E2 – Peut-on être heureux
sans être libre ?
Les
hommes se croient libres parce qu'ils ont conscience de leurs désirs
et qu'ils ne pensent pas aux causes qui les disposent à désirer,
parce qu'ils les ignorent [...]. Le corps humain est affecté d'un
très grand nombre de façons par les corps extérieurs, et lui-même
est disposé à affecter les corps extérieurs d'un très grand
nombre de façons1.
Or [...] l'esprit et le corps sont une seule et même chose conçue
tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de
l'étendue. Ni le corps ne peut déterminer l'esprit à penser ni
l'esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos. Donc
l'esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses
et d'autant plus apte que son corps est disposé d'un plus grand
nombre de façons. [Cependant] de ce qui augmente ou diminue, aide ou
contrarie la puissance d'agir de notre corps, l'idée augmente ou
diminue, aide ou contrarie la puissance de penser de notre esprit.
[De sorte que] plus nous sommes affectés d'une plus grande joie,
plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire plus
nous participons de la nature divine : [...] plus nous comprenons de
choses singulières, plus nous comprenons [...] cet être éternel et
infini que nous appelons Dieu ou la Nature.
Spinoza
–
Éthique
1 - A quelle idée l'auteur
s'oppose-t-il et quelle idée défend-il ?
L'auteur
s'oppose à l'idée selon laquelle liberté et bonheur seraient deux
états distincts. Il défend donc l'idée que liberté et bonheur ne
sont que deux noms que nous donnons au même phénomène, celui de la
joie.
2 - Expliquer la première
phrase. Comment pourrait-on qualifier la position Spinoza par rapport
au problème de la liberté ?
Prenons
un exemple : j'ai soif ; j'ouvre le frigo ; je vois dans le frigo une
bouteille de Coca-Cola et une bouteille d'eau ; je saisis la
bouteille de Coca, je la décapsule et je bois. Si maintenant on me
demande pourquoi j'ai bu, je répondrai que j'ai bu parce que j'avais
soif, et si on me demande pourquoi, précisément, le Coca et non
l'eau qui était à côté, je répondrai que c'est parce que je
désirais boire du
Coca plutôt que de l'eau. Si, en plus, j'ai affaire à un philosophe
qui me demande si j'ai eu l'impression de choisir librement
ma boisson, je répondrai sans doute affirmativement. C'est là que
Spinoza n'est pas d'accord. Car, pour me dire libre,
il eût fallu, non seulement que rien ne s'interposât entre mon
désir et sa
réalisation (si quelque chose ou quelqu'un m'avait empêché de me
saisir de cette bouteille de Coca, bien évidemment, je n'aurais plus
été libre), mais, en
plus que mon désir lui-même
fût libre, c'est-à-dire vînt de moi-même et de nulle part
ailleurs. Or, nous dit Spinoza, certes, j'ai bien conscience de
l'absence d'obstacle à la réalisation de mon désir
mais je n'ai pas la moindre idée de l'origine de mon désir.
C'est pourquoi Spinoza dit que "les hommes se croient
libres parce qu'ils ont conscience de leurs désirs et qu'ils ne
pensent pas aux causes qui les disposent à désirer, parce qu'ils
les ignorent" : je me crois
libre, mais il est probable que
mon désir ne vient
pas de moi-même mais qu'il est déterminé par
une ou plusieurs cause(s) extérieure(s) à moi-même. Par exemple, s'agissant de mon désir de boire du Coca, de la publicité ou de la mode. On dira, pour
cette raison, que Spinoza adopte une positions déterministe
et non pas libérale.
3 - Qu'est-ce qui empêche
l'homme d'être libre pour Spinoza ? Faire un schéma.
Les
libéraux auxquels
s'oppose Spinoza parleront de liberté
de l'individu dans la mesure où rien ne vient faire obstacle à la
réalisation de son désir.
Ils ne s'intéressent pas à l'origine du désir parce
qu'alors, il y aurait régression à l'infini :
il faudrait chercher non seulement si le désir à une cause, mais si
cette cause a elle-même une autre cause, etc. Or, c'est précisément
ce que dit Spinoza : "le corps humain est affecté
d'un très grand nombre de façons par les corps extérieurs, et
lui-même est disposé à affecter les corps extérieurs d'un très
grand nombre de façons".
Autrement dit le corps de l'individu désirant est toujours pris dans
un réseau infini d'interactions causales qu'il est absurde de nier.
A ce réseau infini, Spinoza donne un nom tout à fait étonnant : il
l'appelle Dieu.
Pourquoi ? Eh bien parce que
d'une part, comme tous les penseurs
du XVII° siècle, Spinoza donne
le nom de "Dieu"
à ce qui est réellement
infini et, d'autre part, comme
tous les scientifiques du XVII° siècle, il
a retenu la leçon de Galilée d'après laquelle l'Univers (que l'on
nomme Nature, à l'époque) est probablement un ensemble infini de
relations causales entre les différents corps qui existent, ont
existé ou existeront. Et comme il ne peut exister qu'un
seul infini (s'il y en avait
deux, pour les distinguer, il faudrait qu'ils fussent limités, et
donc ils ne seraient plus infinis), cet espace éternel et
infini d'interactions causales
entre les corps, Spinoza l'assimile à Dieu.
L'être humain ne peut donc être dit libre,
puisque "la puissance qui permet aux choses
singulières de conserver leur être, est la puissance même de
Dieu, c’est-à-dire de la Nature"
(note 1). Et comme l'être humain n'est qu'une (toute petite) partie
de la Nature, il ne dispose que d'une (toute petite) partie de sa
puissance éternelle et infinie et ne peut, par conséquent, que
difficilement s'opposer aux influences causales dont il est l'objet.
Voilà ce qui l'empêche d'être libre.
4 - Pour Descartes par exemple
(cf. texte B1), le corps humain est mécaniquement déterminé mais
l'esprit peut être libre. En va-t-il de même pour Spinoza ?
Pourquoi ?
Ce
que nous avons dit à propos du texte B1 nous permet de remarquer que
Descartes n'est pas précisément un libéral dans
la mesure où il reconnaît un déterminisme concernant
notre corps. En effet, nous dit Descartes, nos représentations
sensibles sont mécaniquement causées
par des événements extérieurs à nous de sorte que nous n'avons,
sur elles, pas plus de contrôle que sur nos rêves. Tout au plus
pouvons-nous prendre, comme
il le fait lui-même, la résolution de douter de nos perceptions,
non pas pour conclure, comme le font les pyrrhoniens, que l'on ne
peut être certain de rien, mais, au contraire pour se rendre compte
que rien n'est en notre pouvoir sauf notre volonté de choisir
de nous abandonner aux
perceptions incertaines du corps ou bien de nous confier à la
certitude infaillible des intuitions et des déductions de notre
raison, c'est-à-dire
de notre intelligence
pure et attentive. Bref, pour
Descartes, si notre corps et
tout ce qui en dépend est, effectivement, déterminé de
l'extérieur, en revanche tout
ce qui se rapporte à notre esprit
est, potentiellement, libre de toute influence externe
pour peu que nous le voulions.
Spinoza
ne peut, évidemment pas être d'accord avec ce raisonnement car,
comme nous l'avons déjà
souligné, à supposer que rien ne vienne s'opposer à notre volonté
de douter de nos perceptions
et de choisir
notre raison, qu'est-ce qui
nous prouve que notre volonté n'est pas
déterminée de l'extérieur
? Descartes répondrait que l'esprit
ne peut pas être déterminé
car seule une entité matérielle composée de parties en relations
mécaniques les unes avec les autres, bref, un corps,
peut l'être. Mais, justement, rétorque Spinoza, "l'esprit
et le corps sont une seule et même chose conçue tantôt sous
l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue".
Ce qu'il veut dire, c'est qu'il serait superstitieux de croire qu'il
existe des entités (des "esprits") qui échappent aux lois
causales ordinaires qui gouvernent la Nature (l'Univers). Pour
Spinoza, admettre cela, c'est faire de la (mauvaise) théologie et
non pas de la (bonne) philosophie. Mais alors, pourrait-on objecter à
Spinoza, est-ce à dire que les pensées, les souhaits, les craintes,
les rêves, etc. sont des entités matérielles (des "corps")
au même titre que les arbres, les chaises, les pierres, etc. ? Pas
tout à fait, répondrait-il. Car les termes "mentalistes"
que nous avons cités dénotent un point de vue particulier sur les
choses. Prenons un exemple très simple : lorsque, à propos de mon
ami Pierre, je vous parle de la couleur de ses yeux, de ses cheveux,
de sa taille, de son poids, de son âge, etc., j'adopte un point de
vue particulier, celui du
corps. Lorsque, en
revanche, je vous parle de ses peines, de ses espoirs, de sa
gentillesse, etc., j'adopte un autre point de vue, celui de l'esprit.
Dans le premier cas, j'admets que tout ce dont je parle fait partie
des objets matériels de l'Univers soumis à l'interaction causale
(mécanique). Dans le second cas, je fais comme si
ce n'était pas le cas, comme si les
rêves, les espoirs, les pensées, etc. étaient de mystérieuses
entités indéfinissable. Mais, au fond, que je parle du corps
de Pierre ou bien de son esprit,
c'est bien du même individu que je parle. Or, ce qui est valable
pour un seul individu (Pierre) peut être généralisé à l'ensemble
de la Nature (l'Univers). C'est ce que fait Spinoza lorsqu'il dit que
le corps et l'esprit
sont deux attributs,
c'est-à-dire deux points de vue, différents sur la même chose,
laquelle fait nécessairement partie des choses de la Nature
(l'Univers) et est nécessairement déterminée par
ses lois causales. Bref, il n'y a aucun sens à dire que l'esprit
est libre
tandis que le corps ne
l'est pas.
5 - Qu'est-ce que l'auteur
appelle "la joie" ?
Spinoza
dit que "plus
nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à
une perfection plus grande, c'est-à-dire plus nous participons de la
nature divine".
Contrairement à la plupart des philosophes qui considèrent qu'un
corps
a une nature et une forme fixées une fois pour toute (par exemple,
le corps biologique pour les êtres vivants), il considère que
n'importe quelle partie de la Nature (c'est-à-dire de Dieu) peut
être considéré comme un corps
dès
lors que l'on considère les relations que cette partie de la Nature
entretient avec les autres. A la limite, dit-il, la Nature tout
entière est un corps.
A partir de là, il est facile de comprendre que n'importe quelle
partie de la Nature (donc n'importe quel corps)
peut, sous l'effet des circonstances, soit se morceler en
corps plus
petits donc en entités plus faibles, soit au contraire s'allier à
d'autres entités pour constituer un corps
plus
puissant.
Et c'est à ce processus d'accroissement de
la puissance d'être ou de la perfection d'un corps
que Spinoza donne le nom de "joie" (ou de "tristesse"
pour le processus inverse). Bien entendu, on ne parle de joie
ou
de tristesse
qu'à propos des êtres humains et de quelques êtres vivants qui
leur ressemblent, car "de
ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance d'agir de
notre corps, l'idée augmente ou diminue, aide ou contrarie la
puissance de penser de notre esprit".
Autrement dit, puisque le corps
et
l'esprit
sont
une seule et même chose considérée de deux points de vue
différents, l'augmentation ou la diminution de la puissance d'agir
du corps
s'accompagne
toujours, parallèlement, d'une augmentation ou d'une diminution de
la puissance de penser de l'esprit.
On parle donc de joie
ou
de tristesse
qu'à propos des êtres sur lesquels on a coutume d'adopter les deux
points de vue, celui du corps
et celui de l'esprit.
6 - Donc doit-on dire que
l'homme est heureux ou malheureux, ou qu'il est plus ou moins
heureux, plus ou moins malheureux ?
De
ce que nous avons dit, il résulte qu'un individu quelconque ne peut
pas être dit heureux ou malheureux dans l'absolu, mais plus ou moins
heureux, plus ou moins malheureux. Nous sommes tristes,
donc malheureux lorsque nous perdons quelque chose que nous
considérons comme faisant partie de nous-même. Et plus ce que nous
perdons est une partie importante de nous-mêmes, plus nous sommes
malheureux
: nous sommes plus tristes
lorsque nous perdons un être cher que lorsque nous perdons notre
téléphone portable parce qu'alors, notre puissance d'exister nous
semble beaucoup plus cruellement atteinte, voire réduite à néant.
A la limite, le malheur suprême, c'est évidemment la perte de
soi-même, c'est-à-dire la mort. A l'inverse, plus notre corps
s'associe à d'autres corps
susceptibles d'augmenter sa puissance d'agir
donc, parallèlement, plus notre esprit
se
lie à d'autres esprits
pour augmenter sa puissance de penser,
plus nous sommes joyeux ou heureux. A la limite, le bonheur absolu
serait de communier avec la Nature tout entière, autrement dit
d'être Dieu.
7 - A la lumière de la
dernière phrase, quel est le seul être qui soit pleinement heureux
? A la lumière de la deuxième phrase, quel est l'être qui soit
parfaitement libre ? Que doit doit-on en conclure ?
Il
est clair que la conjonction
de la conception spinozienne de la
liberté comme absence
de détermination externe, et
de la conception spinozienne de
Dieu comme
être éternel et infini
assimilé à
l'Univers ou
la Nature, implique
que Dieu est le seul
être qui puisse être dit
absolument libre,
puisque, par définition, c'est le seul être qui n'ait pas
d'extérieur par où il puisse être déterminé.
Et comme Dieu est, par définition, un être infini (on pense, au
XVII° siècle et même encore aujourd'hui, que l'Univers est en
expansion perpétuelle), Dieu est également le seul être qui
connaît une joie infinie
dans la mesure où sa puissance d'être s'accroît nécessairement
sans jamais pouvoir être contrariée par quoi que ce soit.
De là, il est facile de conclure que liberté et
bonheur sont une seule
et même chose considérée tantôt du point de vue du corps
(on parle de liberté
ou de contrainte à
propos d'entraves ou d'obstacles matériels), tantôt du point de vue
de l'esprit (on dit de
quelqu'un qu'il est heureux
pour dire sent bien que tout va bien pour lui, autrement dit qu'il
est libre). Bref, plus
on est libre et plus
on est heureux et plus
on est malheureux et
plus on est contraint.
1
"La
puissance qui permet aux choses singulières de conserver leur être,
est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la
Nature."(Spinoza
- Éthique)
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