mercredi 6 novembre 1996

EN QUOI LE BESOIN DE PARLER EST-IL UN BESOIN MORAL ?

"On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l'espèce vînt à s'étendre, et que la terre se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert.

De cela seul il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D'où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les pre­mières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passion­nées avant d'être simples et méthodiques." (Rousseau, Essai sur l'Origine des Langues, ch. II);

 
Si Socrate questionne inlassablement Gorgias sur l'essence de la rhétorique, c'est qu'il a compris que le langage, dans une société faite d'hommes libres, pouvait être la meilleure comme la pire des institutions. La meilleure si elle est destinée à perfectionner l'âme en lui montrant ce qui est vrai, beau et juste. La pire si elle se borne à flatter les instincts, les encourager et finalement leur donner une valeur démesurée. En fait, il en va de la rhétorique comme de la médecine dit Platon dans le Phèdre (270b) : les deux compétences peuvent soit fortifier, soit affaiblir l'âme ou le corps auxquels elles s'appliquent. Pratiquées en connaissance de cause, elles fortifient et guérissent, pratiquées par simple routine, elles affaiblissent et tuent : bien utilisée, la rhétorique peut "faire naître dans l'âme, par des discours et un entraînement vers la justice, la conviction et la vertu." Platon fait donc du discours un instrument à double tranchant : celui de la liberté et du bonheur, ou bien de l'aliénation et du malheur.

Le problème est le même pour Rousseau : étant entendu que l'homme est un être imparfait, qui connaît le besoin, un certain usage du langage va l'aider à vivre en harmonie avec son milieu naturel et culturel (c'est l'usage éducatif qui va faire de l'individu un citoyen vertueux), un autre usage va multiplier excessivement ses besoins jusqu'au malheur et à la guerre (c'est l'usage des sciences et des arts qui transforme l'individu en esclave de ses besoins). Mais il n'y a pas de fatalité du malheur. Il y a un état idéal de nature dans lequel tous les besoins sont satisfaits par des facultés physiques ou mentales adaptées, et il y a un état civil réel dans lequel cet équilibre est détruit (cf. Emile L.II p.93 : "c'est dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère ; un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux"). Donc rien dans la nature ne prédispose l'homme à cette rupture d'équilibre, puisque, par hypothèse, la nature est précisément l'état d'équilibre lui-même. Il est donc intéressant de se demander quelle est l'origine du malheur. Si c'est l'excès des besoins sur les facultés qui crée le malheur, il est facile de conclure que cet excès n'est pas naturel : en effet, par hypothèse, l'état de nature est celui dans lequel l'homme satisfait ses besoins naturels par les seules facultés que la nature lui a fournies. Donc tout déséquilibre est d'origine culturelle (cf. Emile L.I p.35 : "Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme".) Mais si on admet que c'est par sa culture, par ses habitudes sociales, par ses conventions, que l'homme s'aliène et tombe dans le malheur, on admet également que le vecteur du malheur, c'est la mauvaise éducation. Or l'éducation en général, qu'elle soit bonne ou mauvaise s'appuie sur le langage. Qu'est-ce qui institue toutes les formes culturelles que nous connaissons sinon des conventions de langage ? Or, dire cela pose une difficulté : le langage lui-même est-il naturel ou culturel ? S'il est naturel, cela en fait une faculté qui aurait dû normalement être au service des besoins naturels, et cela sans excès : d'où viendrait donc l'excès ? S'il est culturel, c'est qu'il a dû être lui-même institué, oui mais institué par quoi puisqu'il faut le langage pour instituer toute convention ?

D'où la thèse de Rousseau sur ce problème : l'origine du langage ne peut provenir ni des besoins physiques de l'état de nature (sinon on resterait dans l'état de nature), ni de conventions culturelles expresses (qui supposeraient toutes un langage avant le langage), mais des passions, c'est-à-dire des besoins qui sont nés du rapprochement accidentel des hommes, besoins que Rousseau qualifie lui-même de besoins moraux.

Ce texte comporte deux parties :
- jusqu'à l.9 : l'origine des langues ne se trouve pas dans les besoins
physiques
- jusqu'à la fin : l'origine des langues se trouve dans les passions.


1 - L'ORIGINE DES LANGUES N'EST PAS DANS LES BESOINS PHYSIQUES.

"On ne commença pas par raisonner mais par sentir". Rousseau veut dire par là que la raison, en tant que faculté d'établir des rapports abstraits entre les objets du monde, n'est en rien innée. La raison n'est pas, comme pour Descartes par exemple une "lumière naturelle", ce n'est pas une faculté intellectuelle naturelle ("cette faculté de connaître que Dieu nous a donnée et que nous appelons lumière naturelle" Principes de la Philosophie I, art.30). Au contraire, Rousseau écrit : "j'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre Nature et que l'homme qui médite est un animal dépravé" (Discours I p.68). Rousseau rappelle donc là un de ses motifs favoris : dans l'origine de l'homme, à l'état naturel, on ne trouve pas trace de raisonnement. Et cela pour la raison toute simple que l'homme se suffisant à lui-même, n'aurait pas le moindre usage d'un raisonnement qui consiste, d'une manière ou d'une autre à établir des relations entre les objets. Or l'homme naturel est un homme satisfait : il a des besoins qu'il compense dans l'instant et tout va bien. Il n'a pas besoin de raisonner, sentir lui suffit.

Mais, si le premier état naturel de l'homme dut être voisin de l'état animal par la nécessité impérieuse de subvenir à des besoins physiques, néanmoins il s'en différenciait déjà par sa perfectibilité. Et la perfectibilité humaine n'est rien d'autre, à l'origine, que la conscience potentielle de ses sensations, lesquelles sont l'indice du besoin physique. Il existe donc une différence naturelle entre l'homme et l'animal que Rousseau décrit ainsi : "la Nature commande à tout animal et la bête obéit ; l'homme éprouve la même impression mais il se reconnaît libre d'acquiescer ou de résister" (Discours I p.71). C'est donc cette liberté d'obéir ou non au "cri de la nature", qui manifeste la perfectibilité naturelle de l'homme. Mais on comprend bien que c'est cette petite différence originelle qui va rendre l'homme responsable de on destin. Il s'ensuit en tout cas qu'on ne peut prétendre que "les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins". Car, dit Rousseau dans le Discours I, les hommes à l'état de nature "n'ayant ni domicile fixe, ni aucun besoin l'un de l'autre, se rencontreraient peut-être deux fois dans leur vie, sans se connaître et sans se parler" (p.76). Les hommes ne peuvent donc pas avoir inventé le langage pour exprimer leurs besoins pour deux raisons :
- d'abord parce que tous les besoins de l'état de nature sont, par hypothèse satisfaits
- ensuite parce qu'il aurait fallu que les hommes fussent déjà constitués en société, ce qui, dans l'état de nature, est une contradiction puisque nul n'a besoin d'autrui.

En disant cela, Rousseau s'oppose explicitement encore une fois aux philosophes rationalistes qui supposent une faculté innée de parler et de raisonner. Par exemple Aristote dans la Politique I,2 : "la nature ne fait rien en vain /.../ le langage existe en vue de manifester l'avantageux ou le nuisible et, par suite, le juste et l'injuste /.../ or, avoir de telles notions en commun, c'est ce qui fait une famille ou une Cité" (p.92). Il est clair que, pour Aristote, si l'homme est un "animal politique" c'est qu'il est capable de parler naturellement à autrui de ce qu'il doit faire et de ce qu'il doit éviter. Mais cette explication ne convient pas à Rousseau parce qu'alors on ne comprend plus l'origine du malheur. Par ailleurs, "l'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher". Rousseau dit qu'à l'état naturel, les hommes étant tributaires de leurs seuls besoins physiques, et leurs facultés de perfectionnement étant encore en sommeil, ils sont, de fait, réduits à une existence animale. Autrement dit, ils sont dans une espèce d'état d'équilibre dans lequel ils ressentent des besoins, mais dans la mesure où ces besoins sont comblés, ils n'ont aucune raison de chercher à entrer en société puisqu'ils sont auto-suffisants, en état d'autarcie. Or, par définition, ce qui est auto-suffisant n'a besoin de rien d'autre que lui-même : "le sauvage vit en lui-même" dit Rousseau (Discours II p.123).

L'effet des besoins à l'état primitif est donc, pour Rousseau, non pas forcément d'isoler physiquement les individus comme cela est le cas pour certaines espèces d'animaux solitaires, mais bien plutôt, de les isoler moralement. Les hommes à l'état de nature sont, si l'on veut, comparables à de très jeunes enfants qui ne sont pas, à proprement parler, abandonnés à eux-mêmes, puisqu'ils vivent avec leurs parents, mais qui n'ont pas d'existence morale dans la mesure où tous leurs besoins primitifs sont satisfaits. Rousseau en tire la conclusion que les "premiers besoins", les besoins naturels, vont contribuer à isoler moralement les hommes et non point à les réunir. Ce qui contredit encore une fois une évidence qui remonte à Aristote et selon laquelle l'homme est naturellement sociable parce que "la voix est le signe du douloureux et de l'agréable" (Politique I,2 p.91). Et d'ailleurs l'effet séparateur des besoins naturels est également physique, témoin le fait anthropologique que le genre humain est disséminé sur la surface du globe au lieu que d'être concentré en une région unique. Cela s'illustre au ch.IX de l'Essai par la succession des trois degrés de regroupements que l'homme peut réaliser :
- l'absence de regroupement lorsque, dans le premier état de nature, l'homme est naturellement chasseur et individualiste, il est farouche mais il ne rencontre qu'exceptionnellement son semblable ("Partout régnait l'état de guerre et toute la terre était en paix" Essai ch.IX p.85)
- le regroupement fortuit lorsque, dans le second état de nature, les difficultés vont inciter les hommes à l'entraide de circonstance (l'homme n'est alors plus chasseur mais berger)
- le regroupement définitif lorsque, dans l'état civil, les difficultés deviennent telles que le recours systématique au secours d'autrui est rendu nécessaire (l'homme devient laboureur).
Mais on voit bien que même au troisième degré, celui du regroupement définitif, on n'a pas affaire à une union morale mais simplement à l'équivalent humain du troupeau ou de la horde. C'est qu'il manque quelque chose d'essentiel pour réaliser une société humaine : le langage. Et encore une fois, on voit que même en poussant à l'extrême la logique du besoin
physique, le langage n'apparaît pas : "si nous n'avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais, et pourtant nous entendre parfaitement par la seule langue du geste" (Essai ch.I p.58).

D'où la conclusion de cette partie : "il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes". L'origine des langues ne peut pas se trouver dans les besoins physiques
- d'abord parce que dans l'état de nature, l'homme n'a pas besoin de raisonner
- ensuite parce que dans l'état de nature, l'homme n'a pas besoin de s'associer.


2 - L'ORIGINE DES LANGUES SE TROUVE DANS LES PASSIONS.

Rousseau a opposé à la fin de la première partie de son argumentation "la cause qui les écarte" et "le moyen qui les unit". Après avoir insisté sur le premier terme de l'opposition, examinons à présent le second : qu'est-ce qui unit les hommes ? Pour Rousseau, la réponse est évidente : c'est la parole. Oui mais on se trouve alors devant une difficulté de taille : si la parole ne procède pas d'un besoin naturel, quelle est donc son origine, qu'est-ce qui la rend possible ? Rousseau annonce ici la thèse, surprenante de prime abord, où il entend démontrer que les langues viennent "des besoins moraux, des passions". Disons d'abord que cette thèse est surprenante à deux titres : l'existence de besoins moraux, l'assimilation de la moralité aux passions.

Nous avons dit que les besoins physiques, ceux dont l'homme naturel a naturellement la sensation, sont un obstacle à la sociabilité donc à l'exercice de la parole. Donc le langage ne peut naître dans le premier état de nature qui est celui des besoins naturels. Or, puisque l'homme est, originellement, un être qui doit tout à la nature, on est bien forcé de supposer un besoin de parler, c'est-à-dire un besoin qui ne soit ni complètement naturel, ni complètement culturel. Autrement dit, on doit faire l'hypothèse avec Rousseau d'un besoin naturel dénaturé, c'est-à-dire d'un besoin qui était naturel à l'origine mais qui ne l'est plus. Telle est l'hypothèse des besoins moraux. Donc, si on veut comprendre pourquoi et comment le langage a fait son apparition, il faut supposer que l'homme primitif va insensiblement glisser vers un second état de nature, c'est-à-dire un état qui va précisément permettre à la faculté naturelle de perfectibilité de s'actualiser et qui va avoir pour effet d'éloigner l'homme de la nature primitive. Il faut donc supposer une lente et longue modification continue de l'état de nature primitif qui va faire faire à l'homme un saut qualitatif. En quoi vont consister ces fameux besoins moraux, caractéristiques du second état de nature ? Et là, deuxième surprise, l'auteur déclare que ces besoins moraux sont des passions. 

Voilà qui semble contradictoire : la plupart des philosophes ont opposé la moralité, comme activité volontaire, libre et altruiste à la passion, comme passivité aliénante et égoïste, voire comme une véritable maladie de l'âme. Kant, par exemple dit que "la passion est comme un poison avalé, une infirmité contractée" (Anthropologie I), Zénon que c'est "un ébranlement de l'âme opposé à la droite raison et contre nature" (in Cicéron, Tusculanes IV). Bref il semblerait que les passions poussent plutôt les hommes à se combattre qu'à s'entendre, à la violence qu'au dialogue. Mais Rousseau, au contraire, affirme que "toutes les passions rapprochent les hommes". Pourquoi ? Eh bien parce que, en plus des facultés physiques qui concourent à la satisfaction des besoins physiques, l'homme dispose de facultés morales qui lui font naturellement rechercher cette satisfaction : les passions qui sont "les principaux instruments de notre conservation" (Emile IV p.274). Or il existe deux passions naturelles : l'amour de soi et la pitié naturelle. L'amour de soi est "la seule passion qui naît avec l'homme /.../ et dont toutes les autres ne sont que des modifications" (Emile IV p.275). La pitié naturelle n'est alors que l'amour de soi étendu à autrui considéré comme un autre moi, un alter ego : c'est "un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce" (Discours I p.86).

Voilà donc pourquoi on peut affirmer que toutes les passions rapprochent les hommes : à l'état de nature originel, l'amour de soi tend naturellement à se modérer et à pousser les hommes à la bienveillance à l'égard de leurs proches plutôt qu'à la férocité, en concourant à préserver l'espèce humaine. C'est pour cela que Rousseau ajoute que l'effet de sympathie des passions est en concurrence avec "la nécessité de chercher à vivre /qui les/ forcent à se fuir". Autrement dit, dans la mesure où les besoins physiques sont satisfaits par des facultés physiques et où la faculté morale d'amour de soi n'est plus en éveil, cette passion se reporte progressivement sur autrui. Il existe donc bien un besoin moral qui consiste, pour la passion primitive, à chercher un autre moi à aimer dès lors que le moi primitif est satisfait. On a donc vu que le hasard des rencontres dans le processus de satisfaction solitaire des besoins physiques, amenait les hommes de l'état de nature à se regrouper physiquement. On vient de voir que, dans certaines circonstances la passion primitive de l'amour de soi pouvait se transformer en besoin moral d'aimer autrui. Il reste à se demander par quel moyen la condition physique de regroupement accidentel s'allie à la condition morale pour créer une communauté morale. La réponse de Rousseau est : par la parole.

En effet, "ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix". En bref, ce ne sont pas les sensations, comme indice du besoin physique, mais les passions, comme indice du besoin moral qui seront satisfaites par l'usage de la parole. Les premiers besoins exigent une satisfaction matérielle immédiate, seuls les seconds, dans la mesure même où ils supposent les premiers besoins satisfaits, autorisent une satisfaction symbolique différée. L'usage de la parole, caractéristique du second état de nature manifeste donc un écart définitif avec l'état primitif : la communauté morale a ainsi institué un besoin de parler qui est un besoin immatériel. Ainsi, c'est "pour émouvoir un jeune coeur, pour repousser un agresseur injuste /que/ la nature nous dicte des accents, des cris et des plaintes". Il ne s'agit pas là d'émouvoir un coeur ou de repousser un agresseur : pour cela le geste est beaucoup plus approprié car son efficacité est immédiatement sanctionnée (positivement ou non d'ailleurs). Mais il s'agit plutôt d'émouvoir la jeunesse d'un coeur ou de repousser l'injustice d'une agression, autrement dit l'action envisagée est un besoin qui n'exige pas de satisfaction matérielle immédiate, mais au contraire une satisfaction symbolique différée : d'une part il n'y a pas urgence, on a le temps, d'autre part la satisfaction attendue n'est pas un avantage matériel mais un échange de paroles. Dans ces circonstances où la satisfaction matérielle immédiate n'est pas requise, "l'impression successive du discours qui frappe à coups redoublés /c'est-à-dire une fois par l'imagination de l'objet du discours, une autre fois par la sensation auditive de la voix perçue/ vous donne bien une autre émotion que la présence de l'objet même où, d'un coup d'oeil, vous avez tout vu" (Essai I p.58). Ce que veut dire Rousseau, c'est que la parole satisfait le besoin moral à deux niveaux : elle fait imaginer un objet qu'on n'a pas sous les yeux et, en même temps, comme cet objet peut attendre puisqu'il n'est pas directement ni menaçant ni appétissant, elle laisse le loisir de sentir les accents mélodieux ou gutturaux de la voix.

C'est pourquoi "les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques". Le but assigné à la parole est donc à la fois de faire imaginer et de faire sentir. Mais si on y réfléchit bien, le plaisir sensible que l'on prend en général à la contemplation désintéressée d'un d'un bel objet, c'est un plaisir esthétique. Et en particulier celui que l'on retire de l'audition d'une voix émouvante, c'est l'émotion poétique. C'est pourquoi, dit Rousseau, "les premières histoires, les premières harangues, les premières lois furent en vers, la poésie fut trouvée avant la prose" (Essai XII p.102). Mais en ajoutant que le caractère primitif des langues comme satisfaction d'un besoin moral par un plaisir esthétique, s'oppose à leur caractère dérivé qui est l'état actuel des langues, Rousseau veut dire deux choses :
- d'abord il rappelle que la sensation a précédé le raisonnement, que la passion a précédé la raison, que la complexité a précédé la simplicité
- ensuite il insiste sur l'origine naturelle des langues qui sont nées de la nécessité de satisfaire un besoin naturel dénaturé
- enfin il innocente la nature sur l'origine du malheur puisque si le malheur des hommes est dû aux sciences et aux arts, c'est que celles-ci sont des besoins entièrement artificiels qui proviennent d'une utilisation pervertie du langage.
Pour Rousseau, l'origine du malheur se trouve très exactement dans le besoin de parler, non plus pour le simple plaisir d'échanger des propos et d'émouvoir autrui sans aucune garantie de résultat, mais pour en retirer des avantages substantiels du maniement de la parole. Le malheur commence pour Rousseau lorsqu'un homme "ayant enclos un terrain, s'avisa de dire 'Ceci est à moi !' et trouva des gens assez simples pour le croire" (Essai II p.94). Bref, le malheur trouve son origine dans la violence hypocrite du langage employé, comme le reconnaît Gorgias "comme un art de combat".


CONCLUSION.

Nous avons donc vu :
- que le besoin de parler ne se manifeste pas dans le premier état de nature qui est un état d'équilibre parfait entre les besoins et les capacités de chacun, de telle sorte que nul n'a la nécessité ni de raisonner, ni de s'adresser à autrui
- mais qu'en revanche le besoin de parler caractérise le second état de nature, c'est-à-dire l'état dans lequel l'homme, parce qu'il est naturellement perfectible, se rend compte que la présence d'autrui rend possible un amour moral qui se satisfait par le caractère imagé et sensible de la parole
- qu'enfin la découverte de cette fonction symbolique et temporalisée qu'est le langage ouvre le risque de voir les besoins immatériels et donc artificiels se multiplier à l'infini, autrement dit ouvre la porte du malheur.

samedi 12 octobre 1996

LE SAVOIR DU PHILOSOPHE EST-IL UN SAVOIR THEORIQUE ?

 "En premier lieu, quiconque veut vraiment devenir philosophe devra une fois dans sa vie se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire. La philosophie - la sagesse - est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne être sa sagesse, son savoir qui, bien qu'il tende vers l'universel, soit acquis par lui et qu'il doit pouvoir justifier dès l'origine et à chacune de ses étapes, en s'appuyant sur des intuitions absolues". (Husserl - Méditations Cartésiennes - intro., 1)


Qu'est-ce qu'un philosophe ? En quoi consiste sa spécialité ? Si le philosophe - ou le sage - possède du savoir, en quoi alors se distingue-t-il du savant - ou scientifique - ? Et si le philosophe possède un savoir-faire, alors pourquoi ne se confond-il pas avec le technicien ? Et évidemment s'il ne possède ni savoir, ni savoir-faire, que possède-t-il donc en propre ? Le problème central du texte (le thème) est, on le voit, la définition de la sagesse philosophique en tant qu'elle est incarnée, vécue réellement dans la personne d'un philosophe et non pas en tant que vague abstraction. La réponse de Husserl (la thèse) est que la sagesse philosophique est effectivement un savoir mais ni savoir, ni savoir-faire, plutôt savoir-être.

Les parties du texte sont les suivantes :
- ce que doit être le philosophe (1° phrase)
- ce que doit être la philosophie (2° et 3° phrases)
- ce qu'est alors réellement un philosophe (4° phrase)



1 - CE QUE DOIT ÊTRE LE PHILOSOPHE.

Cette phrase concerne le philosophe en général. Elle indique quelles sont les conditions sine qua non de l'acquisition de la qualité de "vrai philosophe". L'auteur dit que pour "vraiment devenir philosophe" il faut :
- le vouloir expressément
- se désintéresser de l'existence du monde
- examiner la valeur de ses connaissances sur le monde.

Première condition : pour prétendre être sage, il faut le vouloir. La sagesse n'est donc pas un état naturel, c'est-à-dire la réalisation d'une bonne disposition qui serait, à l'état latent, la qualit‚ innée d'un sujet particulièrement doué. On ne naît pas philosophe : la sagesse ne trouve son origine ni dans une faveur divine, ni dans un code génétique. Par ailleurs, on ne le devient pas non plus par hasard, on ne rencontre pas la sagesse comme on tomberait, sans le vouloir, sur un objet insolite. On devient donc sage à la condition expresse de le vouloir, "une fois dans sa vie" dit Husserl. Autrement dit, le candidat-philosophe devra faire ce choix réfléchi au moins une fois dans sa vie, et non pas certes une fois pour toutes. Si on entrait en philosophie comme on entre en religion, en effet, on serait ramené aux hypothèses précédentes : on rencontrerait ou on réaliserait sa vocation. Or la philosophie, si elle veut être autre chose qu'un instinct naturel ou un instinct religieux, doit être un effort qui ne doit rien ni à la naissance, ni à l'inspiration, ni au hasard. Vous serez philosophe chaque fois que vous accomplirez délibérément un tel effort.

Deuxième condition : se désintéresser du monde. C'est précisément cette condition, terrible, qui explique la difficulté et la précarité de l'effort de sagesse. Nous sommes des êtres conscients certes mais notre conscience est toujours consciente de quelque chose, elle n'est jamais en sommeil dans l'absolu. La conscience est toujours spontanément ouverte sur le monde, elle n'en est jamais complètement déconnectée. Juste deux exemples :
- lorsque nous dormons, la conscience continue de fonctionner même si le seuil de sensibilité aux faits du monde est augmenté (les phénomènes neurologiques se raréfient - sauf pendant le "sommeil paradoxal" - sans cesser complètement)
- lorsque, par suite d'un traumatisme, la conscience s'évanouit on dit que le sujet a "perdu connaissance", c'est-à-dire qu'il ne connaît plus rien du monde qui l'environne.
Donc dans les conditions naturelles de son fonctionnement, la conscience est toujours intéressée par le monde qui l'environne et qui sollicite en permanence ses sens et sa mémoire. D'où la difficulté et la précarité de ce "repli sur soi-même" au cours duquel la conscience doit faire l'effort de mettre entre parenthèses son adhésion spontanée aux évènements du monde. De sorte que la conscience se retrouve face à elle-même comme face à un miroir, on dit qu'elle réfléchit.

Troisième condition : examiner la valeur des connaissances acquises à propos de ce monde dont on a "oublié" l'existence. Donc le candidat-philosophe fait l'effort conscient de s'isoler, l'espace d'un instant, du monde qui l'environne pour se "replier sur lui-même". En d'autres termes, il refuse délibérément de céder aux sollicitations du monde qui l'environne pour prendre le temps de réfléchir. Or sur quoi doit porter sa réflexion pour mériter d'être philosophique ? Eh bien sur "toutes les sciences admises jusqu'ici". C'est-à-dire sur ce qui sert de justification et de fondement aux relations que tout sujet entretien spontanément, naïvement avec le monde. Il s'agit, dit Husserl, de "tenter de renverser" puis, aussitôt après, de "tenter de reconstruire" ces savoirs qui, d'ordinaire (c'est-à-dire lorsqu'on est intéressé naïvement au monde) sont admis sans discussion, toujours pressupposés, jamais questionnés, et donc sont peut-être faux. Le philosophe sera donc celui qui, de temps en temps (au moins une fois dans sa vie) se sera abstenu de faire comme tout le monde face aux sollicitations provenant du monde pour se demander si ce qu'il croit savoir sur ces sollicitations est un savoir véritable ou une illusion.

Le philosophe est donc celui qui est capable, au moins une fois, de suspendre librement son adhésion au monde pour questionner ses connaissances au sujet de ce monde. Pour autant, en quoi consiste cette remise en question radicale que l'on va nommer, par commodité, philosophie ?


2 - CE QUE DOIT ÊTRE LA PHILOSOPHIE.

"La philosophie - ou sagesse - nous dit Husserl, est l'affaire personnelle du philosophe". Ce qui est une manière de résumer ce que nous disions précédemment : à savoir que c'est un homme de chair et de sang qui choisit délibérément (librement) de se désintéresser du monde pour juger ce que tout le monde admet sans discussion. Donc la philosophie n'est pas quelque chose qui existerait avant le philosophe. C'est le philosophe, en tant qu'il remplit les conditions que nous avons énumérées qui constitue la philosophie.

Donc la sagesse n'est pas une affaire à saisir, une bonne occasion, qu'on trouverait là sur son chemin, mais bien une tâche à accomplir. Or toute tâche a besoin d'un tâcheron, tout travail a besoin d'un ouvrier. En ce sens on peut dire que le philosophe est l'auteur de la philosophie, ou que la  philosophie est l'oeuvre du philosophe. Mais alors on se trouve devant ce qui semble être un paradoxe : si la sagesse est à ce point une "affaire personnelle", il est à craindre qu'elle n'ait pas une grande portée, qu'elle ne soit valable que pour l'individu qui la pratique, voire qu'elle ne soit elle-même qu'une illusion. En effet, à vouloir remettre en question tout ce que l'on sait à propos du monde, le candidat-philosophe s'expose à trois dangers :
- le danger de scepticisme qui consiste à prétendre que, puisque je puis tout critiquer, c'est que rien n'est vrai dans l'absolu, donc que tout n'est qu'illusion (ce qui est une forme de paranoïa)
- le danger d'opportunisme qui consiste à reconstruire ses connaissances à partir de son propre intérêt en considérant qu'après tout, puisque l'on doit reconstruire un édifice théorique, autant trouver l'argumentation la plus avantageuse pour soi-même (c'est une forme de mauvaise foi, voire d'hypocrisie, que pratiquent tous les lobbies, tous les groupes de pressions)
- le danger de relativisme, qui est un mélange de scepticisme et d'opportunisme, et qui consiste à affirmer que, puisque rien n'est vrai dans l'absolu et que chacun "voit midi à sa porte", c'est que toutes les opinions se valent et qu'un avis chasse l'autre (c'est l'argument préféré des slogans publicitaires : "jusqu'ici on vous avait dit que ... mais moi je vous dit au
contraire que ...").

Or de ces trois attitudes aucune ne remplit les critères que Husserl avait énoncés comme exigences absolues de l'attitude philosophique :
- le scepticisme ne répond pas au troisième critère : le sceptique fait un effort certes, se replie sur soi certes, renverse toutes les sciences admises certes, mais il ne reconstruit rien, aucun savoir sauf celui-ci "tout est faux", ce qui est une contradiction
- l'opportunisme ne satisfait que le premier et le troisième critères, mais évidemment pas le second puisque le sujet reste éminemment intéressé au déroulement des phénomènes dans la mesure ou il entend en tirer profit
- le relativisme quant à lui n'est qu'un effort vain puisqu'il reste à la fois intéressé au monde et contradictoire en soi.
Une fois ces dangers conjurés, il s'agit donc de construire un véritable savoir philosophique qui, bien que devant être propre au philosophe, doit cependant être universel. Comment concilier ces deux exigences apparemment contradictoires ? Comment ce qui est l'oeuvre d'un seul individu, fût-il philosophe de bonne foi, pourrait-il être valable nécessairement (ne pas confondre "généralité" qui exprime ce qui vaut pour tout un genre et donc ce qui est relatif à ce genre, et "universalité" qui implique une valeur absolue, nécessaire ?

C'est que justement on confond le savoir (ou pensée, ou idée) avec l'opinion (ou croyance, ou foi). L'opinion en effet est l'expression de l'intérêt d'un individu ou d'un groupe d'individus (pouvant être l'humanité tout entière) pour ce qui lui est utile, c'est-à-dire ce qu'il croit être de nature à assurer son bonheur. Or nous avons vu que la sagesse n'assure pas le bonheur, donc ce qui l'assure ne peut pas être de la sagesse. De celui qui prétend détenir les clés du bonheur, on dira qu'il est réaliste, ou utopiste, ou démagogue, etc. mais non qu'il est sage. Le sage - ou philosophe - sera au contraire le détenteur d'un véritable savoir. Et le savoir, contrairement à l'opinion, est désintéressé et ne vise pas l'utilité. Le savoir vise une tout autre valeur : la vérité, fût-elle inutile, fût-elle même funeste (par exemple la connaissance de notre mortalité). C'est l'utilité qui s'appuie parfois (comme c'est le cas en technologie) sur la vérité et non l'inverse. La vérité ne peut s'appuyer quant à elle que sur elle-même. C'est pour cela que Husserl réclame que le savoir du philosophe, comme d'ailleurs tous les savoirs, puisse toujours être justifié et ce, à n'importe quelle étape du raisonnement.

Et cette nouvelle exigence de justification du savoir reconstruit par le philosophe doit elle-même s'auto-justifier en se fondant sur des "intuitions absolues", autrement dit sur des certitudes inébranlables. Mais on se trouve là devant une nouvelle difficulté : comment le philosophe s'y prend-il pour à la fois "renverser toutes les sciences admises jusqu'ici" et les reconstruire sur des "intuitions absolues" ? De quelles intuitions s'agit-il ?



3 - CE QU'EST REELLEMENT LE PHILOSOPHE.

Nous avons vu que le philosophe est un homme qui doit faire de temps en temps l'effort de se détacher de l'intérêt qu'il ‚prouve pour le monde afin de mettre en question tout ce qu'il en sait pour ensuite ne reconstruire son savoir que sur des évidences absolues ("évidence" et "intuition" sont ici synonymes). Il est donc clair que le philosophe, par son attitude, détermine une philosophie qui est un savoir. Oui mais nous avons dit que tout savoir est déjà, par définition, désintéressé et justifié. Alors en quoi le savoir philosophique se distingue-t-il du savoir scientifique qu'il prétend expressément critiquer ?

Dans la première partie nous énoncions trois exigences philosophiques : la volonté, le détachement, la critique. Dans la seconde partie nous en ajoutions une autre : l'universalité. Ici nous rencontrons la dernière exigence qui véritablement caractérise le philosophe et lui seul : l'étonnement. Le philosophe est celui qui, même devant l'énoncé d'une vérité scientifique, s'en étonne au point de ne considérer comme définitive et absolue non la matière (ou contenu) du raisonnement mais sa seule forme. Le philosophe décide de s'étonner de tout ce qu'il sait non pas en doutant du seul résultat scientifique mais en se posant la question suivante : "qu'est-ce donc qui a rendu possible un tel résultat ?", "quelles sont les conditions de possibilité" d'un tel résultat ?" Le philosophe, dit Husserl, est celui qui "fait voeu de pauvreté en matière de connaissance". En d'autres termes, le sage est celui qui, chaque fois qu'il veut être tel, fait comme s'il ne savait rien. Il s'étonne de ce qu'il voit ou entend, il fait comme si le savoir théorique qui permet de justifier les phénomènes n'existait pas ou, au moins, n'était pas assuré . De sorte que tout lui apparaît à lui comme un problème jamais résolu, toujours en question. Le philosophe est donc celui qui continue le questionnement là où les scientifiques l'abandonnent. Là où le scientifique apporte une réponse, même prudente, à un problème, le philosophe reste insatisfait, considérant que la réponse est elle-même un problème.

On voit bien en quoi ce "voeu de pauvreté en matière de connaissance" se distingue du scepticisme. Là où le sceptique récuse par avance et par principe toute vérité matérielle (c'est-à-dire portant sur des résultats, sur des objets), le sage s'étonne, pendant le temps que dure son activité philosophique, non pas seulement du résultat mais aussi des conditions formelles qui l'ont rendu possible. Et là où le sceptique déclare, de manière contradictoire, que rien n'est pour lui absolument certain, le philosophe reconnaît faire entièrement confiance à ses intuitions évidentes. Dès lors, les seules connaissances, les seules vérités que le philosophe ne met pas en doute parce qu'elles sont justement le roc de certitude qui donne une valeur universelle à sa critique, ce sont les règles formelles que chacun peut trouver au fond de soi-même et qu'on qualifie habituellement de raison. Ainsi les seules connaissances absolument certaines, absolument hors de doute, sont des intuitions rationnelles :
- intuitions parce qu'on ne peut les exposer dans un discours étant donné que tout discours les présuppose
- rationnelles parce que, pour que la connaissance en général soit possible, il faut supposer une faculté de raisonner dans chaque être humain.
Mais comme on l'a vu précédemment, ces intuitions rationnelles absolument certaines ne constituent pas des connaissances matérielles portant sur des objets mais uniquement des connaissances formelles portant sur des règles. C'est pourquoi Husserl restreint son "voeu de pauvreté" à la seule "matière de connaissance".



CONCLUSION.

Le philosophe - ou le sage - est donc celui qui arrive à se détacher suffisamment du monde pour en devenir simplement spectateur tout à la fois désintéressé et étonné :
- désintéressé parce qu'il est capable de détourner son regard des relations qu'il entretient spontanément avec le monde et qui l'intéressent en tant qu'elles lui sont utiles
- étonné‚ parce qu'il est capable d'orienter son regard de telle sorte que les objets du monde lui apparaissent sous un jour nouveau par le simple fait qu'il refuse de les considérer … travers l'épaisseur de ses connaissances.
Le travail du philosophe consiste dès lors à considérer séparément l'objet lui-même et la connaissance qu'on en a pour se demander comment une telle connaissance est possible. En d'autres termes, le travail proprement philosophique consiste à prendre l'initiative de questionner les habitudes de langage que nous contractons tous sans nous en rendre compte et qui servent de justificatif commode et rituel à nos actions. Le philosophe possède donc un véritable savoir. Mais ce ne peut être ni un savoir théorique puisqu'il ne nous apprend rien sur les objets mais bien au contraire provoque l'étonnement, ni un savoir pratique puisqu'il ne nous dit pas comment il convient d'agir mais nous invite au contraire à nous désintéresser de l'action. Le savoir philosophique est plutôt d'un autre ordre : c'est un savoir-être, c'est-à-dire un point de vue différent à partir duquel le philosophe invite tous les êtres doués de raison à considérer les choses sous un autre aspect.

jeudi 22 septembre 1994

VRAIS ET FAUX NOMS PROPRES CHEZ RUSSELL.


Tout comme Frege, Russell entend y combattre le préjugé selon lequel « les propositions sont essentiellement mentales et doivent être assimilées à des connaissances [au lieu qu'en réalité] une proposition […] ne contient pas elle-même de mots : elle contient les entités indiquées par les mots"(the Principles of Mathematics). Nous avons là un axiome du logicisme du premier Russell (celui des Principles) : il s'agit en effet de fonder la légitimité de l'analyse logique de la mathématique sur la saisie intuitive, c'est-à-dire directe (ce qui va, comme nous allons le voir, l'opposer à Frege), de la réalité propositionnelle par l'esprit. On serait tenté de déduire de cette prémisse que tout mot, quel qu'il soit, en tant qu'il indique, comme dit Russell, une entité, est donc un nom propre de cette entité.

Ce qui est loin d'être faux, car, nous précise Russell, "tout ce qui peut être objet de pensée ou peut figurer dans n'importe quelle proposition vraie ou fausse ou peut être considéré comme un, je l'appelle un terme"(ibid.). Le terme est donc, dans la première philosophie de Russell, l'équivalent ontologique de la res chère aux logiciens de Port-Royal, c'est-à-dire l'entité, ce qui est, ce qui a l'être dit-il aussi. Il distingue toutefois deux classes de termes :
- les choses, à savoir "les points, les instants, les morceaux de matière, les états particuliers de l'esprit et les existants particuliers en général, ainsi que beaucoup de termes qui n'existent pas, tels, par exemple, que les points dans un espace non-euclidien et les pseudo-existants d'un roman"(ibid.), c'est-à-dire, en gros, tout ce qui est ou qui peut être indiqué par un nom propre grammatical
- les concepts, autrement dit les autres termes qui, eux, sont indiqués par des adjectifs ou des verbes.
Apparemment, il n'y a là rien de bien original, ni du point de vue ontologique, ni même du point de vue logique puisque la distinction russellienne entre choses et concepts ressemble fort à la distinction classique entre sujet et prédicat. D'une part, en effet, les critères d'admission à la dignité de chose sont particulièrement tolérants, puisque, par exemple, "toutes les classes, comme les nombres, les hommes, les espaces ..., quand on les considère comme des termes uniques, sont des choses"(ibid.). D'autre part, la logique est isomorphe à la grammaire spontanée du langage puisque "chaque terme [...] est un sujet logique [au sens où] n'importe lequel [peut] être remplacé par n'importe quelle entité sans que nous cessions d'avoir une proposition"(ibid.).

Toutefois, l'originalité de Russell se manifeste d'emblée par une méfiance radicale à l'égard de la notion de signification. Russell part en effet de la relation d'indication, notion vague et jamais thématisée pour elle-même, mais qui est là pour suggérer qu'un mot est mis pour (stands for) un terme logique. Le mot indique ainsi l'être en général en même temps qu'une relation entre lui et le terme de la proposition. En tant que signe de l'être en général, le nom présuppose le terme qu'il indique, non pas pour le signifier au sens de Port-Royal, non plus que pour le présenter d'une certain manière comme chez Frege, mais pour le mentionner, sans plus : "si A est un terme quelconque que l'on peut considérer comme un, il est évident que A est quelque chose et donc que A est [...] car si A n'était rien, on ne pourrait pas dire qu'il n'est pas"(ibid.). En tant que signe de la relation qui pointe vers le terme, le mot se défausse en quelque sorte toujours sur ce constituant réel avec quoi l'esprit est censé être directement en contact au moins à travers la présupposition d'être. Cette manière de voir les choses peut paraître très naïve et rappeler étrangement l'Euthydème de Platon. Toutefois, elle a pour fonction et pour effet de mettre hors du champ de l'investigation russellienne la notion de signification qui est définitivement et explicitement abandonnée au terrain psychologique qui n'intéresse pas l'auteur.

La mise hors jeu de toute relation de signification entre les mots de la phrase et l'entité réelle dont ils tiennent lieu se manifeste également dans la requalification du dualisme frégéen entre sens (Sinn) et référence (Bedeutung) en dénotation et référence. En effet, si la référence directe de l'esprit avec le terme indiqué par le(s) mot(s) est, comme nous l'avons souligné, très tôt paradigmatique chez Russell, "un concept dénote quand, s'il figure dans une proposition, la proposition ne porte pas sur le concept mais sur un terme lié d'une façon particulière à ce terme"(ibid.). Tout en rejetant l'idée qu'un concept quelconque puisse constituer le sens ou la signification d'un terme, Russell admet donc qu'un terme puisse être "dénoté" par ce concept, c'est-à-dire indirectement indiqué par lui, via en quelque sorte un ou plusieurs terme(s) intermédiaire(s). C'est le cas, par exemple, lorsqu'on est en présence d'une description indéfinie du genre un F possède la propriété P, où F indique la classe des termes qui, précisément, possèdent la propriété (d'être un) F. Le caractère indirect, et donc dénotant, de la référence indiquée par F est ici synonyme du caractère problématique de la référence. D'une part parce qu'on ne sait jamais très clairement si le concept de classe F indique chaque membre de la classe (the class as many) ou bien la classe en tant qu'unité (the class as one). D'autre part parce que, même dans le premier cas, être un F peut tout aussi bien se comprendre comme être un-F ou bien comme être-un F. Ainsi, "deux propositions apparentées s'expriment par les mêmes mots : Socrate est un-homme exprime l'identité de Socrate avec un individu ambigu ; Socrate est-un homme une relation entre Socrate et le concept de classe homme"(ibid.). Dans les deux cas, il y a ambiguïté sur l'être du terme indiqué avec lequel l'esprit ne peut donc être directement en relation. Il en va de même dans le cas des descriptions définies du genre le F possède la propriété P. Qu'indique exactement l'expression le F ? L'extension singulière d'une classe ou bien un individu ? Et que se passe-t-il lorsque nous comprenons la phrase le F possède la propriété P tout en sachant que le F n'existe pas (ou que le F est une fiction) ? Devra-t-on dire comme Frege que la contribution d'une telle expression aux conditions de vérité de la phrase toute entière est purement syntaxique ? Cette réponse est inadmissible pour Russell, car alors une telle phrase ne contiendrait bien que des mots et non pas les entités indiqués par eux. D'où le problème qui, comme nous allons le voir, va se révéler extraordinairement prolifique, des expressions dénotantes.

De on Denoting de 1905 aux Principia Mathematica de 1910

Dans l'article de 1905, Russell entend remédier aux "difficultés auxquelles on se heurte inévitablement quand on considère que les expressions dénotantes représentent des constituants authentiques des propositions"(on Denoting), difficultés qui sont celles évoquées supra. La solution russellienne, qui a fait date dans l'histoire de la philosophie, consiste à dire que "une expression dénotante est essentiellement une partie d'une phrase, et n'a pas, comme la plupart des mots simples, de signification par elle-même"(ibid.). L'expression dénotante apparaît donc désormais comme un facteur d'ambiguïté qu'il va s'agir, autant que faire se peut, d'éliminer en réduisant "toutes les propositions où figurent des expressions dénotantes à des formes où n'en figurent aucune"(ibid.).

En particulier, s'agissant de celles qui sont des descriptions définies (les descriptions indéfinies posent moins de problème), la forme logique réelle d'expressions telles que le F sera il existe un x et un seul tel que F(x) et celle de le F est G sera il existe un x et un seul tel que F(x) et G(x). Cette forme logique introduit une double clause d'existence (il existe un x) au sens de position dans l'espace et le temps, ainsi que d'unicité (et un seul) c'est-à-dire de pertinence de l'affirmation à l'égard d'une seule chose. Si les deux conditions sont conjointement satisfaites, alors l'expression dénotante sera dite avoir une dénotation au sens où l'expression F(x) étant alors vraie, la vérité de la proposition dépendra finalement de celle de G(x). À la différence notable de ce qui se passe chez Frege, le F ne sert donc pas du tout à introduire un certain x dont le mode d'existence est toujours présupposé (réalité, fiction, mention) et dont il est ensuite asserté hypothétiquement le prédicat G. Le F, pour Russell, dissimule toujours déjà une assertion d'existence et d'unicité qui est tout aussi problématique et tout aussi peu présupposé que le prédicat G qui s'ensuit. Ce que veut dire Russell en disant qu'une expression dénotante n'est qu'une partie d'une phrase, c'est donc que l'expression le F est une affirmation à part entière qui, comme toute affirmation, est en attente de confirmation et ne joue aucun rôle (pas même un rôle syntaxique au sens de Frege) dans la phrase tant que cette confirmation n'a pas eu lieu. C'est en ce sens que le F n'a pas de signification intrinsèque tant que l'analyse ne lui en a pas assigné une en assertant la vérité ou alors la fausseté de cette conjonction d'existence (il existe un x tel que) et d'unicité (cet x est unique).

Tout ce qui vient d'être souligné n'a qu'un but : montrer, au rebours de Frege, que les expressions comme le F ne sont pas des noms propres. Les noms propres authentiques, contrairement aux descriptions définies sont des symboles complets au sens de Frege, c'est-à-dire qu'il ne leur manque contextuellement rien pour qu'ils puissent jouer leur rôle syntaxique (être une expression bien formée) et leur rôle sémantique (contribuer aux conditions de vérité de la proposition toute entière) : "par symbole « incomplet », nous entendons un symbole qui n'est supposé n'avoir aucun sens isolément et qui n'est défini que dans certains contextes […]. Par là, ces symboles se distinguent de ce qu'on peut appeler (en un sens élargi) les noms propres : « Socrate », par exemple, représente un certain homme, et possède par conséquent un sens par lui-même, sans l'aide d'aucun contexte. Si nous lui fournissons un contexte tel que « Socrate est mortel », ces mots expriment un fait dont Socrate lui-même est un constituant"(Principia Mathematica). Par opposition aux descriptions, les noms propres auront en effet pour fonction d'introduire directement (c'est-à-dire sans condition préalable d'existence et d'unicité) une référence actuelle et non pas simplement possible. Cette distinction fondamentale faite par Russell entraîne au moins trois conséquences importantes :
- cela conduit à distinguer entre connaissance directe (by acquaintance) et connaissance indirecte (by description), ce qui est une des intuitions russelliennes les plus profondes, présente déjà au début des Principles of Mathematics
- la notion de symbole incomplet conduit Russell à passer le rasoir d'Ockam sur une bonne partie des entités dont l'être était pourtant présumé dans les Principles, à savoir, outre les descriptions, les classes, les relations et les propositions qui ne sont plus, désormais, considérées que comme des abstractions ou des commodités de langage, ce qui constitue une substantielle économie ontologique
- enfin, l'établissement d'un principe d'équivalence logique entre la relation de référence (directe ou indirecte via l'élimination des symboles incomplets) et la relation de connaissance en vertu de quoi une entité est réellement nommée que si et seulement si elle est, in fine, directement saisie par l'esprit, cela va, en toute rigueur, comme nous allons le voir, rendre très problématique la notion de nom propre authentique.

La philosophie de l'atomisme logique (à partir de 1917)

Toujours à la recherche de ces fameuses "entités (non psychologiques) indiquées par les mots", Russell a bien conscience que "pour une chose qui a été posée comme une entité métaphysique, on peut, soit supposer dogmatiquement qu'elle est réelle [...], soit construire une fiction logique qui a des propriétés formellement analogues à celles de l'entité métaphysique supposée et elle-même composée de choses empiriquement données"(Philosophie de l'Atomisme Logique). Cette remarque résume le parcours ontologique de Russell jusqu'en 1917. Dans les Principles of Mathematics, l'être est accordé très généreusement, quitte à "supposer dogmatiquement que c'est réel", comme il le dit, à tout ce avec quoi l'esprit peut être dit en relation directe : "l'examen des indéfinissables - qui constitue la partie principale de la logique philosophique - [ce qui] est un effort pour voir - et pour faire voir aux autres - clairement ces entités, de façon que l'esprit puisse en avoir cette sorte de connaissance directe que l'on a du rouge ou du goût de l'ananas". Plus tard, via la distinction entre nom propre authentique et description définie, "cette sorte de connaissance directe" n'a plus que des données sensibles élémentaires (sense data) pour contenu : "en présence de ma table, j'ai l'expérience directe des sense data qui constituent son apparence - couleur, forme, dureté, poli, etc.- [...]. La table est « l'objet physique qui cause tels et tels sense-data » : c'est là une description de la table au moyen des sense-data […]. Nous avons avec eux l'exemple le plus clair et le plus frappant de connaissance par expérience directe"(Problèmes de Philosophie). Or, la description définie la table renvoyant prétendument à des données sensibles sous-jacentes avec lesquelles l'esprit serait en relation d'acquaintance, est désormais qualifiée de "fiction logique".

Or, sous l'influence, notamment, du Tractatus de Wittgenstein, l'idée même d'un esprit percevant devenant suspecte, il s'agit à présent de réaliser une nouvelle économie ontologique en considérant comme "the ultimate furniture of the world", non plus les données sensibles en tant que perçues par l'esprit, mais, un peu à la manière de ce que Locke nommait les "qualités premières", le complexe de qualités physiques co-présentes qui justifient objectivement ce recours obscur et confus aux sense data. Une conséquence de cette nouvelle cure d'austérité ontologique, c'est que la notion épistémique de nom propre authentique va devenir particulièrement problématique. En effet, dans la philosophie des Principles, le problème ne se posait pas vraiment puisque les entités indéfinissables dont il s'agissait étaient des entités logico-mathématiques, de sorte qu'une théorie de la connaissance des choses empiriques était à peine esquissée. Dans celle des Principia, le nom propre authentique était réputé être ce signe qui introduisait directement, c'est-à-dire empiriquement, son référent dans l'esprit connaissant, et la description définie le signe qui n'y parvenait qu'indirectement, c'est-à-dire à travers les mots qui la constituent, étant entendu que, in fine, celle-ci pouvait toujours s'analyser en ses sense data élémentaires, à la limite, la perception des caractères d'imprimerie sur du papier. Une telle position permettait de dire, par exemple que César est un nom propre authentique pour qui aurait perçu l'entité sensible désignée par ce mot, l'abréviation d'une ou plusieurs description(s) définie(s) (le vainqueur de la Guerre des Gaules, l'auteur de de Bello Gallico, celui qui fut tué par Brutus aux Ides de Mars 44, etc.) et donc un faux nom propre pour tout autre.

Or, désormais, entendu comme un complexe de qualités physiques co-présentes et non plus comme un sense datum unique, y compris pour ceux qui auraient eu l'acquaintance de César, "César était complexe mais « César » est logiquement simple, c'est-à-dire qu'aucune de ses parties ne sont des symboles"(Signification et Vérité). Autrement dit, "César" n'est plus un nom propre mais, dans tous les cas, une description dissimulée. Plus précisément, "César" est une abréviation lorsqu'il s'agit de décrire le complexe de qualités co-présentes, au sens où elles constituent l'entité complexe désignée par le signe "César. Dès lors, souligne Russell avec embarras, "il est très difficile de trouver un quelconque exemple de nom au sens proprement et strictement logique du mot. Les seuls mots qu'on utilise comme des noms, au sens logique du terme, sont des mots comme « ceci » ou « cela »"(Philosophie de l'Atomisme Logique). En effet l'économie du porteur de nom propre comme chose métaphysique se paie d'un prix très élevé. D'une part les indexicaux sont les seuls signes qui méritent d'être qualifiés de noms propres authentiques, et encore, pourrait-on objecter, ceux-ci ne sont-ils qu'une commodité de langage (donc une abréviation, derechef) pour les qualités physiques dont les coordonnées spatio-temporelles [(x1, y1, z1, t1), (x2, y2, z2, t2), ... (xn, yn, zn, tn)] sont, sauf peut-être dans certains énoncés à visée explicitement scientifique, toujours plus ou moins présupposées. Et d'autre part, Russell va même jusqu'à suggérer que, "partout où le sens commun admet l'existence d'une chose ayant la qualité C, nous remplacions ce langage par le suivant : « C lui-même existe en ce lieu », et la chose doit être remplacée par la collection de qualités existant dans le lieu en question. Ainsi, C devient un nom et n'est plus un prédicat"(Signification et Vérité). Autrement dit les formes canoniques de la phrase déclarative (S est P pour la logique classique, il existe un x tel que f(x) pour Frege et le premier Russell) volent en éclat et sont remplacées par une nouvelle forme logique : C1 et C2 et ... Cn, telles que q, f q, f sont les coordonnées angulaires du complexe de qualités physiques C1 et C2 et ... Cn en tant qu'elles sont co-présentes dans le champ visuel de l'observateur. Bref, la disparition du nom propre comme signe d'un porteur de qualités co-présentes au profit de l'inventaire desdites qualités entraîne, ipso facto, la disparition de la prédication comme attribution de tout ou partie de ces qualités à un sujet métaphysique. Telle est l'une des conséquences du physicalisme adopté à la suite d'une certaine lecture du Tractatus wittgensteinien et qui se manifeste dans la philosophie de l'atomisme logique.

vendredi 10 juin 1994

FREGE ET LE SENS DES NOMS PROPRES.

(cf. aussi Sens et Dénotation des Noms Propres chez Frege)

Critiquant le recours à la justification psychologique de la genèse du concept (par exemple, celle de Mill), Frege en fait une fonction caractéristique des arguments subsumés par le concept. Frege part du paradigme de la fonction en mathématiques et considère le concept comme "une fonction dont la valeur est toujours une valeur de vérité"(Funktion und Begriff). Dès lors, la notion de concept va se logiciser, à l'instar de la notion de fonction. Le concept va entretenir avec les objets qu'il subsume non pas un rapport de dénomination comme dans la conception millienne (le concept comme nom commun des objets subsumés), mais un rapport de dépiction dans le sens où les caractères du concept vont décrire les propriétés des objets subsumés sous ce concept. Ainsi, pour qu'un objet puisse être dit avoir, par exemple, comme propriété la couleur rouge, il faut que rouge fasse partie des caractères du concept, mettons, tomate mûre. Mais les caractères de concepts ne sont pas des propriétés d'objet : ce n'est pas le concept tomate mûre qui est rouge mais telle ou telle tomate (mûre). Dès lors, les déterminations de concept qui ne dépeindront pas des propriétés d'objet ne seront pas dites des caractères mais des propriétés de ce concept et donc, ipso facto, des caractères d'un concept d'ordre supérieur : l'existence, par exemple, n'est pas un caractère du concept tomate mûre car elle ne désigne aucune propriété d'objet (c'est le concept tomate mûre qui existe, pas la tomate elle-même ; celui de tomate bleue qui n'existe pas, et non ... une quelconque tomate), mais une propriété de ce concept donc, en même temps, le caractère d'un concept de second ordre (à savoir : concept dont l'extension est non-nulle).

Cette opposition absolue entre ces deux éléments logiques que sont le concept et l'objet n'est pas seulement un cas particulier de la distinction logico-mathématique entre la fonction et l'argument mais possède aussi son équivalent au niveau du langage ordinaire, le concept correspondant au prédicat grammatical et l'objet au sujet grammatical : "un concept est la dénotation d'un prédicat, un objet est ce qui ne peut pas être la dénotation totale d'un prédicat mais peut être la dénotation d'un sujet"(über Begriff und Gegenstand). Ce dualisme rigoureux entre concept et objet entraîne, chez Frege, une nouvelle opposition fondamentale entre nom propre et terme conceptuel, celui-ci dénotant un concept et celui-là un objet qui, pouvant toujours être décrit par la disjonction des propriétés déterminées par les caractères du concept sous lequel il est subsumé, est réputé être le tel et tel. Et, en effet, "l'article défini est légitime au regard de la logique s'il est établi que : 1° il existe un tel résultat, 2° il n'en existe pas plus d'un. Ces conditions remplies, la séquence de mots désigne un objet et doit être interprétée comme un nom propre"(über Begriff und Gegenstand).

Soucieux de rendre compte de l'objectivité de la connaissance scientifique en la protégeant de l'intrusion du psychologisme à la mode dans l'ambiance post-kantienne et pré-phénoménologique où baigne l'Europe et l'Allemagne en particulier, le rationalisme de Frege distingue quatre sphères :
- la sphère psychologique des représentations
- la sphère logique des signes
- la sphère épistémique du sens des signes
- la sphère ontologique de la dénotation des signes.
Dans la seule mesure, nous dit Frege, où l'enjeu du discours est la vérité (Frege exclut explicitement, un peu à la manière de Platon, la fonction poétique éventuelle du discours), il ne s'intéresse qu'aux trois dernières qu'il met en relation de la manière suivante : "il est naturel d'associer à un signe (nom, groupe de mots, caractères), outre ce qu'il désigne et que l'on pourrait appeler sa dénotation [Bedeutung], ce que je voudrais appeler le sens [Sinn] du signe, où est contenu le mode de donation de l'objet"(über Sinn und Bedeutung). La dénotation d'un signe, c'est clairement ce qui lui est assigné dans un certain modèle de référence. Tandis que le sens est le mode de donation, c'est-à-dire la manière de présenter ou de désigner ce que le signe dénote. Là où d'autres commencent par la sphère psychologique des représentations, Frege part donc clairement de la sphère publique de la dénotation, qui est la sphère objectuelle proprement dite, en disant que tout objet nécessite à la fois un mode de présentation (un sens, c'est-à-dire un contenu de connaissance) et un signe de récognition (un nom propre ou bien un terme conceptuel).

Seulement, comme "un objet est tout ce qui n'est pas fonction"(Funktion und Begriff) mais qu'au contraire on peut admettre "sans restriction comme argument ou valeur d'une fonction"(id.), un objet, un élément de la sphère ontologique pourra finalement tout aussi bien être une chose empirique, qu'une extension de concept (en particulier un nombre), une valeur de vérité, une proposition ou même, paradoxalement, un terme conceptuel : il faut et il suffit pour cela que le signe qui est associé à cette entité soit une expression saturée. Ce qui ne se conclut que de l'examen de la forme de l'expression : le tel et tel est une expression saturée, c'est donc un nom propre qui dénote un objet, tandis que être ceci ou cela est une expression insaturée (il lui manque quelque chose) et est donc un terme conceptuel (l'expression d'une fonction). Du coup, on va avoir, dans la sphère logique des signes, une hypertrophie de la catégorie des noms propres dans laquelle on va trouver tout aussi bien :
- les noms propres naturels (ceux que la grammaire commune considère comme tels)
- les descriptions définies qui énoncent des propriétés d'objet (le tel et tel)
- les phrases déclaratives, puisque celles-ci dénotent, sous un mode déterminé de présentation (la proposition) l'objet vrai ou l'objet faux
- toute mention, au style indirect, d'une phrase enchâssée dans une autre (par exemple une subordonnée) ou d'un terme conceptuel (prédicat) qui entre dans l'extension d'un terme conceptuel d'ordre supérieur.
Ce qui permet de dire que, tout en s'appuyant sur la sphère ontologique des dénotations pour garantir l'objectivité de la connaissance, Frege donne, en réalité, la priorité à la forme logique réelle des signes qui dénotent via un certain mode de présentation. En d'autres termes, le frégéanisme est un logicisme. Tout comme pour les logiciens de Port-Royal, la logique est aussi pour Frege, en quelque sorte, l'art de penser. Toutefois, là où ceux-là ancrent la pensée dans le processus mental des idées, celui-ci "appelle pensée [Gedanke] ce dont on peut se demander s’ il est vrai ou faux [et] compte donc parmi les pensées ce qui est faux tout comme ce qui est vrai [...] : la pensée est le sens d’une proposition"(Philosophische Untersuchungen). Bref, pour Frege, la sphère logique des noms propres est indissociable, non pas de la sphère psychologique des représentations mentales, mais de la sphère épistémique du sens (Sinn).

À cet égard, une analogie est particulièrement éclairante : "on peut observer la lune au moyen d'un télescope. Je compare la lune elle-même à la dénotation, c'est l'objet de l'observation dont dépendent l'image réelle produite dans la lunette par l'objectif et l'image rétinienne de l'observateur. Je compare la première au sens et la deuxième à l'intuition"(über Sinn und Bedeutung). Donc, si Frege insiste à ce point sur le sens d'une expression (ce qu'il appelle "pensée" lorsque cette expression est une proposition), c'est justement parce que la forme logique réelle des noms propres doit nous permettre d'examiner le contenu objectif de la connaissance comme à travers un télescope, lequel télescope pourrait même (si l'on ose se permettre de prolonger l'analogie frégéenne) être comparé au nom propre frégéen et les lois de l'optique à celles de la logique. Le sens d'un nom propre assume donc un double rôle :
- d'une part, il est le contenu informatif du signe, ou, ce qui revient au même, le mode de présentation de l'objet dénoté par le signe, c'est ce à travers quoi on peut savoir quelque chose de cet objet (ce que le télescope nous permet de voir de la lune)
- d'autre part, en tant qu'entité intermédiaire entre le signe dénotant et l'objet dénoté, le sens est ce qui rend la séquence linguistique caractéristique compréhensible sans recourir à un mystérieux processus psychologique mais en présupposant simplement une double relation épistémique entre le signe et l'objet, le signe visant l'objet à travers un certain mode de présentation et l'objet déterminant causalement ce mode de présentation que le signe se contente de montrer.

Qu'un nom propre soit nécessairement pourvu d'un sens, c'est-à-dire d'un contenu de connaissance objective, cela se manifeste à l'évidence dans le rôle que joue la notion d'égalité dans nos discours. Que veut-on dire en effet lorsque l'on dit a = b ? Il va de soi que l'on ne saurait signifier que l'objet a et l'objet b sont indiscernables, ce qui serait soit contradictoire (puisque, de fait, nous les discernons), soit dépourvu de toute pertinence (oui, et après ?). On ne saurait non plus vouloir dire seulement et toujours (bien que cela puisse être parfois le cas) que a est la définition de b, ou l'inverse. Car, en effet, il n'est pas rare, notamment dans le domaine scientifique, que a = b constitue une véritable découverte qui accroît notre connaissance. Donc, du point de vue frégéen, ce que l'on entend signifier en général par a = b, c'est que, bien que les deux signes aient une seule et même dénotation, l'objet dénoté en l'occurrence peut se présenter sous son aspect a ou bien sous son aspect b : la même planète peut se présenter sous l'aspect Hespérus (étoile du soir) ou sous l'aspect Phosporus (étoile du matin), le même nombre peut se présenter sous l'aspect y ou sous l'aspect f(x), la même personne sous l'aspect Dr. Jekyll ou sous l'aspect Mr. Hyde, etc. Bref, ce que l'on apprend lorsque l'on énonce a = b, c'est, en général, que les deux signes ont la même dénotation (Bedeutung) mais des sens (Sinne) différents.

Cette conception de l'égalité permet, en outre de comprendre le mécanisme obscur et confus de la croyance, toujours sans recourir à l'explication psychologique. Nous avons dit en effet que, pour Frege, la phrase est le nom propre d'une proposition, c'est-à-dire d'une pensée ou encore du mode de présentation de ces deux objets particuliers que sont vrai et faux. La pensée (le sens de la phrase), pour Frege est donc, en général (exceptions faites du discours indirect et du discours poétique) le contenu informatif d'une phrase déclarative, "non pas l'acte subjectif de penser, mais son contenu objectif qui peut être la propriété commune de plusieurs sujets"(über Sinn und Bedeutung). En vertu de notre approche de l'égalité comme une relation entre les modes de présentation de deux signes co-référentiels, toutes les phrases déclaratives vraies peuvent être considérées comme égales entre elles dans la mesure où elles ont même dénotation (le vrai) sous des modes de présentation (sens) différents. De même, parmi les constituants d'une phrase vraie, il doit être possible de substituer salva veritate, c'est-à-dire sans altérer la valeur de vérité globale de la phrase, un nom propre donné par un autre nom propre co-référentiel. Or, comment expliquer alors qu'un sujet pensant quelconque puisse considérer comme vraie la phrase Émile Ajar est l'auteur de la Vie devant soi mais Romain Gary est l'auteur de la Vie devant soi comme fausse ? Eh bien, justement, c'est que les pensées, autrement dit les propositions, ou encore le sens de ces deux phrases diffère, de sorte que la substitution salva veritate demeurera impossible pour quiconque ignore que Émile Ajar = Romain Gary. L'opacité des croyances individuelles se ramène donc à un défaut de connaissance.

Cela semble d'autant plus important que Frege souligne qu'"une pensée ne constitue pas [...] à elle seule, une connaissance ; pour connaître il faut encore unir à la pensée sa dénotation, c'est-à-dire la valeur de vérité de la pensée"(über Sinn und Bedeutung). En d'autre termes, comprendre pleinement le sens d'une phrase déclarative, c'est, entre autres choses, savoir qu'elle est vraie ou qu'elle est fausse. On peut généraliser ce propos en disant que la valeur de connaissance d'une expression donnée ne réside pas uniquement dans son sens mais dans ce sens (Sinn) en tant qu'il est le mode de présentation d'une certaine dénotation (Bedeutung). Pour reprendre l'exemple cité supra, nul ne pourra être dit comprendre réellement la phrase Émile Ajar est l'auteur de la Vie devant soi s'il ne sait, en même temps, que l'expression Émile Ajar dénote, non pas un auteur quelconque, mais Émile Ajar in persona, autrement dit ... Romain Gary (ce que, de toute évidence, le jury du Prix Goncourt de 1975 ignorait). En tout cas, le platonisme épistémologique de Frege permet de comprendre pourquoi celui-ci, tout comme les logiciens de Port-Royal, n'établit pas de différence logique entre les noms propres naturels et, par exemple, les descriptions définies. Si, en effet, on se demande en quoi précisément peut bien consister la valeur de connaissance d'un nom propre comme Émile Ajar, par opposition à celle d'une description comme l'auteur de la Vie devant soi, on répondra qu'elle consiste, entre autres, à savoir que Émile Ajar = Romain Gary, de même que celle de l'auteur de la Vie devant soi consiste, entre autres, à savoir que l'auteur de la Vie devant soi = l'auteur des Racines du Ciel. Entre autres choses, ce qui implique qu'on n'est pas très loin, avec Frege, de ce que Leibniz, à la suite de Port-Royal, appelle "notion complète d'un sujet", voulant signifier par là l'ensemble des prédicats faisant partie de la compréhension de ce sujet.

On peut donc remarquer à quel point le sens (Sinn) frégéen est doté de propriétés relationnelles et qu'il ne doit pas, à proprement parler, être conçu comme une entité, mais bien plutôt comme une disposition à relier, sous un certain mode de présentation bien déterminé, une expression linguistique à l'objet dénoté par cette expression, via, potentiellement, tous les autres modes de présentation possibles dudit objet. La complémentarité du concept et de l'objet, et par là même la compositionnalité des pensées et l'unité finale des propositions, tant au niveau sémantique qu'au niveau syntaxique, s'expliquent par l'insaturation du premier et la complétude du second : "il est impossible que toutes les parties d'une pensée soient closes sur elles-mêmes, l'une d'entre elles au moins doit être d'une façon quelconque prédicative et insaturée, sinon elles ne pourraient pas s'enchaîner"(über Begriff und Gegenstand). L'insaturation est donc, à cet égard, la propriété essentielle du sens, insaturation sémantique, comme nous l'avons vu, mais également insaturation syntaxique : "seule l'insaturation du sens fait que ces mots sont aptes à servir de lien"(ibid.). Le sens du signe est en effet ce par quoi il peut se composer avec d'autres signes pour contribuer à une expression dont le sens est plus complet. Il en est ainsi du nom propre dont le sens réside dans son propre mode de présentation, dans sa co-référentialité sémantique avec d'autres noms propres, mais aussi dans le fait de l'association syntaxique avec un terme conceptuel, contribuant à rendre l'ensemble vrai ou faux, donc contribuant au sens de la phrase. Et, de la même manière, le sens de la phrase participe à la composition du sens du texte.

Mais c'est dans le discours poétique ou dans le discours indirect que se manifeste cette remarquable propriété syntaxique d'incomplétude et donc de compositionnalité du sens. Dans le discours indirect, par exemple, "la proposition subordonnée a pour dénotation une pensée et non une valeur de vérité ; son sens n'est pas une pensée, c'est le sens des mots « la pensée que ... »". Ce qui explique que, dans la phrase le jury pense [en 1975] qu'Émile Ajar est un nouvel écrivain, la contribution de l'expression Émile Ajar est un nouvel écrivain à la phrase totale soit uniquement syntaxique et non pas sémantique. En effet, nous dit Frege, Émile Ajar est un nouvel écrivain n'est, ici, qu'une partie de cette phrase complète qui, seule, pourrait être dite vraie ou fausse, tandis qu'elle même ne participe qu'au mode de présentation (la pensée, Gedanke, en termes frégéens) de cette phrase, donc à son sens. À la place de le jury pense qu'Émile Ajar est un nouvel écrivain, on pourrait dire : le jury pense ceci : « Émile Ajar est un nouvel écrivain ». On verrait alors que l'expression Émile Ajar est un nouvel écrivain n'est pas utilisée en tant qu'elle dénote le vrai ou le faux, mais en tant qu'elle est mentionnée comme mode de présentation d'une certaine croyance, celle du jury. Et comme toutes le croyances, celle-ci est compatible avec un défaut de connaissance. Ce qui est bien la preuve que sa contribution logique est essentiellement syntaxique et non pas sémantique puisque la phrase totale peut être vraie alors même que la subordonnée enchâssée serait fausse si on tenait à lui attribuer une dénotation. Il en va de même pour les noms propres de personnages fictifs dont il nous importe peu qu'ils dénotent ou non une personne réelle pourvu qu'ils contribuent au mode de présentation de la phrase dans laquelle ils sont mentionnés. Par exemple, nous saisissons le sens (Sinn) de la phrase Othello est jaloux de Desdémone sans que nous ayons à nous préoccuper de (l'absence de) la dénotation des termes Othello et Desdémone (on devrait presque écrire « Othello » est jaloux de « Desdémone », mais on ne le fait pas, par commodité typographique). Dans tous les cas, lorsque le nom propre est réputé n'avoir pas de dénotation (ou, ce qui revient au même, ne dénoter que la classe nulle), la pensée (le sens de la phrase) à laquelle il contribue est néanmoins enrichie.