mercredi 27 janvier 2010

REFERENCES DES RENVOIS (E111 - E333 - DME)


E111 « Il faut distinguer la production [poïèsis] et l’action [praxis]. Tout art [tekhnè], quel qu’il soit, tend à pro­duire. Ses efforts, sa recherche des principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître quelque chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui produit et non point dans la chose qui est produite […]. L’art [tekhnè] est donc un certain mode d’existence orienté vers une production [poïèsis] dirigée par des règles [...]. Quant à la prudence [phronèsis], elle tend à faire agir. On peut en avoir une idée en considérant […] le trait distinctif de l’homme prudent [phronimos] : être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur […]. Le but de la production est toujours différent de la chose produite, tandis que le but de l’action n’est toujours que l’action elle-même, puisque la fin qu’elle se propose ne peut être que de bien agir. »(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b)
E112 « De même que les arts [tekhnai] doivent recourir à des instruments appropriés si l’on veut que la production soit menée à bonne fin, de même en est-il en ce qui concerne l’administration familiale [oïkonomia]. Les instru­ments sont soit in­animés, soit animés : pour le pilote, le gouvernail est un instrument inanimé, alors que le timonier est un instrument ani­mé, puisque l’exécutant dans les différents métiers entre dans la catégorie de l’instru­ment. De même, un bien que l’on a acquis est un instrument pour vivre et la propriété est une masse d’instruments, l’esclave est donc un bien acquis animé et tout exécutant est un instrument qui tient lieu d’instruments [tout comme la main]. Et un bien acquis, c’est un instrument en vue de l’action et séparé de celui qui s’en sert. [Cela dit], si les navettes tissaient d’elles-mêmes et si les plectres jouaient tout seuls de la cithare, les patrons n’auraient pas besoin d’ouvriers ni les maîtres d’esclaves. »(Aristote, Po­litique, I, 1253b-1254a)
E113 « L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et, éventuellement, le remplace tout à fait. [...] Dans l'emploi des machines qui, de tous les instruments, sont les mieux adaptés au fonctionnement de l'animal laborans ["l'animal qui travaille", c'est-à-dire l'homme], ce n'est plus le mouvement du corps qui détermine le mouvement de l'instrument, ce sont les mouvements de la machine qui règlent ceux du corps. Rien ne se mécanise plus facilement, en effet, que le rythme du processus de travail. »(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iv)

E121 « C’est proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher [...]. Ainsi, toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont [...] la médecine, la mécanique et la morale. »(Descartes, Principes de la Philoso­phie, préf.)
E122 « Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs fi­gures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordi­nairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits. »(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203)
E123 « Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique [...], j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire [...] et j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, au­tant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connais­sances qui soient fort utiles à la vie [...]. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'arti­fices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principa­lement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. »(Descartes, Discours de la Méthode, VI)

E131 « Une révolution s'est accomplie alors même que l'homme reste le moteur. Le nombre d'outils avec lesquels l'homme peut opérer en même temps est limité par le nombre de ses propres organes [...]. La machine, point de départ de la révolution industrielle, remplace donc le tra­vailleur qui manie un outil par un mécanisme qui opère à la fois avec plusieurs outils semblables, et reçoit son impulsion d'une force unique, quelle qu'en soit la forme [...]. La machine-outil a pris la place du simple outil. » (Marx, le Capital, I, xv, 1)
E132 « Si la machine est le moyen le plus puissant d’accroître la productivité du travail, c’est-à-dire de raccourcir le temps nécessaire à la production des marchandises, elle devient, comme support du capital, dans les branches d’industries dont elle s’empare d’abord, le moyen le plus puissant de prolonger la journée de travail au-delà de toute limite naturelle. Et tout d’a­bord le mouvement et l’activité du moyen de travail devenu machine se dressent indépendants devant le travailleur. Le moyen de travail est dès lors un perpetuum mobile industriel qui produirait indéfiniment, s’il ne rencontrait une barrière naturelle dans ses auxiliaires humains, dans la faiblesse de leurs corps et la force de leurs volontés. L’automate, en sa qualité de capi­tal, est fait homme dans la personne du capitaliste. Une passion l’anime : il veut tendre l’élasticité humaine et broyer toutes ses résistances. La facilité apparente du travail à la machine et l’élément plus maniable et plus docile des femmes et des en­fants l’aident dans cette œuvre d’asservissement. »(Marx, le Capital, I, xv, 3)
E133 « L’innovation technologique concerne non seulement le travail, mais aussi le moyen de se procurer des biens de consommation et les augmenter [...]. Le progrès, c’est avant tout le progrès dans le travail, mais surtout le travail pour se procurer les biens de consommation et les augmenter [...]. Donc l’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie pour obtenir la cohésion des forces sociales : les gains de productivité deviennent un instrument de domination universelle. »(Marcuse, l’Homme Unidimensionnel, IV)


E211 « Aussitôt qu’il y aura des capitaux accu­mulés dans les mains de quelques particuliers, certains emploieront ces capitaux à mettre en œuvre des gens industrieux auxquels ils fourniront des matériaux et des subsistances, afin de faire un profit sur la vente de leurs produits. [Et comme] de meilleures machines, une plus grande dextérité et une division et distribution du travail mieux entendues sont cause que, pour exécuter une pièce quelconque, il ne faut qu’une moindre quantité de travail [...], l’amélio­ration générale consiste à faire baisser par degré le prix réel de presque tous les ou­vrages des manufac­tures. La division du travail est donc ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à l’opulence géné­rale. [Mais] si ce n’est qu’en vue du profit que chaque individu tâche de diriger l’industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chacun est néanmoins conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions : rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. »(Smith, la Ri­chesse des Nations)
E212 « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes […]. De plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat. [Mais], dans la mesure où la bourgeoisie, autrement dit le capital, se déve­loppe, on voit se développer le prolé­tariat, la classe des travailleurs modernes qui ne vivent qu’autant qu’ils trouvent du tra­vail, et qui ne trouvent du travail qu’au­tant que leur travail accroît le capital […]. Or, le développement de l’industrie nivelle de plus en plus les intérêts et les condi­tions de vie au sein du prolétariat, à mesure que le machinisme ramène presque partout le salaire à un niveau également bas [...]. Bien­tôt les ouvriers s’essaient à des coalitions contre les bourgeois, ils se groupent pour défendre leur salaire, [et], mettant à profit les dissen­sions intestines de la bourgeoisie, ils lui arrachent la reconnaissance sous forme de loi, de cer­tains intérêts des travailleurs, par exemple, la loi des dix heures en Angleterre. »(Marx, Mani­feste Communiste de 1848, i)

E221 « [L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut. Aussi,] tant que les hommes s’appliquèrent à des ouvrages qu’un seul pouvait faire et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pou­vaient l’être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépen­dant. Mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du se­cours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se chan­gèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. »(Rousseau, Discours sur l’Origine de l’Inégalité, ii)
E222 « Tout être a soit un prix [économique], soit une dignité [morale]. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une di­gnité, c’est ce qui est digne de respect [...]. Les êtres raisonnables sont des personnes, leur nature les désigne comme des fins en soi et non comme de simples moyens ; […] tout respect pour une personne n’est donc proprement que respect pour la loi morale dont cette personne nous donne l’exemple [or] on agit par respect pour la loi en faisant abstraction des fins qui peuvent être réalisées par une telle action. [Donc] tout être raisonnable doit se représenter son existence selon un principe qui vaut aussi pour moi ; [...] l'impératif catégorique [moral] sera donc : agis de telle sorte que tu traites l’humanité [la qualité d’être humain] aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen. »(Kant, Fondement de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-434)
E223 « L’homme heureux se contente rarement d’être heureux : il éprouve de surcroît le besoin d’y avoir droit, il veut être convaincu qu’il mérite son bonheur, et surtout qu’il le mérite par comparaison avec d’autres ; il veut donc pouvoir croire qu’en ne possédant pas le même bonheur, le moins fortuné n’a que ce qu’il mérite ; bref, le bonheur veut être légitime [...]. Si l’apparition du rationalisme économique dépend d’une technique rationnelle et d’un droit rationnel [Zweckrationa­lität, rationalité instrumentale], elle dépend avant tout de la capacité et de la disposition des hommes à adopter des formes déterminées d’une conduite de vie caractérisée par un rationalisme pratique [Wertrationalität, rationalité morale]. »(Weber, So­ciologie des Religions)

E231 « Toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut de persévérer dans son être. [Donc] l’effort [conatus] par lequel chaque chose tente de persévérer dans son être n’est autre que l’essence actuelle de cette chose [...]. Le désir, c’est le conatus accompagné de la conscience de lui-même […], de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à notre conservation. [...] Par sentiments, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou di­minuée [...] et en même temps les idées de ces affections [...] : la joie est le sentiment par lequel l’esprit passe à une perfec­tion plus grande ; la tristesse [...] à une perfection moindre. [Il s’ensuit que] l’esprit s’ef­force, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps. »(Spinoza, Éthique, III, 6-7-9-11-12)
E232 « Le fondement de la vertu morale est l’effort même pour conserver son être. [Or] la Raison exige que chacun s’aime soi-même, c’est-à-dire cherche ce qui lui est réellement utile [...]. Il faut donc que les hommes cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est réellement utile [...] et par consé­quent soient justes. Les hommes gouvernés par la Raison cherchent en effet ce qui leur est utile et ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes ; car si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puis­sant que cha­cun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que l’homme [...]. Les hommes ne peuvent donc rien souhaiter de supé­rieur [...] que de conserver leur être et chercher tous en même temps ce qui est utile à tous, composer pour ainsi dire un seul esprit ou un seul corps qu’ils s’efforcent tous de conserver [...]. Homo homini deus. »(Spinoza, Éthique, IV, 18-35)
E233 « La solidarité mécanique, qui oublie la majeure partie des phénomènes sociaux actuels, ne lie pas les hommes avec la même force que la division du travail [solidarité organique]. Il est évident que la solidarité sociale tend à devenir presque exclusivement organique. C'est une certaine division du travail qui fait tenir ensemble les agrégats sociaux des types supérieurs. »(Durkheim, de la Division du Travail Social, I, v)



E311 « La loi morale m’ordonne de faire du plus haut bien possible dans un monde, l’objet ultime de toute ma conduite. […] Et, bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain Bien, comme dans celui d’un tout […], ce n’est pas lui mais la loi morale (qui au contraire limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur) qui est le principe déterminant de la volonté bonne recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien. C’est bien pourquoi la morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons de­venir dignes du bonheur […]. Quelqu’un est digne de posséder une chose ou un état quand le fait d’être dans cette posses­sion s’accorde avec le souverain Bien. On peut maintenant aisément comprendre que tout mérite dépend de la conduite mo­rale, parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain Bien, la condition du reste (de ce qui se rapporte à l’état de la per­sonne), à savoir la participation au bonheur. »(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129)
E312 « Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Pour l’objet conçu comme effet de l’ac­tion que je me propose, je peux bien, sans doute, avoir de l’inclination ou de la crainte, mais jamais de respect, parce que c’est sim­plement un effet, et non l’activité d’une volonté bonne. [...] Il n’y a que ce qui est lié à ma volonté uniquement comme principe et jamais comme effet, ce qui ne sert pas mon inclination ou ma crainte mais qui les domine, ce qui, du moins, empêche entièrement qu’on en tienne compte dans la décision, qui puisse être objet de respect : à savoir la simple loi morale elle-même [l’impératif catégorique]. Or, si une action accomplie par devoir doit exclure complètement [tout intérêt], il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est objectivement, la loi morale, et sub­jectivement, un pur respect pour cette loi : c’est au contraire un sen­timent spontanément produit par un concept de la raison [...]. Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose. [Le problème] est qu’on ne peut citer avec certitude un seul cas où une action conforme au devoir ait unique­ment re­posé sur la seule re­présentation du devoir. »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407)

E321 « La conscience morale, c’est la perception de la répudiation de certains désirs [notamment le complexe d'Oedipe] que nous éprouvons et qui n’a pas besoin de se justifier mais qui est sûre d’elle-même […]. Ce qui caractérise le tabou, c'est d'être est un com­mandement de la conscience morale dont la transgression est suivie d’un épouvantable sentiment de culpabilité dont on ignore l’origine. »(Freud, Totem et Tabou, ii)
E322 « Sous l’influence de l’instinct de conservation, le moi raisonnable se conforme au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, il consent à en différer et à en déformer la réalisation [...]. Les symptômes névrotiques découlent de tendances sexuelles refoulées mais demeurées actives, de tendances entravées, mais de façon incomplète, ce qui rend possible le retour du but sexuel refoulé ; c’est ce qui explique que la né­vrose rende asocial, […] qu’elle soit pour la collectivité un facteur de décomposition. [Or comme] l’identification est la première manifestation de l’attachement social, [e.g. le petit garçon] s’attache à sa mère comme objet sexuel et s’identifie à son père comme modèle à imiter [...], les relations sociales se construisent sur des identifications avec d’autres membres de la collec­tivité, […] c’est donc l’amour (Éros) qui demeure le principal déterminant de la conscience morale, que ce soit l’amour sexuel, ou que ce soit l’amour désexualisé, sublimé. »(Freud, Essais de Psychanalyse)
E323 « Le prochain n’est pas seulement un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation de satis­faire son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sans son consente­ment, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer [...]. De là, la mise en œuvre de mé­thodes qui doivent inciter les hommes à des identifications et à des relations de haine subli­mées. [C'est pourquoi] il reste toujours possible de lier les uns aux autres dans un amour apparemment désintéressé une assez grande foule d’­hommes, mais à condition qu’il en reste d’autres à qui manifester de l’­hostilité. »(Freud, Malaise dans la Culture, v)

E331 « Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de fidélité à ses engagements, et de justice. [Mais] je pose en fait qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus morales, parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité et de la religion. Sa virtù est d'être d'un caractère facile à se plier aux différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il lui est aussi utile de persévérer dans le bien, lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, que de savoir en dévier, lorsque les circonstances l'exigent. Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne respire la bonté, la justice, la bonne foi et la piété [le respect de la religion] ; et cette dernière qualité est celle qu'il lui importe le plus de paraître posséder, parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par aucun des autres sens [...]. Il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de qualités, mais plutôt de paraître les avoir. »(Machiavel, le Prince, xviii)
E332 « Aucun potlatch [terme amérindien signifiant "acte de donner"], aucune destruction de ri­chesses, [...] aucun acte de grandeur n'est exempt d’égoïsme […]. Le motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de ces destructions folles de richesses n’est à aucun degré désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par le don, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut (magister) ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) [...].Toute cérémonie, tout acte légal et coutumier n'est fait qu'avec un don matériel et un contre-don qui l'accompagnent : la richesse donnée et reçue est l'un des principaux instruments de l'organisation sociale. »(Mauss, Essai sur le Don)
E333 « L’économie des biens symboliques [éducation, art, politique, etc.] repose sur le refoulement ou la censure de l’intérêt économique, c’est-à-dire le prix, qui doit être caché ou, du moins, laissé dans le vague [...]. Le travail collectif de dénégation soutenu par un ensemble d’institutions, dont la première et la plus puissante est le langage. [En particulier], l’homme public n’est qu’un homme privé autorisé et encouragé à se présenter comme serviteur dévoué du bien pu­blic. »(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi)






Socrate. - Il est donc évident que ceux-là ne désirent pas les choses mauvaises, qui ne les connaissent pas, mais qu'ils désirent celles qu'ils pensent être bonnes, et qui sont en fait mauvaises. En conséquence, ceux qui, sans les connaître, les croient bonnes, désirent manifestement des choses bonnes, n'est-ce pas ? Ménon. - Pour ceux-là, il y a des chances. Socrate. - Mais quoi ? ceux qui, à ce que tu dis, désirent les choses mauvaises, et qui pensent que les choses mauvaises sont nuisibles pour celui à qui elles arrivent, savent-ils qu'ils en subiront du dommage ? Ménon. - C'est nécessaire. Socrate. - Et ces mêmes hommes, ne pensent-ils pas que ceux qui subissent du dommage sont malheureux à proportion du dommage subi ? Ménon. - Cela aussi est nécessaire. Socrate. - Et que les malheureux sont infortunés ? Ménon. - Je le pense, pour ma part. Socrate. - Est-il donc un homme qui veuille être malheureux et infortuné ? Ménon. - Il ne me semble pas, Socrate. Socrate. - Personne, donc, Ménon, ne veut ce qui est mauvais, s'il est vrai qu'il refuse d'en être réduit là. Être malheureux, en effet, qu'est-ce d'autre qu'obtenir ce qui est mauvais ?

Platon, Ménon

lundi 4 janvier 2010

AGIR PAR DEVOIR, EST-CE AGIR DE MANIERE DESINTERESSEE ?


 
E3 - Agir par devoir, est-ce agir de manière désintéressée ?


Agir par devoir, est-ce agir de manière désintéressée ? Dans l'idéal, le devoir moral n'est-il pas désintéressé par définition ? Cependant, peut-on jamais être certain que le devoir moral n'est pas déterminé par des intérêts inconscients ? Pour autant, n'est-il pas primordial que le devoir moral soit néanmoins réputé désintéressé ? Nous verrons en effet que, dans l'idéal, le devoir est la nécessité d'agir en respectant l'impératif catégorique qui nous commande de considérer autrui comme une fin en soi sans être déterminé par le moindre intérêt sensible à son égard. Cependant, la conscience morale n'est pas autonome mais déterminée par des motifs inconscients consistant, dans un premier temps à refouler un certain nombre de pulsions dans l'intérêt de l'individu, puis, dans un second temps, de sublimer ce refoulement sous forme de comportement moral dans l'intérêt même de la société. Pour autant, il est primordial, notamment dans les sociétés capitalistes où les échanges marchands sont prédominants, que les échanges symboliques entre individus, en particulier les actes politiques, aient l'air d'être d'être désintéressés, même si personne n'est réellement dupe de cette apparence.



I - Dans l'idéal, le devoir est la nécessité d'agir en respectant l'impératif catégorique qui nous commande de considérer autrui comme une fin en soi sans être déterminé par le moindre intérêt sensible à son égard.



Dans le roman de Tolstoï intitulé Résurrection, le prince Nekhlioudov voue toute son existence à tenter de sauver une pauvre fille, Maria, qu'il a autrefois séduite et abandonnée et qui a été injustement condamnée par sa faute. Ayant échoué dans sa tentative de réhabilitation, il la suivra néanmoins sans hésiter et avec ferveur jusque dans le camp de déportation où Maria a été exilée.



(E311) Pour un certain nombre de philosophes (e.g. Aristote, Marx, les empiristes, etc.), il est évident que le bonheur, qu'il soit individuel ou collectif est le souverain bien (du grec eudaïmonia qui signifie "le bien suprême", "le bien qui règne sur tous les autres"). Tandis que pour un certain nombre d'autres philosophes, le bonheur n'est pas le souverain bien (pour Descartes, le souverain bien, c'est la vérité, pour Rousseau ou Arendt, c'est la liberté, etc.). Kant occupe parmi eux une position originale puisque, pour lui, le bonheur individuel n'est pas le tout du souverain bien, il n'en est qu'une partie : « mon propre bonheur [est] compris dans le concept du souverain Bien, comme dans celui d’un tout »(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129). Pour Kant comme pour Weber (E223), « l’homme heureux se contente rarement d’être heureux : il éprouve de surcroît le besoin d’y avoir droit, il veut être convaincu qu’il mérite son bonheur, et surtout qu’il le mérite par comparaison avec d’autres ; il veut donc pouvoir croire qu’en ne possédant pas le même bonheur, le moins fortuné n’a que ce qu’il mérite ; bref, le bonheur veut être légitime »(Weber, So­ciologie des Religions). C'est-à-dire qu'être heureux est certes une finalité nécessaire, mais qui n'est pas suffisante, car encore faut-il que ce bonheur soit mérité, encore faut-il que celui qui est heureux se sente digne d'être heureux. Or, dans la mesure où « quelqu’un est digne de posséder une chose ou un état quand le fait d’être dans cette posses­sion s’accorde avec le souverain Bien [, on] peut maintenant aisément comprendre que tout mérite dépend de la conduite mo­rale, parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain Bien, la condition du reste (de ce qui se rapporte à l’état de la per­sonne), à savoir la participation au bonheur »(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129). Être digne du bonheur, c'est donc être heureux conformément au souverain bien. Et comme toute conformité suppose des règles à suivre et des critères à observer, il appartient à la morale, nous dit Kant de nous fixer les règles et les critères de la conformité de notre bonheur au souverain bien. La morale va donc être la doctrine qui nous guidera sur le chemin du souverain bien. Mais, pour Kant, la morale ne sera pas (contrairement à Rousseau ou aux libéraux, par exemple) le chemin vers le bonheur. Car si « la loi morale m’ordonne de faire du plus haut bien possible dans un monde, l’objet ultime de toute ma conduite, [...] la loi morale [...] limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur »(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129). Et la volonté de réaliser le souverain bien, c'est-à-dire d'être heureux en étant digne de l'être pour avoir posé des limites rigoureuses au désir illimité de bonheur, c'est ce que Kant appelle "la volonté bonne". C'est donc la loi morale qui « est le principe déterminant de la volonté bonne recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien »(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129).

(E312) Dès lors, il va de soi que le devoir moral ne peut pas être intéressé, c'est-à-dire déterminé par l'intérêt, puisque l'intérêt me commande de chercher à maximiser mon bonheur et non pas, bien entendu, à le limiter. Agir par devoir va donc, pour Kant, consister à agir en respectant les prescriptions de la loi morale qui m'ordonne de limiter mon désir de bonheur. En effet, « le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Pour l’objet conçu comme effet de l’ac­tion que je me propose, je peux bien, sans doute, avoir de l’inclination ou de la crainte, mais jamais de respect, parce que c’est sim­plement un effet, et non l’activité d’une volonté bonne »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407). Autrement dit, si j'entends être digne d'être heureux, et pas seulement heureux, ma volonté ne doit être motivée que par le seul respect de la loi morale et non pas par l'intérêt. Donc ma volonté bonne ne peut être motivée ni par l'inclination à l'égard de ce qui est susceptible de me rendre heureux (quelque chose de désirable), ni par la crainte à l'égard de ce qui est susceptible de me rendre malheureux (quelque chose de détestable). Car « il n’y a que ce qui est lié à ma volonté uniquement comme principe et jamais comme effet, ce qui ne sert pas mon inclination ou ma crainte mais qui les domine, ce qui, du moins, empêche entièrement qu’on en tienne compte dans la décision, qui puisse être objet de respect : à savoir la simple loi morale elle-même [l’impératif catégorique] »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407). Bref, agir par devoir, c'est nécessairement agir de manière désintéressée, c'est-à-dire sans tenir compte des effets éventuellement désirables ou détestables de mon action. Agir par devoir, c'est agir par principe et non par intérêt. Plus précisément, agir par devoir, c'est agir de manière telle que le principe déterminant de ma volonté, ce n'est pas mon intérêt, mon désir de bonheur guidé par l'inclination ou la crainte, mais la loi morale qui s'exprime dans l'impératif catégorique. C'est cela le principe qui doit me guider, et c'est un principe absolu (impératif) qui ne souffre aucune exception (catégorique) : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité [la qualité d’être humain] aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen »(Kant, Fondement de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-434) (E222). Agir par devoir, c'est agir par respect pour la loi morale, c'est donc agir de telle sorte que toute personne, à commencer par la mienne, soit une fin en soi, et non un simple moyen d'être heureux. À l'inverse, si je cherche avant tout à être heureux, j'utilise ma propre personne ou la personne d'autrui, mon propre corps ou le corps d'autrui, ma propre réflexion ou la réflexion d'autrui, comme des moyens d'être heureux ou d'éviter d'être malheureux. En ce sens, respecter la loi morale (l'impératif catégorique), respecter autrui ou se respecter soi-même, cela revient au même. Et, comme nous sommes des êtres de raison (rappelons-nous que Kant est un philosophe des Lumières) (B126), notre volonté n'est bonne que dans la mesure où elle se détermine sur la base de principes purs, a priori (B123), et non pas sur la base de principes empiriques, en l'occurrence les effets bénéfiques attendus (le bonheur) de notre action. Dire que notre volonté bonne n'est déterminée que par le seul respect pour la loi, c'est donc dire que notre volonté n'est déterminée a priori que par la seule raison puisque le respect est « un sen­timent spontanément produit par un concept de la raison »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407). Ce qui conduit Kant à conclure que la capacité à agir par devoir, c'est-à-dire de manière désintéressée est une preuve de liberté (il dit aussi d'autonomie) de la volonté, en l'occurrence, de liberté à l'égard des intérêts sensibles (la crainte et l'inclination sensibles) : « une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407). Malgré tout, Kant lui-même soulève lui-même une grosse difficulté : « si une action accomplie par devoir doit exclure complètement [tout intérêt], [le problème] est qu’on ne peut citer avec certitude un seul cas où une action conforme au devoir ait unique­ment re­posé sur la seule re­présentation du devoir »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407). Supposons par exemple que je porte secours, au péril de ma vie, à une personne que je ne connais absolument pas. En apparence, j'agis de manière désintéressée, c'est-à-dire de telle manière que je traite autrui comme une fin en soi et non pas comme un moyen de me rendre heureux. Auquel cas, j'agis conformément au devoir, puisque je fais abstraction de ma crainte de mourir et je n'ai aucune inclination pour cette personne qui m'est inconnue. Oui mais, insiste Kant, puis-je jamais être certain que je n'ai été motivé que par le seul devoir moral et non par quelque intérêt (crainte ou inclination) inconscient ?

Donc, il est tout à fait clair que, pour Kant, agir par devoir moral, c'est être déterminé a priori à agir par respect pour la seule loi morale et non par inclination ou par crainte, bref, c'est agir de manière apparemment désintéressée. Or ne se pourrait-il pas qu'en agissant par devoir moral apparemment désintéressé, nous agissions en réalité inconsciemment de manière intéressée ?

II - Cependant, la conscience morale n'est pas autonome mais déterminée par des motifs inconscients consistant, dans un premier temps à refouler un certain nombre de pulsions dans l'intérêt de l'individu, puis, dans un second temps, de sublimer ce refoulement sous forme de comportement moral dans l'intérêt même de la société.

(E321) Freud ne nie pas le caractère impératif du commandement moral. Il admet donc, avec Kant, qu'agir par devoir, c'est agir par respect pour la loi morale, respect qui se suffit à soi-même et qui n'a besoin de nulle autre motivation. Et il admet aussi que le devoir moral se représente à la conscience comme un effort pour répudier, pour rejeter certaines pulsions, notamment les deux pulsions fondamentales qui constituent le complexe d'Oedipe, à savoir la pulsion d'inceste et la pulsion de meurtre (C231) : « la conscience morale, c’est la perception de la répudiation de certains désirs [notamment le complexe d'Oedipe] que nous éprouvons et qui n’a pas besoin de se justifier mais qui est sûre d’elle-même »(Freud, Totem et Tabou, ii). Simplement, ce que Kant appelle "impératif catégorique", Freud l'appelle "tabou" (d'un mot polynésien qui signifie "sacré"). Mais, contrairement à Kant, Freud met en relation la conscience morale, la conscience de devoir agir par respect des tabous, avec des processus inconscients (rappelons-nous que pour Freud, le moi conscient est toujours le jouet du surmoi et du ça inconscients). La preuve, fait remarquer Freud, c'est que « ce qui caractérise le tabou, c'est d'être est un com­mandement de la conscience morale dont la transgression est suivie d’un épouvantable sentiment de culpabilité dont on ignore l’origine »(Freud, Totem et Tabou, ii). Or, comment expliquer ce sentiment de culpabilité épouvantable lorsque je n'agis pas par devoir, c'est-à-dire lorsque je transgresse un tabou, alors même qu'il n'y a personne d'autre que moi-même pour m'imputer et, a fortiori, pour me reprocher mon manquement au devoir ? Pour Freud, la réponse ne fait pas de doute : la conscience morale est le jouet de processus inconscients qui me déterminent à mon insu.

(E322) Contrairement à Kant et, d'une manière générale, aux philosophes des Lumières, les plus prestigieuses productions de l'esprit humain (l'art, la religion, la philosophie) ne peuvent, pour Freud, être que les résultats d'un conflit permanent entre les exigences pulsionnelles tyranniques du ça et les interdits sociaux impérieux dont le représentant psychique est le surmoi (DMD). S'agissant, en particulier, de ce que Kant appelle "l'impératif catégorique" comme commandement de la raison, « sous l’influence de l’instinct de conservation, le moi raisonnable se conforme au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, il consent à en différer et à en déformer la réalisation »(Freud, Essais de Psychanalyse). Autrement dit, les interdits moraux fondamentaux constitutifs du tabou ou de l'impératif catégorique ne sont absolument pas élaborés par une raison calculatrice souveraine qui triompherait de tous les obscurantismes et de toutes les superstitions. Non, le tabou ou impératif catégorique, ce n'est rien d'autre que le principe de réalité lui-même qui impose des restrictions drastiques au principe de plaisir, c'est-à-dire à la satisfaction sans entrave de nos pulsions, en refoulant, par l'intermédiaire du surmoi, les pulsions maudites, notamment les pulsions sexuelles. Or, « les symptômes névrotiques découlent de tendances sexuelles refoulées mais demeurées actives, de tendances entravées, mais de façon incomplète, ce qui rend possible le retour du but sexuel refoulé ; c’est ce qui explique que la né­vrose rende asocial, […] qu’elle soit pour la collectivité un facteur de décomposition »(Freud, Essais de Psychanalyse). Dès lors, puisque le refoulement engendre du malaise (la névrose) et que le malaise rend asocial, toute vie sociale serait impossible s'il n'existait pas, là comme ailleurs, des mécanismes de socialisation des névroses. Or Freud souligne que « les névroses présentent des analogies frappantes avec les grandes productions sociales de l'art, de la religion et de la philosophie »(Freud, Totem et Tabou, ii). De même, on pourrait dire que l'origine de la morale et de ses commandements impératifs est à chercher dans nos névroses, c'est-à-dire dans l'impossibilité douloureuse de satisfaire certaines de nos pulsions sexuelles et/ou agressives. Et, de même que les autres productions du génie humain, la morale n'est en fait rien d'autre qu'une névrose partagée et socialisée : « ces déformations s’expliquent, en dernière analyse, par le fait que les névroses sont des formations asociales qui réalisent par des moyens individuels ce que la société réalise avec des activités collectives »(Freud, Totem et Tabou, ii) (DMD). Bref, il est clair que, pour Freud, la morale est d'origine névrotique et non pas rationnelle. Comme le fait dire Dostoïevski à l'un de ses personnages dans les Frères Karamazov, si Dieu n'existait pas et si on ne croyait pas à l'immortalité de l'âme alors tout serait permis. En conséquence, si tout n'est pas permis, s'il y a des règles morales impératives à respecter, c'est qu'au fond, la morale est une névrose collective étroitement liée à la névrose obsessionnelle universelle de l'humanité qu'est la religion (C112). Plus précisément, « [comme] l’identification est la première manifestation de l’attachement social, [e.g. le petit garçon] s’attache à sa mère comme objet sexuel et s’identifie à son père comme modèle à imiter [...], les relations sociales se construisent sur des identifications avec d’autres membres de la collec­tivité »(Freud, Essais de Psychanalyse). Ce qui veut dire que les névroses engendrées par les tabous, notamment par les deux prohibitions fondamentales de l'inceste et du meurtre, produisent néanmoins du lien social via l'attachement de l'enfant au parent de sexe opposé et l'identification au père comme représentant de la loi (C232). Peu à peu, l'enfant se socialise en s'attachant, de proche en proche à des personnes aimantes et protectrices autres que son seul parent de sexe opposé, et en identifiant la loi à des personnes autoritaires autres que son propre père. On peut donc dire que, pour Freud, agir par devoir n'est pas agir de manière réellement désintéressée, comme le suppose Kant, car « c’est [...] l’amour (Éros) qui demeure le principal déterminant de la conscience morale, que ce soit l’amour sexuel, ou que ce soit l’amour désexualisé, sublimé »(Freud, Essais de Psychanalyse). Bref, pour Freud, on agit par devoir et par intérêt en même temps. Certes, l'amour dont il est question est un amour débarrassé de ses composantes sexuelles problématiques pour se réduire à un déterminant névrotique, c'est-à-dire générateur de malaise, mais qui produit du lien social à travers l'impératif catégorique (le tabou). Cela dit, lorsqu'on agit par devoir, on agit tout de même inconsciemment par crainte de perdre l'amour de ses parents dans un premier temps, puis, plus tard, de tout ou partie des autres membres de la société.

(E323) Or ce qu'il appartient au surmoi de refouler précocement dans le cadre de ce douloureux passage du principe de plaisir au principe de réalité, ce ne sont pas seulement les pulsions sexuelles, mais ce sont également les pulsions agressives. Car « le prochain n’est pas seulement un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation de satis­faire son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sans son consente­ment, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer »(Freud, Malaise dans la Culture, v). Bref, ce serait une erreur de croire que l'amour, fût-il intéressé, du prochain soit le seul déterminant du devoir moral. S'il n'a été question, jusqu'à présent du que du seul instinct de vie (Eros) en tant qu'il engendre les pulsions sexuelles, comme cet instinct de vie est indissociable de l'instinct de mort (Thanatos), en tant qu'il est à l'origine de nos pulsions agressives (D112), il est facile de comprendre que le soi-disant désintéressement moral dont parle Kant va aussi être contredit par cette agressivité inconsciente car refoulée qui est au fond de chacun d'entre nous. Les exemples historiques abondent pour montrer qu'on ne resserre jamais aussi bien le lien social dans une communauté que lorsque se crée dans cette communauté un consensus sur la nécessité d'exclure, voire de martyriser, sinon même d'exterminer l'étranger. Nouvelle preuve, s'il en était besoin que la cohésion sociale est d'origine névrotique (C232). Car comme l’étymologie du mot l'indique, la xénophobie (en grec hè tou xenou phobia, "la haine de l'étranger") est une phobie, autrement dit une névrose. Ce que veut dire Freud, notamment dans son ouvrage Malaise dans la Culture écrit à la suite de la première guerre mondiale et en pleine période de montée du nazisme en Allemagne, c'est que le devoir moral comme commandement d'aimer son prochain d'un amour (soi disant) désintéressé peut tout à fait cohabiter avec la haine de l'étranger. Or, il est clair qu'éprouver consciemment de la haine pour certains de nos semblables est une infraction au tabou qui condamne les pulsions agressives, infraction qui, précise Freud, entraîne un épouvantable sentiment de culpabilité qui nous pousse à agir par devoir à l'égard ... de ceux de nos semblables que nous aimons : « de là, la mise en œuvre de mé­thodes qui doivent inciter les hommes à des identifications et à des relations de haine subli­mées. [C'est pourquoi] il reste toujours possible de lier les uns aux autres dans un amour apparemment désintéressé une assez grande foule d’­hommes, mais à condition qu’il en reste d’autres à qui manifester de l’­hostilité »(Freud, Malaise dans la Culture, v). C'est ce que montre, par exemple le héros du roman de Jonathan Littell, les Bienveillantes, qui est un être cultivé, sensible et d'une grande rectitude morale, ce qui ne l'empêche nullement de prendre une part très active à die Endlösung der Judenfrage ("la solution finale de la question juive", autrement dit l'extermination des Juifs). Dans de telles conditions, il va de soi que le devoir moral ne peut pas être, pour Freud, un indice de liberté, d'autonomie de la volonté à l'égard des intérêts sensibles, mais au contraire de détermination de la volonté consciente (le moi) par des forces inconscientes (le ça et le surmoi).

Donc, pour Freud, agir par devoir moral n'est pas agir sous l'effet d'un choix rationnel et libre de tout intérêt sensible comme pour Kant et les Lumières. C'est plutôt agir sous l'effet d'un conflit entre des pulsions sexuelles refoulées qui nous font souffrir et qui nous poussent au respect universel de tout homme, et les pulsions agressives refoulées qui nous font souffrir et qui nous déterminent à un amour sélectif pour nos "semblables", d'autant plus intense que la haine est plus féroce à l'égard de nos "dissemblables". Est-ce à dire alors que nous avons tendance à agir par devoir moral apparemment désintéressé juste pour nous donner bonne conscience ?
III - Pourtant, il est primordial, notamment dans les sociétés capitalistes où les échanges marchands sont prédominants, que les échanges symboliques entre individus, en particulier les actes politiques, aient l'air d'être d'être désintéressés, même si personne n'est réellement dupe de cette apparence.
(E331) Machiavel, qui est un philosophe du XVI° siècle obnubilé par l’instabilité politique qui caractérise l’Italie de cette époque, s’intéresse aux qualités qui, de son point de vue, caractériserait le Prince idéal, c'est-à-dire le chef d'État qui serait optimalement efficace dans l'exercice de sa fonction. Il commence donc par admettre qu' « un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de fidélité à ses engagements, et de justice »(Machiavel, le Prince, xviii). Car il est tout à fait évident que la moralité, le fait de se plier à une loi morale qui, comme le dit Kant, limite de façon rigoureuse notre désir de bonheur, a une fonction politique éminente. En effet, le peuple a toujours et partout été persuadé que le chef de l'État doit donner l'exemple d'un comportement irréprochable. C'est pourquoi il importe qu'il se fasse, auprès de son peuple, une réputation de moralité (bonté, clémence, piété, fidélité, etc.) autrement dit, de désintéressement. Ce qui se justifie aisément : le Prince, en tant qu'il est à la tête de l'État, est supposé exercer le pouvoir politique pour le plus grand bien de la communauté toute entière, et non pas, bien entendu, pour en tirer un profit personnel. Le problème, souligne Machiavel, c'est que la moralité, en politique, est carrément contre-productive. Il y a même, selon lui, contradiction entre le désintéressement moral et l'efficacité politique : « je pose en fait qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus morales, parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité et de la religion »(Machiavel, le Prince, xviii). En effet, l'efficacité politique passe par la continuité de l'État (un État qui change tout le temps de forme et d'orientation, comme c'est le cas, par exemple, des États italiens du XVI° siècle, n'a aucune efficacité), et la continuité de l'État passe par l'intérêt que le Prince éprouve à y exercer le pouvoir : si le Prince n'entend pas s'accrocher au pouvoir par tous les moyens, la continuité de l'État, et donc son efficacité, ne seront pas assurés de manière optimale. Donc, en fait, le Prince ne doit pas être réellement désintéressé. Il ne doit l'être qu'en apparence et, en réalité, il doit au contraire être très intéressé par la conservation de son pouvoir. Il en résulte que la qualité essentielle du Prince, c'est la virtù, autrement dit la capacité à conserver son pouvoir en fonction des circonstances imprévisibles qu'il va nécessairement rencontrer dans l'exercice de sa fonction : « sa virtù est d'être d'un caractère facile à se plier aux différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver »(Machiavel, le Prince, xviii). La virtù du Prince consistera à exploiter du mieux qu'il peut les circonstances qui se présentent à lui : considérer les hommes comme des fins en soi à certains moments, les considérer comme des moyens, notamment des moyens de conserver le pouvoir, à d'autres moments. Comme dirait Weber, le Prince doit "enchanter" le monde social (B221) en maintenant un certain mystère, une certaine incertitude sur ses motivations profondes. Du coup, « il lui est aussi utile de persévérer dans le bien, lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, que de savoir en dévier, lorsque les circonstances l'exigent. Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne respire la bonté, la justice, la bonne foi et la piété [le respect de la religion] ; et cette dernière qualité est celle qu'il lui importe le plus de paraître posséder, parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par aucun des autres sens [...]. Il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de qualités, mais plutôt de paraître les avoir »(Machiavel, le Prince, xviii). Bref, la réputation de moralité et de désintéressement du Prince, prétendument au service du bien public, doit toujours être intacte, sous peine de ne plus avoir la confiance de son peuple. Donc, la moralité apparente du Prince sera tout sauf désintéressée. Mais contrairement à Freud, pour Machiavel l'intérêt du Prince n'est absolument pas inconscient : conserver le pouvoir est, pour un Prince, un but parfaitement conscient, au contraire.
(E332) Même en généralisant ce que dit Machiavel du Prince à toutes les fonctions de pouvoir et de commandement en général, on pourrait se dire qu'il doit néanmoins exister quelques situations, peut-être exceptionnelles, où il est possible et même nécessaire d'agir simplement par devoir, c'est-à-dire de manière désintéressée au sens kantien. Et on pense immédiatement à l'institution du don. En effet, le don n'est-il pas, par définition, un acte désintéressé ? Dans la religion chrétienne, Dieu n'a-t-il pas fait don de son fils pour racheter les péchés du monde ? Si on donne en attendant une contrepartie, est-ce encore un don, n'est-ce pas un prêt, ou une vente, ou quoi que ce soit d'autre ? Eh bien l'anthropologue Marcel Mauss répond que, paradoxalement, il n'existe pas de don désintéressé. Pire que cela, « aucun potlatch [terme amérindien signifiant "acte de donner"], aucune destruction de ri­chesses, [...] aucun acte de grandeur n'est exempt d’égoïsme […]. Le motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de ces destructions folles de richesses n’est à aucun degré désintéressé »(Mauss, Essai sur le Don). C'est-à-dire que lorsqu'on donne à autrui, en particulier lorsqu'on se sacrifie (lorsque l'on fait le don de soi-même) ou lorsqu'on agit de manière héroïque, (lorsqu'on défie la mort) c'est toujours, au fond, par égoïsme ou, comme l'aurait dit Pascal (C313), par amour-propre. Cela dit, l'enjeu n'est pas, comme chez Pascal, de combler la faiblesse et l'impuissance de son être par le don, le sacrifice ou l'héroïsme. Pour Mauss, l'enjeu du don intéressé, est social et non psychologique : « entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par le don, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut (magister) »(Mauss, Essai sur le Don). Mauss a en effet constaté que, dans la plupart des civilisations (notamment les civilisations primitives qu'il a étudiées en Amérique du Nord, mais aussi dans celle de la Rome Antique1), le don est le meilleur moyen de manifester sa supériorité : le plus fort n'est pas celui qui possède, mais celui qui donne, c'est pourquoi celui qui domine (magister en latin), c'est celui qui donne plus (magis en latin). Symétriquement, « accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) »(Mauss, Essai sur le Don) : chacun a fait, une fois dans sa vie, l'expérience étonnante de recevoir un cadeau de très grande valeur qui, au lieu de réjouir son destinataire, le met au contraire mal à l'aise dans la mesure où il se demande comment il va bien pouvoir offrir une contrepartie de même valeur à son donateur. C'est que, précise Mauss, recevoir met celui qui reçoit dans une position d'assisté (cliens en latin), et celui qui est dominé (minister en latin), c'est celui qui donne moins (minus en latin). Bref, donner ou recevoir est, pour Mauss comme pour Freud, un acte qui est tout sauf désintéressé : un don est toujours un appel à un contre-don. Sauf que, pour Mauss, comme pour Machiavel, personne n'est dupe des apparences : celui qui donne s'attend consciemment à un contre-don en retour, et celui qui reçoit forme consciemment le projet de rendre ce qu'il a reçu sous une forme ou une autre : « toute cérémonie, tout acte légal et coutumier n'est fait qu'avec un don matériel et un contre-don qui l'accompagnent : la richesse donnée et reçue est l'un des principaux instruments de l'organisation sociale »(Mauss, Essai sur le Don). Donner pour recevoir, recevoir pour donner, bref, échanger, c'est même là, conclut Mauss, l'une des bases du lien social. Donc, à la limite, contrairement à ce que pense Kant, le désintéressement total, le devoir moral consistant à réellement considérer autrui comme une fin en soi et non comme un moyen, conduirait à saper les fondements de toute société : en donnant, je prends autrui pour un moyen d'établir une relation sans laquelle il n'y a tout simplement pas de société.
(E333) C'est la raison pour laquelle un problème aigu se pose dans une civilisation qui se caractérise par l'échange marchand généralisé tourné vers le profit individuel (système capitaliste) : dans un tel système, on ne donne plus rien, on vend tout. L'institution don/contre-don qui, d'après Mauss, est fondatrice de tout lien social, tend donc à y disparaître, ne fût-ce que parce que les actes de vente et d'achat sont, en système capitaliste, souvent simultanés. De sorte que le délai d'attente entre le don et le contre-don2 disparaît, faisant disparaître du même coup l'asymétrie momentanée des statuts du donneur et du receveur, asymétrie nécessaire à la dynamique sociale. Et en effet, ce n'est plus celui qui donne mais celui qui possède, qui est en position dominante. Ce qui entrave la dymanique sociale et affaiblit le lien sociale avec une société qui s'atomise en individus de plus en plus isolés car préoccupés exclusivement de leurs seules possessions. Or, comme il faut bien, cependant, entretenir un minimum de lien social, les relations sociales vont être des relations fondées sur l'apparence de désintéressement tendant à faire des hommes, comme le dit Kant, des fins en soi : « l’économie des biens symboliques [éducation, art, politique, etc.] repose sur le refoulement ou la censure de l’intérêt économique, c’est-à-dire le prix, qui doit être caché ou, du moins, laissé dans le vague »(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi). Bref, Bourdieu généralise à l'ensemble des relations sociales en système capitaliste l'analyse que Machiavel réserve à la seule fonction de chef d'État en général. En l'occurrence, la société capitaliste va créer du lien social avec ce que Bourdieu appelle "des biens symboliques", c'est-à-dire des biens et services tels que l'éducation, l'art, la religion, la politique, la santé, la sécurité, etc. Autrement dit, des biens et services qui, ne faisant pas l'objet de transaction sur un marché, n'ont pas de prix au sens monétaire du terme. Ce qui conduit les dispensateurs de ces biens et services (éducateurs, artistes, politiciens, etc.) à prétendre qu'ils agissent simplement par devoir (dévoués exclusivement au savoir, au beau, à Dieu, etc.), et donc de manière tout à fait désintéressée. A contrario, ni l'éducateur, ni l'artiste, ni le politicien n'avoueront qu'après tout, s'ils exercent cette fonction, c'est qu'elle leur rapporte quelques bénéfices pécuniaires, ce qui, dans une société où tout s'achète et tout se vend, serait, après tout, loin d'être scandaleux. Dès lors, comme le Prince de Machiavel, l'artiste, l'éducateur, le politicien n'hésitent pas, selon les circonstances, à exiger des avantages spécifiques (e.g. plus d'argent), ou bien à proclamer au contraire que l'on n'est motivé que par la noblesse de l'éducation, par la beauté de l'art, par la grandeur de la politique (C331). Bref, comme le dit Bourdieu, reprenant là une notion de Freud, il s'agit de "refouler" l'intérêt économique, car, si l'on s'apercevait que l'éducateur, l'artiste ou le politicien sont motivés par l'argent, alors, comme le souligne Machiavel, ils perdraient tout ou partie de leur crédibilité et donc, éventuellement, de leurs revenus. En particulier, l'homme politique qui prétend n'être motivé que par le seul souci du bien public, « n’est qu’un homme privé autorisé et encouragé à se présenter comme serviteur dévoué du bien pu­blic »(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi). Il est tout à fait significatif, souligne Bourdieu, que, dans un système socio-économique qui fait que les plus hautes personnalités politiques sont aussi, très souvent, des personnes fortunées, l'homme politique se présente toujours comme animé par le seul intérêt général ! On remarque donc que « le travail collectif de dénégation est soutenu par un ensemble d’institutions, dont la première et la plus puissante est le langage »(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi). Autrement dit, il appartient au langage, notamment au langage politique (mais on pourrait en dire autant du langage de l'éducation ou du langage artistique ou du langage religieux, etc.) de créer et d'entretenir cette illusio (B226) nécessaire à la conservation de la société. Il appartient, en d'autres termes, aux règles du jeu politique d'imposer un "jeu de langage" spécifique dans lequel il est question de sacrifice de sa personne au service de l'état mais jamais d'enrichissement personnel.
En tout cas, pour Bourdieu, comme pour Machiavel ou pour Mauss, agir par devoir n'est jamais agir de manière désintéressée comme le prétend Kant. Mais, contrairement à ce que soutient Freud, les acteurs sociaux s'évertuent consciemment à préserver les apparences du désintéressement tout en sachant que personne n'est dupe de ces apparences.
À première vue, il semblerait donc qu'agir par devoir, ce soit agir de telle sorte que notre volonté soit déterminée a priori par la seule représentation rationnelle de l'impératif catégorique qui nous enjoint de respecter l'humanité comme fin en soi et non comme moyen de nous faire espérer quelque récompense ou craindre quelque châtiment. Seulement, comme il n'existe pas d'exemple d'action réellement désintéressée en ce sens, il y a tout lieu de penser que le désintéressement n'est jamais qu'apparent et qu'agir par devoir, c'est toujours agir en étant déterminé par des pulsions sexuelles refoulées qui nous poussent à aimer le "prochain" et des pulsions agressives refoulées qui nous poussent à haïr le "lointain". Néanmoins, les apparences de désintéressement sont essentielles à la préservation de la cohésion sociale, notamment dans le système économique capitaliste où tout s'achète et tout se vend, même si personne n'est dupe des véritables motivations de l'homme politique, de celles du généreux donateur ou de celles des dispensateurs de biens symboliques.

1Par exemple le mot "mécène" vient de Caius Cilnius Mæcenas (v. 70 av. J.-C. - 8 av. J.-C.) qui fut un homme politique romain et un proche de l'empereur Auguste, célèbre pour avoir consacré sa fortune et son influence à promouvoir les arts et les lettres.
2Mais peut-être la vente à crédit rétablit-elle ce délai. À moins de considérer que le contre-don consiste, lors de la vente à crédit, premièrement dans le fait que le vendeur est immédiatement rémunéré par l'établissement de crédit (banque), et deuxièmement dans le fait que l'acheteur rédige immédiatement une reconnaissance de dette (dossier de crédit). Problème ...