute été aussi consterné qu'Adorno de constater à quel point "tout ce que le jazz [ainsi que tous les autres genres musicaux populaires] a de rebelle fut dès l’origine intégré à un schéma rigoureux et que le geste de rébellion allait et va encore de pair avec une tendance à obéir aveuglément"(Adorno, Mode Intemporelle), autrement dit à quel point la fonction de la musique est, aujourd'hui, complètement oubliée au profit de ses effets souhaités et, plus particulièrement, de ses effets économiques (en termes de consommation) ou politiques (en termes de préservation de l'ordre bourgeois établi). Peut-être aurait-il aussi analysé la lourde tendance contemporaine à la marchandisation de la musique (et de l'art en général) comme une traîtresse reddition de Dionysos à Apollon, une sorte de victoire post mortem de Wagner sur Bizet confirmant, in fine, que "l'effet obnubilant dont Nietzsche se méfiait dans la musique de Wagner a été saisi et socialisé par la musique légère"(Adorno, Introduction à la Sociologie de la Musique).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Votre commentaire est-il vraiment nécessaire ?