Gilles Lipovetski fait en 1983 paraître un best seller dont le titre, l'Ère du Vide, semble auto-référentiel tant son propos est affligeant de banalité, s'appliquant lourdement1 à montrer que dans la société occidentale actuelle "tout fout l'camp", s'évertuant à exemplifier à son insu le dicton latin selon lequel vocaliora sunt vacua quam plena, "ce qui est creux est toujours plus sonore que ce qui est plein" ! En fait, le seul élément intéressant dans cet ouvrage de plus de 300 pages, c'est son titre qui mentionne un des symptômes de la post-modernité : la fascination pour le vide. L'homo occidentalis, en effet, n'a de cesse de vouloir se vider la tête, se vider les tripes, être zen, bien profiter de ses vacances (du latin vacuum, "vide"), vacances au cours desquelles il sera, paradoxalement, enjoint d'avoir des journées bien remplies, de faire le plein d'activités, d'émotions, d'images, de souvenirs, de rencontres, d'énergie, de bon air, etc. Et c'est bien ce balancement schizophrénique entre l'attrait pour le vide et l'horreur du vide qui est caractéristique de notre époque, tant il est vrai que l'obsession subliminale de notre civilisation est moins de faire le vide que de faire le plein (de "plénitude", d'argent, d'emplois, de diplômes, d'expérience, de carburant, d'ondes positives, …). Pourtant, comme le rappelle Trinh Xuan Thuan citant Léonard de Vinci, dans l'avant-propos de son ouvrage intitulé la Plénitude du Vide, "de tous les grands concepts que nous portons en nous, celui du néant est sans doute le plus fécond". Et c'est précisément cette fécondité du vide que nous allons à présent tâcher d'explorer en analysant successivement ses aspects métaphysiques, matériels, formels et enfin spirituels.
I – LE VIDE MÉTAPHYSIQUE : LE NÉANT (NE PAS ÊTRE).
Qui n'a pas entendu dire que "la nature a horreur du vide" ? Pourtant, ce qui pourrait être considéré comme une simple métaphore poétique est, en réalité, l'expression littérale de l'un des problèmes métaphysiques les plus anciens de la pensée occidentale. Est-ce à dire que cette expression est à prendre au pied de la lettre, que la nature est prise de vertige à la pensée du vide ? Il n'y a sans doute pas de meilleure introduction intuitive à la conception métaphysique du vide que la peur panique qu'éprouve le personnage joué par James Stewart dans le film Vertigo d'Hitchcock (cf. sa bande annonce qui concentre en quelques images ce pour quoi le vide peut inspirer une horreur irrépressible). Le vide, en première approximation, c'est en effet le rien, le néant, l'abîme, ce qui suscite une peur panique, viscérale, irraisonnée de tomber, ce que les psycho-thérapeutes nomment "acrophobie", littéralement "peur de tomber de haut". Ce qui est paradoxal, c'est que la métaphysique occidentale, pourtant peu réputée pour s'intéresser aux problèmes liés à l'irrationnel, notamment ceux qu'engendre le psychisme humain, s'est très tôt appropriée l'horreur du vide. À moins que, et ce serait là une première confirmation apportée à l'affirmation de Léonard de Vinci, ce soit précisément sur cette sainte horreur du vide que la métaphysique et, à sa suite, la philosophie occidentale toute entière, se soit construite.
Tout d'abord, la situation politique dans l'Athènes antique, berceau de la métaphysique, qui est, d'une part celle d'une démocratie directe qui exige un débat contradictoire permanent en place publique (l'Agora) sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire, d'autre part celle d'une guerre incessante d'Athènes et de ses alliés contre Sparte et ses alliés (guerre du Péloponnèse, guerre de Corinthe), puis contre la Macédoine, guerre qui aboutira, après la bataille de Chéronée (338 a.e.c.) à l'absorption progressive de la Grèce dans l'empire de Philippe II de Macédoine, enfin celle d'un régime foncièrement instable, pouvant déboucher sur n'importe quel autre, notamment sur la tyrannie (de nombreux tyrans se sont succédé pendant la période de la démocratie athénienne dont certains, comme Pisistrate, ont perdu puis reconquis plusieurs fois le pouvoir). Pour toutes ces raisons, l'invention de ce qu'il est convenu d'appeler la "philosophie" puis, à partir d'Aristote, la "métaphysique" à Athènes à la fin du V° siècle et au début du IV° a.e.c.2, se veut être une réaction nostalgique contre une période de vacuité politique et éthique censée tourner le dos à "l'âge d'or d'Athènes", l'Athènes de Périclès de la première moitié du V° siècle a.e.c., vacuité que la lamentable affaire dite "des Arginuses"3 va illustrer jusqu'à la caricature. Autant d'événements dont la concentration sur un laps de temps relativement court (un siècle et demi à peu près) vont progressivement contribuer à identifier la démocratie au vide non seulement politique et éthique mais aussi sémantique et esthétique.
Et en effet, ce qu'illustre merveilleusement les comédies d'Aristophane, c'est le goût immodéré de la démocratie pour les controverses stériles qui peuvent donner l'impression qu'on peut impunément dire tout et son contraire pour peu qu'on soit doué d'un certain talent rhétorique. Par exemple, lorsqu'Héraclite affirme que "le rien existe aussi bien que le quelque chose"(Héraclite, Fragments, 142) ou que Gorgias assure qu'"il n'y a rien ; s'il y a quelque chose, ce quelque chose est inconnaissable ; même si ce quelque chose était connaissable, il ne pourrait être divulgué"(Gorgias, sur le Non-être ou sur la Nature), Parménide leur rétorque que "les seules et concevables voies s'offrant à la recherche [sont], la première, à savoir que l'être est et qu'il ne peut non être [...] ; la seconde, à savoir que l'être n'est pas et qu'il est nécessaire au surplus qu'existe le non-être […] : en effet le non-être (lui qui ne mène à rien) demeure inconnaissable et reste inexprimable"(Parménide, Fragments, B2) et Épicure que "rien ne naît du non-être"(Épicure, Epistolæ, I, 38). En ce sens, la rhétorique des joutes oratoires que l'Athènes démocratique a élevé au rang d'institutions incontournables est la plus parfaite expression d'une certaine sorte de vacuité que l'on pourrait qualifier de logique ou sémantique. Et ce sont bien entendu les logomachies absurdes qui sont le ressort principal des comédies d'Aristophane et qui suscitent l'hilarité du public athénien.
À ce vide sémantique, s'ajoute le vide esthétique constitué par l'engouement de la culture grecque pour la tragédie. D'abord parce que le spectacle théâtral est, par nature, le règne de l'apparence et de l'illusion, donc du non-être. Ensuite parce que le genre tragique évoque implicitement la vacuité de la destinée humaine puisque, d'une manière ou d'une autre, il y est toujours question de l'enchaînement fatal du hasard, du châtiment et de la mort, donc du passage instantané pour l'être humain de l'existence à l'inexistence. Vacuité d'autant plus condamnable qu'elle dégrade l'image des héros mythiques ou épiques qui structurent l'inconscient collectif grec (Œdipe, Héraklès, Ajax, etc.) en suggérant que la déchéance succède toujours brutalement à la gloire, le châtiment aux honneurs et la souffrance au plaisir. Si, comme le dit Clément Rosset, "la tragédie est la révélation du caractère insurmontable de l'échec qui s'est soudain imposé à nous : nous nous révélons […] incapables de trouver une solution, de vaincre l'obstacle qui s'est dressé devant nous [...]. En second lieu, nous prenons conscience du caractère irrémédiable de cet échec […]. Voici que nous découvrons tout à coup qu'il n'y a pas d'autre voie possible"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, ii), la tragédie est en effet la meilleure expression artistique de l'amalgame que l'on fait spontanément entre la mort et le néant. Comme le précise Aristote, un tel amalgame ne peut que susciter doublement l'horreur, horreur pour soi (terreur), horreur pour autrui (pitié) : "la tragédie a pour objet [...] des événements qui suscitent terreur et pitié [καὶ περιπέτεια ἢ ἔλεον ἕξει ἢ φόβον]. Il faut qu’indépendamment du spectacle l’histoire soit ainsi constituée qu’en apprenant les faits qui se produisent on frissonne et soit pris de pitié […] en écoutant l’histoire d’Œdipe"(Aristote, Poétique, 1452a-b). Et encore, "la tragédie est-elle la représentation d'une action de caractère noble et complète, et dans un langage relevé […] tandis que la comédie est une imitation d'hommes sans grande vertu"(Aristote, Poétique, 1450a). Autrement dit, le spectacle tragique est réputé moralement vide en ce qu'il suggère que même les héros les plus vertueux sont susceptibles de faillir et de tomber dans l'ignominie est tout de même moins condamnable que la complaisance coupable pour le spectacle comique qui se repaît de l'inconsistance sinon de la perversité du vulgaire. Bref, poésie et théâtre en général sont dénoncés comme l'illustration du goût morbide d'une civilisation pour la vacuité éthique et esthétique.
Un peu comme si, pour justifier l'amour de la lumière, il fallait commencer par exprimer une détestation des ténèbres, un puissant courant intellectuel de réaction va se faire jour contre la vacuité diffuse qui, de son point de vue, caractérise ce contexte. Ce courant ne surgit pas, c'est le cas de le dire, ex nihilo, mais va fleurir sur le terreau des préceptes de l'école éléatique4 qui, niant la réalité du mouvement et du changement, fait la promotion de la plénitude d'un Être immuable et éternel. Cette conception apparaît alors comme le seul remède au dégoût profond qu'inspire le contexte historique chaotique que l'on vient d'évoquer et qui évoque irrésistiblement le non-être, le vide, le néant. Ce qu'on ne va pas tarder à appeler "philosophie" puis "métaphysique" vient de naître dont l'horror vacui, l'horreur du vide est le berceau et dont les lettres de noblesse vont être fournies par Platon puis par Aristote. Cependant, entre Platon et Aristote, entre la simple philosophie et la métaphysique proprement dite, on va passer subrepticement de la condamnation morale du vide5 à son exclusion logique. Car c'est à Aristote qu'il revient d'avoir multiplié les arguments "logiques" (en fait, rhétoriques et parfaitement absurdes) contre la réalité du vide. En voici un parmi de nombreux autres : le vide ou non-être est, par définition, privé de toute substance, donc on ne peut rien y mettre, sinon il ne serait plus vide dans le sens où il ne posséderait plus l'Être6 du vide. Mais s'il y a un Être du vide, alors celui-ci ne peut plus être assimilé au non-être. D'où, contradiction. Le vide/néant n'a donc aucune sorte de réalité7. De là, une jurisprudence à peu près constante de toute la tradition métaphysique en faveur d'un souverain mépris intellectuel à l'égard du vide. Ainsi, Leibniz (23 siècles après Aristote !), dans ses Principes de la Nature et de la Grâce, commence-t-il par constater qu'il y a quelque chose et non pas rien, puis se demande pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. À la suite de quoi, appliquant son "principe de raison suffisante" selon lequel l'existence de toute entité doit pouvoir être expliquée par une raison suffisante, il pose que, puisqu'il y a manifestement quelque chose plutôt que rien, le quelque chose peut évidemment s'expliquer par la perfection de Dieu, mais quid du rien ? Si donc il y a quelque chose, et il y a bien quelque chose, le rien n'existe pas. Bref, seul demeure l'Être (Dieu) et admettre l'existence du vide/néant serait nier la divinité de Dieu, c'est-à-dire de l'Être par excellence, celui qui possède toutes les perfections8 : "vouloir du vide dans la nature, c'est attribuer à Dieu une production très imparfaite ; c'est violer le grand principe de la nécessité d'une raison suffisante […]. Or, figurons-nous un espace entièrement vide : Dieu y pouvait mettre quelque matière sans déroger en rien à toutes les autres choses, donc il l'y a mise, donc il n'y a point d'espace entièrement vide, donc tout est plein. Le même raisonnement prouve que […] le moindre corpuscule est actuellement subdivisé à l'infini et contient un monde de nouvelles créatures, ce dont l'univers manquerait si ce corpuscule était un atome9"(Leibniz, Apostille à la lettre à la princesse de Galles du 12 mai 1716). On voit cependant que l'horreur du vide dont il est question dans la métaphysique classique reste une "horreur" hautement intellectualisée, comme un haussement d'épaule condescendant à l'égard d'une absurdité manifeste. Pour la métaphysique classique, l'horreur du néant est donc plutôt le rejet pur et simple de ce qui ne peut pas être, en l'occurrence l'être du non-être.
Cette double direction, tout à la fois éthique et logique, de l'"horreur du vide" trouvera plus tard sa synthèse dans une branche dissidente de la métaphysique, celle dont le point de départ est l'existence humaine et non l'onto-théologie, et qui, en définitive, va rendre à cette détestation du vide son caractère primitivement irrationnel et vertigineux en considérant, au rebours de la métaphysique classique, le néant comme existant, en l'occurrence, au cœur de l'existence consciente humaine. Cela commence avec Augustin qui assimile l'horreur du néant à l'horreur suscitée par l'Antéchrist : "Toi, tu étais ; et le reste, c’était le néant, d’où tu as fait le ciel et la terre, deux créatures, dont l’une est proche de toi, l’autre proche du néant ; l’une qui n’a que toi au-dessus d’elle, l’autre qui n’a que le néant au-dessous d’elle"(Augustin, Confessions). Assimilation donc entre l'Être et l'élévation lumineuse vers le ciel d'une part, le néant et l'enfouissement dans les abysses de la terre d'autre part. Le cas de Pascal est très intéressant puisqu'il va commencer par déclarer que "le silence éternel de ces espaces infinis [l]'effraie"(Pascal, Pensées, B206), assimilant ainsi le silence et l'infini au néant ontologique dans la plus pure tradition métaphysique. Puis il va se démarquer de cette tradition en se servant d'une analogie entre le vide ontologique (qu'il finira d'ailleurs par nier, comme on le verra plus loin) et le vide psychologique. C'est à Pascal, en effet, qu'il appartient d'avoir, le premier, remarqué que l'idée de néant absolu et le sentiment d'horreur qui va avec ne sont qu'une projection inconsciente et sublimée dans la réalité physique extérieure du vide existentiel de notre conscience. Pascal va donc intérioriser, en quelque sorte, l'horreur du vide en l'assimilant à l'ennui comme haine (inodiare, "ennuyer" dérive de in odio, "en haine") de soi éprouvée à l'égard d'un sentiment de vacuité intérieure : "rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir"(Pascal, Pensées, B131). Dans la même veine, Sartre va envisager l'horreur du vide comme l'angoisse qui saisit l'être humain prenant conscience de son indétermination, de sa liberté (le "vertige de la liberté" cher à Kierkegaard), c'est-à-dire de son non-être : "la liberté c’est précisément le néant qui est au cœur de l’homme et qui contraint la réalité humaine à se faire au lieu d’être"(Sartre, l’Être et le Néant, IV, i, 1). Liberté ou non-être qui s'éprouve comme un abandon, un délaissement, une déréliction : "l’homme est condamné à être libre […]. Nous choisissons nous-mêmes notre être, le délaissement va avec l’angoisse"(Sartre, l’Existentialisme est un Humanisme). Pour autant, une telle horreur existentielle du néant, pour pénible qu'elle soit, n'est pas nécessairement nihiliste (du latin nihil, "rien") comme elle va l'être la fascination proprement romantique pour la mort. Par exemple, chez Victor Hugo dont le romantisme nihiliste10 a conduit à multiplier les réflexions relatives à l'horreur viscérale que lui inspire le vide en même temps que sa fascination pour le vide assimilé au néant de la mort. Ainsi écrit-il qu'"il n’y a pas de néant. Zéro n’existe pas. Tout est quelque chose. Rien n’est rien"(les Misérables, II) mais, par ailleurs, : "Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme. //Il n'avait pas encor pu saisir une cime //Ni lever une fois son front démesuré. //Il s'enfonçait dans l'ombre et la brume, effaré, //Seul, et derrière lui, dans les nuits éternelles, //Tombaient plus lentement les plumes de ses ailes. //Il tombait foudroyé, morne, silencieux, //Triste, la bouche ouverte et les pieds vers les cieux, //L'horreur du gouffre empreinte à sa face livide"(et Nox facta est, in la Fin de Satan, I). De la même manière, Baudelaire, héritier du romantisme et poète de la (chute dans la) décadence, parle de lui comme d'un "cœur tendre qui hait le néant vaste et noir"(Harmonie du Soir, in les Fleurs du Mal). Cependant, chez les existentialistes, l'idée du néant de l'existence suscite non seulement l'effroi mais aussi un mouvement de fuite comme tentative un peu désespérée pour lui donner un sens. Fuite vers le péché pour Augustin : "c’est par une inclination sans mesure vers ces biens d’ici-bas que l’on commet le péché lorsqu'on abandonne des biens meilleurs et de l’ordre supérieur : toi, Seigneur notre Dieu, et ta Vérité, et ta Loi"(Augustin, Confessions) ; fuite vers le divertissement pour Pascal : "sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement"(Pascal, Pensées, B137) ; fuite vers la mauvaise foi pour Sartre : "nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi"(Sartre, l’Être et le Néant, IV, i, 3). Tandis que cette vaine tentative est absente de la complaisance romantique pour l'abandon à l'issue fatale parfois dépeinte comme une véritable apothéose. Ainsi, Victor Hugo écrit-il, dans le long poème où il rend hommage à son gendre impuissant à sauver Léopoldine de la noyade, "n'ayant pu la sauver, il a voulu mourir"(Hugo, à Charles Vacquerie, in les Contemplations, II). Ou Baudelaire qui constate avec délices que "le Temps m'engloutit minute par minute, // Comme la neige immense un corps pris de roideur ; // Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur // Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute. // Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute ?"(le Goût du Néant, in les Fleurs du Mal).
En tout cas, comme Bergson l'a remarqué, "l'idée de néant […] est souvent le ressort caché, l'invisible moteur de la pensée philosophique"(Bergson, l'Évolution Créatrice, iv) dans le sens où elle fonctionne comme un prétexte commode à la vénération exaltée de la plénitude d'un Être fantasmé. Tout se passe donc comme si la norme de plénitude, tant qualitative que quantitative, dont la métaphysique n'a eu de cesse de s'enorgueillir était, au nom de l'adæquatio rei et intellectus11, hypostasiée en Être absolu, que ce soit celui de la théologie, celui de l'ontologie ou celui de la conscience, de telle sorte que l'Être ne saurait décidément cohabiter avec son antithèse : le néant absolu. Or Pascal, encore lui, va montrer qu'à condition de concevoir le vide non plus comme un absolu métaphysique paradoxal, mais scientifiquement et de manière relative, alors le vide comme néant effrayant va laisser place à l'idée beaucoup plus cohérente et familière d'un vide comme absence en attente d'un comblement possible.
II – LE VIDE MATÉRIEL : L'ABSENCE (NE PAS/NE PLUS AVOIR).
Historiquement, l'attitude de la science à l'égard de la notion de vide se confond avec le point de vue métaphysique jusqu'au milieu du XVII° siècle. Puis ce sont les coups de boutoir successifs de Galilée, de Torricelli et de Pascal qui vont le débarrasser de cette emprise. Notamment lorsque, frappé par le fait que les jets d'eau des fontaines de Venise alimentées par des bassins naturels ne dépassent jamais la hauteur de 10 m environ, Pascal y voit d'abord la preuve évidente que la nature n'exclut pas le vide puisque, de deux choses l'une : ou bien il n'y a pas de vide au-dessus des fontaines et on se demande bien comment l'eau peut y surgir, ou bien il y en a et on se demande pourquoi elle ne monte pas plus haut. Pascal, qui a sa petite idée, va alors imaginer une expérience avec un corps liquide plus maniable que l'eau car 13,5 fois plus dense qu'elle : le mercure. En 1648, après avoir donc rempli de mercure un tube et l'avoir renversé sur une cuve pleine du même métal, Pascal, constatant que la hauteur du mercure se stabilisait invariablement à environ 0,76 m (au niveau de la mer), il en conclut que la partie du tube qui dépassait cette hauteur était "vide". Et il forgea l'hypothèse que ce qui fait monter le mercure dans le tube, c'est une certaine pression de l'air exercée sur le fluide. Raison pour laquelle le mercure ne remplit pas le tube jusqu'au bout comme ce serait le cas si la nature avait réellement "horreur du vide", mais jusqu'à une hauteur critique qui est celle à partir de laquelle la pression exercée par l'air vers le haut est compensée par celle de la gravitation vers le bas. Refaisant alors moultes fois l'expérience en des lieux et à des moments divers pour montrer que cette hauteur critique du mercure dans le tube n'est pas constante mais variable dans le temps et dans l'espace, mais avec des tubes de longueur et de diamètres différents pour montrer que le résultat ne dépend justement pas de ces paramètres, il en conclut que "la nature n’a aucune répugnance pour le vide, [...] tous les effets qu’on a attribués à cette horreur procèdent de la pesanteur"(Pascal, Préface à un Traité du Vide), c'est-à-dire, en fait, de la pression atmosphérique12. Une conséquence importante de cette série d'expériences est que le "vide" (celui qui demeure en haut de ce tube à essai qu'on appellera plus tard le "baromètre") n'est pas un absolu (LE vide, LE néant, par opposition à L'Être) mais est un phénomène relatif au temps et à l'espace. Désormais, donc, le vide devient pensable comme UN vide DE quelque chose (par exemple, vide DE mercure dans le tube). Cela dit, l'horreur métaphysique du vide absolu aura la vie dure et la plupart des physiciens vont vite se tourner à nouveau vers Aristote pour lui emprunter la notion d'éther13, c'est-à-dire d'un corps particulièrement subtil qui, supposait-on, était censé remplir tous les interstices prétendument "vides". De fait, la notion d'éther va perdurer au moins jusqu'à la fin du XIX° siècle avec les expériences de Michelson et Morley en 1887, et, surtout, avec la théorie de la relativité restreinte d'Einstein en 1905 qui établissent, dans les deux cas, que la vitesse de la lumière étant rigoureusement la même dans toutes les directions, l'éther n'existe pas, car si cela n'avait pas été le cas, sa vitesse eût tant soit peu été modifiée par le milieu "éthéré" comme elle l'est lorsqu'elle traverse l'atmosphère terrestre. À partir de là, on va dire que la lumière se propage dans le "vide" et on va s'autoriser à parler scientifiquement de "l'espace inter-sidéral" comme synonyme de "vide inter-sidéral". Sauf que ce "vide inter-sidéral" désigne, en fait, un espace dans lequel il n'y a … "presque rien". "Presque rien" dans le sens où il n'y a, théoriquement14 et en moyenne, qu'un atome de matière pour ... 3,5 m3 d'univers15, chaque atome étant lui-même vide à plus de 99,99 %. Toujours est-il que le vide se comprend désormais comme "vide d'un certain contenu matériel". Et comme toute matière est précédée et conditionnée par une forme qui lui donne sa réalité, accepter le vide matériel, c'est accepter qu'il existe une forme qui soit vide16. Concrètement, cela correspondra à ce que nous appelons, dans le langage ordinaire, l'absence DE quelque chose ou DE quelqu'un.
À cet égard, on peut considérer toute la Recherche du Temps Perdu comme une vaste réflexion sur les rapports de la présence à l'absence, non une absence absolue mais une absence comme présence d'une forme vide17. Comme le dit Proust, "nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien faire que répéter indéfiniment le vide d’une minute"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, III, ). "Répéter indéfiniment le vide d'une minute" : une minute vide de quoi au juste ? Voilà une expression remarquable de précision et de concision qui conjoint les deux aspects principaux de la vacuité matérielle comme présence d'une forme vide de contenu : d'une part la vacuité du temps vécu comme vide de sens, c'est-à-dire de rencontres significatives, d'autre part la vacuité sémantique du langage de signification vide18 (une minute pendant laquelle on bavarde en répétant indéfiniment le même motif sans jamais rien dire). Vacuité du temps, d'abord. Le "temps perdu" à la recherche duquel se jette éperdument le Narrateur n'est autre, en effet, que le temps de l'absence en quête de comblement par une rencontre pertinente. Rencontre qui a d'autant plus de chance de combler le vide du temps présent qu'elle a plus d'analogie avec un événement passé. Du coup, l'absence de ce temps passé, enfui, "perdu" est vécue sur le mode, non pas d'un néant insondable et effrayant, mais sur celui de l'omniprésence stimulante d'un temps présent vécu comme une attente exaltante. Exaltation de la surprise d'abord lorsque le vide présent vient, par hasard, à être comblé par un événement fortuit. Soit qu'on s'aperçoive tout de suite ce que comble cet événement. L'événement présent fait alors, sans ambiguïté, signe vers un contenu matériel : c'est le cas, par exemple, de la petite madeleine trempée dans le thé qui rappelle à Marcel la douceur attentionnée de sa mère, ou des pavés disjoints contre lesquels il butte et qui lui évoquent les pavés de la Place Saint-Marc de Venise, ou encore des couverts qui s'entrechoquent et qui lui remémorent le bruit qu'a fait une fois un mécanicien frappant sur les roues de sa locomotive. Soit que l'événement subit pointe bien vers quelque chose de disparu mais sans qu'on sache exactement quoi, au juste : c'est le cas pour les trois clochers de Martinville qui font éprouver au narrateur une étrange impression de "déjà-vu" ou encore de "ce lac qui est devant moi […], image d'une vie longtemps vécue et dont la beauté et le charme retentissent trop vivement dans mon cœur pour que j'aie à chercher en quoi elle consiste. C'est, par delà le spectacle indifférent de la vie présente, de trouver tout d'un coup dans le souvenir ressuscité du passé"(Proust, Jean Santeuil, 462). Parfois, cependant, la surprise du comblement s'accompagne de douleur. Douleur du jeune Marcel regrettant amèrement l'absence de sa mère qu'il n'a pourtant quittée que quelques minutes auparavant, ou, plus tard, au Grand Hôtel de Balbec, de sa grand-mère récemment décédée ou, plus tard encore, lorsqu'il apprendra la mort d'Albertine dans un accident d'équitation. Mais douloureux ou plaisant, ce comblement fortuit de la forme vide du temps est toujours quelque chose d'exaltant. L'exaltation vient de ce que "l'absence d'une chose, ce n'est pas que cela, ce n'est pas un simple manque partiel, c'est un bouleversement de tout le reste. [Ainsi] toujours la pensée de l'absen[c]e [est] indissolublement mêlée aux actes les plus simples de la vie"(Proust, du Côté de chez Swann, I, i, 44). Plaisir ou douleur, donc, d'une attente enfin comblée qu'on ne cherche pas à fuir mais dans laquelle, tout au contraire, on se complaît au motif que c'est elle qui donne sens à la vie.
Vivre, au fond, c'est toujours, partir à la recherche de ce qui est "caché [...] en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas"(Proust, du Côté de chez Swann, I, i, 44). C'est par hasard que nous tombons sur une perception présente qui, prenant la place de la forme laissée vacante, nous rappelle, parfois dans la douleur, parfois dans la joie, toujours dans l'étonnement, que notre vie n'est que recherche de ce qui est absent. Mais le hasard du comblement de cette forme vide qu'est la vie par une matière adéquate peut être aidé, hâté, par le recours à l'imagination : "ce sont là les belles heures [que celles] où le hasard met sur son chemin une sensation qui enferme un passé et qui permette à l'imagination de faire connaissance avec le passé qu'elle n'avait pas connu"(Proust, Jean Santeuil, 465). D'où le recours, fréquent chez Proust, à la rêverie, au fantasme, et, plus souvent encore, au bavardage, intérieur ou partagé. Le bavardage, en effet, est cette manière très particulière de remplir l'instant présent provisoirement vide de sens par l'emploi d'un langage qui, paradoxalement, se signale par son vide sémantique. Or, Wittgenstein distingue deux catégories de vides sémantiques : celle des expressions proprement dépourvues de signification (sinnlos) et celle des expressions qui ont une signification vide (unsinnig). Dans le premier cas, le vide est irrémédiable : on n'a pas de signification du tout parce que, comme dans la conception métaphysique du néant ("l'être du non-être"), il y a contradiction dans les termes, ce qui rend l'expression carrément incompréhensible, absurde. Tandis que dans le second cas, on a tout de même l'intuition qu'il y a peut-être quelque chose à comprendre, même si on ne sait pas au juste quoi. Car de telles expressions montrent qu'il y a une tension dans l'énoncé des propriétés de la soi-disant "chose" signifiée. Du coup, elles ne sont pas à proprement parler dépourvues de signification, absurdes (sinnlos, senseless) mais plutôt des expressions de signification vide (unsinnige, meaningless), imagées, métaphoriques, poétiques, pourrait-on dire. C'est ce qui se passe chaque fois que l'on dit, dans le langage ordinaire, "telle chose est impossible19 !", ou que l'on fait de l'humour, de l'ironie ou un oxymore20. On manifeste par là une des propriétés importantes du langage humain qui est, précisément, la possibilité de "parler pour ne rien dire", autrement dit pour sécréter du vide sémantique21, non pas, certes, comme le fait la métaphysique (Sinnlossheit) qui fétichise le langage en le considérant comme une succession de noms tous censés référer en quelque manière à de l'Être22, mais plutôt comme on le fait spontanément lorsqu'on formule une expression qui est une forme vide prête cependant à recevoir une matière, en l'occurrence, une signification possible qui, en fait, se dérobe. Telle est la différence fondamentale entre l'absence de signification et la signification de l'absence. Dans le cas de Proust, cette dernière se présente précisément sous deux aspects, apparemment très éloignés l'un de l'autre et pourtant consubstantiels : le bavardage et la littérature. Comme les détracteurs de Proust l'ont beaucoup fait remarquer, on bavarde beaucoup, dans la Recherche, on y parle beaucoup pour "ne rien dire". Ce qui peut paraître paradoxal, c'est qu'on s'y évertue à combler une forme vide (la vacuité existentielle du temps présent) par un contenu qui est, en fait, une autre forme vide : la vacuité sémantique d'un langage de sens vide. De là, les interminables bavardages des participant(e)s dans les salons bourgeois (celui des Verdurin) ou aristocratiques (celui des Guermantes). Mais, encore une fois, il n'y a là nul effroyable néant à fuir. C'est la vie, au contraire, qui se déploie, la vie peinte comme un puzzle avec de nombreuses pièces manquantes et, tout particulièrement, la vie de ce ζῷον λόγον ἔχων, de ce vivant doué de langage qu'est l'être humain. D'une manière générale, tous les personnages proustiens s'accordent à considérer que vivre n'est rien d'autre que remplir la forme vide du temps au hasard des occasions de rencontre. D'où l'idée que la littérature a pour fonction de concentrer dans l'espace et dans le temps ces occasions que le bavardage exploite au gré des rencontres. Voilà pourquoi, en définitive, "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste [...]. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285-2296). Tel est donc le talent de l'écrivain (et de l'artiste en général), en effet, que d'offrir au lecteur (ou au spectateur) l'opportunité de donner, au moyen de quelques formes de signification vide mais en attente de remplissage, un sens au temps, autrement dit au puzzle ("énigme" en anglais) de sa propre vie et de celle de son lecteur.
Au-delà du domaine de la littérature et de l'art en général, l'expression à la fois la plus abstraite et la plus familière de la forme vide de contenu matériel, c'est le zéro mathématique dont l'histoire est particulièrement significative. Curieusement, la civilisation grecque, qui a pourtant portée aux nues la rigueur du raisonnement mathématique, n'a pas la notion du zéro. Ce qui se comprend parfaitement lorsque l'on considère, encore une fois, le poids de la métaphysique et de son assimilation du vide au néant. Corrélativement, les grands mathématiciens grecs (Thalès, Pythagore, Euclide, Ptolémée) sont avant tout des géomètres, non des arithméticiens ou de purs logiciens. Du coup, ils conçoivent les nombres comme des rapports entre des grandeurs physiques : 4, par exemple, c'est le rapport de 64 à 16, de 140 à 35, etc. ; 1/3, c'est le rapport de 9 à 27, de 14 à 42, etc. En termes modernes, nous dirions que les seuls nombres qu'ils conçoivent, ce sont ceux qui appartiennent à l'ensemble Q des rationnels (du latin ratio, "rapport"). Certes, ils ont la notion nombre cardinal puisqu'ils sont évidemment capable de dénombrer des quantités, mais ils ne l'arithmétisent pas, ils n'étudient pas les nombres pour leurs propriétés intrinsèques. Du coup, pour eux, un nombre cardinal est et ne peut être qu'un nombre rationnel. D'où, d'une part, leur perplexité devant l'irrationalité de certains rapports canoniques23 et, d'autre part, l'inconcevabilité du 0 puisque, en tout état de cause, le rapport de deux grandeurs n'est jamais "égal à rien" (a/b n'est jamais égal à 0, sauf si a = 0 x b, donc sauf si a = 0, mais alors, quel que soit b, le "rapport" a/b est toujours le même, ce qui est absurde puisque a est constant). Du coup, seule une civilisation qui ne conçoit aucune "horreur du vide" a pu avoir quelques chances de concevoir la notion du 0. Et cette civilisation, c'est l'hindouisme24 qui invente une manière de dénombrer des quantités cardinales au moyen d'une numération de position en base dix. Concrètement le premier chiffre est celui des unités, le second des dizaines d'unités, le troisième des dizaines de dizaines d'unités25, etc. Dès lors, on conçoit sans difficulté qu'un regroupement puisse être vide : par exemple, vide de dizaines, ou bien vide de centaines, etc. Cette possibilité s'exprime alors par un signe original : le 0 comme image du regroupement vide. Beaucoup plus tard Gottlob Frege précisera que "il n'y a pas de x" ou "il n'existe pas de x" sont des phrases signifiant que x est une forme vide de contenu, en l'occurrence, le cardinal d'un ensemble vide : "à cet égard, l’existence a quelque analogie avec le nombre et affirmer l’existence, ce n’est rien d’autre que nier le nombre zéro"(Frege, les Fondements de l’Arithmétique, §53). Bref, dire "il y a 0 x", ou, plus simplement, "il n'y a pas de x", ou encore, "x n'existe pas", c'est nier que le concept x ait une extension (un contenu). Dire "il n'y a pas de Dieu", c'est dire qu'aucun objet ne correspond aux critères définitionnels du concept "Dieu", donc que "Dieu" est un concept (une forme) vide, ou encore que "Dieu" est une expression, non pas vide de signification (sinnlos) mais de signification vide (unsinnig). Exactement comme lorsque l'on affirme que le frigo est vide, voulant signifier par là, non pas que le frigo est une entité habitée par le néant26, mais qu'elle se trouve simplement être dépourvue de ce qu'elle est censée contenir. Bref, 0 est un nombre naturel ordinaire (élément de l'ensemble N des entiers) dénombrant une quantité, comme n'importe quel autre nombre, sauf que ce qu'il dénombre est, précisément une quantité absente, une absence laquelle ne se comprend que relativement à une présence possible.
Néanmoins, il y a bien eu, dans l'histoire de l'univers, une (très brève) période de vide matériel absolu pendant la période comprise entre 10-35 et 10-32 secondes après le Big Bang. Pendant cette période, que les astro-physiciens appellent justement le "vide quantique", l'univers était "vide de tout rayonnement et de toute matière, [à l'exception d'] un champ d'énergie résiduel […]. C'est grâce à ce dernier que […] le monde est tel qu'il est"(Trinh Xuan Thuan, la Plénitude du Vide, v). Ce "champ d'énergie résiduel" est donc, manifestement, la matrice de quelque chose, matrice virtuelle cependant en ce qu'il s'agit d'une fantastique concentration de particules virtuelles qui, par la suite, deviendront "réelles" en se cristallisant progressivement en rayonnement d'une part, en matière et anti-matière d'autre part, puis en rayonnement plus matière après disparition de l'anti-matière27. Trinh Xuan Thuan s'autorise de ce "vide quantique" pour en inférer que "la matière pouvant surgir du vide si une assez grande quantité d'énergie y est injectée28, […] l'idée de naissance ex nihilo, du néant, qui hier encore n'appartenait qu'à la religion, semble trouver aujourd'hui un support scientifique dans la cosmologie"(Trinh Xuan Thuan, la Mélodie Secrète, v) ? Or, ce "vide quantique" doit-il être considéré, derechef, et à l'instar du néant de la métaphysique, comme un un vide absolu, c'est-à-dire, non seulement un vide matériel mais aussi un vide formel, c'est-à-dire une absence absolue de toute contrainte pré-conditionnant a priori le contenu matériel du réel ?
1 Et sans l'érudition et l'humour d'un Philippe Muray, par exemple.
3 En -406, une bataille navale mettant aux prises, au large des îles Arginuses, Athènes et Sparte voit la défaite de celle-ci mais, au retour, les stratèges athéniens, au lieu d'être acclamés par l'Ekklèsia, sont au contraire condamnés à mort pour n'avoir pas pris soin des marins tombés au combat. Ce qui n'empêche pas l'assemblée populaire, sans doute prise de remords, de réhabiliter officiellement lesdits stratèges peu de temps après leur exécution ! Si l'on en croit Xénophon (les Mémorables), un certain Socrate, qui se trouve exercer les fonctions de prytane à ce moment, aurait été fortement impressionné par cette affaire.
4 École fondée à la fin du VI° siècle a.e.c. par Xénophane de Colophon et dont les principaux représentants sont Parménide (cf. le dialogue éponyme de Platon) et Zénon (cf. la Physique d'Aristote), tous deux natifs de la Cité d'Élée.
5 Condamnation morale car toujours guidée par ce que Platon appellera, au livre VI de la République, la lumière répandue par le Bien sur ce qui Est. Cela dit, cette condamnation "morale" s'étend effectivement sur les quatre aspects, politiques, éthiques, sémantiques et esthétiques de la société athénienne tels que nous les avons brièvement évoqués.
6 Pour la métaphysique classique (de Platon à Hegel), le verbe "être" est systématiquement considéré comme un attributeur de propriété. "Être x", c'est posséder la propriété d'x-éité (par exemple, "être rond", c'est posséder la rotondité, etc.). Mais si "être vide", c'est posséder la vacuité, alors "être vide", c'est posséder quelque chose, donc ne pas être vide, d'où le problème.
7 Autre dogme de la métaphysique classique : la portée ontologique du principe de (non-)contradiction : si on peut à la fois affirmer p(x) et non-p(x), c'est la preuve que x n'a pas de réalité, donc n'existe pas.
8 Déjà, dans sa Métaphysique, Aristote évoque un Être absolu comme cause absolument première de toute chose, qu'il nomme "l'Être-en-tant-qu'Être" (τὸ ὂν ᾗ ὂν) au livre Г, puis, au livre Λ, "le Premier-Moteur-non-mû" (ὃ οὐ κινούμενον κινεῖ).
9 Au sens des atomistes grecs pour qui le réel est constitué d'entités élémentaires (ἄτομοι, "insécables") qui, étant élémentaires, sont nécessairement séparées par rien, autrement dit par du néant.
10 Sans entrer dans une discussion serrée sur ce sujet, il nous semble indéniable que le romantisme hugolien s'apparente à cette forme de nihilisme que Nietzsche qualifiera de "nihilisme des faibles" (la vacuité intérieure débouche sur le mépris de la vie, ce qui, pour Nietzsche, est la caractéristique essentielle du romantisme) par opposition au "nihilisme des forts" (la vacuité intérieure entraîne la destruction des idoles et la transmutation des valeurs). Cf. aussi la notion de "nihilisme politique" chez Emmanuel Todd lorsqu'il parle (notamment dans son dernier ouvrage la Défaite de l'Occident) d'une fascination, hélas grandissante, des Occidentaux pour l'héroïsme attaché à la fuite en avant, à l'action destructrice sans espoir (destruction des ressources, des services publics, des institutions, des valeurs et, bien entendu, de la vie).
11 Autre dogme (énoncé par Thomas d'Aquin mais présent ab ovo) de la métaphysique classique : l'adéquation de la pensée (philosophique) avec l'objet pensé, autrement dit l'idée que l'esprit (philosophique) est le miroir de l'Être.
12 Quand Pascal parle de "pesanteur", il veut dire "la pesanteur de l'air", ce qu'on appelle aujourd'hui "pression atmosphérique" et que l'on mesure en hectopascals (en moyenne et au niveau de la mer, 1 000 hPa, soit 1 kg/cm2 ou encore 10 t/m2 !). C'est bien entendu l'antagonisme de la gravitation et de la pression atmosphérique qui explique la hauteur du mercure (0,76 m) et de la colonne d'eau (13,5 fois plus haut, soit un peu plus de 10 m).
13 De la divinité grecque Αἰθήρ (d'où dérive ἀήρ, puis "air") censée occuper la partie supérieure du Ciel.
14 Théoriquement parce que cette valeur dépend de celle de la "constante de Hubble" qui mesure la vitesse d'expansion de l'univers (donc, in fine, le volume de l'univers) et qui est fort sujette à débats. Dans tous les cas, la conception du vide matériel qui est implicitement convoquée est celle des atomistes antiques (grecs ou latins mais aussi hindouistes, jaïnistes ou bouddhistes), tous vigoureusement combattus par les métaphysiciens : le vide, c'est ce qu'il y a entre les éléments ("atomes") de matière.
15 La densité moyenne actuelle de l'univers est estimée à environ 2.10-31 gr/cm3 (5 gr/cm3 pour la terre, 1,4 pour le soleil).
16 Ce que la métaphysique, notamment aristotélicienne, interdit au motif que toute forme est nécessairement forme d'une matière déterminée (variante existentialiste : toute conscience est nécessairement conscience de quelque chose). Par "forme" (en grec εἶδος qui a donné "idée"), nous entendrons désormais la condition de possibilité d'un phénomène, ce qui pré-détermine a priori son contenu matériel au sens où Kant dit, par exemple, que l'espace et le temps sont les formes a priori de notre sensibilité, voulant dire par là qu'on ne peut pas percevoir un phénomène qui ne soit pas spatialisé et temporalisé. Sauf qu'à la différence de Kant, nous prendrons le parti "réaliste" selon lequel la formalité est celle des choses mêmes et pas seulement celle de l'esprit humain ("idéalisme").
17 Nous aurions pu prendre d'autres exemples dans la littérature (Modiano, Baudelaire, etc.) mais aussi dans la musique, la danse et, bien entendu, la peinture (cf. Paysage contemplé, Paysage senti, Paysage vécu).
18 Nous prendrons "sens" et "signification" dans leurs usages ordinaires : on dit "le sens de la vie", "un métier qui a du sens", etc. mais on parle de la signification d'un mot, d'une expression, d'une phrase, voire d'un tableau, etc.
19 Non pas, certes pour dire que cette "chose" possèderait l'Être de l'impossibilité, ce qui, précisément, dans la nomenclature wittgensteinienne, relèverait de la Sinnlossheit, donc de l'absence (définitive) de signification (cf. dire et montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein), mais tout simplement pour suggérer que le mode d'existence de cette "chose" paraît très problématique.
20 Comparons : dire qu'une entité (p.ex. le néant) existe (pour pouvoir en parler) tout en n'existant pas (définition du néant), pour Aristote, c'est affirmer implicitement qu'une telle chose n'existe pas car elle viole le principe de (non-)contradiction. Tandis que, pour Wittgenstein, dans la mesure où c'est le principe de non-contradiction comme régissant la possibilité d'affirmer quoi que ce soit qui est violé, justement, rien ne peut affirmé par là. Si l'on s'en tient là, ce que fait précisément la métaphysique, alors l'expression est effectivement vide de signification (sinnlos). Mais si elle est juste destinée à attirer l'attention sur un problème, à le "montrer", comme lorsqu'on parle de "clair-obscur" ou de "monarque républicain", alors elle possède bien une signification mais une signification vide (unsinnig) provisoirement incertaine.
21 Distinct en cela du vide ontologique des métaphysiciens : faire un oxymore (clair-obscur, aigre-doux, monarque républicain, réalité virtuelle, etc.), faire de l'humour (s'exclamer "quel beau temps !" alors que le temps est exécrable) c'est insister méta-linguistiquement sur un flottement quant aux règles d'usage des termes que nous employons et sur le plaisant effet de vacuité sémantique qui en résulte, mais sans aucun engagement ontologique relatif à ce qui est censé Être.
22 Il est significatif que, dans le Cratyle de Platon, les protagonistes discutent de la signification des mots en parlant de celui des noms (ὀνόματα).
23 L'historien Diogène Laërce (III° siècle) raconte que lorsque les pythagoriciens (V° siècle a.e.c.) ont découvert l'irrationnalité du rapport de la circonférence d'un cercle à son diamètre (π) ou de celui de la diagonale d'un carré à son côté (√2), il a été convenu entre eux de garder cette découverte secrète afin de ne pas perturber l'ordre du monde ! Notons en outre que nous établissons aujourd'hui une différence entre √2 qui, tout en étant un nombre irrationnel, est néanmoins la solution d'une équation polynomiale à coefficients entiers (en l'occurrence, x2 – 2 = 0) et π qui ne satisfait pas à ce et qui, pour cette raison, est dit "transcendant" (irrationnel pur).
24 Il faut souligner aussi que l'"horreur du vide" n'est pas inhérente à toutes les théologies monothéistes. Ainsi, dans l'islam, Dieu n'est pas l'entité qui répand dans sa Création sa surabondance d'Être mais plutôt sa pure Présence (al Mawjûd). Quant à la mystique juive de la Kabbale, elle va jusqu'à considérer la Création comme conséquence du retrait (Tsimtsoum) de Dieu et de sa lumière !
25 Ce qu'on appelle improprement "numération" arabe du fait que c'est le mathématicien arabe al Khuwarizmi (dont le nom a servi à former le terme "algorithme") qui a, le premier, rapporté ce procédé en Occident au IX° siècle de notre ère.
26 On trouve une célèbre variante épistémique de l'horreur du néant dans l'Euthydème (283e-284c) de Platon : si dire ce qui est, c'est dire le vrai, alors dire le faux c'est dire ce qui n'est pas ; or ce qui est faux doit bien être d’une certaine manière sinon on ne pourrait rien en dire ; donc dire le faux, c’est, d'une certaine manière dire ce qui est, donc dire le vrai. Russell (cf. la Théorie Russellienne des Descriptions) analyse l'aporie de la manière suivante. Nos langues vernaculaires sont, en général, structurées par le schéma grammatical implicite sujet/prédicat (ou concept) : affirmer quelque chose, c'est, apparemment, attribuer une qualité ou une relation (prédicat) à une chose (sujet) qui "se tient au-dessous" (sub jectum). Aristote introduit d'ailleurs la dualité substance (en latin sub stans, "ce qui se tient dessous", en grec οὐσία)/accident (en latin accidens, "ce qui arrive", en grec συμβεβηκός). Auquel cas, attribuer la fausseté à un état de fait, ou bien attribuer l'inexistence à Dieu, c'est, de toute évidence, attribuer une propriété à un non-être, donc à ce qui, par définition, ne peut pas avoir de propriété. D'où la contradiction dans laquelle tous les métaphysiciens se sont empêtrés et que Russell (comme aussi Frege, Wittgenstein et quelques autres) résout en disant que la structure grammaticale sujet/prédicat n'est, en l'occurrence, qu'apparente et qu'en réalité, dire "Dieu n'existe pas" ou "cette phrase est fausse" c'est attribuer une propriété (l'inexistence, la fausseté) à un concept (celui de divinité ou d'état de fait), autrement dit, construire une phrase de type prédicat/prédicat dans laquelle, derechef, le premier prédicat joue le rôle de forme vide en attente de comblement éventuel. Notons pour finir que la langue chinoise, qui ignore la dualité sujet/prédicat, est naturellement immunisée contre ce genre de logomachie.
27 Matière et anti-matière s'étant annihilées en rayonnement, seule la matière excédentaire (soit un excédent d'une particule pour un milliard !) subsistant alors avec le rayonnement.
28 Ce que les "accélérateurs de particules" réalisent expérimentalement.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Votre commentaire est-il vraiment nécessaire ?