"En premier lieu, quiconque veut vraiment devenir philosophe devra une fois dans sa vie se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire. La philosophie - la sagesse - est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne être sa sagesse, son savoir qui, bien qu'il tende vers l'universel, soit acquis par lui et qu'il doit pouvoir justifier dès l'origine et à chacune de ses étapes, en s'appuyant sur des intuitions absolues". (Husserl - Méditations Cartésiennes - intro., 1)
Qu'est-ce
qu'un philosophe ? En
quoi consiste sa spécialité ? Si
le philosophe - ou le sage - possède du savoir, en quoi alors se distingue-t-il
du savant - ou scientifique - ? Et
si le philosophe possède un savoir-faire, alors pourquoi ne se confond-il
pas avec le technicien ? Et évidemment s'il ne possède ni savoir, ni savoir-faire, que
possède-t-il
donc en propre ? Le
problème central du texte (le thème) est, on le voit, la définition
de la
sagesse philosophique en tant qu'elle est incarnée, vécue
réellement dans la personne
d'un philosophe et non pas en tant que vague abstraction. La
réponse de Husserl (la thèse) est que la sagesse philosophique est effectivement
un savoir mais ni savoir, ni savoir-faire, plutôt savoir-être.
Les
parties du texte sont les suivantes :
-
ce que doit être le philosophe (1° phrase)
-
ce que doit être la philosophie (2° et 3° phrases)
-
ce qu'est alors réellement un philosophe (4° phrase)
1
- CE QUE DOIT ÊTRE LE PHILOSOPHE.
Cette phrase concerne le philosophe en
général. Elle indique quelles sont les
conditions sine qua non de l'acquisition de la qualité de "vrai
philosophe".
L'auteur dit que pour "vraiment devenir philosophe" il faut
:
-
le vouloir expressément
-
se désintéresser de l'existence du monde
-
examiner la valeur de ses connaissances sur le monde.
Première condition : pour prétendre être sage, il faut le vouloir. La sagesse
n'est donc pas un état naturel, c'est-à-dire la réalisation
d'une bonne
disposition qui serait, à l'état latent, la qualit‚ innée
d'un sujet particulièrement
doué. On ne naît pas philosophe : la sagesse ne trouve son origine
ni dans une faveur divine, ni dans un code génétique. Par
ailleurs, on ne
le devient pas non plus par hasard, on ne rencontre pas la sagesse
comme on tomberait,
sans le vouloir, sur un objet insolite. On
devient donc sage à la condition expresse de le vouloir, "une
fois dans
sa vie" dit Husserl. Autrement dit, le candidat-philosophe devra
faire ce
choix réfléchi au moins une fois dans sa vie, et non pas certes
une fois pour
toutes. Si on entrait en philosophie comme on entre en religion, en effet,
on serait ramené aux hypothèses précédentes : on rencontrerait
ou on réaliserait
sa vocation. Or la philosophie, si elle veut être autre chose qu'un
instinct naturel ou un instinct religieux, doit être un effort qui
ne doit
rien ni à la naissance, ni à l'inspiration, ni au hasard. Vous
serez philosophe
chaque fois que vous accomplirez délibérément un tel effort.
Deuxième condition : se désintéresser
du monde. C'est précisément cette
condition, terrible, qui explique la difficulté et la précarité
de l'effort
de sagesse. Nous sommes des êtres conscients certes mais notre conscience
est toujours consciente de quelque chose, elle n'est jamais en sommeil
dans l'absolu. La conscience est toujours spontanément ouverte sur
le monde,
elle n'en est jamais complètement déconnectée. Juste deux
exemples :
-
lorsque nous dormons, la conscience continue de fonctionner même si
le seuil
de sensibilité aux faits du monde est augmenté (les phénomènes
neurologiques
se raréfient - sauf pendant le "sommeil paradoxal" - sans
cesser complètement)
-
lorsque, par suite d'un traumatisme, la conscience s'évanouit on
dit que
le sujet a "perdu connaissance", c'est-à-dire qu'il ne
connaît plus rien du
monde qui l'environne.
Donc dans les conditions naturelles de
son fonctionnement, la conscience est
toujours intéressée par le monde qui l'environne et qui sollicite
en permanence
ses sens et sa mémoire. D'où la difficulté et la précarité
de ce "repli
sur soi-même" au cours duquel la conscience doit faire l'effort
de mettre
entre parenthèses son adhésion spontanée aux évènements du
monde. De sorte
que la conscience se retrouve face à elle-même comme face à un
miroir, on
dit qu'elle réfléchit.
Troisième condition : examiner la valeur
des connaissances acquises à propos
de ce monde dont on a "oublié" l'existence. Donc le
candidat-philosophe fait
l'effort conscient de s'isoler, l'espace d'un instant, du monde qui l'environne
pour se "replier sur lui-même". En d'autres termes, il
refuse délibérément
de céder aux sollicitations du monde qui l'environne pour prendre le
temps de réfléchir. Or sur quoi doit porter sa réflexion pour
mériter d'être
philosophique ? Eh bien sur "toutes les sciences admises
jusqu'ici". C'est-à-dire
sur ce qui sert de justification et de fondement aux relations que
tout sujet entretien spontanément, naïvement avec le monde. Il
s'agit, dit Husserl, de "tenter de renverser" puis,
aussitôt après, de "tenter
de reconstruire" ces savoirs qui, d'ordinaire (c'est-à-dire
lorsqu'on est
intéressé naïvement au monde) sont admis sans discussion,
toujours pressupposés,
jamais questionnés, et donc sont peut-être faux. Le philosophe
sera donc
celui qui, de temps en temps (au moins une fois dans sa vie) se sera abstenu
de faire comme tout le monde face aux sollicitations provenant du
monde pour
se demander si ce qu'il croit savoir sur ces sollicitations est un
savoir véritable
ou une illusion.
Le
philosophe est donc celui qui est capable, au moins une fois, de suspendre
librement son adhésion au monde pour questionner ses connaissances
au sujet
de ce monde. Pour autant, en quoi consiste cette remise en question radicale
que l'on va nommer, par commodité, philosophie ?
2
- CE QUE DOIT ÊTRE LA PHILOSOPHIE.
"La
philosophie - ou sagesse - nous dit Husserl, est l'affaire personnelle
du philosophe". Ce qui est une manière de résumer ce que nous
disions précédemment
: à savoir que c'est un homme de chair et de sang qui choisit délibérément
(librement) de se désintéresser du monde pour juger ce que tout le
monde admet sans discussion. Donc la philosophie n'est pas quelque
chose qui
existerait avant le philosophe. C'est le philosophe, en tant qu'il
remplit les
conditions que nous avons énumérées qui constitue la
philosophie.
Donc la sagesse n'est pas une affaire à
saisir, une bonne occasion, qu'on
trouverait là sur son chemin, mais bien une tâche à accomplir.
Or toute tâche
a besoin d'un tâcheron, tout travail a besoin d'un ouvrier. En ce
sens on
peut dire que le philosophe est l'auteur de la philosophie, ou que la philosophie
est l'oeuvre du philosophe. Mais alors on se trouve devant ce qui semble être un paradoxe : si la sagesse est à ce point une "affaire personnelle",
il est à craindre qu'elle n'ait pas une grande portée, qu'elle ne
soit valable que pour l'individu qui la pratique, voire qu'elle ne
soit elle-même
qu'une illusion. En
effet, à vouloir remettre en question tout ce que l'on sait à
propos du
monde, le candidat-philosophe s'expose à trois dangers :
-
le danger de scepticisme qui consiste à prétendre que, puisque je
puis tout
critiquer, c'est que rien n'est vrai dans l'absolu, donc que tout
n'est qu'illusion
(ce qui est une forme de paranoïa)
-
le danger d'opportunisme qui consiste à reconstruire ses
connaissances à
partir de son propre intérêt en
considérant qu'après tout, puisque l'on doit reconstruire
un édifice théorique, autant trouver l'argumentation la plus avantageuse
pour soi-même (c'est une forme de mauvaise foi, voire d'hypocrisie, que
pratiquent tous les lobbies, tous les groupes de pressions)
-
le danger de relativisme, qui est un mélange de scepticisme et d'opportunisme,
et qui consiste à affirmer que, puisque rien n'est vrai dans l'absolu
et que chacun "voit midi à sa porte", c'est que toutes
les opinions se
valent et qu'un avis chasse l'autre (c'est l'argument préféré
des slogans publicitaires
: "jusqu'ici on vous avait dit que ... mais moi je vous dit au
contraire
que ...").
Or
de ces trois attitudes aucune ne remplit les critères que Husserl avait énoncés comme exigences absolues de l'attitude philosophique :
-
le scepticisme ne répond pas au troisième critère : le sceptique
fait un
effort certes, se replie sur soi certes, renverse toutes les sciences admises
certes, mais il ne reconstruit rien, aucun savoir sauf celui-ci "tout est
faux", ce qui est une contradiction
-
l'opportunisme ne satisfait que le premier et le troisième critères, mais évidemment pas le second puisque le sujet reste éminemment
intéressé au déroulement
des phénomènes dans la mesure ou il entend en tirer profit
-
le relativisme quant à lui n'est qu'un effort vain puisqu'il reste à la
fois intéressé au monde et contradictoire en soi.
Une
fois ces dangers conjurés, il s'agit donc de construire un
véritable savoir
philosophique qui, bien que devant être propre au philosophe, doit cependant être universel. Comment concilier ces deux exigences apparemment contradictoires
? Comment ce qui est l'oeuvre d'un seul individu, fût-il philosophe
de bonne foi, pourrait-il être valable nécessairement (ne pas confondre
"généralité" qui exprime ce qui vaut pour tout un
genre et donc ce qui
est relatif à ce genre, et "universalité" qui implique
une valeur absolue, nécessaire
?
C'est que justement on confond le savoir
(ou pensée, ou idée) avec l'opinion
(ou croyance, ou foi). L'opinion en effet est l'expression de l'intérêt
d'un individu ou d'un groupe d'individus (pouvant être l'humanité tout
entière) pour ce qui lui est utile, c'est-à-dire ce qu'il croit être de nature à assurer son bonheur. Or nous avons vu que la sagesse n'assure pas
le bonheur,
donc ce qui l'assure ne peut pas être de la sagesse. De celui qui prétend
détenir les clés du bonheur, on dira qu'il est réaliste, ou
utopiste, ou
démagogue, etc. mais non qu'il est sage. Le
sage - ou philosophe - sera au contraire le détenteur d'un
véritable savoir.
Et le savoir, contrairement à l'opinion, est désintéressé et
ne vise pas
l'utilité. Le savoir vise une tout autre valeur : la vérité,
fût-elle inutile,
fût-elle même funeste (par exemple la connaissance de notre mortalité).
C'est l'utilité qui s'appuie parfois (comme c'est le cas en technologie)
sur la vérité et non l'inverse. La vérité ne peut s'appuyer
quant à elle
que sur elle-même. C'est pour cela que Husserl réclame que le
savoir du philosophe,
comme d'ailleurs tous les savoirs, puisse toujours être justifié
et ce, à n'importe quelle étape du raisonnement.
Et
cette nouvelle exigence de justification du savoir reconstruit par le philosophe
doit elle-même s'auto-justifier en se fondant sur des "intuitions absolues",
autrement dit sur des certitudes inébranlables. Mais on se trouve là
devant une nouvelle difficulté : comment le philosophe s'y prend-il
pour à la
fois "renverser toutes les sciences admises jusqu'ici" et
les reconstruire sur
des "intuitions absolues" ? De quelles intuitions s'agit-il
?
3
- CE QU'EST REELLEMENT LE PHILOSOPHE.
Nous avons vu que le philosophe est un
homme qui doit faire de temps en temps
l'effort de se détacher de l'intérêt qu'il ‚prouve pour le
monde afin de mettre
en question tout ce qu'il en sait pour ensuite ne reconstruire son savoir
que sur des évidences absolues ("évidence" et
"intuition" sont ici synonymes).
Il est donc clair que le philosophe, par son attitude, détermine une
philosophie qui est un savoir. Oui mais nous avons dit que tout
savoir est déjà,
par définition, désintéressé et justifié. Alors en quoi le
savoir philosophique
se distingue-t-il du savoir scientifique qu'il prétend expressément
critiquer ?
Dans la première partie nous énoncions
trois exigences philosophiques : la
volonté, le détachement, la critique. Dans la seconde partie nous
en ajoutions
une autre : l'universalité. Ici nous rencontrons la dernière exigence
qui véritablement caractérise le philosophe et lui seul : l'étonnement. Le
philosophe est celui qui, même devant l'énoncé d'une vérité scientifique,
s'en étonne au point de ne considérer comme définitive et
absolue non
la matière (ou contenu) du raisonnement mais sa seule forme. Le
philosophe décide
de s'étonner de tout ce qu'il sait non pas en doutant du seul
résultat scientifique
mais en se posant la question suivante : "qu'est-ce donc qui a rendu
possible un tel résultat ?", "quelles sont les conditions
de possibilité" d'un
tel résultat ?" Le
philosophe, dit Husserl, est celui qui "fait voeu de pauvreté
en matière
de connaissance". En d'autres termes, le sage est celui qui,
chaque fois
qu'il veut être tel, fait comme s'il ne savait rien. Il s'étonne
de ce qu'il
voit ou entend, il fait comme si le savoir théorique qui permet de justifier
les phénomènes n'existait pas ou, au moins, n'était pas assuré .
De sorte
que tout lui apparaît à lui comme un problème jamais résolu,
toujours en question.
Le philosophe est donc celui qui continue le questionnement là où les
scientifiques l'abandonnent. Là où le scientifique apporte une
réponse, même
prudente, à un problème, le philosophe reste insatisfait,
considérant que la
réponse est elle-même un problème.
On
voit bien en quoi ce "voeu de pauvreté en matière de
connaissance" se
distingue du scepticisme. Là où le sceptique récuse par avance
et par principe
toute vérité matérielle (c'est-à-dire portant sur des
résultats, sur des
objets), le sage s'étonne, pendant le temps que dure son activité
philosophique,
non pas seulement du résultat mais aussi des conditions formelles
qui l'ont
rendu possible. Et là où le sceptique déclare, de manière
contradictoire, que
rien n'est pour lui absolument certain, le philosophe reconnaît
faire entièrement
confiance à ses intuitions évidentes. Dès
lors, les seules connaissances, les seules vérités que le
philosophe ne
met pas en doute parce qu'elles sont justement le roc de certitude
qui donne
une valeur universelle à sa critique, ce sont les règles formelles
que chacun
peut trouver au fond de soi-même et qu'on qualifie habituellement de raison.
Ainsi les seules connaissances absolument certaines, absolument hors de
doute, sont des intuitions rationnelles :
-
intuitions parce qu'on ne peut les exposer dans un discours étant donné
que tout discours les présuppose
-
rationnelles parce que, pour que la connaissance en général soit possible,
il faut supposer une faculté de raisonner dans chaque être humain.
Mais comme on l'a vu précédemment,
ces intuitions rationnelles absolument
certaines ne constituent pas des connaissances matérielles portant sur
des objets mais uniquement des connaissances formelles portant sur
des règles.
C'est pourquoi Husserl restreint son "voeu de pauvreté" à
la seule "matière
de connaissance".
CONCLUSION.
Le
philosophe - ou le sage - est donc celui qui arrive à se détacher suffisamment
du monde pour en devenir simplement spectateur tout à la fois désintéressé
et étonné :
-
désintéressé parce qu'il est capable de détourner son regard
des relations
qu'il entretient spontanément avec le monde et qui l'intéressent
en tant
qu'elles lui sont utiles
- étonné‚ parce qu'il est capable d'orienter son regard de telle
sorte que
les objets du monde lui apparaissent sous un jour nouveau par le
simple fait
qu'il refuse de les considérer … travers l'épaisseur de ses
connaissances.
Le
travail du philosophe consiste dès lors à considérer séparément l'objet
lui-même et la connaissance qu'on en a pour se demander comment une telle
connaissance est possible. En d'autres termes, le travail proprement philosophique
consiste à prendre l'initiative de questionner les habitudes de langage
que nous contractons tous sans nous en rendre compte et qui servent
de justificatif
commode et rituel à nos actions. Le
philosophe possède donc un véritable savoir. Mais ce ne peut être
ni un savoir
théorique puisqu'il ne nous apprend rien sur les objets mais bien
au contraire
provoque l'étonnement, ni un savoir pratique puisqu'il ne nous dit pas
comment il convient d'agir mais nous invite au contraire à nous désintéresser
de l'action. Le
savoir philosophique est plutôt d'un autre ordre : c'est un savoir-être,
c'est-à-dire un point de vue différent à partir duquel le
philosophe invite
tous les êtres doués de raison à considérer les choses sous un
autre aspect.
c'est un excellent article, qui a répondu à la fois sur plusieurs questions: l'essence de la philosophie,l'attitude du philosophe face à la vérité, et la nature de la vérité-sagesse philosophique. MERCI .
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