mercredi 17 octobre 2001

LE CARACTERE NECESSAIRE DES CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES EST-IL FOURNI PAR LES MATHEMATIQUES ?

    “Une énigme a de tout temps fortement troublé les chercheurs : comment est-il possible que les mathématiques, qui sont issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? La raison humaine peut-elle donc, sans l’aide de l’expérience, par sa seule activité pensante, découvrir des choses réelles ?”(Einstein, la Géométrie et l’Expérience). En effet, alors que le sens commun se plaît à opposer le caractère abstrait des mathématiques au caractère concret de l’expérience, l’histoire des sciences montre au contraire que toute prédiction théorique et toute application technique est précédée de formules mathématiques. Comment est-ce possible ? Qu’apportent les mathématiques à notre connaissance de la réalité ? Sont-ce elles qui fournissent aux connaissances scientifiques du réel leur caractère nécessaire ?


I - Le modèle mathématique réduit la réalité en la distinguant de sa représentation analogique.

    A - la représentation analogique indistincte et imprécise n’est pas informative.


    On a tendance à croire que pour avoir la connaissance de quelque chose, il faut et il suffit d’en avoir une fidèle image. Il y a là l’idée que “l’image représente la réalité si et seulement si l’image ressemble à la réalité de manière appréciable”(Goodman, Langages de l’Art, I, 1). Mais que doit-on entendre par exemple lorsque l’on dit qu’un portrait est ressemblant ? Apparemment, c’est un portrait qui représente l’original tel qu’il est, de sorte qu’en contemplant le portrait, on pourrait connaître l’original. Oui mais connaître quoi de l’original ? Car ce que le portrait représente, c’est forcément “l’un des aspects, l’une des manières d’être ou d’apparaître des objets, et pas n’importe laquelle”(Langages de l’Art, I, 2). Ce qui veut dire que l’auteur du portrait a déjà sélectionné l’aspect pertinent de la réalité à représenter. Et c’est bien entendu cet aspect que nous avons tendance à rechercher dans l’image lorsque nous nous demandons “ce qu’elle représente et la sorte de représentation qu’elle est”(Langages de l’Art, I, 6). En d’autres termes, pour que A soit une représentation informative de B, il faut premièrement que l’on sache que A renvoie à B et que A représente B sous un certain aspect pertinent C. Exemple : l’image radiographique (A) est celle du tibia du patient (B) et il le représente comme une fracture ouverte (C). Le problème est que les deux choses que nous voulons savoir pour qu’une image soit informative, ce n’est pas l’image qui nous les apprend directement.

    En effet, l’image est une représentation analogique de la réalité : “les éléments de l’image sont dans un rapport déterminé qui indique que les choses réelles sont entre elles dans le même rapport”(Wittgenstein, Tractatus, 2.15). Ce qui veut dire que, R étant la réalité et I l’image, les variables étant des points, pour tout couple ordonné (x’,y’) appartenant à I, il existe un couple ordonné (x,y) appartenant à R, tels que si y’=f(x’) dans I, alors, probablement, y=f(x) dans R. D’où il suit d’abord que l’image est une réduction du réel puisque tous les points de I ont un corrélat dans R mais non réciproquement ; ensuite l’image est indistincte de la réalité dans le sens où la même fonction f vaut pour I et pour R (ex. : si x' est à gauche de y' dans I, on a de bonnes raisons de penser que x est à gauche de y dans R) ; enfin la correspondance de l’image avec la réalité n’est toujours qu’approximative puisque y’=f(x’) implique que probablement y=f(x). Si la première remarque explique pourquoi nous tenons souvent l’image pour informative, en revanche les deux dernières expliquent pourquoi nous avons besoin d’un savoir préalable sur la réalité représentée par l’image pour faire un usage correct de l’image. Si en effet “l’image est un modèle réduit de la réalité”(Tractatus, 2.12), son utilisation correcte suppose de négliger l’indistinction et l’imprécision caractéristiques de l’analogie en les corrigeant par un savoir préalable. Donc si l’image ne fait rien connaître de la réalité, c’est que ce qu’elle a de commun avec elle est supposé connu avant l’observation de l’image et reconnu à l’occasion de cette observation : “ce que l’image doit avoir de commun avec la réalité pour la représenter [...] l’image ne peut le représenter mais le montre”(Tractatus, 2.17). En quoi consiste cette représentation préalable de la réalité étrangère à l’image ?

    B - la représentation mathématisée est distincte donc informative.
   
    La représentation analogique ne nous apprend rien sur la réalité parce qu’elle est trop indistincte et imprécise sur le rapport qu’elle entretient avec cette réalité, même si la réduction qu’elle y opère est loin d’être négligeable. Pour faire progresser notre connaissance, il va donc falloir conserver la réduction du modèle, en éliminant si possible l’indistinction et l’imprécision de l’image. C’est pourquoi, “ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité ne doivent s’occuper d’aucun objet dont ils ne puissent avoir une certitude égale à celles des démonstrations de l’arithmétique et de la géométrie” (Descartes, Règles pour la Direction de l'Esprit, II). Certitude mathématique (digitale, dirait-on aujourd'hui) contre indistinction et imprécision analogique, tel est l’enjeu.

    Dans la II° Méditation Métaphysique, Descartes prend l’exemple d’un morceau de cire qui a une couleur, une odeur, une forme, une texture, une sonorité, etc. qui sont autant de qualités sensibles ; que se passe-t-il si on le chauffe ? Réponse : “il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de flexible et de muable”. Ce qui veut dire que tous les corps physiques ont en commun une étendue (ils occupent un espace géométrique), une flexibilité (cet espace est modifiable par translations), et une muabilité (une aptitude à être mis en mouvement). On accroît la connaissance des corps physiques en en donnant un modèle réduit géométrique dans lequel tout corps doit être représenté comme un espace modifiable susceptible d’être mise en mouvement. On peut donc aller plus loin encore en disant que toute réalité physique se présente à nous non seulement statiquement dans l’espace mais aussi dynamiquement dans le temps puisqu’il est susceptible de se mouvoir, de se transformer, de se corrompre, etc. Il va donc falloir faire une application des règles de la translation spatiale aux corps en mouvement dans le temps et passer ainsi d’un modèle géométrique à un modèle mécanique. Dès lors il n’y a “aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose [...] les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus par les sens”(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203). De même que la géométrie fournit un modèle réduit de la réalité statique, la mécanique fournit un modèle réduit de la réalité dynamique. Réalité statique plus réalité dynamique constituent ensemble la réalité physique : “au lieu d’expliquer un phénomène seulement, je me suis résolu d’expliquer tous les phénomènes de la nature, c’est-à-dire toute la physique”(Descartes, Lettre à Mersenne, 13-XI-1629). La distinction de la représentation permet d’universaliser les symboles et les règles de réduction de la réalité physique.

    Descartes invente donc la modélisation mathématique, c’est-à-dire un procédé non-analogique de réduction de la réalité physique qui introduit une distinction entre le réel observé et sa représentation. Pour représenter mathématiquement un morceau de cire, on va écrire des formules et faire des schémas géométriques ; pour représenter mathématiquement l’organisme vivant, on va écrire des formules et faire des schémas mécaniques. Dans tous les cas, ce qui rend possible la modélisation mathématique c’est “qu’il y a plusieurs autres choses que des images qui peuvent exciter notre pensée, comme par exemple les signes et les paroles, qui ne ressemblent en aucune façon aux choses qu’elles signifient”(Descartes, Dioptrique, IV). Ce que veut dire Descartes, c'est que le modèle mathématique M sera tel que, pour tout couple ordonné (x’,y’) appartenant à I, il existe un couple ordonné (x,y) appartenant à R, tels que si y’=f(x’) dans M, alors,nécessairement, y=g(x) dans R. Par exemple f sera une fonction mécanique dans M là où g est une fonction biologique dans R. Donc si nous voulons apprendre quelque chose de nouveau sur R, il faut effectivement que le modèle M ne ressemble pas à R. Voilà pourquoi on va par exemple prendre le risque de représenter une fonction biologique comme une fonction mécanique. Si la connaissance de la réalité passe par la certitude mathématique, c’est parce que celle-ci consiste à réduire une réalité complexe et incertaine (un morceau de matière, un corps vivant) à une explication simple car totalement distincte de la réalité à étudier. Cela dit, la certitude mathématique suffit-elle à faire de la représentation une connaissance vraie ?


II - Le concept mathématique s’accompagne a priori d’une hypothèse vérifiable.

    A - le modèle mathématique impose de l’ordre et de la mesure a priori dans la réalité.

        
    “Si les mathématiques sont beaucoup plus certaines que toutes les autres sciences, c’est que leur objet, à elles seules, est si clair et si simple [...] qu’elles ne consistent entièrement que dans les conséquences à déduire par la voie du raisonnement”(Descartes, Règles ..., II). Cet objet “si clair et si simple ” est tel que “seules toutes les choses où l’on étudie l’ordre et la mesure se rattachent à la mathématique, sans qu’il importe que cette mesure soit cherchée dans des nombres, des figures, des astres, des sons ou quelque autre objet”(Règles ..., IV). Bref, la certitude mathématique découle non seulement de sa distinction mais aussi de sa précision. Et celle-ci consiste dans l’ordre et de la mesure qu’elle impose a priori, aux symboles des objets extérieurs : l’ordre c’est-à-dire les relations qui permettent d’établir a priori une hiérarchie entre des symboles distincts (p.ex. lorsqu’on range des grandeurs dans un ordre croissant) ; la mesure c’est-à-dire les relations qui permettent d’établir a priori des classes de symboles distincts (p.ex. lorsqu’on classe des objets d’après des mesures de longueur, de température, de masse, etc.). Bref, c’est l’ordre et la mesure entre les symboles et non pas les symboles eux-mêmes qui font la précision des mathématiques. Dès lors, “se représenter consiste à classer et à ranger des objets plutôt qu’à les imiter”(Goodman, Langages de l’Art, I, 7) : la modélisation mathématique consiste à préciser des relations d’ordre et des relations d’équivalence entre des symboles déjà distincts des objets réels dont ils tiennent lieu.

    Mais alors la modélisation mathématique est entièrement a priori dans la mesure où les descriptions concernant l’ordre et la mesure seront toujours présupposées par toute théorie scientifique. Ce qui veut dire que “une science proprement dite, de la nature notamment, exige une partie pure”(Kant, Premiers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470), c’est-à-dire une partie a priori qui sert de cadre général commun à toutes les théories scientifiques. Donc la modélisation mathématique de la réalité a ceci de particulier qu’elle impose a priori de l’ordre et de la mesure dans la représentation de la réalité, en d’autres termes, “elle n’a pas d’autre fonction que de lier en un ensemble toutes les autres représentations”(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 18). La nature de la certitude mathématique tient donc toute entière dans le fait que ce sont toujours les mêmes symboles et les mêmes règles qui sont imposées a priori à toutes nos connaissances. Voilà pourquoi “dans toute théorie de la nature il ne se rencontre de science proprement dite qu’autant qu’il s’y trouve de connaissance a priori”(Premiers Principes ..., IV, 470), ce qui implique que “la théorie de la nature ne renfermera de véritable science que dans la mesure où la mathématique pourra s’y appliquer”(-id-). Pourtant l’histoire des découvertes scientifiques, c’est-à-dire des progrès de la connaissance de la réalité, va être scandée par la collaboration de la théorie mathématisée a priori et de l’expérimentation sensible a posteriori (Copernic et Galilée, Leverrier et Galle, etc.). Pourquoi donc “ce qui arrive dans le concret arrive-t-il de la même façon dans l’abstrait”(Galilée, Dialogue sur les deux Grands Systèmes du Monde) ? Comment expliquer que “l’univers est écrit dans la langue mathématique” (Galilée, il Saggiatore) ? Bref comment se fait-il alors que la précision a priori des mathématiques puisse se trouver vérifiée a posteriori  par l’expérience ?

    B - c’est le concept mathématisé qui fournit l’hypothèse à expérimenter.

    Soit par exemple la théorie de la photosynthèse chlorophyllienne (Mayer, 1845), selon laquelle, en présence de la lumière solaire, six molécules d’eau s’allient à six molécules de gaz carbonique pour donner une molécule de cellulose plus six molécules d’oxygène (6H2O+6CO2 = C6H12O6+6O2). Comment cette réduction, cette distinction et cette précision nous conduisent-elles à une connaissance vraie ? Nous avons à droite et à gauche du signe d’égalité deux descriptions distinctes d’états de chose. Pourtant la formulation complète conclut que l’on doit tenir ces deux états pour égaux pour les raisons que la formule mathématique démontre : les composants élémentaires sont identiques avant et après la réaction, simplement, ils ont changé d’aspect. Mais cette formulation mathématique est a priori. Elle dit donc qu’il doit en être ainsi, c’est une norme, mais elle ne dit pas qu’il en est réellement ainsi, ce n’est pas un constat. Bref “connaître une chose a priori, c’est la connaître d’après sa simple possibilité”(Kant, Premiers Principes ..., IV, 470). Et c’est cette simple possibilité de l’existence d’un état de chose que l’on appelle un concept. “Or la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique”(-id-). Donc les concepts scientifiques sont proprement construits par les mathématiques qui proposent par là un traitement a priori d’états de choses possibles.

    Cela dit la théorie scientifique augmente notre connaissance non seulement au moyen d’une modélisation distincte et précise d’un état de chose possible, mais aussi au moyen d’une confirmation expérimentale de l’existence réelle de cet état de chose. Car “si nos intuitions sensibles sont aveugles sans concepts, nos concepts sont vides sans intuitions sensibles”(Critique de la Raison Pure, III, 75) : ni la représentation sensible spontanée de la réalité, ni sa représentation mathématique ne suffisent à nous en fournir une connaissance vraie. Il va falloir donc confronter l’objet possible de la théorie (le concept) à l’objet réel de l’expérience. Fort bien. Mais par quel miracle l’a posteriori pourrait-il confirmer l’a priori puisque le concept  théorique a été construit avant et non pas dérivé de l’expérience ? La réponse tient en deux temps : d’abord “une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique”(Premiers Principes ..., IV, 470), ce qui veut dire que c’est l’expérience sensible qui va être dérivée du concept et non l’inverse ; ensuite “connaître la possibilité de choses naturelles déterminées a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori”(-id-), ce qui veut dire que la formulation du concept a beau être a priori, elle n’est une connaissance du possible qu’à condition d’anticiper une expérience possible, c’est-à-dire d’être capable de s’accompagner d’hypothèses. L’hypothèse est ainsi le prolongement du concept en ce qu’elle prédit a priori à quelles conditions le concept se trouvera vérifié : par exemple, pour le concept de photosynthèse chlorophylienne, les conditions vont être la présence des éléments chimiques C, O, H dans les proportions prévues constatées dans des circonstances dont on décide  a priori qu’elles seront pertinentes et qu’elles feront foi. Ainsi, “un concept n’est jamais rapporté directement à un objet, mais à quelque autre représentation de celui-ci”(C.R.P., III, 86), à savoir une hypothèse. Finalement, la modélisation mathématique formule des concepts distincts et précis dont les caractères a priori devront être confirmés par des propriétés a posteriori expérimentables indirectement dans les conditions hypothétiques et non pas directement dans des conditions naturelles. Or, puisque ces conditions de vérification sont hypothétiques, pourquoi considère-t-on les théories scientifiques comme nécessaires ? Bref, d’où vient que les théories scientifiques vérifiées soient considérées comme des lois ?


III - La nécessité a posteriori des lois scientifiques n’a rien de mathématique.

    A - il n’y a pas de nécessité dans les faits, mais seulement dans le langage.
    

La réduction mathématisée distincte et précise de la réalité permet d’expliquer deux des raisons du prestige de la science depuis la période des Lumières. D’abord l’universalité des conclusions qui constituent une base de connaissances mathématisées échappant à l’ambiguïté des langages ordinaires trop sensibles au contexte. Ensuite la rationalité des procédures, autant de démonstration a priori que d’expérimentation a posteriori, ce qui autorise une transparence propre à garantir une certaine neutralité à la connaissance scientifique. Mais d’où vient qu’après une découverte scientifique, la conclusion nous apparaisse comme nécessaire, c’est-à-dire produise sur nous un effet de conviction tel qu’il nous semble qu’il ne puisse pas en être autrement ? Car après tout, “on peut, en cas d’expérience récalcitrante, soit  modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination”(Quine, two Dogmas of Empiricism, vi), c’est-à-dire qu’il n’y a aucune raison pour que l’expérimentation soit le juge en dernier ressort de la fiabilité de la théorie. C’est ce qui se passe dans cette scène de la pièce de Brecht intitulée la Vie de Galilée, où Galilée tente de convaincre ses adversaires de l’existence des satellites de Jupiter simplement en les observant au télescope : “-Donnez-nous des raisons de vous croire, M.Galilée. -Des raisons ? Mais un seul coup d’oeil montre le phénomène ! -Et alors ? Si votre lunette laisse voir ce qui ne peut pas être, c’est qu’elle est peu fiable, non ?”(sc.4). Bref, l’expérimentation sensible n’emporte, par elle-même, aucune nécessité. Celle-ci proviendrait-elle alors de la démonstration mathématisée ?

    Reprenons l’exemple du concept de photosynthèse cholrophylienne : dire “6H2O+6CO2= C6H12O6+6O2”, c’est dire d’une certaine manière “6H2O+6CO2 est la cause et C6H12O6+6O2 l’effet”, en d’autres termes que des mêmes causes (6H2O+6CO2) suivront nécessairement toujours les mêmes efffets (C6H12O6+6O2). C’est-à-dire que nous inférons des faits qui désormais auront lieu de faits qui ont déjà eu lieu puisqu’ils sont réputés vérifiés scientifiquement. En disant que A est la cause de B, nous faisons comme si le constat de A dans le présent doit s’accompagner nécessairement de l’anticipation de B. On voit tout de suite la fécondité d’une telle formulation, notamment en terme d’applications techniques. Or Hume montre que la relation de causalité n’est pas une relation entre des idées, c’est-à-dire entre des représentations a priori d’états de choses. En effet, les relations mathématiques ne comprennent pas la relation de causalité : “on ne peut connaître que le carré de l’hypoténuse est égal au carré des autres côtés [...] sans une suite de raisonnements”(Hume, Enquête sur l'Entendement Humain, XII, iii) tandis que “c’est seulement l’expérience qui nous apprend la nature et les limites de la cause et de l’effet et nous rend capables d’inférer l’existence d’un objet de celle d’un autre”(-id-). L’expérience et non pas le concept, c’est-à-dire d’abord que “tout ce qui est peut ne pas être, il n’y a pas de fait dont la négation implique contradiction”(E.E.H., XII, iii), d’où le besoin d’une confirmation expérimentale ; ensuite que cette confirmation est hypothétique dans le sens où “on peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé à condition d’effectuer les réajustements qui s’imposent”(Quine, two Dogmas ...)  ;  enfin il y a toujours eu des lois théoriques, y compris à des époques ou dans des cultures où les théories n’ont pas été mathématisées. Donc, la nécessité de la loi n’est pas le fruit d’une déduction mathématique, mais d’une induction ou généralisation empirique.

    On peut dire d’une manière générale que “tous les raisonnement sur les faits paraissent se fonder sur la relation de cause à effet [car] on y suppose constamment une connexion entre le fait présent et ce qu’on infère”(Hume, E.E.H., IV, 1) : tous les raisonnements sur les faits, c’est-à-dire toutes les théories de la nature, qu’elles soient scientifiques (mathématisées) ou non. Et comme la relation de causalité est une connexion cachée qui n’est pas mathématiquement démontrable, “peut-être apparaîtra-t-il à la fin que la connexion nécessaire dépend de l’inférence au lieu que ce soit l’inférence qui dépende de la connexion nécessaire”(T.N.H., I, iii, 6). Ce qui veut dire que, étant donné que les sciences s’intéressent aux faits et qu’il n’y a aucune connexion nécessaire dans l’enchaînement des faits, c’est paradoxalement l’inférence inductive indémontrable, hypothétique et incertaine qui doit l’être : comme “on ne peut découvrir l’effet dans la cause, la présentation qu’on en fait a priori doit être entièrement arbitraire”(E.E.H., IV). Bref, il appartient au langage scientifique de présenter arbitrairement ses conclusions comme nécessaires : la phrase “6H2O+6CO2 est la cause et C6H12O6+6O2 l’effet”, affirme que c’est le cas nécessairement, c’est-à-dire qu’il ne doit pas en être autrement désormais. Le caractère nécessaire de la relation de causalité ne provient ni de la nature des choses ni du caractère mathématique de la  modélisation : “rien ne nous conduit à cette inférence que l’accoutumance”(E.E.H., XII, 2). Peut-on justifier cette accoutumance ?

    B - la théorie a autorité pour déterminer ce qui est vrai donc ce qui est réel.


    Apparemment il appartient aux jeux de langage scientifiques d’édicter des lois qui tendent à rendre nécessaires des manières de parler afin d’optimiser la communication en éliminant autant que possible les risques d’ambiguïté. Mais si tel est le cas, alors il faut admettre aussi que notre formule non seulement nous décrit mais aussi nous prescrit le réel (les atomes d’hydrogène, d’oxygène et de carbone, les molécules d’eau, de gaz carbonique, de cellulose et d’oxygène, la production causale des troisième et quatrième molécules à partir des deux premières) : “conceptuellement définis, les objets physiques sont des intermédiaires commodes que nous nous imposons”(Quine, two Dogmas ...). La théorie de Mayer devient une loi en ce qu’elle nous impose non seulement des concepts a priori, mais aussi une nouvelle manière de voir a posteriori : elle nous dit “voilà la réalité de la croissance des végétaux, et non pas le développement spontané d’une disposition mystérieuse des végétaux”. Certes la loi ne crée pas la réalité ex nihilo, mais elle nous la fait voir sous un certain aspect lorsqu’elle fait passer ses concepts dans le langage ordinaire.

    Supposons A = “la force (F) est le produit de la masse (M) par l’accélération (A)”. Alors A aura la forme pour tout x (Fx => Mx.Ax), d’où l’on déduit par généralisation existentielle, qu'il existe nécessairement quelque chose (x) tel que (Fx = Mx.Ax) : “pour toute chose, si cette chose est dotée de force, alors nécessairement cette force est le produit de la masse par l’accélération de cette chose” d’où l’on déduit, si la théorie est acceptée,  “il existe nécessairement des forces, des masses et des accélérations”. Qu’est-ce qui nous empêche d’en faire autant pour A’ = “tous les habitants de l’Olympe sont des Dieux” ? Car après tout “les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère”(two Dogmas..., vi), dans les deux cas, la forme logique des affirmations théoriques est la même : pour tout x (Fx => Gx), que cette théorie soit mathématisée (A) ou non (A’). En d’autres termes, “une phrase vraie, c’est une phrase exprimée dans les termes d’un théorie complète avec les réalités que cette théorie postule”(Quine, Word and Object, §6). Si la forme de toute conclusion théorique est [pour tout x tel que (Fx => Gx)] => [il existe nécessairement un x tel que (Fx => Gx)], alors en général, être réel “c’est être la valeur d’une variable, plus précisément, ce que l’on reconnaît être, c’est ce que l’on admet comme valeur pour les variables de la théorie”(Quine, Pursuit of Truth, §10). Bref, nos réalités quotidiennes ne sont telles que parce qu’elles sont “postulées par une théorie pour que les assertions faites par la théorie soient vraies”(Quine, from a Logical Point of View). 

Mais alors qu’est-ce qui fait que l'on considère aujourd'hui que A est vraie et A’ fausse ? “Les objets physiques et les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés”(two Dogmas..., vi) : à l'aune de leur efficacité technologique, l’autorité de la science est, dans notre culture, supérieure à l’autorité de la religion. Mais les deux types de théories font naître le mythe de l’existence nécessaire de certaines entités. Simplement, “si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace”(-id-). Finalement, la nécessité des théories scientifiques qui imprègne à ce point notre manière de voir le monde ne repose en rien sur son caractère mathématique, mais bien plutôt sur son caractère pragmatique, c’est-à-dire une facilité d’utilisation tout à la fois dans de la communication ordinaire et de la résolution des problèmes techniques de notre vie. C’est pour cela que, dans notre culture, “le caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de science”(Quine, W.O., §6).

Conclusion.

    L’image d’une chose ne nous la fait pas connaître parce qu’il faut déjà connaître cette chose pour savoir ce qui est pertinent dans l’image. Car connaître une chose consiste à en donner une représentation simplifiée au maximum et qui ne ressemble pas à cette chose, c’est-à-dire, à la limite, à en faire un modèle mathématique. Or la précision du langage mathématique possède deux autres avantages : fournir un ensemble universel de procédures permettant de construire des concepts ; énoncer rationnellement les critères de vérification des hypothèses. Pourtant si la nécessité a priori de la théorie et si la rigueur de l’expérimentation sont imposées par les mathématiques, il n’en va pas de même de la nécessité a posteriori des conclusions scientifiques. Et c’est en effet le consensus social qui engendre le caractère d’évidente nécessité qui s’attache à l’existence des entités postulées par les théories dont les conclusions s’insèrent ainsi dans le langage ordinaire. 

dimanche 20 mai 2001

QU'EST-CE QUI EST DIGNE DE NOTRE RESPECT ?

    Le terme de “respect” est utilisé en français dans des jeux de langage très divers : on dit que l’on respecte des individus mais aussi que l’on respecte la propriété, le travail, la douleur, la conviction, le sommeil et même la mémoire des individus. On dit que l’on respecte des lois mais aussi que l’on tient quelqu’un en respect au bout de son arme. On présente ses respects, c’est-à-dire ses hommages, à quelqu’un mais on dit aussi que quelqu’un agit comme tout homme qui se respecte, ce qui suppose que l’on peut être soi-même l’objet de son propre respect. D’où le problème de savoir ce qui est digne de notre respect. L’enjeu consiste à se demander s’il n’y pas, derrière la notion de respect, l’idée d’une distance, comme l’étymologie le suggère.
 
   
I - Apparemment, ce sont des règles qui sont dignes de respect.


    A - une volonté bonne n’est motivée ni par l’inclination ni par l’intérêt.

 

    “La raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté : il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même” (Kant, Fondements de la Métaphysique des Moeurs, I). La raison n’est pas une faculté théorique, c’est-à-dire une faculté instrumentale pour nous donner des connaissances en vue de l’action, elle est au contraire la faculté pratique de déterminer directement notre volonté d’agir comme fin en soi et non comme moyen. En ce sens, la raison pratique est la faculté de décider a priori et n’a donc pas pour fonction de nous rendre heureux. Car alors “la nature aurait bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention”(F.M.M., I). En d’autres termes, si la fin dernière de l’homme n’était que de se conserver dans le meilleur état possible, en maximisant son plaisir et en minimisant sa douleur, “la règle complète de sa conduite lui aurait été indiquée bien plus exactement par l’instinct”(F.M.M., I). Et encore, cet instinct n’aurait eu d’efficacité que dans un état de nature car à l’état civil, la nécessité de la conservation de soi disparaissant, quelqu’un qui prétend rechercher le bonheur “ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que précisément il désire et il veut”(F.M.M., I) : le bonheur est l’idéal de l’imagination et non de la raison.

    C’est pourquoi l’influence de la raison pratique sur une volonté bonne se traduit par la conscience d’un devoir. Si je suis motivé par quelque chose qui existe déjà, il va de soi que je vais agir par inclination et non par devoir puisque précisément dans ce cas je vais être motivé par le simple désir de me procurer un objet existant déjà. Donc j’agis par inclination chaque fois que j’entends me faire plaisir en satisfaisant un besoin : “on appelle inclination la dépendance de la faculté de désirer à l’égard de la sensation, ce qui témoigne toujours d’un besoin”(F.M.M., II). De même, si je suis motivé par quelque chose qui n’existe pas encore mais dont l’existence dépend d’un calcul préalable, je n’agirai pas par devoir mais par intérêt, puisque je vais alors être motivé par le désir subordonné à une condition préalable pour la réalisation de laquelle la connaissance théorique va m’être utile : “la dépendance d’une volonté qui peut être déterminée de façon contingente à l’égard des principes de la raison, on l’appelle un intérêt”(F.M.M., II). Donc, dans le cas d’une volonté motivée par l’intérêt, il est fait appel à la raison instrumentale qui fournit un motif sous forme de calcul. Mais quel peut être le motif de la raison pratique qui ait de l’influence sur une volonté bonne a priori ?

    B - le motif de la raison pratique, c’est le sentiment de respect.


    Dire qu’une volonté bonne est dépourvue d’inclination ou d’intérêt qui en ferait un simple moyen n’implique pas que la volonté bonne soit dépourvue de motivation, “ce par quoi la raison devient pratique, c’est-à-dire devient une cause déterminant la volonté”(F.M.M., III, note*). De telle sorte que la volonté d’envisager une action qui n’est pas encore réalisée, et qui, par là n’est que possible, même si elle est décidée a poriori, manifeste bien une motivation, donc, en un sens, un intérêt. Seulement ce n’est pas un intérêt pour le résultat de l’action, c’est un intérêt pour l’action elle-même : “la volonté humaine peut prendre intérêt à une chose sans pour cela agir par intérêt : la première expression désigne l’intérêt pratique que l’on prend à l’action, la seconde l’intérêt pathologique que l’on prend à l’objet de l’action”(F.M.M., II). Bref, la volonté bonne, prend intérêt à l’action qui lui paraît nécessaire, mais n’est pas intéressée par le résultat de l’action. En ce sens, il est permis de penser que la raison, fondement de la volonté bonne et donc du devoir inconditionnel, possède néanmoins un motif pour la volonté et qui, par là, la détermine à agir. Or un tel motif ne peut être qu’un intérêt pratique, c’est-à-dire a priori, et non pas un intérêt a posteriori, c’est-à-dire pathologique, qui ne serait que le résultat de la satisfaction d’un besoin dont la volonté ne serait que l’instrument. En quoi va donc bien consister cet intérêt pratique ?

    “Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée”(F.M.M., I). Ainsi, une action morale est une action décidée par une volonté bonne, c’est-à-dire décidée a priori, motivée non pas le résultat de l’action mais par le motif-même (la maxime) de l’action. Donc si une prescription P s’énonce de la façon suivante “tu dois vouloir A” où A est une action, ce qui seul en A peut-être a priori, donc ce qui constitue un devoir, c’est le motif qui me pousse à respecter P. Par suite, “le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi”(F.M.M., I). En d’autres termes si j’invoque pour accomplir A une quelconque condition transformant la volonté en instrument au service de cette condition, l’action n’est pas accomplie par devoir mais par inclination ou par intérêt. En revanche si je dis “je fais A parce que P est digne de respect”, en éliminant donc toute condition autre que la prescription de faire A, alors c’est équivalent à “je fais A parce que je dois vouloir faire A”, ou encore “... parce que A est a priori nécessaire” : la volonté n’est plus un moyen mais sa propre fin et j’agis par devoir. Donc le seul motif d’une action accomplie par devoir et non par intérêt ou par inclination, c’est le respect à l’égard d’une prescription, que celle-ci me fasse plaisir ou non, que celle-ci me soit profitable ou non. Dès lors, “quoique le respect soit un sentiment, ce n’est point un sentiment reçu par influence, c’est au contraire un sentiment spontanément produit par un concept de la raison”(F.M.M., I). Quel est ce concept rationnel qui fait du respect un sentiment a priori ?

    C - c’est la représentation de la forme universalisable de la loi qui engendre le respect.


    Appelons loi tout énoncé prescriptif, c’est-à-dire qui indique ce qui doit être le cas, qu’il s’agisse d’une loi pratique (morale ou juridique) ou une loi théorique (scientifique). Dire que je respecte P qui s’énonce “tu dois vouloir A”, c’est dire que je dois vouloir A pour le seul motif que P (et non A) est nécessaire. Si P est “tu dois vouloir t’arrêter au feu rouge”, je respecte P non parce que A est nécessaire sous peine d’entraîner un accident (auquel cas j’agirais par inclination), ou une sanction (auquel cas j’agirais par intérêt), mais parce que je reconnais P comme une règle impérative de comportement. De même si P est “tu dois vouloir que AB²+BC²=AC²”, je reconnais P comme une règle impérative à laquelle je dois me plier pour faire mes recherches, mes calculs, etc. C’est en ce sens que Kant précise que “ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j’ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d’autres influences sur ma sensibilité”(F.M.M., I). Ainsi, respecter P, cela veut dire admettre a priori que P est pour moi une règle impérative à laquelle mon action doit s’adapter et non le contraire. Ainsi le sentiment de respect est un sentiment rationnel dans la mesure où il motive la volonté à agir par la simple représentation a priori : respecter P c’est admettre que je dois vouloir ce que P prescrit sans me préoccuper des circonstances qui seraient de nature à contrarier A. Autrement dit, je respecte P dès lors que je prends un intérêt pratique à appliquer P (vouloir A comme fin en soi) et non pas un intérêt pathologique (vouloir A pour réaliser B).
   
    Mais comment savoir si P est ou non digne de respect ? Kant prend l’exemple suivant : je suis dans l’embarras et, pour me tirer d’embarras, la solution consistant à faire une fausse promesse me semble nécessaire. Pour savoir si la proposition P “tu dois vouloir faire une fausse promesse pour te tirer d’embarras” est digne de respect, “le moyen le plus rapide tout en étant infaillible, c’est de me demander à moi-même : <<accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres)>> ? et pourrais-je bien me dire : <<tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l’embarras>> ? [...] je m’aperçois bientôt que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait le mensonge”(F.M.M., I). En effet, on peut bien vouloir faire A relativement à telle ou telle intention, mais on ne peut pas vouloir faire A a priori, ce qui serait ici contradictoire. En d’autres termes, vouloir faire A ne peut être ici qu’une exception et non la règle. Ainsi, le critère indubitable de la respectabilité, c’est le caractère universalisable du motif qui fait de celui-ci une règle a priori. Dès lors celle-ci ne peut avoir aucune contenu particulier mais la simple forme générale “agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”(F.M.M., II). Est-ce à dire que le respect ne concerne que des phrases ?

 

II - En réalité, ce sont les personnes qui sont dignes de respect.

    A -  tout respect met mes propres préoccupations à distance.


    Agir par devoir, c’est agir par respect pour la règle a priori, selon un motif absolument universalisable. C’est donc refuser d’agir par inclination ou par intérêt. C’est donc refuser d’agir par amour propre ou en fonction de ce que je me représente comme bon pour moi. C’est par conséquent tenir à distance mes propres intérêts et mes propres inclinations. Le respect est donc le fondement-même de l’égalité de droit, c’est-à-dire “un droit égal au système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres”(Rawls, a Theory of Justice, §11) : en respectant la règle, ce que je m’autorise, je l’autorise aussi à tout être raisonnable, ma liberté est également la liberté d’autrui. C’est pourquoi par règle a priori “Kant entend un principe de conduite qui s’applique à une personne [...] rationnelle, libre et égale aux autres ; ce qui veut dire que la validité de ce principe ne présuppose pas que l’on ait un désir ou un but particulier”(T.J., §40). Bref respecter la règle, c’est d’abord éloigner de soi un certain nombre de préoccupations privées, c’est-à-dire ne concernant que ma propre situation passée et présente. Eloigner ce type de préoccupations c’est, pour des êtres rationnels, “être situés derrière un voile d’ignorance : ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas particulier et ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considérations générales”(T.J., §24). Autrement dit, respecter une règlec’est mettre entre parenthèses mon propre passé et mon propre présent, le fondement de mon amour propre, et être motivé par l’aménagement d’un bien commun qui, pour cela doit nécessairement prendre le risque de l’avenir. Respecter la règle c’est donc exiger que le motif de chacun soit à l’avenir compatible avec celui de tout autre, quels que soient les inclinations ou les intérêts. Dès lors, seuls les motifs valables universellement sont dignes de respect dans la mesure où, sous voile d’ignorance, “chacun est forcé de choisir pour tous”(T.J., §24).

    Donc en acceptant d’agir pour un motif universalisable, ce que je respecte, c’est finalement toute personne à travers la règle elle-même, car toute personne rationnelle est réputée être le co-auteur virtuel de cette règle : “tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi dont cette personne nous donne l’exemple”(Kant, F.M.M., I). Bref, agir par devoir, c’est agir par respect pour la loi, donc c’est agir par respect pour tout être rationnel qui doit avoir voulu la règle que je respecte moi-même. Car en choisissant d’agir pour un motif universalisable, je juge aussi que toute personne autre que moi-même doit faire le même choix. Et même si ce choix n’a pas été fait expressément, je fais comme si cela avait été le cas : “même si nous savons qu’il n’y a pas eu d’accord réel, c’est comme si un accord de ce genre avait été conclu, c’est comme si une convention avait été passée”(Wittgenstein, Cours de Cambridge). Donc, en respectant la règle, je considère toute personne rationnelle, et moi-même en particulier, comme liée par une convention implicite : j’estime que toute personne doit respecter toute autre à travers ce que la règle prescrit, en mettant à distance ses inclinations et intérêts. Le respect des personnes n’est-il que le moyen de respecter la règle ?
 
    B - la personne, c’est l’individu à l’égard duquel on respecte des distances spatiales.

    J
e ne puis être dit respecter mon prochain si, d'une manière ou d'une autre, je viole son intimité, a fortiori si je le fais afin de me servir d'autrui pour satisfaire mes pulsions et/ou mes intérêts. Je ne puis respecter autrui qu’en me comportant rationnellement à son égard, c’est-à-dire de façon telle que les motifs de mon comportement soient universalisables, ou encore de façon telle que la révélation de mes motifs n’ait aucune chance de séduire ou de terroriser quiconque : “un locuteur traite ce qu’il dit comme une question objective de rationalité s’il peut exiger que tout le monde l’accepte [...] en révélant ses motifs sans pour autant séduire ni terroriser son auditoire”(Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, §10). Car séduire autrui ou au contraire le terroriser, c’est susciter en lui un comportement que non seulement il n’aurait pas spontanément adopté, mais dont il pourrait avoir honte. Or “la honte est ce sentiment ressenti lorsque notre respect de nous-même est atteint”(Rawls, T.J., §67). Donc en séduisant ou en terrorisant autrui, j’utilise autrui comme l’instrument de mes inclinations ou de mes intérêts, et en faisant cela, je rends impossible le respect qu’autrui devrait avoir de lui-même comme personne rationnelle, et je détruis le mien par la même occasion en donnant à autrui une bonne raison de ne plus me respecter. A contrario, agir par devoir, respecter toute personne, c’est agir “de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen”(Kant, F.M.M., II) : on ne peut respecter quiconque dès lors que l’on s’en sert comme d’un moyen en vue d’une certaine fin qu’il ne doit pas vouloir, car l’instrument n’est rien d’autre que le prolongement de la main qui le tient. Or on ne respecte ni l’instrument, ni l’esclave, “une sorte de propriété animée au service d’autrui, un instrument qui tient lieu d’instrument”(Aristote, Politique, 1253b). 

    Bref le respect a pour conséquence de m’imposer une distance spatiale à l’égard d’autrui car pour séduire ou terroriser, il faut être à l’égard d’autrui dans une proximité instrumentale de nature à satisfaire soit un désir sexuel (séduction) soit un désir agressif (terreur). En respectant cette distance physique avec autrui, en m’en tenant à une distance respectueuse, je m’interdis donc de le mépriser. En m’interdisant de franchir une certaine limite privée (parfois matérialisée par une porte ou un vêtement) en le constituant comme personne égale à moi-même. Car “le mépris est le sentiment qu’on éprouve à l’égard de quelqu’un qui s’est abandonné à la faiblesse et montré indigne de s’associer à nous”(Rawls, T.J., §73), et précisément, nul n’est plus indigne d’être considéré comme mon égal qu’un être faible qui est susceptible d’être l’instrument de tous mes désirs et qui n’a donc pas d’existence privée. C’est pourquoi “les distances à observer condamnent l’usage des mots trop directs, règlent les formules de salutation [...] afin d’éviter trop de familiarité, c’est-à-dire de proximité”(Musil, de la Bêtise). Ces distances, ces marques de politesse, je me les impose en effet a priori à l’égard de quiconque pour éviter trop de familiarité, trop de proximité avec autrui, ce qui serait marque de mépris. C’est pourquoi les pratiques sexistes, racistes, capitalistes, etc. ne sont pas respectueuses car ce qui leur est commun, c’est leur combinaison de séduction et de terreur qui aboutit au mépris des individus à travers le mépris des règles qui “entourent tout nouveau venu de barrières et en même temps, assure sa liberté”(Arendt, le Système Totalitaire, IV). Le respect de la règle instaure donc par principe une barrière privative protectrice entre les individus. C’est pourquoi, lorsque disparaissent ces distances constitutives de la personne privée, le totalitarisme n’est pas loin qui “écrase les hommes les uns contre les autres, [...] détruit l’espace entre eux en supprimant la faculté de se mouvoir”(-id-), l’exemple des camps de concentration étant, à cet égard, significatif. Est-ce à dire que toute règle est respectable ?

    C - la personne, c’est l’individu à l’égard duquel on respecte des distances temporelles.


    Il va de soi que toute règle n’est pas ipso facto respectable. Même si les motifs qui la fondent ne sont pas universalisables, ou n’ont pas été délibérés sous voile d’ignorance, ou risquent de séduire ou de terroriser des êtres raisonnables, une règle peut cependant être respectée. Car la règle possède une importante fonction idéologique consistant non seulement à assurer la coordination inter-individuelle mais aussi parfois à dissimuler des motifs qui risqueraient d’être facteurs d’instabilité sociale : “le sentiment de respect accompagne les compromis sociaux et les stabilise”(Gibbard, Wise Choices ..., §14). Ce qui veut dire que la règle peut n’être qu’une façon de rationnaliser, c’est-à-dire de rendre respectable a posteriori une situation d’inégalité qui sera d’autant plus durable qu’une règle présentera cette situation comme nécessaire a priori et rendra impossible toute critique des motifs qui la fondent. Et même en ayant conscience de la distance irréductible de leurs divergences, des parties en conflit peuvent tomber d’accord sur la nécessité de trouver un juste terrain d’entente et de le respecter : “les déviations inévitables par rapport à la justice sont corrigées efficacement [...] par des forces intérieures au système, parmi lesquelles le sens de la justice que partagent les membres de la communauté joue un rôle fondamental”(Rawls, T.J., §69) : bref, croire respecter autrui à travers une règle commune conduit, en abolissant artificiellement la distance entre les intérêts divergents, à l’absence de respect de soi-même et, partant, de toute personne. Ce qui, dans un système social inégalitaire, n’est pas un problème puisque les dominants ont évidemment intérêt (au sens Kantien) à éterniser la situation de domination en la rendant respectable aux yeux des dominés : “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir”(Rousseau, du Contrat Social, I, iii). La fonction idéologique de la loi est alors de faire de la domination un droit juridique et l’obéissance un devoir moral en présentant comme respectable une situation de soumission et donc en repoussant à plus tard tout sentiment d’indignation qui entraînerait des désordres sociaux. La paix sociale qui s’ensuit a pour effet de renforcer la durabilité de l’Etat, c’est-à-dire des institutions politiques en général car “toute classe qui aspire à la domination [...] doit conquérir le pouvoir politique pour présenter son intérêt propre comme étant l’intérêt général”(Marx, l'Idéologie Allemande).

    Et si cela ne suffit pas, la religion peut prendre le relais, par exemple en ancrant dans les croyances “la conviction du caractère sacré de la fondation de l’Etat”(Arendt, la Crise de la Culture, III, iv). C’est-à-dire que le respect exigé des institutions de l’Etat devient, grâce à ce stratagème, sacré, c’est-à-dire intemporel : “il demeure une obligation pour toutes les générations futures”(-id-). La sacralisation de la règle à travers la sacralisation de l’Etat, la fait ainsi échapper éternellement à la critique. Or un tel respect éternel n’a de sens que si la raison est elle-même éternelle. Sinon, si les règles et la raison elle-même ne sont que des moyens susceptibles de se modifier, seul sera digne de respect “l’impératif de bouleverser toutes les conditions où l’homme est un être humilié”(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel), c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir de respect qu’à l’égard de l’homme comme fin absolue et non pas à l’égard de règles soi-disant éternelles. Là encore, le totalitarisme guette lorsque le respect “est vidé de tout contenu concret duquel pourrait naître certaines révisions”(Arendt, le Système Totalitaire, I, 1). Bref, le respect instaure une distance temporelle entre les hommes :  
les règles ne sont pas valables éternellement, mais elles ne doivent l’être que pour une durée nécessaire et suffisante à l’aménagement d’une organisation politique durable mais non éternelle. C’est pour cela que le respect de la promesse, de la parole donnée, est un aspect important du respect d’autrui : “ce qui importe dans la promesse [...] c’est nécessairement de vouloir cette obligation qui vient de la promesse”(Hume, Traité de la Nature Humaine, III, ii, 5) : lorsque je promets de tenir ma parole, je m’oblige à me lier à autrui pour toute la durée de la promesse, pas moins évidemment, mais pas non plus pour une durée indéfinie. L’intemporalité de la promesse en ruinerait la respectabilité car elle mettrait en évidence la faiblesse de la volonté de son auteur à en réaliser les clauses et l’encouragera à faire promesses intenables. 

 
Conclusion.

    Une volonté bonne est une volonté qui est à elle-même sa propre fin et qui n’est donc pas au service des inclinations ou des intérêts particuliers. Le motif d’action d’une telle volonté est le devoir, c’est-à-dire le respect pour ce que prescrit la règle, indépendamment des circonstances. Donc, ce qui engendre le respect, ce n’est pas le contenu de la règle mais sa forme reconnue comme universalisable a priori. Mais, dans la mesure où je respecte la règle pour ce motif, je respecte également toute personne rationnelle en tant qu’auteur virtuel de cette règle. Le respect de la règle détermine d’abord une distance spatiale qui constitue le domaine privé des individus en les protégeant du mépris manifesté par la terreur ou la séduction. Mais il détermine aussi l’instauration de distances spatiales et de distances temporelles à travers les promesses finalisées, alors que le respect inconditionnel de toute règle dérive vers la domination idéologique, voire ouvertement totalitaire.

vendredi 18 mai 2001

QU'EST-CE QU'UNE MOTIVATION ?

Rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt [...] que nous appelons passion lorsque l’individualité toute entière se projette sur un objectif”(la Raison dans l’Histoire, II, ii). Pour Hegel en effet les sentiments servant à motiver la volonté à accomplir n’importe quelle activité. Mais en quoi consiste cette motivation ? Est-ce un rapport de cause à effet, la cause étant un certain sentiment, l’effet étant la volonté, auquel cas on pourrait considérer la motivation comme un phénomène irrésistible et on ne voit pas très bien à quoi servirait alors la volonté : “la passion est un ébranlement de l’âme opposé à la droite raison et contre nature”(Tusculanes), voulant dire par là que la motivation causale est pathologique pour l’être raisonnable ? Ou bien est-ce un rapport de raison à conséquence, la raison étant “l’ensemble des considérations rationnelles qui justifient un acte”(l’Etre et le Néant, IV, i, 1), la conséquence étant la décision consciente d’agir, auquel cas on ne voit pas très bien comment une telle justification pourrait être un sentiment ? D’où le problème de savoir en quoi consiste la motivation. L’enjeu est de savoir si, comme le dit Pascal, s’il n’y a pas, pour expliquer notre vouloir, “deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison”(Pensées, B253).

I - Apparemment, la motivation est la cause de nos actes.

A - l’état de passion est une motivation narcissique.
Dans la tradition littéraire, le sentiment est souvent assimilé à la passion. laquelle se manifeste en général par une impatiente agitation : “Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ?”(Phèdre, II, 2) dit Hippolyte à Aricie en comparant son amour pour elle à un torrent ; “Dans vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre” (le Misanthrope, I, 1) dit Philinte à son ami Alceste dont les colères sont imprévisibles ; etc. Ce qui fait dire à Alquié que “le passionné apparaît d’abord comme l’homme qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie” (le Désir d’Eternité, I, 2). La passion est ainsi dépeinte comme l’état affectif d’agitation qui exige l’accomplissement immédiat d’un comportement moteur à l’égard de l’objet à quoi l’on attribue la cause de cette agitation. Et en effet on imagine mal une passion qui serait capable d’attendre la survenance d’événements futurs et incertains pour s’accomplir. Or la psychanalyse nous apprend que certains états affectifs très intenses éprouvés dans le passé, notamment dans la petite enfance, laissent des traces inconscientes indélébiles dans le présent. En effet, dans la mesure où “toute notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter la douleur”(Interprétation des Rêves, IV), l’anticipation d’un plaisir ou d’une douleur déclenche un comportement moteur dont le retentissement psychique est ce que Freud appelle une pulsion (ou un désir chez Spinoza). Mais si cette pulsion n’est pas immédiatement satisfaite, si donc elle est refoulée, “le processus n’est pas pour autant achevé, car [...] comme la voie de la satisfaction normale est barrée, [...] elle se fraye un autre accès vers une satisfaction substitutive qui apparaît sous la forme d’un symptôme”(Moïse et le Monothéisme). En particulier, la passion n’est rien d’autre qu’un symptôme de ce type de satisfaction symbolique.
Par exemple l’avarice et l’ambition sont deux passions qui peuvent être décrites de la manière suivante : “l’avarice a souvent pour cause quelque crainte infantile de mourir de faim ; l’ambition prend souvent sa source dans le désir de compenser une ancienne humiliation, une vexation de jeunesse ; mais ces souvenirs n’étant pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse recommencer les actes qui pourraient les apaiser” (le Désir d’Eternité, I, 2). Toute passion est donc la manifestation de ce que Freud appelle “le retour du refoulé” : elle est le symptome de la satisfaction symbolique d’un désir refoulé et qui, pour cela, se déplace de l’objet interdit vers un objet de subsitution. Donc l’objet réel de la passion est la réactualisation du passé du sujet, réactualisation dont l’objet actuel n’est que le prétexte. Or, comme le sujet n’a pas conscience de son refoulement, il prend l’objet actuel pour l’objet réel. En particulier, l’amour passion n’est qu’un sentiment causé par une réactualisation du passé au moyen des qualités sensibles de l’être aimé qui symbolisent inconsciemment ce passé. En d’autres termes, l’amour passion est un amour du passé de l’amant et le but apparent consistant à vouloir le bien de l’être aimé est pure illusion. Bref, l’amour passion est en réalité un amour narcissique dans lequel “la personne se comporte comme si elle était amoureuse d’elle-même” (Totem et Tabou, III, 3). Il semble donc que la passion soit la plus puissante des motivations tournées vers la conservation de l’être, c’est-à-dire le passé de l’individu. C’est un bon moyen de réactualiser “le conatus, l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être enveloppe un temps indéfini”(Ethique, III, 8). Dès lors, l’agitation narcissique qui caractérise les actes du passionné n’a rien d’exceptionnel car au contraire “l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions [...] il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige”(Ethique, IV, 4) : bref, les passions ne sont que quelques-unes des causes nécessaires de notre conservation. Cela dit, si les passions sont des causes de nos activités conatives, toute activité est-elle causalement motivée par un sentiment ?

B - seul un sentiment semble capable de motiver causalement notre volonté.
Hume fait remarquer que les matériaux de notre esprit se limitent à deux sortes : ceux qui entrent avec le plus de force et de violence, nous pouvons les appeler impressions [...]. Par idées, j’entends leurs images affaiblies dans la pensée et le raisonnement (T.N.H. I, I, 1). Autrement dit, les constituants de base de l’esprit sont des impressions (ou sentiments), c’est-à-dire des états qui ont une résonance affective en tant qu’ils sont corrélatifs d’un événement extérieur pertinent pour nous. C’est en quelque sorte la résonance en notre être d’un événement avec lequel nous avons été en relation causale : “par sentiments, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée”(Ethique, III, déf.3). Ce qui veut dire que lorsqu’un certain type d’événements nous affecte régulièrement, sa pertinence augmente et les objets qui le composent sont identifiés et mémorisés séparément afin de pouvoir être réutilisés. Dès lors, nous avons affaire à ce que Hume appelle des idées qui sont des représentations plus ou moins abstraites de leur contexte affectif d’origine. Mais cette abstraction n’est qu’un mécanisme commode de mémorisation. Car “cette idée [...] en revenant à notre âme produit une impression nouvelle (T.N.H. I, I, 2). Deux conséquences dès lors sont possibles :
- ou bien l’idée produit une impression à tonalité affective faible, c’est-à-dire dont le contexte d’origine est sans pertinence, et l’esprit est tourné vers l’activité cognitive publique (la raison)
- ou bien l’idée produit une impression à tonalité affective forte, c’est-à-dire dont le contexte d’origine est pertinent, et alors l’esprit est tourné vers l’activité conative privée (la passion).
En effet, la rationalité de nos représentations est la conséquence du fait que, pour qu’il y ait une connaissance publique possible, il faut en neutraliser la composante affective privée qui nous rattache au contexte d’acquisition, lequel est primordial dans le monde animal où l’enjeu est la survie : “par raison, nous entendons des affections [...] telles qu’elles agissent calmement, sans causer de désordre dans le caractère”(T.N.H., II, iii, 7). Alors qu’à l’inverse, le fait que nos représentations engendrent un climat passionnel est propice à la pratique, dans la mesure où, contrairement à la théorie, la pratique n’a pas à être universalisable mais doit, au contraire, être adaptée à la particularité des cas. C’est pourquoi “la raison ne peut jamais à elle seule ni produire une action ni susciter une volonté” (T.N.H., II, iii, 3). Et notre volonté sera d’autant plus motivée que notre passion sera partagée et donc amplifiée par le phénomène social de la sympathie. Il semble donc que toute pratique, en tant qu’elle est originairement un mouvement naturel de conservation de soi (un conatus), ne peut être motivée causalement que par une passion. Descartes lui-même admet que l’homme, dans la mesure où il possède un corps de nature animale, ne peut y échapper : le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps, en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi de suite(Traité des Passions, art.40). Ce qui veut dire que l’âme et la volonté ne peuvent s’exercer qu’à partir des motivations causales qui lui sont fournies par les passions, la liberté ne consistant alors qu’à accepter ou refuser de donner son accord à cette motivation. Donc apparemment, on ne peut agir qu’en étant motivé, c’est-à-dire étymologiquement, en étant mis en mouvement (même origine étymolgique que émotion), quitte à réfréner ce mouvement : “la volonté n’ayant pas le pouvoir d’exciter directement les passions, elle est contrainte d’user d’industrie”(-id-, art.47), c’est-à-dire d’opposer la motivation causale d’une passion à celle d’une autre. Mais en quoi peut consister la motivation de la libre volonté lorsqu’elle décide de s’opposer à une motivation causale ?

II - En réalité, la motivation est une justification rationnelle de nos actes.

A - les passions humaines ne peuvent pas être des causes des actes humains.
Supposons à présent que la motivation A soit considérée comme la cause de l’acte B. Qu’est-ce que cela signifie ? “Une cause est un objet antérieur et contigu à un autre et tellement uni à ce dernier que l’idée de l’un détermine l’esprit à former l’idée de l’autre, ou l’impression de l’un à former de l’autre une idée plus vive”(T.N.H., I, iii, 14). Autrement dit, A est la cause de B si et seulement si
- A est un objet suffisamment ressemblant à des objets A1, A2, A3 ... An pour que les impressions perceptives issues de tels objets soient mémorisées sous la forme d’une idée A exprimant le type commun de ces impressions, de telle sorte que, chaque fois qu’on sera en présence d’un nouvel objet Am de même type, l’idée A se renforcera
- en plus il faudra que la motivation A soit systématiquement antérieure et contiguë à l’acte B, de telle sorte que l’on puisse explicitement émettre l’hypothèse que la conjonction constante des événements de type A et de type B dans le passé se maintiendra régulièrement dans l’avenir.
Pour résumer tout cela, “la proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse ; celle-ci sera bien fondée si l’on a un certain nombre d’expériences qui en gros s’accordent pour démontrer que votre action est la suite régulière des causes de l’action”(the Blue Book). Bref, pour que A soit dite la cause de B, deux conditions sont nécessaires et suffisantes : la possibilité de l’expérimentation, la régularité. Or si A est une passion, ces conditions ne sont pas satisfaites.
D’abord en effet, on ne peut pas expérimenter une passion attribuée à des êtres humains. Cela est possible chez les animaux et cela serait possible si l’être humain était à l’état de nature. Car alors l’enjeu serait alors la survie. Bref, à l’état de nature, lorsque c’est la survie de l’individu qui est en jeu, le chemin causal qui va de A (p.ex. la peur) à B (p.ex. l’agression) peut être observé, ce qui suppose que l’on a préalablement identifié A (p.ex. une série d’événements perceptifs et moteurs expérimentables en laboratoire). Mais si la nécessité de survivre n’est plus l’enjeu de la passion, celle-ci n’a plus de conditions expérimentales : la peur de mourir dévoré par un prédateur possède de telles conditions, mais que dire de la peur de manquer d’argent à la fin du mois ou de la peur de perdre ma partie d’échecs ? Dans ces conditions, dire que la peur de perdre la partie est la cause de mon agression, c’est jouer un jeu de langage qui n’a plus rien de scientifique. Et cela ne veut pas dire qu’une telle cause existe, au sens où pourrait exister expérimentalement une situation de stress vital dans la nature. Bref nous jouons sur les mots et nous passons subrepticement d’un jeu de langage (scientifique) à un autre (juridique ou moral).
La conséquence est évidemment que si la motivation passionnelle A n’est pas une cause expérimentale, le comportement B ne sera pas non plus un effet expérimental. Supposons que A soit la tristesse et B mon abattement : la tristesse est alors “le sens de ce regard terne que je jette sur le monde, de ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, de cette mollesse de tout mon corps”(E.N., I, ii, 2). Admettons que la tristesse soit la cause expérimentale de mon attitude, il faut admettre alors que mon attitude est l’effet nécessaire de cette cause : les mêmes causes produisent nécessairement les mêmes effets. Or “qu’un étranger paraisse soudain et je relèverai la tête, je reprendrai mon allure vive et allante, que restera-t-il de ma tristesse, sinon que je lui donne complaisamment rendez-vous tout à l’heure, après le départ du visiteur”(-id-). Bref, ce que j’appelle “tristesse” dans cet exemple, ce n’est pas une cause expérimentale, c’est la situation dans laquelle je décide de me mettre ou de ne pas me mettre en fonction d’un but postérieur à mon comportement (p.ex. ne pas déplaire à mon visiteur) et non pas d’une cause antérieure (p.ex. la perte d’un être cher). Plus exactement, “je me fais triste, c’est-à-dire que je ne suis pas triste [...] c’est la conscience qui s’affecte elle-même de tristesse comme recours magique à une situation trop urgente”(-id-) : c’est-à-dire que je décide d’attribuer à ma tristesse tel ou tel effet, ou, ce qui revient au même, je décide de m’affecter d’une cause qui donnera un comportement stéréotypé. Et c’est pour m’exonérer comme par magie de la responsabilité d’avoir à choisir mon comportement, que je mets en cause ma tristesse : “appeler quelque chose ‘cause’ c’est comme dire ‘c’est de sa faute’, nous éloignons instinctivement la cause lorsque nous ne voulons pas de l’effet”(Ursache und Wirkung). Dire que la tristesse est la motivation causale de mon comportement, c’est dire que je mets en accusation un événement plus fort que moi. Pourtant n’existe-t-il pas des régularités entre nos sentiments et nos actes ?

B - certaines émotions sont requises comme indices de normalité des actions.
Prenons l’exemple significatif de l’Etranger de Camus : que reproche-t-on à Meursault lors de son procès pour meurtre ? “Pas une seule fois au cours de l’instruction, cet homme n’a paru ému de son abominable forfait” dit le procureur (II, 4). Circonstance aggravante : “Le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique” (II, 3). Ce qui autorise le procureur de conclure : “j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un coeur de criminel” (II, 3). Le raisonnement du procureur est donc le suivant :
- au cours de son procès, Meursault aurait dû éprouver une certaine émotion (remords) - de plus, avant les faits qui lui sont reprochés, Meursault a dû enterrer sa mère sans éprouver aucune des émotions que l’on doit éprouver à cette occasion (la chagrin), la preuve en est que, dès le lendemain, il mènera une vie tout à fait normale pour un homme de son âge et de sa condition
- conclusion : plus que l’acte lui-même, c’est une absence d’émotions nécessaires au vu des circonstances qu’on lui reproche.
Il y a donc des émotions nécessaires au vu des circonstances, c’est-à-dire des émotions qui doivent normalement être en corrélation (non causale) avec des actions : l’action de signer une pétition doit être accompagnée d’indignation, sans cela votre action est absurde ; l’action d’enterrer une personne proche doit être accompagnée de chagrin, sans cela votre action est incompréhensible ; etc. Donc ce ne sont pas seulement les actions qui sont nécessaires au vu des circonstances (on peut me reprocher de n’avoir pas porté secours à une personne en danger) mais également les émotions qui motivent ces actions (on me reprochera d’avoir porté assistance si je ne montre pas quelque chose comme de la compassion et de la modestie). Il existe donc des normes concernant les émotions qui doivent accompagner certaines actions.
Dès lors, “une personne incapable de manifester ses sentiments sera socialement inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font partie de l’équipement normal dont l’homme est doté”(Wise Choices ..., §15). L’importance de cette coordination est telle que l’on possède toute une gamme d’émotions nécessaires pour approuver ou désapprouver non seulement des actes mais aussi la motivation de ceux-ci. C’est ce qui fait le caractère dramatique du dilemme de Don Rodrigue dans le Cid (I, 6) : “j’attire en me vengeant sa haine et sa colère ; j’attire ses mépris en ne me vengeant pas”. Ou bien il tue Don Gormas (qui est le père de Chimène) et il suscite la colère de Chimène puis un sentiment de culpabilité, ou bien il ne tue pas Don Gormas (qui a offensé son père) et il suscite le mépris de Chimène puis un sentiment de honte. Bref Rodrigue a le choix entre : d’une part la vengeance motivable par l’honneur, mais désapprouvée par la colère de Chimène, et par sa propre culpabilité ; d’autre part le pardon motivable par l’amour, mais désapprouvé par le mépris de Chimène, et par sa propre honte. On sait qu’il préférera la culpabilité à la honte, donc la colère au mépris car “la colère est punitive, alors que le mépris conduit principalement à l’indifférence et au manque d’attention” (Wise Choices ..., §7), d’autant que le mépris est généralement accompagné de dérision : “fait pour humilier, le rire doit donner à la personne qui en est l’objet une impression pénible : la société se venge alors des libertés qu’on a prises avec elle”(le Rire, III, 5). Bref, la corrélation entre les motivations et les actes peut, dans certains cas, être très forte en étant en même temps dénuée de force causale. Comment est-ce possible ?

C - les motivations sont des garanties de justesse de l’action.
On est devant un paradoxe : les états affectifs en général (impression, sensation, sentiments, émotions, passions, etc.) ont, dans la nature, une fonction conative individuelle. Ces états demeurent dans la société humaine alors que leur fonction primitive a disparu, les privant d’une réalité expérimentale qui pourraient en faire des causes naturelles de nos actes. Et malgré cela, certains de ces états sont réguliérement corrélés à des types d’actes. Mais comment peut-on reprocher à Meursault de ne pas manifester de tristesse si l’on sait que ce n’est pas la mort de sa mère qui cause le chagrin ou que ce n’est pas le chagrin qui cause le comportement de deuil ? On connaît l’explication de Descartes : “chaque mouvement [...] ayant été joint par la nature à chacune de nous pensées dès le commencement de notre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude”(Traité des Passions, art.50). On reprocherait alors à Meursault de n’avoir pas eu suffisamment de volonté pour s’habituer à joindre le comportement de deuil au sentiment de chagrin plutôt qu’à un autre sentiment ou à une absence de sentiment.
Mais si on lui reproche une absence de tristesse et que celle-ci n’est en rien une cause naturelle, c’est qu’il a dû apprendre à corréler tristesse et comportement de deuil. Ce qui suppose que la tristesse n’est en rien un événement psychique : “qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression ‘douleur”(P.U., §257). Et en effet, on ne repocherait pas à quelqu’un de ne pas manifester une émotion nécessaire, si ce défaut était une sorte de malformation congénitale incurable et cachée. Or “on voit l’émotion [...], on décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui”(Fiches., §55), c’est pour cela qu’il est accessible à l’apprentissage : “un enfant s’est blessé, il crie, et maintenant les adultes lui parlent et lui enseignent des exclamations et, plus tard, des phrases : ils apprennent à l’enfant une nouvelle manière de se comporter”(P.U., §244). Autrement dit, ce n’est pas une situation naturelle d’urgence vitale qui motive causalement l’enfant à se comporter de telle manière : l’enfant au contraire a été éduqué à se comporter comme il le fait. Mais l’absence de nécessité vitale l’aura conduit à corréler une situation de son corps (chute, saignement, tension musculaire, etc.), des cris (“aïe !”), des phrases (“j’ai mal !”), et une certaine attitude (pleurer, se tenir le genou, demander des soins et du réconfort, etc.), là où la corrélation eût été causale dans la nature sous peine de mort. Bref, l’enfant apprend un comportement dans lequel la douleur est une motivation culturelle et non pas naturelle.
Il s’ensuit que la connexion entre la motivation et l’action n’est évidemment pas une connexion naturelle mais culturelle. En effet, l’absence d’émotion nécessaire n’entraîne pas, comme dans l’état de nature, un risque vital mais une gêne. Plus exactement “la gêne suggère une raison, non une cause ; l’expression de la gêne prend la forme d’une critique [...] cette forme pourrait être de se demander, en regardant quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans”(Leçons sur l’Esthétique, §19). Et en effet, en regardant Meursault ne pas manifester de chagrin à l’enterrement de sa mère, on est gêné, on se demande ce qui ne va pas. Si l’on voyait Rodrigue accorder son pardon à Don Gormas malgré sa propre honte et le mépris de Chimène, on serait gêné, on se demanderait ce qui ne va pas. Bref, en disant que j’ai fait l’acte B parce que j’éprouvais le sentiment A, je ne veux pas dire que A est la cause de B mais que A est la raison, le motif, la justification de B. La différence entre la cause et la raison (ou le motif), c’est que celle-ci “est une sorte d’interprétation que nous donnons à notre action [...] ce qui dépend fortement de notre manière de voir”(Waissman, Volonté et Motivation). En d’autres termes, le motif ou la raison est une manière d’interpréter une action dont on admet qu’elle dépend du contexte culturel (la manière de voir) dans lequel elle est accomplie : le comportement de deuil par exemple pourra s’accompagner de tristesse dans une certaine culture ou de joie dans une autre. Ce qui n’est évidemment pas le cas pour une cause qui, elle, est censée être indépendante de tout contexte culturel. Un motif ou la raison de l’action doit alors être une émotion dans la mesure où celle-ci est immédiatement repérable par une certaine attitude caractéristique qui donne immédiatement aux observateurs une garantie de justesse de l’action, ce qui explique la gêne, le malaise qui s’ensuive de l’absence de cette garantie. Le motif est, comme en musique ou en peinture, le signal familier grâce auquel on reconnaît et on apprécie la justesse d’une action. C’est pour cela que la motivation est inséparable de nos actes et ne peut donc en être la cause, de même que “ce motif musical n’est pas quelque chose qui peut être séparé de ce passage musical”(P.U.).

Conclusion.

Tout individu recherche naturellement à s’approprier les objets qu’il imagine lui être utile et à fuir ceux qu’il imagine lui être nuisible, fût-ce de manière indirecte lorsque, chez l’homme, l’activité conative directe de conservation de soi est interdite. A première vue donc, le rôle des sentiments est de mettre l’être vivant en mesure de conserver son être en le déterminant causalement à se mouvoir en fonction de la tonalité affective qui constitue une impression mémorisée et réactualisée : tel est l’état de passion.
Pourtant les sentiments humains ne sont pas des causes car ils n’ont pas la réalité objective qui leur serait fournie par une quelconque pertinence vitale, de sorte que leur effet n’est jamais irrésistible. Pourtant, les exemples de Meursault et de Rodrigue montrent qu’il existe des émotions nécessaires qu’autrui peut toujours nous reprocher de ne pas manifester au vu des circonstances. Ce qui suppose que les états affectifs ne sont pas des états privés mais demeurent des critères publics de normalité dont l’apprentissage conduit à en faire les motifs rationnels de l’action dont ils ne sont que des aspects indissociables.