“Rien
ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt [...] que nous
appelons passion
lorsque l’individualité toute entière se projette sur un
objectif”(la
Raison dans l’Histoire,
II, ii). Pour Hegel en effet les sentiments servant à motiver la
volonté à accomplir n’importe quelle activité. Mais en quoi
consiste cette motivation ? Est-ce un rapport de cause à effet, la
cause étant un certain sentiment, l’effet étant la volonté,
auquel cas on pourrait considérer la motivation comme un phénomène
irrésistible et on ne voit pas très bien à quoi servirait alors la
volonté : “la
passion est un ébranlement de l’âme opposé à la droite raison
et contre nature”(Tusculanes),
voulant dire par là que la motivation causale est pathologique pour
l’être raisonnable ? Ou bien est-ce un rapport de raison à
conséquence, la raison étant “l’ensemble
des considérations rationnelles qui justifient un acte”(l’Etre
et le Néant,
IV, i, 1), la conséquence étant la décision consciente d’agir,
auquel cas on ne voit pas très bien comment une telle justification
pourrait être un sentiment ? D’où le problème de savoir en quoi
consiste la motivation. L’enjeu est de savoir si, comme le dit
Pascal, s’il n’y a pas, pour expliquer notre vouloir, “deux
excès : exclure la raison, n’admettre que la raison”(Pensées,
B253).
I - Apparemment, la motivation est la cause de nos actes.
A
- l’état de passion est une motivation narcissique.
Dans
la tradition littéraire, le sentiment
est souvent assimilé à la passion.
laquelle se manifeste en général par une impatiente agitation
: “Par
quel trouble me vois-je emporté loin de moi ?”(Phèdre,
II, 2) dit Hippolyte à Aricie en comparant son amour pour elle à un
torrent ; “Dans
vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre”
(le
Misanthrope,
I, 1) dit Philinte à son ami Alceste dont les colères sont
imprévisibles ; etc. Ce qui fait dire à Alquié que “le
passionné apparaît d’abord comme l’homme qui préfère le
présent immédiat au futur de sa vie”
(le Désir
d’Eternité,
I, 2). La passion
est ainsi
dépeinte comme l’état affectif d’agitation
qui exige l’accomplissement immédiat
d’un comportement moteur à l’égard de l’objet à quoi l’on
attribue la cause
de cette
agitation. Et en effet on imagine mal une passion
qui serait
capable d’attendre
la survenance d’événements futurs et incertains pour s’accomplir.
Or la psychanalyse nous apprend que certains états affectifs très
intenses éprouvés dans le passé,
notamment dans la petite enfance, laissent des traces
inconscientes
indélébiles dans le présent.
En effet, dans la mesure où “toute
notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et
de nous faire éviter la douleur”(Interprétation
des Rêves,
IV), l’anticipation d’un plaisir
ou d’une douleur
déclenche un comportement moteur dont le retentissement psychique
est ce que Freud appelle une pulsion
(ou un désir
chez Spinoza). Mais si cette pulsion n’est pas immédiatement
satisfaite, si donc elle est refoulée,
“le
processus n’est pas pour autant achevé, car [...] comme la voie de
la satisfaction normale est barrée, [...] elle se fraye un autre
accès vers une satisfaction substitutive qui apparaît sous la forme
d’un symptôme”(Moïse
et le Monothéisme).
En particulier, la passion
n’est rien d’autre qu’un symptôme
de ce type de satisfaction symbolique.
Par
exemple l’avarice et l’ambition sont deux passions
qui peuvent être décrites de la manière suivante : “l’avarice
a souvent pour cause quelque crainte infantile de mourir de faim ;
l’ambition prend souvent sa source dans le désir de compenser une
ancienne humiliation, une vexation de jeunesse ; mais ces souvenirs
n’étant pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse
recommencer les actes qui pourraient les apaiser”
(le Désir
d’Eternité,
I, 2). Toute passion
est donc la manifestation de ce que Freud appelle “le
retour du refoulé”
: elle est le symptome
de la satisfaction symbolique
d’un désir refoulé
et qui, pour cela, se déplace
de l’objet interdit
vers un objet de subsitution.
Donc l’objet
réel de
la passion est la réactualisation
du passé du sujet, réactualisation dont l’objet
actuel
n’est que le prétexte. Or, comme le sujet n’a pas conscience de
son refoulement,
il prend l’objet
actuel
pour l’objet
réel. En
particulier, l’amour passion
n’est qu’un sentiment
causé par une réactualisation du passé au moyen des qualités
sensibles de l’être aimé qui symbolisent
inconsciemment ce passé. En d’autres termes, l’amour passion
est un amour du passé
de l’amant
et le but
apparent
consistant à vouloir le bien de l’être aimé est pure illusion.
Bref, l’amour passion
est en
réalité un amour narcissique
dans lequel “la
personne se comporte comme si elle était amoureuse d’elle-même”
(Totem et
Tabou,
III, 3). Il semble donc que la passion
soit la plus puissante des motivations tournées vers la conservation
de l’être,
c’est-à-dire le passé
de l’individu. C’est un bon moyen de réactualiser “le
conatus, l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer
dans son être enveloppe un temps indéfini”(Ethique,
III, 8). Dès lors, l’agitation
narcissique
qui caractérise les actes du passionné n’a rien d’exceptionnel
car au contraire “l’homme
est nécessairement toujours soumis aux passions [...] il s’y
adapte autant que la nature des choses l’exige”(Ethique,
IV, 4) : bref, les passions ne sont que quelques-unes des causes
nécessaires
de notre conservation.
Cela dit, si les passions sont des causes de nos activités
conatives, toute activité est-elle causalement motivée par un
sentiment ?
B
- seul un sentiment semble capable de motiver causalement notre
volonté.
Hume
fait remarquer que les matériaux de notre esprit se limitent à deux
sortes : ceux “qui
entrent avec le plus de force et de violence, nous pouvons les
appeler impressions [...]. Par idées, j’entends leurs images
affaiblies dans la pensée et le raisonnement”
(T.N.H.
I, I, 1). Autrement dit, les constituants de base de l’esprit sont
des impressions
(ou sentiments),
c’est-à-dire des états
qui ont
une résonance affective
en tant
qu’ils sont corrélatifs d’un événement extérieur pertinent
pour nous. C’est en quelque sorte la résonance en notre être
d’un événement avec lequel nous avons été en relation
causale :
“par
sentiments, j’entends les affections du corps par lesquelles la
puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée”(Ethique,
III, déf.3). Ce qui veut dire que lorsqu’un certain type
d’événements nous affecte
régulièrement,
sa pertinence
augmente
et les objets qui le composent sont identifiés
et mémorisés
séparément afin de pouvoir être réutilisés. Dès lors, nous
avons affaire à ce que Hume appelle des idées
qui sont
des représentations
plus ou moins abstraites de leur contexte affectif
d’origine. Mais cette abstraction
n’est qu’un mécanisme commode de mémorisation.
Car “cette
idée [...] en revenant à notre âme produit une impression
nouvelle”
(T.N.H.
I, I, 2). Deux conséquences dès lors sont possibles :
-
ou bien l’idée
produit
une impression
à
tonalité affective faible,
c’est-à-dire dont le contexte d’origine est sans
pertinence,
et l’esprit est tourné vers l’activité
cognitive
publique
(la
raison)
-
ou bien l’idée
produit
une impression
à
tonalité affective forte,
c’est-à-dire dont le contexte d’origine est pertinent,
et alors l’esprit est tourné vers l’activité
conative privée (la
passion).
En
effet, la rationalité
de nos
représentations est la conséquence du fait que, pour qu’il y ait
une connaissance
publique possible,
il faut en neutraliser
la
composante affective privée
qui nous
rattache au contexte d’acquisition, lequel est primordial dans le
monde animal où l’enjeu est la survie : “par
raison, nous entendons des affections [...] telles qu’elles
agissent calmement, sans causer de désordre dans le
caractère”(T.N.H.,
II, iii, 7). Alors qu’à l’inverse, le fait que nos
représentations engendrent un climat passionnel
est propice à la pratique,
dans la mesure où, contrairement à la théorie,
la pratique n’a pas à être universalisable mais doit, au
contraire, être adaptée à la particularité des cas. C’est
pourquoi “la
raison ne peut jamais à elle seule ni produire une action ni
susciter une volonté”
(T.N.H.,
II, iii, 3). Et notre volonté
sera d’autant plus motivée
que notre passion
sera partagée et donc amplifiée par le phénomène social de la
sympathie.
Il semble donc que toute pratique,
en tant qu’elle est originairement
un
mouvement naturel de conservation
de soi (un
conatus),
ne peut être motivée
causalement que
par une passion.
Descartes lui-même admet que l’homme,
dans la mesure où il possède un corps de nature animale,
ne peut y échapper : “le
principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et
disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent
le corps, en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir
fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi de
suite”(Traité
des Passions,
art.40). Ce qui veut dire que l’âme
et la volonté
ne peuvent s’exercer qu’à partir des motivations
causales
qui lui sont fournies par les passions,
la liberté
ne consistant alors qu’à accepter ou refuser de donner son accord
à cette motivation.
Donc apparemment, on ne peut agir qu’en étant motivé,
c’est-à-dire étymologiquement, en étant mis en mouvement
(même origine étymolgique que émotion),
quitte à réfréner ce mouvement
: “la
volonté n’ayant pas le pouvoir d’exciter directement les
passions, elle est contrainte d’user d’industrie”(-id-,
art.47), c’est-à-dire d’opposer la motivation
causale
d’une passion à celle d’une autre. Mais en quoi peut consister
la motivation de la libre volonté lorsqu’elle décide de s’opposer
à une motivation causale ?
II - En réalité, la motivation est une justification rationnelle de nos
actes.
A
- les passions humaines ne peuvent pas être des causes des actes
humains.
Supposons
à présent que la motivation
A soit
considérée comme la cause
de l’acte
B. Qu’est-ce que cela signifie ? “Une
cause est un objet antérieur et contigu à un autre et tellement uni
à ce dernier que l’idée de l’un détermine l’esprit à former
l’idée de l’autre, ou l’impression de l’un à former de
l’autre une idée plus vive”(T.N.H.,
I, iii, 14). Autrement dit, A est la cause
de B si et seulement si
-
A est un objet suffisamment ressemblant
à des objets A1,
A2,
A3
... An
pour que les impressions
perceptives issues de tels objets soient mémorisées sous la forme
d’une idée
A exprimant le type
commun de
ces impressions, de telle sorte que, chaque fois qu’on sera en
présence d’un nouvel objet Am
de même type, l’idée A se renforcera
-
en plus il faudra que la motivation
A soit
systématiquement antérieure et contiguë
à l’acte B, de telle sorte que l’on puisse explicitement émettre
l’hypothèse
que la conjonction
constante
des événements de type A et de type B dans le passé se maintiendra
régulièrement
dans l’avenir.
Pour
résumer tout cela, “la
proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est
une hypothèse ; celle-ci sera bien fondée si l’on a un certain
nombre d’expériences qui en gros s’accordent pour démontrer que
votre action est la suite régulière des causes de l’action”(the
Blue Book).
Bref, pour que A soit dite la cause
de B, deux conditions
sont nécessaires et suffisantes : la possibilité de
l’expérimentation,
la régularité.
Or si A est une passion,
ces conditions ne sont pas satisfaites.
D’abord
en effet, on ne peut pas expérimenter
une passion attribuée à des êtres
humains.
Cela est possible chez les animaux et cela serait possible si l’être
humain était à l’état
de nature.
Car alors l’enjeu
serait alors la survie.
Bref, à l’état de nature, lorsque c’est la survie
de l’individu qui est en jeu, le chemin
causal qui
va de A (p.ex. la peur) à B (p.ex. l’agression) peut être
observé, ce qui suppose que l’on a préalablement identifié
A (p.ex.
une série d’événements perceptifs et moteurs expérimentables
en laboratoire). Mais si la nécessité de survivre
n’est plus l’enjeu de la passion,
celle-ci n’a plus de conditions
expérimentales :
la peur de mourir dévoré par un prédateur possède de telles
conditions, mais que dire de la peur de manquer d’argent à la fin
du mois ou de la peur de perdre ma partie d’échecs ? Dans ces
conditions, dire que la peur de perdre la partie est la cause
de mon agression, c’est jouer un jeu
de langage
qui n’a plus rien de scientifique. Et cela ne veut pas dire qu’une
telle cause
existe, au sens où pourrait exister expérimentalement
une
situation de stress vital dans la nature. Bref nous jouons sur les
mots et nous passons subrepticement d’un jeu de langage
(scientifique) à un autre (juridique ou moral).
La
conséquence est évidemment que si la motivation
passionnelle A
n’est pas une cause
expérimentale,
le comportement
B ne sera pas non plus un effet
expérimental.
Supposons que A soit la tristesse et B mon abattement : la tristesse
est alors “le
sens de ce regard terne que je jette sur le monde, de ces épaules
voûtées, de cette tête que je baisse, de cette mollesse de tout
mon corps”(E.N.,
I, ii, 2). Admettons que la tristesse soit la cause
expérimentale
de mon
attitude, il faut admettre alors que mon attitude est l’effet
nécessaire
de cette cause : les mêmes causes produisent nécessairement
les mêmes effets. Or “qu’un
étranger paraisse soudain et je relèverai la tête, je reprendrai
mon allure vive et allante, que restera-t-il de ma tristesse, sinon
que je lui donne complaisamment rendez-vous tout à l’heure, après
le départ du visiteur”(-id-).
Bref, ce que j’appelle “tristesse” dans cet exemple, ce n’est
pas une cause
expérimentale,
c’est la situation dans laquelle je décide de me mettre ou de ne
pas me mettre en fonction d’un but
postérieur à mon comportement (p.ex. ne pas déplaire à mon
visiteur) et non pas d’une cause
antérieure (p.ex. la perte d’un être cher). Plus exactement, “je
me fais triste, c’est-à-dire que je ne suis
pas triste
[...] c’est la conscience qui s’affecte elle-même de tristesse
comme recours magique à une situation trop urgente”(-id-)
: c’est-à-dire que je décide
d’attribuer à ma tristesse tel ou tel effet, ou, ce qui revient au
même, je décide
de m’affecter d’une cause qui donnera un comportement stéréotypé.
Et c’est pour m’exonérer comme par magie de la responsabilité
d’avoir à choisir mon comportement, que je mets en cause ma
tristesse : “appeler
quelque chose ‘cause’
c’est comme dire ‘c’est
de sa faute’,
nous éloignons instinctivement la cause lorsque nous ne voulons pas
de l’effet”(Ursache
und Wirkung).
Dire que la tristesse est la motivation
causale de
mon comportement, c’est dire que je mets
en accusation un
événement plus fort que moi. Pourtant n’existe-t-il pas des
régularités entre nos sentiments et nos actes ?
B
- certaines émotions sont requises comme indices de normalité des
actions.
Prenons
l’exemple significatif de l’Etranger
de Camus : que reproche-t-on à Meursault lors de son procès pour
meurtre ? “Pas
une seule fois au cours de l’instruction, cet homme n’a paru ému
de son abominable forfait”
dit le procureur (II, 4). Circonstance aggravante : “Le
lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains,
commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film
comique”
(II, 3). Ce qui autorise le procureur de conclure : “j’accuse
cet homme d’avoir enterré une mère avec un coeur de criminel”
(II, 3). Le raisonnement du procureur est donc le suivant :
-
au cours de son procès, Meursault aurait
dû
éprouver une certaine émotion
(remords) - de plus, avant les faits qui lui sont reprochés,
Meursault a dû enterrer sa mère sans éprouver aucune des émotions
que l’on doit
éprouver
à cette occasion (la chagrin), la preuve en est que, dès le
lendemain, il mènera une vie tout à fait normale pour un homme de
son âge et de sa condition
-
conclusion : plus que l’acte lui-même, c’est une absence
d’émotions
nécessaires
au vu des circonstances qu’on lui reproche.
Il
y a donc des émotions
nécessaires au
vu des circonstances, c’est-à-dire des émotions
qui
doivent
normalement
être en corrélation (non causale) avec des actions
: l’action de signer une pétition doit
être
accompagnée d’indignation, sans cela votre action est absurde
; l’action
d’enterrer une personne proche doit
être
accompagnée de chagrin, sans cela votre action est incompréhensible
; etc.
Donc ce ne sont pas seulement les actions
qui sont
nécessaires
au vu des circonstances (on peut me reprocher de n’avoir pas porté
secours à une personne en danger) mais également les émotions
qui
motivent
ces
actions (on me reprochera d’avoir porté assistance si je ne montre
pas quelque chose comme de la compassion et de la modestie). Il
existe donc des normes
concernant les émotions
qui
doivent accompagner certaines actions.
Dès
lors, “une
personne incapable de manifester ses sentiments sera socialement
inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font
partie de l’équipement normal dont l’homme est doté”(Wise
Choices ...,
§15). L’importance de cette coordination
est telle que l’on possède toute une gamme d’émotions
nécessaires
pour approuver
ou
désapprouver
non seulement des actes mais aussi la motivation
de ceux-ci. C’est ce qui fait le caractère dramatique du dilemme
de Don Rodrigue dans le
Cid (I, 6)
: “j’attire
en me vengeant sa haine et sa colère ; j’attire ses mépris en ne
me vengeant pas”.
Ou bien il tue Don Gormas (qui est le père de Chimène) et il
suscite la colère
de Chimène puis un sentiment de culpabilité,
ou bien il ne tue pas Don Gormas (qui a offensé son père) et il
suscite le mépris
de Chimène puis un sentiment de honte.
Bref Rodrigue a le choix entre : d’une part la vengeance motivable
par l’honneur, mais désapprouvée par la colère de Chimène, et
par sa propre culpabilité ; d’autre part le pardon motivable par
l’amour, mais désapprouvé par le mépris de Chimène, et par sa
propre honte. On sait qu’il préférera la culpabilité à la
honte, donc la colère au mépris car “la
colère est punitive, alors que le mépris conduit principalement à
l’indifférence et au manque d’attention”
(Wise
Choices ...,
§7), d’autant que le mépris
est
généralement accompagné de dérision
: “fait
pour humilier, le rire doit donner à la personne qui en est l’objet
une impression pénible : la société se venge alors des libertés
qu’on a prises avec elle”(le
Rire, III,
5). Bref, la corrélation
entre les motivations
et les actes
peut, dans certains cas, être très forte en étant en même temps
dénuée de force causale. Comment est-ce possible ?
C
- les motivations sont des garanties de justesse de l’action.
On
est devant un paradoxe
: les états
affectifs
en général (impression, sensation, sentiments, émotions, passions,
etc.) ont, dans la nature,
une fonction conative
individuelle.
Ces états demeurent dans la société humaine alors que leur
fonction
primitive
a disparu, les privant d’une réalité
expérimentale
qui pourraient en faire des causes
naturelles
de nos actes.
Et malgré cela, certains de ces états sont réguliérement
corrélés
à des types d’actes. Mais comment peut-on reprocher à Meursault
de ne pas manifester
de tristesse si l’on sait que ce n’est pas la mort de sa mère
qui cause
le chagrin ou que ce n’est pas le chagrin qui cause
le comportement de deuil ? On connaît l’explication de Descartes :
“chaque
mouvement [...] ayant été joint par la nature à chacune de nous
pensées dès le commencement de notre vie, on les peut toutefois
joindre à d’autres par habitude”(Traité
des Passions,
art.50). On reprocherait alors à Meursault de n’avoir pas eu
suffisamment de volonté
pour s’habituer
à joindre le comportement
de deuil au sentiment
de chagrin plutôt qu’à un autre sentiment ou à une absence de
sentiment.
Mais
si on lui reproche
une absence de tristesse et que celle-ci n’est en rien une cause
naturelle,
c’est qu’il a dû apprendre
à corréler tristesse et comportement de deuil. Ce qui suppose que
la tristesse
n’est en rien un événement psychique
: “qu’en
serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne
gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce
cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de
l’expression ‘douleur’”(P.U.,
§257). Et en effet, on ne repocherait pas à quelqu’un de ne pas
manifester une émotion
nécessaire,
si ce défaut était une sorte de malformation congénitale incurable
et cachée.
Or “on
voit l’émotion [...], on décrit immédiatement un visage comme
triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui”(Fiches.,
§55), c’est pour cela qu’il est accessible à l’apprentissage
: “un
enfant s’est blessé, il crie, et maintenant les adultes lui
parlent et lui enseignent des exclamations et, plus tard, des phrases
: ils apprennent à l’enfant une nouvelle manière de se
comporter”(P.U.,
§244). Autrement dit, ce n’est pas une situation naturelle
d’urgence
vitale qui
motive causalement
l’enfant à se comporter de telle manière : l’enfant au
contraire a été éduqué
à se
comporter comme il le fait. Mais l’absence de nécessité
vitale
l’aura conduit à corréler
une situation de son corps (chute, saignement, tension musculaire,
etc.), des cris (“aïe !”), des phrases (“j’ai mal !”), et
une certaine attitude (pleurer, se tenir le genou, demander des soins
et du réconfort, etc.), là où la corrélation eût été causale
dans la nature sous peine de mort. Bref, l’enfant apprend un
comportement
dans lequel la douleur est une motivation culturelle
et non pas naturelle.
Il
s’ensuit que la connexion
entre la motivation
et
l’action
n’est évidemment pas une connexion naturelle
mais
culturelle.
En effet, l’absence d’émotion
nécessaire n’entraîne pas, comme dans l’état de nature, un
risque
vital mais une gêne.
Plus exactement “la
gêne suggère une raison, non une cause ; l’expression de la gêne
prend la forme d’une critique [...] cette forme pourrait être de
se demander, en regardant quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans”(Leçons
sur l’Esthétique,
§19). Et en effet, en regardant Meursault ne pas manifester de
chagrin à l’enterrement de sa mère, on est gêné,
on se demande ce
qui ne va pas.
Si l’on voyait Rodrigue accorder son pardon à Don Gormas malgré
sa propre honte et le mépris de Chimène, on serait gêné,
on se demanderait ce
qui ne va pas.
Bref, en disant que j’ai fait l’acte B parce que j’éprouvais
le sentiment A, je ne veux pas dire que A est la cause
de B mais que A est la raison,
le motif,
la justification
de B. La différence entre la cause
et la raison
(ou le motif),
c’est que celle-ci “est
une sorte d’interprétation que nous donnons à notre action [...]
ce qui dépend fortement de notre manière de voir”(Waissman,
Volonté et
Motivation).
En d’autres termes, le motif
ou la raison
est une manière d’interpréter
une action
dont on admet qu’elle dépend
du contexte culturel (la manière de voir) dans lequel elle est
accomplie : le comportement de deuil par exemple pourra s’accompagner
de tristesse dans une certaine culture ou de joie dans une autre. Ce
qui n’est évidemment pas le cas pour une cause
qui, elle, est censée être indépendante
de tout contexte culturel. Un motif
ou la raison
de l’action doit alors être une émotion
dans la mesure où celle-ci est immédiatement repérable
par une certaine attitude
caractéristique qui donne immédiatement aux observateurs une
garantie
de justesse
de l’action, ce qui explique la gêne,
le malaise
qui s’ensuive de l’absence
de cette garantie. Le motif
est, comme en musique ou en peinture, le signal
familier
grâce auquel on reconnaît
et on apprécie
la justesse
d’une action. C’est pour cela que la motivation
est inséparable
de nos actes et ne peut donc en être la cause,
de même que “ce
motif musical n’est pas quelque chose qui peut être séparé de ce
passage musical”(P.U.).
Conclusion.
Tout
individu recherche naturellement à s’approprier les objets qu’il
imagine lui être utile et à fuir ceux qu’il imagine lui être
nuisible, fût-ce de manière indirecte lorsque, chez l’homme,
l’activité conative directe de conservation de soi est interdite.
A première vue donc, le rôle des sentiments est de mettre l’être
vivant en mesure de conserver son être en le déterminant
causalement à se mouvoir en fonction de la tonalité affective qui
constitue une impression mémorisée et réactualisée : tel est
l’état de passion.
Pourtant
les sentiments humains ne sont pas des causes car ils n’ont pas la
réalité objective qui leur serait fournie par une quelconque
pertinence vitale, de sorte que leur effet n’est jamais
irrésistible. Pourtant, les exemples de Meursault et de Rodrigue
montrent qu’il existe des émotions nécessaires qu’autrui peut
toujours nous reprocher de ne pas manifester au vu des circonstances.
Ce qui suppose que les états affectifs ne sont pas des états privés
mais demeurent des critères publics de normalité dont
l’apprentissage conduit à en faire les motifs rationnels de
l’action dont ils ne sont que des aspects indissociables.
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