Dans
son grand roman consacré à l'apprentissage de la musique et
intitulé Corps et
Âme1,
Franck Conroy met en scène un jeune
pianiste
prodige, Claude Rawlings, qui, à un certain moment
doit jouer une pièce de Mozart en étant accompagné par Peter, un
enfant qui lui a été présenté comme un violoniste
particulièrement précoce. L'un et l'autre se livrent donc, de
concert, à l'interprétation d'un
passage
des Sonatines
Viennoises
: "Claude
joua facilement, presque machinalement, concentrant toute son
attention sur le violon et premièrement pour connaître la raison
pour laquelle il sonnait de manière si bizarre. L'enfant savait
jouer -il était certainement en train de jouer les notes, avec un
son ténu et pratiquement pas de vibrato-
et, cependant, le résultat était complètement mécanique. Le
rythme
était correct mais les notes ne formaient pas une ligne continue.
Elles tombaient l'une après l'autre, uniformément. "Ravissant"
s'exclama [la mère de Peter] lorsqu'ils eurent terminé. Claude
demeura perplexe. L'enfant n'avait fait aucune erreur, il avait même
respecté les indications et nuances, quoique de manière
rudimentaire, et, de toute évidence, consacré des centaines
d'heures à l'instrument. Mais pourquoi, et comment, avait-il pu se
livrer à un tel
travail sans le moindre sentiment musical ?"(op.
cit.,
vii).
Au fond, la question que se pose le pianiste à propos du violoniste
est : comment est-il possible de jouer d'un instrument, tout à la
fois sans qu'on puisse y déceler la moindre infraction aux règles
de l'exécution, mais, en même temps, sans
rien exprimer
du tout ? Posée d'une autre manière, la question revient à se
demander comment
et
pourquoi,
tout en étant nécessaire,
la
parfaite maîtrise des règles d'un jeu ne suffit apparemment pas
pour que le joueur puisse être dit comprendre
ce
qu'il joue.
Ce qui suppose qu'au-delà des règles du jeu explicites dont la
fonction de l'apprentissage est,
au premier chef,
de garantir la maîtrise, il y a quelque chose d'implicite qui, sans
faire peut-être l'objet d'un apprentissage systématique, est
néanmoins pragmatiquement
attendu
lors de l'exécution d'une phase de ce jeu,
attente qui, lorsqu'elle est déçue, incline à l'imputation de
surdité (ou
de cécité)
du joueur à un aspect
d'autant
plus important de
la pratique du jeu
que son défaut semble abolir la distinction entre le joueur humain
et la machine.
Ce "quelque chose", Franck Conroy l'appelle ici sentiment
musical.
Nous verrons que Wittgenstein le nomme, plus simplement, expression,
ce qui, outre de couper court à l'ambiguïté psychologisante
du
terme "sentiment", possède l'avantage d'inscrire
l'expressivité
musicale
dans le cadre de l'expressivité
dans un jeu en général et dont le paradigme est, pour lui, le jeu
de langage.
Wittgenstein remarque que "quand je lis un poème, ou une prose expressive, et surtout quand je la lis à haute voix, il se produit bien pourtant quelque chose dans cette lecture qui ne se produit pas quand je ne fais que survoler les propositions pour en retirer simplement l'information qu'elles contiennent"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1059). Autrement dit, il se pourrait bien que je sache parfaitement déchiffrer un poème et que je respecte même toutes les règles de la prosodie (rythme, quantité, scansion, allitérations, assonances, etc.), bref, que je me conforme à toutes les informations que le texte me communique explicitement sans pour autant que je dise ce poème avec expression. Cette remarque, qui suppose une distinction entre la lecture et le déchiffrage2, suggère clairement qu'"il se produit bien pourtant quelque chose", en l'occurrence, quelque chose d'implicite qui doit se trouver au-delà de ce qui est dit explicitement par et dans le texte et que le lecteur doit, bien entendu, rendre aussi fidèlement que possible. Très tôt dans son évolution philosophique, Wittgenstein élabore une dichotomie, au sein même du langage, entre ce qui se dit et ce qui se montre sans se dire : "ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression linguistique, l’usage des signes le montre [was in den Zeichen nicht zum Ausdruck kommt, das zeigt ihre Anwendung]"(Wittgenstein, Tractatus, 3.262). Ce qui se dit dans la langue n'a pas nécessairement la forme d'une proposition : ce peut être une simple locution, une simple onomatopée, voire une simple suite de mots inintelligible. Or, même dans le cas idéal où ce qui se dit se dit sous la forme d'une proposition3, donc même lorsque l'on prétend dire quelque chose de la réalité, autrement dit décrire la réalité, nécessairement, on montre aussi quelque chose qui ne peut se dire : "il y a assurément de l'indicible. Il se montre. C'est le mystique [das Mystiche]" (Tractatus, 6.522). Un peu à la manière de Pascal qui avait remarqué que même dans le langage scientifique le plus rigoureux, il y a de l'indémontrable4, Wittgenstein opère un passage par la limite en soulignant que même dans le langage scientifique le plus rigoureux, il y a de l'indicible5. Car, s'il est vrai que "la totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature"(Wittgenstein, Tractatus, 4.11), il n'en est pas moins vrai qu'"une proposition ne peut pas dire ce qu’elle a de commun avec la réalité : sa forme logique [...]. Pour pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions, avec la proposition, nous placer au dehors de la logique [...]. Une proposition pourvue de sens [c'est-à-dire vraie ou fausse] ne peut représenter sa forme logique, elle en est le miroir. Ce qui se reflète dans la langue, ce qui se montre, c’est donc la forme logique de la proposition. [...] Et ce qui peut être montré ne peut être dit [par une proposition vraie ou fausse]"(Wittgenstein, Tractatus, 4.12-4.121-4.1212). Ce qu'il appelle "forme logique", autrement dit ce par quoi la proposition dit quelque chose de la réalité sans pouvoir soi-même être dit mais seulement montré, est donc, d'emblée posé comme condition de possibilité de la représentation d'une image en général à son référent en général. C'est ainsi que "le disque de phonographe, la pensée musicale, la notation musicale, les ondes sonores sont tous, les uns par rapport aux autres, dans la même relation représentative interne que le monde et la langue : à tous est commune la structure logique. Image et référent sont dans la même relation représentative interne que le monde et la langue ; au monde et à la langue [...] est commune la structure logique"(Wittgenstein, Tractatus, 4.014). La relation du langage au monde a donc bien, pour Wittgenstein, le statut d'un paradigme pour penser la relation de représentation que toute image entretient avec son référent. Il y a donc clairement, pour Wittgenstein, dans la pensée musicale comme dans toute pensée, c'est-à-dire dans tout effort pour se rapporter consciemment au réel et (se) le représenter, quelque chose qui ne peut se dire mais seulement se montrer. Ce qui se montre, dans le langage comme dans la musique, cet indicible, que Wittgenstein appelle "le mystique", c'est d'abord la forme logique, c'est-à-dire la forme-même de la représentation du réel, ce par quoi la représentation du réel est possible.
En
ce sens, Wittgenstein est tout à fait fondé à affirmer que "la
logique est transcendantale"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.13)6.
Or,
comme il le développe par ailleurs abondamment
dans
le même ouvrage, la logique est loin d'être la seule forme
a priori
qui
se montre
dans
l'effort que nous faisons pour penser, que ce soit au moyen du
langage stricto
sensu
ou par un autre moyen : "il
est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est
transcendantale. (Éthique
et esthétique sont une seule et même chose)"(Tractatus,
6.421).
Outre dans
la
logique,
il y a donc, nous dit Wittgenstein, dans
l'éthique,
l'esthétique,
et
dans
le
domaine des valeurs
en
général,
d'autres outils qui nous rendent, a
priori,
capables de nous mettre en relation avec le monde sans pour autant
appartenir
aux
faits
du
monde. Car si "le
monde est tout ce qui a lieu [die
Welt ist alles, was der Fall ist].
Le monde est la totalité des faits non des choses"(Wittgenstein,
Tractatus,
1, 1.1), alors "le
sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est
comme il est et tout arrive comme il arrive. Il n'y a en lui aucune
valeur, et s'il y en avait une, elle serait sans valeur. S’il y a
une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce
qui a lieu et à tout état particulier"(Tractatus,
6.41).
D'ailleurs,
l'ouvrage-même dans lequel Wittgenstein expose son dualisme des
faits
que
l'on peut dire
et des valeurs
qui
sauraient seulement
se montrer,
loin de constituer ce traité théorique
de
logique formelle
auquel
on le réduit encore trop souvent, "consiste
en deux parties : l'une est celle qui est présentée ici, l'autre
comprend tout ce que je n'ai pas écrit. Et c'est précisément cette
seconde partie qui représente l'essentiel. En effet, mon livre trace
les limites de l'éthique de l'intérieur [...] et je suis convaincu
qu'elles ne peuvent être tracées rigoureusement que de cette
façon"(Wittgenstein,
lettre
du 10.11.1919 à Ludwig von Ficker).
Bref, tout ce que Wittgenstein tente d'y dire7,
non seulement s'accompagne nécessairement de quelque
chose
qui s'y montre,
mais, de plus, ce n'est pas ce qui est dit
mais
ce qui est montré
par
et dans ce qui est dit
qui, au fond, est important, supérieur : "comment
est le monde, ceci est, pour le Supérieur [das
Höhere],
parfaitement indifférent. [...] Les faits appartiennent tous au
problème à résoudre, non à sa solution"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.432-6.4321). Bref,
Wittgenstein reprend à
son compte
une conception qui remonte à Aristote et qui consiste à définir
l'humanité, non par le
fait
physico-biologique
de son existence
ou
par l'interaction de ce fait
avec
les autres faits
qui
constituent le monde8,
mais par la valeur
qu'il
donne à
de tels
faits9
et qui est, littéralement, une fonction des faits.
En d'autres termes, nous autres humains valorisons
les
faits
dans
le sens où nous leur appliquons nécessairement une fonction,
disons d'humanisation,
par laquelle nous nous les approprions afin, comme le dit encore une
fois Aristote,
de vivre le mieux possible10.
Il n'existe pas, pour nous, de fait
brut :
tout
fait
est
valorisé.
A
minima,
dans le cas le plus strict et le plus rigoureux qui est celui des
propositions des sciences de la nature, cette valorisation
correspond
aux valeurs
de vérité
qui constituent un corpus
théorique.
Mais, ajoute-t-il aussitôt, "à
supposer que toutes les questions théoriques possibles soient
résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore
intacts"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.53-6.52).
Ce qui veut dire que cette valorisation
par
la vérité et la fausseté ne suffit encore pas à résoudre les
problèmes de notre vie
qui se résument tous à un seul : quel est le sens
de
la
vie ?
Et c'est là qu'interviennent, pour Wittgenstein, l'éthique
et/ou
l'esthétique
comme
effort conscient pour tenter de donner, en conjonction avec la
science,
de la valeur,
c'est-à-dire du sens
à
notre vie :
"c'est
seulement de la conscience de l'unicité de ma vie que naissent la
religion - la science - et l'art [...] et cette conscience, c'est la
vie même"(Wittgenstein,
Carnets
1914-1916,
01/08/16)11.
On
peut donc dire que ce qui se montre,
ce qui accompagne nécessairement ce que je dis
dès
que
lors
je
rends
manifeste
ma pensée (pour moi-même ou pour autrui), c'est un certain degré
de "conscience
de l'unicité de ma vie"
par lequel je donne plus ou moins de valeur
à ce que j'entreprends de penser
et, partant, à ma
vie.
Ce "degré de conscience", Wittgenstein l'appelle
représentation
synoptique :
"la
représentation synoptique nous procure la compréhension qui
consiste à "voir les connexions" [Die
übersichtliche Darstellung vermittelt das Verständnis, welches eben
darin besteht, daß wir die "Zusammenhänge sehen"].
Le concept de représentation synoptique a, pour nous, une
signification fondamentale. Il désigne notre forme de
représentation, la façon dont nous voyons les choses (s'agit-il
d'une Weltanschauung
?)12"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophique,
§122).
C'est donc par cela que l'on
doit définir
l'expressivité
au
sens de Wittgenstein :
dire que ma lecture ou mon jeu sont plus ou moins expressifs,
c'est dire qu'à travers ce que je lis ou joue, se manifeste
nécessairement l'importance plus
ou moins grande que
j'accorde au contenu explicite de cette pensée sur laquelle je
focalise mon attention
ou j'attire l'attention d'autrui.
Or cette importance est une importance pour
ma vie
: je comprends,
en
lisant ou en jouant,
dans quelle mesure la pensée que j'assume actuellement contribue à
me faire vivre mieux que si je n'y
prêtais
pas
attention
et
je montre
que
c'est
cela que je
comprends.
C'est
donc
aussi de
la quête spinozienne de l'éthique
qu'il convient de rapprocher l'effort wittgensteinien pour inscrire
nos pensées dans
une représentation
synoptique.
Pour Spinoza, en effet, toute l'entreprise éthique
consistait
"à
rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se
communiquer, quelque chose enfin dont la découverte et l'acquisition
me procureraient pour l'éternité la
jouissance
d'une Joie suprême et incessante
[...]
: la connaissance de notre union avec la Nature toute entière. Telle
est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature
supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l'acquièrent
avec moi"(Spinoza,
Traité
de la Réforme de l'Entendement,
§1).
C'est
en ce sens que "la
vertu suprême de l’esprit est de comprendre"(Spinoza,
Éthique,
IV, 28).
Or,
nous dit Spinoza, la sanction du comprendre,
c'est la joie13
que
nous éprouvons lorsque nous pensons parce que "plus
nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu
[ou la Nature]"(Spinoza,
Éthique,
V, 24)14.
À la limite même, à partir
d'un
certain degré de compréhension,
"nous
sentons et expérimentons que nous sommes éternels"(Spinoza,
Éthique,
V, 23),
ce qui fait écho à ce que Wittgenstein entend par "éternité"
: "si
l’on entend par éternité non la durée infinie
mais
l’absence de durée
[nicht
unendliche Zeitdauer, sondern Unzeitlichkeit],
alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le
présent"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4311).
Il
reste que,
sans
affecter la même forme de mysticisme
métaphysique
que
Spinoza15,
pour Wittgenstein, ce
qui est en jeu dans le comprendre
et
dans l'exprimer
comme
manifestation du comprendre,
c'est donc
bien
ce qu'on a coutume d'appeler aujourd'hui, une
certaine
"qualité de vie"16.
Nul
mieux que Proust n'a sans doute parlé,
en particulier,
de cette
joie
de lire comme
synonyme de la joie
de vivre
: "il
n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si
pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre,
ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui,
semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions
comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin"(Proust,
sur
la Lecture)17.
Voilà
pourquoi,
dès lors que je comprends
ce
que je pense, cette compréhension,
autrement dit la valeur
que
j'accorde à ce que je pense
relativement à ma vie,
se manifeste ipso
facto
et c'est de cela même que parle Wittgenstein lorsqu'il est question
d'expressivité.
Toutefois, le
manque d'expressivité
sera
toujours
triplement
relatif,
tout à la fois parce qu'il
n'est jamais total,
parce qu'il concerne, au premier chef, la vie de celui ou celle qui
s'exprime,
et enfin
parce
qu'il
fait l'objet d'une imputation de la part d'un
tiers qui,
relativement au
contexte de à
sa propre vie,
s'érige
toujours, par ce moyen, en juge de la compréhension.
On
peut donc
se
demander à présent ce qui manque à celui ou à celle qui se
voit, précisément, imputer un manque (relatif)
d'expressivité,
autrement dit un
défaut (relatif) de
compréhension
de
ce qu'il dit, lit ou joue. Il est clair que, si ce que nous avons dit
supra
est
exact, dire
que quelqu'un est
sans
expression,
c'est encore dire qu'il exprime
quelque
chose. Simplement, ce sera quelque chose de désagréable, de
consternant,
tout à la fois pour soi-même et pour autrui.
En
effet, si je me vois reprocher mon manque d'expressivité
c'est qu'autrui
déplore, à tort ou à raison, dans
mon expression,
cet "état
synoptique et comparatif [übersichtliche
vergleichende Darstellung]
de toutes les applications, illustrations et conceptions [grâce
auquel] la pensée peut pour ainsi dire voler, n'a pas à aller pas à
pas"(Wittgenstein,
Fiches,
§273). Dès lors, ma pensée ne peut plus "voler" sans
effort mais
donne
l'impression d'aller,
lourdement,
"pas à pas". Loin
de manifester la joie
du
comprendre,
ce que je montre désormais, c'est quelque chose de pénible, de
fastidieux. Ainsi
dire que quelqu'un manque d'expressivité
c'est
d'abord dire qu'il
s'ennuie
et qu'il
est ennuyeux.
On
a coutume de considérer Samuel Beckett comme un metteur en scène de
l'ennui18.
Si nous nous intéressons, en effet, aux personnages de son théâtre
ou de ses romans, nous constatons qu'ils évoluent, typiquement, dans
un pur univers de faits,
qu'il n'y a pour eux
pas de valeurs.
Aussi, leurs vies n'ont aucun sens,
bornées
qu'elles sont à accomplir mécaniquement "pas
à pas", des
gestes répétitifs,
sans
aucun but,
sans aucune volonté qui donnerait une unité au tout de leur
existence19.
À l'instar d'Estragon au début d'en
attendant Godot,
toute leur énergie est consacrée à ôter un caillou20
de leur chaussure. Car, comme le dit Murphy, "ubi nihil vales,
ibi nihil velis [là
où tu ne vaux rien, tu ne peux rien vouloir]"(Beckett,
Murphy).
En particulier, une vie qui n'a pas de valeur
ne peut vouloir
donner
de sens
aux
paroles prononcées,
tant il est vrai que des paroles n'acquièrent un sens
que
dans un contexte pragmatique dans lequel est essentielle l'intention
du
locuteur relativement à la conduite de sa propre
vie21.
À
la limite,
"pas
besoin d’une bouche, les mots sont partout, dans moi, hors de moi,
[...] pas besoin de les entendre, pas besoin d’une tête,
impossible de les arrêter, impossible de s’arrêter, je suis en
mots, je suis fait de mots, des mots des autres"(Beckett,
l’Innommable).
Les
personnages de Beckett sont inexpressifs.
En
d'autres termes, ils n'expriment
rien
d'autre que l'ennui22
: "Nous
attendons. Nous nous ennuyons. Non, ne proteste pas, nous nous
ennuyons ferme, c’est incontestable. Bon. Une diversion se présente
et que faisons-nous ? Nous la laissons pourrir. Allons, au travail.
Dans un instant, tout se dissipera, nous serons à nouveau seuls, au
milieu des solitudes"(Beckett,
en
attendant Godot).
D'où, pour en revenir à l'extrait que nous avons cité en
introduction, la perplexité ennuyée
de
celui qui est confronté à l'inexpressivité,
par exemple d'une interprétation musicale : "l'enfant
jouait simplement parce qu'on lui avait dit de le faire. Sa réussite
était à peine moins étonnante que celle d'un sourd qui eût, de
manière inexplicable, et bien que toutes le chances eussent été
contre lui, appris à jouer par les sens de la vue et du toucher.
C'était pitoyable"(Conroy,
Corps
et Âme,
vii).
Et le même personnage de s'emporter, plus loin dans le livre, contre
les méthodes d'enseignement de la musique qui, pour apparemment
efficaces
qu'elles soient, n'en tuent pas moins l'expressivité
des
élèves : "tel
qu'on enseigne la musique à la plupart des enfants -on insiste tant
sur l'œil,
sur la capacité à déchiffrer-, ils deviennent des machines à
ingurgiter et à régurgiter"(Conroy,
Corps
et Âme,
xv).
Certes,
déchiffrer
n'est nullement incompatible avec l'expression.
C'en est même la condition de possibilité
:
par le déchiffrement,
on dit
quelque chose,
on
communique un contenu,
qu'il n'est pas possible de dire
autrement
que par le déchiffrement.
Mais la seule valeur
dont
soit doté ce contenu reste
une valeur
sémantique en
termes de relation entre les signes lus et les référents de ces
signes : vérité, vraisemblance, exactitude, etc. Or
c'est par l'expression
que
le
lecteur montre
qu'il
a compris ou non le sens,
c'est-à-dire la valeur,
que sa lecture peut avoir pour son existence
: "lorsque,
dans une lecture expressive, je prononce tel mot, il est alors rempli
pour ainsi dire de la signification qui est la sienne"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§1060).
D'où, effectivement, l'inexpressivité
ennuyée
et ennuyeuse de
ceux qui ne maîtrisent pas encore les règles
d'un
jeu quelconque : le nouveau lecteur ânonne, le nouveau locuteur
baragouine, le nouveau joueur d'échecs pousse les pièces.
Et, bien entendu, l'absurdité des méthodes d'apprentissage des
règles qui transforment les apprenants
en "machines
à ingurgiter et à régurgiter"23.
Ce qui, nous dit Conroy dans une analogie sur laquelle nous allons
revenir, induit une sorte de surdité chez le musicien qui joue sans
expression.
Dans
ses
réflexions sur
l'intentionnalité de la perception, Wittgenstein fait remarquer que
dans l'expérience du cube
de Necker,
nous voyons immédiatement le cube ou bien comme
ayant le carré de droite en guise de face frontale, ou bien comme
ayant
le carré de gauche en face frontale24.
De même, dans l'expérience du canard-lapin
de Jastrow,
nous voyons immédiatement le dessin, ou bien comme
un canard ou bien comme
un lapin. En d'autres termes, il
n'y a pas de perception absolument passive dans le sens où la
matière
de la perception (disons, la "sensation") est toujours, dès
lors qu'éprouvée, déjà activement
mise
en forme25.
En particulier, lorsqu'il s'agit de percevoir
de la
parole ou de
la
musique,
de
la même façon que le
locuteur ou l'instrumentiste ne peut s'empêcher
de montrer
comment il
comprend
ce qu'il
dit
ou
joue,
corrélativement, le tiers destinataire de la parole
ou de la musique
ne peut faire autrement, que
de
voir
ou
d'entendre
le
contenu communiqué comme
ceci
ou comme
cela.
D'où
la question que se pose Wittgenstein : "pourrait-il
y avoir des gens qui seraient dépourvus de la capacité de voir
quelque chose comme
quelque chose ? – et qu’en serait-il ? Quelles en seraient les
conséquences ? – Un tel défaut serait-il comparable à la cécité
aux couleurs ou à l’absence absolue
d’oreille
? – Nous le nommerons "cécité
à l’aspect"
[Aspektblindheit]"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II, xi).
Et de
répondre aussitôt
que,
si elle existe,
"la
cécité à l'aspect
est apparentée au manque d’oreille musicale [die
Aspektblindheit verwandt mit Mangel an musikalischen Gehör]"(loc.
cit.).
Ce rapprochement de la "cécité" à l'aspect avec la
"surdité" à
la
musique est particulièrement éclairant. D'abord
parce que ces deux types de déficience
sont, le plus souvent, relatives et non absolues. En effet, de
même que la forme
logique
d'une proposition est, normalement, saisie d'emblée et conjointement
à sa matière
linguistique,
de même un
phrasé
thématique26
est
toujours, normalement, saisi d'emblée et conjointement à sa matière
sonore.
Si tel n'est pas le cas, si donc la suite musicale des sons n'est pas
saisie sous un
certain
aspect
signifiant,
alors, typiquement,
l'auditeur aura l'impression d'entendre du bruit,
exactement de la même façon que celui qui ne comprend
pas
une langue qui lui est étrangère : l'aveugle (ou le sourd) à
l'aspect
signifiant
et donc expressif
de
la communication ne lira (ou n'entendra) que des mots dans un cas,
des notes
dans l'autre. Or
"la
proposition n'est pas un mélange de mots.- (Comme le thème musical
n'est pas un mélange de notes.)"(Wittgenstein,
Tractatus,
3.141)27.
Donc,
celui ou
celle qui
n'est pas sensible à la
forme
aspectuelle
de la phrase musicale ou linguistique, ne
comprendra pas
ce qui
est vu
ou entendu
ou, plus exactement, n'y
comprendra
rien :
il (elle) se dira qu'il y a certainement
quelque
chose à comprendre,
que son auteur a, probablement, eu l'intention d'exprimer
quelque
chose, mais il (elle) ne saura pas quoi.
Encore une fois, l'expression
communiquée
ne sera pas absolument absente (ce serait admettre qu'il existe de la
matière
sans
forme),
mais elle sera minimale
et, partant, décevante et ennuyeuse
: la formule ou le thème
seront
saisis comme
sans
signification. Un
peu comme ce personnage de la pièce Art
de Yasmina Reza qui est invité à contempler un tableau blanc
monochrome
et qui, malgré tous ses efforts pour comprendre,
c'est-à-dire
pour
voir
le tableau
comme quelque
chose d'autre qu'un simple
fond
uniformément blanc, ne
le voit,
décidément, que comme cela et pas autrement.
Cette
nouvelle analogie de l'expressivité
linguistique
ou musicale
avec,
cette fois-ci, la peinture permet de mettre l'accent sur l'origine
indissolublement culturelle,
de cette "surdité" ou "cécité" à l'aspect.
En
effet, il est devenu
banal
de considérer, notamment à l'égard de la musique, que
"tant
qu’on ne voudra considérer les sons que par l’ébranlement
qu’ils excitent dans nos nerfs, on n’aura point de vrais
principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs. Les sons,
dans la mélodie, n’agissent pas seulement sur nous comme sons,
mais comme signes de nos affections, de nos sentiments.
Pourquoi nos plus touchantes musiques ne sont-elles qu’un vain
bruit à l’oreille d’un Caraïbe ? Ses nerfs sont-ils d’une
autre nature que les nôtres ? Pourquoi ne sont-il ébranlés de même
? Ou pourquoi ces mêmes ébranlements affectent-ils tant les uns et
si peu les autres ?"(Rousseau,
Essai
sur l’Origine des Langues,
xv).
Rousseau est, sur ce point, en accord avec Wittgenstein.
Sauf
que, parlant
des conditions d'appréciation d'un thème musical, Wittgenstein est
plus précis que Rousseau en
ce que l'"entendre
comme" (hören
als)
qui est en jeu dans la
compréhension
du
caractère expressif
de
la musique, tout
comme le
"voir comme" (sehen
als)
en
ce qui
concerne la peinture
sont, certes, comme chez
Rousseau, des attitudes
culturelles acquises et non pas naturelles et innées, mais, de plus,
des attitudes
holistiques.
Autrement
dit,
le "voir
comme
(singifiant)"
ou l'"entendre comme
(signifiant)"
ne sont pas
nécessairement
un "voir comme (signifiant)
ceci"
ou "entendre comme (signifiant)
cela"
: "si
je dis: « je comprends ce tableau », la question est justement de
savoir si je veux dire : «
je
le comprends ainsi
»
? Et le « ainsi
»
représente ici une traduction de ce qui est compris dans une autre
expression. Ou bien, s'agit-t-il pour ainsi dire d'une compréhension
intransitive ? Est-ce que, en quelque sorte, en comprenant une chose,
je pense à autre chose ; c'est-à-dire la compréhension
consiste-t-elle à penser à autre chose ? Et si ce n'est pas là ce
que je veux dire, ce qui est compris serait autonome, et il faudrait
comparer la compréhension à la compréhension d'une
mélodie"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§37).
Wittgenstein
introduit donc
une
nuance
importante.
Dans
l'expérience du cube
de Necker
ou dans celle du canard-lapin,
l'aspect
pertinent
donne lieu immédiatement à une traduction
possible
:
je comprends
cette
figure comme-la-représentation-d'un-lapin,
je passe d'un mode de représentation (le dessin) à un autre (la
parole).
Toutefois,
la
compréhension
peut
aussi,
comme le souligne Wittgenstein,
rester
intransitive
: lorsque je dis comprendre
tel
tableau de Rothko ou telle pièce de Schönberg, je peux,
dans certains cas,
traduire
ma
perception ("je
le vois
comme
un coucher de soleil", "je l'entends
comme une
conversation animée"),
mais ce n'est pas une nécessité.
Je puis tout aussi bien comprendre
tout
court, c'est-à-dire trouver la composition picturale ou le thème
musical expressifs
sans pouvoir et, surtout, sans avoir à en dire
plus.
Dès
lors, "comment
expliquer ce qu'est un "jeu expressif" ? Certainement pas
en se référant à quelque élément qui serait concomitant au jeu.
Alors, de quoi relève l'explication ? On serait tenté de dire :
d'une culture"(Wittgenstein,
Fiches,
§164),
sans pouvoir en dire plus.
Dire
que je parle ou que je joue ou que je peins de manière expressive,
c'est donc dire que ma composition, dans toutes ces formes de
manifestation
de ma pensée,
pointe non pas vers un référent
identifiable
qui en
serait
alors l'exacte traduction28,
mais vers l'entièreté de mon univers
culturel29.
C'est
en ce sens,
nous dit Wittgenstein, que,
pour
peu que je la comprenne,
"tout
un monde se tient dans une petite phrase musicale"(Wittgenstein,
Fiches,
§173),
en l'occurrence le monde de son auteur.
Aussi,
Wittgenstein, qui n'a jamais été compositeur ni instrumentiste,
confie-t-il : "il
m'arrive souvent de penser que le sommet que j'aimerais parvenir à
atteindre serait de composer une mélodie. [...] Si je rêve à un
idéal si élevé, c'est parce qu'il me serait alors possible, en
quelque sorte, de résumer ma vie"(Wittgenstein,
Carnets
de
Cambridge et de Skjolden).
Composer, c'est donc,
en un certain sens,
"résumer
ma vie",
en d'autres termes exprimer
ce qui, par-dessus tout, a de l'importance, de la valeur pour moi.
C'est
en ce sens qu'il convient de comprendre deux des aphorismes tout à
la fois les plus connus et les plus mal interprétés de Wittgenstein
: "le
tableau se dit lui-même à moi [das
Bild sagt mir sich sebst]"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§523)
et "ce
que la musique nous transmet, c'est elle-même
[music
conveys to us itself]"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
179).
Encore une fois, l'idée de
l'expressivité
d'un
mode
de communication proprement humain, quel qu'il soit, n'est pas à
chercher dans une quelconque transcendance30
au-delà
du
medium
lui-même
mais
se trouve, tout au contraire, immanent
à
celui-ci. Et qu'on ne puisse rien en dire,
qu'on ne puisse pas traduire
la
compréhension
que nous en avons dans un autre mode de communication,
en particulier, le langage,
n'est en rien une preuve de
son ineffabilité
mais,
pour Wittgenstein, la simple confirmation que ce qui se montre
ne
peut être dit31.
Arnold
Schönberg
admet aussi
ce
caractère généralement holistique
et
intransitif
de
la compréhension
et
donc, corrélativement, de l'expression
humaines
lorsqu'il
écrit
qu'"il
y a relativement peu de gens qui sont capables de comprendre d'une
manière purement musicale ce que la musique veut dire. Car la
conception selon laquelle
un morceau de musique doit susciter des représentations de toutes
sortes -car le morceau de musique ne serait pas compris ou bien ne
vaudrait rien si de telles représentations faisaient défaut- est
aussi répandu que peut l'être ce qui est faux et banal"(Schönberg,
les
Rapports entre la Musique et le Texte).
Pour
Schönberg, comme pour Wittgenstein, comprendre
un
thème musical ne consiste certainement
pas à le traduire
dans
un autre système de représentation,
fût-il psychologique
et privé32.
Pour
l'un comme pour l'autre, au contraire, la compréhension
de
celui qui perçoit le jeu
est le corrélat de
l'expression
manifestée
par celui qui joue.
Toutefois,
à la différence de Wittgenstein dont les goûts musicaux sont
restés très classiques33,
Schönberg, tout en étant influencé
à
ses débuts
par Wagner ou
par Mahler,
entendait néanmoins élargir
le
champ des
canons de l'appréciation musicale.
On
sait,
en effet,
que le fondateur de l'École de Vienne34
a œuvré pour libérer l'expressivité
musicale
des limites que lui imposaient les traditions tonales35.
Tout particulièrement, la tradition savante occidentale
dans le cadre de laquelle "l'harmonie
telle qu'on l'a pratiquée de 1600 à 1900 environ en Europe comporte
certes des éléments tirés de la consonance acoustique, mais
d'autres qui sont purement conventionnels et relèvent de choix
collectifs validés par la tradition mais que d'autres choix tout
aussi valides et compatibles avec les lois de l'acoustique auraient
été possibles"(Schönberg,
Traité
d'Harmonie).
On voit donc que,
si
Schönberg partage le point de vue conventionnaliste que l'on déjà
rencontré chez Rousseau ou
chez Wittgenstein,
il est aussi et avant tout
un compositeur.
De sorte
qu'il va pouvoir
mettre
en application
son idée
musicale,
ce que Wittgenstein appelle "vision
synoptique"
(übersichtliche
Darstellung)
de la musique comme expression
de
la vie : "une
idée musicale, bien que comportant mélodie, rythme et harmonie
n'est aucun de ces trois facteurs pris isolément : elle est
constituée par leur ensemble
[...]. C'est la totalité d'un morceau qui constitue une idée,
l'idée que son auteur veut faire venir au jour"(Schönberg,
Traité
d'Harmonie).
À cette fin, il va
promouvoir
de
nouvelles
règles de composition grâce
auxquelles
toutes les notes ayant
désormais
une égale importance,
elles
ne s'organiseront
plus
autour d'une dominante
tonale de
résolution des "dissonances", c'est-à-dire, précisément,
de ces formules musicales qui, par
définition,
n'ont aucun sens,
n'expriment
rien d'autre que la
cacophonie
ou le bruit36
et donc, pour ces raisons, ne peuvent être comprises
par une
oreille
éduquée
dans
la tradition tonale.
Dans la conception de Schönberg, l'idée
musicale consiste
donc dans cette intention du compositeur de donner
du sens à
des formules musicales qui, jusque là, n'en avaient pas : "chaque
fois qu'à une note donnée vous ajoutez une autre note, vous jetez
un doute sur ce que voulait dire la première note [...]. Vous avez
ainsi créé une impression d'incertitude, de déséquilibre qui va
s'accentuer avec la suite du morceau. La méthode par laquelle vous
parvenez à rétablir ainsi l'équilibre compromis est, à mes yeux,
la véritable "idée" d'une composition"(Schönberg,
les
Rapports entre la Musique et le Texte).
La méthode de
composition qu'il
va lui-même privilégier va être nommé "atonalisme"37
pour rappeler
son
engagement visant
à
libérer
l'expressivité
musicale
des
limites que lui imposait le tonalisme.
Il
va de soi que, si
"les
règles de l'harmonie ont exprimé la façon dont les gens
souhaitaient entendre les accords sonner"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I, §18),
la
musique atonale
de
Schönberg, en tant qu'elle se revendique rupture d'avec la
tradition, va se heurter à de l'incompréhension,
comme
cela se passe lors de toute "révolution", tout
particulièrement
dans le domaine artistique.
Et pas seulement de la part du "grand public",
mais
aussi,
et
peut-être même surtout, chez les spécialistes, les érudits et les
musiciens eux-mêmes38.
Dans le roman de Conroy, par exemple, c'est Claude, le pianiste
virtuose,
qui porte les attaques les plus dures
contre l'atonalisme39
: pour lui,
en effet,
"la
tonalité était une chose naturelle, vivante, le moyen d'exprimer
une quantité infinies d'émotions variées.
Le dodécaphonisme n'était qu'une idée, une idée négative de
surcroît. Une chimère [...]. Le dodécaphonisme le rendait
positivement claustrophobe et n'avait, jusqu'ici, jamais réussi à
toucher son âme"(Conroy,
Corps
et Âme,
x).
Le débat sur le caractère "naturel"40
ou non de la tonalité
musicale et qui opposerait, en l'occurrence, le héros de Conroy à
Schönberg41
est biaisé par avance dans la mesure où ce n'est pas parce que la
tonalité
est
naturelle qu'on en comprend
la
structure et qu'on l'entend
comme douée
de signification, mais, bien plutôt c'est parce qu'elle exprime
quelque chose pour nous que
nous
la déclarons
"naturelle".
Bourdieu
dirait que
c'est une question d'habitus42
et
que, dans
"toutes
les manifestations de l’habitus,
l’histoire [est]
devenue
nature"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 2).
Spinoza exprimerait
la même idée en
écrivant
que "nous
ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons bonne, c’est
l’inverse : nous la jugeons bonne parce que nous faisons effort
vers elle"(Spinoza,
Éthique,
III, 9).
Sauf
que la compréhension
ou
la mécompréhension,
pour l'un comme pour l'autre, ne doit rien au hasard. Bourdieu
le dit clairement : "comprendre,
c’est ressaisir une nécessité, une raison d’être, en
reconstruisant, dans le cas particulier d’un auteur particulier,
une formule génératrice dont la connaissance permet de reproduire,
sur un autre mode, la production même de l’œuvre, d’en éprouver
la nécessité s’accomplissant, en dehors même de toute expérience
empathique"(Bourdieu,
les
Règles de l’Art,
iii, 1).
Et Spinoza, plus clairement encore : "le
suprême effort de l’esprit et sa souveraine vertu est de
comprendre les choses rationnellement"(Spinoza,
Éthique,
V, 25), or "il
est de la nature de la Raison de percevoir les choses [...] non comme
contingentes mais comme nécessaires"(Spinoza,
Éthique,
II, 44). Bref, la compréhension
et
l'expression
sont des manifestations qui découlent nécessairement
d'un déterminisme social pour l'un et,
plus généralement,
d'un
déterminisme physique
pour l'autre. De
ce point de vue,
c'est
bien parce que telle
séquence linguistique ou musicale s'inscrit nécessairement
dans
l'agencement de notre vie, que nous en éprouvons de la joie
et
que, corrélativement, nous la
trouvons
expressive
ou
bien nous disons la comprendre.
Le
problème que pose ce genre de position, c'est qu'elle est assez
contre-intuitive.
Les
attitudes
de
compréhension
ou
d'expressivité
verbale
ou musicale (ou artistique en général) pour culturellement
déterminées qu'elles soient ne peuvent pas,
semble-t-il,
se réduire à des conditionnements physiologiques de type
béhavioriste, ni à des conditionnements psychologiques de type
mentaliste.
Le
conditionnement mentaliste
est
le préjugé le plus courant : "on
a dit parfois que ce que la musique nous transmet, ce sont des
sentiments d'allégresse, de mélancolie, de triomphe, etc., et ce
qui nous répugne dans cette explication, c'est qu'elle semble dire
que la musique est un instrument qui vise à produire en nous une
succession de sentiments. Et on pourrait en conclure que n'importe
quel autre moyen de produite de tels sentiments ferait pour nous
l'affaire à la place de la musique"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
179).
L'idée
que la musique serait une sorte de drogue, d'anesthésiant, d'"opium
du peuple" est assez répandue. Par exemple chez Schopenhauer
pour qui la musique est un "calmant
de la volonté ; elle ne l’affranchit pas définitivement de la
vie, elle ne l’en délivre que pour quelques instants bien courts ;
ce n’est pas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n’est
qu’une consolation provisoire"(Schopenhauer,
le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
§52)
ou chez Nietzsche pour qui "la
vie sans musique est tout simplement une erreur, une fatigue, un
exil"(Nietzsche,
Fragments
Posthumes,
xv, 118).
Préjugé que l'on retrouve dans l'opinion commune d'après laquelle
la musique doit relaxer, détendre, divertir, apaiser ou, au
contraire, exciter, stimuler, réveiller. Auquel cas, effectivement,
toute substance psychotrope qui produirait un effet psychique du même
type pourrait bien se substituer
avec profit
à la musique.
Par exemple la mescaline dont parle Merleau-Ponty : "dans
l'intoxication par la mescaline, les sons sont régulièrement
accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la
hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des
sons"(Merleau-Ponty,
Sens
et Non-sens,
I, iv).
Or, même dans la quête d'effets psychédéliques chimiquement
provoqués et entretenus, les hippies
et
les beatniks
n'ont jamais remplacé la musique par le LSD, mais ont plutôt
cherché à potentialiser celle-là avec
celui-ci. Il en va de même si l'on considère le corrélat
béhavioriste
de ce préjugé et selon lequel la musique serait un stimulus
destiné
à déterminer des réactions
comportementales.
C'est pourtant ce que dit Quignard : "la
musique viole les corps humains. Elle met debout. Les rythmes
musicaux fascinent les rythmes corporels [...]. Ouïe et obéissance
sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la
structure que son exécution, aussitôt, met en place. Partout où il
y a un chef et des exécutants, il y a de la musique
[...].
C'est le mot de Tolstoï
:
"là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique
possible""(Quignard,
la
Haine de la Musique,
vi).
Ou Benjamin lorsqu'il assimile à l'effet du haschisch la conséquence
qu'a sur lui l'audition d'un
concert
de jazz
: "j’ai
oublié pour quelles raisons je me permis d’en marquer le rythme du
pied. Cela n’est pas conforme à mon éducation, et je ne m’y
résolus pas sans débat intérieur"(Benjamin,
Haschisch
à Marseille).
Or, là encore, sans nier que, dans certaines circonstances,
l'audition musicale puisse
s'accompagner,
chez l'auditeur,
de telles
réactions
pavloviennes,
ce n'est toutefois
pas dans ces conditions que nous parlerions,
pour ce qui le concerne, de
compréhension
de
la musique
:
"supposons
maintenant quelqu’un qui admire une œuvre considérée comme bonne
et qui y prenne plaisir, mais qui ne peut se souvenir des airs les
plus simples, qui ne reconnaît pas la basse quand elle se fait
entendre, etc. Nous disons que celui-ci n’a pas vu ce qu’il y a
dans l’œuvre. “ Cet homme a le sens de la musique ” n’est
pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu’un qui fait
“ oh ! ” quand on lui joue un morceau de musique, non plus que
nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la
musique"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I).
Ce
que dit ici Wittgenstein de
qui réagit de manière stéréotypée à l'audition musicale, fût-ce
par la production d'une réponse langagière ("oh !",
"magnifique !", "que c'est beau !", etc.), vaut
aussi pour la compréhension
verbale
: celui qui obéit mécaniquement à un ordre,
fût-ce par une
formule d'approbation ("OK, chef !")
ne sera pas plus dit comprendre
ledit
ordre qu'un animal domestique qui obéirait
en réagissant
à la voix de son maître.
Ou,
plus exactement, si c'est le cas, s'il nous arrive, par analogie,
de dire que l'animal ou même la machine43
(l'ordinateur, par exemple), "ont
compris" l'injonction qu'on leur
a donnée, c'est-à-dire
un contenu pertinent pour eux, en
revanche, on ne dit jamais qu'ils
ont
compris ce
qu'on y a
exprimé.
On
ne le dit pas non plus de qui, à la lecture d'un poème ou à
l'audition d'un thème musical "n’a
pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre",
en l'occurrence, ce qui se montre
sans
pouvoir être dit.
Si
"la
compréhension de la musique est chez l'homme une expression de la
vie"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
70),
c'est bien parce que les hommes et les hommes seuls
ont suffisamment d'empathie mutuelle pour, à
l'occasion de
la manifestation d'une pensée,
saisir l'importance, au-delà de ce qui se dit,
de la
valeur
que le locuteur ou le joueur accorde au contenu de cette pensée.
D'abord
dans
et
pour la
vie du destinateur de
la communication verbale ou musicale :
"je
savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce
monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que
Vinteuil eût créés
[...] comme
ces poètes qui remplissent leur prétendu paradis de prairies, de
fleurs, de rivières, qui font double emploi avec celles de la
Terre"(Proust,
la
Prisonnière,
1790-1791).
Mais aussi dans et
pour la
vie du destinataire : "rien
ne ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir
particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par
exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une
route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en
buvant une certaine tasse de thé. Sans pousser plus loin cette
comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes
couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait
promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop
rapidement pour qu'elle pût l'appréhender quelque chose que je
pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium"(Proust,
la
Prisonnière,
1885).
Tous les exemples de "réminiscence" que Proust évoque
doivent,
nous semble-t-il, être traités comme des exemples de compréhension
fortuite,
pour un moi
donné,
de ce qui, pour ce moi,
est l'expression
de
la vie. La
spécificité de l'art, et, notamment, de la musique44
ne réside en rien d'autre qu'en une disposition
à
démultiplier les occasions fortuites, pour le lecteur, l'auditeur ou
le spectateur, de se voir révéler
ce
qui a de la valeur dans et
pour sa
vie (un moi
inconnu,
dirait Proust) par sa compréhension
de ce que l'auteur exprime,
à savoir ce qui a de la valeur
dans sa vie à lui45
: "par
l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un
autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les
paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y
avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde,
le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a
d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre
disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent
dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer
dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous
envoient encore leur rayon spécial"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2285). De
telle sorte que lorsque l'on dit ne pas comprendre
une
formule ou un thème, lorsque l'on dit ne pas voir ce que son
destinateur exprime,
c'est, au sens de Wittgenstein, être aspektblind,
en
l'occurrence, "aveugle
à l'aspect" expressif
de
ce qui nous est humainement
communiqué
ou, si l'on préfère, n'avoir que le degré minimum de compréhension
pour
ce que l'on considère comme le degré le plus faible d'expression
: "ce n'est que du bruit", "ce n'est que du
gribouillage", "c'est du charabia", etc46.
"Avec
Wittgenstein
[...] on
assiste à la détermination historique de l'œuvre d'art comme une
activité et un apprentissage éthique, relevant d'une capacité de
déceler l'accord ou le désaccord entre une forme d'expression et
son contexte, historique, politique, social etc."(H.K.
Garcia-Solek, Wittgenstein
et la Musique,
ii).
Mais
dire
que nous sommes historiquement
déterminés
par notre statut social, ou, plus généralement, physique, à
comprendre
ou
à être expressif,
c'est une chose,
et dire
que nous le sommes
mécaniquement
ou
nécessairement,
c'est-à-dire de manière prévisible, c'en est une autre. Et
cela semble faux. Il
semble bien, au contraire, que, toutes choses étant égales par
ailleurs, nous puissions comprendre
comme
étant
expressif
à
un moment
donné,
quelque chose qui ne l'est
plus à
l'instant
d'après, ou qui
ne l'était pas encore à l'instant d'avant.
Marcel Proust raconte comment naît chez Swann la compréhension
de la
"petite phrase" de la sonate de Vinteuil : Swann
se retrouve invité à une soirée chez les Verdurin au cours de
laquelle un jeune pianiste talentueux interprète une sonate pour
piano de Vinteuil. C'est la première fois qu'il l'entend et
pourtant, elle ne lui est pas tout à fait inconnue : "l’année
précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale
exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que
la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et
ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la
petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il
avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement
liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane
et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et
bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir
nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui
plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir
la phrase ou l’harmonie — il ne savait lui-même — qui passait
et lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs
de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de
dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la
musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une
de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement
musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à
tout autre ordre d’impressions.
[...] Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait
ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni
séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur
laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si
bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue,
elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait
l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur
expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la
musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée,
et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait
distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques
instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé
aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu
l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre
qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé
pour elle comme un amour inconnu"(Proust,
du
Côté de chez Swann,
II, 173). Pourquoi,
à un certain instant, Swann avait-il "cherché
à recueillir la phrase ou l’harmonie — il ne savait lui-même —
qui passait"
? Il est évident que cette phrase lui était expressive
au
point qu'"il
avait éprouvé pour
elle comme
un amour inconnu".
Il en comprenait,
d'emblée,
le sens,
c'est-à-dire la valeur
qu'elle avait pour lui,
pour sa propre vie.
Certes, Swann est un esprit raffiné, cultivé, mais enfin ce
n'est pas une explication suffisante. D'ailleurs, "peut-être
est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu
éprouver une impression aussi confuse",
confuse mais néanmoins suffisamment prégnante pour qu'il désirât
"que
sa mémoire lui en fourn[ît]
séance tenante une transcription sommaire et provisoire"
afin qu'il la pût réidentifier.
À
partir de là, chaque fois que
Swann
la
réindentifiera, il
éprouvera
un ravissement d'autant plus grand que l'"amour
inconnu"
de Swann pour ce passage de la sonate se trouve être contigu à
l'amour croissant
qu'Odette
lui inspire,
présente elle aussi lors de l'interprétation de cette sonate chez
les Verdurin. La
"petite phrase" finira
même
par
devenir
"l'hymne
national de leur amour"
et
Swann demandera parfois
à Odette de jouer au piano "la
petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu'Odette jouât fort
mal, mais la vision la plus belle qui nous reste d'une œuvre est
souvent celle qui s'éleva, au-dessus des sons faux tirés par des
doigts malhabiles, d'un piano désaccordé"(Proust,
du
Côté de chez Swann,
II, 194).
Résumons-nous
: si l'appréciation
de
Swann ne doit rien à des comportements
innés, mais, de toute évidence, à des attitudes
acquises,
pour
autant, on est bien en mal de préciser desquelles il s'agit
et dans quelles circonstances elles ont été acquises
puis actualisées.
Par exemple, on ne voit pas très bien ce qui, dans
la vie de
Swann, devrait le déterminer à apprécier
nécessairement cette
séquence musicale et pas une autre. Sans doute y a-t-il, parmi les
circonstances déterminantes,
l'amour de Swann pour Odette. Mais il est purement accidentel que
celui-ci naisse à l'instant précis où Swann commence à manifester
de l'intérêt pour la "petite phrase". Bref,
on peut admettre avec Spinoza et Bourdieu que la compréhension
de
Swann est déterminée,
mais non pas qu'elle l'est nécessairement,
c'est-à-dire de manière telle
que,
si l'on nous
eussions disposé d'un
inventaire exhaustif
des circonstances de cette compréhension,
nous
eussions pu en prédire
la survenance et le degré. Deleuze a raison de remarquer qu'"à
l'idée
philosophique de "méthode", Proust oppose la double idée
de "contrainte" et de "hasard". La vérité
dépend d'une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser,
et à chercher le vrai. Le hasard des rencontres, la pression des
contraintes sont les deux thèmes fondamentaux de Proust"(Deleuze,
Proust
et les Signes,
I, 2).
Contrainte oui, mais contrainte aléatoire
et
non nécessaire47.
De telle sorte que l'on peut dire de la compréhension
ce
que Proust dit de l'expressivité
artistique
en général, à savoir qu'elle "est
le produit d'un autre moi
que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société,
dans nos vices"(Proust,
contre
Sainte-Beuve,
viii).
Raison pour laquelle est vaine toute explication déterministe
historique
:
"ce
sont des actions que l'on peut nommer instinctives et une explication
historique [...] est une supposition superflue qui n'explique
rien"(Wittgenstein,
Remarques
sur"le Rameau d'Or"de Frazer,
12), Wittgenstein entendant par "instinct" des fonctions
naturelles,
certes, mais qui ont la faculté de s'adapter à
la variation
infinie
des
circonstances,
infinie
car pertinente
non
seulement pour la vie biologique mais aussi, comme le remarque
Aristote, pour la vie
bonne.
Raison
pour laquelle aussi est vaine toute explication déterministe
psychologique
:
"nous
parlons d’esprit,
de mental
pour
justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais
c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces
mots, et non l’inverse [...]. C’est à cause de notre désaccord
sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous
adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à
l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein,
l’Intérieur
et l’Extérieur)48.
Proust dirait que nous
avons des moi
multiples49
et que s'il va de soi que certains de nos moi
sont
mécaniquement conditionnés
et, partant, prévisibles
(ce qui se manifeste par et dans nos habitudes),
en revanche nous découvrons tous les jours, en fonction des
circonstances, des moi
insoupçonnés
qui ne
sont pas, moins que les autres, déterminés
par
des
événements de notre
vie passée
qui
ont laissé des traces dans notre mémoire,
mais
dont c'est
l'association
aléatoire
avec
des événements
fortuitement ressemblants ou contigus50
de notre vie présente
qui
manifestent
justement ce qui a de la valeur
pour
nous51.
C'est,
notamment,
le cas lorsque Swann se surprend lui-même à apprécier
la
"petite phrase".
De
la même façon, on peut dire que nous pouvons être expressifs
à
un certain moment et ne plus l'être, c'est-à-dire,
en réalité,
l'être très différemment à un autre moment.
Claude
Rawlings, le
pianiste virtuose de Conroy, par exemple, reconnaît jouer "fort
ou doux. Prendre une note, la jouer puis la rejouer un peu plus
doucement, l'abaisser petit à petit en lui retirant chaque fois
exactement la même quantité de son jusqu'à la réduire au silence
[...]. Jouer legato
ou
staccato
[...].
Certains ne vont pas au-delà de la musique écrite. En un sens il ne
s'agit que de traces noires écrites sur le papier ... Bien sûr, il
faut en tenir compte, mais sans jamais oublier que, derrière les
signes noirs, il y a la vraie
musique
[...]. Il faut être capable d'imaginer la manière dont [l'auteur de
la partition] voulait qu'elles soient jouées et les jouer comme
cela"(Conroy,
Corps
et Âme,
xv).
Derechef,
Claude
met en évidence, ici, les deux composantes de l'expressivité
musicale
:
l'expression
de
la valeur
du
thème telle que l'interprète l'attribue, à tort ou à raison, à
l'intention originelle de son auteur52,
et l'expression
de
la valeur
que possède le thème pour l'interprète lui-même
au moment de l'interprétation.
C'est à cette double contrainte d'expressivité
que
l'on distingue "la
vraie
musique",
c'est-à-dire telle qu'elle doit être comprise
par l'interprète. Ce
que montre le
différend
célèbre entre le compositeur Maurice
Ravel et
le pianiste manchot Paul Wittgenstein (le frère
aîné de Ludwig)
après
la création, à Vienne en janvier 1932, du Concerto
pour piano et orchestre en ré majeur pour main gauche
qui lui avait été commandé par le pianiste,
ce n'est pas que l'interprète ne doit tenir compte de rien d'autre
que des "traces
noires écrites sur le papier"
et donc qu'il convient de ne pas aller "au-delà
de la musique écrite",
mais plutôt qu'il est extrêmement difficile et périlleux, pour
l'interprète, "d'imaginer
la manière dont [l'auteur de la partition] voulait qu[e
les notes]
soient jouées et les jouer comme cela",
notamment lorsque, entre l'intention virtuelle de l'auteur et
l'intention actuelle de l'interprète, s'interpose l'intention
actuelle
d'un
chef d'orchestre, plus toutes celles des musiciens de l'orchestre. Le
résultat final c'est que, cette
interprétation-ci
du concerto de Ravel (avec Boris Bérézowsky au piano et
Jean-Jacques Kantorow dirigeant le Sinfonia Varsovia) n'exprime
manifestement
pas la même chose que cette
interprétation-là
(avec Hélène Tysman au piano et Nicolas Pasquet dirigeant
l'Orchestre Franz Liszt de Weimar), autrement dit que l'œuvre n'est
pas comprise
de
la même façon. Ce qui ne veut pas dire que le même thème joué
par les mêmes interprètes donnera
nécessairement lieu à la même expression
: ces deux versions de Work
Song
interprétées par Cannonball Adderley et son quintette, l'une
datant de 1960
et l'autre
enregistrée en 1963
en sont la preuve.
Il
serait
même
contradictoire que
deux expressions
du même thème fussent indiscernables dans
la mesure où, si la compréhension
par
le lecteur ou l'auditeur dépend, contextuellement, de l'expression
de
l'auteur, du locuteur ou de l'interprète, cette dernière dépend à
son tour, contextuellement, de la compréhension
que
ceux-ci ont du thème exprimé.
De
ce point de vue, la standardisation suppose
une mécanique
et
non pas une expression
: "quand
nous avons envisagé la question de savoir si [on] était guidé par
les signes, nous étions sans cesse enclins à parler comme si nous
ne pourrions jamais trancher cette question avec certitude, à moins
de pouvoir inspecter le mécanisme réel qui relie l'acte de voir les
signes à l'acte d'agir conformément à eux. Car nous avons une
image précise de ce que, dans un mécanisme, nous appellerions le
fait que certaines pièces soient guidées par d'autres. En fait, le
mécanisme qui nous vient immédiatement à l'esprit
quand nous voulons montrer ce que [...] nous appellerions ''être
guidé par les signes'' est un mécanisme du type du
pianola"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
118).
Il ne peut, conceptuellement, y avoir de compréhension
ou
d'expression
mécaniques
d'un thème. Comme l'écrit très justement Antonia Soulez, "un
thème, loin d'être écrit d'avance, est tout sauf un invariant
préalablement posé que le jeu ferait varier ensuite, [de même]
dans le langage, pas de germe de sens que l'usage développerait
comme une pelote que l'on dévide"(Soulez,
au
Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique,
ii). Un thème,
qu'il soit musical ou verbal,
qu'il soit écrit ou non53,
est toujours un schème, une matrice, une fonction en attente
d'actualisation54,
c'est-à-dire d'appropriation par qui le comprend
comme expression
de sa propre vie.
Il
n'y a pas
plus d'"expression
mécanique" d'un
thème qu'il
ne peut y en
avoir
d'un
visage :
"l'expression
consiste pour nous [dans] l'imprévisibilité"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
73).
Aussi, "on
peut très bien comparer le changement d'expression
d'un visage avec le changement d'interprétation d'un accord dans la
musique, suivant que nous le ressentons comme transition vers telle
ou telle tonalité"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§129).
En particulier, le "mode mineur" est, dans notre culture,
associé à la tristesse, le "mode majeur" à la joie.
Voilà pourquoi "si
je dis d’un morceau de Schubert55
qu’il est mélancolique, cela revient à lui donner un
visage"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I),
un visage triste, en l'occurrence.
Wittgenstein
nous livre donc, in
fine,
le critère56
de la compréhension,
qu'elle soit verbale ou musicale dès lors que celle-ci ne peut être
indiquée ni par un symptôme physique objectif
(ce
qui supposerait une causalité mécanique de type béhavioriste),
ni par un symptôme
psychologique subjectif
(ce qui supposerait un état d'esprit
de type mentaliste).
Pour peu que je trouve expressif
le
thème
de
la communication tel que je le perçois, je le comprends
en
entrant immédiatement
en
interaction avec lui :
"telle
phrase musicale est pour moi un geste. Elle s'insinue dans ma vie. Je
me l'approprie. Les variations infinies de la vie sont essentielles
à la nôtre. Essentielles par conséquent aussi au train habituel de
la vie. [...]
Si
je savais exactement quelle grimace un tel portera sur le visage,
quel mouvement il fera, il n'y aurait alors ni expression du visage,
ni geste"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
73).
J'entre en interaction avec le thème
musical ou
verbal
exactement de la même façon que j'entre en interaction avec une
expression
du
visage que je comprends
:
"que
signifie « lire l'amitié dans un sourire
»
? Cela signifie peut-être qu'au visage souriant je réponds par un
visage qui d'une certaine façon lui est coordonné. Pour accorder
mon visage à celui de l'autre, je modifie le mien en exagérant tel
ou tel trait du sien"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§129).
En effet, si je suis dit le comprendre,
c'est
parce que je vois
ou entends
un thème comme expressif,
c'est-à-dire que j'en saisis des aspects
perceptuels
qui n'ont
peut-être de
valeur
que pour moi-même (pour ma
vie)
mais n'en sont pas moins objectifs.
Dès
lors, il est normal qu'il y ait aussi des critères
objectifs
de
la saisie par moi de cette valeur,
autrement dit des règles de jugement qui font dire à autrui que je
comprends.
Car, si tel n'était pas le cas, je pourrais bien comprendre
moi-même,
mais comment saurais-je que je comprends
et,
surtout, comment saurais-je qu'autrui comprend
et
me comprend
?
Bref comment pourrais jamais employer à bon escient la formule "j'ai
compris" ou "il a compris"57
s'il
n'existait pas d'attitude objective
de
compréhension
?
Allons
plus loin : comment une disposition
telle
que la compréhension
pourrait-elle
être culturellement acquise s'il n'y avait pas d'éducation possible
de cette disposition
? Et comment une telle éducation serait-elle possible s'il
n'existait pas d'attitude caractéristique de l'expression
de
cette compréhension
telle qu'elle est attendue par ceux-là même qui sont, à
tort ou à raison,
institutionnellement
reconnus
comme les mieux qualifiés pour juger de la justesse de ces attitudes
expressives
?
Cette éducation est parfois
explicite. Par exemple dans
les indications que
donne le chef d'orchestre ou
le professeur de chant ou de musique lorsqu'il
dit :
""Insistez
sur la note la plus grave dans ses mordants descendants" ou
"Ici, nous devons laisser couler. Toute cette page. Ces tierces
doivent couler comme une seule note. Reprenons" ou "Ici,
c'est dramatique. Presque orchestral. Essayez d'y mettre de la
puissance.
Plus fort. Allez-y à fond""(Conroy,
Corps
et Âme,
xii).
Ou bien dans les didascalies du dramaturge,
les directives du metteur en scène
ou les conseils du professeur d'art dramatique.
Mais, s'agissant
de l'usage
expressif
du langage,
son apprentissage
est,
le plus souvent,
implicitement et
spontanément confié aux institutions d'éducation générale qui
"façonne[nt]
complètement des habitus
sociaux à partir de l’inculcation du langage. [Dès lors], la
prononciation et, plus généralement, le rapport au langage sont,
pour la perception ordinaire, des révélations de la personne dans
sa vérité naturelle [dans la mesure où] tout le corps qui répond
par sa posture et sa réaction aux exigences du jeu exprime tout le
rapport au monde social"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 2).
Lorsque
l'on parle, on exprime
toujours
soi-même, fût-ce à son corps défendant, car "si
soudain un thème, une tournure, nous disent quelque chose, nous
n'avons pas besoin d'être capables de nous l'expliquer. C'est
soudain ce geste-là qui nous est accessible"(Wittgenstein,
Fiches,
§158),
c'est-à-dire que, même dans le cas où je ne saurais dire
consciemment,
"voilà, c'est comme
ceci que
je comprends
ce
thème", il reste que je
le
comprends
d'une
certaine manière et
que ça se voit (ou s'entend) parce que j'adopte aussitôt une
gestuelle
caractéristique
qui fait dire à autrui : "oui, il a compris".
Caractéristique
mais, encore une fois, non stéréotypée car "le
même morceau peut être joué avec un expression juste d'un nombre
incalculable de manières différentes"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
82).
Voilà
pourquoi, nous dit Wittgenstein, "dans
le langage des mots, il y a un fort élément musical (un soupir,
l'intonation d'une question, celle de l'annonce, celle des élans du
cœur, tous les innombrables gestes de l'intonation)"(Wittgenstein,
Fiches,
§161). C'est
toujours au moyen d'une certaine gestuelle que je m'exprime
et donc que je montre de
quelle façon
on
m'a appris à comprendre
le
thème qui me touche (qui touche à ma vie) : "ce
qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne, ce sont les
gestes et les mimiques exagérées. Le mot est enseigné comme le
substitut d’une mimique ou d’un geste. Dans ce cas, les gestes,
l’intonation, la voix, etc., sont des manifestations d’approbation.
Qu’est-ce qui fait du mot une expression d’approbation ? C’est
le jeu de langage dans lequel il apparaît […]. Vous dites : “
faites attention à cette transition ”, ou “ ce passage n’est
pas cohérent ”. Ou bien, parlant d’un poème en critique, vous
dites : “ son utilisation des images est précise ”. […] Au
lieu de cela, je pourrais tout aussi bien employer des gestes ou
danser"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I).
Et lorsqu'il n'y a pas de geste explicite ni de danse, lorsque,
notamment,
les usages
invitent à la retenue
ou à la discrétion,
ce qui est le cas, typiquement, pour la musique savante ou
sacrée (par
opposition au jazz, par exemple), nous dit astucieusement
Wittgenstein, il reste encore une ébauche
de geste,
à peine perceptible : "je
puis par exemple lire une phrase de façon plus ou moins émouvante.
Je m'efforce de trouver exactement le ton juste. Ce
faisant, il
est fréquent que je voie une image devant moi, une sorte
d'illustration. Je puis même donner un certain ton à un mot, ton
que sa signification appelle, presque comme si le mot était une
image. On pourrait imaginer pour soi-même un système d'écriture,
dans lequel certains mots seraient remplacés par de petits dessins,
ce qui les ferait ressortir. De fait, cela arrive souvent, quand nous
soulignons un mot ou quand, dans la phrase, nous le mettons
formellement sur un piédestal"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§1059).
À peine perceptible par autrui, mais néanmoins évidente pour
soi-même dans le sens où "ma
main est tentée de les dessiner"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
24),
tentation qui est exactement du même genre que la tentation de dire
quelque chose que l'on s'interdit pourtant de formuler explicitement.
Et c'est ce cas particulier de la compréhension
comme,
exceptionnellement58,
dépourvue
d'expression
manifeste
qui
nous fait prendre cette disposition pour un état mental
privé,
oubliant par là que "c’est
seulement à qui a appris à calculer par écrit ou oralement que
l’on peut, à l’aide du concept de calcul, rendre compréhensible
ce que c’est que calculer de tête"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II).
Il reste que, même dans ce cas, "les
expériences émotionnelles font l'objet d'une localisation physique
;
car si je fronce les sourcils dans un mouvement de colère, je
perçois cette tension dans les muscles de mon front et, si je
pleure, les sensations éprouvées autour de mes paupières font
partie, et cette partie n'est pas négligeable, de ce que je puis
ressentir. C'est à peu près, je crois, ce que voulait suggérer
William James, en disant qu'un homme « ne pleure pas parce que qu'il
a de la peine, mais qu'il a de la peine parce qu'il pleure ». Cette
réflexion est le plus souvent mal comprise, et cela parce que nous
pensons à la manifestation de l'émotion comme à un moyen de faire
connaître aux autres que nous éprouvons cette
émotion"(Wittgenstein,
Cahier
Brun,
103).
Il n'est donc pas totalement faux de dire que l'expression
musicale,
par exemple, est l'expression
d'une
émotion
à
condition, encore une fois, de
n'en pas faire un
état mental privé mais un état intentionnel public59,
c'est-à-dire,
au minimum,
l'ébauche d'une performance,
le commencement de réalisation d'un geste ou d'une série de gestes
caractéristiques
de la compréhension
que
le sujet a d'une situation donnée : "si
je veux jouer une partition au piano, l'expérience montrera quels
sons j'aurai effectivement joués ; et il ne doit rien y avoir de
commun entre la description de ce qui a été joué et celle de la
portée. Et cela seul peut exprimer mon intention, je dois dire que
je voulais rendre par des sons les notes de cette
portée"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§58).
Décrire la partition, par exemple en la déchiffrant, ne suffit pas
à prédire, ni pour soi-même, ni pour autrui, la façon dont elle
va être comprise
et donc exprimée.
En revanche, l'attention portée par
autrui à
l'expression
de
mon corps,
ou
par
moi-même à mes propres sensations
cœnesthésiques (comme
corrélat de l'expression
de mon
corps perçu
par
autrui)
nous
montrent,
à moi-même comme à autrui, sinon comment
le
thème va être compris,
du moins dans
quelle mesure il
va l'être.
1Un
titre, évidemment, emblématique. À noter que le titre anglais du
roman, Body and Soul,
est
aussi celui
d'un
standard
joué
ou chanté par tous les grands noms du
jazz.
2Problème
qui devrait être au cœur de
l'apprentissage scolaire de la lecture mais qui, de fait, ne
l'est pas
(cf. Feyerabend
et l'Apprentissage Anarchique de la Lecture).
3"«
Un
état de choses est pensable » veut dire : nous pouvons nous en
faire une image
[...]. Dans
la proposition, la pensée s'exprime pour la perception
sensible"(Wittgenstein,
Tractatus,
3.001-3.1).
4"Nous
connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore
par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons
les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement qui n'y
a point de part essaye de les combattre. [...] Car
la connaissance des premiers principes, comme qu'il y a espace,
temps, mouvements, nombres, est aussi ferme qu'aucune de celles que
nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances du
cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle
y fonde tout son discours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions
dans l'espace et que les nombres sont infinis ; et la raison
démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un
soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions
se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes
voies. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison
demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir
y consentir, qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la
raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre,
pour vouloir les recevoir"(Pascal,
Pensées,
B282).
5"La
logique du monde que les propositions de la logique montrent dans
les tautologies, la mathématique la montre dans les
équations"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.22).
6Ce
qui fait évidemment penser à Kant lorsqu'il "appelle
transcendantale toute connaissance qui s'occupe en général non pas
tant d'objets que de notre mode de connaissance des objets en tant
que celui-ci doit être possible
a priori" (Kant, Critique
de la Raison Pure,
AK III, 43). Sauf que, pour Wittgenstein, dans la mesure où ce qui
se montre
ne
peut se dire,
il ne saurait y avoir de "connaissance transcendantale" au
sens de Kant (pas plus, et
pour la même raison,
que de "connaissance du cœur"
au
sens de Pascal)
puisque, pour qu'il y ait une "connaissance transcendantale",
il faudrait pouvoir se faire une représentation, une image de la
forme
logique.
Ce qui, par hypothèse, nous est interdit par le caractère
montrable
mais non dicible
de la logique : "pour
pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous
puissions, avec la proposition, nous placer au dehors de la logique,
c'est-à-dire en dehors du monde"(Tractatus,
4.12).
7Sans,
d'ailleurs, y parvenir, puisque l'auteur reconnaît que "[s]es
propositions sont donc des éclaircissements en ceci que celui qui
[l]e comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de
sens"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.54).
8Comme
chez Marx, par exemple, qui définit l'homme par la nécessité de
produire ses moyens d'existence, ou chez Changeux qui spécifie
l'humanité au moyen de sa structure neuronale.
9"La
parole [logos]
a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par
conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles
notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos]
et une Cité [polis]"(Aristote,
Politique,
1253a).
10"Ce
n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien,
qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une
Cité d’animaux"(Aristote,
Politique,
1280a).
11Il
est particulièrement significatif que Wittgenstein ait pu écrire
quelque chose comme : "on
peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche
philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
25) ou comme : "les
questions scientifiques peuvent m’intéresser, mais jamais me
passionner réellement. Seules les questions conceptuelles et
esthétiques ont cet effet sur moi. La solution des
problèmes scientifiques m’est, au fond, indifférente ; mais
celle des questions de cet autre type ne l’est pas"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
79).
12La
question que Wittgenstein met entre parenthèse mériterait un long
développement que nous ne ferons pas ici et qui a trait aux
rapprochements tentants mais peu pertinents que l'on pourrait opérer
entre les conceptions, respectivement wittgensteinienne et
romantique du comprendre.
Qu'il suffise de préciser que la "Weltanschauung"
romantique consiste en une analogie ineffable
du microcosme intérieur et privé du penseur de génie avec le
macrocosme extérieur et public de la Nature,
conception qui est complètement étrangère à la philosophie de
Wittgenstein. Lorsque
Wittgenstein écrit, "le
monde et la vie sont une seule et même chose.
Je suis mon monde (le microcosme)"(Wittgenstein,
Tractatus,
5.621),
c'est bien plus d'un holisme
spinozien
qu'il est question, comme nous le verrons infra.
13Il
en va de même chez Proust
: "de
quelque idée laissée en nous par la vie qu'il s'agisse, sa figure
matérielle, trace de l'impression qu'elle nous a faite, est encore
le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par
l'intelligence pure n'ont qu'une vérité logique, une vérité
possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères
figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les
idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais
nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l'impression, si
chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace, est
un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d'être
appréhendée par l'esprit, car elle est seule capable, s'il sait en
dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection
et de lui donner une pure joie"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2272).
14Pour
la proximité des deux philosophes au sujet de l'enjeu éthique de
la religion, cf. les
Grands Thèmes des Leçons et Conversations de Wittgenstein :
l'Éthique.
15Cf.
Dire
et Montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein. La
différence essentielle entre ces deux auteurs est, comme le
souligne Bouveresse, que le "mysticisme" de Wittgenstein
non seulement n'a rien à voir avec l'ineffable,
mais, tout au contraire, comme nous essayons de le montrer ici, n'a
de sens que par et dans un jeu de
langage.
En effet, l'ineffabilité
"est
presque toujours rapportée, implicitement ou explicitement, à une
sorte d'impuissance ou d'insuffisance intrinsèque de notre langage,
au fait que, d'une manière ou d'une autre, nous ne disposons pas du
langage adéquat. Chez Wittgenstein au contraire, il ne saurait être
question d'un défaut ou d'une inaptitude quelconque du langage :
aucun langage ne peut être un langage sans l'être pleinement, sans
posséder entièrement l'essence du langage, de tout langage. Et
l'élément mystique n'est pas quelque chose qui se trouve en dehors
des possibilités d'expression du langage tel qu'il est : son
existence découle immédiatement du fait qu'il y a des possibilité
d'expression, de l'existence même du langage"(Bouveresse,
Wittgenstein
: la Rime et la Raison,
i).
18Je
me réfère, notamment, à l'article de Jean-François Louette
intitulé Beckett : un Théâtre de l'Ennui ?
qui a paru dans le numéro 612 de la revue les Temps
Modernes daté du
21.02.2001.
19C'est
ce qui fait la différence, par exemple, avec les personnages des
romans de Modiano qui cherchent néanmoins, quoiqu'en vain, à
reconstituer cette unité et, donc, à échapper à la pure
factualité de leur existence.
20Un
scupulus.
Ironie suprême !
21Comme
le montrent, notamment, Wittgenstein et Anscombe, il n'est pas
nécessaire, pour soutenir cette thèse, d'épouser les présupposés
mentalistes du courant
phénoménologique (Cf.
Conscience
de soi, Connaissance de soi, Intentionnalité et Identité).
22Toutefois,
ils ne nous ennuient pas.
Ou, plus exactement, ils n'ennuient
pas le spectateur ou le lecteur qui voit dans l'œuvre
de Beckett, une unité
de signification,
celle, précisément, que lui confère l'expression
de l'ennui comme manifestation d'une certaine valeur
(négative,
peut-être, mais néanmoins bien réelle) de la vie humaine. Quelque
chose comme l'absurdité.
Notons par ailleurs que, comme nous l'avons développé dans Rire,
Rigolade, Ricanement, le comique est un bon moyen pour donner
(ou trouver) une valeur
à
l'absurdité de
l'ennui.
23En
particulier, de certaines méthodes scolaires d'apprentissage
précoce de la lecture dont on s'étonne encore qu'elles contribuent
à rendre l'école ennuyeuse. Cf. Feyerabend
et l'Apprentissage Anarchique de la Lecture.
24"Percevoir
un complexe signifie percevoir que ses parties constitutives sont
dans telle ou telle relation. Ceci
explique bien aussi que l’on puisse voir de deux manières la
figure
et
de même pour tous les phénomènes analogues. Car nous voyons
réellement deux faits distincts
("si
je regarde tout d’abord les sommets a,
et seulement marginalement les sommets b,
a
paraît être en avant ; et vice
versa
)"(Wittgenstein,
Tractatus,
5.5423).
25Ce
qui est, d'ailleurs, le cas pour le monde animal en général :
percevoir, c'est toujours, au minimum, percevoir pertinemment
dans un contexte de survie (Cf.
dans sentir
et percevoir : une Distinction Problématique, ce que Jacques
Bouveresse dit de la perception de la grenouille).
26Il
est significatif que l'on parle de
"phrasé" (voicing,
en anglais), de "phrase musicale" (par exemple "la
petite phrase musicale de la
sonate de Vinteuil", chez Proust).
Pour Proust, comme pour Wittgenstein, ou pour Rousseau, il est tout
à fait évident que "ce
que nous appelons “comprendre une phrase”, ressemble bien plus à
la compréhension d’un thème musical qu’on ne
l’imagine"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
167), "la
compréhension d’une phrase musicale, c’est la compréhension
d’un langage"(Wittgenstein,
Fiches,
§172). Rousseau va plus loin en disant que "les
premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être
simples et méthodiques"(Rousseau,
Essai
sur l’Origine des Langues,
ii).
Bien que Wittgenstein n'ait jamais, explicitement, pris position
dans un
débat
génétique
qu'il considérerait sans doute comme purement conceptuel et non pas
historique,
il
inverse parfois, néanmoins, le sens de la relation entre le
primitif et le dérivé. Par exemple, lorsqu'il écrit que "le
sens d'une proposition est très similaire à cette affaire : une
appréciation artistique"(Wittgenstein,
Leçons
sur l'Esthétique,
iv? 2).
Antonia
Soulez, dans un ouvrage consacré à la philosophie de la musique de
Wittgenstein, est
plus catégorique lorsqu'elle affirme
que "la
comparaison de comprendre une phrase à comprendre une phrase
musicale inverse la direction d'une lecture esthétique en mode
analytique. C'est donc le langage qui ressemble à la musique et pas
l'inverse, même si Wittgenstein a pu dire que la musique parle
comme
un langage et s'adresse à l'homme
comme
à
l'aide de propositions"(au
Fil du Motif : autour de Wittgenstein et la Musique,
i,
c'est nous qui soulignons). Cf. aussi, à ce propos, la très brillante conférence du pianiste et compositeur Jérôme Ducros donnée au Collège de France et intitulée l'Atonalisme, et après.
27Tout
en partageant ce point de vue, Miles Davis, dans une interview
donnée à l'International Herald Tribune daté du 17 Juillet 1991,
renverse les rôles respectifs de la matière et
de la forme musicales
en attribuant aux notes la fonction de mettre en forme le
silence qui serait,
en quelque sorte, la matière première
de la musique : "la véritable musique, c'est le
silence et toutes les notes ne font qu'encadrer ce silence".
28Fût-ce
par
la critique institutionnelle ou par la psychanalyse.
29"Ce
n’est pas seulement difficile de décrire en quoi consiste
l’appréciation, c’est impossible. Pour décrire en quoi elle
consiste, nous devrions décrire tout son
environnement"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I, §20).
30Comme
chez Kant, un domaine peut être transcendantal (en
tant que condition de possibilité d'un autre) sans être
transcendant (en tant
qu'ontologiquement séparé d'un autre).
31"Lorsque
Wittgenstein a souligné par la suite que « le tableau se dit
soi-même» (ce qui est également le cas de l'œuvre musicale), [il
ne cherche pas à]
suggérer que la peinture ou la musique constituent des langages qui
ne diffèrent d'un langage au sens strict que par un caractère en
quelque sorte auto-référentiel"(Bouveresse,
Wittgenstein, la
Modernité, le Progrès et le Déclin,
iv).
32"Le
comble du non-sens est de dire que l'artiste souhaite que ce qu'il
ressent en écrivant, l'autre le ressente en lisant"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
58). Comme le souligne Hélène-Karine
Garcia-Solek, "l'intérêt
est donc à porter sur la possibilité d'associations que stimule un
morceau, et non pas sur ce qu'il stimule. Le processus par lequel
ces associations se produisent n'est pas tant important que
l'ensemble de ces associations mises en rapport de comparaison et
d'analogie, totalité constructive car pratique, dont les zones de
ressemblances circonscrivent l'expressivité particulière à un
morceau"(H.K.
Garcia-Solek, Wittgenstein et la Musique,
iii,
1).
33Il
appréciait particulièrement la musique romantique, celle de
Brahms, de Schubert ou de Schumann. Jacques Bouveresse écrit que
"ses préoccupations [à Wittgenstein] ont
été, d'un bout à l'autre, orientées dans le sens d'une réaction
typiquement "classique" contre les impératifs supposés
de la modernité et de l'actualité [...]. Il a exprimé l'aspect
négatif de cette orientation philosophique en se qualifiant
lui-même de penseur "uniquement reproductif""(Bouveresse,
Wittgenstein, la
Modernité, le Progrès et le Déclin,
iv).
34Avec
Alban Berg et Anton Webern.
35Nous disons les traditions parce que, comme l'explique, par exemple, l'article "Tonalité" de l'Encyclopédie de la Musique parue au Livre de Poche, si "la tonalité au sens large désigne la sujétion d'une série déterminée de sons (qui peut être organisée en une gamme) à une tonique, c'est-à-dire à un son choisi autour duquel gravitent les autres sons [...] presque toute la musique est tonale, y compris celle des cultures non occidentales"(loc. cit.).
35Nous disons les traditions parce que, comme l'explique, par exemple, l'article "Tonalité" de l'Encyclopédie de la Musique parue au Livre de Poche, si "la tonalité au sens large désigne la sujétion d'une série déterminée de sons (qui peut être organisée en une gamme) à une tonique, c'est-à-dire à un son choisi autour duquel gravitent les autres sons [...] presque toute la musique est tonale, y compris celle des cultures non occidentales"(loc. cit.).
36Cacophonie
lorsque des accords parallèles se
développent sans qu'il y ait, apparemment, de principe unificateur,
ce qui est, précisément, l'une des caractéristiques de
l'atonalisme
: "le
contrepoint est la conduite simultanée de lignes mélodiques
indépendantes. Or, la notion de dissonance impose des contraintes
aux lignes mélodiques. Seule l'atonalité permet une réelle
indépendance"(Leibovitz,
Introduction à la Musique de
12 Sons).
Bruit lorsque le timbre, le rythme ou le tempo sont
trop exotiques et, pour cette raison, sont assimilés à
l'expression du primitivisme, de la grossièreté, voire de la
barbarie, ce qui fut, notamment, le cas pour la réception du jazz à
ses débuts : "à l'heure de sa généralisation sur notre
sol, au lendemain de la Grande Guerre, la "musique nègre"
importée des États-Unis, fut en effet ressentie aux oreilles de
nombre de ses nouveaux auditeurs européens, comme une invasion
tumultueuse"(Béthune, le
Jazz et l'Occident,
v). Cf.
le
Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine.
37Atonalisme
caricaturé par Thomas Mann
qui, influencé par la philosophie de la musique de Theodor Adorno,
réduit ce courant musical à
un simple algorithme
mathématique : "on
devrait pouvoir [...] avec les douze échelons de l'alphabet tempéré
par les demi-tons former [...] des combinaisons et des
interrelations déterminées des douze demi-tons, des formations de
séries, desquelles dériverait strictement la phrase, le morceau
entier, voire toute une œuvre aux mouvements multiples. Chaque note
de l'ensemble de la composition, mélodiquement et harmoniquement,
devrait pouvoir trouver sa filiation avec cette série type
préétablie. Aucun de ces tons n'aurait le droit de reparaître
avant que tous les autres n'aient fait également leur apparition.
Aucun n'aurait le droit de se présenter, qui ne remplît sa
fonction de motif dans la construction générale. Il n'y aurait
plus une note libre. Voilà ce que j'appellerais une écriture
rigoureuse [...]. On pourrait appeler cela une organisation complète
et rationnelle. Une extraordinaire unité logique serait ainsi
obtenue, une sorte d'infaillibilité et de précision
astronomiques"(Mann,
Doktor
Faustus,
xxii)
. Or, outre que la musique atonale réelle
(et non fantasmée) ne s'est jamais réduite à un tel algorithme,
d'une part Schönberg (comme
d'ailleurs Berg ou
Webern) lui-même en a usé avec beaucoup de souplesse et très peu
de dogmatisme (beaucoup moins, en tout cas, que l'"École de
Darmstadt" à laquelle ont participé Varese, Stockhausen
ou Boulez, lequel
déclarait, dans Relèves
d'Apprenti
que "tout
musicien qui n’a pas ressenti la nécessité du langage
dodécaphonique est inutile"
!), d'autre part on
peut aisément détecter des tendances atonales chez
les plus
prestigieux représentants
de la musique savante (Bach, Brahms, Debussy, Stravinsky,
etc.) ou du jazz (Monk,
Coleman, Mingus, Shep, etc.)
qui n'ont pourtant jamais
revendiqué d'engagement atonaliste.
38Comme
le souligne Bourdieu, "les
œuvres d’art sont le produit d’une lutte entre ceux qui, du
fait de la position dominante qu’ils occupent dans le champ sont
portés à la conservation […] et ceux qui sont enclins à la
rupture hérétique, à la critique des formes établies, à la
subversion des modèles en vigueur, et au retour à la pureté des
origines"(Bourdieu,
les
Règles de l’Art,
ii, 1).
39Toutefois,
le même pianiste, par ailleurs passionné par le jazz, n'hésite
pas à souligner les potentialités atonales du courant be bop.
40Merleau-Ponty
dit excellemment qu'"il
est impossible de superposer chez l’homme une première couche de
comportements que l’on appellerait “naturels” et un monde
culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est
naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il
n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à
l’être simplement biologique - et qui en même temps ne se dérobe
à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les
conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie
de l’équivoque qui pourraient servir à définir
l’homme"(Merleau-Ponty,
Phénoménologie
de la Perception,
I, 6).
41Il
n'est pas sûr que Rousseau ou Wittgenstein, auteur dont le
conservatisme artistique était avéré, se fussent, quant à eux,
opposés à Claude Rawlings. Pour illustrer à quel point le
"modernisme" artistique est de part en part un problème
conceptuel, pour parler
comme Wittgenstein, il n'est pas inutile de rappeler les
positions caricaturalement outrancières d'un Theodor Adorno,
pourtant peu suspect de conservatisme historique, à l'égard de la
modernité du jazz (cf.
le
Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine). À
noter que Thomas Mann dans Doktor
Faustus
et Mikhaïl Boulgakov dans le
Maître et Marguerite,
font, respectivement, de l'atonalisme et du jazz,
des formes musicales inspirées par le diable !
42Qu'il
définit comme des "goûts,
produits par les conditionnements sociaux associés à des
conditions correspondantes"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
i).
43Cette
analogie n'est pas, pour autant, un abus de langage : "“une
machine est incapable de penser”,
est-ce là une proposition basée sur l’expérience ? Non, nous ne
pouvons l’affirmer que de l’homme et de ce qui lui
ressemble"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§360). Ce qui vaut pour la machine vaut aussi, a
fortiori,
pour l'animal.
L'important
est que l'attribution de prédicats humains en général (la pensée,
la mémoire, l'intelligence, etc.) n'est pas un problème empirique
(on
ne découvre pas que telle sorte d'entité non-humaine pense,
calcule, se souvient, etc.) mais un problème conceptuel
(on
le postule
sur la base d'une "ressemblance" avec l'humain, laquelle
"ressemblance" est
elle-même un problème conceptuel).
44Même
si, pour Proust, "la
vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par
conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui
en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien
que chez l'artiste"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284).
46On
peut avoir plusieurs raisons de ne pas comprendre.
La séquence
de communication
peut être physiquement brouillée, elle peut être faite dans
un
jeu de
langage qui ne nous a pas été enseigné, mais,
comme le souligne Bourdieu,
l'incompréhension
peut aussi être déterminée par un habitus
de
mépris social à l'égard d'une
expression
que
l'on saisit parfaitement mais que l'on décide néanmoins de
dénigrer : "le
goût "pur" et l'esthétique qui en fait la théorie
trouvent leur principe dans le refus du goût "impur" et
de l'aïsthèsis,
forme
simple et primitive du plaisir sensible réduit à un plaisir des
sens, comme dans ce que Kant appelle "le
goût de la langue, du palais et du gosier",
abandon à la sensation immédiate [...]. On pourrait montrer que
tout le langage de l'esthétique est enfermé dans un refus
principiel du facile, entendu dans tous les sens que l'éthique et
l'esthétique bourgeoises donnent à ce mot ; que le "goût
pur", purement négatif dans son essence, a pour principe le
dégoût que l'on dit souvent "viscéral" (il "rend
malade" et "fait vomir") pour tout ce qui est
"facile", comme on dit d'une musique ou d'un effet
stylistique, mais aussi d'une femme ou de ses mœurs"(Bourdieu,
la
Distinction,
post-scriptum).
Le snobisme
ou l'hyper-conformismes
peuvent,
symétriquement, être définis comme un habitus
de
complaisance systématique à l'égard de ce que l'on sait devoir
être compris
(d'où
le piège que constituent les canulars tels que le
Coucher de Soleil sur l'Adriatique
de Roland Dorgelès ou les
Impostures Intellectuelles
d'Alan Sokal et Jean Bricmont).
47C'est
ce que nous avons appelé l'"éthique de la sérendipité"
dans l'Enjeu
Éthique de la Littérature.
48Si
on tient au déterminisme du processus de compréhension/expression
au moyen de variables cachées, c'est alors
à des variables
stochastiques,
autrement dit, aléatoires,
celles avec
lesquelles l'informatique et
la mécanique quantique (et
aussi, pour être honnête avec Pierre Bourdieu, un certain usage
des statistiques prédictives en sciences sociales)
nous ont familiarisés,
qu'il convient d'avoir recours et non pas à une sorte de
mécanique de l'inconscient
telle que la psychanalyse l'a popularisée.
Wittgenstein n'a de cesse d'insister sur le fait qu'il n'y a de
nécessité que
logique, autrement
dit en termes de relations internes que
les règles du langage imposent
a priori à nos
schèmes conceptuels et/ou
perceptuels, mais que nous
prenons abusivement pour des nécessités physiologiques
ou psychologiques.
Pour parler comme Bergson, nous pourrions dire aussi que ce n'est
que par une illusion rétrospective que
nous nous autorisons à
penser que ce qui nous
paraît nécessaire à
l'instant t était,
en droit, prédictible à l'instant t-1.
Il nous semble que les
concepts de compréhension
et d'expression sont,
chez Wittgenstein, typiquement, des concepts dispositionnels
dans le sens où "une disposition n'est pas
interrompue par une interruption de la conscience ou un déplacement
de l'attention"(Wittgenstein,
Remarques sur la
Philosophie de la Psychologie,
II, §45) : ce
sont des
fonctions
qui
sont
présentes même
lorsqu'elles
ne
sont
pas actualisées
par une variable.
Une
disposition
n'a
pas de durée : on peut dire "j'ai eu mal aux dents toute la
matinée" mais non "j'ai compris toute la matinée",
car la disposition,
une fois actualisée, n'a ni début, ni fin : "d’où
avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était
liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait
infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle
?"(Proust,
du
Côté de chez Swann,
I, i, 44), se demande le narrateur lorsque sa disposition
gustative
a été actualisée par la madeleine trempée dans le thé.
L'habitus
bourdieusien
est
aussi une disposition
:
"les
conditionnements associés à une classe particulière de conditions
d’existence produisent des habitus,
systèmes de dispositions durables et transposables [...]
;
l'habitus
est une connaissance sans conscience"(Bourdieu,
Choses
Dites).
Seulement les variables censées actualiser un habitus
donné
sont, pour Bourdieu, mécaniquement déterminées et ne sont donc
pas aléatoires.
50Proust
a une conception très
humienne de la mémoire
:
"les
qualités qui sont à l’origine de cette association et qui
conduisent l’esprit d’une [représentation] à une autre sont
[...] la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou dans
l’espace et la relation de cause à effet"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
I, iv).
51Sauf
que "la
meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle
pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur
d'une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même
ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné,
la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand
toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer
encore"(Proust,
à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
II, 512).
En ce sens,
la recherche du temps perdu n'est rien d'autre que la recherche des
moi perdus pour notre
conscience du présent mais
pas pour notre mémoire du passé,
toute la difficulté étant de faire coïncider
celle-ci avec
celle-là, ce que seul le hasard des rencontres peut réaliser.
52Ou
de son auteur putatif. C'est le cas, de manière tout à fait
générale, lorsque le "puriste" entend donner aux mots
qu'il emploie leur sens prétendument
"originel".
53Les
différences, apparemment de nature, entre expression verbale et
expression musicale,
entre tradition orale et tradition écrite, peuvent aisément être
réduites à des différences de degré dès lors que l'on
considère, d'une part que la partition musicale
n'existe que dans la musique savante occidentale, d'autre part qu'il
existe, dans la tradition occidentale, des jeux de langage qui
consistent à donner une
interprétation d'un texte
écrit (dans le théâtre classique, par exemple). Ainsi
que nous l'avons développé
par ailleurs, (cf. le
Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine ainsi que
Wittgenstein
et la Musicalité Non-Toxique du Langage),
il est des activités expressives
telles que le conte africain où
la dichotomie
langage/musique est très peu pertinente
et d'autres, telles que le jazz où c'est la dichotomie indications
écrites/improvisation orale qui ne l'est plus.
54Profitons-en
pour souligner que ce que les jazzmen appellent
"standard" est, précisément, un tel schème, une telle
matrice ou une telle fonction et qu'il faut être aussi dépourvu
d'oreille musicale, de culture musicale ou, peut-être, simplement,
de bonne foi que l'a été Theodor
Adorno dans son analyse du
jazz pour nier la réalité de l'improvisation jazzistique
en prétendant que "les
écarts sont tout aussi standardisés que les standards et
s’annulent dans le moment même de leur apparition"(Adorno,
une
Mode Intemporelle).
À quoi G. Mouëllic répond, dans le
Jazz, une Esthétique du XX° siècle,
que "John
Coltrane enregistre quatorze fois my
Favorite Things,
Cézanne repeint inlassablement sa Montagne
Sainte-Victoire
et Brancusi propose vingt-deux versions de l’Oiseau
dans l’Espace.
Dans les trois cas, l’artiste ne retravaille pas l’œuvre
précédente : il s’agit d’une autre lecture et non d’une
relecture"(loc.
cit.).
55Il
est vrai que le
courant musical romantique, notamment avec Schubert, s'est
fait une spécialité de
l'expression
de
toutes les nuances des
émotions humaines,
et tout particulièrement, de la mélancolie. Que Wittgenstein ne
partage pas le mentalisme
romantique,
c'est-à-dire l'idée que les émotions
sont
des états mentaux accessibles uniquement en première personne (cf.
Rire,
Rigolade, Ricanement)
ne l'empêche
évidemment
pas d'apprécier la musique romantique.
56Il
s'agit bien de critère conceptuel
et non pas de symptôme
empirique
: "à
la question « comment sais-tu que ceci ou cela a lieu ? », nous
répondons parfois en indiquant des critères
et parfois de symptômes.
Quand, en médecine, l'inflammation causée par tel bacille est
qualifiée d'angine et que, dans ce cas précis, nous demandons : «
Pourquoi
sais-tu que cet homme a une angine ? », la réponse : « J'ai
trouvé dans son sang le bacille X ou Y » nous indique le critère
ou ce que nous pouvons appeler le critère de définition de
l'angine. Si, en revanche, la réponse était : « Il a une
inflammation de la gorge », il nous indiquerait là un symptôme de
l'angine. Par symptôme,
je désigne un phénomène dont l'expérience que nous en faisons
est concomitante du phénomène qui est notre critère
de
définition"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
48).
En ce sens, il n'est pas évident
qu'"il
n'y a[it]
pas de concept qui puisse donner un critère pour le correct et
l'incorrect ; il faut donc définir plus avant la capacité
d'exprimer un accord ou un désaccord, c'est-à-dire l'expression de
la correction ou de l'incorrection, dans le jugement esthétique. La
notion d'aspect [...]
permet
de clarifier la notion de «
grammaire
»
du mot « beau », la « grammaire
»
de la justesse"(H.K.
Garcia-Solek, Wittgenstein
et la Musique,
ii,
3).
Il serait plus exact de dire qu'il n'y a pas de critère
définitionnel,
du
concept de "compréhension correct" ou d'"expression
correcte". Ce qui, pour Wittgenstein, n'est nullement
problématique : "nous
sommes incapables de définir clairement les termes que nous
utilisons, non parce que nous ne connaissons pas leur vraie
définition, mais parce qu’ils n’ont pas de vraie
définition"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
26).
57Il
en va de même pour l'apprentissage de n'importe quel concept, y
compris, bien entendu, pour les concepts mentalistes,
c'est-à-dire ceux dont on suppose, à tort, qu'ils font référence
à un état interne accessible seulement en première personne.
Par exemple, "qu’en
serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne
gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? Dans ce
cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de
l’expression ‘douleur’"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§257).
58"Exceptionnellement"
ne veut pas dire "rarement" mais "contraire à la
règle". Il n'y a pas de contradiction à ce que les cas de
conformité à une règle soient plus rares que les cas d'exception.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Votre commentaire est-il vraiment nécessaire ?