Dans
sa
leçon inaugurale au Collège de France,
le
pianiste et musicologue Karol
Beffa pose cette question : "pourquoi
parler de musique ? Ne se suffit-elle pas à elle-même ? En quoi un
discours sur la musique permettrait-il de mieux la comprendre ou de
mieux l’interpréter ? En quoi permettrait-il de mieux l’entendre
et d’en jouir davantage […].
Nombreux sont les courants de pensée qui, au cours des temps, ont
considéré la musique comme une forme d’art qui, d’une manière
ou d’une autre, excéderait et neutraliserait le langage […]. De
nos jours, ces scrupules à discourir sur la musique relèvent plus
de la singularité que de la règle. Car c’est à une véritable
invasion du commentaire sur l’art que l’on assiste, la musique ne
faisant pas exception"(Beffa,
comment
parler de Musique ?).
Or
Vladimir Jankélévitch relève, précisément, de cette singularité
scrupuleuse qui écrit que
"notre
curiosité sera déçue si nous en demandons la révélation à je ne
sais quelle anatomie du discours musical. Mais si nous convenons
enfin qu'il s'agit d'un mystère […]
alors
nous connaîtrons peut-être ce consentement au charme qui est, en
musique, le seul état de grâce"(Jankélévitch,
la
Musique et l'Ineffable).
Nous
allons essayer de montrer
que, si la
logorrhée à
propos, tout particulièrement, de la musique est, de loin, le
meilleur moyen de décevoir
l'amateur de musique,
en revanche la considérer comme un
mystère
requérant
un "état de grâce"
n'est pas non
plus la meilleure manière d'en goûter et d'en faire goûter le
"charme".
Bien
qu'étant lui-même musicien et musicologue, Jankélévitch entend se
poser, d'emblée, en métaphysicien de la musique. En
disant qu'"on
est amené à se demander si la musique n'aurait pas, plutôt qu'une
fonction éthique, une signification métaphysique"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable),
Jankélévitch
vise primordialement
la philosophie de la musique de Nietzsche1.
Pour
ce
dernier,
en effet, la musique possède une fonction clairement éthique
puisqu'il s'agit rien moins, par et dans la pratique musicale, que de
rendre la vie plus légère :
"qu’attend
donc de la musique mon corps tout entier ? […]
Je
pense que c’est de s’alléger. C’est comme si toutes les
fonctions animales avaient besoin d’être stimulées par des
rythmes légers, pleins d’allant, assurés ; comme si l’or des
mélodies tendres, onctueuses, libérait de sa pesanteur la vie
d’airain et de plomb"(Nietzsche,
Ecce
Homo,
II, §7). Or,
objecte Jankélévitch,
loin
d'être au service de nos besoins humains,
et,
pire que
tout,
de nos vils besoins corporels comme le suppose Nietzsche, il est
temps de
rendre
à la musique sa
destination cosmique en
cessant de la
considérer
à travers la détestation nietzschéenne de la métaphysique
et, plus encore de détestation
de la
musique à connotation explicitement métaphysique
comme
celle de Wagner2.
Bref, "pour
Nietzsche, […] la musique, art de décadence, est la mauvaise
conscience des peuples introvertis, qui trouvent dans les
compositions instrumentales et vocales un dérivatif pour leur besoin
d'activité civique"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable),
et
il
vaudrait mieux,
à l'instar de Schopenhauer, affirmer
que
"la
musique […] est complètement indépendante du monde phénoménal ;
elle l’ignore absolument, et pourrait en quelque sorte continuer à
exister alors même que l’univers n’existerait pas"(Schopenhauer,
le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
§52).
Pourquoi
de Schopenhauer plutôt que de quelque autre métaphysicien3
qui a abordé, métaphysiquement, le problème de la nature
de la musique ? Parce que celui-ci localise la réalité
nouménale4,
autrement dit la réalité métaphysique proprement dite et
la vérité absolue qui lui est liée,
dans le vouloir-vivre
au
sens
où "chaque
regard posé sur le monde, que le philosophe a pour tâche
d'élucider, confirme et atteste que le vouloir-vivre […] est
la seule expression vraie de la plus intime essence du monde. Tout
aspire et s’efforce à l'existence, et si possible à
l’existence organique"(Schopenhauer,
le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
§28)5.
Or,
précisément, pour Schopenhauer, "ce
qui distingue la musique des autres arts, c’est qu’elle n’est
pas une reproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de
l’objectité adéquate de la volonté ; elle est la reproduction
immédiate du vouloir-vivre lui-même et exprime ce qu’il y a de
métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque
phénomène"(Schopenhauer,
le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
§52).
La
musique n'a donc pas, à l'inverse des autres activités artistiques,
de nature
représentative
puisque
toute représentation
est
nécessairement celle d'un phénoméne
physique
tandis que la musique, en tant que manifestation immédiate du
vouloir-vivre,
donc du noumène
métaphysique,
ne peut représenter, si l'on peut dire, que
l'irreprésentable.
Voilà qui semble s'accorder avec
l'idée que Jankélévitch se fait de la musique comme réalité
non signifiante ou, mieux, auto-signifiante.
Eh bien non. D'abord
parce que,
du point de vue de Schopenhauer, "on
ne voit pas ce qui justifie la promotion privilégiée dont l'univers
acoustique fait l'objet […].
En
vertu de quel monopole certaines perceptions, celles qu'on nomme
auditives, seraient-elles seules à déboucher dans le monde des
noumènes ?"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Ensuite
parce que Jankélévitch va
plus loin que Schopenhauer en affirmant que "la
musique n'est pas l'exposé d'une vérité intemporelle, mais c'est
l'exposition elle-même qui est la seule vérité, la sérieuse
vérité"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Par
exemple, "la
Sonate est comme un raccourci de l'aventure humaine bornée entre
mort et naissance, – mais elle n'est pas elle-même cette aventure.
L'Allegro maestoso et l'Adagio […] sont comme une stylisation des
deux tempos du temps vécu, mais ils ne sont pas eux-mêmes ce temps
lui-même. La Sonate, la Symphonie et le Quatuor à cordes, d'autre
part, sont comme une récapitulation en trente minutes de la destinée
métaphysique et nouménale du Vouloir, mais eux-mêmes ne sont
nullement cette destinée"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Bref,
la musique ne serait pas seulement auto-signifiante,
mais, pour rester
dans le champ lexical kantien,
héauto-signifiante,
c'est-à-dire qu'elle ne serait pas destinée à se désigner
elle-même comme manifestation d'une réalité métaphysique, mais
serait plutôt la
réalité
métaphysique irreprésentable
qui
ne peut s'appréhender que par "accointance"6
directe, sans médiation d'aucune sorte. On est donc, typiquement,
dans une conception non seulement métaphysique
(donc anti-nietzschéenne) mais, plus encore, mystique
(donc
anti-schopenhauérienne) de la musique.
Yann
Schmitt résume toute l'ambiguïté de
ce genre de démarche
mystique
:
"une
expérience mystique est une expérience unitive, perceptive, non
sensorielle, qui est apparemment celle d’une réalité ou d’un
état de choses qui n’appartient jamais aux expériences
perceptives sensorielles ou à l’introspection. [Mais
étant]
la conscience de la présence de l’Ultime […]
les
expériences mystiques sont analogues aux
expériences perceptives"(Schmitt,
les
Expériences Mystiques peuvent-elles appartenir à des Processus
Cognitifs)7.
Ce
point de vue reprend, pour l'essentiel, celui de Russell pour qui le
mysticisme
est "la
possibilité d'un mode de connaissance […] par opposition aux sens,
à la raison et à l'analyse, qui sont considérés comme des guides
aveugles conduisant au marais de l'illusion"(Russell,
Mysticism
and Logic).
Sauf
que, pour
Russell,
the
ultimate furniture of the world n'est
rien d'autre qu'un certain type de données sensibles élémentaires
qui est toujours l'objet ultime
de
toute connaissance par les sens ou la raison8,
laquelle connaissance
exclut
donc, ipso
facto,
toute forme de mysticisme.
Tandis que
Schmitt admet
que,
tout en étant une "expérience" extra-sensorielle
par définition, le mysticisme
garde
néanmoins une attache cognitive non négligeable : l'analogie
avec l'expérience sensorielle.
Concrètement, dire que
Jankélévitch
privilégie une approche mystique
de
l'événement musical, c'est dire d'abord
que, contrairement à ce que prétendent Nietzsche ou même
Schopenhauer, il
pense que la
musique ne s'adresse pas principalement à nos sens9
puisqu'il
s'agit de "percevoir" ce que Schmitt appelle "l'Ultime"
et que Jankélévitch nomme, en
l'occurrence,
"la
seule vérité, la sérieuse vérité",
autrement
dit une vérité
métaphysique réputée
inaccessible aux sens.
Mais,
d'autre part, il reste néanmoins possible
de traiter cette
vérité
ultime que
nous délivrerait l'événement
musical
comme
si (analogie)
elle
relevait d'une
banale
expérience
sensorielle, donc,
en particulier d'en parler pour,
sinon la décrire,
du moins l'évoquer.
En effet, "il
est possible d’admettre en même temps 1)
que l’expérience mystique bouleverse les catégories du sujet car
elle donne un contenu en excès qui modifie le sujet et 2)
qu’une relation sujet-objet persiste"(Schmitt,
les
Expériences Mystiques peuvent-elles appartenir à des Processus
Cognitifs).
Or,
pour pouvoir, en
quelque manière,
parler de
quelque chose, il faut bien présupposer l'existence de cette
relation sujet percevant-objet perçu et ce, quelle que soit la
nature "ultime" de cet objet. Y
compris si cet objet "ultime" est, par définition,
incommensurable au sujet percevant, comme c'est le cas, à
la limite,
lorsqu'il s'agit du dieu des monothéistes. Et
c'est là que l'ambiguïté se fait paradoxe. Comme le souligne Karol
Beffa, "jusqu’au
xx°
siècle, classicisme, romantisme et symbolisme ont perçu la musique
comme relevant de l’insaisissable, de l’indicible. L’expérience
ressentie à son écoute serait incommunicable, ainsi que l’est
pour certains mystiques l’expérience intime de la présence
divine. Dieu ne saurait être décrit par les mots. Comme Lui, la
musique serait ineffable. Leur approche est-elle alors possible ?
Pour tenter de comprendre Dieu, dont la vérité est inexprimable par
des mots – il est des traditions où Son nom même est
imprononçable –, les kabbalistes la recherchaient dans la Bible
car, bien que composée de mots, ceux-ci ayant été inspirés par
Dieu devaient contenir la vérité divine qui s’y dissimulerait.
D’où le foisonnement d’exégèses érudites, de textes
ésotériques, d’essais de décryptage de la divinité cachée,
avec appel aux techniques symboliques de la numérologie. Le
parallèle est frappant avec la prolifération de commentaires
savants ambitionnant de dénicher dans les partitions l’essence
même de la musique qui y serait enfouie"(Beffa,
comment
parler de Musique ?).
Du
coup, on comprend déjà
mieux
le
paradoxe d'un
Jankélévitch qui
n'a,
manifestement,
aucun mal à écrire un ouvrage intitulé la
Musique et l’Ineffable,
dans lequel, de fait, il s'évertue
à parler
de
cet ineffable :
le
paradigme adopté par le philosophe est, manifestement, celui de
l'exégèse
mystique.
Dès
lors, comment
et en quels termes parle-t-il donc
néanmoins
de
la musique ?
Naturellement,
un
peu sur le modèle du
discours apophatique de
la
théologie négative,
Jankélévitch
commence par dire
ce que la musique
n'est
pas, en
l'occurrence,
un
langage.
D'abord
un langage
en
tant qu'activité signifiante
tournée
vers la représentation
d'une
réalité extérieure. En
effet, "lorsque
vous vous trouvez devant votre feuille de papier réglé, vous
n'écrivez pas pour dire quelque chose ni pour raconter vos souvenirs
de voyage, non, vous écrivez tout simplement, tout mystérieusement
de la musique. Le musicien n'a littéralement rien à dire : une
liberté vertigineuse, illimitée lui est concédée"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
En
effet, si,
pour Jankélévitch, la musique doit
être
signifiante
par soi-même,
si
elle doit,
par soi-même, être
"la
seule vérité, la sérieuse vérité",
il
est, a
priori,
exclu qu'elle puisse signifier et qu'elle puisse être signifiée par
autre chose qu'elle même.
Ce
qui est, d'ailleurs,
le propre de toute
activité
artistique
visant
à présenter
les
choses directement quand le langage n'aurait pour fonction que de les
re-présenter
indirectement.
Comme
le dit aussi Bergson, avec
qui Jankélévitch revendique une certaine parenté, "les
mots, à l’exception des noms propres, désignent des genres. Le
mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son
aspect le plus banal, s’insinue entre elle et nous, et en
masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà
derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. [...] Mais de
loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus
détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu,
raisonné, systématique, qui est œuvre
de réflexion et de philosophie. Je parle d’un détachement
naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se
manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte,
de voir, d’entendre ou de penser"(Bergson,
le
Rire,
iii, 1). Il
est clair que, pour
qui,
à l'instar de Jankélévitch
ou
de Bergson,
professe
une conception "augustinienne" du langage10,
celui
qui s'adonne à
l'activité artistique
en
général se
trouve libéré
d'un
carcan considérable : la nécessité de signifier.
Ce
en quoi consiste ce que Bergson appelle "détachement". Et
même
si,
comme
le remarque
Sartre, "l'écrivain,
au contraire [des
autres artistes],
c'est aux significations11
qu'il a affaire, […] encore faut-il distinguer : l'empire des
signes, c'est la prose ; la poésie est du côté de la
peinture, de la sculpture, de la musique"(Sartre,
qu'est-ce
que la Littérature ?,
i), il
reste
à la littérature la
métaphore poétique qui
partage avec l'image
picturale, la masse sculpturale et l'événement musical le même
statut objectuel,
de
telle sorte
que l'activité artistique
non-prosaïque
viserait,
par conséquent, à révéler immédiatement
dans
toute sa nudité et toute sa simplicité. Cela
dit,
la musique ne
pourrait-elle
pas
néanmoins
se
rapprocher d'un
langage,
comme activité de
représentation
d'une
réalité intérieure ?
Débarrassée
du souci de signifier
des
états de fait, la
musique
pourrait ainsi
s'évertuer
à signifier
des
états d'âme :
"serait-elle
le langage des sentiments et des passions ? plus que la prose et la
poésie, serait-elle un moyen de nous transmettre des confidences ou
des aveux sur l'intimité affective du créateur ?"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
À
supposer
qu'il existe bien quelque chose comme les états d'âme en tant que
distincts des états de fait12,
il
se pourrait,
comme
nous
le
dit
Wittgenstein, que
"si
un homme qui n’a jamais eu la moindre connaissance de la musique
arrive parmi nous et entend jouer une pièce de Chopin, il se
convaincra qu’il s’agit d’une langue dont on cherche à lui
dissimuler le sens"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§888)13.
On
pourrait même aller jusqu'à dire, pour parodier Lacan, que la
musique est structurée comme un langage dans le sens où "le
disque de phonographe, la pensée musicale, la notation musicale, les
ondes sonores sont tous, les uns par rapport aux autres, dans la même
relation représentative interne que le monde et la langue : à tous
est commune la structure logique"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.014). Or,
qu'il existe effectivement des analogies entre le langage et la
musique, notamment, comme le soulignent
Wittgenstein ou
Lacan,
du point de vue de la structure de l'événement, que l'on puisse
parler d'une "phrase" musicale, que le passage du muet au
sonore, du spatial au temporel suppose, dans les deux cas
l'apprentissage d'une sorte d'alphabet, qu'il existe même une
"rhétorique" musicale comme il y a une rhétorique du
langage14,
tout cela ne suffit pas pour en inférer que la musique est
un
langage. Et
de conclure
donc
que
"la
musique [n'est
pas]
un langage, une sorte de langue chiffrée dont les notes de la gamme
sont l'alphabet. La
musique [n'est
pas],
comme tout autre langage, porteuse de sens et instrument de
communication"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Alors,
si ce n'est en
la signifiant
à
la manière d'un langage, la musique pourrait-elle,
en quelque sorte, exprimer,
au
sens que Leibniz donne à ce verbe,
"la
seule vérité, la sérieuse vérité",
au
sens où "toute
substance [monade] est comme un miroir de Dieu ou bien de tout
l'univers qu'elle exprime chacune à sa façon, à peu près comme
une même ville est diversement représentée selon les différentes
situations de celui qui la regarde"(Leibniz,
Discours
de Métaphysique,
ix)15 ?
Non
plus,
car "incapable,
au sens propre, de développer, la musique est en outre, malgré les
apparences, incapable d'exprimer. Ici encore nous sommes dupes de nos
préjugés expressionnistes […]. Telle
fut la conception romantique, celle du moins que les romantiques
eux-mêmes professaient lorsqu'après coup ils interprétaient pour
le public la genèse de leurs propres œuvres"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Cette
tendance "expressionniste" ou "expressiviste"
d'un
"miroir de la nature" est,
effectivement, celle qu'il est convenu d'attribuer au mouvement
romantique.
Comme
le rappelle Charles
Taylor, "Herder
proposait une image de la nature comme un grand courant de sympathie
qui traversait toute chose : "siehe
die ganze Natur, betrachte die grosse Analogie der Schöpfung. Alles
fühlt sich und seines Gleichen, Leben wallet zu Leben"
["regarde le tout de la nature, considère la grande analogie de
la création. Tout ce sent soi-même et ce qui lui ressemble, la vie
se réverbère dans la vie" -vom
Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele-].
L'homme est la créature qui peut prendre conscience de cette
analogie et l'amener à l'expression. Sa vocation [...] est "dass
er Sensorium seines Gottes in allem Lebendem der Schöpfung, nach dem
Masse es ihm verwandt ist, werde"
["de devenir l'organe de son Dieu dans toutes les choses
vivantes de la création, selon la mesure de la relation qu'elles
entretiennent avec lui" -id.-]"(Taylor,
les
Sources du Moi,
21.1). Dès
lors,
nous accédons à cette
"vérité ultime" qu'est la nature16
en
éprouvant, puis en manifestant, d'abord pour nous-mêmes, cette
"analogie"
qui
n'est, en réalité, qu'un reflet ou
une empreinte :
"si
nous accédons à la nature par l'intermédiaire d'une voix ou
impulsion intérieure, nous ne pouvons connaître vraiment cette
nature qu'en rendant manifeste ce que nous découvrons en nous. [...]
La nature en tant que source intrinsèque va de pair avec une vision
expressive de l'existence humaine. Accomplir ma nature signifie
épouser la voix, l'impulsion, ou l'élan intérieur. Et cela rend
manifeste, aussi bien pour moi que pour autrui, ce qui était caché.
Mais cette manifestation contribue aussi à définir ce qui doit
être réalisé. L'orientation de cet élan n'était et ne pouvait
être claire avant cette manifestation"(Taylor,
les
Sources du Moi,
21.2)17.
Bref,
l'expressivisme
suppose l'existence d'une réalité
cachée au
fond de nous-même et avec laquelle nous ne pouvons entrer en
relation que si elle se manifeste
dans
une sorte de phénomène
psychique au
sens où Proust dit que "les
yeux de l'esprit sont tournés au dedans, il faut s'efforcer de
rendre avec la plus grande fidélité possible le modèle
intérieur"(Proust,
Essais
et Articles).
Or ce prétendu "reflet"
du
macrocosme
extérieur
dans
le microcosme
intérieur
fait
implicitement de l'art, par exemple de la musique, un simple
instrument de manifestation et même d'un instrument au second degré
dans la mesure où cette "vérité ultime" doit
se
manifester
d'abord pour et à travers une sensibilité particulière avant
de s'extérioriser sous la forme d'une œuvre.
Une
conception expressiviste
de
la
musique n'est
donc, in
fine,
pour
Jankélévitch, rien d'autre qu'une
variante de la conception linguistique
précédemment rejetée.
Jankélévitch
rejette donc tout à la fois l'idée d'une musique qui signifie
la
vérité
et
celle d'une musique qui l'exprime.
Que
reste-t-il donc
à la musique s'il
s'agit bien pour elle d'être
"la
nue vérité dépouillée de toute rhétorique, la vérité en chair
et en os, la vérité crue et incohérente"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable),
bref
cette réalité métaphysique héauto-signifiante
que nous avons évoquée plus haut ?
Jankélévitch
répond : l'impressionnisme
inexpressif.
En effet, "l'expressionniste
exprimait des sentiments autour de ses sensations : à ce compte
l'impressionniste note ses sensations sur les choses, cependant que
la musique inexpressive laisse parler les choses elles-mêmes dans
leur crudité primaire, sans exposant ni intermédiaires d'aucune
sorte"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Il
ne s'agit donc pas, pour le musicien, de manifester
la
réalité, que ce soit en la signifiant
ou
en l'exprimant,
mais de "laisser
parler les choses elles-mêmes […] sans
exposant ni intermédiaires d'aucune sorte".
On
reconnaît là l'ambitieux projet philosophique qui fut, notamment,
celui de la phénoménologie
husserlienne18
qui propose
"d'en
revenir aux choses-mêmes [zu
den Sachen selbst]"(Husserl,
Recherches
Logiques,
I). Projet qui suppose une réduction du phénomène
sensible
à une
supposée
pureté originelle : "ce
n'est que par une réduction [...] que j'obtiens une donnée absolue,
qui n'offre plus rien d'une transcendance. Si je mets en question le
moi, et le monde, et le vécu en tant que vécu du moi, alors, de la
vue réflexive dirigée simplement sur ce qui est donné dans
l'aperception
du
vécu
en question, sur mon moi, résulte le phénomène de cette
aperception : par exemple le phénomène perception appréhendé
comme ma perception […]. Mais je peux, pendant que je perçois,
porter sur la perception le regard d'une pure vue [...] laisser le
rapport au moi de côté ou en faire abstraction : alors la
perception saisie et délimitée dans une telle vue est une
perception absolue, dépourvue de toute transcendance, donnée comme
phénomène pur au sens de la phénoménologie"(Husserl,
Idée
d'une Phénoménologie)19.
C'est
en ce sens qu'il faut comprendre l'affirmation séminale
de
Manet selon laquelle il dit
peindre
ce qu'il voit, autrement dit ce qui est,
dans sa vérité
ultime,
et non ce qu'il plaît aux autres de voir, en d'autres termes ce
qui est déterminé par des habitudes empiriques ou des conventions
sociales. Comme
le souligne aussi
Merleau-Ponty,
"tout
change lorsqu'une philosophie phénoménologique ou existentielle se
donne pour tâche, non pas d'explorer le monde ou d'en découvrir les
« conditions de possibilité », mais de formuler une expérience du
monde, un contact avec le monde qui précède toute pensée sur le
monde"(Merleau-Ponty,
Sens
et Non-sens,
I, ii, 1). Or,
en
admettant qu'il y ait
une pure
expérience
visuelle des choses, existe-t-il
également une pure
expérience
auditive de ces mêmes choses ?
Francis
Wolff distingue la vision
comme
faculté d'appréhension des choses
et
l'audition comme mise en relation avec des événements.
Et
comme cette
mise en relation peut
être
réelle
aussi
bien qu'imaginaire,
pour
lui, il y a "trois
genres d'art [qui] sont, respectivement, ceux de la représentation
des choses (pures) par des images, de la représentation des
événements (purs) par la musique, de la représentation des
personnes agissantes par des récits"(Wolff,
pourquoi
la Musique ?,
iv). Dès
lors, typiquement,
"l'écoute
musicale tisse des relations de causalité imaginaires entre les
événements sonores et ceux qui les précèdent, là
où l'écoute vitale n'entendait que des relations de causalité
réelle entre chaque son et l'événement réel auquel il était
rapporté"(Wolff,
pourquoi
la Musique ?,
i,
2).
De
même,
Jankélévitch, en ce sens digne
continuateur
de Bergson, établit une différence de nature non
seulement entre
l'art d'une part et la perception vulgaire ou la science d'autre
part, mais
aussi
entre la
temporalité
de
l'audition musicale et
la spatialité
de
la vision poétique, littéraire ou théâtrale20
: "la
musique est un art temporel non point secondairement, comme la
poésie, le roman ou le théâtre, mais essentiellement. Certes il
faut du temps pour jouer un drame : mais l'œuvre théâtrale peut
aussi se lire d'affilée ou par fragments, et dans n'importe quel
ordre ; l'œuvre musicale,
elle, n'existe que le temps de l'exécution"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Ce
disant, il professe tout de même un bergsonisme paradoxal dans la
mesure où il n'hésite pas,
en
même temps, à opérer un rapprochement entre la peinture et la
musique en disant
que c'est
"dans
l'impressionnisme debussyste que l'innombrable nature apparaît sous
sa forme la plus immédiate, que la vérité du brin d'herbe et de la
goutte d'eau s'impose à nous de la manière la plus hallucinante :
nous la vivons, nous la touchons, nous la sentons présente dans ces
notations minuscules qui, comme des télégrammes, courent et
frissonnent sur les portées des Rondes de printemps"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Bref,
la musique et,
tout particulièrement, la musique impressionniste
(celle
de Debussy),
peut et doit être, en quelque sorte, une phénoménologie
appliquée aux phénomènes sonores. De fait, les
intéressants rapprochements "impressionnistes" établis
par des internautes anonymes
entre,
par exemple, "la
Valse Romantique"
de Debussy et la peinture de Manet
ou
encore "le
Clair de Lune" de Debussy et la peinture de Sisley
sont
assez convaincants, y compris pour qui n'a pas eu connaissance de la
conception merleau-pontienne de l'unité phénoménologique
de la perception : "c’est
un lieu commun de dire que nous avons cinq sens et, a première vue,
chacun d'eux est comme un monde sans communication avec les autres.
La lumière ou les couleurs qui agissent sur l’œil n'agissent pas
sur les oreilles ni sur le toucher. Et cependant on sait depuis
longtemps que certains aveugles arrivent à se représenter les
couleurs qu'ils ne voient pas par le moyen des sons qu’ils
entendent. Par exemple un aveugle disait que le rouge devait être
quelque chose comme un coup de trompette. Mais on a longtemps pensé
qu’il s’agissait là de phénomènes exceptionnels. En réalité
le phénomène est général. Dans l'intoxication par la mescaline,
les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur
dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre,
l'intensité et la hauteur des sons. Même les sujets normaux parlent
de couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, de sons clairs,
aigus, éclatants, rugueux ou moelleux,
de bruits mous, de parfums pénétrants. Cézanne disait qu'on voit
le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma
perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles,
auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total,
je saisis une structure unique de la chose, une unique manière
d'exister qui parle à
la fois à tous mes sens"(Merleau-Ponty,
Sens
et Non-sens,
I, iv). Peut-on
résoudre ce paradoxe en disant que, chez Jankélévitch, la
correspondance entre le son et l'image est de nature analogique ?
Il
serait quand même
curieux que celui-là même qui condamne l'usage de l'analogie
lorsqu'il
s'agit
opérer un improbable rapprochement métaphysique
entre
la musique et le langage21,
le sollicite tout au contraire lorsqu'il s'agit de suggérer une
proximité, tout
aussi métaphysique,
entre la musique et la peinture22.
Jankélévitch
justifie ce recours à
l'analogie
en
disant que "notre
rôle n'est pas de trouver des prises sur [la réalité musicale]
pour avoir quelque chose à en dire, ni, par des analogies
interprétées selon la lettre, de donner une pseudo-consistance à
la suprême inconsistance. Par contre, et comme Plotin, en
multipliant et détruisant tour à tour les métaphores […] il
n'est pas défendu d'espérer qu'en faisant appel à tous les arts et
à toutes les analogies tirées de toutes les sensations nous
suggérerons à l'esprit quelque intuition de ce presque-rien musical
; il ne s'agit pas de le définir ni de le palper avec les doigts,
mais plutôt de refaire avec celui qui a fait, de coopérer à son
opération, de recréer ce qu'il crée : par l'élan poétique auquel
nous aurons donné le branle le recréateur subalterne fertilisé et,
à son tour, devenu poète, reproduira un jour, qui sait ? l'acte
initial et l'originelle poésie où s'improvisent les
œuvres"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Donc,
pour
Jankélévitch, ce
qui autorise
à considérer la musique comme un analogon
de
la peinture, ce qui rend pertinente l'idée d'impressionnisme
musical,
c'est qu'"il
ne s'agit pas de le définir ni de le palper avec les doigts, mais
plutôt de refaire avec celui qui a fait, de coopérer à son
opération, de recréer ce qu'il crée".
C'est
ainsi que
"nous
suggérerons à l'esprit quelque intuition de ce presque-rien
musical".
Bref,
l'analogie
concerne le "faire" et non le "fait".
En
disant que le
philosophe
n'a pas à définir la musique sous
peine de la
dénaturer en la soumettant aux contraintes sémantiques ou
expressives du langage, mais plutôt "de
recréer ce que
[le musicien]
crée",
Jankélévitch
affiche une certaine
proximité avec Proust. Pour
Proust, en effet, "par
l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un
autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les
paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y
avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde,
le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a
d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre
disposition"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284-2285), c'est-à-dire que le propre de l'art est de nous offrir
une infinité de mondes
possibles23
pour
peu que nous symbolisions
avec
les impressions
de
l'artiste. Pour
cela, comprendre
l'œuvre d'art, quelle qu'elle soit, consiste
à refaire le chemin qui a conduit l'artiste à accorder
de l'importance à telle
ou telle impression
artistique.
C'est le cas, notamment, lors de l'audition musicale, par
exemple, lorsque le narrateur de
Proust confie :
"tout
d'un coup, je me reconnus, au milieu de cette musique nouvelle pour
moi, en pleine sonate de Vinteuil ; et, plus merveilleuse qu'une
adolescente, la petite phrase, enveloppée, harnachée d'argent,
toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme
des écharpes, vint à moi, reconnaissable sous ces parures
nouvelles. […] La signification, d'ailleurs, n'était cette fois
que de me montrer le chemin, et qui n'était pas celui de la sonate24,
car c'était une œuvre inédite de Vinteuil où il s'était
seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet endroit un
mot du programme, qu'on aurait dû avoir en même temps sous les
yeux, à faire apparaître un instant la petite phrase. À peine
rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde
inconnu"(Proust,
la
Prisonnière,
1790-1791). L'audition
musicale consiste donc, pour Proust comme pour Jankélévitch, à
emboîter le pas de l'artiste qui
s'évertue
à
activer ou à réactiver une impression
latente,
c'est-à-dire "perdue" dans le passé.
C'est bien
pour cela que
"[Swann]
demandait [à
Odette] de
jouer à la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien
qu'Odette jouât fort mal, mais la vision la plus belle qui nous
reste d'une œuvre est souvent celle qui s'éleva, au-dessus des sons
faux tirés par des doigts malhabiles, d'un piano désaccordé"(Proust,
du
Côté de chez Swann,
II, 194). Comme
chez Jankélévitch, chez Proust les métaphores
foisonnent pour suggérer la puissance
évocatrice de
l'impressionnisme.
Métaphores
picturales et littéraires
chez l'un :
"il
est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir25,
comme Dostoïevski, au lieu de présenter les choses dans l’ordre
logique, c’est-à-dire en commençant par la cause, nous montre
d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe. C’est ainsi que
Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous
apparaissent aussi trompeuses que ces effets d’Elstir où la mer a
l’air d’être dans le ciel"(Proust,
la
Prisonnière,
1888). Picturales
et musicales
chez l'autre : "la
vérité des commères qui jacassent sur le marché de Limoges, la
vérité des cosaques, des juifs et des tziganes qui se chamaillent à
la foire de Sorotchintsi, la vérité naïve de l'enfant qui bavarde
avec sa niania, toutes ces vérités brutes, crues et nues sont
immédiatemment présentes à la musique de Moussorgski ; leur fruste
ingénuité n'a pas eu à parcourir l'épaisseur de symboles ni la
distance idéalisante ou stylisante que l'art interpose entre
l'esprit et les bruits du monde. La musique de Moussorgski va droit
au but"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable)26.
Pour
Proust, que
l'impression
perçue,
tant par l'artiste que par son public, soit évanescente, fugitive,
n'enlève
rien, bien au contraire à sa réalité et, donc, à sa valeur :
"seule
l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si
invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause
de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit, car elle
est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener
à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2273). Il
en va de même pour Jankélévitch : "la
mélancolique et douce rêverie que les musiciens slaves, Anton
Dvorak, Tchaïkovski, appellent Doumka, n'est pas une pensée
(Douma), mais une petite pensée, une pensée naissante et
tâtonnante ; le contraire d'un enchaînement
rigoureux"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Mais
si, pour Proust, comme
pour Bergson, tous
les arts ont la même valeur ontolologique,
en revanche, Jankélévitch s'accorderait
plutôt
avec Merleau-Ponty pour reconnaître que "la
musique, à l’inverse [de la peinture], est trop en-deçà du monde
et du désignable pour figurer autre chose que des épures de l’être,
son flux et son reflux, sa croissance, ses éclatements, ses
tourbillons"(Merleau-Ponty,
l'Œil
et l'Esprit).
C'est
donc cette impression
éphémère,
cette
"épure de l'être"
qui constitue la vérité
ultime de
la musique et que Jankélévitch nomme "ce
presque-rien musical".
On
comprend mieux, à présent, pourquoi, pour Jankélévitch, "le
mystère musical n'est pas l'indicible, mais l'ineffable. C'est la
nuit noire de la mort qui est l'indicible, parce qu'elle est ténèbre
impénétrable et désespérant non-être, et parce qu'un mur
infranchissable nous barre de son mystère : est indicible, à cet
égard, ce dont il n'y a absolument rien à dire, et qui rend
l'homme muet en accablant sa raison et en médusant son discours. Et
l'ineffable, tout à l'inverse, est inexprimable parce qu'il y a sur
lui infiniment, interminablement à dire"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
Son
mysticisme
ineffabiliste
est donc compatible avec le dicible.
Seul
le non-être est, à proprement parler, indicible.
Or, la musique est, du
point de vue ontologique,
un
"presque rien", mais non
pas
un
rien.
Elle n'est donc pas indicible.
Et
ce, même si ce dicible
est,
dans le cas de la musique, infini.
Or
"l'infini
n'est pas seulement le futur toujours ouvert devant l'effort de notre
esprit et la pénétration de notre pensée ; il est encore, pour qui
s'attendait à la perfection et à la circonscription de la chose,
l'inachèvement : il est l'informe et l'indéterminé"(Jankélévitch,
le
Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien)27.
La
musique
est seulement ineffable,
autrement dit, dicible
mais,
précise Jankélévitch, inexprimable.
"Inexprimable
parce qu'il y a sur [elle]
infiniment, interminablement à dire".
Or,
cet
ineffable
sur
quoi il y a tant à dire, à défaut d'être indicible,
est-il inexprimable, indescriptible, intraduisible, ou
quoi encore ?
Il
est à craindre que
la
prévention
de
Jankélévitch contre le
caractère expressif
du langage et les
connotations romantiques qu'il y rattache
ne
rende pas notre analyse facile.
De
telles connotations sont d'ailleurs purement contingentes, comme le
sont aussi celles, plus générales, qui donnent abusivement au champ
lexical de "exprimer-expression" une acception mentaliste.
Car, après
tout,
"exprimer
quelque chose, c'est le rendre manifeste dans un medium donné.
J'exprime mes sentiments sur mon visage, j'exprime mes pensées dans
les mots que je prononce ou que j'écris. J'exprime ma vision des
choses dans une œuvre d'art, un roman ou une pièce de
théâtre"(Taylor,
les
Sources du Moi,
21.2). Par
exemple,
c'est
bien "dans
la proposition [que]
la pensée s'exprime pour la perception sensible"(Wittgenstein,
Tractatus,
3.1) et il n'y a aucune raison autre
qu'historique ou sociale
d'admettre "que
nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux
différents : un monde mental et un monde physique"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
47)28.
Du
coup, nous pouvons parler tout
aussi
bien d'"expression" au sens romantique et
psychologique que
d'"expression" au sens le
plus rigoureusement mathématique
du terme29.
Jankélévitch
dit que l'infinitude
inépuisable
de la compréhension
musicale, ce par quoi elle
est censée être inexprimable,
"n'est
pas seulement une possibilité inépuisable de méditation, il
signifie encore l'impossibilité d'enserrer ; on n'en a jamais fini
de comprendre (au sens où compréhension signifie intellection) ce
qu'il est impossible de comprendre"(Jankélévitch,
le
Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien).
C'est
donc parce que nous comprenons
ce
qu'est la musique que nous sommes incapables de l'exprimer.
Nous
avons essayé de montrer, dans un précédent article, en quoi les
notions de compréhension
et
d'expression
sont,
tout
au contraire, corrélatives l'une de l'autre,
tout particulièrement dans le cas de la musique30 :
"suivre
une phrase musicale en la comprenant, en quoi cela consiste-t-il ? Ou
encore, la jouer en la comprenant ? Ne regarde pas en toi-même.
Demande-toi plutôt ce qui fait qu'un autre le fait. [...] Je
pourrais bien dire : "il vit intensément le
thème""(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
51-52). Wittgenstein
rejoint Nietzsche pour qui "sans
musique la vie serait une erreur [ohne
Musik wäre das Leben ein Irrtum]"(Nietzsche, le
Crépuscule des Idoles)
en disant que "les
hommes qui comprennent [la
musique] "vibrent"
à elle, lui répondent sur le même mode. On pourrait dire : l'œuvre
d'art ne veut pas transmettre quelque chose d'autre mais
elle-même"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
58). "Elle-même",
c'est-à-dire la vie elle-même et
non pas une représentation de la vie comme
chez Schopenhauer, ni la musique elle-même in
abstracto comme
chez Jankélévitch.
D'où la remarque de Wittgenstein : "il
m'arrive souvent de penser que le sommet que j'aimerais parvenir à
atteindre serait de composer une mélodie. [...] Si je rêve à un
idéal si élevé, c'est parce qu'il me serait alors possible, en
quelque sorte, de résumer ma vie"(Wittgenstein, Carnets de
Cambridge et de Skjolden).
Si
je compose,
c'est donc, en un certain sens, pour
"résumer
ma vie"31,
en d'autres termes, exprimer ce
qui, par-dessus tout, a de l'importance, de la valeur pour moi. Mais
alors, si
"l'œuvre
d'art ne veut pas transmettre quelque chose d'autre mais elle-même",
ce
par quoi "il
me serait alors possible, en quelque sorte, de résumer ma vie",
alors
le
seul critère de compréhension
d'un
événement musical (mais aussi d'une
consigne, d'un texte, d'un tableau, d'un
spectacle, etc.),
s'avère,
justement,
être
l'expression
de
celui, musicien
ou spectateur,
qui est censé le
comprendre.
Et
cette expression
ne
peut être que celle
du corps et, en
premier lieu, celle du
visage : "un
thème [musical]
n'a
pas moins d'expression qu'un visage"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
52).
Par exemple, "si
je dis d’un morceau de Schubert qu’il est mélancolique, cela
revient à lui donner un visage. Au lieu de cela, je pourrais tout
aussi bien employer des gestes ou danser. En fait, si nous voulons
être exacts, c’est bien un geste ou une mimique que nous employons
[…]. Supposons maintenant quelqu’un qui admire une œuvre
considérée comme bonne et qui y prenne plaisir, mais qui ne peut se
souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la basse
quand elle se fait entendre, etc. Nous disons que celui-ci n’a pas
vu ce qu’il y a dans l’œuvre. “ Cet homme a le sens de la
musique ” n’est pas une phrase que nous employons pour parler de
quelqu’un qui fait “ oh ! ” quand on lui joue un morceau de
musique, non plus que nous le disons du chien qui frétille de la
queue en entendant de la musique"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I). Sur
ce point, Wittgenstein est d'accord avec Proust
ou Jankélévitch :
ce n'est certainement pas au moyen d'une inflation verbale
(ou verbeuse) d'éloges
ou de blâmes que l'on montre que l'on a compris
une
œuvre32.
Et là, en
disant que
si
"la
compréhension de la musique est chez l'homme une expression de la
vie"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
70),
alors
"telle
phrase musicale est pour moi un geste. Elle s'insinue dans ma vie. Je
me l'approprie"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
70-73),
Wittgenstein
s'accorde
encore une fois avec
Nietzsche et
avec Proust33.
En
somme,
on
voit mal
pourquoi la
continence
verbale
constitutive de la compréhension
authentique,
et
qui n'est jamais que l'indice de la clarté et de la distinction,
sinon
de l'élégance, devrait,
ipso
facto,
être inexpressive.
Il
existe donc une
conception tout
à la fois
expressiviste
et
non-romantique de
la
musique
qui se trouve parfaitement compatible avec le mouvement
impressionniste
et
même avec
l'idée
selon laquelle "il
ne s'agit pas de définir [l'art]
ni
de le palper avec les doigts, mais plutôt de refaire avec celui qui
a fait, de coopérer à son opération, de recréer ce qu'il crée".
À
condition, toutefois, de prendre à la lettre le verbe "refaire" :
refaire
non pas en esprit, mais bel
et bien en
mimant, en quelque manière,
l'interprète, au sens où Proust
remarque, à propos de la sonate impressionniste
de Vinteuil, que "les
instrumentistes beaucoup moins jouaient la petite phrase qu'ils
n'exécutaient les rites exigés d'elle pour qu'elle apparût, et
procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger
quelques instants le prodige de son évocation"(Proust,
du
Côté de chez Swann,
II, 279). Sauf,
à considérer, comme le fait Jankélévitch, que "compréhension
signifie intellection"
à
l'inverse de
"l'impression,
qui est sensorielle, mais objective, [et
qui] décharge
l'expression, qui est exhibitionniste et subjective"(Jankélévitch,
la
Musique et l'Ineffable),
il
n'y a donc aucune raison de considérer que la musique est
inexpressive
ni
inexprimable.
2Encore
que Jankélévitch aille
dans le sens de
Nietzsche lorsqu'il
dénonce le nihilisme
inhérent
au romantisme et au post-romantisme allemand : "la
musique allemande est trop subjuguée par le néant, trop habitée
par la volonté du grandiose"(Jankélévitch,
quelque
part dans l’Inachevé)
et,
plus précisément, lorsqu'il évoque, comme nous le verrons plus
loin, la légèreté
de
la musique.
3Platon,
Augustin, Descartes, Leibniz, Hegel, … pour ne citer que les plus
connus.
4Schopenhauer
reprend à son compte la distinction kantienne entre réalité
phénoménale, c'est-à-dire
sensible ou physique, et réalité nouménale,
c'est-à-dire supra-sensible ou métaphysique.
5On
peut, très approximativement, assimiler le vouloir-vivre
schopenhauérien au conatus
spinozien (cf. Information,
Conatus et Entropie) mais un conatus qui
serait doté d'une sorte de
méta-conatus le
faisant tendre vers la
structure organique comme finalité ultime. De
ce point de vue, Schopenhauer dit le contraire de Freud pour qui
toute vie tend, au
contraire, vers
l'inorganique comme vers l'apaisement d'une tension :
"l’instinct
n’est que l’expression d’une tendance inhérente à tout
organisme vivant et qui le pousse à répéter, à rétablir un état
antérieur auquel il a été obligé de renoncer sous l’influence
de forces perturbatrices extérieures et à laquelle il a réagi en
vertu de sa propre inertie […].
Toute
pulsion tendant vers la suppression de l’état de tension qui en
est à l’origine, la tension survenue dans la substance jusque là
inanimée, cherche alors à se supprimer par le retour à
l’inanimé"(Freud,
Essais
de Psychanalyse).
6Je
risque ici une traduction littérale de la notion russellienne de
knowledge by acquaintance (Cf.
la
Théorie Russellienne des Descriptions).
7Article
complet à
consulter sur le site ThéoRèmes.
8En
tout cas, à un certain stade de son philosophical
development,
lorsqu'il dit qu'"en
présence de ma table, j'ai l'expérience directe des sense
data
qui
constituent son apparence - couleur, forme, dureté, poli, etc.-
[...]. La table est « l'objet physique qui cause tels et tels
sense-data
»
: c'est là une description de la table au moyen des sense-data
[…].
Nous avons avec eux l'exemple le plus clair et le plus frappant de
connaissance par expérience directe [by
acquaintance].
Mais s'ils étaient les seuls, notre connaissance serait beaucoup
plus limitée qu'elle ne l'est […]. La première extension à
considérer au-delà de la sphère des sense-data
est
l'expérience directe par la mémoire
[...].
La seconde extension concerne l'expérience directe dans
l'introspection
[...].
Mais, outre l'expérience des choses particulières et possédant
l'existence, nous avons l'expérience directe des universaux,
c'est-à-dire des idées générales : la blancheur, la diversité,
la fraternité, etc. tout énoncé complet contient nécessairement
un mot qui représente un universel, puisque tous les verbes ont
pour signification un universel"(Russell,
Problèmes
de Philosophie,
v).
9Fussent-il,
pour Schopenhauer, en l'occurrence plus platonicien que kantien,
momentanément purifiés du
vouloir-vivre qui
rattache l'auditeur de
musique à la matérialité
phénoménale :
"le
but de l’art est de communiquer l’Idée une fois conçue après
être passée par l’esprit de l’artiste où elle apparaît
purifiée et isolée de tout élément étranger.
[Toutefois,
l'art]
ne l’affranchit pas définitivement de la vie, elle ne l’en
délivre que pour quelques instants bien courts"(Schopenhauer,
le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
§§
51, 52).
10Expression
wittgensteinienne qualifiant une conception du langage dans laquelle
un mot est nécessairement le nom d'une entité, conception que
Wittgenstein attribue primitivement à Saint Augustin. Cf. Ludwig
Wittgenstein et les Jeux de Langage.
11Ce
qui est très problématique. Cf. Philosophie
Analytique, Littérature et Sémantique.
15"Cette
liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à
chacune et de chacune à toutes les autres, fait que chaque
substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et
qu'elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l'univers
[...]. Et, comme une même ville regardée de différents côtés
paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement, il
arrive de même que par la multitude infinie des substances simples,
il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que
les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de
chaque monade"(Leibniz,
la
Monadologie,
§§56, 57). Cf.
Proust,
Leibniz et les Monades Lisantes.
16"Nature"
au sens de Rousseau comme macrocosme avec lequel seul un
isomorphisme avec le microcosme humain peut nous permettre d'entrer
en relation sensible, et non au sens de Spinoza (Deus sive
Natura) comme totalité
organique avec laquelle une connexion authentique exclut,
précisément, le recours à la sensibilité.
17Raison
pour laquelle Taylor préfère nommer cette inclination romantique à
exprimer
le sentiment d'une analogie du soi avec la nature "expressivisme"
plutôt qu'"expressionnisme" tant le courant artistique
connu sous cette dernière
appellation, notamment
en musique (Chostakovitch, Weill, Schönberg, ...), est éloigné du
romantisme.
18On
pourrait aussi y voir une approche heideggerienne
de la phénoménologie comme effort pour appréhender "ce
qui, en appelant, donne ainsi à entendre, la conscience [dont]
l'appel [à
l'éternité]
retentit dans le lointain vers le lointain"(Heidegger,
Être
et Temps,
§55), ce qui "se
dévoile seulement à celui
qui pense l’être lui-même tel qu’il se destine à la pensée
occidentale sous le nom d’alèthéïa"(Heidegger,
der
Ister).
Mais le projet heideggerien est beaucoup plus intellectualiste qui
admet que c'est seulement "dans
la pensée [que] l'Être vient au langage. Le langage est la maison
de l'Être. Dans son abri habite l'homme. Les penseurs [die
Denkenden]
et les poètes [die
Dichtenden]
sont ceux qui veillent sur cet abri"(Heidegger,
Lettre
sur l'Humanisme).
Tandis
que, pour Jankélévitch, "la
matière sonore n'est pas purement et simplement à la remorque de
l'esprit et à la disposition de nos caprices : mais elle est
récalcitrante et refuse parfois de nous conduire là où nous
voulions aller"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
19Sans
rentrer dans l'étrangeté métaphysique d'un phénomène qui
se veut "pur" tout en se revendiquant "perçu",
ou plutôt "aperçu", disons simplement que
"le
monde objectif qui existe pour moi, qui a existé pour moi et qui
existera pour moi, ce monde objectif avec tous ses objets puise en
moi-même, ai-je dit plus haut, tout le sens et toute la valeur
existentielle qu’il a pour moi ; il les puise dans mon moi
transcendantal"(Husserl,
Méditations
Cartésiennes,
I, 11), un "moi transcendantal", donc, et non pas, bien
entendu, un vulgaire
"moi empirique" constitué
de la totalité de ses données sensibles, celui dont parle Russell
lorsqu'il dit qu'"en
présence de ma table, j'ai l'expérience directe des sense
data qui
constituent son apparence - couleur, forme, dureté, poli,
etc."(Russell,
Problèmes
de Philosophie,
v).
20Deux
oppositions d'ailleurs très
caricaturales. D'une part, en effet, "les
hommes d'aujourd'hui croient
que les savants sont là pour pour leur donner un enseignement, les
poètes, les musiciens, etc. pour les réjouir. Que ces derniers
aient quelque chose à leur enseigner, cela ne leur vient pas à
l'esprit"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
36). D'autre
part, "la
notion d’espace est si manifeste qu’il est presque devenu banal
aujourd’hui d’affirmer que l’histoire de la musique
contemporaine est l’histoire de la conquête […] de l’espace ;
c’est donc reconnaître implicitement que la spatialité est
constitutive de toute œuvre musicale au même titre que le temps et
qu’il existe une expérience proprement auditive de la spatialité
dont la musique contemporaine, plus que toute autre, a contribué de
façon décisive à nous faire prendre conscience"(Bayer,
de
Schönberg à Cage : Essai sur la Notion d'Espace Sonore dans
la Musique Contemporaine).
21Et
en quels termes :
"directement
et en elle-même, la musique ne signifie rien, sinon par association
ou convention […]. On peut faire dire aux notes ce qu'on veut,
leur prêter n'importe quels pouvoirs anagogiques : elles ne
protesteront pas ! […]
En escamotant la discontinuité, de l'attribution unilatérale à
l'identité ontologique, ainsi les analogies
métaphysico-métaphoriques glissent furtivement du sens figuré au
sens propre et littéral"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable) !
22Même
s'il
condamne
cette tendance bien moderne, soulignée par Karol Beffa, d'une
inflation
du commentaire analogique : "jusqu'ici
nous avons surtout parlé des idoles de la rhétorique qui
assimilent la musique à un langage. Mais les idoles optiques sont
plus tentantes et plus trompeuses encore. L'animal parlant est un
animal visuel, et il ne comprend bien que ce qu'il projette dans
l'espace […]. Les images inspirées par les arts plastiques,
peinture ou sculpture, forment aujourd'hui le plus clair de la
phraséologie à la mode. Souvent suggestive, parfois suspecte, la
correspondance des arts ne nous invite-t-elle pas à considérer la
musique comme une manière d'architecture magique ? Ce ne sont que
«structures» , plans et volumes, lignes mélodiques et coloris
instrumental … […]. Il faudrait un autre Bergson pour déjouer
dans l'esthétique musicale les mirages de la
spatialisation"(Jankélévitch,
la
Musique et l’Ineffable).
24La
sonate dont est extraite la fameuse "petite phrase" dont
il est abondamment question dans la Recherche du Temps Perdu.
25Dans
la Recherche du Temps perdu,
Elstir est un peintre
impressionniste qui, par
bien des traits,
ressemble à Whistler, grand ami de l'auteur.
26Jankélévitch
fait, bien entendu, allusion aux "Tableaux d'une Exposition"
de Moussorgsky.
27Jankélévitch
partage, avec Wittgenstein notamment, une conception antique de
l'infini comme, précisément,
ce qui n'est jamais fini,
à l'opposé, donc, de la tradition classique qui en fait, tout au
contraire, un synonyme de la perfection.
28"Quand
nous nous apercevons qu’un substantif n’est pas utilisé comme
[…] le nom d’un objet, nous ne pouvons nous empêcher de nous
dire que c’est le nom d’un objet éthéré […].
Permettez-moi de rappeler ici le
rôle étrange que l’aérien et l’éthéré jouent en
philosophie : quand nous nous apercevons qu’un substantif n’est
pas utilisé comme ce que nous appellerions en général nom d’un
objet, nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que c’est le
nom d’un objet éthéré […].
L’idée d’ "objets
éthérés" est un subterfuge quand l’utilisation de certains
mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est
qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets
matériels"(Wittgenstein, le
Cahier Bleu, 47). Cf.
dans
quelle mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?
et quelle
peut être la l'Origine de la Distinctions que nous faisons entre
l'Âme et le Corps ?
29Francis
Wolff, par exemple, admet d'ailleurs sans difficulté que, à
l'instar de la connaissance vulgaire ou de la connaissance
scientifique, la musique "exprime quelque chose […] mais
elle ne le
représente nullement de la même manière qu'une image"(Wolff,
pourquoi
la Musique ?,
iii,
1),
c'est-à-dire
temporellement (en tant qu'événement) et non spatialement (en tant
que chose).
Notons
qu'il ne distingue pas non plus les notions d'expression
et
de représentation.
31Tout
comme, chez Proust, "la
grandeur de l'art véritable
[...]
c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette
réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle
nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend
plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance
conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous
risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout
simplement notre vie"(Proust, le
Temps Retrouvé,
2284).
32Proust
se délecte à l'évocation du snobisme verbeux
qui est celui des membres du salon Verdurin, notamment en matière
de critique
musicale.
33"Les
traits de notre visage ne sont guère que des gestes devenus, par
l'habitude, définitifs. La nature, comme la catastrophe de Pompéi,
comme une métamorphose de nymphe, nous a immobilisés dans le
mouvement accoutumé. De même nos intonations contiennent notre
philosophie de la vie, ce que la personne se dit à tout moment sur
les choses"(Proust,
à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
II, 711).
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