Partons
d'un exemple.
Soit la chanson écrite par Jacques Prévert, mise en musique par
Joseph Kosma et chantée en français par Yves
Montand, "les Feuilles
Mortes". Une
fois traduite en anglais et devenue "Autumn Leaves", elle
est interprétée, notamment, par Nat
King Cole. Une fois débarrassée de ses paroles, Miles
Davis en donne une version à la trompette, Paul
Desmond une autre au saxophone ténor, Bill
Evans une autre encore au piano, etc.
On dira qu'"Autumn
Leaves" est devenu un
"standard" du jazz.
Qu'est-ce que ça veut dire "un
standard" ? Rien d'autre que
ceci : la chanson de Prévert-Kosma-Montand est considérée, par les
chanteurs et les musiciens de jazz,
et dans
une
optique
toute
aristotélicienne,
comme une matière qui
attend sa mise en forme pour
exprimer sa nature,
dans le sens où "la
nature [phusis]
d'un être, ce vers quoi il
tend [...], c'est la forme [morphè]
qui est tirée de sa
matière [hulè]"(Aristote,
Physique,
II, 193b).
De sorte que le musicien ou le chanteur forme
(déforme,
reforme,
transforme,
informe,
etc.) cette matière
exactement de la même manière que le sculpteur taille son bloc de
marbre. En quoi ces "standards
[...]
s’annulent[-ils]
dans le moment même de
leur apparition"
alors que, tout au contraire, ils se démultiplient à cette occasion
? Comment peut-on affirmer que
"l'effet
obnubilant dont Nietzsche
se méfiait dans la musique de Wagner a été saisi et socialisé par
la musique légère"(Adorno,
Introduction à la Sociologie
de la Musique)
si, par "musique légère", on doit comprendre "jazz"
? En quoi les réarrangements successifs qui sont nécessités par
tous ces
changements de timbre, de tempo, de style,
de rythme et
de mélodie peuvent-ils avoir l'"effet obnubilant" qu'a,
par exemple, le martèlement entêtant
des forgerons dans l'"Or du
Rhin" de Wagner ? Dès lors,
non seulement il est absurde d'affirmer que "les
écarts y sont
tout aussi standardisés que les standards",
mais tout auditeur de bonne foi y verra, tout au contraire, la
manifestation d'une créativité,
d'une inventivité, bref, d'une improvisation
évidentes.
Or,
l'improvisation est,
au moins autant que la syncope1
la signature de ce genre musical
qu'on
appelle le "jazz". Ce
concept d'improvisation est
incompréhensible à tous ceux pour qui il n'y a de musique que
savante,
ou, plus précisément, il n'est compris que de façon très
restrictive : pour eux, improviser
signifie "inventer de
l'absolument nouveau",
en l'occurrence du proprement inouï,
du jamais
encore ouï. Thomas Mann,
par exemple, fait dire au
narrateur de son roman que
"l'art est esprit, et
l'esprit n'a pas à se sentir engagé envers la société, la
collectivité. Cela lui est interdit, à mon sens, au nom même de sa
liberté, de sa noblesse.
Un art qui "va au peuple", qui fait sien les besoins de la
foule, du petit bourgeois, du vulgaire, tombe à l'indigence"(Mann,
Doktor
Faustus, xxxi). Il est
saisissant de remarquer à quel
point, et à peu près à la même
époque que lui,
Thomas Mann emprunte les mêmes raccourcis périlleux que
Theodor Adorno (qui, d'ailleurs, a été son "conseiller" musical lors de la rédaction de Doktor Faustus). À savoir que
"l'art
est esprit", que le
collectif est nécessairement une "foule"2
et que ses aspirations sont nécessairement "vulgaires" en
tant qu'expression du (mauvais)
goût du "petit bourgeois".
Sauf que, nous l'avons vu, l'art
n'est pas esprit
mais, indissolublement esprit ou
corps,
que le collectif n'est une
foule que dans la mesure où il est atomisé par la
répression implicite que le
spectacle exerce
sur l'action et que l'imputation
de vulgarité est, comme tout jugement
de goût, toujours imposée
par la classe dominante pour
qualifier ceux qu'elle domine.
Dans ces conditions, il n'y a plus aucune raison de
réduire, à l'instar de Kant, "le
génie [au]
talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée,
et non pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on
peut apprendre en suivant une règle ; par conséquent l’originalité
est sa première qualité"(Kant,
Critique de la Faculté de
Juger, V, 308), mais que, au
rebours de cette pseudo-évidence, le génie, en particulier le génie
musical de Nat King Cole, de Paul Desmond, de Miles Davis, de Bill
Evans et de tant d'autres, consiste à produire
quelque chose avec
ingéniosité selon une règle
qu'ils n'ont nullement
inventée, mais qu'ils ont reçue en
héritage culturel3.
Aussi leurs performances
sont-elles, alternativement,
des citations ou
des paraphrases
du très célèbre thème
des "Feuilles Mortes". Nelson Goodman nous dit que "la
relation requise dans la citation directe entre ce qui est cité et
ce qui est contenu dans la citation, c'est une identité syntaxique,
[à la limite], une copie syntaxique, c'est-à-dire une identité
orthographique. De l'autre côté, la relation requise dans la
citation indirecte est une paraphrase sémantique, une espèce
d'équivalence de référence ou de signification"(Goodman,
Manières de faire des Mondes,
iii). Et, en effet, nous trouvons
dans les différentes reprises
jazzistiques des
"Feuilles Mortes"
tout à la fois quelques
"citations directes" du passage de la composition de Kosma
correspondant au refrain, et, surtout, beaucoup de "citations
indirectes" ou paraphrases
de la part des interprètes qui entendent restituer, non pas tant
le "mot-à-mot" ou le
"note-à-note"4
que
le sens ou
la signification de
ce qu'ils citent ou paraphrasent5.
Nous pourrions prendre ces termes
comme le fait Frege6
et dire que le sens ou
la signification d'une
production symbolique quelconque, c'est le
"mode de présentation"
(die Art des Gegebenseins),
mais cela reste un peu vague et, surtout, risque d'entraîner
une confusion entre le sens et
le style
entendu comme ensemble des
"aspects du fonctionnement
symbolique d'une œuvre qui sont caractéristiques de l'auteur, de la
période, du lieu ou de l'école"(Goodman,
Manières de faire des Mondes,
i).
Or,
nous avons vu supra
que le jazz ne
vise pas tant à
raconter une histoire que,
plutôt,
à produire un feeling.
Aussi dirons-nous que le contenu sémantique que conserve la
paraphrase par
et dans les différentes versions d'"Autumn Leaves", c'est
ce feeling,
en l'occurrence, cette aura
de douce mélancolie
dont le trio Prévert-Kosma-Montand a,
dès l'origine, nimbé les
"Feuilles Mortes"7.
Ainsi donc, le musicien ou le
chanteur de
jazz,
ont ceci de singulier qu'ils ont systématiquement
recours à l'improvisation
entendue comme une citation
syntaxique directe
et/ou une
paraphrase
sémantique du
feeling caractéristique d'un
standard
considéré, lui, comme une
matière à transformer.
Il
importe
ici de
souligner l'importance capitale que revêt le fait de suivre
une règle dans
le phénomène de la créativité
artistique
en général.
Car,
n'en déplaise aux défenseurs du mythe romantico-libéral
du
créateur ex
nihilo
qui
ne doit son génie
qu'à
sa
seule
naissance8
(variante libérale : à
son
seul
mérite),
"la
règle ressemble à la partie visible de rails invisibles allant à
l’infini [...]. Je ne serais pas libre de jouer aux échecs s’il
n’existait pas de règles des échecs"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§§218-337).
L'analogie
de Wittgenstein est parfaitement éclairante : quel jeu, plus que le
jeu d'échecs, est,
en effet,
encadré par des règles
strictes
? Et pourtant, la maîtrise de ce jeu suppose bien une originalité
dans
la conduite de la partie, c'est même à cela que l'on reconnaît les
très bons joueurs (a
contrario,
les
mauvais joueurs perdent la partie parce qu'ils sont prévisibles !).
Il n'est pas sans importance que, dans le roman de Vladimir Nabokov,
ce soit un musicien
(un violoniste)
qui, le premier, se rende compte de
la précoce virtuosité échiquéenne du
très
jeune
Loujine : "quel
jeu, quel jeu ! dit le violoniste, en refermant soigneusement le
coffret. Des combinaisons pareilles à des mélodies. Je crois, pour
ainsi dire, entendre la musique des coups [...]. C'est un jeu des
dieux. Il y a là des possibilités infinies"(Nabokov,
la
Défense Loujine,
iii).
Eh
bien,
justement,
dans
le jazz
aussi,
il y a des possibilités infinies d'"improvisation
[qui]
répète
bien plus qu'elle n'innove, mais [qui]
adapte
constamment le matériau ancien aux circonstances présentes [...] :
improviser, c'est mettre en œuvre des automatismes et les adapter en
temps réel, en fonction des circonstances, des exigences nées de
l'instant"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
i).
Ce sur
quoi nous entendons insister,
c'est que l'improvisation
en
jazz
n'est
qu'un cas particulier de ce qu'est, pour un individu donné, faire
preuve de
plus ou moins de
virtuosité
en appliquant la
règle
fournie,
en
l'occurrence, par
ce
que les jazzmen
appellent "un
standard". Et
ce
n'est pas un hasard si Hannah Arendt utilise justement ce terme
de "virtuosité",
terme
évidemment emprunté
au lexique musical, pour illustrer sa conception de la liberté
humaine :
"la
liberté comme inhérente à l'action est peut-être illustrée le
mieux par le concept machiavélien de virtù,
l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le
monde lui révèle sous la forme de la fortuna.
Son sens est rendu de la meilleure façon par
"virtuosité",
c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts [...]
où
l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un
produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à
l'existence"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
IV, ii).
Et
en effet, pour Machiavel, si "l'existence
[...] dépend entièrement de deux choses très incertaines, très
variables,
de la volonté et de la fortuna
["la
chance"], ils
ne savent ni ne peuvent se maintenir dans leur élévation. Ils ne le
savent, parce qu'à moins qu'un homme ne soit doué d'ingéniosité
et de virtù,
il est peu probable qu'ils
sachent
commander"(Machiavel,
le
Prince,
vii),
en l'occurrence, commander aux circonstances.
Car
commander
aux circonstances, c'est s'y
adapter, c'est-à-dire, au sens de Bourdieu, y réactiver
un habitus
préalablement acquis.
Le
virtuose,
d'une manière générale, c'est effectivement celui qui sait tirer
de sa performance
le
meilleur parti possible
en
fonction des circonstances,
bref celui qui est apte à saisir, comme le remarque aussi
Aristote, le kaïros9,
c'est-à-dire l'occasion, l'opportunité, le bon moment pour agir.
Or
les circonstances,
pour l'humain, ce sont avant tout
des
circonstances
sociales,
des circonstances
qui
tiennent à son être d'animal
politique.
Jack
Kerouac évoque souvent
cette
sorte de
virtuosité
étourdissante,
que les
amateurs de
jazz
appellent
"the groove"
(littéralement "le sillon")
ou "the it"
(littéralement "le
c'est
ça")10
et
qui procède, précisément, de la saisie du kaïros
par
l'exécutant :
"voilà
un gars et tout le monde autour, hein
? [...]
Il
attaque le premier chorus11
puis il déroule ses idées, bonnes gens, bien sûr, bien sûr, mais
tâchez de saisir, et alors, il se hausse jusqu'à son destin et
c'est à ce niveau qu'il doit souffler. Tout à coup, quelque part,
au milieu du chorus,
il ferre le it
;
tout le monde sursaute et comprend ; il le repique et s'en empare. Le
temps s'arrête"(Kerouac,
sur
la Route,
iii,
5).
La
virtuosité
propre
au joueur de jazz
n'est
donc rien d'autre que cette intelligence
d'un
corps
(et
donc d'un esprit)
en
connexion avec le plus grand nombre possible d'autres corps
(et donc d'autres esprits)
dont il sait
accomplir les désirs secrets.
Et,
effectivement, au cours de ces moments de plénitude,
"le
temps s'arrête",
l'éternité
advient tant
il est vrai que "si
l’on entend par éternité non la
durée infinie
mais l’absence
de durée
[nicht
unendliche Zeitdauer, sondern Unzeitlichkeit],
alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le
présent"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4311).
Telle
est la
propriété
fondamentale du jazz,
qui n'est donc nullement une propriété technique
mais bel et bien une propriété métaphysique
à
effet social
:
procurer à la communauté musicale
présente hic
et nunc
(indistinctement, musiciens ou auditeurs) cette espèce de joie
a-temporelle,
c'est-à-dire, non pas soustraite au temps, mais
soustraite à la durée car tout entière dans l'instant
présent
qui,
à l'opposé de la futilité régressive que lui prête Adorno, n'est
rien moins
qu'une figure de l'éternité12.
On
objectera que tous les aspects de la virtuosité
que nous venons de relever peuvent
tout aussi bien s'appliquer
à tous les genres musicaux, à commencer par la musique savante.
Pascal
Quignard13
n'a pas tort de rapprocher étymologiquement les verbes "ouïr"
(audio,
"j'entends") et
"obéir"
(obœdio,
de ob-audio,
"j'entends
devant moi")
: "la
musique
viole les corps humains. Elle met debout. Les rythmes musicaux
fascinent les rythmes corporels [...]. Elle est d'essence
inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des
exécutants, des obéissants, telle est la structure que son
exécution, aussitôt, met en place. Partout où il y a un chef et
des exécutants, il y a de la musique
[...]. C'est le mot de Tolstoï14
: "là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de
musique possible""(Quignard,
la
Haine de la Musique,
vi).
Cette
thèse, au moins aussi provocatrice et excessive que celle d'Adorno,
est néanmoins, tout comme celle-ci, porteuse d'un fond de vérité
: ici, c'est l'idée que
l'origine
de la
musique comme
technique raffinée de domination
des corps
et non pas d'émancipation
des esprits se
confond vraisemblablement
avec
l'origine du langage15.
Lorsqu'il écrit que "la
danse ne se distingue pas de la musique [...]. La musique agrège les
meutes comme l'ordre les mets debout [...]. L'ordre est la souche la
plus ancienne du langage : les chiens obéissent aux ordres comme les
hommes"(loc.
cit.),
l'auteur remarque, à l'instar de Platon, que
"l'excellence
du discours, de l’harmonie, du maintien et du rythme vient de la
simplicité de l’âme [euèthéïa],
non pas de cette simplicité qui n’est que sottise, mais de la
simplicité véritable où s’allient beauté et bonté "(Platon,
République,
III, 400d) et donc, qu'au
contraire de l'homme de
la simplicité
et
de l'identité
qui
"établit
un ordre véritable dans son intérieur, [...] devient ami de
lui-même, harmonise les trois parties de son âme"(Platon,
République,
IV, 443d),
celui de la
multiplicité
et
de la diversité
est nécessairement le jouet de
toute
espèce de
rhétorique,
qu'elle
soit musicale ou linguistique.
Car la rhétorique
a
pour fonction de flatter.
Or
"la
flatterie n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en
agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la
bêtise"(Platon,
Gorgias,
464d).
De là, l'effet de fascination,
de sidération
musicale sur lequel insiste beaucoup
Pascal
Quignard et qui, sous prétexte de s'adresser à un esprit
séparé
du corps,
se
manifeste par
cette immobilité
corporelle,
cette incapacité d'agir,
que
nous avons déjà évoquée.
De
fait, dans
la culture occidentale, la pratique institutionnelle de la musique
savante
tend
bien
à
"débarrasser
le musical de tous les accidents liés aux conditions matérielles et
physiques de sa production afin d'accéder à une écoute épurée de
formes sonores pures, disjointe des aléas du monde
sensible"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
v),
ce qu'en d'autres termes, on a coutume d'appeler "l'esprit d'une
œuvre".
Si,
depuis
les
Grecs,
la philosophie se méfie du pouvoir
charismatique de la voix16,
c'est
en
tant que cet organe est, justement, celui de l'expression des besoins
(des passions)
du corps
nécessairement multiples et changeants.
Or la voix
s'adresse
à l'oreille.
D'où le soupçon de servilité de celui dont la vie est gouvernée
par l'audition.
À l'inverse, celui qui se sert plutôt de sa vision,
s'il
peut toujours
se
laisser divertir par l'agitation mondaine17,
a néanmoins vocation à se mettre au service de
la nature éternelle et immuable de l'esprit,
puisque,
nous dit Platon,
"il
existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut
fixer son regard sur la vérité"(Platon,
République,
VI, 508e). D'où l'importance, dans la culture occidentale, de
l'écriture
comme
technique de symbolisation du réel dans
laquelle la
substitution
du
voir
à
l'ouïr
se
présente comme
un progrès
décisif18.
Or, l'écriture qui, dans le cas de la musique
savante,
prend l'aspect d'une partition,
est censée,
comme l'écrit Thomas Mann, "enferme[r]
pour ainsi dire, l'âme de l'œuvre"(Mann,
Doktor
Faustus,
xxxviii).
Il s'agit donc bien de concentrer, sous la
forme
d'une
espèce de grimoire,
le potentiel charismatique
de
la musique.
De
sorte que
la même musique a, finalement, deux fonctions opposées. Pour les
dominants, la musique est savante
dans
le sens où, paradoxalement,
"l'être
des œuvres
écrites ne réside pas dans leur exécution, [et]
peut,
à la limite, se dispenser de résonner et la jubilation du mélomane
peut idéalement tendre, comme le souhaitait Adorno, vers une lecture
silencieuse de la partition"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
ii).
Pour
les dominés, elle est fascinante
en
ce que "seule
la musique, à l'exclusion de tout autre art, est capable d'exprimer
une beauté qui exerce un effet physique, vous prend tout
entier"(Mann,
Doktor
Faustus,
xxxviii).
Jusqu'à
une époque récente, toute l'histoire de la musique savante
peut,
en effet,
se résumer à
une recherche idéale de pureté
formelle
qui, méprisant la matérialité des corps,
les maintient
dans une immobilité qui
n'est l'expression d'une admiration béate que pour les imbéciles,
tandis
que pour les lettrés, la même immobilité s'interprète comme une
injonction de l'esprit
parvenu
à
se libérer du
poids du corps
afin
d'accomplir sa
véritable vocation, à savoir, contempler
les
formes
pures19.
Bref,
la vile aliénation musicale
à
la phonè
pour
le plus grand nombre se double d'une noble
soumission à l'opsis
pour les happy
few.
La
vénération
de l'esprit remplace
la
fascination
du corps,
la mystique
spirituelle20
détrône
la contrainte
physique,
mais c'est toujours, in
fine,
d'obéissance
qu'il s'agit,
même si, Pascal Quignard a raison sur ce point, les deux formes
d'obéissance
ne
sont pas symétriques mais instaurent (ou, plus exactement,
perpétuent) une
hiérarchie sociale
:
au sommet, l'esprit du compositeur, puis vient
le
corps de l'exécutant habité par l'esprit du compositeur, puis le
corps du mélomane en
proie à la vénération
de
son propre esprit qui essaie d'imiter
celui du compositeur, enfin, tout en bas, le corps du vulgus
béatement
fasciné
par la
matérialité du
son.
Le
problème, c'est
que
l'obéissance
commande
l'exécution,
mais
non
l'improvisation.
Certes, l'exécution
virtuose
est toujours possible, mais la marge de liberté
de l'exécutant est faible : elle peut
bien
être admirée,
elle ne
saurait,
néanmoins,
être encouragée.
Quel
que soit l'interprète corporel
du génie spirituel créateur,
c'est,
in
fine,
celui-ci seul
qui
doit être magnifié.
Même
dans une interprétation
virtuose,
il ne peut être question
que
de restituer le
plus fidèlement possible
l'esprit
du
grand
compositeur.
Du coup, seules des contingences incompressibles de style
(liées,
nous l'avons dit, à la personne, au lieu, à l'époque ou à
l'école) peuvent être tolérées
lors
de l'exécution qui, pour garder la terminologie goodmanienne, ne
saurait excéder la citation
directe21.
Et
encore n'avons-nous
traité que le cas de la musique savante
et
de sa
subtile forme d'obéissance
spirituelle. Mais,
a
fortiori,
si nous remplaçons les contraintes "spirituelles" que font
peser sur l'exécutant la partition ou l'esprit du compositeur, par
des
contraintes de rentabilité économique (pour la musique dite
"commerciale") ou par des contraintes de conformité à un
dogme
(pour les musiques dites "traditionnelles" ou
"folkloriques"
ou "sacrées"),
bref,
par
des
contraintes dont
le caractère physique est bien moins édulcoré et euphémisé que
dans le cas de la musique savante,
le propos de Pascal Quignard s'en trouve, évidemment, conforté.
Toutefois,
Quignard pèche par "la soif de généralité, ou encore
l’attitude dédaigneuse à l’égard du cas
particulier"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 19)
caractéristique des métaphysiciens. On peut, en effet, admettre que
la musique, en général, commande l'obéissance, tout
en remarquant qu'il existe une ou plusieurs exceptions à cette
règle. Et quand bien même toute musique serait
obéissance par essence, il resterait à se demander s'il
n'est pas des formes émancipatrices d'obéissance22,
tout comme il existe des rébellions qui, Adorno y insiste à bon
droit, ne sont que des soumissions déguisées. De même que,
s'il nous paraît peu contestable, à l'instar d'Adorno, que la
culture, en général, donc la musique, et, bien entendu, le
jazz, fassent aujourd'hui l'objet d'une marchandisation
forcenée23,
il nous appartient cependant de distinguer l'intention dans
laquelle s'exerce une activité des effets induits par cette
même activité. C'est pourquoi nous soutenons que la virtuosité
au sens arendtien où le virtuose est celui qui
donne, sur la place publique, une interprétation mémorable
d'un héritage dont il est porteur24,
si elle s'applique, effectivement, à des catégories d'actions
humaines25
autres que la seule musique, ne concerne cependant qu'un seul genre
musical : le jazz. Dans tous les genres musicaux, le
jazz excepté, l'improvisation virtuose est,
nous l'avons vu, toujours possible, mais elle demeure l'exception
quand, pour le jazz, elle est la règle. Et elle est la
règle parce que, par principe, un concert de jazz,
non seulement ne nécessite pas de salle de spectacle, mais ils
n'a pas besoin non plus de chef d'orchestre, quant à la partition
écrite, sa fonction n'est pas celle d'un "texte sacré",
de sorte qu'en jazz, il n'y a pas non plus de notion
d'"œuvre". Tout d'abord, en effet, contrairement à ce que
prétend Quignard, le jazz ne connaît ni la séparation entre
les acteurs et les spectateurs, ni la hiérarchie des fonctions au
sein de l'orchestre26.
"Ce que le jazz remet implicitement en question, ce n'est pas
tant la frontière, aux contours mal définis, qui sépare le "son"
du "bruit", mais plutôt la différence distinguant "récit"
et "musique", différence qui, en fait, n'est qu'une
modalité de l'opposition entre imitation et création [...]. Or
l'imitation atteste d'une attention particulière pour le monde
extérieur qui s'accorde mal avec l'idéal d'une attitude
purement contemplative"(Béthune, le Jazz et l'Occident,
I, v). Un concert de jazz, en effet, est une séquence de
parfaite mimèsis dans laquelle la musique met
en scène quelque chose de ce que l'existence humaine a de plus
remarquable. Car, d'une part, "la tendance à l’imitation
[mimèsis] est instinctive chez l’homme et dès
l’enfance"(Aristote, Poétique, 1448b) et, d'autre
part, "l'homme désire intensément mais il ne sait pas
exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se
sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet
attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer pour
acquérir cet être"(Girard, la Violence et le Sacré,
vi). Autrement dit, la mimèsis est un aspect fondamental de
la condition humaine en ce que, comme le dit Aristote27,
il m'est tout à fait naturel de me faire valoir en me "mettant
en scène", en me "donnant en représentation"
c'est-à-dire en apparaissant à mon avantage dans un lieu public28.
Or, pour cela, il m'est tout aussi naturel d'imiter autrui
dans le sens où, comme le souligne Girard, mon être est, de part en
part, un être social qui hérite du corps social dont je fais
partie ce qui (acte, objet, attitude, etc.) vaut que je le
désire, raison pour laquelle mimèsis équivaut à
"imitation", certes, mais à "imitation publique",
donc à "mise en scène"29.
Bref, "la culture mimétique est une culture éminemment
participative"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II,
i). Et ce côté "participatif", si ce n'est franchement
festif des concerts de jazz procède, justement, de
l'encouragement implicite à l'improvisation virtuose par
laquelle le musicien ou le chanteur entend donner le meilleur de
lui-même tout en se fondant dans le collectif30
: "la musique est à fond, à fond, il est pétrifié,
il gueule : «Vas-y, mec, vas-y !»
Le mec en question est un petit Noir trapu qui joue du sax alto
; on voit bien que c’est le genre à vivre avec sa
grand-mère comme Tommy Snark, déclare Dean,
il doit dormir toute la journée et souffler toute la nuit ;
il a besoin de chorusser31
cent fois avant de démarrer pour de bon, et il s’en prive pas. «
C’est Carlo Marx ! »
crie Dean pour couvrir le boucan furieux. Et c’est
vrai. Ce petit-fils à sa grand-mère, avec son alto rafistolé, il a
des petits yeux étincelants, des petits pieds difformes, des jambes
de grives ; il sautille avec son sax, il
fait des sauts de carpe, il lance les jambes dans tous les sens, ses
yeux sont rivés au public (soit une douzaine de tables
où les gens rient, dans une pièce de dix mètres sur dix, basse de
plafond), il s’arrête jamais. Un gars aux idées simples. Les
idées, c’est pas son fort. Lui, ce qu’il aime, c’est
surprendre son auditoire en introduisant une petite variation dans le
chorus. Il va passer de «Ta-tap-tader-rara...» qu’il répète en
sautillant, en envoyant des sourires et des baisers dans
son sax, à «Ta-tap-II-da-de-dera-RAP !
ta-tap-II-da-de-dera-RAP !». Il s’installe de grands
moments de complicité et de rire entre lui et tous ceux qui
l’entendent. Son timbre est clair comme un carillon, haut, pur, il
nous souffle en pleine figure, à cinquante centimètres. Dean
est devant lui, oublieux du reste du monde, il penche la tête, il
frappe dans ses mains, tout son corps rebondit sur ses talons, la
sueur, la sueur toujours, ruisselle, inonde son col chiffonné, va
faire une flaque à ses pieds"(Kerouac, sur la Route,
iii, 4). Voilà pourquoi, c'est souvent au cours d'une jam
session32,
qui a parfois lieu à même la voie publique, que les musiciens font
le mieux apprécier leur virtuosité, et que la jubilation
partagée, entre les musiciens et les auditeurs, atteint son
paroxysme33.
L'improvisation jazzistique exprime donc bien la nature
mimétique de la condition humaine en ce qu'elle réalise une
synthèse entre singularité individuelle et accord collectif, entre
la réception passive d'un héritage et l'assomption originale qui en
est faite.
Du
coup, ainsi
que
de nombreux auteurs l'ont déjà fait au sujet de la musique en
général, on est irrésistiblement enclin
à opérer
un rapprochement entre le jazz
et
cette
composante fondamentale de la condition humaine qu'est le
langage.
Wittgenstein, lui aussi, a remarqué que "la
compréhension d’une phrase musicale, c’est la compréhension
d’un langage"(Wittgenstein,
Fiches,
§172).
Or, comme "plutôt
que de dire
"sans
langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement",
nous devrions dire "sans
langage, nous ne pourrions nous influencer
mutuellement""(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§491), nous
devons donc
dire aussi que
sans musique
en
général,
nous aurions du mal à nous influencer mutuellement. Apparemment,
toutefois,
Wittgenstein affiche cette
"soif de généralité" qu'il
reproche aux métaphysiciens : il parle d'une
phrase
musicale en
général.
Sauf que,
pour Wittgenstein, il n'existe
justement pas
de
langage
en
général.
Pour lui, il n'y a pas le
langage
mais
des
"jeux
de langage"
qui
ont la même sorte de diversité que nos "formes de vie" :
"l’expression
"jeu
de langage"
doit
ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une activité
ou d'une forme de vie [...] ; mais combien existe-t-il de catégories
de phrases ? L’assertion, l’interrogation et l’ordre peut-être
? Il y en a d’innombrables,
il y a d’innombrables
catégories d’emplois différents de ce que nous nommons
"signes"
,
"mots"
,
"phrases".
Et cette diversité n'est rien de fixe, rien de donné une fois pour
toutes. Au contraire, de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux
de langage pourrions-nous dire, voient le jour, tandis que d'autres
vieillissent et tombent dans l'oubli. [...] Représente-toi la
diversité des jeux de langage à partir des exemples suivants, et
d’autres encore : donner des ordres et agir d’après des ordres
; décrire un objet à partir de ce qu’on voit, ou à partir de
mesures que l’on prend ; [...] inventer une histoire et la lire ;
faire du théâtre ; chanter des comptines"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§23). Ajoutons
donc
: faire
de la musique et, en particulier, jouer
du jazz.
Ce qui est d'autant plus aisé que la frontière entre le langage
stricto
sensu et
la musique instrumentale est brouillée,
dans le jazz
plus
que dans aucun autre genre musical,
par plusieurs
phénomènes
typiques.
D'abord,
il y a la technique dite
du scat
singing34
qui
consiste, pour le chanteur, à mimer
la
musique en proférant,
non plus des paroles, mais des onomatopées.
De sorte que,
"libérant
la parole de sa seule fonction sémantique sans toutefois lui ôter
la tâche de signifier, le chant scat
[...]
consacre[...] ce triomphe de la phonè
sur
le logos
caractéristique du champ jazzistique"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
i).
Que
la parole n'y soit pas toujours signifiante renvoie, évidemment, aux
formes ancestrales du jazz,
ces minstrel
shows dans
lesquels les acteurs-chanteurs donnaient une image caricaturale de la
négrité, notamment en la montrant incapable d'articuler des paroles
intelligibles. Mais le scat
rappelle
aussi, irrésistiblement, une forme de langage que Wittgenstein a
beaucoup étudiée : c'est la comptine
enfantine
dans laquelle un thème phonétique est scandé en rythme sans autre
intention que d'en tirer un plaisir jubilatoire. Ensuite, il y
a
la
prégnance
instrumentale
du
saxophone comme
moyen d'expression typiquement jazzistique,
comme instrument de jazz
par
excellence.
Doté,
comme
la voix humaine, de toute l'étendue des tessitures,
du sopranino
à
la basse35,
le saxophone donne souvent l'impression de
mimer
les inflexions conversationnelles
de la voix
humaine
(le saxophoniste Stan Getz disait ne pas faire de différence entre
sa voix
et
son instrument).
De
fait, son
spectre expressif va de la
douceur
feutrée
du saxophone de Paul Desmond
(par exemple, dans "Take
ten")
à l'acidité déchirante de celui de Gato Barbieri (ici dans
"Europa")
en passant par les
facéties nasillardes
de l'instrument de John Coltrane (là, dans "Impressions")
ou l'arrogance
un peu rauque
de
celui de
Wayne
Shorter
(dans
"Deluge").
Et puis, surtout, il y a la technique du dialogue,
celui des instrumentistes entre eux et celui des musiciens avec
l'auditoire. Car, de
même que "la
signification d’un mot, c’est son usage dans le
langage"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§43), autrement
dit dans un contexte d'interlocution
bien
déterminé, de
même
aussi,
de
même "la
basse dit quelque chose et la rythmique répond : "so
what !36"
[...].
Au
passage suivant, c'est le trio qui répond, ils sont bien trois,
[saxophone] alto, [saxophone] ténor, trompette [...]. Quand le trio
répond, on entend aussi la voix des gens qui murmurent, fredonnent
doucement : so
what"(Gailly, Be-bop).
D'ailleurs,
deux versions du même standard
jouées
par le même musicien mais dans des contextes
différents
donnent souvent lieu à des performances
très
différentes. Comparons, par exemple, la version
enregistrée en 1968
du
"St
Thomas" du
saxophoniste
Sonny Rollins, à
la
version
de 1956,
laquelle, sous l'influence, sans doute, du batteur
hors pair
Max Roach, est beaucoup plus heurtée, tandis que la première a la
fluidité du jeu de Kenny Drew au piano.
L'interlocution
caractéristique
de
la
performance
jazzistique
peut aussi prendre explicitement la forme d'un
jeu de
call-response
entre
les musiciens.
Par exemple, ici, dans
"Blue
Seven"
qui est un duo entre le saxophoniste Houston Person et le bassiste
Ron Carter
(2002),
ou là, dans "Hackensack",
où les deux saxophonistes, John Coltrane et Stan Getz, dialoguent
avec Oscar Peterson au piano
et Jimmy Cob à la batterie sous l'arbitrage serré de Paul Chambers
à la contrebasse (1960).
Dès
lors, on
peut dire, indifféremment, que la
voix
est
promue par le jazz
au
rang d'instrument de musique à part entière,
ou bien que l'instrument n'est qu'une imitation de la voix37.
Au
point qu'on est en droit de se demander si, comme le fait déjà
Rousseau38,
Wittgenstein n'incite
pas à inverser
la relation de filiation entre le langage en général et la musique
lorsqu'il dit que "nous
parlons de la compréhension d'une phrase au sens où la phrase peut
être remplacée par une autre qui dit la même chose, mais aussi au
sens où elle ne peut être remplacée par aucune autre. Pas plus
qu'un thème musical ne peut l'être par un autre"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§531).
Et, en effet, comme le remarque Antonia Soulez, Wittgenstein
"nous
suggère un autre aspect du "comprendre" marqué par
l'impossibilité de traduire une phrase en une autre qui dit la même
chose [de sorte que] c'est le langage qui ressemble à la musique et
pas l'inverse"(Soulez,
au
Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique,
i). On ne peut qu'être frappé par la pertinence de cette suggestion
lorsqu'on examine les
formes vocales ancestrales
du jazz
que
sont le gospel
et
le blues
comme,
originellement, le
seul
moyen
possible pour des esclaves noirs, de
célébrer
leur humanité39.
Dès
lors, "comprendre" un
terme ne
signifierait plus nécessairement être
capable de le
"traduire"
par un terme équivalent,
mais,
pour un auditeur donné,
saisir
intuitivement
le halo
de
connexions possibles avec ses propres expériences vécues dont ce
terme est nimbé40,
bref, toujours
et encore, saisir
un feeling.
Certes, les propos de Wittgenstein ou d'Antonia Soulez, ne visent pas
directement le
jazz
mais concernent
plus généralement
la
musique,
voire,
plus généralement encore,
l'art
tout
entier
au sens où, nous dit Proust, c'est
"la
grandeur de l'art véritable
[...] de
retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité
loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus
en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et
d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui
substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans
avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
La
vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par
conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui
en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien
que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne
cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré
d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence
ne les a pas
"développés".
[L'art]
est
la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et
conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon
dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas
l'art, resterait le secret éternel de chacun"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284-2285)
:
en réactivant des expériences vécues mais perdues dans le temps,
c'est
l'art
en général,
dont le paradigme est, pour
Proust, la
littérature41,
qui est un puissant
révélateur
de
soi-même.
Toutefois,
si on admet avec
Proust,
Wittgenstein ou Rousseau
une
sorte de
priorité ontologique, sinon historique, de
la musique sur le langage rationnellement
articulé,
de
la mimèsis
sur
la diègèsis,
du
muthos
sur le logos,
on
peut dire,
en
termes wittgensteiniens, que
le jazz
reste
l'un
des rares jeux
de langage,
et le seul à pouvoir être qualifié de "musical", qui ait
conservé, dans ses règles, la tendance à créer du lien social par
la profération jubilatoire partagée
de
signes propres à évoquer des expériences
singulières
significatives.
Il
est patent que, comme l'ont remarqué Adorno ou Quignard, mais,
plus
encore,
Debord ou Arendt, que
le
capitalisme a transformé la plupart des jeux
de langage,
fussent-ils musicaux, en puissants instruments de normalisation
socio-politique des "foules
atomisées".
À
cet
égard, le
jazz
s'apparente
à
un autre
jeu
de langage bien
connu
: le
conte
oral.
Dans
le cadre de celui-ci, en effet,
un
conteur
produit
de
la connivence sociale
au
sein
d'un
public d'auditeurs en
contant un mythe ou une légende déjà connus
par chacun
mais en l'adaptant aux circonstances de telle sorte que chaque membre
de l'auditoire puisse s'y reconnaître et, le cas échéant, y
apporter sa propre contribution orale. Le conteur
n'est
pas un sorcier,
un professeur ou
un prêtre, mais un alter
ego
plus aguerri sur lequel il est rassurant
pour chacun de
pouvoir se
reposer pour s'entendre
dire des propos qui le
touchent et qu'il
peut
toujours, le cas échéant, corriger ou compléter. Vincent
Hecquet écrit que "le
récitant, loin de restituer de mémoire l’épopée qu’il
délivre, recrée à chaque exécution un chant nouveau. Il se base
pour ce faire sur des schémas formulaires hérités de la tradition,
mais aussi sur des mécanismes mentaux et procédés stylistiques qui
lui permettent d’improviser des vers à la demande"(Hecquet,
Littératures
Orales Africaines)42.
Il
en va de même pour
le
jazz
où le musicien n'est pas un "chef" mais un interlocuteur
plus doué que la moyenne qui évoque avec virtuosité
ce
que chacun sait déjà et qui peut toujours, le cas échéant être
modifié
ou augmenté43.
Dans
les deux cas, en effet, "la
jubilation de l'auditoire tient à la capacité de ce dernier à
mettre en perspective ce qu'il entend hic
et nunc à
partir de ses propres [...] schèmes sensori-moteurs acquis, affinés
et isolés au fil d'écoutes répétées"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
ii).
Car
"c'est
à lui [le
musicien de jazz]
de
mettre en forme ce qui est dans la tête de chacun. [...]
Il
remplit le vide de l'espace avec la substance de nos vies, avec des
confessions jaillies de son ventre tendu, des pensées qui lui
reviennent et des ressucées de ce qu'il a soufflé jadis"(Kerouac,
sur
la Route,
iii,
5).
Le
conte
oral,
tout comme le jazz,
ressortissent donc
à
cette catégorie tout
à fait primitive de
jeux
de langage qu'on
pourrait qualifier d'"art de converser"44.
Or, "l'art
de converser se nourrit volontiers de lieux communs, d'expressions
déjà prêtes à l'emploi et de schémas langagiers collectifs dont
le propre est précisément d'apparaître sans auteur avéré à
l'intérieur d'un espace de connivence, [ce qui] n'affecte en rien la
créativité de ceux qui en font usage"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
i).
Raison
pour laquelle, comme dans le cadre de la conversation langagière, la
"conversation" jazzistique sollicite toujours la
participation spontanée de l'auditoire, ce dont, ici comme là,
seuls les membres les plus audacieux et les plus téméraires du
public saisissent, en fait, l'occasion45.
Il
s'ensuit que l'une
des conséquences immédiates de l'oralité
constitutive
du
genre
jazz,
c'est qu'il
y est rarement
question
d'"auteur" ou d'"œuvre".
Qui
donc se souvient que les paroles de "All the Things you are"
ont été composées par Oscar Hammerstein, sa musique par Jerome
Kern pour une comédie musicale sentimentale
des
années 1930 ? L'un et l'autre ne sont pas considérés comme les
auteurs
de
ce standard,
lequel n'est pas non plus considéré comme une œuvre.
En revanche, tous les amateurs de jazz
se
souviennent de quelques interprétations virtuoses
de
ce standard
données,
entre autres,
par Ella Fitzgerald, Charlie Parker, Coleman Hawkins, Franck Sinatra
ou Dizzy Gillespie. Faut-il
être très fin musicologue pour sentir qu'il y a infiniment plus
d'écart entre "All
the Things you are" interprété par Bill Evans
et
le
même standard interprété par Michel Petrucciani
qu'entre
le
concerto n°1 en ré mineur BWV 1052 de Bach interprété par Glenn
Gould
et
le
même concerto
interprété par Alexandre Tharaud
?
Dans un
cas, nous
avons une
œuvre
indétachable
d'un
auteur
dont l'esprit
est
garanti
par
une partition
à laquelle l'interprète, quelque
virtuose
qu'il
soit, se doit de rester fidèle,
dans l'autre, nous
sommes en présence d'un simple thème
auquel
l'interprète est, tout à l'inverse, invité à apporter les
variations
les
plus significatives possibles.
C'est pourquoi,
en l'occurrence, outre l'accompagnement, il y a une différence
manifeste de tempo
et
de phrasé
entre
un Petrucciani plus
puissant, plus heurté et plus
swing
et
un Evans plus
léger, plus fluide et plus
cool
au
point qu'il n'est pas absurde de dire qu'on n'y entend pas du tout
"la même chose". Avec l'avènement du jazz,
on est donc passé d'une
pratique musicale consistant à rendre
hommage à une
œuvre
à
une
autre pratique consistant à faire varier un
thème
à
l'infini
en exploitant au maximum son potentiel expressif.
Car,
"un
thème, loin d'être écrit d'avance, est tout sauf un invariant
préalablement posé que le jeu ferait varier ensuite, [de même]
dans le langage, pas de germe de sens que l'usage développerait
comme une pelote que l'on dévide"(Soulez,
au
Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique,
ii).
On
est donc passé d'un système où l'exécution virtuose
d'une
œuvre
est
une affaire de
compréhension géniale
(au
sens du "génie" kantien) a
priori de
la loi
écrite à
un autre dans lequel l'interprétation virtuose
d'un
thème
est
une affaire de compréhension
ingénieuse
d'une
règle.
La différence entre la loi
et
la règle,
c'est que la première doit
être respectée46
de manière immuable,
tandis que la seconde peut
et
même doit
être
suivie de façon
contextuelle.
La loi
exige
de
moi que j'obéisse
strictement
sous
peine de coercition,
la règle
m'incite
à optimiser
ma
performance
dans un jeu
donné
et, en cas d'écart trop important avec ce qui est supposé être
cet
optimum,
la seule sanction que
je risque,
si je ne joue pas "selon la règle", c'est
le refus d'autrui de jouer avec moi. Or, dans le jazz,
justement, il n'existe pas de loi
d'exécution
gravée dans le marbre d'une partition.
En
ce sens, le jazz
réalise,
effectivement, l'essence infiniment créative
du langage.
De
même que la créativité
du
langage humain est, probablement, sans limite, en
ce qu'il peut s'adapter à n'importe quel contexte, l'extraordinaire
fécondité du jazz
se
remarque
non seulement
à sa capacité d'assimilation de tous les autres genres musicaux
comme autant de thèmes
à
interpréter ou de matières
à
transformer47.
Et
ce sont les règles
grammaticales du
langage humain qui autorisent cette productivité : "mes
paroles tirent leur sens de ce qu'elles reflètent plus ou moins
complètement les opérations des représentations [Vorstellungen].
Comme la notation musicale, dira-t-on, qui peut être utilisée pour
décrire un morceau qui vient d'être joué, mais ne rend pas, par
exemple, l'intensité de chacune des notes. La grammaire donne au
langage le degré de liberté nécessaire"(Wittgenstein,
Remarques
Philosophiques,
§38).
Et, en effet, il
existe,
certes des partitions
écrites
tout exprès pour le
jazz.
Par exemple, Duke
Ellington a entièrement rédigé la partition
de son "Concerto for Cootie"
(Cootie
Williams était
le trompettiste de son orchestre).
Seulement
"Ellington
a, lui aussi, découvert son propre
Concerto
for Cootie à mesure que le
trompettiste donnait corps à sa composition.
Le jeu de Cootie Williams
à
la trompette conçoit en quelque sorte l'œuvre d'Ellington et lui
confère son être en l'actualisant dans la texture de sa propre
sonorité. Avant d'être jouée, la
partition n'est pas, en l'occurrence la forme de l'œuvre, elle n'en
est, à la rigueur que la matière48
[...]. Ellington, en écrivant le Concerto
for Cootie n'a
pas mis en forme le jeu du trompettiste auquel il le destinait, il
lui a fourni
la matière pour se déployer librement"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
iv).
Bref,
"c'est
dans
la performance que, littéralement, se joue la totalité de l'être
du Concerto
for Cootie"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II,
ii).
Le
jazz
inverse
donc la relation de prévalence
de
l'écrit
sur
l'oral,
et,
de ce fait, permet de retrouver l'essence
primitive
du
langage dont le caractère signifiant
est,
fondamentalement, de nature performative
et rhétorique,
c'est-à-dire indissociable d'un contexte
dans
lequel il s'agit de réaliser
quelque
chose en suivant une règle,
et
non pas de
nature constative,
c'est-à-dire destiné à décrire le plus fidèlement possible un
réalité transcendante,
voire sacrée, à laquelle il ne saurait être question de toucher.
Voilà
pourquoi c'est
souvent,
de quelques solos
d'exceptionnelle
virtuosité
que
les amateurs se souviennent en réalité lorsqu'ils citent en exemple
une performance
mémorable.
Par
exemple la performance
d'Ella
Fitzgerald dans "How High is the Moon"
à Berlin en 1960
(dans laquelle on
s'amusera à identifier les nombreuses citations)
ou l'extraordinaire "Jazz
Drum Solo" d'Art Blakey
en
1959,
ou encore
l'interprétation
de "Night in Tunisia" donnée en 1946 par Charlie Parker
au sax alto.
On s'en souvient,
en général,
comme d'un
discours d'anthologie
qui,
prononcé
par un Martin Luther King ou un André Malraux, sont
des témoignages
indélébiles
de
l'identité
narrative
de l'orateur
tout autant que de celle de l'auteur,
plutôt que comme un morceau de bravoure, une prouesse technique
telle qu'on se plaît à les voir accomplir par un grand chanteur
lyrique ou une diva
comment autant d'hommages rendus à une œuvre
impérissable
qui
nous dépasse.
Car
si, comme nous l'avons fait, nous refusons de séparer le corps
et
l'esprit,
un discours signe toujours la
présence
fugace
d'un
corps
dans
le monde
commun
des hommes
donc,
en ce sens, possède toujours une irréductible dimension
performative
: tandis que "l’œuvre
et ses produits, le décor humain, confère une certaine permanence,
une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace
du temps humain, [...] l’action, dans la mesure où elle se
consacre à fonder et à maintenir des structures politiques, crée
la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’histoire"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
i). L'œuvre
fait
toujours partie du kosmos
(c'est-à-dire, en grec, du décor)
éternel et immuable de la condition
humaine.
La performance,
qu'elle soit linguistique stricto
sensu
ou bien musicale, est une action.
Contrairement
à l'œuvre
réputée être le produit éternel
du génie créateur d'un
auteur
isolé
(humain ou divin), l'action,
tout en étant imputable, le cas échéant, à un
agent,
suppose la réunion éphémère
des membres d'une collectivité mue par le désir de réactiver
un
héritage commun le temps d'une performance
mémorable.
Il
n'y a donc pas d'action
sans
l'interlocution
au sens où
"par
la parole, l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il
fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
i),
et au sens où
"l'action
[...], comme les Grecs ont été les premiers à s'en apercevoir, est
en elle-même complètement fugace, elle ne laisse jamais un produit
final derrière elle"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
II, i),
juste un
récit,
lequel
est
toujours susceptible d'être modifié
lorsqu'il n'est pas cité
mais
paraphrasé.
Et
c'est, précisément, le
caractère
primordial des
dimensions tout
à la fois rhétorique
et
politique
de
l'action
dans l'accomplissement d'une condition
humaine49
centrée
sur
l'oralité
et
donc sur
le
corps,
que
le jazz
a le mérite de rappeler.
Liste
des illustrations musicales de la seconde partie de l'article (dans
l'ordre de citation)
:
1En
musique, on appelle syncope une note attaquée sur un temps
faible (ou sur une partie faible d'un temps) et prolongée sur le
temps suivant. C'est la syncope qui
donne au jazz son
identité rythmique si particulière
en déconstruisant la linéarité et la continuité, voire la
régularité du temps caractéristiques de la tradition musicale
occidentale.
2Hannah
Arendt a pourtant établi une stricte distinction entre une foule
("a
mob") et
une
société
lorsqu'elle
remarque que ce
qui "détruit
la vie sociale et la vie personnelle, [c'est]
l’unanimité de la
foule
[laquelle]
n’est pas le résultat d’un accord, mais l’expression du
fanatisme et de l’hystérie"(Arendt,
Réexamen
du Sionisme).
Distinction tout à fait fondamentale lorsqu'il s'agit, comme elle
le fait, de penser le totalitarisme
: "les
mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des
foules qui, pour une raison ou une autre, se sont découvert un
appétit d’organisation politique. Les foules ne sont pas unies
par la conscience d’un intérêt commun et elles n’ont pas cette
logique spécifique des classes qui s’exprime dans la poursuite
d’objectifs communs précis, limités et accessibles"(Arendt,
le
Système Totalitaire,
i, 1).
3Ce
que revendique d'ailleurs volontiers le musicien de jazz
qui
reconnaît avec lucidité qu'"il
n'a rien à jouer, n'invente rien, copie, imite, reproduit par cœur
Charlie [Parker
Charlie]"(Gailly,
Be-bop).
4Et
quand bien même c'est (parfois) le cas, il est absurde de traiter
la citation par le mépris
en la prétendant "régressive" (ce
que fait Adorno) dans la
mesure où la modulation de la voix, l'accentuation,
le tempo,
le vibrato et autres
effets métriques ou
prosodiques sont suffisants
pour qu'on puisse parler pleinement d'improvisation.
Comparons, par exemple, ces deux versions inoubliables de "ne
me quitte pas", celle
de Jacques Brel, et celle
de Nina Simone : elles
sont bien, au sens de Goodman, syntaxiquement identiques et pourtant
qui osera dire que Nina Simone plagie servilement Jacques Brel ?
5Par
comparaison, la transcription intégrale pour piano qu'a faite Franz
Liszt du "Ring des Niebelungen", n'est qu'une citation
directe (dans laquelle,
bizarrement, Adorno ne voit aucun "langage musical régressif")
de l'œuvre
de Wagner.
7Raison
pour laquelle nous ne comprenons absolument pas ce que veut dire
Walter Benjamin lorsqu'il écrit : "quand
il s’agit de l’œuvre d’art, cette dépréciation [la
reproductibilité] la touche en son cœur, là
où
elle est vulnérable comme aucun objet naturel
: dans
son authenticité [...].
À
l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans
l’œuvre d’art, c’est son aura"(Benjamin,
l’Œuvre
d’Art
à l’Époque de sa Reproductibilité
Technique).
8Rappelons
que, chez les Latins, le
genius est la
divinité qui préside à la naissance.
9Comme
le souligne Pierre Aubenque, "les
Grecs
ont
un nom
pour
désigner
cette
coïncidence
de
l’action
humaine
et du
temps,
qui fait que le temps
est
propice
et l’action bonne
:
c’est
le
kaïros"(Aubenque,
la
Prudence chez Aristote).
10Là
encore, les connotations sexuelles du second degré ne font guère
de doute.
11Le
refrain ou le thème.
12C'est
pourquoi nous ne pouvons suivre Emmanuel Parent lorsqu'il écrit
"qu'un
certain jazz lutte formellement contre cette aliénation censée
déterminer son évolution et qu'il se trouve pris dans une
dialectique entre l'industrie culturelle et la création esthétique
authentique. Qu'un produit né dans la fange de la culture
administrée et industrialisée puisse aspirer à la reconnaissance
de la philosophie de l'art, telle est, à l'instar de Mingus,
l'intention affichée de ses chantres les plus représentatifs"
(Emmanuel
Parent, la
Théorie de l’Art de Theodor W. Adorno à
l’Épreuve
des Fables
of Faubus
de
Charles
Mingus
:
Enjeux
Esthétiques
du Jazz)
: si "lutte formelle" il y a
bien, en effet, dans la musique de Charlie Mingus (et
en particulier, dans "Fables
of Faubus"),
cette
"lutte"
reste confinée
dans le domaine symbolique.
Or,
chez Mingus comme aussi chez la plupart des jazzmen de la mouvance
free
jazz,
il y a indiscutablement des revendications politiques,
autrement dit une véritable lutte
matérielle
contre les discriminations dont sont victimes les Noir-Américains.
Nous
pensons pour notre part que la
puissance
du jazz
est
loin d'être seulement
symbolique,
mais comme ses adversaires l'ont parfaitement senti,
réside
dans la conception des rapports humains et
du temps que
le genre jazz
tout
entier
exemplifie
in
concreto.
13Pascal
Quignard a été violoncelliste, directeur de festival lyrique et
auteur, entre autres, du roman tous les Matins du Monde
sur
le thème de la musique
baroque.
14"On
dit que la musique élève l'âme. Bêtise, mensonge.
Elle
agit, elle agit effroyablement.
[...] On
joue, par exemple, une marche militaire : le soldat passe au son de
cette marche et la musique est terminée. On chante une messe, je
communie, et la musique encore est terminée. Mais l'autre musique
[celle
de Beethoven] provoque
une excitation qui n'indique pas quel acte doit lui correspondre.
Voilà pourquoi la musique est si dangereuse, agit parfois si
effroyablement. En Chine, la musique est soumise au contrôle de
l'État, et c'est ainsi que cela doit être. En effet, peut-on
admettre que le premier venu hypnotise une ou plusieurs personnes et
en fasse après ce qu'il veut ? Et surtout que l'hypnotiseur soit
n'importe quel individu immoral. C'est un pouvoir effroyable dans
les mains d'un individu quelconque"(Tolstoï,
la Sonate
à Kreutzer).
Pascal Quignard en profite pour rappeler que des concerts de musique
de Wagner, Brahms, Schubert étaient, effectivement, organisés dans
les camps de concentration nazis, et probablement pas pour "élever
l'âme" des prisonniers !
15Thomas
Mann
va dans le même sens lorsqu'il remarque
que "musique
et langage [vont] de pair, au fond ne [font] qu'un"(Mann,
Doktor
Faustus,
xx).
16Personne
n'a oublié l'épisode d'Ulysse et des Sirènes dans l'Odyssée.
17Cf.
la fameuse allégorie platonicienne dite "de la Caverne".
18Dans
de la Grammatologie,
Jacques Derrida soutient,
au contraire, que
l'oralité est toujours-déjà contaminée
par la structure formelle
de l'écriture et inverse
ainsi
la préséance qu'un Platon, un Rousseau ou un Saussure
accordent implicitement à l'oralité. Ce point de vue intéressant
nous semble cependant entaché de ce fétichisme des structures que
les structuralistes en
général ont tendance à manifester dès qu'ils oublient le
précepte saussurien selon lequel il ne saurait y avoir d'autonomie
du signifiant
(séparé
du signifié
et du référent).
19"Le
corps nous cause mille soucis par la nécessité où nous sommes de
le nourrir, à cause des maladies qui surviennent, des innombrables
sottises [qui] nous ôtent la possibilité de penser [...]. Aussi
longtemps que notre esprit sera mêlé à cet élément mauvais,
jamais nous ne pourrons posséder la vérité, [car] l’esprit est
véritablement enchaîné et soudé au corps et forcé de considérer
les réalités à travers le corps comme à travers les barreaux
d’un cachot. Mais, lorsqu’il examine quelque chose seul et par
lui-même, il se porte là-bas vers les choses pures, éternelles,
immuables"(Platon, Phédon 66b-82e) .
20"Dans
la théologie et la musique, il [Adrian Leverkühn, le
personnage principal] voit des sphères voisines, apparentées
de près et, personnellement, la musique m'a [à Serenus
Zeitblom, le narrateur] toujours fait l'effet d'une
combinaison magique de la théologie et des si divertissantes
mathématiques"(Mann,
Doktor Faustus,
xv).
Ailleurs, Thomas Mann évoque une pianiste qui "jouait
avec recueillement et préciosité
[la mort d'Isolde du Tristan et Isolde
de Wagner],
s'attardait religieusement sur chaque figure, et faisait ressortir
les détails de manière humble et spectaculaire comme le prêtre
élève au-dessus de sa tête le Saint-Sacrement"(Mann,
Tristan).
Emmanuel
Parent fait remarquer
que "la
tradition romantique peut être entièrement comprise comme
l’héroïque tentative de restaurer la dimension magique que la
nature était en train de perdre sous les coups de boutoir de la
révolution industrielle. L’art fut investi avec force comme étant
le dernier refuge de l’esprit dans un monde qui cheminait gaiement
vers le désenchantement. La définition hégélienne de l’œuvre
d’art circonscrit parfaitement cette conception « religieuse » :
l’art est la présentation de l’Absolu dans une matière soumise
à une forme"(Emmanuel
Parent, Walter
Benjamin et le Jazz : une Introduction, article consultable sur le site Volume
!). Cela dit, si l'on ne considère que la seule promotion de "la dimension magique [de] la
nature", donc d'une certaine irrationalité instinctuelle que le romantisme tend à restaurer, la limite vers laquelle il tend nécessairement n'est pas le spiritualisme mais le satanisme, ainsi que le montre quasiment toute l’œuvre de Thomas Mann : le musicien ne peut jamais se dévouer corps et âme à son art sans vendre celle-ci au diable, c'est-à-dire sans pousser, in fine, la dévotion théologique propre à la tradition vers la perversion diabolique caractéristique d'une modernité débridée. Or, si chez Thomas Mann, cette perversion musicale s'incarne dans la musique dodécaphonique, chez la plupart des auteurs, en revanche (notamment Hesse, Boulgakov, Benjamin ou Adorno), c'est plutôt dans le jazz que se manifeste une telle modernité. Ce qui nous semble prouver que, contrairement à ce qu'écrit Parent, le propre du romantisme, en tout cas en musique, n'est pas tant d'être "le dernier refuge de l’esprit dans un monde qui cheminait gaiement
vers le désenchantement", que d'être plutôt le dernier refuge de l'esprit individualiste dans un monde qui commence à comprendre que son salut est dans le corps social.
21Personne
n'a oublié la violente altercation qui a eu lieu lors de la
création, à Vienne en janvier 1932, du "Concerto pour piano
et orchestre en ré majeur pour main gauche" qui avait été
commandé à Maurice Ravel par le pianiste manchot (et frère aîné
de Ludwig) Paul Wittgenstein, lequel s'était permis quelques
"arrangements" qui ont scandalisé Ravel. L'explication
qui s'est ensuivie fut orageuse, l'interprète revendiquant un droit
à la paraphrase que le
compositeur lui déniait.
22Nous
avons montré dans Spinoza,
Bach et l'Art
que la musique sacrée, tout comme l'architecture sacrée, peuvent
tout aussi bien être un facteur de crainte superstitieuse
qu'un vecteur d'obéissance
joyeuse
à la nécessité.
23Le
marketing commercial
agressif des grands
festivals de jazz (Nice,
Marciac, Montreux, etc.),
par exemple, n'a rien à envier à celui des festivals de Cannes
(cinéma), d'Avignon (théâtre) ou d'Aix-en-Provence (musique
lyrique), même si la
rémunération des musiciens de jazz n'a
pas grand chose à voir avec celle des
vedettes du lyrique ou du cinéma.
24"Les
mortels réussissent à doter de quelque permanence leurs œuvres,
leurs actions et leurs paroles : la capacité humaine d’accomplir
cela, c’est la mémoire
[...]. L’action humaine [...] a partie liée avec la pluralité
humaine [qui] repose sur le fait [que] le monde humain est
constamment modifié par des étrangers nouveaux venus dont les
actions et réactions ne peuvent être prévues
par
ceux qui sont déjà là et qui vont s’en aller sous peu"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
II, i).
25À
commencer, pour Hannah Arendt, par l'action politique dans
le sens restreint de l'administration d'une communauté humaine.
26En
tout cas depuis la fin des grands orchestres de jazz
de l'ère du swing
(ceux de Benny Goodman, Count Basie ou Duke Ellington,
par exemple) qui avaient
plus besoin d'être dirigés que les quartets, trios, voire duos à
quoi se réduisent la
plupart des formations
depuis l'avènement du bop.
27Platon
fait déjà le même
constat, mais c'est,
bien entendu,
pour le déplorer et condamner dans la foulée toute forme de mise
en scène subjective (mimèsis),
y compris artistique,
au motif qu'il s'agit toujours de jouer sur les affects
(épithumiaï),
mimèsis
à laquelle il oppose, au livre III de la
République,
un récit objectif des faits (diègèsis)
qui est censé s'adresser à notre raison (nous).
28En
me comportant de telle sorte que je puisse vouloir que ce que j'y
fais construise mon identité narrative et,
pour cette raison, soit intégré à ma biographie
(cf. Conscience
de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité).
30Ce
qui est incompréhensible à Adorno pour qui "la liberté de
l'artiste qui improvise en fonction de l'accompagnement de
l'orchestre est une pure illusion, l'improvisation spontanée
est en fait étudiée avec une précision mécanique [...]
et le sujet n'est pas un sujet lyrique libre qui s'élève à partir
du collectif mais bien quelqu'un qui n'est pas
originairement libre, une victime du groupe"(Adorno,
Prismes).
31C'est-à-dire
d'improviser sur le refrain.
32Réunion
de jazzmen
qui se rencontrent pour le plaisir et qui improvisent librement (en
français "boeuf").
Ces séances
after hours apparurent dans les années 30 dans les boîtes
de Chicago et de Kansas City. Les chansons françaises "Trompette
d'Occasion" (Henri Salvador) et "Pour
faire une Jam" (Charles Aznavour) donnent un bon aperçu de
ce qu'est une jam session.
33Aussi,
contrairement à ce qui est le cas pour d'autres genres musicaux,
les meilleurs enregistrements de concerts de jazz ont
souvent lieu en live.
34Inaugurée
par Louis
Armstrong lors de l'enregistrement de "Heebies Jeebies"
en 1926.
Louis
Armstrong, Ella Fitzgerald, Cab Calloway, Michel Legrand en France,
Paolo
Conte
en
Italie, ont
été des
virtuoses
du scat.
Le scat
peut
d'ailleurs constituer l'intégralité de la prestation du chanteur
(comme dans
cette interprétation de "One
Note Samba" par Ella Fitzgerald),
ou consister à mimer un instrument (par exemple, Paolo
Conte qui mime le saxophone dans "Come di"),
ou
à
scander
le groove
en
ahanant
(tel que le fait Lionel
Hampton interprétant "Flying home")
ou
en
hurlant (ce que fait Charlie
Mingus dans "Ah Um"),
ou encore en marmonnant (à la manière de Clark
Terry dans "Mr. Mumbles").
35La
famille des saxophones telle
qu'Adolphe Sax les a conçus dans les année 1850 comprenait même,
à l'origine, 14 tailles (il n'y en a plus que la moitié
aujourd'hui).
36Titre
d'une des
compositions de Miles Davis (album "Kind of Blue" de
1959) devenue un standard.
37Le
terme anglais pour le "phrasé" (la façon qu'a un
musicien de
faire sonner
une phrase musicale) est
"voicing",
ce
que
l'on pourrait retraduire, littéralement,
par "voisement".
38"Les
premières langues furent chantantes et passionnées avant que
d'être simples et méthodiques"
(Rousseau,
Essai
sur l'Origine des Langues,
ii).
39Christian
Béthune rappelle à ce propos que, dans les plantations de coton,
il était interdit aux esclaves de jouer et, a fortiori,
de posséder quelque instrument musical que ce fût.
40"Tout
mot familier, par exemple dans un livre, se présente à notre
esprit enveloppé d'une atmosphère, d'une sorte de ''halo''
d'emplois à peine suggérés. Tout comme si, dans un tableau,
chaque personnage était entouré de scènes délicatement et comme
nébuleusement dessinées, qui se trouveraient pour ainsi dire dans
une autre dimension, et comme si nous voyions ici les personnages
dans différents contextes"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II, vi).
41Mais
qui pourrait tout aussi bien être la musique, par exemple lorsqu'il
écrit : "y
avait-il dans l'art une réalité plus profonde où notre
personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent
pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble, en effet,
si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de
l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence
quotidienne. Au moment où je pensais cela, une mesure de la sonate
[de
Vinteuil] me
frappa, mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois
l'attention éclaire différemment des choses connues pourtant
depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous n'avions jamais
vu"(Proust,
la
Prisonnière,
1721).
42L'article
complet est consultable sur le site des Cahiers
d'Études Africaines.
43Ce
rapprochement avec le conte
oral africain autorise
l’écrivain et
musicien James Lincoln Collier à expliquer
les réticences de la culture occidentale à l'égard du jazz par
"l’importance de ces rapports sociaux que l’on
trouve souvent dans les sociétés tribales, mais que la plupart
d’entre-nous issus de culture occidentale ou européenne, avons de
la peine à concevoir. Notre vie, surtout en Amérique, où la
liberté individuelle est tant vantée, est organisée autour de
notre personne. Nous identifions notre essence individuelle à notre
vie privée"(Collier, l'Aventure du Jazz).
Tout
en ayant le mérite de souligner l'importance du social
dans
le jazz,
une telle essentialisation
culturelle
repose
le problème délicat de l'africanité
du
jazz (cf.
première
partie de cet article,
notamment la note 16). Voir aussi David
Smadja, Variations
sur le Jazz et la Politique.
44Il
s'ensuit que l'écoute solitaire
d'un disque (ce qui n'est
nullement nécessaire, l'écoute d'un disque pouvant aussi être
collective), tout en
modifiant certainement la nature du lien social engendré par
l'audition, puisque le contexte
public permettant à
l'auditeur de manifester sa présence
fait alors défaut,
ne change rien, cependant,
à sa
fonction révélatrice
de notre condition humaine
voire même, en un sens, la
facilite.
On peut dire, en nous appuyant encore
une fois sur
Proust, qu'il existe entre l'audition solitaire
d'un disque
et l'audition
collective d'un concert,
la même relation qu'entre la lecture d'un livre et le fait de
participer à une conversation : "ce
qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n’est
pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on
communique avec eux, la lecture
[permet de] jouir
de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la
conversation dissipe immédiatement"(Proust,
sur
la Lecture).
Cf.
Proust
et la Lecture Romanesque.
À
la limite même, cette fonction révélatrice de soi-même peut être
assurée par le seul souvenir
conscient
d'un
passage littéraire ou d'un
air de
musique :
"dans
ma tête résonnait cette magnifique chanson, "Lover
Man",
telle que Billie Holiday la chante, c'était mon concert à moi, en
pleine cambrousse [...]. Ce n'est pas tant les paroles que la
mélodie, magnifique
et la façon dont Billie chante ça, comme une femme passe la main
dans les cheveux de son homme à la lumière tamisée d'une lampe.
Les vents hurlaient. J'avais froid"(Kerouac,
sur
la Route,
i, 13).
Il va de soi, en
revanche,
que, dans ces conditions où disparaît l'interlocution, la
spécificité du jazz
disparaît
aussi.
45Comme
le montre Christian Gailly dans ses romans sur le jazz,
il n'y a guère que dans ce genre musical que n'importe qui, parmi
l'auditoire, est autorisé à monter sur scène pour accompagner les
musiciens, fût-ce en leur empruntant un de leurs instruments (cf.
la chanson "la
Boîte de Jazz" interprétée par Michel Jonasz).
46"Le
devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour
la loi"(Kant,
Fondements
de la Métaphysique des Mœurs,
1°sect.).
47Le
jazz,
qui s'est, originellement, nourri du gospel
et
du blues,
en a fait autant avec le rock,
la soul
music,
la bossa
nova,
le reggae,
le flamenco,
et, bien entendu aussi, grâce
à
des groupes comme les Swingle Singers ou le Trio Eugen Cicero qui
s'en
sont
même
fait
une
spécialité, la musique savante
elle-même.
Laquelle n'a
pas, non plus, rejeté toute influence du jazz,
par exemple chez Ravel, Chostakovitch,
Stravinsky ou
Milhaud et, bien entendu
aussi, chez des compositeurs américains tels
que Gershwin, Bernstein ou
Copland. Il
est probable aussi (mais il
faudrait
développer
cette idée)
que l'influence du jazz
se
soit étendue à des
domaines artistiques non-musicaux tels que la littérature, le
théâtre ou le cinéma (rappelons que le premier film sonorisé en
1927 était intitulé "The Jazz Singer"), tant du point de
vue des thèmes abordés (inter
alia Kerouac,
Vian, Gailly, Conroy, en littérature, Tavernier
ou Allen au cinéma) que
de
celui
de la conception
formelle du temps
(Beckett, Joyce, Céline, Cohen, Modiano, ... en littérature,
Cassavetes,
Godard, Bresson, ... au
cinéma).
À noter aussi l'influence tout à fait inattendue que le pianiste
de jazz
Yaron Herman reconnaît avoir subie en
la personne de
"Wittgenstein
qui [lui] a appris qu’improviser c’est sortir du temps linéaire
et cumulatif pour entrer dans la présence même de
l’instant"(interview
donnée au mensuel Philosophie Magazine le 22 oct. 2015),
se rappelant peut-être que Thelonious Monk avait, entre autres
surnoms, obtenu celui de "Wittgenstein
of the piano"
!
48Au
sens aristotélicien que nous avons souligné supra
de la dualité matière/forme.
49"La
condition humaine ne s’identifie pas à la nature humaine, et la
somme des activités et des facultés humaines qui correspondent à
la condition humaine ne constitue rien de ce qu’on peut appeler
nature humaine. […] Rien ne nous autorise à supposer que l’homme
ait une nature ou une essence comme en ont les autres objets. En
d’autres termes, si nous avons une nature, une essence, seul un
dieu pourrait la connaître et la définir, et il faudrait d’abord
qu’il puisse parler du qui
comme d’un quoi"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
i).
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