Walter Benjamin raconte que, ayant assisté à un concert de jazz lors d'un séjour à Marseille en 1928, il s'est surpris à battre la mesure, ce qui, avoue-t-il, lui a posé quelque problème de conscience : "j’ai oublié pour quelles raisons je me permis d’en marquer le rythme du pied. Cela n’est pas conforme à mon éducation, et je ne m’y résolus pas sans débat intérieur"(Benjamin, Haschisch à Marseille). L'anecdote ne manque pas de piquant. Voilà donc un grand lettré, traducteur, entre autres, de Baudelaire et de Proust, qui non seulement s'"encanaille" dans un lieu mal famé, d'une ville mal famée où, bien entendu, on offre un spectacle particulièrement dégradant, mais, qui plus est, se trouve déterminé par l'expérience singulière vécue à se comporter comme, probablement, le fait aussi le vulgus présent à ce moment-là : il "marque le rythme du pied". Rendez-vous compte. Expérience qui, en bon néo-kantien qu'il est, est l'objet d'une analyse transcendantale immédiate et, nous assure-t-il, d'un "débat intérieur". Peut-être cette expérience fut-elle à l'origine des préoccupations du philosophe pour l'Œuvre d'Art à l'Époque de sa Reproductibilité Technique, peut-être aussi de l'influence qu'il exerça sur Theodor Adorno et, notamment, sur la détestation que celui-ci nourrit à l'égard du jazz. Dans cet article, nous allons, en tout cas, nous efforcer de montrer en quoi cette anecdote est significative, en quoi elle est riche d'enseignement sur la nature de cette forme musicale typiquement afro-américaine et moderne qu'est le jazz. Comme il ne nous appartient pas de proposer ici, ni une analyse socio-historique, ni une analyse musicologique de l'émergence et du développement du jazz, nous nous proposons de montrer que le mépris et l'incompréhension qu'il a suscité et continue de susciter vient sans doute de ce qu'il fonctionne comme une métaphore de la condition humaine en ce qu'elle est irréductiblement corporéité, mimétisme et interlocution.
"Lester
soufflait comme un sacré fils de pute, le moment est venu de le
dire, à Chicago, nous avons vu les enfants du jazz moderne jouer du
sax et de la trompette avec foi
; c’est Lester
qui est à l’origine de tout, ce saint grave et mélancolique qui
est derrière toute l’histoire du jazz moderne et de sa génération,
Louis tient de lui, Bird tient de lui"(Kerouac,
Visions de Cody)1.
Cet
extrait, qu'on pourrait lire aussi comme un manifeste de la beat
generation2,
n'est que l'un des nombreux
passages du roman où
il est fait référence au jazz.
Dans le même esprit, Boris Vian écrit en préface de l'Écume
des Jours
qu'"il
y a seulement deux choses :
c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et
la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington.
Le reste devrait disparaître, car
le reste est laid".
Outre le style littéraire,
ces deux romans écrits
à peu
près au même moment et faisant les mêmes références musicales
diffèrent
cependant
quant au stade
de développement
du
jazz auquel il est rendu hommage : pour Kerouac, c'est
essentiellement
le
be-bop3,
chez Vian, c'est surtout le new-orleans4.
Mais l'un et l'autre font référence aux mêmes "icônes"
jazzistiques que sont Duke Ellington, Louis Armstrong ou Billie
Holiday, entre autres.
Il
n'échappera à personne que ces musiciens, comme d'ailleurs la
plupart des grands noms
du jazz5,
sont des
Noirs.
Or
il nous semble que, tout en étant historiquement contingente, la
relation que
l'histoire a tissée entre
le jazz et la négrité6
est extrêmement
riche
de significations
du point de vue,
tout à la fois,
de la conception que les dominateurs blancs se sont toujours faite de
la condition noire, de l'image que les dominés noirs se
sont faite à leur tour de
leur propre condition et,
in
fine,
à travers l'essentialisation
de certaines caractéristiques physiques caractéristiques (ou
prétendument telles) de la négrité,
d'une certaine conception de
la
corporéité
humaine.
Dans
l'excellent
ouvrage qu'il
a consacré
tout à la fois à l'histoire et à la philosophie du jazz, Christian
Béthune écrit que "durant
la période de l'esclavage, les chants et les danses des esclaves
avaient été invoqués par les planteurs pour accréditer l'idée
d'individus heureux de leur sort et contrer la propagande
anti-esclavagiste. Dans la mesure où, en plus d'une occasion
de se distraire à
bon compte, les
notables du sud voyaient dans les manifestations de la culture
afro-américaine des raisons supplémentaires de considérer les
Noirs comme inférieurs, ils s'en accommodaient volontiers. Les
chants, les danses et les contes de la communauté noire
constituaient, dans l'optique suprématiste des planteurs, une façon
pour les affranchis de "rester à leur place". En revanche,
les agents de la reconstruction nordiste envoyés dans le sud
(carpetbaggers),
souvent mus par des motifs idéalistes et philanthropes sincères,
mais pétris de préjugés, s'efforcèrent, à des fins morales et
éducatives, de débarrasser les esclaves libérés des formes d'une
expression vernaculaire dont, de leur point de vue ethnocentriste,
ils jugeaient la plupart des manifestations à la fois outrancières
et primitives et donc incompatibles avec les exigences du bon goût,
voire de la simple civilisation"(Béthune,
le Jazz et
l'Occident,
I, i). Qu'ils
voulussent s'en repaître pour
s'en
distraire ou,
au contraire,
la
dénigrer afin d'en
affranchir les black
people,
les Américains blancs, ont donc,
d'emblée,
considéré la culture nègre
comme une culture au rabais, une sorte de moyen terme
entre
la culture
humaine
proprement dite et la
simple
nature animale.
Cette
manière de voir
les choses7
est loin d'être le fait exclusif d'une bande de
planteurs
incultes puisque, sensiblement à la même époque, Hegel
écrit
que "dans
l'Afrique intérieure,
la conscience n'est pas encore arrivée à l'intuition de quelque
chose de solidement objectif [...]. Le Nègre représente l'homme
naturel dans
toute sa barbarie et son absence de discipline"(la
Raison dans l'Histoire,
souligné par nous). Toutefois,
cette
essentialisation
raciste de
la négrité
sous
la forme d'une imputation de frivolité insouciante fait
davantage encore écho
à l'essentialisation
sexiste
de la féminité
en
laquelle, en pleine période des Lumières, les Rousseau, Kant ou
Schopenhauer, ne voient autre chose qu'un prolongement perpétuel de
l'inconstance capricieuse caractéristique (disent-ils) de l'enfance.
En effet, cet "être naturel" qu'est censé demeurer le
Nègre
pour l'américain blanc du XIX° siècle,
est réduit à des caractéristiques corporelles positives
immédiatement perceptibles plutôt qu'à un défaut de conscience
(comme chez Hegel) : la couleur de la peau, bien entendu, mais aussi
la démarche nonchalante, le parler rugueux, le rire facile, la
sensualité débridée, etc.,
l'intention
générale étant de le faire voir
comme un
être
fort, souple,
grimaçant,
insouciant
et bruyant,
bref,
sous
l'apparence
physique simiesque
préhominienne8
conforme aux caractéristiques
du
statut économique
qui lui est imposé.
D'où l'institutionnalisation
de
ces spectacles que
constituèrent,
avant l'apparition du jazz
proprement
dit,
les negro
spirituals et
autres worksongs
et, plus encore, ces minstrels
shows,
c'est-à-dire ces revues nègres,
très
en vogue au XIX° siècle, qui mêlaient chants et danses sur un mode
comique qui ridiculisaient les Noirs en les faisant apparaître
conformément à ce que les spectateurs, majoritairement blancs,
désiraient voir
: "la geste
outrée par laquelle l'Amérique blanche prenait subrepticement acte
des possibilités expressives offertes par la culture noire fut donc
celle qui, simultanément, vouait l'objet de son intérêt aux
clichés tenaces d'une spontanéité sauvage ou, tout au plus, d'une
humanité émergente"(Béthune,
le Jazz et
l'Occident,
I, iii).
Cette prise de conscience a, en l'occurrence, pris la forme
institutionnelle de clichés réduisant la négrité
à
la seule corporéité
animale,
c'est-à-dire
à
une infra-humanité
dans la mesure où l'humanité
se définit au contraire, en tout
cas dans le cadre d'une certaine tradition philosophique
dominante,
par la spiritualité
comme
ensemble de propriétés supra-corporelles ou supra-matérielles.
L'Histoire, nous
dit
Hegel, c'est "l'Esprit
[qui]
doit
se séparer de son vouloir naturel, de son immersion dans la
matière"(Hegel,
Leçons
sur la Philosophie de l’Histoire,
I).
Or,
l'institutionnalisation
progressive
de
cet ensemble de clichés sur
la négrité,
à l'opposé de l'effet qu'aurait probablement eu une
stigmatisation
agressive de type nazi,
s'est
inévitablement incorporée sous la forme de ce que Bourdieu appelle
un habitus
chez
ceux-là même qui en étaient l'objet. Un habitus,
c'est-à-dire "le
produit de l’incorporation des structures objectives de l’espace
social, ce qui incline les agents à prendre le monde social tel
qu’il est, plutôt qu’à se rebeller contre lui"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
iii, 5). Et Bourdieu entend "incorporation" au sens
étymologique d'empreinte
indélébile dans
et pour le corps
: "tous
les apprentissages confient au corps, traité comme une mémoire,
leurs dépôts les plus précieux […] : mieux que les signes
extérieurs, les signes incorporés, tout ce qu’on appelle les
manières (manière de parler, manière de marcher, de se tenir, de
manger, etc.) et le goût comme principe de production de toutes les
pratiques destinées à signifier la position sociale, sont destinés
à fonctionner comme autant de rappels à l’ordre à ceux qui
oublieraient la place que leur assigne la société"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
ii, 2).
Ce qui suffit à expliquer que la conception essentiellement
corporéiste
de
la négrité
par
l'idéologie dominante se soit immédiatement manifestée, chez les
Noirs dominés, par un habitus
consistant
à considérer
comme naturels9
au point de les intégrer à leur identité
narrative10
les
principaux clichés racistes
véhiculés
par cette idéologie.
En d'autres termes, les dominés, là comme ailleurs, finissent
toujours par être
ce
que les dominants leur disent et leur montrent qu'ils sont.
À
leur domination matérielle s'ajoute donc ce que Bourdieu appelle une
domination
symbolique :
"une
domination symbolique s’institue par l’intermédiaire de
l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant
puisqu’il ne dispose, pour penser, que d’instruments de
connaissance qu’il a en commun avec lui et qui font apparaître
cette relation de domination comme naturelle"(Bourdieu,
Méditations
Pascaliennes,
v).
Christian
Béthune voit
néanmoins, dans cette domination
symbolique,
une possibilité
de revanche sociale des
dominés noirs sur les dominants blancs : "par
un effet de chiasme significatif, pensaient se distraire à bon
compte sur le dos des Nègres s'essayant maladroitement aux bonnes
manières tandis que ces derniers caricaturaient l'afféterie
gestuelle de leurs maîtres"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
I, iii).
Pour
des raisons que nous avons évoquées dans un autre article11,
l'idée d'une auto-dérision
par
laquelle, en assumant de manière soi-disant
décomplexée
la caricature dont il est l'objet, le destinataire du sarcasme
rétablirait ainsi
à son profit une
certaine forme d'égalité
avec l'auteur du sarcasme nous semble très problématique. En
revanche, nous avons suggéré, notamment à propos
des origines
du
jazz,
que le
statut
d'infériorité
sociale
est plutôt
propice
à l'exercice de l'humour
entendu
comme réaction de défense vitale contre l'agression psycho-sociale
que constitue l'angoisse et l'ennui permanents de ceux qui en sont
l'objet. Comme le souligne très justement Freud, "l'humour
a non seulement quelque chose de libérateur [qui] tient évidemment
au triomphe du narcissisme, à l'invulnérabilité du moi qui
s'affirme victorieusement. Le moi se refuse à se laisser entamer, à
se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il
se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur
puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu'ils peuvent même
lui devenir occasions de plaisir"(Freud,
le
Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient,
app.). Plaisir qui naît, précisément, de la mise
en scène,
au sens littéral de cette expression, des caractères
de sa propre condition, en l'occurrence, toutes
les tares supposées être constitutives de la négrité.
Or,
ajoute Freud, une
telle mise
en scène fonctionne,
en effet, comme une forme
indirecte
de mise
en valeur
: "en
se rendant soi-même comique pour mettre les autres en gaieté, par
exemple en jouant la maladresse ou la sottise [...] on ne se rend
pas, de ce fait, ridicule ou méprisable, -on peut même, le cas
échéant, inspirer de l'admiration"(Freud,
le
Mot d'Esprit et ses Rapports avec l'Inconscient,
vi). Toutefois,
une telle mise
en valeur de
ses propres
stigmates
par le persécuté n'est,
dans un premier temps,
ni matérielle (en termes d'amélioration
de ses
conditions de vie), ni symbolique (en termes de promotion
culturelle
de certaines manières d'être ou de penser),
mais seulement psychologique : elle inspire cette
sorte d'admiration
que le dominant peut, le cas échéant, concevoir lorsqu'il constate
avec surprise (et
non sans un certain soulagement) que
celui qu'il domine,
soit souffre moins que lui-même s'il
était placé
dans une situation analogue, soit souffre stoïquement,
voire héroïquement
à la manière d'un martyr. Dans les deux cas, le
dominant
se
voit
confirmé
dans sa conviction que le
dominé
ne
participe décidément
pas à la
même
essence
que
lui-même12.
Ce n'est que dans un deuxième temps13
que
la reconnaissance
implicite14
du
jazz
au
rang de musique digne, par exemple, de s'exhiber sous la forme de
festivals estivaux
renommés,
a
concrétisé la sublimation,
au sens freudien du terme15,
c'est-à-dire la promotion
au rang
de valeur culturelle socialement
admise,
de
l'essentielle corporéité
du jazz,
voire la
notion, plus controversée, de
ses
"racines"
africaines16.
Il
nous a toujours semblé, en tout cas,
qu'entre
l'apparition du jazz
new-orleans et
l'avènement relativement récent du cool17
jazz,
le bien nommé hot
jazz
était
plus ou moins enveloppé d'une drôlerie que,
pour notre part, nous assimilons à de l'humour
potache18.
Par
exemple
à travers les
surnoms que se donnaient les musiciens eux-mêmes, relativement à
leur apparence immédiate (Fats
Waller,
Slim
Gaillard),
au
rang que leur
conférait
leur notoriété (Count
Basie,
Duke
Ellington),
voire
sous la forme d'allusions
sexuelles forcenées (Jelly
Roll19
Morton,
Hot
Lips Page),
etc.
Ou
bien
à travers le nom des groupes : the
Red Hot Peppers, the
Squirrel Nut Zippers, the Plot to Blow up the Eiffel Tower, the Die
like a Dog Quartet, Hipster Daddy-O and the Handgrenades, etc. Bien
entendu
aussi
dans le texte scandé lui-même, à commencer par le titre des
morceaux : "When
Erastus plays his Old Kazoo20"
(Johnny Dodds), "You're
not the only Oyster in the Stew" (Fats Waller),
"Moulin à Café" (Sidney Bechet), "Chicken
Rhythm"
(Slim Gaillard"),
"Strange Fruit21"
(Billie Holliday), etc.
Enfin et surtout dans la performance22
scénique
elle-même au cours de laquelle, sans nécessairement atteindre la
virtuosité comique d'un Slim
Gaillard interprétant "Cement Mixer"23
ou
d'un
Cab
Calloway chantant et dirigeant "Minnie
the Moocher",
il est bien rare que les membres d'un jazz
band de
style swing
ou
new-orleans
s'exonèrent de quelques
pitreries
au cours de leur session.
Beaucoup
plus subtilement, mais avec la même efficacité sur le public,
certaines performances
de
l'ère bop
affectent
des formes plus
musicales de drôlerie : par exemple ces fantaisies rythmiques et
chromatiques que se
permet Michel
Petrucciani dans son interprétation de "Caravan",
ou bien cette ironie tonale de Thelonious
Monk dans l'introduction de "Lulu's back in Town"
et qui donne l'impression qu'il joue sur un piano désaccordé. Il
est tout aussi
significatif
que les grands romans qui ont le jazz,
sinon comme thème principal, du moins comme toile de fond
permanente, tels
que sur
la Route
ou
l'Écume
des Jours,
soient écrits avec une débauche d'évocations loufoques24.
Les
ressorts du comique sont
donc
très
différents, allant de la clownerie d'un Cab Calloway à l'humour
désespéré de Billie Holiday,
des
gonflements
de joue et roulements
d'yeux de Louis Armstrong
à la satire surréaliste
chez Boris Vian et au psychédélisme parfois obscène de
Jack Kerouac.
La
fonction du
comique
reste,
cependant,
à l'instar de Nietzsche, "de
transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans
l'existence en représentation à l'aide desquelles la vie est rendue
possible"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii).
En l'occurrence, c'est une vie
sociale peu
valorisante, faite d'ennui et d'angoisse, qui est rendue possible
tout à la fois pour les musiciens et des auditeurs, tant il est vrai
que ceux-là
"peuvent
compter sur la sympathie [de
ceux-ci],
étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes
aspirations à sublimer des désirs inconscients"(Freud,
ma
Vie et la Psychanalyse).
Certes,
Nietzsche et
Freud parlent
ici de l'art
en
général et non pas du seul art
comique,
encore moins de la seule musique
:
"l'art
s'avance alors comme un dieu sauveur et guérisseur : [...] le
sublime en tant que maîtrise artistique de l'horrible et le comique
en tant que soulagement du dégoût de l'absurde"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii), voulant dire par là que,
contrairement à ce que pensait Aristote25,
la mise en scène tragique
a
exactement
le même effet
cathartique
que la mise en scène comique.
Toujours
est-il
que, pour Nietzsche, la musique
a une place à part : "peut-être
mon Zarathoustra26
ne
relève-t-il que de la musique
; ce qui est certain, c'est qu'il suppose une régénération de
l'ouïe"(Nietzsche,
Ecce
Homo).
Au point qu'il
parle lui-même de
son propre style comme d'"une
danse, un jeu avec les symétries de toute sorte et une gambade
moqueuse par-dessus ces symétries"(Nietzsche,
Lettre
à Rhode,
22 fév. 1884). Justement,
il
se trouve que le jazz,
tout en étant
dans une mesure considérable, redevable au blues,
c'est-à-dire à cette forme de chant populaire mélancolique
interprété
par des Noirs dans le delta du Mississippi dans les années 1890 et
qui a ensuite rapidement investi les villes situées en amont sur le
cours du fleuve27,
il est néanmoins, dès l'origine, contaminé par l'expression des
corps
au
travail. Or, comme le souligne Christian Béthune, "le
travail, surtout lorsqu'il s'agit d'une tâche collective,
s'accomplit la plupart du temps à la manière d'une chorégraphie.
Cette habitude de danser son travail n'a rien de fugace ni
d'anecdotique, c'est une constante immanente aux gestes du
travailleur"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
vi),
tout particulièrement, on s'en doute, lorsque ce travail est
servile,
donc essentiellement répétitif.
Ce
qui explique que
bien que les
work
songs28
profanes
tout
autant que
les negro
spirituals29
sacrés
dont
le blues30
s'est
nourri n'inclinent
certainement pas à une
gaîté
débridée,
ils ont fortement structuré non seulement les thèmes31
mais aussi et surtout ce
que l'on va appeler le "style jazz"
qui consacre
la prégnance du swing,
c'est-à-dire du balancement
rythmique
du corps
dans
une
"musique
entièrement contaminée par le mouvement [où] le swing
serait
part impondérable mais omniprésente du corps introduite dans la
musique tant par les musiciens que par les auditeurs"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
vi).
Comme le dit le titre de l'un des morceaux les plus connus de Duke
Ellington, it
don't mean a thing if it ain't got that swing,
"cela (le jazz)
n'a
pas de sens si cela ne swingue pas". Car
le swing
ne
se réduit pas à
un mouvement rythmé du corps
et
un claquement de doigts32
mais,
plus fondamentalement, il
est l'expression
du métabolisme vivant dont la pulsation la plus vitale est celle du
cœur : le beat,
c'est-à-dire le "battement",
se confond avec ce swing
auquel
le
piano, la
contrebasse et la batterie (ce
que les jazzmen
appellent
"la ryhtmique) donnent
une dimension sonore
en illustrant tous les emballements, les ralentissements, les
colères et les apaisements,
bref,
pour parler comme Proust, toutes les intermittences du cœur.
C'est
pourquoi
cette
dimension
corporelle
consubstantielle
au
jazz
sous
la forme paradigmatique du swing
n'est
pas l'expression musicale d'un
fonctionnement
mécanique
auquel
le réduisent volontiers ses détracteurs33
mais,
tout au contraire,
celle d'une sensibilité
inhérente
à la condition humaine.
Citant
Lawrence Levine34,
Christian
Béthune nous dit que
dès
leur origine, "les
chants nègres ne cherchent pas à tisser ensemble des éléments
narratifs pour créer une histoire, mais accumulent au contraire les
images afin de produire un feeling"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
I, i).
Or il
ne fait guère
de doute qu'une
certaine philosophie voie dans
la production finale d'un feeling
le
péché
originel du jazz,
son essentielle perversion. Par
exemple,
"dans
le cas du blues,
l'acheminement vers la conclusion tient non pas aux articulations
logiques d'un logos
toujours prompt à abstraire qu'aux rythmes, aux accents, aux timbres
et aux effets dont se pare la phonê
pour
signifier toute l'épaisseur du vécu"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
I, i).
Qui
pourrait en douter à l'audition de "Mississipi
Goddam" interprété par Nina Simone et ses musiciens35
? Béthune
fait ici allusion à Aristote qui définit l'humanité
à
partir de la capacité d'accéder au logos
:
"seul,
entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole
articulée
[logos]
; le cri [phonê]
est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il
a été donné à tous les animaux"(Aristote,
Politique,
I, 1253a).
Il
se trouve, par
ailleurs, que la
culture occidentale est, depuis toujours, hantée par le mythe
pythagoricien36
de la musique comprise comme manifestation sensible de l'harmonia
tou kosmou,
"harmonie céleste", comme une expression empirique de
cette harmonie
pré-établie chère
à Leibniz : "les
plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels
confusément connus. La musique même nous charme quoique sa beauté
ne consiste qu'en les convenances des nombres et dans le compte dont
nous ne nous apercevons pas et que l'âme ne cesse pas de faire, des
battements et des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent
par certains intervalles. Les plaisirs que la vue trouve dans les
proportions est de même nature ; et ceux que causent les autres sens
reviendront à quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions
pas l’expliquer si distinctement"(Leibniz,
Principes
de la Nature et de la Grâce,
xvii).
Pour Leibniz, il est clair que le plaisir sensible
que
nous retirons
de
l'audition de la musique n'est qu'une perception
confuse
de la véritable nature de cet art,
à
savoir un
"plaisir
intellectuel confusément connu".
Car c'est en réalité l'articulation logique
(relative
au logos,
en l'occurrence,
ici, mathématique)
des vibrations sonores,
"les
convenances des nombres et [...]
des battements et des vibrations des corps sonnants qui se
rencontrent par certains intervalles"
et non pas les propriétés phoniques
(relative
à la phonê
qui,
nous rappelle Aristote,
n'est
qu'une
fonction
animale)
que nous apprécions dans la musique. Dans
l'esprit de l'honnête homme,
de l'antiquité grecque,
de l'âge classique,
et
même, nous semble-t-il, du monde contemporain37,
la
musique est
donc,
d'emblée, musique
savante,
c'est-à-dire
implicitement
calculante,
ou bien elle n'est pas. Témoin
récent
de cette soi-disant communauté de nature de la musique avec le
logos,
la
fausse alternative que propose cet extrait38
en ce qui concerne l'essence
de
la musique : "qu’est-ce
donc que la musique ? Nous voilà plongés dans la caverne de
Platon mais cette fois sans lumière, ni ombres, ni images, ni idées.
Imaginons-nous en prisonniers aveugles. Du monde extérieur, nous
percevons les bruits, des sons inintelligibles. Notre question n’est
alors pas « qu’est-ce que c’est ? » mais « que se
passe-t-il ? », puis « d’où ça vient ? » [...]
Il
y a deux façons de sortir de la caverne : l’une platonicienne et
cognitive qui consiste à se retourner vers les causes, donc les
choses en soi et leur mouvement ; l’autre, esthétique, qui
consiste d’abord à contempler les sons, à les distinguer, et
bientôt à les produire soi-même, en frappant dans ses mains, en
battant des pieds, en jouant de la voix, du souffle
…
Voilà la musique ! La musique, c’est faire"(Catherine
Portevin, Philosophie
Magazine,
n°87, février 2015, c'est l'auteur qui souligne). Se
souvenant que le Platon de la
République39
a violemment critiqué l'institution artistique dans son ensemble en
raison de son incapacité toute
rhétorique ou sophistique à
nous faire connaître
le
réel40,
on
nous dit
que,
l'option
platonicienne ("cognitive",
répondant à la question,
socratique par excellence,
"qu'est-ce que c'est
?"
et
qui
vise
donc
les "choses")
étant exclue
pour accéder à l'essence
de
la musique,
il nous reste,
heureusement,
l'option
apparemment anti-platonicienne ("esthétique",
c'est-à-dire,
phénoménologique, commandée
par la question "que se passe-t-il ?"
et
dirigée
vers les "événements").
Pourquoi pas41
? Sauf que la soi-disant dichotomie s'effondre aussitôt qui
consiste, nous dit-on, "d’abord
à contempler les sons, à les distinguer, et bientôt à les
produire soi-même, en frappant dans ses mains, en battant des pieds,
en jouant de la voix, du souffle".
Certes, "la
musique, c’est faire",
mais c'est "faire" dans une conception toute cognitiviste42
du
faire
: "contempler
les sons",
c'est-à-dire les distinguer avec l'"œil" (ou l'"oreille")
de l'esprit, puis juger tout intellectuellement de la valeur de cette
information, enfin, le cas échéant, se comporter conformément
au-dit jugement. Au
fond,
Platon ne dit pas le contraire : qu'une activité relève de la
praxis
(par
exemple, "faire" de la musique, voire danser) ne la fait
pas,
ipso
facto,
échapper à son
infériorité
de droit
par
rapport à
la theoria43.
C'est même, précisément, dans cette hétéronomie de l'agir
à
l'égard du penser
que
l'on reconnaît le cognitivisme
en
général.
Bref, pour l'auteur de cet article, comme pour Leibniz,
Platon
ou Pythagore,
à
quelque niveau qu'on la pratique, la musique dérive encore et
toujours du logos,
non de la phonê
ou, si l'on préfère, du concept,
non du feeling.
D'où, par contraposition, si l'on part du feeling
déterminé
par la phonê,
comme c'est manifestement
le
cas dans
le
jazz44,
comment s'étonner alors que "la
musique
nègre importée
des États-Unis fut en effet ressentie, aux oreilles de nombre de ses
nouveaux auditeurs européens, comme une invasion tumultueuse de la
musique par le bruit"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
I, v)
?
Exemple
frappant,
dans Belle
du Seigneur,
la très aristocratique Ariane d'Auble,
qui ne jure que par Bach et par Mozart, se plaint à son amant du
bruit
de
jazz
qui,
jusque dans sa chambre d'hôtel,
parvient à ses oreilles : "-
On danse en bas, dit-elle. - Oui, on danse. - Comme cette musique est
vulgaire ! - En effet."(Albert
Cohen, Belle
du Seigneur,
Lxxxvii).
Sur un
point au moins,
Ariane n'a pas tort
:
jazz
et
danse
sont
indissociables.
Le
musicien, en
effet,
"commen[ce]
à se balancer sur le tabouret de piano, d'arrière en avant,
lentement d'abord, puis le rythme s'accélér[e]
et il se m[e]t
à se balancer rapidement, le pied gauche bondissant avec la
batterie, à balancer son cou avec mille contorsions, couchant son
visage jusque sur les touches45"(Kerouac,
sur
la Route,
i,
4).
Quant aux auditeurs, "moi,
assis là à écouter ce son qui est devenu le son de la nuit pour
nous tous,
[nous
sommes]
tous
dans la même cour immense, dans un trip tellement frénétique,
tellement viscéral"(Kerouac,
sur
la Route,
i,
3).
L'imputation
de "vulgarité" est, évidemment, plus gênante.
Car
comment nier que le mouvement et, par conséquent, la corporéité,
sont indissolublement liés à la condition
humaine
?
Certes, nous dit Spinoza, "la
vie humaine se définit, non point par la circulation du sang et les
différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la
raison"(Spinoza,
Traité
Politique,
v). Mais enfin, que
vaut
cette mythologie métaphysique qui consiste à dissocier les
fonctions corporelles
liées
à la nécessité animale
de survivre des fonctions spirituelles
supposées
seules
capables de nous garantir
notre aspiration à vivre mieux (pour parler comme Aristote) ou notre
perfectibilité (pour employer le vocabulaire de Rousseau)
constitutives de notre humanité
?
Il ne nous appartient pas
de
développer ici46
les
raisons de ce
que nous considérons comme une
funeste
anomalie
mais nous ne pouvons nous empêcher de constater que,
comme par hasard, "à
toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées
dominantes : les pensées dominantes ne sont rien d’autre que
l’expression en idées des conditions matérielles
dominantes"(Marx,
Idéologie
Allemande)
: en l'occurrence, la musique des maîtres (la musique dite
"classique", "savante", "raffinée",
"sérieuse",
"grande",
"belle", etc.)
est la musique dominante, voire
la
musique
tout court,
tandis
que celle
des esclaves (notamment le jazz)
est,
au mieux dévaluée
("vulgaire"),
au pire, même,
niée
en tant que "musique" (ce n'est que du "bruit").
Nous pensons, avec Spinoza,
que "toute
chose [humaine ou non] s’oppose à tout ce qui peut supprimer son
existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être
propre, de persévérer dans son être [in
suo esse perseverare conatur].
L’effort [conatus]
par
lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien
de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 6),
et avec
Wittgenstein
qu'""Une
machine [ou un animal] est incapable de penser”,
est-ce là une proposition basée sur l’expérience
?
Non, mais c’est seulement de l’être humain et de ce qui lui
ressemble que l’on peut dire qu’il parle, qu’il a des
sensations, qu’il voit, qu’il a des états de conscience,
etc."(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§360).
Que,
par conséquent, il
n'y a, entre le corps
et
l'esprit,
qu'une différence de point de vue47,
autrement dit une dissociation qui appartient non aux choses mais à
notre mode
de présentation
des choses, et que, s'agissant de
l'être humain, nous
parlons de corps
lorsque
nous soulignons un mouvement significatif
qui semble ne pouvoir se justifier que par ce que Freud appellerait
la
"pulsion de vie",
celle,
donc, qui appartient au vivant en général, et
d'esprit
lorsque
nous ne
percevons rien
de tel
et
que, pour cette
raison,
nous
en
déduisons abusivement le caractère
exceptionnellement
"humain" de
ce
comportement.
En effet, dans la musique
savante,
le musicien, tout autant que l'auditeur, sont censés être
sinon
impassibles,
du moins immobiles.
Au point que
s'ils
ne le sont pas (et, de fait, ils ne le sont jamais complètement48),
si un rictus se peint sur le visage du violoniste, si
les doigts du pianistes bondissent sur le clavier, on
s'empresse
de considérer
cela comme un accident
ou
une exception,
mais
non
comme l'essence
ou la règle
de
leur comportement.
Quant
à la
rigidité
obséquieuse
du chef d'orchestre dont seule se meuvent
la baguette
et la colonne vertébrale,
elle est à elle seule le symbole de la contention
imposée au corps
au
nom d'une soi-disant spiritualité
musicale.
À l'opposé, dans un club de jazz
tel
que le
"Jackson’s
Hole49
[...]
Lampshade fonce plein pot avec ses plateaux
de
bières
;
il fait tout en rythme. Il braille à la serveuse, en mesure
:
«Hé chériechérie chaud devant, c’est Lampshade qui file comme
le vent.
»
Il passe devant elle, météore,
en levant haut ses bières, il se rue dans la cuisine par les portes
battantes, il danse avec les cuistots, il revient en nage. Connie
Jordan50
est assis immobile à une table, un verre devant lui, qu’il n’a
pas touché
;
il a les yeux dans le vague, les bras ballants qui touchent presque
par terre, les pieds en dehors comme des langues
pendantes,
tout le corps ratatiné par une lassitude absolue et une tristesse
hypnotique, à quoi il pense, mystère. Un gars qui se met
out
tous
les soirs et laisse aux autres le soin de lui donner le coup de
grâce, tout s’enroule en volutes autour de lui, comme des nuages.
Et puis l’alto, le petit-fils à sa grand-mère, le petit Carlo
Marx,
il sautille, il fait la danse du singe avec son sax magique, il
souffle deux cents chorus de blues,
plus frénétiques les uns que les autres, sans manifester le moindre
signe de fatigue, ni qu’il envisage un instant de finir sa journée.
Toute la salle
frémit"(Kerouac,
sur
la Route,
iii, 4).
Dans
un cas, le corps
de l'auditeur, réduit
au rôle de spectateur,
n'est autorisé à se manifester que sous la forme
d'applaudissements, et encore, pas
n'importe quand.
Dans l'autre, la participation active du corps
de
l'auditeur est sollicitée tout au long de la performance.
Et, tandis
que le moindre raclement de gorge de la part d'un
spectateur, le moindre traînement de pied perturbe l'audition d'un
concert
de musique savante
et exaspère spectateurs et musiciens,
les
réactions,
même
excessives, même
désordonnées,
du public donnent
souvent,
en
revanche,
l'impression de faire partie de
la performance
jazzistique51.
Sans
nier que l'appréciation de l'architecture, de la sculpture, de la
peinture,
de la littérature ou
du cinéma commande
vraisemblablement
une
attitude
de relative
immobilité corporelle,
ce qui donne prise au mythe d'une
activité
concomitante
de
l'esprit,
nous
ne voyons aucune raison d'immobiliser
notre
corps
lorsqu'il s'agit de goûter la musique. Certes, il est des genres
musicaux et, surtout,
des circonstances d'écoute qui exigent, de la part de l'auditeur,
une activité
corporelle
plus discrète,
voire plus recueillie que d'autres52,
mais nous ne voyons aucune raison de traiter par l'anathème tout
genre musical qui, à l'instar du jazz,
promeut l'expression du corps.
Ou plutôt si. Nous en
voyons une : c'est
que le spectacle
commande
l'immobilité. Et le
spectacle,
comme
l'a remarqué Guy Debord,
a
une éminente
fonction
politique de
préservation de l'ordre social établi
:
"toute
la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions
modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de
spectacles
[...]
; le
spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social
entre des personnes
[...]
; il
ne peut y avoir de révolte hors de l’activité, et dans le
spectacle, toute activité est niée
[...]
; dans
le système du spectacle, s’accroissent les conditions d’isolement
des foules solitaires"(Debord,
la
Société du Spectacle,
§§ 1, 4, 27, 28). Et c'est bien pourquoi le jazz
comme
forme musicale d'expression du corps
du
musicien comme de celui de l'auditeur nous semble faire droit à la
condition
humaine
qui
est, avant tout, celle d'un corps
naturellement en mouvement. Loin
donc
que
le mouvement du corps
soit
incompatible avec la spiritualité,
"celui
dont le Corps est propre à un grand nombre de fonctions a un Esprit
dont la plus grande partie est éternelle"(Spinoza,
Éthique,
V, 39). Or,
nous dit Spinoza, "j’entend[s]
par Joie une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection
plus grande,
par tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit
passe à une moindre perfection"(Spinoza,
Éthique,
III, 11).
Le perfectionnement du corps
ou, si l'on préfère,
le perfectionnement de l'esprit,
c'est
ce
qu'on appelle
la
joie.
Concomitamment,
l'aliénation du corps,
qui
est
en même temps celle de l'esprit,
n'est
autre que
la
tristesse.
Voilà
bien la tare originelle du jazz
:
en désaliénant le corps,
il tend
à apporter
de la joie53.
Allons
plus loin : tout
en étant un vecteur de désaliénation
du corps,
le
jazz
magnifie
implicitement la jeunesse et
la souplesse du
corps.
La
joie
éprouvée
lors du balancement rythmique du corps n'est
pas seulement le résultat du mouvement en soi, mais aussi
de
la prise de conscience d'un mouvement souple et facile, c'est-à-dire,
comme le souligne Spinoza, d'une certaine perfection
du
corps54.
Voilà
sans doute résolu le dilemme
qui a tant torturé
Walter Benjamin et
que nous avons évoqué en
introduction de cet article : ce qui remplit le philosophe
néo-kantien de perplexité et, manifestement aussi, de honte, c'est
que, en-dehors de toute contention spirituelle,
son propre corps
pût
éprouver le vertige d'un mouvement (ou plus modestement,
d'une simple ébauche de mouvement : marquer le rythme avec le pied
!) souple et facile caractéristique de la jeunesse,
cette jeunesse qui préfère toujours la vulgaire superficialité de
la vie à la noble profondeur de la philosophie55.
Mais,
ce
n'est pas tout : à
travers le
caractère associatif de la joie
(contrairement
à la tristesse
qui isole),
il
s'avère être un
puissant instrument de cohésion
du corps
social
tout
entier qui lutte contre
l'"isolement
des foules solitaires".
Ce qui suffit à expliquer la méfiance, sinon la haine, que lui
vouent tous ceux qui considèrent,
non sans quelque raison,
le jazz
comme
fondamentalement subversif56.
Il
serait absurde, bien entendu, de prétendre
que le
jazz
a
le monopole de la
réhabilitation
musicale
de
la dignité du corps
humain
et,
indirectement,
du corps
social.
D'abord
parce qu'il n'est du tout certain que la musique savante,
ou, pourrait-on dire plus simplement, que la
musique
en général fût,
par essence,
hostile à la mobilité du corps57.
Ainsi,
Herman Hesse fait-il dire au personnage principal de son ultime
roman, grand érudit dont les connaissances
musicales sont encyclopédiques
et les compétences instrumentales hors
du commun,
que "la
musique ne consiste pas seulement en ces vibrations et en ces
combinaisons de lignes purement spirituelles que nous en avons
abstraites. Elle a consisté, au premier chef, au cours de tous les
siècles, en une joie sensuelle, celle d'exhaler son souffle, de
battre la mesure, de sentir les colorations, les frictions et
l'excitation qui résultent du mélange des voix et de la conjugaison
des instruments [...]. On fait de la musique avec ses mains et ses
doigts, avec sa bouche et ses poumons"(Hesse,
le
Jeu des Perles de Verre,
ii). Ensuite parce que tout ce que nous avons dit jusque là à
propos du jazz,
nous aurions probablement
pu
le
dire aussi
du tango,
de la samba,
du raï,
du rock,
du
reggae,
etc.,
et,
d'une manière générale, de
tous
les genres
musicaux dont la
redécouverte récente s'est,
dans un premier temps, confondue
avec des
aspirations à la reconnaissance de formes de sous-cultures
liées à l'existence de communautés humaines manifestement
exploitées,
tout comme le jazz
l'a
été pour les descendants des esclaves noir-américains.
Nous
disons "dans un premier temps" parce qu'il ne fait guère
de doute que le capitalisme industriel,
faisant flèche de tout bois, n'a
eu de cesse de transformer
en spectacle
susceptible
de générer
du profit
privé
toute
forme de contre-culture en intégrant "tout
ce qu'[elle]
a de rebelle [...] à un schéma rigoureux [de sorte] que le geste de
rébellion allait et va encore de pair avec une tendance à obéir
aveuglément"(Adorno,
Mode
Intemporelle).
Nous voyons là la
source
possible d'un malentendu (c'est le cas de le dire !)
philosophique au
sujet de ces
genres musicaux réputés infra-culturels,
à moins que cela soit une manifestation typique de cette
mauvaise
foi
dont les métaphysiciens sont coutumiers
chaque fois qu'il s'agit de nier une
évidence
au
seul motif qu'elle est défendue
par le plus grand nombre,
autrement dit constitutive de cette doxa,
cette "opinion" philosophiquement honnie depuis Platon,
ou encore de cette détestable manie d'une certaine métaphysique
essentialiste qui réduit systématiquement la valeur d'une chose à
son origine58.
Ainsi,
Theodor
Adorno
écrit-il que "pendant
que les chefs des deux dictatures en Europe59
s'emportaient
contre la décadence du jazz,
la jeunesse des autres pays était depuis longtemps électrisée par
les danses marchées et syncopées, dont l'orchestre n'est pas
fortuitement issu de la musique militaire
[...]. La
mode intemporelle60
devient la parabole d'une société mise en hibernation"(Adorno,
Mode
Intemporelle).
Disons
tout d'abord que l'on ne peut guère invoquer, pour expliquer le
caractère abrupt
d'un tel
jugement, le flottement lexical dont s'est accompagnée, notamment en
Europe, dans les années 1920, l'introduction d'une multitude de
sonorités musicales
nouvelles
sous l'effet de la diffusion du phonographe : le terme "jazz"
y
désignait alors à peu près n'importe quel genre musical qui fût à
la fois un peu rythmé et à
vocation populaire.
Car,
d'une
part, l'ouvrage d'Adorno date de 1953, et d'autre part, le
philosophe de Francfort parle bien du jazz
stricto sensu
puisqu'il
dit que
"les
écarts y
sont
tout aussi standardisés que les standards et s’annulent dans le
moment même de leur apparition
[...]. La citation n'est pas moins caractéristique du langage
musical régressif"(Adorno,
Mode
Intemporelle).
En faisant allusion à l'improvisation
et
à
la
citation,
Adorno vise
explicitement,
en les dévalorisant61,
deux
éléments indissociables
et caractéristiques
de cette forme typiquement jazzistique de
l'expression musicale.
Liste
des illustrations musicales de la première
partie
de l'article (dans l'ordre de citation)
:
2Sans
entrer dans le détail d'une analyse historique ou sociologique de
ce mouvement artistique et social caractéristique du milieu du XX°
siècle et qui trouve son origine dans la révolte d'une partie de
la jeunesse de la côte ouest américaine, il convient de rappeler
juste deux ou trois choses importantes. Premièrement, le terme Beat
Generation fut employé pour la première fois en 1948 par Jack
Kerouac pour décrire son cercle d'amis au romancier John Clellon
Holmes (qui publiera plus tard le premier roman sur la Beat
Generation, intitulé Go). Deuxièmement, le terme de
beat est polysémique : il
désigne tout à la fois, la fatigue, l'épuisement, le
dégoût, l'écœurement,
dans l'argot
américain ("l'écrivain
qui a eu sur [Kerouac] une influence déterminante, celui qu'il
place au-dessus de tous, est Céline"
écrit Michel Mohrt dans la préface à l'édition Gallimard 2003 de
sur la Route),
mais tout autant,
en tout cas pour
l'écrivain francophone qu'est Kerouac, la béatitude
au sens religieux du terme ("Je suis Beat,
c’est-à-dire que je crois en la béatitude
et que Dieu a tellement aimé le monde qu’il lui a sacrifié son
fils unique" dira-t-il,
en français, dans une
interview donnée au magazine Playboy
en juin 1959
; cf. aussi cette interview
donnée en français par l'auteur à la télévision canadienne),
c'est
aussi, le battement
vital du cœur
("It's
a be-at,
le beat
à garder, le beat
du cœur.
C'est
un être-à, le tempo
à garder, le battement du cœur"
déclare Kerouac à Playboy),
et donc,
bien entendu, c'est enfin
le battement
caractéristique
du jazz, le temps fort de la mesure, un autre mot pour désigner le
swing.
3Autre
nom du modern jazz ou du
cool jazz qui, à
partir des années
1940-1945,
prend le relais du middle jazz ou
swing era ou
encore hot jazz en
enrichissant considérablement le langage harmonique
tout en simplifiant l'expression orchestrale.
Ses fondateurs sont, grosso modo,
Dizzy Gillespie, Bud Powell, Kenny Clarke, Thelonious Monk ou
Charlie Parker.
4Héritier
du blues et du ragtime,
c'est le style de jazz qui précède le swing.
C'est
principalement un
jazz de
rue qui utilise
beaucoup les cuivres,
notamment la trompette.
Après une éclipse entre les années 1920 et 1940, il réapparaît
notamment sous l'impulsion des
trompettistes Louis
Armstrong ou Sidney Bechet.
5Évidemment,
il y a eu et il y a encore de très grands jazzmen qui ne sont pas
noirs (Bill Evans, Dave Brubeck, Paul Desmond, Chet Baker, etc.)
mais ils restent statistiquement minoritaires. Comme
le chante ironiquement Claude Nougaro : "Armstrong je
ne suis pas noir // Je suis blanc de peau // Quand on veut chanter
l'espoir // Quel manque de pot"(cf.
la chanson "Armstrong"
par Claude Nougaro). Ou
Nino Ferrer : "Monsieur King, Monsieur Charles,
Monsieur Brown // Moi je fais de mon mieux pour chanter comme vous
// Mais je ne peux pas grand-chose, je ne peux rien du tout // Je
crois que c'est le couleur, la couleur de ma peau qui n'va pas"
(cf. la chanson "je
voudrais être Noir" de Nino Ferrer).
6Nous
parlerons de négrité plutôt
que de négritude pour
éviter la confusion avec la mouvance politico-littéraire née avec
Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor malgré les inévitables
interférences entre ces deux notions.
7Qui
est
loin d'avoir disparu des mentalités (cf. le fameux "discours
de Dakar" de Sarkozy
ainsi que la
réaction musicale du chanteur ivoirien de
reggae
Alpha
Blondy).
8Paolo
Conte,
dans sa chanson "Sotto le Stelle del Jazz", écrit :
"Sotto le stelle del jazz //
Un uomo-scimmia cammina // O forse balla, chissa [Sous les étoiles du jazz // Un homme singe marche // Ou danse peut-être, qui sait]". Ce qui évoque irrésistiblement la caricature mythique de Jim Crow, le "nègre typique" grimé en singe savant. Dans le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov décrit carrément, de façon satirique, un jazz band dont les musiciens sont des singes : "un énorme gorille aux favoris ébouriffés, une trompette à la main, dirigeait en sautant lourdement d'un pied sur l'autre. Sur un rang, étaient assis des orang-outans qui soufflaient dans des trompettes étincelantes. De joyeux chimpanzés, placés à califourchon sur leurs épaules, jouaient de l'accordéon. Deux hamadryas à crinière léonine, tapaient sur des pianos à queue dont les notes étaient complètement étouffées par les saxophones, violons et tambours qui cognaient, piaulaient et mugissaient de gibbons, de mandrills et de guenons"(op. cit., xxiii).
Un uomo-scimmia cammina // O forse balla, chissa [Sous les étoiles du jazz // Un homme singe marche // Ou danse peut-être, qui sait]". Ce qui évoque irrésistiblement la caricature mythique de Jim Crow, le "nègre typique" grimé en singe savant. Dans le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov décrit carrément, de façon satirique, un jazz band dont les musiciens sont des singes : "un énorme gorille aux favoris ébouriffés, une trompette à la main, dirigeait en sautant lourdement d'un pied sur l'autre. Sur un rang, étaient assis des orang-outans qui soufflaient dans des trompettes étincelantes. De joyeux chimpanzés, placés à califourchon sur leurs épaules, jouaient de l'accordéon. Deux hamadryas à crinière léonine, tapaient sur des pianos à queue dont les notes étaient complètement étouffées par les saxophones, violons et tambours qui cognaient, piaulaient et mugissaient de gibbons, de mandrills et de guenons"(op. cit., xxiii).
9"Comme
toutes les manifestations de l’habitus,
l’histoire devenue nature, [...] le rapport au langage sont, pour
la perception ordinaire, des révélations de la personne dans sa
vérité naturelle : le racisme de classe trouve dans les propriétés
incorporées la justification par excellence de la propension à
naturaliser les différences sociales"(Bourdieu,
Langage et
Pouvoir Symbolique,
i, 2).
11Cf.
Rire,
Rigolade, Ricanement notamment les notes 7 et 19.
12Une
preuve réside évidemment dans la promulgation des Jim Crow Laws
après l'abolition officielle
de l'esclavage dans les États du Sud. Ces dispositions juridique à
caractère réglementaire (donc infra-légal
puisque, aux yeux de la loi,
blancs et noirs devenaient,
désormais, formellement
égaux) avaient pour but et ont
eu pour effet d'établir une stricte ségrégation raciale dans les
lieux publics ou même,
simplement, ouverts au public.
13Essentiellement
depuis la Libération, c'est-à-dire depuis que le jazz de
Glenn Miller est associé à l'intervention militaire libératrice
des GI's et que celui de Sidney Bechet est devenu indissociable
du surréalisme et de
l'existentialisme
dans les caves de Saint-Germain.
14Voire
semi-officielle par le
Président Clinton qui, en 1998, a demandé au "Thelonious Monk
Institute of Jazz" de représenter la culture des États-Unis
au Sommet des Amériques, sont
très tardives
et non
exemptes
d'ambiguïtés. À noter,
toutefois, que l'UNESCO n'a pas encore officiellement
classé le jazz au
patrimoine immatériel de l'humanité.
15"Les
forces psychiques des pulsions agressives et sexuelles refoulées
sont détournées vers d’autres buts : dans la sublimation, entre
en considération notre évaluation sociale"(Freud,
Culture et
Morale Sexuelle).
16Nous
pensons par exemple au style dit jungle revendiqué
par Duke Ellington ou aux nombreuses évocations
de l'Afrique, notamment chez
John Coltrane et Charlie
Mingus.
En revanche, pour Herbie Hancock, "le jazz n’est
pas né en Afrique, mais en Amérique. Il a certainement des sources
africaines, mais elles viennent aussi d’ailleurs, d’Irlande, par
exemple, mais aussi d’autres pays. J’estime que le jazz
puise ses racines dans l’humanité"(Interview
donnée au Service de Presse de l'UNESCO
le 27/04/2012).
17"Cool
qualifiait
à l’origine une réaction déterminée vis-à-vis du monde. Être
cool,
c’était au sens le plus accessible être calme, impassible même,
devant l’horreur que le monde
pouvait
vous réserver à tout instant. Pour les Noirs, cette horreur
pouvait être tout simplement l’état d’esprit sinistrement
prévisible de l’Amérique blanche. D’une certaine manière,
cette façon calme ou stoïque de réprimer sa souffrance est aussi
vieille que l’entrée du noir dans la société de l’esclavage
ou que l’acceptation pragmatique par l’Africain captif du Dieu
de son ravisseur.
Vis-à-vis d’un monde fondamentalement irrationnel, le rapport le
plus justifié est la non-participation"(LeRoi
Jones, le
Peuple du Blues).
19Le
jelly roll est,
littéralement, un long gâteau roulé à la confiture.
D'où l'analogie avec le membre viril.
20Littéralement,
le kazoo est un instrument
de fortune composé d'une sorte de gros cigare métallique creux et
d'une membrane qui fait office de résonateur : en fredonnant dans
le tube, on imite vaguement la trompette. Là encore, l'allusion de
second degré est évidente.
21Euphémisme
tragi-comique pour les Noirs condamnés à mort et pendus haut et
court à des branches d'arbres dans les États du Sud.
22Nous
utiliserons le terme "performance" au sens anglo-saxon,
c'est-à-dire comme substantif tiré du verbe to perform qui
signifie "réaliser", "accomplir", "produire",
"exécuter" quelque chose. John L. Austin, dans un ouvrage
intitulé how to do Things with Words,
distingue, même dans le langage,
d'importants aspects performatifs
(qu'il
oppose aux aspects constatifs
qui
consistent à parler sans rien faire d'autre que simplement dire
ce
qu'il en est de la réalité). Nous y reviendrons.
23"Slim
Gaillard est un grand nègre maigre,
avec de grands yeux tristes, qui dit des trucs comme
:
«C’est super-orooni», ou
:
«Si
on prenait un petit bourbon-orooni.» [...]
Une
fois qu’il s’est bien échauffé, il retire sa chemise, son
maillot de corps, et là, il y va. Il dit et il fait tout ce qui lui
passe par la tête. Il va chanter «Cement
Mixer Put-ti Put-ti»
(qu’il a écrite) et puis d’un seul coup, ralentir le rythme et
couver ses bongos, effleurant tout juste la peau du bout des doigts,
si bien que tout le monde se penche et retient son souffle pour
entendre
; on
croit qu’il va s’amuser à ça une minute ou deux
, mais
il fait durer le plaisir pendant une heure"(Kerouac,
sur
la Route,
xi).
24"Il
avait mis un disque de jazz, pris Marylou dans ses
bras ; il la serrait fort, et il bondissait contre elle en
mesure. Elle, elle rebondissait contre lui. C’était aussi simple
que ça, une vraie parade d’amour"(Kerouac, sur la
Route, ii, 3)
; "– Prendras-tu
un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est
achevé, tu pourrais l’essayer. [...] J’ai obtenu,
à partir de la Black and Tan
Fantasy [composée
par Duke Ellington], un mélange vraiment ahurissant.
[...] À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un
alcool, une liqueur ou un aromate"(Vian,
l'Écume des Jours,
i).
25"Tandis
que la comédie est une imitation d'hommes sans grande vertu, [...]
la tragédie est l'imitation d'une action de caractère noble et
complète [...] et qui, suscitant pitié et crainte, opère la
purification [katharsis],
propre à pareilles émotions"(Aristote,
Poétique,
1450a).
26Le
paradigme nietzschéen de l'Übermensch,
du "surhomme".
27En
gros, le
long d'un axe Louisiane (Nouvelle Orléans) - Illinois (Chicago) -
Iowa (Davenport).
28À
titre d'exemple, parmi d'innombrables versions, les très célèbres
"Work
Song" (ici, chanté par Nina Simone) ou "Sixteen
Tonnes" (interprété par le Golden Gate Quartet).
29Là
encore, les non moins fameux "Nobody
knows the Trouble I've seen" par Louis Armstrong et autres
"Oh Happy
Day" d'Aretha Franklin.
30Le
terme blues vient de l'abréviation de l'expression anglaise
blue devils qui équivaut à peu près à l'expression
française "idées noires".
31Que
ce soit dans sa période
new-orleans, dans
celle du swing ou
dans celle du
bop,
innombrables sont les
titres des morceaux de jazz faisant référence au blues.
32On
raconte qu'Ella Fitzgerald, pressée par un journaliste de définir
le swing, s'est exécutée
en claquant rythmiquement des doigts.
33Suivant,
en cela l'adage cartésien
selon lequel "les
fonctions [vitales] suivent [...] de la seule disposition de ces
organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou
autre automate"(Descartes,
Traité
de l’Homme).
À leur décharge, on peut faire remarquer que le style
boogie-woogie
est,
comme l'onomatopée le suggère, inspiré du bruit que font les
wagons de chemin de fer sur les rails et désigne un jeu pianistique
mécanique et obsessionnel imposé à la main gauche.
34Dans
un ouvrage intitulé Black Culture and Black Consciousness.
35Le
fait que le blues amène
un feeling plutôt
qu'une conclusion
suffit à le démarquer de la "chanson réaliste"
popularisée, par exemple en
France, par Damia, Fréhel ou Edith Piaf et qui, effectivement,
raconte par le menu
le malheur des opprimés (ce
qui n'exclut évidemment pas le feeling).
36Mythe
repris par Platon : "chaque cercle [décrivant la révolution
de l'une des huit sphères du ciel] émettait une sonorité unique,
une tonalité unique, et de l'ensemble de ces huit voix, résonnait
une harmonie unique [...]. Comme les yeux sont attachés à
l'astronomie, de mêmes les oreilles sont attachées au mouvement
harmonique"(Platon,
République X-III,
617e-530d). Cette analogie ne convainc pas du tout Aristote
: "quand
on nous parle d'une harmonie résultant du mouvement de ces corps
pareille à l'harmonie de sons qui s'accorderaient entre
eux,
on fait une comparaison fort brillante, sans doute, mais très
vaine"(Aristote,
Traité
du Ciel,
219a).
37Il
nous semble que la limite de la conception Pythagorico-Leibnizienne
d'une musique parfaitement calculante réside dans la notion de
musique sérielle telle que
définie, dans les années
1920, par Arnold Schönberg,
Alban Berg ou Anton Webern et qu'évoque
Thomas Mann dans son grand
roman sur la musique : "on
devrait pouvoir [...] avec les douze échelons de l'alphabet tempéré
par les demi-tons former [...] des combinaisons et des
interrelations déterminées des douze demi-tons, des formations de
séries, desquelles dériverait strictement la phrase, le morceau
entier, voire toute une œuvre
aux mouvements multiples. Chaque note de l'ensemble de la
composition, mélodiquement et harmoniquement, devrait pouvoir
trouver sa filiation avec cette série type préétablie. Aucun de
ces tons n'aurait le droit de reparaître avant que tous les autres
n'aient fait également leur apparition. Aucun n'aurait le droit de
se présenter, qui ne remplît sa fonction de motif dans la
construction générale. Il n'y aurait plus une note libre. Voilà
ce que j'appellerais une écriture rigoureuse [...]. On pourrait
appeler cela une organisation complète et rationnelle. Une
extraordinaire unité logique serait ainsi obtenue, une sorte
d'infaillibilité et de précision astronomiques"(Mann,
Doktor
Faustus,
xxii). En ce sens, la "modernité"
révolutionnaire
de
la musique sérielle
(ou
dodécaphonique)
est évidemment très problématique.
39Mais
pas celui du Banquet. Cf.
Spinoza,
Bach et l'Art.
41Pour
une critique des présupposés de la phénoménologie
comme méthode d'accès au
réel, cf. Conscience
de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité.
42Cf.
Rire,
Rigolade, Ricanement, notamment les notes 4 et 24.
44À
cet égard, il est tout à fait regrettable que l'ouvrage de Francis
Wolff cité supra, tout en
reconnaissant la valeur culturelle du jazz,
ne fasse pas droit à sa spécificité irréductiblement
corporéiste.
45Kerouac
évoque, en l'occurrence, George
Shearing. Mais, s'agissant du balancement du corps, on peut
songer aussi à Ray
Charles ou à Bill
Evans pour ce qui est de la propension à toucher presque le
clavier avec son front. De même, Christian Gailly commence l'un de
ses romans consacrés au jazz
en écrivant : "tel qu'il est là dans son coin de
chambre, [...] comme ça de dos, on pourrait croire qu'il boude,
pleure, fait l'idiot, se tord de rire, de douleur, pas du tout, il
joue du saxophone alto"(Gailly,
Be-bop).
47"L’Esprit
et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous
l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée,
[même si] certains sont persuadés que le corps obéit au
commandement de l'esprit, [car] en effet personne jusqu'ici n'a
déterminé ce que peut le corps [...] ; ni le corps ne peut
déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer
le corps au mouvement ou au repos
[...] le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un
autre corps qui lui-même est déterminé par un autre corps au
mouvement et au repos
;
et, en un mot, tout ce qui se produit dans un corps a dû provenir
de Dieu, en tant qu’affecté d’un certain mode de l’étendue
[...]
;
la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du
Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire,
sont une seule et même chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 2)
; "il
pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits
avec des matériaux
différents, [...] que le monde mental est aérien, ou plutôt
éthéré. [Mais] l’idée d’objets
éthérés est
un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse
perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne
sont pas utilisés comme des noms d’objets
matériels"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
47).
48Regardons,
par exemple, le
Beaux Arts Trio interprétant le "Trio pour Violon, Violoncelle
et Piano" de Maurice Ravel.
49Un
club de San Francisco.
50Dans
le roman, Lampshade et Connie Jordan sont deux chanteurs de jazz.
51Écoutons
ce qui se passe au cours de cet enregistrement live de
"Mercy,
mercy, mercy" interprété par le Cannonball Adderley Quartet
ou de celui du "In
Walked Bud" de Thelonious Monk et de son ensemble.
52Le
contexte religieux en est un exemple (dans la culture occidentale,
en tout cas, puisque la pratique du negro spiritual
ne connaît pas une telle restriction). Cf.
Spinoza,
Bach et l'Art.
53"Et
ce n'est certes qu'une sauvage et triste superstition qui interdit
de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d'apaiser la
faim et la soif que de chasser la mélancolie ? [...] Au contraire,
plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons
à une perfection plus grande. [Aussi, est-ce] d'un homme sage,
dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une
nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et
aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la
parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles,
etc."(Spinoza,
Éthique,
IV, 45).
54"Le
jeune garçon, pénétré de la beauté solennelle de l'instant et
du sentiment enivrant de sa jeunesse et de sa force, s'étira, agita
rythmiquement les bras et bientôt, tout son corps suivit le
mouvement, pour célébrer en une danse enthousiaste, le lever du
jour et son accord avec les éléments qui l'environnaient de leurs
ondes et de leurs rayons. Ses pas volaient en hommage de joie [...]
; il paraissait offrir sa personne, sa jeunesse, sa liberté, la vie
qui flambait au tréfonds de lui-même"(Hesse,
le Jeu des Perles de
Verre,
xiii).
Mais les propos de Hesse ne concernent pas le jazz,
lequel reste, presque par définition, exclut de la sphère du beau,
ce qui, d'ailleurs ne pose pas de problème particulier aux amateurs
de jazz
: "dans le
jazz, il n'y a pas de beauté. Du swing, certes, de l'émotion, de
la joie et de la danse dans le corps, voire de la rage, tristesse ou
gaîté, mais pas de beauté, je regrette"(Christian
Gailly, un Soir au
Club).
55Combien
plus saine nous paraît être la réaction de Hermann Hesse qui,
exactement à la même époque que Benjamin et sans être, lui non
plus, spécialement emballé par la nouveauté du jazz,
parvient néanmoins à ne pas le mépriser, et même à en parler
avec une certaine justesse : "j'abhorrais le jazz,
mais je le préférais de loin à toute la musique académique de
notre époque. Sa fougue joyeuse et sauvage touchait chez moi aussi
les instincts les plus profonds et il émanait de lui une sensualité
candide, sincère [...]. Elle était d'une grande sincérité, elle
était l'expression séduisante et franche de la négritude, d'un
tempérament joyeux, naïf. On retrouvait en elle le nègre
et l'Américain dont toute la vigueur nous semble, à nous autres
Européens, d'une fraîcheur et d'une ingénuité si
enfantines"(Hesse, le
Loup des Steppes).
Il n'est pas sans importance, par ailleurs, que ce soit au contact
d'un saxophoniste de jazz et de deux jeunes filles gravitant, elles
aussi, dans le milieu jazzistique, que le personnage principal du
roman ("le loup des steppes") trouve, progressivement, un
sens à sa vie.
56Et
pas uniquement, bien entendu, à partir de l'album d'Ornette Coleman
sorti en 1960 et intitulé "Free Jazz" et qui va donner
son nom à une école musicale pour laquelle la freedom
revendiquée est politique et ne se limite donc pas à la subversion
des codes du bop.
57Doit-on
rappeler, par exemple, que la musique baroque, celle de
Lully, de Couperin, de Haendel ou même de Bach est, à son origine,
destinée à être dansée,
et pas seulement par la
noblesse ?
Avant l'hégémonie de la sonate et
de la symphonie
caractéristiques
de l'époque classique,
le forme privilégiée du genre baroque
est la
"suite", sous-entendu,
"suite de danses"
: "courante", "chaconne", "passacaille",
"gavotte", "menuet", "bourrée",
"passepied", "rigaudon", "sarabande",
"gigue", etc. (notons, au passage, l'importance accordée
aux danses "populaires").
58Ce
qui est, typiquement, le cas d'Adorno lorsqu'il prétend réduire
la valeur du jazz
au
contexte d'esclavage qui a été, objectivement, celui de son
avènement. Et de s'évertuer
à "défendre
les noirs contre l'humiliation qu'ils
subissent lorsqu'on abuse de leur expressivité pour faire d'eux des
clowns [...]. Le
rêve [des fans du jazz] est détourné vers un faux primitivisme et
manipulé de façon autoritaire. Au cours des derniers siècles, la
musique s'est émancipée des aspects serviles qui l'enchaînaient.
S'agit-il de la ramener à sa phase hétéronome ? Faut-il accepter
sa servilité comme une garantie de sa valeur collective ? N'est-ce
pas offenser les noirs que de mobiliser en eux leur passé
d'esclaves, afin de les rendre aptes au servage ?"(Adorno,
Prismes).
Si
la "servilité" originelle d'une activité n'est
certainement pas une garantie de sa valeur, elle
n'est pas non plus une preuve de sa nocivité. Quant à "mobiliser
le passer d'esclaves" des Noirs, on ne voit pas en quoi cela
les rendrait à nouveau "aptes au servage". À
quoi Jacques
Bouveresse
répondrait qu'"une
des idées de gauche les plus stupides [est] celle qui veut que le
fait d'échapper à ces institutions, (celles qui ont été
transmises par la tradition et sont généralement acceptées par la
communauté) soit nécessairement une bonne chose car
cela assurerait que l'on ne sera pas "utilisé" par les
forces mauvaises qui ont "coopté" ces
institutions"(Bouveresse,
Rationalité
et Cynisme,
iii).
Comme disait
Augustin, inter
faeces et urinam nascimur ...
59C'est
sans ambiguïté pour le nazisme
qui considérait, en effet,
le jazz comme une
entartete Musik ("musique
dégénérée", cf. par exemple, cette
affiche de propagande nazie) issue de la lourde sensualité
nègre et de la lâche sensualité juive
et donc en opposition avec la martiale virilité aryenne. Ainsi,
le
site internet StreetPress
rapporte qu'en ouverture du
meeting organisé, le 9 avril 2016 par la mouvance néo-nazie
française pour fêter le 65° anniversaire de l'hebdomadaire
Rivarol, un certain
Henri de Lesquen, fondateur
du Club de l'Horloge, patron de la très
droitière chaîne de radio
Radio Courtoisie, propose l’arrêt des subventions publiques pour
"la musique nègre [au motif qu'elle] stimule les
mêmes zones du cerveau que la sexualité. C’est donc une musique
obscène de part en part".
Si nous mettons à part le
jugement de (dé-)valeur et, bien entendu, les motivations haineuses
de l'auteur de ce propos, il reste que, d'un point de vue
strictement descriptif, les rapports entre le jazz et
la sexualité, l'alcool et la drogue sont
historiquement avérés (non pas, toutefois, en tant que symptômes
de dégénérescence, mais, tout au contraire, en tant qu'aspects
d'un même élan d'aspiration à plus de liberté).
Christian Gailly ne fait-il pas dire à son narrateur : "Simon
n'en écoutait plus du tout, du jazz. S'il avait eu un piano chez
lui [...] sans doute aurait-il replongé dans ce mélange mortel,
mortel pour lui et quelques autres comme lui : nuit, jazz, alcool,
drogue, femme, jazz, nuit"(Gailly,
un Soir au Club) ? En revanche, les rapports du stalinisme au
jazz sont beaucoup
plus complexes
et mériteraient sans
doute un long développement
qu'il ne nous appartient pas de faire ici (Staline n'a-t-il pas aidé le trompettiste juif d'origine polonaise Eddie Rosner à créer le premier orchestre de jazz de l'Armée Rouge avant, il est vrai, de le déporter au Goulag ?). Dans sa satire romanesque du stalisnisme, Mikhaïl Boulgakov caricature à plusieurs reprise l'atmosphère psychédélique qui est censée caractériser la libération par le jazz de quelques-uns de nos instincts les plus primitifs : "à minuit exactement, quelque chose sembla s'effondrer avec fracas dans la première salle puis se répandre et bondir partout avec un tintamarre épouvantable [...]. C'était le fameux jazz de Griboïedov qui attaquait son premier morceau. Aussitôt, les visages en sueur parurent s'éclairer, les cevaux mauves du plafond semblèrent prendre vie, la lumière des lampes se fit plus vive et, tout d'un coup, comme si elles venaient de rompre des chaînes, les deux salles se mirent à danser"(Boulgakov, le Maître et Marguerite, v). Boris Vian ou Jack Kerouac n'auraient pas mieux dit.
60"Adorno
retrouve dans les différents éléments techniques qui font la
spécificité du jazz autant de rouages qui uniformisent chaque jour
un peu plus les besoins des auditeurs, et donc leur capacité
d'écoute [...]. Cette adaptation
superficielle aux lois du marché
qui dicte sa loi au jazz lui confère son caractère de mode
intemporelle"(Emmanuel
Parent, la
Théorie de l’Art de Theodor W. Adorno à
l’Épreuve
des Fables
of Faubus
de
Charles
Mingus
:
Enjeux
Esthétiques
du Jazz).
61Adorno
forge, à cette occasion, le concept d'Entkunstung que
Philippe Lacoue-Labarthe, dans un article intitulé Remarques
sur Adorno
et le Jazz, traduit astucieusement
par "désartification".
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