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mardi 11 novembre 2008

L'ART N'EST-IL QU'UNE AFFAIRE D'HABILETE TECHNIQUE ?

D1 – L’art n’est-il qu’une affaire d’habileté technique ?


Il est facile maintenant de comprendre ce qui suit. 1° Le génie est le talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée, et non pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut apprendre en suivant une règle ; par conséquent l’originalité est sa première qualité. 2° Comme il peut y avoir des extravagances origi­nales, ses productions doivent être des modèles, elles doivent être exemplaires et par conséquent originales elles-mêmes ; elles doivent pouvoir être proposées à l’imitation, c’est-à-dire servir de mesure ou de règle d’appréciation. 3° Il ne peut lui-même décrire ou montrer scientifiquement comment il accomplit ses productions, mais il donne la règle par une inspiration de la nature et ainsi l’auteur d’une production, en étant redevable de son génie, ne sait pas lui-même comment les idées se trouvent en lui ; il n’est pas en son pouvoir d’en former de semblables à son gré et méthodiquement, et de communiquer aux autres des préceptes qui les mettent en état d’accomplir de semblables productions.
Kant – Critique de la Faculté de Juger

Contexte : Kant est un philosophe allemand de la deuxième moitié du XVIII° siècle. Il a abordé un très grand nombre de sujets différents (on en a déjà parlé à propos du rôle des mathématiques dans les sciences dans le texte B3). Il est considéré comme l'un des chefs de file de la philosophie des Lumières et, comme nous allons le voir ici, un précurseur du courant romantique.

Dans ce texte, Kant s'oppose à l'idée, défendue depuis l'antiquité, selon laquelle il suffirait, pour être un artiste, d'être un habile technicien. Contre cela, il défend l'idée romantique que, pour être dit un artiste, il faut non pas tant avoir du génie, mais être un génie.

"Il est facile maintenant de comprendre ce qui suit. 1° Le génie est le talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée, et non pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut apprendre en suivant une règle ; par conséquent l’originalité est sa première qualité."
Dans cette phrase, Kant établit d'emblée une distinction entre le génie artistique et l'habileté technique. Depuis l'antiquité (en particulier, depuis Aristote) l'art est défini comme une disposition productive accompagnée de justification. Faire preuve d'art, c'est, dans cette conception, être doté d'un talent productif dont on sait rendre raison en explicitant la (les) règle(s) qui a (ont) permis de mener la production à son terme. Cela ne veut pas dire que, avant Kant, on confond, comme l'étymologie nous y invite (en latin, "art" se dit ars, en grec tekhnè) l'artiste un simple technicien (que l'on appelle d'ailleurs ... "artisan"). Mais, entre le potier qui fait de bonnes poteries et celui qui fait de belles poteries, il n'y qu'une différence de degré, et non de nature : l'un est juste plus doué que l'autre. La conception de Kant est caractéristique d'un changement radical des mentalités à l'époque des Lumières.
En effet, à la suite de la première révolution industrielle, on s'est rendu compte que, pour fabriquer des objets artisanaux ou industriels, il suffisait, effectivement, d'être habile à appliquer des règles, tandis que cela n'était pas vrai lorsqu'il s'agissait de créer des oeuvres d'art. La preuve étant que l'art, contrairement à l'artisanat ou l'industrie, avait tendance à rester à l'écart du progrès technique (encore aujourd'hui, on considère que les meilleurs violons ont été construits par Stradivarius au ... XVI° siècle) permettant de produire plus en un temps moindre : dans l'art, on continue, après la révolution industrielle, à ne se préoccuper que de la qualité (le Beau) et non de la quantité (un seul exemplaire suffit). Voilà pourquoi, nous dit Kant, l'art n'est pas la technique : la technique nécessite de l'habileté, mais l'art a besoin de génie. Donc, le génie est un talent spécial, ce n'est pas "l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut apprendre en suivant une règle". Cela vient de ce que l'artiste, contrairement à l'artisan, ne produit pas en série, mais que son oeuvre est unique : "l’originalité est sa première qualité". Dans ce cas, en effet, nul besoin de suivre une règle ou, en tout cas, de savoir quelle règle on suit, puisque ce qui est produit n'a plus vocation à être enseigné, donc reproduit.

"2° Comme il peut y avoir des extravagances origi­nales, ses productions doivent être des modèles, elles doivent être exemplaires et par conséquent originales elles-mêmes ; elles doivent pouvoir être proposées à l’imitation, c’est-à-dire servir de mesure ou de règle d’appréciation."
Pour autant, nous dit Kant, si l'originalité est une condition nécessaire à la définition moderne de l'oeuvre d'art, ce n'en est pas pour autant une condition suffisante : en d'autres termes, il ne suffit évidemment pas de produire quelque chose sans suivre une règle pour produire une oeuvre d'art ! L'artiste français du début du XX° siècle Marcel Duchamp disait que tout ce qui n'est choquant n'est pas de l'art. Mais il ne disait pas qu'il suffit de choquer pour faire de l'art ! Il s'agit donc d'être original, de choquer, si on veut, mais d'une certaine manière. Car, après tout, l'extravagance est aussi une manière d'être original, voire de choquer, mais cette manière-ci est loin d'être appréciée. Dorian Gray, dans le roman d'Oscar Wilde (le Portrait de Dorian Gray) est très original. Comme il est très beau, il voudrait bien que sa vie soit une oeuvre d'art et, à la suite d'une sorte de pacte avec le diable (variation sur le mythe, bien connu, de Faust), son apparence ne s'altère pas. En revanche, comme il est aussi extravagant et que ses extravagances sont cruelles et cyniques, c'est son portrait qui s'enlaidit chaque fois qu'il encourt un blâme ou une condamnation. Petit à petit, le portrait de Dorian Gray devient d'une laideur hideuse et insupportable. L'extravagance est peut-être bien une forme d'originalité, mais elle engendre la laideur et non la beauté propre à l'originalité artistique.
C'est pourquoi, ajoute Kant, les productions du génie, les oeuvres d'art originales, "doivent être exemplaires et par conséquent originales elles-mêmes". La différence essentielle entre la production extravagante et la production géniale, c'est donc que celle-ci qualifie l'oeuvre elle-même et non la personne de l'artiste : c'est Dorian Gray qui est extravagant, c'est l'oeuvre d'Oscar Wilde qui est géniale (ce qui n'empêche pas que bon nombre d'artistes, dans le même temps, produisent des oeuvres géniales et sont extravagants). Une oeuvre d'art, une production du génie, est donc, par elle-même, un exemple ou un modèle. Un modèle est un objet destiné à être montré à un public afin d'éduquer son goût, de l'aider à penser, à apprécier. C'est ce que dit Kant : les productions du génie artistique doivent "servir de mesure ou de règle d’appréciation", à la fois pour le grand public, pour les critiques professionnels et pour les futurs artistes. Pour ces derniers, les oeuvres d'art sont même des exemples destinés à être imités. Non pas reproduits puisque, comme on l'a dit, l'oeuvre d'art est originale, donc réputée non-reproductible (qu'on songe aux scandales que suscitent les faussaires ou les plagiaires), mais imités, c'est-à-dire considérés comme des sources d'inspiration possible pour d'autres génies. De fait, toute l'histoire de l'art montre que les artistes ne cessent de s'influencer les uns les autres. Tout cela permet de préciser l'explication de la première phrase : finalement, les règles de l'art existent bien, mais elles doivent être découvertes par le spectateur et non pas enseignées par l'artiste.

"Il ne peut lui-même décrire ou montrer scientifiquement comment il accomplit ses productions, mais il donne la règle par une inspiration de la nature et ainsi l’auteur d’une production, en étant redevable de son génie, ne sait pas lui-même comment les idées se trouvent en lui ; il n’est pas en son pouvoir d’en former de semblables à son gré et méthodiquement, et de communiquer aux autres des préceptes qui les mettent en état d’accomplir de semblables productions."
Bien que les oeuvres du génie soient des modèles voués à être montrés à l'humanité toute entière, voire même des exemples voués à être appréciés, imités, critiqués, par des spécialistes (amateurs, élèves, critiques) celui qui a du génie ne peut expliquer comment il s'y est pris pour accomplir son oeuvre. Ce qui est la conséquence directe de ce que l'artiste suit bien des règles, mais il ne sait pas quelles règles il suit. C'est pour cela que chacune des ses productions est originale.
Cela dit, si on demande à l'artiste ce qui a bien pu le pousser à créer son oeuvre originale, il répondra quelque chose. Il dira quelque chose comme : "j'ai été inspiré par la nature". Qu'est-ce que ça veut dire ? D'abord, il rend la nature responsable de sa création. Ce qui signifie que l'artiste avoue modestement que ce n'est pas sa volonté, mais une force absolument supérieure ("la nature") qui a dirigé ses mouvements. Autrement dit l'artiste, celui qui a du génie, se reconnaît être l'instrument de cette force supérieure. Et c'est pourquoi il dit avoir été inspiré. L'inspiration, au sens propre, c'est le fait de se remplir d'air, d'être gonflé par un souffle. Or le souffle, en latin, se dit spiritus, qui a donné "esprit". Donc, lorsque l'artiste dit avoir été inspiré par la nature, il veut dire qu'il s'est trouvé dominé par une force spirituelle supérieure qui l'a proprement envahi et dominé au point de ne pas pouvoir lui résister. C'est pour cela que les artistes reconnaissent souvent être dans un état second lorsqu'ils sont en période d'inspiration : ils ne sont plus eux-mêmes, ils sont possédés par cette force supérieure qui s'est emparée d'eux (ce qui explique aussi la tentation d'user de substances hallucinogènes pour, précisément, se mettre dans cet état second qui leur permet de créer).
Bref, l'artiste qui crée se trouve en quelque sorte être possédé par une divinité qui l'a choisi et dont il ne peut se défaire. Une sorte de divinité de la création. Or, en latin, on appelle genius, qui a donné "génie", la divinité qui préside à la création, à la naissance. Aussi, lorsqu'on dit qu'un artiste a été inspiré par la nature, on veut dire que ce n'est pas vraiment lui qui a créé son oeuvre mais qu'il a été visité par une force divine, le génie, et que c'est celui-ci qui a pris le contrôle des opérations. Donc, finalement, plutôt que de dire "Mozart, Michel-Ange, etc... ont du génie", on devrait dire "le génie s'est emparé de Mozart, de Michel-Ange, etc.". Et comme le génie s'empare de l'un, ou de l'autre, à un moment ou à un autre, comme ça, sans raison, alors forcément, le pauvre artiste ne sait pas dire comment il s'y est pris pour créer, et, a fortiori, il ne peut pas enseigner son art à quiconque, il ne sait même pas si son génie va revenir le visiter un jour !
Il n'en fallait pas plus pour que la création artistique fût considérée comme une activité extraordinaire, presque surhumaine, bref, de nature divine ! Ce n'est pas un hasard si l'expression "création artistique" date aussi de cette époque : le génie "crée" son oeuvre, tout comme Dieu "crée" le monde ! On a là, typiquement, la conception romantique de l'activité artistique complètement opposée à la conception antique ou classique : c'est la nature profonde (un don) de l'artiste qui, de façon tout à fait irrationnelle, peut seule expliquer la production du génie. Conception qui nous est, encore aujourd'hui, familière.

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