D1
– L’art n’est-il qu’une affaire d’habileté technique ?
Il
est facile maintenant de comprendre ce qui suit. 1° Le génie est le
talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée,
et non pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on
peut apprendre en suivant une règle ; par conséquent l’originalité
est sa première qualité. 2° Comme il peut y avoir des
extravagances originales, ses productions doivent être des
modèles, elles doivent être exemplaires et par conséquent
originales elles-mêmes ; elles doivent pouvoir être proposées à
l’imitation, c’est-à-dire servir de mesure ou de règle
d’appréciation. 3° Il ne peut lui-même décrire ou montrer
scientifiquement comment il accomplit ses productions, mais il donne
la règle par une inspiration de la nature et ainsi l’auteur d’une
production, en étant redevable de son génie, ne sait pas lui-même
comment les idées se trouvent en lui ; il n’est pas en son pouvoir
d’en former de semblables à son gré et méthodiquement, et de
communiquer aux autres des préceptes qui les mettent en état
d’accomplir de semblables productions.
Kant
– Critique
de la Faculté de Juger
Contexte
: Kant est un philosophe allemand de la deuxième moitié du XVIII°
siècle. Il a abordé un très grand nombre de sujets différents
(on en a déjà parlé à propos du rôle des mathématiques dans les
sciences dans le texte B3). Il est considéré comme l'un des chefs
de file de la philosophie des Lumières et, comme nous allons le voir ici, un précurseur du courant
romantique.
Dans
ce texte, Kant s'oppose à l'idée,
défendue depuis l'antiquité, selon laquelle il
suffirait, pour être un artiste, d'être un habile technicien.
Contre
cela, il
défend l'idée romantique
que,
pour être dit un artiste, il faut non pas tant avoir du génie, mais
être un génie.
"Il
est facile maintenant de comprendre ce qui suit. 1° Le génie est le
talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée,
et non pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on
peut apprendre en suivant une règle ; par conséquent l’originalité
est sa première qualité."
Dans
cette phrase, Kant établit d'emblée une distinction entre le génie
artistique et l'habileté
technique.
Depuis l'antiquité (en particulier, depuis Aristote) l'art
est défini comme une disposition productive accompagnée de
justification.
Faire preuve d'art,
c'est, dans cette conception, être
doté d'un talent productif dont on
sait rendre raison en explicitant la (les) règle(s) qui a (ont)
permis de mener la
production à son terme. Cela
ne veut pas dire que, avant Kant, on confond, comme l'étymologie
nous y invite (en
latin, "art" se dit
ars, en grec tekhnè)
l'artiste un simple
technicien
(que l'on appelle d'ailleurs ... "artisan"). Mais, entre le
potier qui fait de bonnes
poteries et
celui qui fait de belles poteries,
il n'y qu'une différence de degré, et non de nature : l'un est
juste plus doué que l'autre. La
conception de Kant est caractéristique d'un changement radical
des
mentalités à l'époque des Lumières.
En
effet, à la suite de la première révolution industrielle, on s'est
rendu compte que, pour fabriquer des objets artisanaux ou
industriels, il suffisait, effectivement, d'être habile à appliquer
des règles, tandis que cela n'était pas vrai lorsqu'il s'agissait
de créer des oeuvres d'art. La preuve étant que l'art,
contrairement à l'artisanat ou l'industrie, avait
tendance à rester à l'écart du
progrès technique (encore aujourd'hui, on considère que les
meilleurs violons ont été construits par Stradivarius au ... XVI°
siècle) permettant de produire plus en un temps moindre : dans
l'art, on continue, après la révolution industrielle, à ne se
préoccuper que de la qualité (le Beau) et non de la quantité (un
seul exemplaire suffit). Voilà
pourquoi, nous dit Kant, l'art
n'est
pas la technique
: la technique nécessite
de l'habileté,
mais l'art a
besoin de génie.
Donc, le génie est
un talent spécial, ce n'est pas "l’habileté
qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut apprendre en suivant
une règle".
Cela vient de ce que l'artiste,
contrairement à l'artisan,
ne produit pas en série, mais que son oeuvre est unique :
"l’originalité est sa
première qualité".
Dans ce cas, en effet, nul besoin de suivre une règle
ou, en tout cas, de savoir quelle règle on suit,
puisque ce qui est produit
n'a plus vocation à être
enseigné, donc
reproduit.
"2°
Comme il peut y avoir des extravagances originales, ses
productions doivent être des modèles, elles doivent être
exemplaires et par conséquent originales elles-mêmes ; elles
doivent pouvoir être proposées à l’imitation, c’est-à-dire
servir de mesure ou de règle d’appréciation."
Pour
autant, nous dit Kant, si l'originalité est une condition nécessaire
à la définition moderne de l'oeuvre d'art, ce n'en est pas pour
autant une condition suffisante
: en d'autres termes, il ne suffit évidemment pas de produire
quelque chose sans suivre une règle pour produire une oeuvre
d'art
! L'artiste
français du début du XX° siècle Marcel Duchamp disait que tout ce
qui n'est choquant n'est pas de l'art. Mais il ne disait pas qu'il
suffit de choquer pour faire de l'art ! Il s'agit donc d'être
original,
de choquer, si on veut, mais d'une certaine manière. Car, après
tout, l'extravagance
est aussi une manière d'être original,
voire de choquer,
mais cette manière-ci est loin d'être appréciée. Dorian Gray,
dans le roman d'Oscar Wilde (le
Portrait de Dorian Gray)
est très
original.
Comme
il est très beau, il voudrait
bien que sa vie soit une oeuvre d'art et,
à la suite d'une sorte de pacte avec le diable (variation sur le
mythe, bien connu, de Faust),
son apparence ne s'altère pas. En revanche, comme il est aussi
extravagant et
que ses extravagances sont cruelles et cyniques, c'est son portrait
qui s'enlaidit chaque fois qu'il encourt un blâme ou une
condamnation. Petit à petit, le portrait de
Dorian Gray devient
d'une laideur hideuse
et insupportable. L'extravagance
est peut-être bien une forme d'originalité,
mais elle engendre la laideur
et non la beauté
propre à l'originalité
artistique.
C'est
pourquoi, ajoute Kant, les productions du génie,
les oeuvres d'art originales,
"doivent être exemplaires
et par conséquent originales elles-mêmes".
La différence essentielle entre la production extravagante
et la
production géniale,
c'est donc que celle-ci qualifie
l'oeuvre
elle-même et non la personne de l'artiste : c'est Dorian Gray qui
est extravagant,
c'est l'oeuvre
d'Oscar Wilde qui est géniale (ce qui n'empêche pas que bon nombre
d'artistes, dans le même temps, produisent des oeuvres géniales
et sont extravagants).
Une oeuvre d'art, une production du génie,
est donc, par elle-même, un exemple
ou un modèle.
Un modèle est
un objet destiné à être montré à un public afin d'éduquer son
goût, de l'aider à penser, à apprécier. C'est ce que dit Kant :
les productions du génie
artistique doivent
"servir de mesure ou de
règle d’appréciation",
à la fois pour le grand public, pour les critiques professionnels et
pour les futurs artistes. Pour ces derniers, les oeuvres
d'art
sont même des exemples
destinés à être imités.
Non pas reproduits
puisque, comme on l'a dit, l'oeuvre
d'art
est originale, donc réputée non-reproductible (qu'on songe aux
scandales que suscitent les faussaires ou les plagiaires), mais
imités,
c'est-à-dire considérés
comme des sources d'inspiration
possible pour d'autres génies.
De fait, toute l'histoire de l'art montre que les artistes ne cessent
de s'influencer les uns les autres. Tout cela permet de préciser
l'explication de la première phrase : finalement, les règles
de
l'art existent bien, mais elles doivent être découvertes
par le spectateur et non pas enseignées
par
l'artiste.
"3°
Il ne peut lui-même décrire ou montrer scientifiquement
comment il accomplit ses productions, mais il donne la règle par une
inspiration de la nature et ainsi l’auteur d’une production, en
étant redevable de son génie, ne sait pas lui-même comment les
idées se trouvent en lui ; il n’est pas en son pouvoir d’en
former de semblables à son gré et méthodiquement, et de
communiquer aux autres des préceptes qui les mettent en état
d’accomplir de semblables productions."
Bien
que les oeuvres du génie
soient des modèles voués à être montrés à l'humanité toute
entière, voire même des exemples voués à être appréciés,
imités, critiqués, par des spécialistes (amateurs, élèves,
critiques) celui qui a du génie
ne peut expliquer comment il s'y est pris pour accomplir son oeuvre.
Ce qui est la conséquence directe de ce que
l'artiste
suit bien
des
règles, mais il
ne sait pas
quelles règles il suit. C'est pour cela que chacune des ses
productions est originale.
Cela
dit, si on demande à l'artiste ce qui a bien pu le pousser à créer
son oeuvre originale, il répondra quelque chose. Il dira quelque
chose comme :
"j'ai été inspiré par la nature". Qu'est-ce que ça veut
dire ? D'abord, il rend la nature responsable de sa création. Ce qui
signifie que l'artiste avoue modestement que ce n'est pas sa volonté,
mais une force absolument supérieure ("la nature") qui a
dirigé ses mouvements. Autrement dit l'artiste, celui qui a du
génie, se reconnaît être l'instrument de cette force supérieure.
Et c'est pourquoi il dit avoir été inspiré.
L'inspiration, au sens propre, c'est le fait de se remplir d'air,
d'être gonflé par un souffle. Or le souffle, en latin, se dit
spiritus,
qui a donné "esprit". Donc, lorsque l'artiste dit avoir
été inspiré par la nature, il veut dire qu'il s'est trouvé dominé
par une force spirituelle supérieure qui l'a proprement envahi et
dominé au point de ne pas pouvoir lui résister. C'est pour cela que
les artistes reconnaissent souvent être dans un état second
lorsqu'ils sont en période d'inspiration : ils ne sont plus
eux-mêmes, ils sont possédés par cette force supérieure qui s'est
emparée d'eux (ce qui explique aussi la
tentation d'user de
substances hallucinogènes pour, précisément, se mettre dans cet
état second qui leur permet de créer).
Bref,
l'artiste qui crée
se trouve en quelque sorte être possédé par une divinité qui l'a
choisi et dont il ne peut se défaire. Une sorte de divinité de la
création. Or, en latin, on appelle genius,
qui a donné "génie", la divinité qui préside à la
création, à la naissance. Aussi, lorsqu'on dit qu'un artiste a été
inspiré par la nature, on veut dire que ce n'est pas vraiment lui
qui a créé son oeuvre mais qu'il a été visité par une force
divine, le génie, et que c'est celui-ci qui a pris le contrôle des
opérations. Donc, finalement, plutôt que de dire "Mozart,
Michel-Ange, etc... ont du génie", on devrait dire "le
génie s'est emparé de Mozart, de Michel-Ange, etc.". Et comme
le génie
s'empare de l'un, ou de l'autre, à un moment ou à un autre, comme
ça, sans raison, alors forcément, le pauvre artiste ne sait pas
dire comment il s'y est pris pour créer, et, a
fortiori,
il ne peut pas enseigner son art à quiconque, il ne sait même pas
si son génie va revenir le visiter un jour !
Il
n'en fallait pas plus pour que la création artistique fût
considérée comme une activité extraordinaire, presque surhumaine,
bref, de nature divine ! Ce n'est pas un hasard si l'expression
"création artistique" date aussi de cette époque : le
génie "crée" son oeuvre, tout comme Dieu "crée"
le monde !
On a là, typiquement, la conception romantique
de
l'activité artistique complètement opposée à la conception
antique
ou
classique
: c'est la nature
profonde (un don) de
l'artiste qui, de façon tout à fait irrationnelle,
peut seule expliquer la production du génie. Conception qui nous est, encore aujourd'hui, familière.
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