! من النهر إلى البحر فلسطين

vendredi 20 mai 2016

LE JAZZ COMME METAPHORE DE LA CONDITION HUMAINE.


Walter Benjamin raconte que, ayant assisté à un concert de jazz lors d'un séjour à Marseille en 1928, il s'est surpris à battre la mesure, ce qui, avoue-t-il, lui a posé quelque problème de conscience : "j’ai oublié pour quelles raisons je me permis d’en marquer le rythme du pied. Cela n’est pas conforme à mon éducation, et je ne m’y résolus pas sans débat intérieur"(Benjamin, Haschisch à Marseille). L'anecdote ne manque pas de piquant. Voilà donc un grand lettré, traducteur, entre autres, de Baudelaire et de Proust, qui non seulement s'"encanaille" dans un lieu mal famé, d'une ville mal famée où, bien entendu, on offre un spectacle particulièrement dégradant, mais, qui plus est, se trouve déterminé par l'expérience singulière vécue à se comporter comme, probablement, le fait aussi le vulgus présent à ce moment-là : il "marque le rythme du pied". Rendez-vous compte. Expérience qui, en bon néo-kantien qu'il est, est l'objet d'une analyse transcendantale immédiate et, nous assure-t-il, d'un "débat intérieur". Peut-être cette expérience fut-elle à l'origine des préoccupations du philosophe pour l'Œuvre d'Art à l'Époque de sa Reproductibilité Technique, peut-être aussi de l'influence qu'il exerça sur Theodor Adorno et, notamment, sur la détestation que celui-ci nourrit à l'égard du jazz. Dans cet article, nous allons, en tout cas, nous efforcer de montrer en quoi cette anecdote est significative, en quoi elle est riche d'enseignement sur la nature de cette forme musicale typiquement afro-américaine et moderne qu'est le jazz. Comme il ne nous appartient pas de proposer ici, ni une analyse socio-historique, ni une analyse musicologique de l'émergence et du développement du jazz, nous nous proposons de montrer que le mépris et l'incompréhension qu'il a suscité et continue de susciter vient sans doute de ce qu'il fonctionne comme une métaphore de la condition humaine en ce qu'elle est irréductiblement corporéité, mimétisme et interlocution.

"Lester soufflait comme un sacré fils de pute, le moment est venu de le dire, à Chicago, nous avons vu les enfants du jazz moderne jouer du sax et de la trompette avec foi ; c’est Lester qui est à l’origine de tout, ce saint grave et mélancolique qui est derrière toute l’histoire du jazz moderne et de sa génération, Louis tient de lui, Bird tient de lui"(Kerouac, Visions de Cody)1. Cet extrait, qu'on pourrait lire aussi comme un manifeste de la beat generation2, n'est que l'un des nombreux passages du roman où il est fait référence au jazz. Dans le même esprit, Boris Vian écrit en préface de l'Écume des Jours qu'"il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid". Outre le style littéraire, ces deux romans écrits à peu près au même moment et faisant les mêmes références musicales diffèrent cependant quant au stade de développement du jazz auquel il est rendu hommage : pour Kerouac, c'est essentiellement le be-bop3, chez Vian, c'est surtout le new-orleans4. Mais l'un et l'autre font référence aux mêmes "icônes" jazzistiques que sont Duke Ellington, Louis Armstrong ou Billie Holiday, entre autres. Il n'échappera à personne que ces musiciens, comme d'ailleurs la plupart des grands noms du jazz5, sont des Noirs. Or il nous semble que, tout en étant historiquement contingente, la relation que l'histoire a tissée entre le jazz et la négrité6 est extrêmement riche de significations du point de vue, tout à la fois, de la conception que les dominateurs blancs se sont toujours faite de la condition noire, de l'image que les dominés noirs se sont faite à leur tour de leur propre condition et, in fine, à travers l'essentialisation de certaines caractéristiques physiques caractéristiques (ou prétendument telles) de la négrité, d'une certaine conception de la corporéité humaine.

Dans l'excellent ouvrage qu'il a consacré tout à la fois à l'histoire et à la philosophie du jazz, Christian Béthune écrit que "durant la période de l'esclavage, les chants et les danses des esclaves avaient été invoqués par les planteurs pour accréditer l'idée d'individus heureux de leur sort et contrer la propagande anti-esclavagiste. Dans la mesure où, en plus d'une occasion de se distraire à bon compte, les notables du sud voyaient dans les manifestations de la culture afro-américaine des raisons supplémentaires de considérer les Noirs comme inférieurs, ils s'en accommodaient volontiers. Les chants, les danses et les contes de la communauté noire constituaient, dans l'optique suprématiste des planteurs, une façon pour les affranchis de "rester à leur place". En revanche, les agents de la reconstruction nordiste envoyés dans le sud (carpetbaggers), souvent mus par des motifs idéalistes et philanthropes sincères, mais pétris de préjugés, s'efforcèrent, à des fins morales et éducatives, de débarrasser les esclaves libérés des formes d'une expression vernaculaire dont, de leur point de vue ethnocentriste, ils jugeaient la plupart des manifestations à la fois outrancières et primitives et donc incompatibles avec les exigences du bon goût, voire de la simple civilisation"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, i). Qu'ils voulussent s'en repaître pour s'en distraire ou, au contraire, la dénigrer afin d'en affranchir les black people, les Américains blancs, ont donc, d'emblée, considéré la culture nègre comme une culture au rabais, une sorte de moyen terme entre la culture humaine proprement dite et la simple nature animale. Cette manière de voir les choses7 est loin d'être le fait exclusif d'une bande de planteurs incultes puisque, sensiblement à la même époque, Hegel écrit que "dans l'Afrique intérieure, la conscience n'est pas encore arrivée à l'intuition de quelque chose de solidement objectif [...]. Le Nègre représente l'homme naturel dans toute sa barbarie et son absence de discipline"(la Raison dans l'Histoire, souligné par nous). Toutefois, cette essentialisation raciste de la négrité sous la forme d'une imputation de frivolité insouciante fait davantage encore écho à l'essentialisation sexiste de la féminité en laquelle, en pleine période des Lumières, les Rousseau, Kant ou Schopenhauer, ne voient autre chose qu'un prolongement perpétuel de l'inconstance capricieuse caractéristique (disent-ils) de l'enfance. En effet, cet "être naturel" qu'est censé demeurer le Nègre pour l'américain blanc du XIX° siècle, est réduit à des caractéristiques corporelles positives immédiatement perceptibles plutôt qu'à un défaut de conscience (comme chez Hegel) : la couleur de la peau, bien entendu, mais aussi la démarche nonchalante, le parler rugueux, le rire facile, la sensualité débridée, etc., l'intention générale étant de le faire voir comme un être fort, souple, grimaçant, insouciant et bruyant, bref, sous l'apparence physique simiesque préhominienne8 conforme aux caractéristiques du statut économique qui lui est imposé. D'où l'institutionnalisation de ces spectacles que constituèrent, avant l'apparition du jazz proprement dit, les negro spirituals et autres worksongs et, plus encore, ces minstrels shows, c'est-à-dire ces revues nègres, très en vogue au XIX° siècle, qui mêlaient chants et danses sur un mode comique qui ridiculisaient les Noirs en les faisant apparaître conformément à ce que les spectateurs, majoritairement blancs, désiraient voir : "la geste outrée par laquelle l'Amérique blanche prenait subrepticement acte des possibilités expressives offertes par la culture noire fut donc celle qui, simultanément, vouait l'objet de son intérêt aux clichés tenaces d'une spontanéité sauvage ou, tout au plus, d'une humanité émergente"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, iii). Cette prise de conscience a, en l'occurrence, pris la forme institutionnelle de clichés réduisant la négrité à la seule corporéité animale, c'est-à-dire à une infra-humanité dans la mesure où l'humanité se définit au contraire, en tout cas dans le cadre d'une certaine tradition philosophique dominante, par la spiritualité comme ensemble de propriétés supra-corporelles ou supra-matérielles. L'Histoire, nous dit Hegel, c'est "l'Esprit [qui] doit se séparer de son vouloir naturel, de son immersion dans la matière"(Hegel, Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, I).

Or, l'institutionnalisation progressive de cet ensemble de clichés sur la négrité, à l'opposé de l'effet qu'aurait probablement eu une stigmatisation agressive de type nazi, s'est inévitablement incorporée sous la forme de ce que Bourdieu appelle un habitus chez ceux-là même qui en étaient l'objet. Un habitus, c'est-à-dire "le produit de l’incorporation des structures objectives de l’espace social, ce qui incline les agents à prendre le monde social tel qu’il est, plutôt qu’à se rebeller contre lui"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, iii, 5). Et Bourdieu entend "incorporation" au sens étymologique d'empreinte indélébile dans et pour le corps : "tous les apprentissages confient au corps, traité comme une mémoire, leurs dépôts les plus précieux […] : mieux que les signes extérieurs, les signes incorporés, tout ce qu’on appelle les manières (manière de parler, manière de marcher, de se tenir, de manger, etc.) et le goût comme principe de production de toutes les pratiques destinées à signifier la position sociale, sont destinés à fonctionner comme autant de rappels à l’ordre à ceux qui oublieraient la place que leur assigne la société"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, ii, 2). Ce qui suffit à expliquer que la conception essentiellement corporéiste de la négrité par l'idéologie dominante se soit immédiatement manifestée, chez les Noirs dominés, par un habitus consistant à considérer comme naturels9 au point de les intégrer à leur identité narrative10 les principaux clichés racistes véhiculés par cette idéologie. En d'autres termes, les dominés, là comme ailleurs, finissent toujours par être ce que les dominants leur disent et leur montrent qu'ils sont. À leur domination matérielle s'ajoute donc ce que Bourdieu appelle une domination symbolique : "une domination symbolique s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant puisqu’il ne dispose, pour penser, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui font apparaître cette relation de domination comme naturelle"(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, v). Christian Béthune voit néanmoins, dans cette domination symbolique, une possibilité de revanche sociale des dominés noirs sur les dominants blancs : "par un effet de chiasme significatif, pensaient se distraire à bon compte sur le dos des Nègres s'essayant maladroitement aux bonnes manières tandis que ces derniers caricaturaient l'afféterie gestuelle de leurs maîtres"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, iii). Pour des raisons que nous avons évoquées dans un autre article11, l'idée d'une auto-dérision par laquelle, en assumant de manière soi-disant décomplexée la caricature dont il est l'objet, le destinataire du sarcasme rétablirait ainsi à son profit une certaine forme d'égalité avec l'auteur du sarcasme nous semble très problématique. En revanche, nous avons suggéré, notamment à propos des origines du jazz, que le statut d'infériorité sociale est plutôt propice à l'exercice de l'humour entendu comme réaction de défense vitale contre l'agression psycho-sociale que constitue l'angoisse et l'ennui permanents de ceux qui en sont l'objet. Comme le souligne très justement Freud, "l'humour a non seulement quelque chose de libérateur [qui] tient évidemment au triomphe du narcissisme, à l'invulnérabilité du moi qui s'affirme victorieusement. Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu'ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, app.). Plaisir qui naît, précisément, de la mise en scène, au sens littéral de cette expression, des caractères de sa propre condition, en l'occurrence, toutes les tares supposées être constitutives de la négrité. Or, ajoute Freud, une telle mise en scène fonctionne, en effet, comme une forme indirecte de mise en valeur : "en se rendant soi-même comique pour mettre les autres en gaieté, par exemple en jouant la maladresse ou la sottise [...] on ne se rend pas, de ce fait, ridicule ou méprisable, -on peut même, le cas échéant, inspirer de l'admiration"(Freud, le Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient, vi). Toutefois, une telle mise en valeur de ses propres stigmates par le persécuté n'est, dans un premier temps, ni matérielle (en termes d'amélioration de ses conditions de vie), ni symbolique (en termes de promotion culturelle de certaines manières d'être ou de penser), mais seulement psychologique : elle inspire cette sorte d'admiration que le dominant peut, le cas échéant, concevoir lorsqu'il constate avec surprise (et non sans un certain soulagement) que celui qu'il domine, soit souffre moins que lui-même s'il était placé dans une situation analogue, soit souffre stoïquement, voire héroïquement à la manière d'un martyr. Dans les deux cas, le dominant se voit confirmé dans sa conviction que le dominé ne participe décidément pas à la même essence que lui-même12. Ce n'est que dans un deuxième temps13 que la reconnaissance implicite14 du jazz au rang de musique digne, par exemple, de s'exhiber sous la forme de festivals estivaux renommés, a concrétisé la sublimation, au sens freudien du terme15, c'est-à-dire la promotion au rang de valeur culturelle socialement admise, de l'essentielle corporéité du jazz, voire la notion, plus controversée, de ses "racines" africaines16.

Il nous a toujours semblé, en tout cas, qu'entre l'apparition du jazz new-orleans et l'avènement relativement récent du cool17 jazz, le bien nommé hot jazz était plus ou moins enveloppé d'une drôlerie que, pour notre part, nous assimilons à de l'humour potache18. Par exemple à travers les surnoms que se donnaient les musiciens eux-mêmes, relativement à leur apparence immédiate (Fats Waller, Slim Gaillard), au rang que leur conférait leur notoriété (Count Basie, Duke Ellington), voire sous la forme d'allusions sexuelles forcenées (Jelly Roll19 Morton, Hot Lips Page), etc. Ou bien à travers le nom des groupes : the Red Hot Peppers, the Squirrel Nut Zippers, the Plot to Blow up the Eiffel Tower, the Die like a Dog Quartet, Hipster Daddy-O and the Handgrenades, etc. Bien entendu aussi dans le texte scandé lui-même, à commencer par le titre des morceaux : "When Erastus plays his Old Kazoo20" (Johnny Dodds), "You're not the only Oyster in the Stew" (Fats Waller), "Moulin à Café" (Sidney Bechet), "Chicken Rhythm" (Slim Gaillard"), "Strange Fruit21" (Billie Holliday), etc. Enfin et surtout dans la performance22 scénique elle-même au cours de laquelle, sans nécessairement atteindre la virtuosité comique d'un Slim Gaillard interprétant "Cement Mixer"23 ou d'un Cab Calloway chantant et dirigeant "Minnie the Moocher", il est bien rare que les membres d'un jazz band de style swing ou new-orleans s'exonèrent de quelques pitreries au cours de leur session. Beaucoup plus subtilement, mais avec la même efficacité sur le public, certaines performances de l'ère bop affectent des formes plus musicales de drôlerie : par exemple ces fantaisies rythmiques et chromatiques que se permet Michel Petrucciani dans son interprétation de "Caravan", ou bien cette ironie tonale de Thelonious Monk dans l'introduction de "Lulu's back in Town" et qui donne l'impression qu'il joue sur un piano désaccordé. Il est tout aussi significatif que les grands romans qui ont le jazz, sinon comme thème principal, du moins comme toile de fond permanente, tels que sur la Route ou l'Écume des Jours, soient écrits avec une débauche d'évocations loufoques24. Les ressorts du comique sont donc très différents, allant de la clownerie d'un Cab Calloway à l'humour désespéré de Billie Holiday, des gonflements de joue et roulements d'yeux de Louis Armstrong à la satire surréaliste chez Boris Vian et au psychédélisme parfois obscène de Jack Kerouac. La fonction du comique reste, cependant, à l'instar de Nietzsche, "de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentation à l'aide desquelles la vie est rendue possible"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). En l'occurrence, c'est une vie sociale peu valorisante, faite d'ennui et d'angoisse, qui est rendue possible tout à la fois pour les musiciens et des auditeurs, tant il est vrai que ceux-là "peuvent compter sur la sympathie [de ceux-ci], étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients"(Freud, ma Vie et la Psychanalyse). Certes, Nietzsche et Freud parlent ici de l'art en général et non pas du seul art comique, encore moins de la seule musique : "l'art s'avance alors comme un dieu sauveur et guérisseur : [...] le sublime en tant que maîtrise artistique de l'horrible et le comique en tant que soulagement du dégoût de l'absurde"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii), voulant dire par là que, contrairement à ce que pensait Aristote25, la mise en scène tragique a exactement le même effet cathartique que la mise en scène comique. Toujours est-il que, pour Nietzsche, la musique a une place à part : "peut-être mon Zarathoustra26 ne relève-t-il que de la musique ; ce qui est certain, c'est qu'il suppose une régénération de l'ouïe"(Nietzsche, Ecce Homo). Au point qu'il parle lui-même de son propre style comme d'"une danse, un jeu avec les symétries de toute sorte et une gambade moqueuse par-dessus ces symétries"(Nietzsche, Lettre à Rhode, 22 fév. 1884). Justement, il se trouve que le jazz, tout en étant dans une mesure considérable, redevable au blues, c'est-à-dire à cette forme de chant populaire mélancolique interprété par des Noirs dans le delta du Mississippi dans les années 1890 et qui a ensuite rapidement investi les villes situées en amont sur le cours du fleuve27, il est néanmoins, dès l'origine, contaminé par l'expression des corps au travail. Or, comme le souligne Christian Béthune, "le travail, surtout lorsqu'il s'agit d'une tâche collective, s'accomplit la plupart du temps à la manière d'une chorégraphie. Cette habitude de danser son travail n'a rien de fugace ni d'anecdotique, c'est une constante immanente aux gestes du travailleur"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, vi), tout particulièrement, on s'en doute, lorsque ce travail est servile, donc essentiellement répétitif. Ce qui explique que bien que les work songs28 profanes tout autant que les negro spirituals29 sacrés dont le blues30 s'est nourri n'inclinent certainement pas à une gaî débridée, ils ont fortement structuré non seulement les thèmes31 mais aussi et surtout ce que l'on va appeler le "style jazz" qui consacre la prégnance du swing, c'est-à-dire du balancement rythmique du corps dans une "musique entièrement contaminée par le mouvement [où] le swing serait part impondérable mais omniprésente du corps introduite dans la musique tant par les musiciens que par les auditeurs"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, vi). Comme le dit le titre de l'un des morceaux les plus connus de Duke Ellington, it don't mean a thing if it ain't got that swing, "cela (le jazz) n'a pas de sens si cela ne swingue pas". Car le swing ne se réduit pas à un mouvement rythmé du corps et un claquement de doigts32 mais, plus fondamentalement, il est l'expression du métabolisme vivant dont la pulsation la plus vitale est celle du cœur : le beat, c'est-à-dire le "battement", se confond avec ce swing auquel le piano, la contrebasse et la batterie (ce que les jazzmen appellent "la ryhtmique) donnent une dimension sonore en illustrant tous les emballements, les ralentissements, les colères et les apaisements, bref, pour parler comme Proust, toutes les intermittences du cœur.

C'est pourquoi cette dimension corporelle consubstantielle au jazz sous la forme paradigmatique du swing n'est pas l'expression musicale d'un fonctionnement mécanique auquel le réduisent volontiers ses détracteurs33 mais, tout au contraire, celle d'une sensibilité inhérente à la condition humaine. Citant Lawrence Levine34, Christian Béthune nous dit que dès leur origine, "les chants nègres ne cherchent pas à tisser ensemble des éléments narratifs pour créer une histoire, mais accumulent au contraire les images afin de produire un feeling"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, i). Or il ne fait guère de doute qu'une certaine philosophie voie dans la production finale d'un feeling le péché originel du jazz, son essentielle perversion. Par exemple, "dans le cas du blues, l'acheminement vers la conclusion tient non pas aux articulations logiques d'un logos toujours prompt à abstraire qu'aux rythmes, aux accents, aux timbres et aux effets dont se pare la phonê pour signifier toute l'épaisseur du vécu"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, i). Qui pourrait en douter à l'audition de "Mississipi Goddam" interprété par Nina Simone et ses musiciens35 ? Béthune fait ici allusion à Aristote qui définit l'humanité à partir de la capacité d'accéder au logos : "seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole articulée [logos] ; le cri [phonê] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux"(Aristote, Politique, I, 1253a). Il se trouve, par ailleurs, que la culture occidentale est, depuis toujours, hantée par le mythe pythagoricien36 de la musique comprise comme manifestation sensible de l'harmonia tou kosmou, "harmonie céleste", comme une expression empirique de cette harmonie pré-établie chère à Leibniz : "les plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels confusément connus. La musique même nous charme quoique sa beauté ne consiste qu'en les convenances des nombres et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas et que l'âme ne cesse pas de faire, des battements et des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions est de même nature ; et ceux que causent les autres sens reviendront à quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions pas l’expliquer si distinctement"(Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce, xvii). Pour Leibniz, il est clair que le plaisir sensible que nous retirons de l'audition de la musique n'est qu'une perception confuse de la véritable nature de cet art, à savoir un "plaisir intellectuel confusément connu". Car c'est en réalité l'articulation logique (relative au logos, en l'occurrence, ici, mathématique) des vibrations sonores, "les convenances des nombres et [...] des battements et des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles" et non pas les propriétés phoniques (relative à la phonê qui, nous rappelle Aristote, n'est qu'une fonction animale) que nous apprécions dans la musique. Dans l'esprit de l'honnête homme, de l'antiquité grecque, de l'âge classique, et même, nous semble-t-il, du monde contemporain37, la musique est donc, d'emblée, musique savante, c'est-à-dire implicitement calculante, ou bien elle n'est pas. Témoin récent de cette soi-disant communauté de nature de la musique avec le logos, la fausse alternative que propose cet extrait38 en ce qui concerne l'essence de la musique : "qu’est-ce donc que la musique ? Nous voilà plongés dans la caverne de Platon mais cette fois sans lumière, ni ombres, ni images, ni idées. Imaginons-nous en prisonniers aveugles. Du monde extérieur, nous percevons les bruits, des sons inintelligibles. Notre question n’est alors pas « qu’est-ce que c’est ? » mais « que se passe-t-il ? », puis « d’où ça vient ? » [...] Il y a deux façons de sortir de la caverne : l’une platonicienne et cognitive qui consiste à se retourner vers les causes, donc les choses en soi et leur mouvement ; l’autre, esthétique, qui consiste d’abord à contempler les sons, à les distinguer, et bientôt à les produire soi-même, en frappant dans ses mains, en battant des pieds, en jouant de la voix, du souffle … Voilà la musique ! La musique, c’est faire"(Catherine Portevin, Philosophie Magazine, n°87, février 2015, c'est l'auteur qui souligne). Se souvenant que le Platon de la République39 a violemment critiqué l'institution artistique dans son ensemble en raison de son incapacité toute rhétorique ou sophistique à nous faire connaître le réel40, on nous dit que, l'option platonicienne ("cognitive", répondant à la question, socratique par excellence, "qu'est-ce que c'est ?" et qui vise donc les "choses") étant exclue pour accéder à l'essence de la musique, il nous reste, heureusement, l'option apparemment anti-platonicienne ("esthétique", c'est-à-dire, phénoménologique, commandée par la question "que se passe-t-il ?" et dirigée vers les "événements"). Pourquoi pas41 ? Sauf que la soi-disant dichotomie s'effondre aussitôt qui consiste, nous dit-on, "d’abord à contempler les sons, à les distinguer, et bientôt à les produire soi-même, en frappant dans ses mains, en battant des pieds, en jouant de la voix, du souffle". Certes, "la musique, c’est faire", mais c'est "faire" dans une conception toute cognitiviste42 du faire : "contempler les sons", c'est-à-dire les distinguer avec l'"œil" (ou l'"oreille") de l'esprit, puis juger tout intellectuellement de la valeur de cette information, enfin, le cas échéant, se comporter conformément au-dit jugement. Au fond, Platon ne dit pas le contraire : qu'une activité relève de la praxis (par exemple, "faire" de la musique, voire danser) ne la fait pas, ipso facto, échapper à son infériorité de droit par rapport à la theoria43. C'est même, précisément, dans cette hétéronomie de l'agir à l'égard du penser que l'on reconnaît le cognitivisme en général. Bref, pour l'auteur de cet article, comme pour Leibniz, Platon ou Pythagore, à quelque niveau qu'on la pratique, la musique dérive encore et toujours du logos, non de la phonê ou, si l'on préfère, du concept, non du feeling. D'où, par contraposition, si l'on part du feeling déterminé par la phonê, comme c'est manifestement le cas dans le jazz44, comment s'étonner alors que "la musique nègre importée des États-Unis fut en effet ressentie, aux oreilles de nombre de ses nouveaux auditeurs européens, comme une invasion tumultueuse de la musique par le bruit"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, v) ? Exemple frappant, dans Belle du Seigneur, la très aristocratique Ariane d'Auble, qui ne jure que par Bach et par Mozart, se plaint à son amant du bruit de jazz qui, jusque dans sa chambre d'hôtel, parvient à ses oreilles : "- On danse en bas, dit-elle. - Oui, on danse. - Comme cette musique est vulgaire ! - En effet."(Albert Cohen, Belle du Seigneur, Lxxxvii). Sur un point au moins, Ariane n'a pas tort : jazz et danse sont indissociables. Le musicien, en effet, "commen[ce] à se balancer sur le tabouret de piano, d'arrière en avant, lentement d'abord, puis le rythme s'accélér[e] et il se m[e]t à se balancer rapidement, le pied gauche bondissant avec la batterie, à balancer son cou avec mille contorsions, couchant son visage jusque sur les touches45"(Kerouac, sur la Route, i, 4). Quant aux auditeurs, "moi, assis là à écouter ce son qui est devenu le son de la nuit pour nous tous, [nous sommes] tous dans la même cour immense, dans un trip tellement frénétique, tellement viscéral"(Kerouac, sur la Route, i, 3).

L'imputation de "vulgarité" est, évidemment, plus gênante. Car comment nier que le mouvement et, par conséquent, la corporéité, sont indissolublement liés à la condition humaine ? Certes, nous dit Spinoza, "la vie humaine se définit, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison"(Spinoza, Traité Politique, v). Mais enfin, que vaut cette mythologie métaphysique qui consiste à dissocier les fonctions corporelles liées à la nécessité animale de survivre des fonctions spirituelles supposées seules capables de nous garantir notre aspiration à vivre mieux (pour parler comme Aristote) ou notre perfectibilité (pour employer le vocabulaire de Rousseau) constitutives de notre humanité ? Il ne nous appartient pas de développer ici46 les raisons de ce que nous considérons comme une funeste anomalie mais nous ne pouvons nous empêcher de constater que, comme par hasard, "à toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes : les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes"(Marx, Idéologie Allemande) : en l'occurrence, la musique des maîtres (la musique dite "classique", "savante", "raffinée", "sérieuse", "grande", "belle", etc.) est la musique dominante, voire la musique tout court, tandis que celle des esclaves (notamment le jazz) est, au mieux dévaluée ("vulgaire"), au pire, même, niée en tant que "musique" (ce n'est que du "bruit"). Nous pensons, avec Spinoza, que "toute chose [humaine ou non] s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 6), et avec Wittgenstein qu'""Une machine [ou un animal] est incapable de penser”, est-ce là une proposition basée sur l’expérience ? Non, mais c’est seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit, qu’il a des états de conscience, etc."(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §360). Que, par conséquent, il n'y a, entre le corps et l'esprit, qu'une différence de point de vue47, autrement dit une dissociation qui appartient non aux choses mais à notre mode de présentation des choses, et que, s'agissant de l'être humain, nous parlons de corps lorsque nous soulignons un mouvement significatif qui semble ne pouvoir se justifier que par ce que Freud appellerait la "pulsion de vie", celle, donc, qui appartient au vivant en général, et d'esprit lorsque nous ne percevons rien de tel et que, pour cette raison, nous en déduisons abusivement le caractère exceptionnellement "humain" de ce comportement. En effet, dans la musique savante, le musicien, tout autant que l'auditeur, sont censés être sinon impassibles, du moins immobiles. Au point que s'ils ne le sont pas (et, de fait, ils ne le sont jamais complètement48), si un rictus se peint sur le visage du violoniste, si les doigts du pianistes bondissent sur le clavier, on s'empresse de considérer cela comme un accident ou une exception, mais non comme l'essence ou la règle de leur comportement. Quant à la rigidité obséquieuse du chef d'orchestre dont seule se meuvent la baguette et la colonne vertébrale, elle est à elle seule le symbole de la contention imposée au corps au nom d'une soi-disant spiritualité musicale. À l'opposé, dans un club de jazz tel que le "Jackson’s Hole49 [...] Lampshade fonce plein pot avec ses plateaux de bières ; il fait tout en rythme. Il braille à la serveuse, en mesure : «Hé chériechérie chaud devant, c’est Lampshade qui file comme le vent. » Il passe devant elle, météore, en levant haut ses bières, il se rue dans la cuisine par les portes battantes, il danse avec les cuistots, il revient en nage. Connie Jordan50 est assis immobile à une table, un verre devant lui, qu’il n’a pas touché ; il a les yeux dans le vague, les bras ballants qui touchent presque par terre, les pieds en dehors comme des langues pendantes, tout le corps ratatiné par une lassitude absolue et une tristesse hypnotique, à quoi il pense, mystère. Un gars qui se met out tous les soirs et laisse aux autres le soin de lui donner le coup de grâce, tout s’enroule en volutes autour de lui, comme des nuages. Et puis l’alto, le petit-fils à sa grand-mère, le petit Carlo Marx, il sautille, il fait la danse du singe avec son sax magique, il souffle deux cents chorus de blues, plus frénétiques les uns que les autres, sans manifester le moindre signe de fatigue, ni qu’il envisage un instant de finir sa journée. Toute la salle frémit"(Kerouac, sur la Route, iii, 4). Dans un cas, le corps de l'auditeur, réduit au rôle de spectateur, n'est autorisé à se manifester que sous la forme d'applaudissements, et encore, pas n'importe quand. Dans l'autre, la participation active du corps de l'auditeur est sollicitée tout au long de la performance. Et, tandis que le moindre raclement de gorge de la part d'un spectateur, le moindre traînement de pied perturbe l'audition d'un concert de musique savante et exaspère spectateurs et musiciens, les réactions, même excessives, même désordonnées, du public donnent souvent, en revanche, l'impression de faire partie de la performance jazzistique51. Sans nier que l'appréciation de l'architecture, de la sculpture, de la peinture, de la littérature ou du cinéma commande vraisemblablement une attitude de relative immobilité corporelle, ce qui donne prise au mythe d'une activité concomitante de l'esprit, nous ne voyons aucune raison d'immobiliser notre corps lorsqu'il s'agit de goûter la musique. Certes, il est des genres musicaux et, surtout, des circonstances d'écoute qui exigent, de la part de l'auditeur, une activité corporelle plus discrète, voire plus recueillie que d'autres52, mais nous ne voyons aucune raison de traiter par l'anathème tout genre musical qui, à l'instar du jazz, promeut l'expression du corps. Ou plutôt si. Nous en voyons une : c'est que le spectacle commande l'immobilité. Et le spectacle, comme l'a remarqué Guy Debord, a une éminente fonction politique de préservation de l'ordre social établi : "toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles [...] ; le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes [...] ; il ne peut y avoir de révolte hors de l’activité, et dans le spectacle, toute activité est niée [...] ; dans le système du spectacle, s’accroissent les conditions d’isolement des foules solitaires"(Debord, la Société du Spectacle, §§ 1, 4, 27, 28). Et c'est bien pourquoi le jazz comme forme musicale d'expression du corps du musicien comme de celui de l'auditeur nous semble faire droit à la condition humaine qui est, avant tout, celle d'un corps naturellement en mouvement. Loin donc que le mouvement du corps soit incompatible avec la spiritualité, "celui dont le Corps est propre à un grand nombre de fonctions a un Esprit dont la plus grande partie est éternelle"(Spinoza, Éthique, V, 39). Or, nous dit Spinoza, "j’entend[s] par Joie une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande, par tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection"(Spinoza, Éthique, III, 11). Le perfectionnement du corps ou, si l'on préfère, le perfectionnement de l'esprit, c'est ce qu'on appelle la joie. Concomitamment, l'aliénation du corps, qui est en même temps celle de l'esprit, n'est autre que la tristesse. Voilà bien la tare originelle du jazz : en désaliénant le corps, il tend à apporter de la joie53. Allons plus loin : tout en étant un vecteur de désaliénation du corps, le jazz magnifie implicitement la jeunesse et la souplesse du corps. La joie éprouvée lors du balancement rythmique du corps n'est pas seulement le résultat du mouvement en soi, mais aussi de la prise de conscience d'un mouvement souple et facile, c'est-à-dire, comme le souligne Spinoza, d'une certaine perfection du corps54. Voilà sans doute résolu le dilemme qui a tant torturé Walter Benjamin et que nous avons évoqué en introduction de cet article : ce qui remplit le philosophe néo-kantien de perplexité et, manifestement aussi, de honte, c'est que, en-dehors de toute contention spirituelle, son propre corps pût éprouver le vertige d'un mouvement (ou plus modestement, d'une simple ébauche de mouvement : marquer le rythme avec le pied !) souple et facile caractéristique de la jeunesse, cette jeunesse qui préfère toujours la vulgaire superficialité de la vie à la noble profondeur de la philosophie55.

Mais, ce n'est pas tout : à travers le caractère associatif de la joie (contrairement à la tristesse qui isole), il s'avère être un puissant instrument de cohésion du corps social tout entier qui lutte contre l'"isolement des foules solitaires". Ce qui suffit à expliquer la méfiance, sinon la haine, que lui vouent tous ceux qui considèrent, non sans quelque raison, le jazz comme fondamentalement subversif56. Il serait absurde, bien entendu, de prétendre que le jazz a le monopole de la réhabilitation musicale de la dignité du corps humain et, indirectement, du corps social. D'abord parce qu'il n'est du tout certain que la musique savante, ou, pourrait-on dire plus simplement, que la musique en général fût, par essence, hostile à la mobilité du corps57. Ainsi, Herman Hesse fait-il dire au personnage principal de son ultime roman, grand érudit dont les connaissances musicales sont encyclopédiques et les compétences instrumentales hors du commun, que "la musique ne consiste pas seulement en ces vibrations et en ces combinaisons de lignes purement spirituelles que nous en avons abstraites. Elle a consisté, au premier chef, au cours de tous les siècles, en une joie sensuelle, celle d'exhaler son souffle, de battre la mesure, de sentir les colorations, les frictions et l'excitation qui résultent du mélange des voix et de la conjugaison des instruments [...]. On fait de la musique avec ses mains et ses doigts, avec sa bouche et ses poumons"(Hesse, le Jeu des Perles de Verre, ii). Ensuite parce que tout ce que nous avons dit jusque là à propos du jazz, nous aurions probablement pu le dire aussi du tango, de la samba, du raï, du rock, du reggae, etc., et, d'une manière générale, de tous les genres musicaux dont la redécouverte récente s'est, dans un premier temps, confondue avec des aspirations à la reconnaissance de formes de sous-cultures liées à l'existence de communautés humaines manifestement exploitées, tout comme le jazz l'a été pour les descendants des esclaves noir-américains. Nous disons "dans un premier temps" parce qu'il ne fait guère de doute que le capitalisme industriel, faisant flèche de tout bois, n'a eu de cesse de transformer en spectacle susceptible de générer du profit privé toute forme de contre-culture en intégrant "tout ce qu'[elle] a de rebelle [...] à un schéma rigoureux [de sorte] que le geste de rébellion allait et va encore de pair avec une tendance à obéir aveuglément"(Adorno, Mode Intemporelle). Nous voyons là la source possible d'un malentendu (c'est le cas de le dire !) philosophique au sujet de ces genres musicaux réputés infra-culturels, à moins que cela soit une manifestation typique de cette mauvaise foi dont les métaphysiciens sont coutumiers chaque fois qu'il s'agit de nier une évidence au seul motif qu'elle est défendue par le plus grand nombre, autrement dit constitutive de cette doxa, cette "opinion" philosophiquement honnie depuis Platon, ou encore de cette détestable manie d'une certaine métaphysique essentialiste qui réduit systématiquement la valeur d'une chose à son origine58. Ainsi, Theodor Adorno écrit-il que "pendant que les chefs des deux dictatures en Europe59 s'emportaient contre la décadence du jazz, la jeunesse des autres pays était depuis longtemps électrisée par les danses marchées et syncopées, dont l'orchestre n'est pas fortuitement issu de la musique militaire [...]. La mode intemporelle60 devient la parabole d'une société mise en hibernation"(Adorno, Mode Intemporelle). Disons tout d'abord que l'on ne peut guère invoquer, pour expliquer le caractère abrupt d'un tel jugement, le flottement lexical dont s'est accompagnée, notamment en Europe, dans les années 1920, l'introduction d'une multitude de sonorités musicales nouvelles sous l'effet de la diffusion du phonographe : le terme "jazz" y désignait alors à peu près n'importe quel genre musical qui fût à la fois un peu rythmé et à vocation populaire. Car, d'une part, l'ouvrage d'Adorno date de 1953, et d'autre part, le philosophe de Francfort parle bien du jazz stricto sensu puisqu'il dit que "les écarts y sont tout aussi standardisés que les standards et s’annulent dans le moment même de leur apparition [...]. La citation n'est pas moins caractéristique du langage musical régressif"(Adorno, Mode Intemporelle). En faisant allusion à l'improvisation et à la citation, Adorno vise explicitement, en les dévalorisant61, deux éléments indissociables et caractéristiques de cette forme typiquement jazzistique de l'expression musicale.


Liste des illustrations musicales de la première partie de l'article (dans l'ordre de citation) :


1Lester Young, Louis Armstrong et Charlie Parker ("Bird").
2Sans entrer dans le détail d'une analyse historique ou sociologique de ce mouvement artistique et social caractéristique du milieu du XX° siècle et qui trouve son origine dans la révolte d'une partie de la jeunesse de la côte ouest américaine, il convient de rappeler juste deux ou trois choses importantes. Premièrement, le terme Beat Generation fut employé pour la première fois en 1948 par Jack Kerouac pour décrire son cercle d'amis au romancier John Clellon Holmes (qui publiera plus tard le premier roman sur la Beat Generation, intitulé Go). Deuxièmement, le terme de beat est polysémique : il désigne tout à la fois, la fatigue, l'épuisement, le dégoût, l'écœurement, dans l'argot américain ("l'écrivain qui a eu sur [Kerouac] une influence déterminante, celui qu'il place au-dessus de tous, est Céline" écrit Michel Mohrt dans la préface à l'édition Gallimard 2003 de sur la Route), mais tout autant, en tout cas pour l'écrivain francophone qu'est Kerouac, la béatitude au sens religieux du terme ("Je suis Beat, c’est-à-dire que je crois en la béatitude et que Dieu a tellement aimé le monde qu’il lui a sacrifié son fils unique" dira-t-il, en français, dans une interview donnée au magazine Playboy en juin 1959 ; cf. aussi cette interview donnée en français par l'auteur à la télévision canadienne), c'est aussi, le battement vital du cœur ("It's a be-at, le beat à garder, le beat du cœur. C'est un être-à, le tempo à garder, le battement du cœur" déclare Kerouac à Playboy), et donc, bien entendu, c'est enfin le battement caractéristique du jazz, le temps fort de la mesure, un autre mot pour désigner le swing.
3Autre nom du modern jazz ou du cool jazz qui, à partir des années 1940-1945, prend le relais du middle jazz ou swing era ou encore hot jazz en enrichissant considérablement le langage harmonique tout en simplifiant l'expression orchestrale. Ses fondateurs sont, grosso modo, Dizzy Gillespie, Bud Powell, Kenny Clarke, Thelonious Monk ou Charlie Parker.
4Héritier du blues et du ragtime, c'est le style de jazz qui précède le swing. C'est principalement un jazz de rue qui utilise beaucoup les cuivres, notamment la trompette. Après une éclipse entre les années 1920 et 1940, il réapparaît notamment sous l'impulsion des trompettistes Louis Armstrong ou Sidney Bechet.
5Évidemment, il y a eu et il y a encore de très grands jazzmen qui ne sont pas noirs (Bill Evans, Dave Brubeck, Paul Desmond, Chet Baker, etc.) mais ils restent statistiquement minoritaires. Comme le chante ironiquement Claude Nougaro : "Armstrong je ne suis pas noir // Je suis blanc de peau // Quand on veut chanter l'espoir // Quel manque de pot"(cf. la chanson "Armstrong" par Claude Nougaro). Ou Nino Ferrer : "Monsieur King, Monsieur Charles, Monsieur Brown // Moi je fais de mon mieux pour chanter comme vous // Mais je ne peux pas grand-chose, je ne peux rien du tout // Je crois que c'est le couleur, la couleur de ma peau qui n'va pas" (cf. la chanson "je voudrais être Noir" de Nino Ferrer).
6Nous parlerons de négrité plutôt que de négritude pour éviter la confusion avec la mouvance politico-littéraire née avec Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor malgré les inévitables interférences entre ces deux notions.
7Qui est loin d'avoir disparu des mentalités (cf. le fameux "discours de Dakar" de Sarkozy ainsi que la réaction musicale du chanteur ivoirien de reggae Alpha Blondy).
8Paolo Conte, dans sa chanson "Sotto le Stelle del Jazz", écrit : "Sotto le stelle del jazz //
Un uomo-scimmia cammina // O forse balla, chissa
[Sous les étoiles du jazz // Un homme singe marche // Ou danse peut-être, qui sait]". Ce qui évoque irrésistiblement la caricature mythique de Jim Crow, le "nègre typique" grimé en singe savant. Dans le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov décrit carrément, de façon satirique, un jazz band dont les musiciens sont des singes : "un énorme gorille aux favoris ébouriffés, une trompette à la main, dirigeait en sautant lourdement d'un pied sur l'autre. Sur un rang, étaient assis des orang-outans qui soufflaient dans des trompettes étincelantes. De joyeux chimpanzés, placés à califourchon sur leurs épaules, jouaient de l'accordéon. Deux hamadryas à crinière léonine, tapaient sur des pianos à queue dont les notes étaient complètement étouffées par les saxophones, violons et tambours qui cognaient, piaulaient et mugissaient de gibbons, de mandrills et de guenons"(op. cit., xxiii).
9"Comme toutes les manifestations de l’habitus, l’histoire devenue nature, [...] le rapport au langage sont, pour la perception ordinaire, des révélations de la personne dans sa vérité naturelle : le racisme de classe trouve dans les propriétés incorporées la justification par excellence de la propension à naturaliser les différences sociales"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2).
11Cf. Rire, Rigolade, Ricanement notamment les notes 7 et 19.
12Une preuve réside évidemment dans la promulgation des Jim Crow Laws après l'abolition officielle de l'esclavage dans les États du Sud. Ces dispositions juridique à caractère réglementaire (donc infra-légal puisque, aux yeux de la loi, blancs et noirs devenaient, désormais, formellement égaux) avaient pour but et ont eu pour effet d'établir une stricte ségrégation raciale dans les lieux publics ou même, simplement, ouverts au public.
13Essentiellement depuis la Libération, c'est-à-dire depuis que le jazz de Glenn Miller est associé à l'intervention militaire libératrice des GI's et que celui de Sidney Bechet est devenu indissociable du surréalisme et de l'existentialisme dans les caves de Saint-Germain.
14Voire semi-officielle par le Président Clinton qui, en 1998, a demandé au "Thelonious Monk Institute of Jazz" de représenter la culture des États-Unis au Sommet des Amériques, sont très tardives et non exemptes d'ambiguïtés. À noter, toutefois, que l'UNESCO n'a pas encore officiellement classé le jazz au patrimoine immatériel de l'humanité.
15"Les forces psychiques des pulsions agressives et sexuelles refoulées sont détournées vers d’autres buts : dans la sublimation, entre en considération notre évaluation sociale"(Freud, Culture et Morale Sexuelle).
16Nous pensons par exemple au style dit jungle revendiqué par Duke Ellington ou aux nombreuses évocations de l'Afrique, notamment chez John Coltrane et Charlie Mingus. En revanche, pour Herbie Hancock, "le jazz n’est pas né en Afrique, mais en Amérique. Il a certainement des sources africaines, mais elles viennent aussi d’ailleurs, d’Irlande, par exemple, mais aussi d’autres pays. J’estime que le jazz puise ses racines dans l’humanité"(Interview donnée au Service de Presse de l'UNESCO le 27/04/2012).
17"Cool qualifiait à l’origine une réaction déterminée vis-à-vis du monde. Être cool, c’était au sens le plus accessible être calme, impassible même, devant l’horreur que le monde pouvait vous réserver à tout instant. Pour les Noirs, cette horreur pouvait être tout simplement l’état d’esprit sinistrement prévisible de l’Amérique blanche. D’une certaine manière, cette façon calme ou stoïque de réprimer sa souffrance est aussi vieille que l’entrée du noir dans la société de l’esclavage ou que l’acceptation pragmatique par l’Africain captif du Dieu de son ravisseur. Vis-à-vis d’un monde fondamentalement irrationnel, le rapport le plus justifié est la non-participation"(LeRoi Jones, le Peuple du Blues).
19Le jelly roll est, littéralement, un long gâteau roulé à la confiture. D'où l'analogie avec le membre viril.
20Littéralement, le kazoo est un instrument de fortune composé d'une sorte de gros cigare métallique creux et d'une membrane qui fait office de résonateur : en fredonnant dans le tube, on imite vaguement la trompette. Là encore, l'allusion de second degré est évidente.
21Euphémisme tragi-comique pour les Noirs condamnés à mort et pendus haut et court à des branches d'arbres dans les États du Sud.
22Nous utiliserons le terme "performance" au sens anglo-saxon, c'est-à-dire comme substantif tiré du verbe to perform qui signifie "réaliser", "accomplir", "produire", "exécuter" quelque chose. John L. Austin, dans un ouvrage intitulé how to do Things with Words, distingue, même dans le langage, d'importants aspects performatifs (qu'il oppose aux aspects constatifs qui consistent à parler sans rien faire d'autre que simplement dire ce qu'il en est de la réalité). Nous y reviendrons.
23"Slim Gaillard est un grand nègre maigre, avec de grands yeux tristes, qui dit des trucs comme : «C’est super-orooni», ou : «Si on prenait un petit bourbon-orooni.» [...] Une fois qu’il s’est bien échauffé, il retire sa chemise, son maillot de corps, et là, il y va. Il dit et il fait tout ce qui lui passe par la tête. Il va chanter «Cement Mixer Put-ti Put-ti» (qu’il a écrite) et puis d’un seul coup, ralentir le rythme et couver ses bongos, effleurant tout juste la peau du bout des doigts, si bien que tout le monde se penche et retient son souffle pour entendre ; on croit qu’il va s’amuser à ça une minute ou deux , mais il fait durer le plaisir pendant une heure"(Kerouac, sur la Route, xi).
24"Il avait mis un disque de jazz, pris Marylou dans ses bras ; il la serrait fort, et il bondissait contre elle en mesure. Elle, elle rebondissait contre lui. C’était aussi simple que ça, une vraie parade d’amour"(Kerouac, sur la Route, ii, 3) ; "– Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer. [...] J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy [composée par Duke Ellington], un mélange vraiment ahurissant. [...] À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate"(Vian, l'Écume des Jours, i).
25"Tandis que la comédie est une imitation d'hommes sans grande vertu, [...] la tragédie est l'imitation d'une action de caractère noble et complète [...] et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purification [katharsis], propre à pareilles émotions"(Aristote, Poétique, 1450a).
26Le paradigme nietzschéen de l'Übermensch, du "surhomme".
27En gros, le long d'un axe Louisiane (Nouvelle Orléans) - Illinois (Chicago) - Iowa (Davenport).
28À titre d'exemple, parmi d'innombrables versions, les très célèbres "Work Song" (ici, chanté par Nina Simone) ou "Sixteen Tonnes" (interprété par le Golden Gate Quartet).
30Le terme blues vient de l'abréviation de l'expression anglaise blue devils qui équivaut à peu près à l'expression française "idées noires".
31Que ce soit dans sa période new-orleans, dans celle du swing ou dans celle du bop, innombrables sont les titres des morceaux de jazz faisant référence au blues.
32On raconte qu'Ella Fitzgerald, pressée par un journaliste de définir le swing, s'est exécutée en claquant rythmiquement des doigts.
33Suivant, en cela l'adage cartésien selon lequel "les fonctions [vitales] suivent [...] de la seule disposition de ces organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate"(Descartes, Traité de l’Homme). À leur décharge, on peut faire remarquer que le style boogie-woogie est, comme l'onomatopée le suggère, inspiré du bruit que font les wagons de chemin de fer sur les rails et désigne un jeu pianistique mécanique et obsessionnel imposé à la main gauche.
34Dans un ouvrage intitulé Black Culture and Black Consciousness.
35Le fait que le blues amène un feeling plutôt qu'une conclusion suffit à le démarquer de la "chanson réaliste" popularisée, par exemple en France, par Damia, Fréhel ou Edith Piaf et qui, effectivement, raconte par le menu le malheur des opprimés (ce qui n'exclut évidemment pas le feeling).
36Mythe repris par Platon : "chaque cercle [décrivant la révolution de l'une des huit sphères du ciel] émettait une sonorité unique, une tonalité unique, et de l'ensemble de ces huit voix, résonnait une harmonie unique [...]. Comme les yeux sont attachés à l'astronomie, de mêmes les oreilles sont attachées au mouvement harmonique"(Platon, République X-III, 617e-530d). Cette analogie ne convainc pas du tout Aristote : "quand on nous parle d'une harmonie résultant du mouvement de ces corps pareille à l'harmonie de sons qui s'accorderaient entre eux, on fait une comparaison fort brillante, sans doute, mais très vaine"(Aristote, Traité du Ciel, 219a).
37Il nous semble que la limite de la conception Pythagorico-Leibnizienne d'une musique parfaitement calculante réside dans la notion de musique sérielle telle que définie, dans les années 1920, par Arnold Schönberg, Alban Berg ou Anton Webern et qu'évoque Thomas Mann dans son grand roman sur la musique : "on devrait pouvoir [...] avec les douze échelons de l'alphabet tempéré par les demi-tons former [...] des combinaisons et des interrelations déterminées des douze demi-tons, des formations de séries, desquelles dériverait strictement la phrase, le morceau entier, voire toute une œuvre aux mouvements multiples. Chaque note de l'ensemble de la composition, mélodiquement et harmoniquement, devrait pouvoir trouver sa filiation avec cette série type préétablie. Aucun de ces tons n'aurait le droit de reparaître avant que tous les autres n'aient fait également leur apparition. Aucun n'aurait le droit de se présenter, qui ne remplît sa fonction de motif dans la construction générale. Il n'y aurait plus une note libre. Voilà ce que j'appellerais une écriture rigoureuse [...]. On pourrait appeler cela une organisation complète et rationnelle. Une extraordinaire unité logique serait ainsi obtenue, une sorte d'infaillibilité et de précision astronomiques"(Mann, Doktor Faustus, xxii). En ce sens, la "modernité" révolutionnaire de la musique sérielle (ou dodécaphonique) est évidemment très problématique.
38L'article se veut commentaire critique de l'essai de Francis Wolff intitulé pourquoi la Musique ?
39Mais pas celui du Banquet. Cf. Spinoza, Bach et l'Art.
41Pour une critique des présupposés de la phénoménologie comme méthode d'accès au réel, cf. Conscience de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité.
42Cf. Rire, Rigolade, Ricanement, notamment les notes 4 et 24.
44À cet égard, il est tout à fait regrettable que l'ouvrage de Francis Wolff cité supra, tout en reconnaissant la valeur culturelle du jazz, ne fasse pas droit à sa spécificité irréductiblement corporéiste.
45Kerouac évoque, en l'occurrence, George Shearing. Mais, s'agissant du balancement du corps, on peut songer aussi à Ray Charles ou à Bill Evans pour ce qui est de la propension à toucher presque le clavier avec son front. De même, Christian Gailly commence l'un de ses romans consacrés au jazz en écrivant : "tel qu'il est là dans son coin de chambre, [...] comme ça de dos, on pourrait croire qu'il boude, pleure, fait l'idiot, se tord de rire, de douleur, pas du tout, il joue du saxophone alto"(Gailly, Be-bop).
47"L’Esprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée, [même si] certains sont persuadés que le corps obéit au commandement de l'esprit, [car] en effet personne jusqu'ici n'a déterminé ce que peut le corps [...] ; ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos [...] le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au repos ; et, en un mot, tout ce qui se produit dans un corps a dû provenir de Dieu, en tant qu’affecté d’un certain mode de l’étendue [...] ; la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, III, 2) ; "il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents, [...] que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré. [Mais] l’idée d’objets éthérés est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47).
49Un club de San Francisco.
50Dans le roman, Lampshade et Connie Jordan sont deux chanteurs de jazz.
51Écoutons ce qui se passe au cours de cet enregistrement live de "Mercy, mercy, mercy" interprété par le Cannonball Adderley Quartet ou de celui du "In Walked Bud" de Thelonious Monk et de son ensemble.
52Le contexte religieux en est un exemple (dans la culture occidentale, en tout cas, puisque la pratique du negro spiritual ne connaît pas une telle restriction). Cf. Spinoza, Bach et l'Art.
53"Et ce n'est certes qu'une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? [...] Au contraire, plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande. [Aussi, est-ce] d'un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc."(Spinoza, Éthique, IV, 45).
54"Le jeune garçon, pénétré de la beauté solennelle de l'instant et du sentiment enivrant de sa jeunesse et de sa force, s'étira, agita rythmiquement les bras et bientôt, tout son corps suivit le mouvement, pour célébrer en une danse enthousiaste, le lever du jour et son accord avec les éléments qui l'environnaient de leurs ondes et de leurs rayons. Ses pas volaient en hommage de joie [...] ; il paraissait offrir sa personne, sa jeunesse, sa liberté, la vie qui flambait au tréfonds de lui-même"(Hesse, le Jeu des Perles de Verre, xiii). Mais les propos de Hesse ne concernent pas le jazz, lequel reste, presque par définition, exclut de la sphère du beau, ce qui, d'ailleurs ne pose pas de problème particulier aux amateurs de jazz : "dans le jazz, il n'y a pas de beauté. Du swing, certes, de l'émotion, de la joie et de la danse dans le corps, voire de la rage, tristesse ou gaîté, mais pas de beauté, je regrette"(Christian Gailly, un Soir au Club).
55Combien plus saine nous paraît être la réaction de Hermann Hesse qui, exactement à la même époque que Benjamin et sans être, lui non plus, spécialement emballé par la nouveauté du jazz, parvient néanmoins à ne pas le mépriser, et même à en parler avec une certaine justesse : "j'abhorrais le jazz, mais je le préférais de loin à toute la musique académique de notre époque. Sa fougue joyeuse et sauvage touchait chez moi aussi les instincts les plus profonds et il émanait de lui une sensualité candide, sincère [...]. Elle était d'une grande sincérité, elle était l'expression séduisante et franche de la négritude, d'un tempérament joyeux, naïf. On retrouvait en elle le nègre et l'Américain dont toute la vigueur nous semble, à nous autres Européens, d'une fraîcheur et d'une ingénuité si enfantines"(Hesse, le Loup des Steppes). Il n'est pas sans importance, par ailleurs, que ce soit au contact d'un saxophoniste de jazz et de deux jeunes filles gravitant, elles aussi, dans le milieu jazzistique, que le personnage principal du roman ("le loup des steppes") trouve, progressivement, un sens à sa vie.
56Et pas uniquement, bien entendu, à partir de l'album d'Ornette Coleman sorti en 1960 et intitulé "Free Jazz" et qui va donner son nom à une école musicale pour laquelle la freedom revendiquée est politique et ne se limite donc pas à la subversion des codes du bop.
57Doit-on rappeler, par exemple, que la musique baroque, celle de Lully, de Couperin, de Haendel ou même de Bach est, à son origine, destinée à être dansée, et pas seulement par la noblesse ? Avant l'hégémonie de la sonate et de la symphonie caractéristiques de l'époque classique, le forme privilégiée du genre baroque est la "suite", sous-entendu, "suite de danses" : "courante", "chaconne", "passacaille", "gavotte", "menuet", "bourrée", "passepied", "rigaudon", "sarabande", "gigue", etc. (notons, au passage, l'importance accordée aux danses "populaires").
58Ce qui est, typiquement, le cas d'Adorno lorsqu'il prétend réduire la valeur du jazz au contexte d'esclavage qui a été, objectivement, celui de son avènement. Et de s'évertuer à "défendre les noirs contre l'humiliation qu'ils subissent lorsqu'on abuse de leur expressivité pour faire d'eux des clowns [...]. Le rêve [des fans du jazz] est détourné vers un faux primitivisme et manipulé de façon autoritaire. Au cours des derniers siècles, la musique s'est émancipée des aspects serviles qui l'enchaînaient. S'agit-il de la ramener à sa phase hétéronome ? Faut-il accepter sa servilité comme une garantie de sa valeur collective ? N'est-ce pas offenser les noirs que de mobiliser en eux leur passé d'esclaves, afin de les rendre aptes au servage ?"(Adorno, Prismes). Si la "servilité" originelle d'une activité n'est certainement pas une garantie de sa valeur, elle n'est pas non plus une preuve de sa nocivité. Quant à "mobiliser le passer d'esclaves" des Noirs, on ne voit pas en quoi cela les rendrait à nouveau "aptes au servage". À quoi Jacques Bouveresse répondrait qu'"une des idées de gauche les plus stupides [est] celle qui veut que le fait d'échapper à ces institutions, (celles qui ont été transmises par la tradition et sont généralement acceptées par la communauté) soit nécessairement une bonne chose car cela assurerait que l'on ne sera pas "utilisé" par les forces mauvaises qui ont "coopté" ces institutions"(Bouveresse, Rationalité et Cynisme, iii). Comme disait Augustin, inter faeces et urinam nascimur ...
59C'est sans ambiguïté pour le nazisme qui considérait, en effet, le jazz comme une entartete Musik ("musique dégénérée", cf. par exemple, cette affiche de propagande nazie) issue de la lourde sensualité nègre et de la lâche sensualité juive et donc en opposition avec la martiale virilité aryenneAinsi, le site internet StreetPress rapporte qu'en ouverture du meeting organisé, le 9 avril 2016 par la mouvance néo-nazie française pour fêter le 65° anniversaire de l'hebdomadaire Rivarol, un certain Henri de Lesquen, fondateur du Club de l'Horloge, patron de la très droitière chaîne de radio Radio Courtoisie, propose l’arrêt des subventions publiques pour "la musique nègre [au motif qu'elle] stimule les mêmes zones du cerveau que la sexualité. C’est donc une musique obscène de part en part". Si nous mettons à part le jugement de (dé-)valeur et, bien entendu, les motivations haineuses de l'auteur de ce propos, il reste que, d'un point de vue strictement descriptif, les rapports entre le jazz et la sexualité, l'alcool et la drogue sont historiquement avérés (non pas, toutefois, en tant que symptômes de dégénérescence, mais, tout au contraire, en tant qu'aspects d'un même élan d'aspiration à plus de liberté). Christian Gailly ne fait-il pas dire à son narrateur : "Simon n'en écoutait plus du tout, du jazz. S'il avait eu un piano chez lui [...] sans doute aurait-il replongé dans ce mélange mortel, mortel pour lui et quelques autres comme lui : nuit, jazz, alcool, drogue, femme, jazz, nuit"(Gailly, un Soir au Club) ? En revanche, les rapports du stalinisme au jazz sont beaucoup plus complexes et mériteraient sans doute un long développement qu'il ne nous appartient pas de faire ici (Staline n'a-t-il pas aidé le trompettiste juif d'origine polonaise Eddie Rosner à créer le premier orchestre de jazz de l'Armée Rouge avant, il est vrai, de le déporter au Goulag ?). Dans sa satire romanesque du stalisnisme, Mikhaïl Boulgakov caricature à plusieurs reprise l'atmosphère psychédélique qui est censée caractériser la libération par le jazz de quelques-uns de nos instincts les plus primitifs : "à minuit exactement, quelque chose sembla s'effondrer avec fracas dans la première salle puis se répandre et bondir partout avec un tintamarre épouvantable [...]. C'était le fameux jazz de Griboïedov qui attaquait son premier morceau. Aussitôt, les visages en sueur parurent s'éclairer, les cevaux mauves du plafond semblèrent prendre vie, la lumière des lampes se fit plus vive et, tout d'un coup, comme si elles venaient de rompre des chaînes, les deux salles se mirent à danser"(Boulgakov, le Maître et Marguerite, v). Boris Vian ou Jack Kerouac n'auraient pas mieux dit.
60"Adorno retrouve dans les différents éléments techniques qui font la spécificité du jazz autant de rouages qui uniformisent chaque jour un peu plus les besoins des auditeurs, et donc leur capacité d'écoute [...]. Cette adaptation superficielle aux lois du marché qui dicte sa loi au jazz lui confère son caractère de mode intemporelle"(Emmanuel Parent, la Théorie de l’Art de Theodor W. Adorno à l’Épreuve des Fables of Faubus de Charles Mingus : Enjeux Esthétiques du Jazz).

61Adorno forge, à cette occasion, le concept d'Entkunstung que Philippe Lacoue-Labarthe, dans un article intitulé Remarques sur Adorno et le Jazz, traduit astucieusement par "désartification".

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Votre commentaire est-il vraiment nécessaire ?