D2 – L’artiste
doit-il raconter ou imiter ?
SOCRATE
: ne
sais-tu pas que les premiers vers de l’Iliade dans lesquels le
poète [Homère] raconte que Chrysès pria Agamemnon de lui
rendre sa fille, que celui-ci s’emporta, et que le prêtre, n’ayant
pas obtenu l’objet de sa demande, invoqua le dieu contre les
Achéens ? [...] Tu sais donc que, jusqu’à ces vers, "il
implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs
des peuples",
le poète parle en son nom1
et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme
si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais,
pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chrysès2,
et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce
n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon
; et il a composé à peu près de la même manière tout le récit
des événements qui se sont passés à Ilion [Troie], à Ithaque et
dans toute l’Odyssée. [...] Si donc un homme en apparence capable,
par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter,
venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous
le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable.
Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans
la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans
une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir
couronné de bandelettes3.
Platon – la
République
1 - A quelle idée
l'auteur s'oppose-t-il et quelle idée défend-il ?
Platon,
dans ce texte, s'oppose à l'idée que l'oeuvre d'art devrait se
contenter d'imiter, tant bien que mal, la réalité. Il défend
l'idée qu'elle doit plutôt la décrire le plus fidèlement
possible.
2 - Quels sont les deux
procédés artistiques dont il est question dans ce texte. Donner un
exemple de chacun d’eux dans une œuvre littéraire que vous avez
étudiée en classe de première.
Platon distingue la
diègèsis ou narration (description) et la mimèsis ou
imitation (représentation). Le premier procédé est défini de la
façon suivante : " jusqu’à ces vers, "il
implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs
des peuples", le poète parle en son nom
et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme
si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même".
La diègèsis consiste donc, pour l'artiste (ici, le poète,
Homère), à décrire la réalité connue ou supposée telle au style
indirect en assumant la responsabilité de ses propos : lorsqu'il dit
"je", c'est de l'artiste qu'il s'agit. Tandis que, avec le
second procédé, le poète "s’exprime comme s’il était
Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que possible
l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard,
prêtre d’Apollon" : "comme s'il était Chrysès",
c'est-à-dire qu'il fait dire des choses à ses personnages au style
direct, faisant croire par là que ce sont eux qui s'expriment alors
que c'est Homère qui parle. De sorte que le pronom "je" ne
désigne plus nécessairement l'artiste. Il est clair que n'importe
quelle oeuvre théâtrale dialoguée correspond à ce critère et est
un exemple de ce que Platon entend par mimèsis. Pour la
diègèsis, en revanche, c'est plus compliqué pour au moins
deux raisons. D'abord parce que rares sont les oeuvres littéraires
complètement dépourvues de dialogues et que la plupart de celles-ci
sont des oeuvres théâtrales (de Beckett, de Koltès) ou poétiques
(les dialogues sont rares dans les poèmes) ou un mélange des genres
(les nouvelles de Beckett) et que ces deux genres littéraires ne
prétendent pas "décrire fidèlement" la réalité.
Ensuite parce qu'il existe des oeuvres littéraires écrites à la
première personne du singulier, donc au style direct, et dont le
"je" ne renvoie pas à l'auteur mais à un "narrateur"
qui se trouve être ... un personnage inventé par l'auteur :
l'Etranger de Camus ou la Recherche du Temps Perdu de
Proust, par exemple. Donc, pour répondre à la question, on ne peut
citer, à titre d'exemple de diègèsis littéraire que
certains extraits non-dialogués de romans qui se veulent "réalistes"
: un roman "naturaliste" (Germinal de Zola) ou bien
un "témoignage" de guerre (le Feu de Barbusse), de
voyage (Voyage en Orient de Lamartine) ou encore une
biographie ou une auto-biographie qui sont, par étymologie, des
"récits de vie".
3 - Donner un exemple de
chacun des deux procédés dans la peinture et dans le cinéma.
Peut-on généraliser aux autres formes d'art (architecture,
sculpture, musique, danse) ?
Pour
la peinture, n'importe quel tableau figuratif peut constituer
un exemple de diègèsis
: un portrait (la Joconde,
de Vinci), un paysage (Vue
de Delft de Vermeer), une
scène historique (le
Sacre de Napoléon de
David), etc. Pour la mimèsis,
c'est plus compliqué parce qu'il faut imaginer que le peintre ne
peint pas ce qu'il voit réellement : peut-être alors les tableaux
cubistes (Guernica
de Picasso) ou abstraits (Carré
Blanc sur Fond Blanc de
Malevitch) sont-ils de bons exemples. Mais que penser de tableaux
comme Impressions,
Soleil Levant de Monet ou
la Montagne
Sainte-Victoire de
Cézanne ? Ce qu'on vient de
dire de la peinture vaut aussi, grosso modo,
pour la sculpture : le
Penseur de Rodin serait
diègètique, Oiseau
dans l'Espace de Brancusi
serait mimètique.
Mais que dire de l'Homme
qui marche de Giacometti
? Il est clair que
l'opposition platonicienne entre mimèsis et
diègèsis n'est pas
très opérationnelle pour la peinture
ou la sculpture.
Il
en va de même pour le cinéma. Que serait un cinéma purement
diègètique,
c'est-à-dire qui décrirait fidèlement la réalité telle que vue
par le caméraman ? Peut-être
les documentaires, notamment historiques (Nuit
et Brouillard de
Resnais), correspondent-ils au critère platonicien. Mais à
condition, alors, de ne pas leur faire le reproche de, comme dit
Platon, "tourner notre pensée dans un autre sens",
ce qui est fréquemment le cas pour les reportages journalistiques. A
l'inverse, le cinéma mimètique serait
un cinéma qui, comme pour les oeuvres littéraires, montrerait les
points des différents personnages, ce que font, d'ailleurs, la
plupart des films. Quant aux films ou séquences de films tournés en
"caméra subjective" (on fait comme si le personnage tenait
la caméra et donc le spectateur voit ce que "voit" le
personnage), par exemple la
Dame du Lac de
Montgomery, ils posent le même problème que les oeuvres littéraires
écrites en première personne : le point de vue de la caméra est-il
vraiment le point de vue de l'auteur ?
La
dichotomie platonicienne devient très
difficile à appliquer à la danse et à la musique et carrément
impossible à appliquer à
l'architecture.
4
- Quel accueil Platon conseille-t-il de réserver au poète qui se
réclame du second procédé ? Analyser l'ironie de la dernière
phrase.
Platon
dit que "si
donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre
toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y
produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un
être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y
a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en
avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir
versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes".
Or,
l'"homme
en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes
et de tout imiter",
c'est évidemment le poète qui, comme Homère dans la deuxième
partie de l'Iliade,
se livre à l'imitation ou "mimèsis",
c'est-à-dire celui qui est capable de se faire passer pour n'importe
qui à travers ses récits en inventant n'importe quelle situation ou
n'importe quel personnage. Platon conseille de se comporter à son
égard comme à l'égard d'un hôte prestigieux, en lui réservant
les honneurs que mérite son talent hors du commun. Mais, ce qui est
particulièrement
ironique, c'est que, dans le même temps, "nous
lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité
et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une
autre Cité".
Platon veut dire par là que la fascination que ce talent d'imitation
ne manquera pas d'exercer sur la population ce talent extraordinaire,
s'il mérite d'être reconnu, en revanche recèle un véritable
danger et donc n'a pas à être encouragé mais au contraire
condamné.
5 - Toujours en gardant
l'exemple de la littérature, quel procédé semble le plus
compatible avec la créativité artistique dont parle Kant dans le
texte D1 ? Et pourtant lequel a la faveur de Platon ? Pourquoi (cf.
texte A1) ?
Dans
le texte D1, Kant écrit : " Le
génie est le talent de produire ce dont on ne peut donner de règle
déterminée, et non pas l’habileté qu’on peut montrer en
faisant ce qu’on peut apprendre en suivant une règle ; par
conséquent l’originalité est sa première qualité."(Kant,
Critique
de la Faculté de Juger).
Or, si le génie artistique est un talent dont l'originalité est la
qualité première, on peut d'ores et déjà dire que le génie
artistique n'aura pas pour fonction de rapporter le réel,
c'est-à-dire de faire ce que Platon appelle "diègèsis".
Au contraire, pour Kant, la créativité artistique ne peut consister
qu'à pratiquer la "mimèsis",
autrement dit le fait pour l'artiste de donner l'illusion qu'il est
un autre en inventant, par exemple, un ou des personnages (c'est le
cas pour la plupart des romans, des pièces de théâtre, des
poèmes). Mais, bien entendu, c'est la "diègèsis"
qui a la faveur de Platon (cf. la question 4 où on a montré le sort
qu'il préconise de réserver à ceux qui pratiquent la "mimèsis").
La raison est purement politique : celui qui pratique la "mimèsis",
qui veut donc se faire passer pour ce qu'il n'est pas, n'est rien
d'autre qu'une sorte d'orateur. Or, lorsqu'il s'agit d'élire une
personnalité compétente pour diriger la Cité, "c’est
l’orateur qui se ferait choisir plutôt que n’importe quel
compétiteur."(Platon,
Gorgias).
Donc, pour Platon, la "mimèsis"
et la rhétorique font peser sur la Cité la même menace de
manipulation de l'opinion publique et donc, à terme, le risque de
tyrannie. Et contre ce danger, un seul remède : la vérité, donc la
"diègèsis".
Autrement dit, pour Platon, celui qui pratique la "diègèsis"
sera assimilé au philosophe.
6 - Si on prend
maintenant un exemple d’œuvre produite par l’industrie (et non
pas l’art) cinématographique, ce que dit Platon est-il encore
aussi choquant ? Pourquoi ?
L'industrie
cinématographique, c'est-à-dire le cinéma qui n'a que le souci de
se vendre, de faire le plus d'entrées possible dans les salles,
fonctionne exactement comme la rhétorique dont parle Platon : "la
rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont
elle parle ; elle a découvert un procédé qui sert à
persuader ; devant un public d’ignorants, elle a l’air d’en
savoir plus que n’en savent les connaisseurs."(Platon,
Gorgias).
Ce procédé, c'est l'identification. C'est-à-dire que les
spectateurs sont d'autant plus nombreux à aller voir le film qu'ils
se reconnaissent plus facilement dans les personnages. C'est
exactement cette recette qui, par exemple, a fait le succès du film
Bienvenue
chez les ch'tis
de Dany Boon : l'histoire est inventée mais imite ce qui aurait pu
arriver à n'importe qui, avec le langage de n'importe qui et les
émotions de n'importe qui. Or, c'est lorsque les spectateurs
s'identifient à des personnages (qu'ils soient banals ou héroïques,
d'ailleurs) qu'on peut le mieux les manipuler soit en leur vendant
des "produits dérivés" (exemple les films tirés des
aventures de Harry Potter ou de Batman), soit en les faisant adhérer
à une certaine politique (exemples des films de Leni
Riefenstahl
qui,
pendant la période nazie, ont fait l'éloge de la politique nazie,
ou des films produits par les studios de Hollywood qui ont toujours
présenté sous son meilleur jour l'american
way of life).
Donc, effectivement, la "mimèsis"
s'accompagne, comme le craignait déjà Platon, d'un risque de
manipulation démagogique.
7
- Le texte de Platon a été écrit il y a vingt-cinq siècles. Au
milieu du XX° siècle, le dramaturge Bertold Brecht a écrit à
propos du théâtre classique la chose suivante (que l'on peut
facilement étendre à la littérature ou au cinéma) : "[Le
plus souvent], les personnages principaux sont tenus dans le général
afin que le spectateur puisse plus facilement s’identifier à eux.
En tout cas, tous leurs traits proviennent de cette sphère limitée
à l’intérieur de laquelle chacun peut immédiatement dire :
« oui, c’est bien cela. » [Or] nous avons besoin d’un
[autre] théâtre."(Brecht, Petit
Organon pour le Théâtre).
Donner un exemple de pièce de théâtre où le spectateur est invité
à s’identifier à un personnage principal, et un exemple de pièce
où le spectateur ne peut s’identifier à aucun personnage. Quel
est le rapport avec Platon ?
Dans
la question 2, nous avons remarqué que la plupart des pièces de
théâtre doivent être rangées dans le genre "mimèsis",
dans la mesure où elles font dialoguer des personnages inventés qui
échangent des propos inventés. Or, dit Bertold Brecht (poète et
dramaturge allemand du XX° siècle), il existe deux sortes de
théâtres : celui dans lequel le spectateur s'identifie à un ou
plusieurs personnages (par exemple à Don Diègue, Don Rodrigue ou
Chimène dans le
Cid
de Corneille, ou à Harpagon, Cléante ou Elise dans l'Avare
de Molière) et celui dans lequel le spectateur ne peut pas
s'identifier à un personnage (par exemple dans la
Cantatrice Chauve
de Ionesco, ou dans en
attendant Godot
de Beckett). Dans la première sorte de théâtre, l'identification à
un personnage enlève tout esprit critique au spectateur : "tous
le[...]s traits [des personnages] proviennent de cette sphère
limitée à l’intérieur de laquelle chacun peut immédiatement
dire : « oui, c’est bien cela. »"(Brecht,
Petit
Organon pour le Théâtre).
Les personnages sont des archétypes du courage, de l'avarice, de la
futilité, de la passion amoureuse, etc., aussi, le spectateur
s'attend plus ou moins à ce qui va leur arriver, il trouve cela
normal, il n'est pas étonné. Tandis que devant une pièce de
Beckett ou de Ionesco, les "personnages" ont l'air
incohérents, ils n'ont pas l'air de se comporter comme des hommes
"normaux", il est donc impossible de s'identifier à eux.
D'où le climat étrange qui règne dans ces pièces, ni drôle ni
triste, ni optimiste ni pessimiste, etc. Dès lors, le spectateur n'a
devant lui que de l'absurdité (d'où l'appellation fréquente
"théâtre de l'absurde") : on parle pour ne rien dire, on
attend sans savoir ce que l'on attend, etc. Bref on se trouve face à
la vérité de la condition humaine. Donc pour Brecht, tout comme
pour Platon, la littérature peut et doit se mettre au service de la
vérité (diègèsis),
même à travers le style direct qui caractérise le théâtre.
D'ailleurs, c'est exactement ce que Platon a essayé de faire avec
ses ... dialogues philosophiques !
1
Il fait une diègèsis,
une narration ou description.
2
Il fait une mimèsis,
une imitation ou représentation.
3
Honneurs réservés aux hôtes
prestigieux dans la civilisation grecque.
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