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jeudi 23 juin 2016

WITTGENSTEIN ET LA MUSICALITE NON-TOXIQUE DU LANGAGE.


Dans un article intitulé "Actes de Parole et Confession" consacré à la dénonciation du bavardage et de la démagogie, Gilles Herlédan écrit dans un article, par ailleurs fort intéressant, paru dans le numéro 434 de l'hebdomadaire Golias daté du 26 mai 2016 : "que dit un homme qui parle à un autre homme ? [...] Le publiciste et le démagogue ne se soucient pas du sujet. Ils cherchent seulement à influencer des masses : les jeunes, la "ménagère de 50 ans", les cadres ou les automobilistes, les fumeurs, etc., ce sont des matières premières, des surfaces d'application de l'influence"(loc. cit.). Ce qui nous fait réagir n'est finalement, qu'un point de détail qui ne met pas en cause le contenu de l'article mais qui nous semble, néanmoins, illustrer une conception typiquement toxique du langage. Non pas tant au sens où une telle conception serait nécessairement nocive ou perverse, mais plutôt dans un sens étymologique. En grec, toxeuô signifie viser avec un arc ou tirer à l'arc (to toxon, c'est l'arc). Or l'auteur de l'article parle, de manière tout à fait significative, de "cibles" que le publicitaire ou le démagogue "viseraient", champ lexical qui prête inévitablement le flanc à une analogie sous-jacente : s'il y a des "cibles" que le langage doit atteindre, c'est bien parce que celui-ci est implicitement considéré comme une sorte d'arme de tir. Nous voudrions montrer ici qu'une telle analogie n'est pas seulement réductrice mais qu'elle est contradictoire avec ce que le langage a de proprement humain, à savoir sa musicalité.

C'est Platon qui, le premier, a théorisé l'enjeu toxique du langage, notamment dans son Gorgias, dans lequel il laisse à Gorgias, célèbre rhéteur sicilien du V° siècle avant notre ère, le soin d'expliquer ce qu'est la rhétorique : "il m’est arrivé maintes fois d’accompagner mon frère ou d’autres médecins chez quelque malade qui refusait une drogue ou ne voulait pas se laisser opérer par le fer ou le feu, et là où les exhortations du médecin restaient vaines, moi je persuadais le malade, par le seul art de la rhétorique. [...] Voilà ce qu’est la rhétorique et ce qu’elle peut"(Platon, Gorgias, 456c-d). La rhétorique est explicitement décrite comme l'art de parler de manière persuasive, c'est-à-dire propre à faire se mouvoir le destinataire du discours dans le sens souhaité par le destinateur. L'argument développé par Gorgias dans cet extrait utilise d'ailleurs un procédé rhétorique bien connu, notamment par les publicitaires et les démagogues : ne vanter que les seules vertus de ce dont il parle en en occultant soigneusement les vices. Aussi Gorgias n'y va-t-il pas par quatre chemins et explique-t-il que la rhétorique peut, tout simplement, sauver la vie des gens1. Toutefois, la ficelle de Gorgias est moins grossière qu'elle n'en a l'air puisque son argument consiste à établir une comparaison entre les pouvoirs persuasifs, respectivement, du rhéteur et de l'homme de l'art. De sorte qu'implicitement, il oppose le pouvoir du rhéteur au savoir du médecin en concluant, de manière tautologique, c'est-à-dire sans le moindre risque de réfutation, que celui qui a du pouvoir a toujours plus de pouvoir que ... celui qui n'en a pas2. Certes, Socrate objecte qu'en l'occurrence, ce genre de pouvoir est au savoir ce que l'apparence est à la réalité en disant que "la rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle ; elle a découvert un procédé qui sert à persuader ; devant un public d’ignorants, elle a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs"(Platon, Gorgias, 459b). Mieux même, ce genre de pouvoir est une imposture, puisqu'elle flatte la bêtise en la promouvant au rang de moteur de l'action, or "[la flatterie] a pris le masque de l'art sous lequel elle se trouvait, [elle] n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la bêtise, qu'elle l'égare au point de faire croire qu'elle est plus précieuse que tout"(Platon, Gorgias, 464d). À quoi Gorgias répond : "mais la vie n’en est-elle pas beaucoup plus facile ? Il n’y a aucun art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas moins fort qu’un spécialiste"(Platon, Gorgias, 459c). Imparable : que vaut, notamment à l'égard de l'ignorant, de l'imbécile, le savoir abstrait du scientifique en face du pouvoir concret du prestidigitateur, tout particulièrement dans cette circonstance paroxystique où l'enjeu est quand même de persuader le moribond de sauver sa vie ? "Voilà ce qu’est la rhétorique et ce qu’elle peut", en effet. Il est donc tout à fait clair que le rhéteur conçoit son art comme le maniement d'une arme de précision, puisqu'il s'agit, nous dit Gorgias, d'"user de la rhétorique, comme on use des autres arts de combat : car on a appris le pugilat, le pancrace, le combat avec des armes véritables, de manière à pouvoir vaincre également ses amis et ses ennemis"(Platon, Gorgias, 456d). Parler consiste donc bien, pour Gorgias, à atteindre une cible humaine avec une arme à la manière d'un archer (toxotès). Or, comme d'une part, "la rhétorique exige une âme perspicace et naturellement habile dans les relations humaines"(Platon, Gorgias 463b), mais aussi, d'autre part, "il n’est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d’une manière plus persuasive que l’homme de métier, quel qu’il soit"(Platon, Gorgias, 456c-d), l'archer du langage qu'est le rhéteur doit être, en fait, doublement habile puisqu'il doit, dans un premier temps, choisir soigneusement ses flèches (ses sujets de discussion) avant de les ajuster et les darder finalement sur la cible humaine sélectionnée. Le rhéteur est simplement celui qui est conscient de ce double enjeu toxique, et le bon rhéteur celui qui est habile à choisir autant qu'à viser pour faire mouche dans un nombre significatif de cas.

On pourrait croire que, malgré la brillante prestation de Gorgias face à Socrate, l'aspect caricatural d'une telle conception toxique du langage, telle qu'elle est exposée par un champion de la rhétorique, va être dénoncée par Platon et, pour cette raison, minutieusement déconstruite. Car, après tout, comme le rappelle opportunément François Châtelet, "commencer à philosopher, c'est, de prime abord, mettre en question non pas seulement le contenu divers des opinions [...] mais encore le statut d'une existence qui croit qu'opiner, c'est savoir"(Châtelet, Platon, ii). Car, après tout, c'est bien son statut de "cible" facile pour des rhéteurs ou bien des sophistes3 qui fait opiner l'ignorant à tout discours publicitaire ou démagogique, c'est-à-dire le fait se conformer à leurs désirs. On pourrait donc croire que l'intuition fondatrice de la philosophie platonicienne et, sans doute aussi de toute l'histoire de la philosophie occidentale4, consistât à faire accéder cette composante essentielle de l'existence humaine qu'est le langage à un statut plus noble que celui qui consiste à viser une cible. Or, il n'a échappé à personne que le contexte historico-politique de la naissance de la philosophie dans l'Athènes de Périclès est celui d'une démocratie, c'est-à-dire, grosso modo, d'un régime politique dans lequel les questions d'ordre public se traitent dans l'espace public au moyen d'un discours public ciblé, c'est-à-dire réducteur. Réducteur tant en ce qui concerne les sujets à aborder qu'en ce qui concerne les citoyens à persuader, l'impact probable étant d'autant plus significatif que l'un comme l'autre sont plus indigents. De fait, comme Socrate le fait remarquer, "l’orateur n’est pas l’homme qui fait connaître aux tribunaux ou à toute autre assemblée ce qui est juste et ce qui est injuste [...] de toute façon il ne pourrait pas, dans le peu de temps qu’il a, informer pareille foule et l’amener à connaître des questions si fondamentales"(Platon, Gorgias, 455a). Dès lors, on aurait pu admettre que tout l'effort de l'entreprise philosophique, autrement dit anti-rhétorique ou anti-sophistique par définition portât sur le changement de statut tout à la fois du sujet de discours à aborder et du citoyen à persuader en les rendant, l'un et l'autre, plus savants5. Eh bien pas du tout. Certes, nous dit Platon, "il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption"(Platon, République, VI, 485b). Autrement dit, la philosophie doit s'attacher à dire le vrai éternel et immuable, par opposition à la sophistique-rhétorique qui ne s'intéresse qu'à l'illusion éphémère et toujours changeante, à s'intéresser à l'essence des choses plutôt qu'à leur apparence, bref, à la connaissance plutôt qu'à l'opinion. Raison pour laquelle il est urgent, nous dit Platon, de confier le destin de la Cité à des philosophes plutôt qu'à des démagogues. Aussi "la finalité de l’éducation philosophique est[-elle] d’établir gardiens de l’État ceux qui seront reconnus capables de veiller à la garde des lois et des institutions"(Platon, République, VI, 484c). Seulement voilà, lorsque les citoyens s'assemblent sur l'Agora pour débattre des affaires publiques, ils sont une multitude et "il est impossible que la multitude soit philosophe"(Platon, République, VI, 494a). La multitude dont il est question ici est celle des individus tout autant que celle des opinions diverses et variées dont ils sont porteurs et doit être comprise par opposition à l'unicité qui est celle du philosophe tout autant que de son objet de connaissance. Pour cette raison, le changement de mode de gouvernement de la Cité, tel que le préconise Platon et, à sa suite, une bonne part de la tradition philosophique, ne suppose aucun changement de statut ni du langage ni de son "destinataire" : le caractère toxique du langage n'est nullement remis en question, pas plus que la docile inertie épistémique des foules. Et proclamer que "tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité"(Platon, République, VI, 474a), c'est, pour continuer à filer l'analogie, simplement préconiser de confier l'arc à une autre sorte d'archer. D'ailleurs, si l'on en croit Socrate, le discours d'investiture du philosophe-roi à l'égard de la multitude des citoyens sera, typiquement, démagogique6 : "vous êtes tous frères dans la Cité, leur dirons-nous, [...] mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre nous qui sont capables de commander, aussi sont-ils les plus précieux, de l’argent dans la composition des gardiens, du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans"(Platon, République, III, 415a). Mais alors, à quoi bon substituer à la démagogie rhétorico-sophistique une démagogie philosophique ? Pour plus de "justice", nous dit Platon. En effet, dans la mesure où le sophiste-rhéteur est réputé encourager l'injustice, c'est-à-dire, à travers le désordre dans l'âme du citoyen, le chaos dans la Cité tout entière, la justice est, explicitement, l'enjeu politico-philosophique revendiqué par Platon au motif que "l’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur, [...], il devient ami de lui-même, il harmonise les trois parties7 de son âme"(Platon, République, IV, 443d). Il s'agit donc, pour le philosophe-roi, de viser "cette petite partie de l’individu qui commande et émet des préceptes, partie qui possède aussi la science de ce qui est profitable à chacun des trois éléments de l’âme et à leur ensemble"(Platon, République, IV, 442c), à savoir cet "œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité"(Platon, République, VI, 508e), tout au moins chez les individus dotés d'un tel organe. On voit donc clairement que, même dans le cadre de l'éducation philosophique la plus poussée, si la toxicité philosophique diffère de la toxicité sophistico-rhétorique en ce que le philosophe est réputé plus "juste" que le sophiste-rhéteur8, sa matière lexicale plus pure car vraie9 et, surtout, en ce que la partie de l'être humain visée est, désormais, la partie raisonnante de ceux qui sont dotés du naturel philosophique et non plus la partie désirante du plus grand nombre, il s'agit toujours, néanmoins, de manier le langage comme une arme de tir en visant une "cible" humaine avec une flèche précautionneusement sélectionnée.

Cette spécificité de la toxicité typiquement philosophique du langage va, au cours des siècles, à la fois s'affiner et se complexifier, notamment avec le développement de la philosophie de l'esprit dont l'acmè se situe dans le dualisme cartésien qui promeut le genre humain tout entier (et plus seulement l'engeance philosophique) à une dignité ontologique tout à fait à part dans l'ordre de la création puisque les êtres humains sont, désormais, réputés les seules entités à être un esprit mais à avoir un corps10. Nous sommes, nous dit Descartes, une res cogitans (une "substance pensante"), "c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison [...], c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9), et non pas une res extensa (une "substance étendue"), autrement dit un simple corps mécanique soumis aux passions11. Dès lors, "ce qui fait l’un des plus grands avantages de l’homme au-dessus de tous les autres animaux, c’est l’usage que nous faisons de la parole pour signifier nos pensées. [...] Les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut aussi que [les mots] signifient les objets de nos pensées, et ainsi faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme"(Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). L'idée fondatrice du mentalisme cartésien et post-cartésien est donc que le langage est l'arc matériel manipulé par un archer immatériel (l'esprit, le moi du locuteur) dont les flèches matérielles (les mots, les phrases) sont enduites d'un poison immatériel (l'intention subjective de signification) pour viser une cible immatérielle (l'esprit de l'auditeur ou du lecteur) censée se trouver dans son enveloppe matérielle (son corps). Quant à savoir comment est pensable une interaction entre deux substances, l'une immatérielle, l'autre matérielle12, c'est la pierre d'achoppement du dualisme substantiel en général. Raison pour laquelle le modèle cartésien, tout en n'étant pas fondamentalement remis en question, s'est toutefois matérialisé. En effet, si l'arc reste le langage, les flèches les différents actes de langage et le poison l'intention de signification, en revanche, l'archer et la cible vont devenir des machines. Le mentalisme cartésien et post-cartésien fait donc place, dès lors, à un structuralisme13 qui fait, apparemment, l'économie ontologique du passage par une substance immatérielle et qui suppose donc observables toutes les étapes du processus de communication. Les travaux de Norbert Wiener portant, pendant la seconde guerre mondiale, sur le cryptage des télé-communications militaires, fournissent un premier modèle cybernétique de la communication en général envisagée comme un processus mécanique14 au sein duquel un archer (l'émetteur) envoie une flèche (un message) enduite d'un poison (le code) sur une cible (le récepteur), à charge pour celle-ci, d'abord de décoder le message (c'est-à-dire de trouver l'antidote au poison), puis d'y répondre en se transformant, à son tour, en archer, faisant de l'émetteur primaire une cible secondaire, et ainsi de suite. Toutefois, la linéarité de ce processus n'est qu'apparente puisqu'en réalité, c'est le code entendu comme énumération exhaustive des combinaisons langagières possibles, comme stock d'informations disponibles, qui détermine tout le processus, en amont comme en aval : c'est parce qu'il y a un poison à instiller qu'il existe des flèches, un arc, un archer et une cible. Ce schéma sera théorisé par C.E. Shannon et W. Weaver qui vont le promouvoir au rang de théorie générale de l'information15. Comme le souligneront Dan Sperber et Deirdre Wilson, "l'idée selon laquelle la communication verbale [humain] est un processus de codage et de décodage est si profondément enracinée dans notre culture occidentale qu'on a tendance à oublier qu'il s'agit là, après tout, d'une hypothèse et non d'un fait [...]. Cette représentation repose sur deux hypothèses implicites : la première est que les langues humaines telles que le swahili et le français sont des codes ; la deuxième est que ces codes associent des pensées à des sons [ou des graphismes]. [De telles hypothèses] reposent sur une description inadéquate des phénomènes qu'elles prétendent expliquer"(Sperber et Wilson, la Pertinence, Communication et Cognition, i, 1). Et, en effet, ces deux hypothèses, qui sous-tendent la version structuraliste de la toxicité du langage sont manifestement fausses : d'une part les langues naturelles ne sont pas des codes puisqu'il n'y pas d'autorité à qui on puisse imputer la responsabilité de l'encodage16, d'autre part, les codes, lorsqu'ils existent, n'associent pas des pensées à des sons (ou des graphismes), mais des symboles à des sons (ou des graphismes)17. Bref, l'idée structuraliste du code conçu comme une sorte de poison sémiotique véhiculé par la flèche du langage n'est pas plus consistante que l'idée mentaliste d'intention subjective de signification qu'elle était censée remplacer et dont elle reste, de fait, prisonnière puisque l'intention subjective de codage reste, in fine, toujours présupposée par l'acte même d'encodage. C'est pourquoi la mouvance comportementaliste (ou behavioriste) va purger le structuralisme de ces dernières scories mentalistes et, de fait, réhabiliter la version platonicienne du sophiste-rhéteur18 habile à lancer ses traits lexicaux contre une cible humaine passive et qu'il s'agit de faire réagir. Comme le dit Quine, "le langage est un art social. Pour l’acquérir, nous dépendons entièrement d’indices accessibles intersubjectivement relativement à ce qu’il y a lieu de dire et au moment de le dire"(Quine, le Mot et la Chose, préf.). Le comportementalisme voit donc le langage comme un simple instrument de conditionnement causal de l'individu par la société afin de maximiser les chances de survie de celle-ci et, par contrecoup, de celui-là : "c’est la nécessité d’utiliser la culture comme forme indispensable de survie qui force l’homme à utiliser le langage, le langage étant le moyen d’interpréter et de coordonner la culture, de sorte que l’interprétation et la coordination commencent au moment où le petit enfant pénètre sur la scène humain"(Bruner, Child’s Talk). Par exemple, "on présente simultanément à l’enfant des émissions du mot et des exemples d’objets rouges ; on applaudit aussi à son propre babillage lorsqu’il émet un son qui ressemble à ‘rouge’ en présence du rouge ; au bout du compte, l’enfant acquiert l’art d’utiliser le mot conformément au goût de la société"(Quine, le Domaine et le Langage de la Science, ii). De sorte que tout acte de langage devient un processus de conditionnement causal par stimulus (la flèche) visant à faire réagir des organismes vivants (la cible) conformément aux intérêts (le poison) de la société (l'archer). La différence avec le schéma platonicien est donc que l'archer est ici la société tout entière et la cible, plus précisément, les récepteurs sensoriels qu'il s'agit de stimuler adéquatement19. Le pouvoir explicatif d'une telle conception comportementaliste est incontestablement supérieur à celui du mentalisme ou du structuralisme en ce qu'il semble bien correspondre, notamment, au marketing commercial ou politique modernes20. Malgré tout, pour séduisante qu'elle soit, cette version de la toxicité du langage est aussi fausse que les précédentes. En effet, si conditionnement comportemental il y avait vraiment, s'il existait réellement une mécanique causale de ce type, l'échec serait, statistiquement, marginal et non pas massif comme le souligne d'ailleurs l'auteur de l'article par lequel nous avons introduit le problème, "le succès est parfois au rendez-vous en terme de flexion des foules, cependant il faut noter que la résistance est grande, [...] une grande partie des "cibles" demeurent insensibles, ne changent pas leurs pratiques"(Gilles Herlédan, Golias, n°434 du 26 mai 2016). Les annonceurs publicitaires, pour ne parler que d'eux21, accepteraient-ils d'investir, annuellement, par exemple, entre 1,5 et 2 % du PIB français22 pour équiper de si piètres archers, autrement dit pour se doter de causes qui ne s'accompagnent des effets souhaités que de façon si peu probable et totalement erratique ?

À la version mentaliste (cartésienne et post-cartésienne) du modèle toxique, Wittgenstein adresse l'objection, désormais classique, de l'inflation ontologique consécutive à un usage mal contrôlé de la métaphysique. En d'autres termes, c'est parce que les philosophes concernés ne se sont jamais interrogés sur la nature de la métaphysique qu'ils érigent en connaissance vraie ce qui n'est qu'une tautologie et en objet réel ce qui n'est qu'un symptôme de leur embarras. En effet, "la proposition ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une image de la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 4.06) et, pour qu'il en soit ainsi, il faut que "les éléments de l’image sont dans un rapport déterminé qui indique que les choses réelles sont entre elles dans le même rapport"(Wittgenstein, Tractatus, 2.15). C'est pourquoi "pour reconnaître si l’image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité [...]. À partir de la seule image, on ne peut reconnaître si elle est vraie ou fausse [...]. Il n’y a pas d’image vraie a priori"(Wittgenstein, Tractatus, 2.223-2.224-2.225). Pour que vérité il y ait, encore faut-il que la proposition qui y prétend soit dotée de signes qui font référence, c'est-à-dire qui renvoient à une réalité autre qu'eux-mêmes. Or, précisément, "fait de la métaphysique celui qui a omis de donner, dans ses propositions, une référence à certains signes"(Wittgenstein, Tractatus, 6.53). De sorte que la représentation propositionnelle du métaphysicien a tendance à être nécessairement vraie a priori, c'est-à-dire sans possibilité de confrontation décisive avec la réalité qu'elle est censée représenter23. Ce que Wittgenstein appelle une tautologie. Dès lors, la res cogitans cartésienne (l'esprit) n'est, contrairement à la res extensa (le corps), nullement un objet réel mais une simple postulation métaphysique a priori24 : "il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents, [...] que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré. [Mais] l’idée d’“objets éthérésest un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47). Ce qui est le cas, précisément, pour les termes mentalistes tels que "âme", "esprit", "conscience", etc. : ils ont, certes, un usage, mais ce n'est pas celui d'un nom ordinaire qui est de faire référence à un objet matériel. Alors, nous admettons, par défaut, qu'il désigne un objet immatériel, "éthéré", sans nous rendre compte qu'"objet immatériel" est, au mieux, un oxymore, au pire, une contradiction. Bref, le dualisme substantiel repose sur un le double malentendu que constituent, d'une part la soi-disant "vérité a priori", d'autre part le soi-disant "objet immatériel". La conséquence sur une conception toxique du langage est extrêmement importante puisque l'idée mentaliste du "je" ou du "moi" qui parle (l'archer) se fonde sur l'affirmation cartésienne que "je" suis une chose pensante. Or, nous dit Wittgenstein, "il y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet [...]. Si l’utilisation de ‘je’ ou ‘moi’ implique la reconnaissance d’un agent particulier, il y a donc possibilité d’erreur ; [en revanche] s’il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas aucune erreur n’est possible [bien que] ce que je veux dire par ‘je’, c’est quelque chose que personne ne peut voir [...]. Dans le cas où ‘je’ est utilisé comme agent métaphysique qui ne désigne pas une personne déterminée par ses caractéristiques physiques, il se crée l’illusion que nous utilisons ce mot pour faire référence à quelque chose d’incorporel"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 66-69). Quand je dis "je mesure un mètre quatre-vingt cinq", je est utilisé comme objet. Ce pronom désigne alors ma taille mesurée de mon talon à la pointe de mon crâne et, à ce titre, mon énonciation est susceptible d'être vraie ou fausse en ce qu'elle est publiquement vérifiable. En revanche, si je dis "j'ai fait un rêve étrange et pénétrant", ce n'est plus le cas, car je est maintenant utilisé comme sujet. De sorte que, sous réserve d'insincérité ou de mensonge, mon affirmation est tautologiquement vraie dès qu'elle est énoncée. Dans ce dernier cas, le "je" n'est plus un objet physique, c'est-à-dire une entité publiquement observable, mais un sujet métaphysique, c'est-à-dire une simple postulation langagière. À part "je", tous les pronoms personnels réfèrent bien à des réalités physiques publiquement observables, même lorsqu'ils sont employés avec des verbes mentalistes25 : "les verbes mentalistes comme ‘voir’, ‘croire’, ‘penser’, etc. ne dénotent pas des phénomènes [...]. Ce qui caractérise les verbes mentalistes, c’est que la troisième personne [en fait, toutes les autres personnes] peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §§471-472). En revanche, dans la mesure où le je n'est pas un objet, "je pense" n'est pas empiriquement constatable, ni par moi, ni par personne. "Il pense" peut être paraphrasé par "cet individu fait quelque chose qui ressemble aux exemples qu'on m'a donnés pour illustrer le verbe penser". Mais "je pense" ne peut vouloir dire que "il y a hic et nunc une tentative pour illustrer correctement l'usage établi du verbe penser26". Il en va de même pour "j'entends que (j'ai l'intention que) mon interlocuteur me comprenne de manière à ce qu'il fasse A", où A est une certaine action. En tout cas, l'impossibilité wittgensteinienne d'assimiler le "je" sujet de l'intention de communication à un objet identifiable met à mal la métaphore de l'archer qui destine ses flèches langagières à une cible interlocutrice. Résultat : si le langage est un arc, les énonciations des flèches et l'intention de signification le curare, en revanche, il n'y a plus d'archer !

Est-ce à dire que la critique wittgensteinienne d'une conception mentaliste des actes de langage rejoint celle des structuralistes ? Il est clair que, tout comme eux, Wittgenstein s'évertue à arracher la notion d'intention de signification des griffes du mentalisme. Toutefois, nous dit-il, "éliminez du langage l’élément de l’intention, c’est sa fonction toute entière qui s’écroule"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, §20). En d'autres termes, il ne saurait être question de parler sans intention de le faire. Sur ce point, en disant que "c’est seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit, qu’il a des états de conscience, etc."(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §360), il est d'accord avec les mentalistes et il semble donc en désaccord avec le structuralisme, du moins dans sa version cybernétique. Sauf qu'une intention n'est plus une mystérieuse propriété métaphysique attribuable à une tout aussi mystérieuse res cogitans, mais l'actualisation, par un corps physique particulier, des possibilités d'agir conformément à un usage établi. Donc, tout comme les structuralistes et contre les mentalistes, Wittgenstein fait du parler un cas particulier de l'agir selon des règles : "une intention s'incarne dans une situation, dans des coutumes et des institutions humaines. Si la technique des échecs n'existait pas, je ne pourrais former l'intention de jouer aux échecs. Si je puis viser à l'avance la construction d'une phrase, c'est que je puis parler la langue considérée"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §337). Mes possibilités d'agir, donc, en particulier, celle de parler, sont déterminées par des règles exactement comme mes possibilités de déplacer une pièce sur l'échiquier sont déterminées par les règles du jeu d'échec. Or, pour Wittgenstein comme pour les structuralistes, "les mots “accord” et “règle” sont apparentés : le phénomène du consensus et celui d’action conforme à une règle sont interdépendants"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 344). Si donc "j'entends que (j'ai l'intention que) mon interlocuteur me comprenne de manière à ce qu'il fasse A" ne peut pas se paraphraser, ainsi que nous l'avons suggéré supra, par "il existe une substance pensante (je) qui produit un événement mental (mon intention) qui est censé influencer mon interlocuteur de manière à ce qu'il fasse A", mais plutôt par "il y a hic et nunc une tentative pour illustrer correctement l'usage établi de la locution pousser à faire A (et cette tentative peut être imputée à moi comme corps observable)", alors l'intention ne peut être rien d'autre que la faculté, pour celui qui agit, de justifier son action en excipant d'une règle qui fait consensus. De la même façon qu'avoir l'intention de "roquer" aux échecs n'est rien d'autre, pour moi, que "roquer" en expliquant de manière convaincante pourquoi j'ai "roqué" si on me le demande27, donc en excipant des règles du "roque" aux échecs. Bref, l'intention de signification ne peut être privée, c'est-à-dire valable pour un seul locuteur, mais, au contraire, est indissolublement publique : "suivre la règle est une pratique. Croire que l’on suit la règle n’est pas la suivre. C’est donc aussi qu’on ne peut pas suivre la règle en privé ; sinon croire que l’on suit la règle serait la même chose que la suivre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §202). Sur ce point, Wittgenstein et le structuralisme partagent le même point de vue. Pour autant, deux divergences majeures apparaissent. Premièrement, Wittgenstein ne parle jamais du langage mais des "jeux de langage" : "l’expression "jeu de langage" [Sprachspiel] doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie [Lebensform] ; mais combien existe-t-il de catégories de phrases ? L’assertion, l’interrogation et l’ordre peut-être ? Il y en a d’innombrables, il y a d’innombrables catégories d’emplois différents de ce que nous nommons "signes" , "mots", "phrases". Et cette diversité n'est rien de fixe, rien de donné une fois pour toutes. Au contraire, de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage pourrions-nous dire, voient le jour, tandis que d'autres vieillissent et tombent dans l'oubli. [...] Représente-toi la diversité des jeux de langage à partir des exemples suivants, et d’autres encore : donner des ordres et agir d’après des ordres ; décrire un objet à partir de ce qu’on voit, ou à partir de mesures que l’on prend ; [...] inventer une histoire et la lire ; faire du théâtre ; chanter des comptines ; [...] traduire une langue dans une autre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §23). Nos jeux de langage, nous dit Wittgenstein, dans la mesure où ils sont intriqués avec nos formes de vie, ont exactement la même diversité qu'elles28. Et si l'on objecte qu'il doit bien, pourtant, y avoir des traits communs à tous ces jeux de langage sans lesquels on ne pourrait justifier leur commune subsomption sous le vocable de "jeu de langage", Wittgenstein répond : "considère par exemple les processus que nous nommons "jeux". Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? Ne dis pas : il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des "jeux" [...]. Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances. Et le résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent [...] Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression "air de famille" [Familienähnlichkeit]. Car c'est de la sorte que s'entrecroisent et que s'enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d'une famille ; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament etc. – […] à la manière dont nous lions fibre à fibre en filant un fil. Et la résistance du fil ne réside pas dans le fait qu'une fibre quelconque le parcours sur toute sa longueur, mais dans le fait que plusieurs fibres s'enveloppent mutuellement"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§66-67). Autrement dit, il peut bien y avoir des traits communs (des "airs de famille", dit Wittgenstein) entre le jeu de langage J1 et un autre J2, de même, entre J2 et un autre J3, mais pas nécessairement entre J1 et J3, car la relation de ressemblance n'est pas transitive. Du coup, le langage n'existe plus et plus rien n'autorise à en faire une théorie générale, ce que font pourtant les structuralistes29. Mais, deuxième point de désaccord profond entre Wittgenstein et les structuralistes à propos du statut de ce qu'il est convenu d'appeler le langage, les règles du jeu ne sont (presque)30 jamais des règles de codage-décodage. Car tout processus de ce genre, outre les problèmes que nous avons déjà énumérés, implique, du point de vue structuraliste, un acte d'interprétation, tant de la part de l'émetteur que de celle du récepteur du "message". Or, "ce qui se produit n'est pas que le symbole ne pourrait pas être interprété davantage, mais que je ne l'interprète pas parce que je me sens chez moi [heimisch] dans l'image présente"(Wittgenstein, Fiches, §234). Certes, il m'est toujours possible d'interpréter ce que me dit autrui. Il suffit, pour cela, que j'aie une bonne raison de croire qu'autrui ne me communique pas son intention de signification (par exemple si je le soupçonne de mentir). Or celui qui pense "j'entends que (j'ai l'intention que) mon interlocuteur me comprenne de telle sorte qu'il fasse A" n'encode en aucune manière son intention de signification qui n'est autre que la signification elle-même31, laquelle est déterminée par les règles de l'usage établi, "quand je suis la règle, je ne choisis pas. Je suis la règle aveuglément"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §219), c'est-à-dire que je me comporte, en fonction des circonstances et des règles connues, avec un sentiment immédiat d'évidence. Certes, l'hésitation quant à la conduite à tenir (à la signification à induire) est toujours concevable. Mais outre que cela consiste à chercher la règle plutôt qu'à l'interpréter32, hésiter reste exceptionnel : la plupart du temps, comme le souligne Wittgenstein, nous appliquons la règle sans hésiter (nous parlons sans hésitation). Et ce qui vaut pour le soi-disant codage par l'émetteur, vaut aussi pour le soi-disant décodage par le récepteur : la plupart du temps, nous comprenons spontanément ce qu'on nous dit et ce n'est qu'exceptionnellement que nous devons interpréter des propos qui nous laissent perplexes en les traduisant. Or, même si traduction il doit parfois y avoir pour clarifier le sens d'un propos, celle-ci n'est jamais un décodage, puisque, avons-nous dit (cf. note 17) le sens ressortit à la sémantique et non à la syntaxe de l'acte de langage. Bref, le démantèlement de notre modèle toxique continue : non seulement il n'y a plus d'archer, mais il n'y a plus d'arc (le langage) non plus et les flèches ne sont plus enduites de quoi que ce soit. Apparemment donc, de notre modèle de départ, il ne reste plus que les flèches (les actes de langage) qui atteignent des cibles humaines sans que l'on sache trop comment.

Est-ce à dire alors que la conception wittgensteinienne du langage est de type comportementaliste ? Prenant acte que nos jeux de langage sont l'expression de nos formes de vie et que dans celles-ci les relations que nous avons avec notre environnement naturel ou culturel sont, n'en déplaise aux mentalistes, matérielles de part en part, Wittgenstein affirme que "plutôt que de dire ‘sans langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement’, nous devrions dire ‘sans langage, nous ne pourrions nous influencer mutuellement"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §491). Les jeux de langage redeviennent donc, apparemment, des techniques rhétoriques au sens le plus platonicien ou, si l'on préfère, le plus comportementaliste, d'attitudes destinées à faire (ré-)agir : "c’est dans le langage que les hommes s’accordent ; cet accord n’est pas un consensus d’opinion mais de forme de vie [...] ; je suis alors tenté de dire : "c'est justement ainsi que j'agis""(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §241). Et c'est dans la mesure où "la signification d’un mot est un mode de son utilisation, c’est ce que nous apprenons au moment où le mot est incorporé dans le langage"(Wittgenstein, de la Certitude, §61) qu'il n'est pas jusqu'aux qualités intellectuelles les plus éthérées qui ne soient dues à la rhétoricité des jeux de langage. C'est le cas, notamment, pour les activités réputées "mentales". Par exemple, "supposons que vous vouliez enseigner à un enfant à faire une multiplication dans sa tête : lorsque vous lui demandez de multiplier, vous lui demandez d’abord de parler à voix haute, puis de murmurer, enfin de ne même plus murmurer [...]. On ne peut pas faire de tête ce que l’on ne peut pas faire de façon perceptible"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie). Mais c'est le cas aussi pour ce qu'il est convenu d'appeler "les sentiments" : "qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression ‘douleur"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §257)33. Au fond, "ce qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne, ce sont les gestes et les mimiques exagérées [qui] sont des manifestations d’approbation"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, 5). Ce qui amène Wittgenstein à admettre que "l’importance de la considération des jeux de langage réside dans le fait que [...] les hommes se laissent dresser à réagir de cette manière à des sons"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 208), lesquels sons sont des substituts de gestes d'approbation ou de désapprobation destinés à renforcer ou, au contraire, inhiber un processus d'apprentissage : "au cours de l’enseignement […] je montre à l’élève et il fait après moi, et je l’influence par des manifestations d’assentiment, de désapprobation, d’attente, d’encouragement, etc."(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §208). Considérer l'éducation comme une forme de conditionnement, voire de dressage, à travers l'inculcation des règles des jeux de langage qui ne sont que l'expression consensuelle et stabilisée de nos formes de vie, voilà qui semble comportementaliste en diable. Seulement voilà : Wittgenstein distingue soigneusement les lois qui décrivent les causes mécaniques d'un phénomène en en décrivant les symptômes, et les règles qui donnent des raisons d'agir sur la base de critères : "la proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre d’expériences qui, grosso modo, s’accordent à montrer que votre action est la conséquence régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de l’action [...]. Mais s’il s’agit de savoir la raison, il n’est plus nécessaire d’avoir un certain nombre d’expériences concordantes, et l’énoncé de votre raison n’est plus une hypothèse [...] mais un énoncé grammatical34" (Wittgenstein, le Cahier Bleu, 15). Du coup, on justifie l'application d'une loi en observant des symptômes empiriques, mais une règle en faisant état de critères grammaticaux35. Sur la base de l'observation de symptômes, la loi permet de prédire ce qui va, probablement arriver si telle ou telle condition (appelée "cause") est constatée, tandis que, partant de critères qui ne sont pas constatés mais socialement postulés, l'application de la règle ne permet de faire aucune projection sur le futur mais concerne, tout au contraire, l'agir au présent36. Lorsqu'un homme politique ou un entraîneur sportif proclame "nous allons gagner !", contrairement à l'apparence grammaticale de surface, il ne fait pas de prédiction : il annonce simplement son intention de gagner. Or, comme nous l'avons souligné supra, l'intention n'est pas un événement mental et privé, mais la faculté sociale et publique de justifier un acte par des règles en usage et "se justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste qui montre des signes placés sur un tableau"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, I, §61). Celui qui annonce "nous allons gagner" dit, de manière elliptique, "nous avons l'intention de gagner, sous-entendu, en respectant les règles du jeu37", c'est-à-dire qu'il justifie son acte (à commencer par son acte de langage optimiste) par des règles qui lui semblent favorables. Du coup, nul, pas même l'agent lui-même, ne peut prédire le succès de son intention d'agir : "aucune manière d’agir ne peut être déterminée causalement par les règles du langage, car si toute manière d’agir peut se conformer à une règle, elle peut tout aussi bien la contredire"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §201). De sorte que, même au cas où la partie serait perdue, la règle de l'optimisme à laquelle s'est conformé l'orateur serait, certes, contredite, mais pas invalidée pour autant (l'orateur y aura probablement de nouveau recours à la première occasion). Tandis que s'il s'était agi d'une prédiction conformément à une loi causale, alors ladite loi38 eût été invalidée. S'il n'y a pas d'influence causale de la règle sur celui qui se l'est vue inculquer, c'est parce que "la règle ressemble à la partie visible de rails invisibles allant à l’infini"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §218). Cette analogie est extrêmement importante, car elle signifie que la règle ne prévoit pas, contrairement à la loi, tous les cas possibles de son application, mais n'est que le point de départ d'une application, laquelle est potentiellement infinie dans ses modalités de développement : "la règle du jeu de langage se présente tel un poteau indicateur qui laisse toujours subsister un doute quant au chemin à suivre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §85). Une dernière raison qui éloigne définitivement Wittgenstein du comportementalisme, c'est que la règle, encore une fois par contraste avec la loi, n'est pas nécessairement explicite et consciente, y compris pour ceux qui ont à l'inculquer : "non seulement nous ne pensons pas aux règles d’usage lorsque nous utilisons le langage, mais lorsqu’on nous demande d’exposer de telles règles, dans la plupart des cas, nous sommes incapables de le faire"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 25). C'est ce que veut dire Wittgenstein lorsqu'il dit que l'"on enseigne la signification par l’usage"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II). Et, en effet, "on apprend un jeu en observant la manière dont d’autres le jouent, mais nous disons qu’on le joue d’après telle ou telle règle parce qu’un observateur peut discerner ces règles dans la pratique du jeu"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §54), de sorte que "c’est seulement lorsque les hommes ont longuement pratiqué un jeu de langage que sa grammaire vient à l’existence, de même que, dans les jeux, on joue primitivement sans que les règles aient été établies"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, I, 26). Bref, notre déconstruction du modèle toxique est totale puisqu'il n'y a pas non plus de flèches langagières qui pleuvent, selon une trajectoire mécanique parfaitement déterminée et prévisible, sur des interlocuteurs passifs qui y réagiraient à la manière du Saint Sébastien martyrisé de Mantegna.

L'un des problèmes constants que Wittgenstein se sera toujours posés, c'est d'essayer de savoir en quoi consiste, pour un interlocuteur donné, le fait de comprendre ce qui lui est représenté. Or, n'a-t-il de cesse de nous mettre en garde, "le trouble provoqué par des mots comme "comprendre" vient de ce qu'on pense d'abord à un petit nombre de cas et qu'on tente ensuite de transporter ce qu'ils ont d'analogue à tous les autres cas"(Wittgenstein, Cours de Cambridge, 1932-35, 142), pointant là ce qu'il considère être la maladie philosophique, la dérive métaphysique, par excellence, à savoir "la soif de généralité, ou encore l’attitude dédaigneuse à l’égard du cas particulier"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 19). "Ainsi en arrivons-nous à être obsédés par notre symbolisme : nous sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous entraîne irrésistiblement"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 108), en l'occurrence l'analogie toxique dont la prétention hégémonique ne résiste pas à la considération de la diversité des jeux de langage. À la limite l'analogie de l'arc et des flèches pourrait convenir dans le cas d'une communication de type scientifique, c'est-à-dire dans le cadre de laquelle la compréhension se limiterait à l'appréhension de ses conditions de vérité39. En effet, "comprendre le sens d'une proposition, cela veut dire savoir comment on doit procéder pour en arriver à décider si elle est vraie ou fausse"(Wittgenstein, Remarques Philosophiques, §43), auquel cas, dans la mesure où "c’est dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté"(Wittgenstein, Tractatus, 2.222), comprendre la proposition se réduirait à en comprendre le sens, autrement dit, métaphoriquement, être "touché" par ce sens. Mais, justement, l'analogie vaut seulement dans les cas où la vérité de ce qui est dit en est le seul enjeu, c'est-à-dire dans les cas où le seul enjeu de l'échange langagier est théorique. Or, nous dit Wittgenstein, quelle que soit l'importance que l'on accorde à ce jeu de langage, "à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52). En d'autres termes, les "problèmes de notre vie" ne sont, la plupart du temps, pas des questions théoriques et n'ont donc pas pour seul enjeu la vérité ou la fausseté de ce qui nous est dit, ce que, depuis Platon, les philosophes ont eu une fâcheuse tendance à passer sous silence. Tandis que si, comme nous l'avons souligné, la diversité de nos jeux de langage épouse la diversité de nos formes de vie, inévitablement, il n'y a pas plus de modèle, au sens de schéma unificateur qui rendrait compte de tous les cas, du "comprendre" qu'il n'en existe du "parler".

Mais ce n'est pas parce que l'analogie de l'archer n'est pas un modèle satisfaisant du phénomène proprement humain de la compréhension que toute tentative analogique satisfaisante d'analyser philosophiquement ce phénomène serait nécessairement vouée à l'échec. Après tout n'est-ce pas la tâche même de la philosophie de proposer des explications globalisantes en faisant usage d'analogies éclairantes ? Or, précisément, Wittgenstein fait systématiquement usage d'une analogie éclairante pour rendre compte de son activité philosophique, centrée, comme nous l'avons vu, sur l'analyse du langage : l'activité artistique. Éclairante, cette analogie l'est en effet, à la fois pour saisir l'ensemble du projet philosophique de Wittgenstein et pour traiter notre problème si l'on admet, avec Wittgenstein et contre, par exemple, un Platon, que "le philosophe dit : "Considère les choses de telle manière !""(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 61), c'est-à-dire que, contrairement à ce que fait accroire illusoirement une certaine pratique philosophique multi-séculaire, le philosophe s'attache toujours, en réalité et, le plus souvent à son insu, à montrer beaucoup plus qu'à dire40. Voilà pourquoi "on peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 25). Plus précisément encore, la culture et la sensibilité personnelles de Wittgenstein l'amènent à penser l'analyse du langage par analogie avec celle de la musique. Innombrables, en effet, sont, dans son œuvre, les occurrences d'une remarque telle que "la compréhension d’une phrase musicale, c’est la compréhension d’un langage"(Wittgenstein, Fiches, §172) ainsi que les exemples qu'il puise dans sa propre culture musicale pour illustrer le phénomène de la compréhension ou, au contraire, celui de l'incompréhension. Avant de rentrer dans le détail de l'argumentation analogique de Wittgenstein, disons encore un mot sur la pertinence de l'analogie musicale. Il n'aura échappé à personne que parler de la musique est aussi abusif que de parler du langage : il n'y a pas plus de trait commun entre une mélopée bambara, une symphonie de Mahler et la musique concrète de Pierre Henry, qu'il n'y en a entre un discours de réception à l'Académie Française, une comptine enfantine et une bordée d'injures. Tout ce qu'on peut dire, en l'occurrence, sans pouvoir aller plus loin, c'est que "ce qui relie tous les cas de comparaison, c'est un nombre considérable de ressemblances qui se chevauchent, et, dès que nous voyons cela, nous ne nous sentons plus du tout contraints de dire qu'il est nécessaire qu'ils aient un trait commun unique"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 87), c'est donc faire état de ces fameuses ressemblances familiales que nous avons déjà évoquées à propos des jeux de langage. À la limite, même, plutôt que dire qu'on subsume tous ces cas sous le même concept (le langage, la musique) parce qu'ils se ressemblent, on pourrait dire que c'est parce qu'on les désigne par le même vocable qu'on est enclin à leur trouver des ressemblances : "on pourrait être enclin à dire :"il faut assurément qu'une ressemblance nous frappe, sinon rien ne nous pousserait à utiliser le même mot". [...] Et pourquoi cela ne consisterait-il pas en tout ou en partie en ce que nous soyons incités à utiliser la même locution ?"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 130). Bref, l'extrême diversité de nos genres musicaux est sans doute la meilleure image possible de l'extrême diversité de nos jeux de langage41. Nous voudrions à présent essayer de montrer, en suivant le plan que nous avions adopté dans notre article Ludwig Wittgenstein et les Jeux de Langage, que, outre du point de vue de sa pluralité générique, la musique ressemble aussi au langage des points de vue de son holisme, de sa régularité et de sa performativité.

Là où le modèle toxique s'évertue à analyser (du grec analuô, "je sépare") les actes de langage en atomisant ses ses éléments et ses phénomènes constitutifs (l'archer, l'arc, les flèches, la cible, la visée, l'impact, etc.), Wittgenstein, tout au contraire, fidèle à sa méthode, cherche avant out à synthétiser (du grec sunthèô, "je rassemble") à avoir une vue synoptique (du grec sunoptikos, "qu'on peut voir ensemble"), une vue d'ensemble, holistique (du grec holos, "tout entier") de ce qui pose problème : "le but [de mon investigation] est d'obtenir un état synoptique et comparatif [eine übersichtliche vergleichende Darstellung] de toutes les applications, illustrations et conceptions [...]. Un état synoptique complet de tout ce qui peut provoquer un manque de clarté. Et cette synopsis doit s'étendre sur un large domaine, car les racines de nos idées ont de lointaines ramifications [...]. La pensée peut pour ainsi dire voler, elle n'a pas à aller pas à pas. Vous ne comprenez pas (i.e. vous ne dominez pas) vos transactions et vous faites comme une projection de votre incompréhension en créant l'idée d'un médium dans lequel ce qu'il y a de plus abracadabrantesque peut arriver"(Wittgenstein, Fiches, §273). Tout comme pour Spinoza42, pour Wittgenstein, respecter le cas particulier consiste à le contextualiser d'emblée afin, non à le noyer dans une généralisation abstraite, mais, au rebours d'une certaine pratique métaphysicienne, de tenter d'en étudier au contraire ses plus "lointaines ramifications", autrement dit les relations qui en constituent l'irréductible singularité. A contrario, appliquer à la lettre le troisième précepte de la méthode cartésienne43, c'est le meilleur moyen de manquer sa compréhension en "créant l'idée d'un médium dans lequel ce qu'il y a de plus abracadabrantesque peut arriver"44. Il en va, évidemment, de même pour la compréhension du phénomène de la compréhension : "nous parlons de la compréhension d'une phrase au sens où la phrase peut être remplacée par une autre qui dit la même chose, mais aussi au sens où elle ne peut être remplacée par aucune autre. Pas plus qu'un thème musical ne peut l'être par un autre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §531). Il semble bien que les promoteurs du modèle toxique n'aient, implicitement, tenu compte que de la première acception : comprendre au sens d'interpréter par traduction, c'est-à-dire remplacer une forme d'expression par une autre supposée dire "la même chose", qui a "le même sens". Avec le paradoxe bien connu : si P2 voulait dire "la même chose" que P1, comment pourrait-il se faire qu'on la comprît mieux, et si on la comprend mieux, n'est-ce pas, justement parce qu'elle ne dit pas "la même chose" ? L'analogie musicale est, ici, particulièrement éclairante : si je ne comprends pas un morceau de musique M1, quel qu'il soit, si, par exemple, je le prends pour du simple bruit, est-ce en écoutant un autre morceau M2 que je comprendrai mieux M1 ? Cela paraît absurde. À propos de la musique, Marcel Proust fait justement remarquer que "souvent on n'entend rien, si c'est une musique un peu compliquée qu'on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m'eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n'a-t-on pas tort de dire "entendre pour la première fois". Si l'on n'avait vraiment, comme on l'a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n'y aurait pas de raison pour qu'on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n'est pas la compréhension, mais la mémoire"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, I, 422). Comment donc expliquer que "souvent on n'entend rien [c'est-à-dire : on ne comprend rien] la première fois" et que, plus tard, autrement dit la seconde, la troisième, ... la n-ième fois, on a l'impression de l'"entendre pour la première fois" et qu'il nous semble même "la connaître parfaitement" ? Si on fait l'hypothèse que rien ne change entre M1, M2, ... Mn, sinon le moment du temps, t1, t2, ... tn où le morceau est joué, comment peut-il se faire que Mtn soit compris quand Mt1 ne l'est pas ? N'a-t-on jamais fait cette expérience étrange de comprendre tout à coup quelque chose qui, jusque là, nous échappait : "tout d'un coup, je me reconnus, au milieu de cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil ; et, plus merveilleuse qu'une adolescente, la petite phrase, enveloppée, harnachée d'argent, toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable sous ces parures nouvelles"(Proust, la Prisonnière, 1790) ? Et comment expliquer que les enfants aiment qu'on leur lise plusieurs fois la même histoire, qu'on aime à s'entendre répéter les choses, que bis repetita placent ? Proust répond que "probablement ce qui fait défaut, la [les] première[s] fois, ce n'est pas la compréhension, mais la mémoire". Est-ce à dire que seul le changement d'un état interne et privé (la mémoire) qui accompagne l'audition ou la lecture pourrait rendre compte de la compréhension ou de la meilleure compréhension en tn qu'en t1 (ce qui reviendrait à réintroduire le mentalisme que nous avons, par ailleurs, évacué) ? Non, parce que chez Proust, pas plus que chez Wittgenstein, il n'y a de sujet pensant45. De sorte que la "mémoire des choses" dont parle Proust n'est pas dans la mémoire mais plutôt dans les choses. Donc, dire que c'est par l'entremise de la mémoire que nous comprenons une phrase mieux la seconde fois que la première, c'est simplement dire que le contexte de la lecture ou de l'audition s'est suffisamment modifié pour que les connexions conceptuelles se fassent mieux en tn qu'en t1. Car, nous dit Wittgenstein, "l'une des sources principales de nos incompréhensions est que nous n'avons pas une vue synoptique [eine übersichtliche Darstellung] de l'emploi de nos mots [...]. Le concept de représentation synoptique a pour nous une signification fondamentale. Il désigne notre forme de représentation, la façon dont nous voyons les choses"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §122). En d'autres termes, tant que nous n'avons pas le "recul" nécessaire pour percevoir les connexions que la phrase (langagière ou musicale) entretient avec une partie suffisante de son arrière-plan contextuel, il nous est impossible de la comprendre46. La mémoire, au sens proustien du terme, c'est donc cette familiarisation progressive avec le contexte externe et public de l'audition ou de la lecture, et cette familiarisation a toujours besoin de temps pour se faire. Voilà pourquoi, tout comme Proust, Wittgenstein considère que "tout un monde se tient dans une petite phrase musicale"(Wittgenstein, Fiches, §173) au point que, lorsque nous comprenons, ce que nous appréhendons différemment, c'est toujours beaucoup plus que la phrase ou le morceaux enfin entendus : "à peine rappelée ainsi, [la petite phrase de Vinteuil] disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu ; mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil eût créés"(Proust, la Prisonnière, 1791). On doit donc dire avec Wittgenstein que "ce que nous appelons « comprendre », [...] ce sont divers processus plus ou moins apparentés, qui se déroulent sur un arrière-plan, dans un contexte de faits particuliers, constitués par l'usage effectif du ou des langages appris"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §35) et non pas un état mental plus ou moins miraculeusement modifié par l'impact d'une grâce.

Pour autant, il serait faux de croire que Wittgenstein confie au seul hasard des rencontres47 le soin de faire varier le contexte explicatif d'une phrase. En effet, "qu'il y ait une règle générale par laquelle le musicien peut tirer la symphonie de la partition, par laquelle on peut tirer la symphonie du sillon du disque et de nouveau, selon la première règle, dériver la partition, voilà en quoi consiste la ressemblance interne de ces structures représentatives [Gebilde], en apparence si différentes. Et cette règle est la loi de la projection, laquelle projette la symphonie dans le langage des notes"(Wittgenstein, Tractatus, 4.0141). Certes, n'importe quelle activité que nous avons coutume de qualifier d'"artistique"48 serait sans doute aussi appropriée que la musique pour illustrer le phénomène de la compréhension contextuelle49. Toutefois, la musique possède avec le langage une proximité structurelle à laquelle les autres formes d'art ne sauraient prétendre : comme lui, elle possède une double nature phonique-temporelle et graphique-spatiale, comme lui, sa version graphique et sa version phonique entretiennent des rapports de correspondance mutuels, comme lui enfin, des phénomènes prosodiques tels que le timbre, la mélodie, l'intensité, la durée, le rythme, le tempo, etc. sont hautement signifiants50. Autrement dit, la régularité (le fait d'obéir à des règles) de la musique rapproche la musique du langage mieux que ne le fait nulle autre activité artistique. Les structuralistes l'avaient remarqué eux aussi, mais en assimilant règle et code. Or il est tout à fait exceptionnel qu'une règle soit un code puisqu'il faut qu'il y ait, non seulement une régularité mais, beaucoup plus, une correspondance terme à terme entre le projiciendum (ce qui est à coder, à projeter) et le projectum (ce qui est effectivement codé, projeté). Ce qui est manifestement le cas pour la correspondance entre la hauteur des sons de la gamme et l'écriture des notes en musique51, mais qui devient très problématique pour la correspondance entre les phonèmes du langage oral et les graphèmes du langage écrit52 et se révèle carrément impossible lorsqu'il s'agit, par une lecture expressive, de rendre le timbre, la tonalité, l'intensité, le rythme, etc. d'une phrase, qu'elle soit langagière ou bien musicale. En effet, de même que "si je veux jouer une partition au piano, l'expérience montrera quels sons j'aurai effectivement joués ; et il ne doit rien y avoir de commun entre la description de ce qui a été joué et celle de la portée. Et cela seul peut exprimer mon intention, je dois dire que je voulais rendre par des sons les notes de cette portée. Et cela seul peut exprimer le fait que l'intention atteint le modèle et contient la règle générale. L'expression de l'intention décrit le modèle de la reproduction, ce que ne fait pas la description de la copie"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §58), de même "quelqu'un sait lire lorsqu'il fait dériver la reproduction à partir de l'original. Et par ''original'', j'entends le texte qu'on lit ou copie, la dictée sous laquelle on écrit, la partition que l'on joue, etc. [...]. Les lettres sont la raison pour laquelle je lis de telle ou telle façon. Car si l'on me demande : « Pourquoi lisez-vous de telle façon ? », je justifie ma lecture par les lettres qui sont là"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§162-169). Wittgenstein veut dire par là que, loin de décoder ou de déchiffrer, le bon lecteur est celui qui "dérive" sa production de la page ou de la partition lue, c'est-à-dire accomplit quelque chose qui, évidemment, est en relation réglée avec les signes lus, mais cette relation est une relation de justification par des raisons et non pas de contrainte mécanique par des causes. Car, encore une fois, les raisons ne sont pas de causes : elles possèdent la fluidité et la souplesse de nos formes de vie et ne peuvent, en aucun cas, posséder la rigidité des lois naturelles. C'est pourquoi on insiste toujours beaucoup sur la nécessité, pour bien lire, c'est-à-dire pour montrer qu'on a bien compris ce qu'on lit, de saisir l'intention de l'auteur. Ce qui exige de contextualiser l'écrit non seulement, de manière proustienne, dans l'espace et dans le temps (ce qui, à la limite, se fait spontanément), mais aussi, de manière très anti-proustienne53, en interrogeant le contexte socio-culturel de l'auteur, car, par exemple, "les règles de l’harmonie ont exprimé la façon dont les gens souhaitaient entendre les accords sonner [...] les plus grand compositeurs ont écrit conformément à elles [...]. Ce n’est pas seulement difficile de décrire en quoi consiste l’appréciation, c’est impossible. Pour décrire en quoi elle consiste, nous devrions décrire tout son environnement"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, 17-20). Dès lors, dire que pour lire correctement ce qui est écrit, mon intention doit, si possible, épouser celle de l'auteur, ce n'est pas dire qu'il me faut "décoder" une telle intention, mais plutôt que je dois tâcher de "jouer le même jeu (de langage)" que lui, avec, cela va de soi, tous les risques interprétatifs que comporte une telle entreprise, c'est-à-dire sans pouvoir prédire le résultat ("si je veux jouer une partition au piano, l'expérience montrera quels sons j'aurai effectivement joués"). De là vient cette tendance à réinterpréter systématiquement des œuvres musicales, en jouant, par exemple, "sur des instruments d'époque", ou en se demandant à quel public (du point de vue de sa quantité comme de sa qualité) elles étaient destinées, ou encore en recréant les conditions acoustiques que l'on suppose être celles du contexte de leur création. Il en va de même pour les représentations théâtrales, pour les déclamations poétiques et même pour les traductions en langue étrangère, lesquelles s'avèrent elles aussi frappées d'une indétermination fondamentale qui interdit qu'on les considère comme des formes de décodage54. Bref, lire, interpréter, déclamer, c'est toujours jouer un jeu déterminé grâce aux règles duquel chaque séquence est à comprendre comme ("verstehen als") ceci ou cela. Le "verstehen als" est, chez Wittgenstein, une grande constante de son travail philosophique en tant que cas particulier du "sehen als" (voir comme) qu'il illustre par les expériences classiques de la perception du cube de Necker (nous voyons le cube comme ayant le carré de droite en guise de face frontale, ou bien comme ayant le carré de gauche en face frontale) ou du canard-lapin de Jastrow (nous voyons le dessin tantôt comme un canard, tantôt comme un lapin)55. Il en va de même du phénomène de la compréhension : lorsque nous comprenons une expression, immanquablement, nous la comprenons comme ceci ou cela, ce qui, nous l'avons dit, ne dépend pas de la flèche qui nous a percé ou du poison dont celle-ci était imprégnée, mais de notre intention interprétative, laquelle n'est rien d'autre que ce qui, compte tenu du contexte, nous incline à nous justifier par telle ou telle raison, c'est-à-dire telle ou telle règle du jeu. Par exemple, "on ne voit pas les contorsions faciales et on va conclure (comme le médecin faisant son diagnostic) à la joie, la tristesse ou l'ennui. On décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui, même si l'on n'est pas en mesure de donner une autre description de ses traits"(Wittgenstein, Fiches, §225) : nous comprenons immédiatement les traits d'un visage (nous ne les cryptons pas) comme joyeux, tristes, ennuyés, etc. parce qu'il entre dans notre intention de les qualifier ainsi, conformément aux règles d'usages. Or, souligne Wittgenstein, "on peut très bien comparer le changement d'interprétation d'un visage avec le changement d'interprétation d'un accord dans la musique, suivant que nous le ressentons comme transition vers telle ou telle tonalité"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §129). Car c'est l'entreprise d'interprétation par conformation à une règle en général, et pas seulement la traduction linguistique, qui est irrémédiablement entachée d'indétermination systématique, de telle sorte que ce qui est compris ainsi peut toujours et sans contradiction aucune, être compris autrement56 : il suffit, pour cela, de disposer de règles, d'une "grille de lecture" comme on dit, différentes. Car les règles sont déterminantes, certes, mais toujours contextuellement et, bien entendu, le contexte socio-historique est, pour les "animaux politiques" que nous sommes, tout à fait primordial57. Umberto Eco souligne à juste titre que ce qui fait la richesse infinie des œuvres littéraires ou musicales, c'est que "l’auteur offre à l’interprète une œuvre à achever [...]. Son rôle consiste à proposer des possibilités déjà rationnelles, orientées et dotées de certaines exigences organiques qui déterminent leur développement"(Eco, l'Œuvre Ouverte), "exigences" qui sont nécessaires sans jamais être suffisantes pour comprendre et donc interpréter.

Wittgenstein pourrait être d'accord avec l'idée structuraliste que "comprendre, c'est toujours interpréter [alles Verstehen ist Auslegen] ; l'interprétation est la forme explicite de la compréhension"(Gadamer, Vérité et Méthode). Sauf que le français "interpréter" correspond, en l'occurrence, à l'allemand auslegen, c'est-à-dire, en fait, "traduire" une expression par une autre. Tandis que lorsque Wittgenstein écrit, à propos du canard-lapin de Jastrow, qu"'il nous est également possible de voir l'illustration, une fois comme telle chose, une fois comme telle autre. Nous l'interprétons donc et nous la voyons comme nous l'interprétons [Wir deuten ihn also und wir sehen als wie wir ihn deuten]"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, xi), il emploie le verbe deuten qui, s'il peut tout aussi bien être rendu par "interpréter", connote aussi l'idée d'indication, de monstration. Pour Wittgenstein, interpréter ne veut donc rien dire d'autre que montrer que l'on a compris la règle qu'il convient d'appliquer, car "se justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste qui montre des signes placés sur un tableau"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §61). Or, interpréter une situation dans le sens de montrer que l'on a compris la règle du jeu au point de la maîtriser, ce n'est rien d'autre, après tout, que jouer le plus convenablement possible : "à quel signe voit-on que quelqu’un comprend les règles du jeu ? le fait qu’il puisse jouer à ce jeu, n’est-ce pas le meilleur critère même s’il se trouvait embarrassé si on l’interrogeait sur les règles"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §26). Dès lors, si comprendre, c'est interpréter, c'est-à-dire montrer qu'on maîtrise la règle, alors on est irrésistiblement entraîné, à nouveau, vers l'analogie musicale de l'instrumentiste qui interprète une partition : comprendre c'est donc faire quelque chose, non pas faire après et en plus d'avoir interprété, comme dans les modèles mentaliste et structuraliste, mais, à l'instar du comportementalisme, en confondant faire et interpréter, car "ni l'expression "comprendre l'explication de telle et telle manière", ni l'expression "interpréter l'explication de telle et telle manière" ne désignent un processus qui accompagne le fait de donner ou d'entendre une explication"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §34). Autrement dit, il existe indéniablement une performativité58 du comprendre : on ne peut pas comprendre une expression sans montrer dans le même temps par et dans notre comportement qu'on l'a comprise. Par exemple, "que signifie « lire l'amitié dans un sourire » [comprendre ce sourire comme amical] ? Cela signifie peut-être qu'au visage souriant je réponds par un visage qui d'une certaine façon lui est coordonné. Pour accorder mon visage à celui de l'autre, je modifie le mien en exagérant tel ou tel trait du sien"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §129). De même, "si je dis d’un morceau de Schubert qu’il est mélancolique [si je le comprends comme tel], cela revient à lui donner un visage. Au lieu de cela, je pourrais tout aussi bien employer des gestes ou danser"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, 10). Encore une fois, se justifier par la maîtrise de la règle du jeu, cela ne veut pas dire nécessairement "énoncer la règle", mais plutôt et le plus souvent, "se comporter conformément à la règle" : "les justifications résident dans les raisons, les gestes, les expressions du visage, le ton de la voix, etc."(Wittgenstein, Cahier Brun, 103). Il n'est pas un professeur, un acteur, un conférencier qui ne soit capable, intuitivement, de jauger la compréhension de son auditoire rien qu'en observant les attitudes qui s'y manifestent. Sauf que, contrairement à ce que croient les comportementalistes, tout en étant, effectivement, conditionnées à la fois par l'inculcation passée de règles communes et par un contexte présent commun qui favorise toujours, plus ou moins, un mimétisme des réactions, de telles attitudes restent toujours, jusqu'à un certain point, imprévisibles. Quel est l'enseignant chevronné, l'orateur expérimenté, le publicitaire sagace, le prédicateur réputé, qui n'a jamais été confronté à une incompréhensible incompréhension de son discours ? Pour illustrer la faillite, par exemple de la lamentable campagne de matraquage médiatique unilatérale qui a été celle des partisans du "oui" lors du référendum de 2005 en France au sujet du traité constitutionnel européen, nous allons prendre deux analogies (que nous espérons) éclairantes.

Première analogie : le jeu d'échecs. Qui pourrait s'étonner qu'un bon joueur d'échecs pût perdre une partie, voire une série impressionnante de parties successives ? Ainsi que nous l'avons déjà dit et n'en déplaise aux comportementalistes, la règle n'est pas une cause (ou une série de causes) mécanique(s) qui, par définition, produirai(en)t le(s) même(s) effet(s) dans un nombre statistiquement significatif de cas, mais une technique ou une méthode59 pour justifier une intention d'agir qui laisse toujours, potentiellement, une liberté de manœuvre infinie. Comme le dit Bourdieu : "ce "sens du jeu"60 [...], ensemble de dispositions acquises par l’expérience et donc variables selon les moments et les lieux, est ce qui permet d’engendrer une infinité de "coups" adaptés à l'infinité des situations possibles qu'aucune règle, si complexe soit-elle, ne peut prévoir"(Bourdieu, Choses Dites). L'imprédictiblité essentielle (et non accidentelle) des effets de l'application d'une règle par celui qui la maîtrise tient à l'infinité des configurations qu'elle autorise. Or, précise Wittgenstein, "l'infini n'est pas un nombre"(Wittgenstein, Cours de Cambridge 1930-32, 13). L'infini n'est pas un nombre infiniment grand : "si je dis "les extensions de 1/3 sont 0,3, 0,33, 0,333, etc.", alors je donne trois extensions et une règle. Il n'y a d'infini que celle-ci"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, vii). Donc, dire qu'il y a une infinité de coups possibles dans un jeu, ce n'est rien dire d'autre que : il n'y a pas de limite à la variabilité, à la créativité engendrée par la règle bien maîtrisée. Dès lors, le joueur qui maîtrise parfaitement une règle aura systématiquement le dessus sur les joueurs qui la maîtrisent moins bien que lui (c'est-à-dire qui n'envisagent qu'un nombre fini de coups), mais certainement pas ceux qui la maîtrisent aussi bien que lui. Car, pour ceux-ci, il sera toujours possible d'éventer l'intention stratégique et, partant, de s'y opposer61. Ce que veut dire Wittgenstein lorsqu'il dit qu'il ne "serai[t] pas libre de jouer aux échecs s’il n’existait pas de règles des échecs"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §337), c'est que la règle du jeu est, virtuellement, maîtrisable par n'importe quel joueur, ce qui rend évidemment imprédictible l'issue de la partie. Voilà pourquoi aussi "ce qui est extraordinaire avec le langage, c’est que nous finissons par faire des choses que nous n’avons pas apprises"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie). Ainsi, si les électeurs français du référendum de 2005 n'ont pas été convaincus majoritairement de voter "oui", s'ils ont fait quelque chose qu'on se serait bien gardé de leur apprendre, ce n'est pas parce que l'archer du "oui" a mal visé ou n'a pas enduit sa flèche d'un poison en qualité ou en quantité suffisante (et inversement pour l'archer du "non"), c'est parce que l'intention stratégique des partisans du "oui"62 a été éventée et mise en échec. En d'autres termes, les électeurs français ont, majoritairement, refusé de jouer le rôle qu'on souhaitait leur faire jouer en misant imprudemment sur leur méconnaissance des règles du jeu. Bref, loin de n'avoir pas compris ce qu'on leur demandait, comme l'ont, ad nauseam, commenté les (mauvais) perdants, les vainqueurs ont gagné parce qu'ils ont, au contraire, parfaitement compris l'intention de leurs adversaires.

Deuxième analogie : le jazz. Nous avons longuement détaillé, dans le Jazz comme Métaphore de la Condition Humaine, la structure fondamentalement discursive du jazz, autrement dit son étonnante proximité avec, précisément, les jeux de langage en général. Nous y soulignions que le musicien de jazz n'a pas un statut social en surplomb, ni des autres instrumentistes, ni des membres de l'auditoire, mais qu'il se voit confier la tâche d'évoquer avec virtuosité63 ce que chacun sait déjà et qui peut toujours, le cas échéant être modifié ou augmenté par les reprises et les improvisations. Auquel cas, "la jubilation de l'auditoire tient à la capacité de ce dernier à mettre en perspective ce qu'il entend hic et nunc à partir de ses propres [...] schèmes sensori-moteurs acquis, affinés et isolés au fil d'écoutes répétées"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, ii). Car, nous dit Jack Kerouac, "c'est à lui [le musicien de jazz] de mettre en forme ce qui est dans la tête de chacun. [...] Il remplit le vide de l'espace avec la substance de nos vies, avec des confessions jaillies de son ventre tendu, des pensées qui lui reviennent et des ressucées de ce qu'il a soufflé jadis"(Kerouac, sur la Route, iii, 5). Et nous ajoutions qu'il en va exactement de même, notamment, dans le jeu de langage du conte africain où "le récitant, loin de restituer de mémoire l’épopée qu’il délivre, recrée à chaque exécution un chant nouveau. Il se base pour ce faire sur des schémas formulaires hérités de la tradition, mais aussi sur des mécanismes mentaux et procédés stylistiques qui lui permettent d’improviser des vers à la demande"(Hecquet, Littératures Orales Africaines). Dès lors, comprendre revient, pour le musicien comme pour l'auditeur, à réactiver une mémoire proustienne déjà spontanément familiarisée avec des schèmes sonores, mélodiques ou rythmiques qui sont autant de règles64 dont la connaissance partagée, éventuellement complétée par une connaissance plus savante du contexte, favorise l'interprétation, c'est-à-dire une certaine attitude corporelle qui, tout en étant potentiellement infiniment créative (exactement dans le même sens qu'au jeu d'échecs), est cependant conforme à la règle. Mais alors, comment peut-il se faire que, parfois, l'interprétation soit ratée ? Comme ici : "les huit premières mesures, l'unisson était bon, les huit suivantes acceptables, Georges [le trompettiste] était déjà un peu paumé mais, quand il a fallu jouer le pont, avec des traits en triples croches truffés de syncopes planquées dans tous les coins, il s'est cassé la gueule"(Christian Gailly, Be-bop). L'explication, pourtant, coule de source : Georges à manqué le tempo, il a réagi à contre-temps, il a "raté le coche", comme on dit65. Il y a donc là l'idée que comprendre n'est pas seulement maîtriser les règles au point d'agir intentionnellement en s'y conformant, mais c'est aussi saisir le bon moment pour agir, saisir l'opportunité, l'occasion, l'instant propice. Ce qui n'est nullement l'effet du hasard mais suppose, tout au contraire, une maîtrise particulière, une sagesse pratique (phronèsis) dirait Aristote, non pas tant d'une règle (ou d'une série de règles) mais plutôt de la forme d'une règle, laquelle, à l'inverse de la loi soustraite valable intemporellement, ne vaut jamais qu'hic et nunc, instantanément. On peut aisément, par là, expliquer l'échec des campagnes promotionnelles pour tel ou tel bien ou service dont les interlocuteurs ne refusent pas, contrairement au cas précédent, nécessairement de jouer le rôle qu'on essaie de leur faire jouer (en l'occurrence, celui du consommateur) mais refusent de le jouer hic et nunc, parce qu'ils ont peur, qu'ils manquent d'argent ou, tout simplement, parce qu'ils n'en éprouvent pas encore (ou plus) le besoin. Tous les enseignants savent bien que la compréhension est un phénomène ponctuel, fugace, instantané, et non pas un phénomène constant et linéaire qui supposerait juste de viser rationnellement la cible à atteindre. C'est pour cela que la compréhension du langage ne s'apprend pas, en tout cas, pas au sens d'un apprentissage méthodique et raisonné, donc, encore une fois, toxique. Bien plutôt, tout comme dans le jazz, la compréhension se prend, se cueille, se glane, se vole, au hasard des rencontres et des occasions par "l'écoute, juste l'écoute, écoutez les grands, prenez-leur tout ce qu'on peut leur prendre, ensuite, débrouillez-vous"(Christian Gailly, un Soir au Club).

Ces deux analogies illustrent, nous semble-t-il, mieux la nature du langage que ne le fait l'analogie pas seulement réductrice mais trompeuse de l'archer. Car comprendre ce qu'on nous dit n'est pas un état mental dans lequel nous serions lorsque nous sommes transpercés par la flèche immatérielle de la conviction. Et ce n'est pas non plus un état physique induit par des causes mécaniques, autrement dit par les flèches matérielles du conditionnement. Comprendre, c'est jouer, aux deux sens que ce terme possède en français : jouer un jeu, jouer de la musique. Comprendre est un acte de notre part, c'est-à-dire un comportement intentionnel, une attitude de notre corps qui fait quelque chose en se prévalant d'une règle du jeu, non pas en traitant (décodant) par ce moyen l'information qui nous est donnée par celui qui veut se faire comprendre, mais en saisissant l'occasion de participer à notre tour à l'expression d'un thème familier dans le jeu dont nous sommes implicitement invités à donner une version conforme à la règle commune66. Car, en effet, aux échecs, dans le jazz et, in fine, dans le langage, comprendre, c'est envisager ce qu'on nous dit, c'est-à-dire, littéralement, y "donner un visage", reconnaître un thème déjà familier et y répondre de manière expressive, suggestive, c'est-à-dire appropriée, conforme à la règle partagée : "suivre une phrase musicale en la comprenant, en quoi cela consiste-t-il ? Ou encore, la jouer en la comprenant ? Ne regarde pas en toi-même. Demande-toi plutôt ce qui fait qu'un autre le fait. [...] Je pourrais bien dire : "il vit intensément le thème". [...] Le thème n'indique-t-il rien en dehors de lui-même ? Que si ! Mais cela veut dire : l'impression qu'il me fait forme un ensemble avec les choses de son environnement, par exemple avec l'existence de la langue allemande et son intonation. Or cela implique le champ entier de nos jeux de langage. [...] Un thème n'a pas moins d'expression qu'un visage. La répétition est nécessaire. [Il] est à son tour une nouvelle partie de notre langue, il est incorporé à elle : nous apprenons là un nouveau geste"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 51-52). Parler, jouer (un jeu, de la musique), c'est toujours comprendre et comprendre, c'est agir en interprétant une règle avec maîtrise, voire avec virtuosité. Voilà pourquoi l'analogie la plus apte à nous faire saisir la nature du langage, c'est encore l'analogie musicale au sens où "la compréhension de la musique est, chez l'homme, une expression de la vie"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 70)67.

2Comme Michel Audiard le fait dire à Lino Ventura dans un Taxi pour Tobrouk : "un imbécile qui marche va toujours plus loin qu'un intellectuel assis".
3"C'est la même chose, ou presque"(Platon, Gorgias, 520a).
4"La plus sûre description d'ensemble de la pensée occidentale est qu'elle consiste en une série d'annotations à Platon"(Whitehead, Process and Reality) . Cf. Socrate, la Démocratie, la Rhétorique et la Philosophie ainsi que Philosophie et Journalisme.
7La partie désirante de chacun doit être soumise à sa partie irascible qui, elle-même, doit être commandée par sa partie raisonnante, de même que les laboureurs et les artisans doivent obéir aux gardiens de la Cité qui, eux-mêmes, doivent obéir au philosophe. Cf. Haine de soi, Haine de l'Autre et Totalitarisme.
8"Il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption"(Platon, République, VI, 485b), tandis que "le sophiste est celui qui fait commerce en gros et en détail des marchandises desquelles une âme tire sa nourriture"(Platon, Protagoras, 313c).
9"Les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité"(Platon, République, VI, 475e).
10Ce dualisme substantiel suppose l'existence d'entités qui sont de purs esprits sans corps (les anges, par exemple), et d'autres qui sont de simples corps mécaniques sans esprit (les animaux, par exemple). Rappelons au passage que le dualisme en œuvre dans l'antiquité grecque (par exemple, chez Platon lorsqu'il parle de l'âme, hè psukhè) n'est pas un dualisme des substances mais un dualisme des fonctions. Cf. quelle peut bien être l'Origine de la Distinction que nous faisons entre l'Âme et le Corps ?.
11"[Les passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate] : tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau. [En tout cas], ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont"(Descartes, Traité des Passions, art.13-17). Cf. dans quelle Mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?
12"Par substance, j'entends une chose qui n’a besoin que de soi-même pour exister"(Descartes, Principes de la Philosophie, i).
13C'est-à-dire une "théorie descriptive et structurale des faits de langue"(Martinet, les Bases Sociologiques de la Linguistique).
14Dans Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine (1948).
15Dans the Mathematical Theory of Communication (1949). Cf. aussi Information, Conatus et Entropie.
16Qui décide de donner tel ou tel sens aux éléments du langage ? De même, lorsqu'on demande à un "spécialiste" de "décrypter (sic) l'actualité". Comparer avec la même question posée à propos d'un véritable code, celui de la route, par exemple, où le sens des panneaux est donné par des dispositifs législatifs ou réglementaires qui procèdent d'une véritable volonté imputable à des personnes responsables de leurs actes. Le "code génétique" semble être un contre-exemple : sauf à supposer un intelligent design, le "codage" ne peut, en effet, être imputé à aucun responsable. Mais c'est là uniquement par analogie que l'on parle de codage : l'information au sens de structures physiques dont la fonction est de lutter contre l'entropie (cf. Information, Conatus et Entropie) n'y est, in fine, qu'un ensemble de causes mécaniques (le génotype) déterminées par l'évolution spécifique et déterminant causalement l'existence de tissus vivants d'un certain type (le phénotype). L'ADN ne "décode" pas plus, en l'occurrence, les séquences de nucléotides présentes sur l'ARN-messager que les aiguilles d'une montre ne "décodent" le mouvement que les rouages leur ont transmis. Il n'y a pas de codage sans intention de coder.
17Un codage consiste toujours en un ensemble d'algorithmes de transformation qui permettent de projeter une structure symbolique source sur une structure symbolique cible, l'isomorphisme des deux structures autorisant, dans un second temps, le décodage en sens inverse sans perte d'information. C'est le cas, par exemple, des algorithmes qui transforment des éléments phonétiques (ou des éléments graphiques) en impulsions électriques, lesquelles sont ensuite retransformables sous leur aspect originel. Il en va de même pour le cryptage militaire qui, moyennant une clé de codage, transforme un lexique donné en un autre isomorphe. Bref, le processus de codage-décodage ne concerne, à proprement parler, que la seule syntaxe du langage mais jamais sa sémantique : chacun sait très bien que traduire un propos d'une langue dans une autre consiste à en restituer le sens, ce pour quoi, précisément, il n'existe pas d'algorithmes. Or, en supposant une correspondance algorithmique terme à terme entre des sons (ou des graphismes) et des pensées (un sens, un contenu sémantique), les structuralistes confondent la structure du langage (comment c'est fait) avec sa fonction (à quoi ça sert) ou, plus exactement, réduisent celle-ci à un épiphénomène (ce qui leur permet d'évacuer le problème de l'intentionnalité qui, pour eux, est typiquement mentaliste).
18C'est le thème du savoureux roman de Laurent Binet intitulé la Septième Fonction du Langage et qui imagine que le linguiste structuraliste Roman Jakobson découvre la fonction ... rhétorique du langage !
19Une version primitive et très métaphysicienne du comportementalisme est illustrée par la philosophie déterministe de Spinoza : "les hommes ne se croient libres que parce qu’ils ont conscience de leurs actions mais ne le sont pas des causes qui les déterminent"(Spinoza, Éthique, III, 2).
20Tout le monde se rappelle les propos de Patrick le Lay, alors PDG de TF1 qui déclarait le 9 juillet 2004 au journal l'Expansion, "le métier de TF1, c'est d'aider Coca Cola, par exemple, à vendre son produit. […] Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible". Le même type de conditionnement est également le thème central du roman de Ray Bradbury Farenheit 451 ainsi que celui de 1984 de Georges Orwell.
21Les communiquants politiques sont, quant à eux, beaucoup plus discrets au sujet de leurs dépenses de communication !
2231,5 milliards d'euros en 2015, note l'IREP.
23Pour autant, Wittgenstein ne condamne pas, bien au contraire, toute forme de métaphysique (contrairement à l'interprétation positiviste qu'en a faite le Cercle de Vienne) à condition, cependant, de ne pas parler de vérité métaphysique.
24Il serait tout aussi malvenu de parler ici de fausseté. Car le faux, tout comme le vrai, suppose la possibilité d'une vérification. Wittgenstein dit plutôt qu'une telle postulation métaphysique a priori est unsinnig, "dépourvue de sens", dans la mesure où l'usage de l'énonciation propositionnelle, c'est-à-dire ce qui fonde son caractère sensé, exige une vérifiabilité publique qui est, en l'occurrence, impossible.
25Car, si ce n'était pas le cas, si "il pense", par exemple n'était pas empiriquement constatable, il serait impossible d'enseigner à un enfant l'usage du verbe "penser".
26Même si cette tentative peut toujours, a posteriori, être imputée à moi comme corps observable. C'est-à-dire que "tu penses" ou "il pense" peut toujours constituer une description potentiellement vraie de mon corps en tant qu'il manifeste des critères d'une telle tentative.
29En particulier, tout acte de langage n'est pas nécessairement un "message" ou, comme le dit Austin dans how to do Things with Words, n'est pas nécessairement constatif, c'est-à-dire n'est pas nécessairement destiné à donner à l'interlocuteur des informations sur le monde qui l'environne afin de l'amener à se comporter en conséquence.
30Il y a, évidemment, des jeux de langage dont une règle importante est, justement, le codage. Celui de la communication militaire cryptée dont s'inspirent Shannon et Weaver en est un. Celui du code de la route en est un autre.
31Comme le dit Elizabeth Anscombe, "si vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de faire"(Anscombe, l'Intention, §4) dans le sens où "il a (avait) l'intention de faire A" et "il fait (a fait) A" ont exactement les mêmes conditions de vérité (il en va de même si l'on remplace "il" par "je", sauf qu'il y a, cette fois-ci, des conditions de satisfaction pratique qui ne sont plus des conditions de vérité, puisqu'en l'occurrence, "je" n'est plus un objet mais un sujet). Donc "il a (j'ai) l'intention de signifier S" et "il signifie (je signifie) S" ont aussi les mêmes conditions de vérité ou de satisfaction.
32Lorsque je me demande "que dois-je faire ?", je ne me demande pas, sauf exception, "comment dois-je interpréter ce que je dois faire ?".
33"Comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la douleur. De sorte que l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244).
34"La grammaire décrit l’usage des mots dans le langage : la grammaire est au langage ce que les règles du jeu sont au jeu"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, II, 23).
35"À la question « comment sais-tu que ceci ou cela a lieu ? », nous répondons parfois en indiquant des critères et parfois de symptômes. Quand, en médecine, l'inflammation causée par tel bacille est qualifiée d'angine et que, dans ce cas précis, nous demandons : « Pourquoi sais-tu que cet homme a une angine ? », la réponse : « J'ai trouvé dans son sang le bacille X ou Y » nous indique le critère ou ce que nous pouvons appeler le critère de définition de l'angine. Si, en revanche, la réponse était : « Il a une inflammation de la gorge », il nous indiquerait là un symptôme de l'angine. Par symptôme, je désigne un phénomène dont l'expérience que nous en faisons est concomitante du phénomène qui est notre critère de définition"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 48).
36D'où la position très critique de Wittgenstein à l'égard de la notion de mécanisme psychologique, tout particulièrement dans sa version psychanalytique : "la mécanique étant le paradigme des sciences, on imagine une psychologie ayant pour modèle une mécanique de l’âme"(Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, IV, 1). Pour Wittgenstein, cette idée de mécanisme psychologique cumule tout à la fois les tares de la métaphysique, du mentalisme et du comportementalisme : "c’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein, Cours de Cambridge1932-1935).
37Ce qui n'exclut pas, bien évidemment, le mensonge ou la mauvaise foi. Mais ceci est un autre problème.
38Malgré la claire dichotomie établie par Wittgenstein entre loi et règle, le statut de certaines normes reste terriblement ambigu. La loi morale kantienne est ainsi, typiquement, une règle au sens wittgensteinien puisqu'elle participe, selon les termes mêmes de Kant, non d'une causalité naturelle mais d'une intentionnalité supra-naturelle. En revanche, les lois juridiques peuvent être tout aussi bien considérées comme des règles en ce qu'elles autorisent l'agent à justifier son acte en s'en prévalant, que comme des lois au sens strict en ce qu'elles permettent de prédire ce qui arrivera probablement si elles ne sont pas respectées (cf. par exemple, ce qu'écrit Spinoza dans sa Lettre xix à Blyenbergh à propos de la loi divine -qui, précise-t-il, n'est qu'une loi juridique à laquelle on a décidé d'accorder un statut particulier- interdisant à Adam de manger du fruit défendu, autrement dit de pécher). Pour autant, nous dit Wittgenstein, cette ambiguïté "n'est pas un défaut : penser le contraire serait comme dire que la lumière de ma lampe n’a rien d’une véritable lumière parce qu’elle n’a pas de frontières nettes"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 28), voulant dire par là que la distinction de principe relève ... d'une règle et non d'une loi.
39Et encore, une appréhension débarrassée de tout présupposé mentaliste, car "nous voulons nous faire comprendre par d’autres personnes sans savoir pour autant si elles sont sujettes aux mêmes processus internes que nous"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, vi).
40Comme le montre Wittgenstein dès le Tractatus, une philosophie qui se limiterait à dire serait un tissu de propositions toutes vérifiables qui se confondraient, ipso facto, avec celles des sciences de la nature, par conséquent, n'effleureraient pas le moins du monde les problèmes de notre vie. Cf. dire et montrer : le Mysticisme de Wittgenstein.
41Antonia Soulez va même jusqu'à suggérer que la relation que Wittgenstein établit entre la musique et le langage n'est pas une relation d'analogie mais une relation de filiation : "la comparaison de comprendre une phrase à comprendre une phrase musicale inverse la direction d'une lecture esthétique en mode analytique. C'est donc le langage qui ressemble à la musique et pas l'inverse"(Soulez, au Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique, i). Ce qui rapprocherait Wittgenstein de ce que Rousseau développe dans son Essai sur l'Origine des Langues.
43On remarquera que le fait d'avoir, comme Wittgenstein, une démarche synthétique n'exclut pas l'attention au cas particulier, de même que procéder analytiquement à la manière de Descartes dont la méthode n'exclut pas la généralisation métaphysique : "le premier [précepte] était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre"(Descartes, Discours de la Méthode, II).
44Médium mystérieux qu'on peut appeler "l'esprit", "le code" ou la "boîte noire" selon que l'on est mentaliste, structuraliste ou comportementaliste, et qui, effectivement, autorise toutes les fantaisies interprétatives.
45Pour des raisons d'ailleurs fort différentes. S'agissant de la position anti-mentaliste de Proust, cf. Proust, Leibniz et les Monades Lisantes.
46Pour Spinoza aussi, comprendre le mieux possible, c'est le plus possible saisir de connexions : "la vertu suprême de l’esprit est de comprendre [intellegere, en latin intellego signifie "je lie ensemble"], or ce que l’esprit peut connaître de plus haut, c’est Dieu [c'est-à-dire la Nature tout entière]"(Spinoza, Éthique, IV, 28). Cf. les Grands Thèmes de l'éthique de Spinoza : la Vertu et l'Action.
47Contrairement à Proust qui défend plutôt une éthique de la sérendipité, c'est-à-dire de la rencontre aléatoire (un peu à la manière de la virtù machiavélienne). Cf. l'Enjeu Éthique de la Littérature.
48"Si je dis : « je comprends ce tableau », la question est justement de savoir si je veux dire : « je le comprends ainsi » ? Et le « ainsi » représente ici une traduction de ce qui est compris dans une autre expression. Ou bien, s'agit-t-il pour ainsi dire d'une compréhension intransitive ? Est-ce que, en quelque sorte, en comprenant une chose, je pense à autre chose ; c'est-à-dire la compréhension consiste-t-elle à penser à autre chose ? Et si ce n'est pas là ce que je veux dire, ce qui est compris serait autonome, et il faudrait comparer la compréhension à la compréhension d'une mélodie"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §37).
49Proust, par exemple, dans à la Recherche du Temps perdu, ne cesse d'établir des parallèles éclairants entre la musique de Vinteuil, la peinture d'Eltsir et la littérature de Bergotte.
51On dira, par exemple, qu'à la fréquence de 392 Hz, correspond le sol du diapason qui s'écrit toujours de la même manière sur une portée, et vice versa. Il en va de même pour la valeur des notes (ronde, blanche, noir, croche, double-croche, etc.). par rapport à leur durée relative.
52Il n'y a jamais, et ce, dans aucune langue naturelle, de correspondance terme à terme entre l'écrit et l'oral (cf. Feyerabend et l'Apprentissage Anarchique de la Lecture, notamment note 14).
53Cf. contre Sainte-Beuve.
54De ce point de vue, un comportementaliste comme Quine est tout à fait fondé à souligner qu'"il n’y a aucune justification pour conférer des significations linguistiques [...] et l’entreprise de traduction se révèle affectée d’une certaine indétermination systématique"(Quine, le Mot et la Chose, préf.). Le problème, c'est que, pour Quine, le contexte interprétatif n'est constitué que de causes naturelles mécaniques (exactement comme chez Spinoza) et jamais de raisons au sens de Wittgenstein.
56Pour autant, l'indétermination dont il est question chez Quine ou Wittgenstein n'a rien à voir avec l'indétermination sceptique que Kripke a cru déceler dans Rules and Private Language, car, chez l'un comme chez l'autre, une telle indétermination est substantielle et non résiduelle, nécessaire et non contingente, positive et non par défaut.
57C'est ce que Spinoza s'évertue à faire comprendre à ses lecteurs à propos des récits bibliques : "nous avons traité des fondements et des principes de la connaissance des Écritures et nous avons montré qu'ils n'étaient autres que la connaissance historique et critique de l'Écriture"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, viii).
58Le champ lexical de la performance ("performer", "performatif", "performativité", etc.) a été introduit par John L. Austin pour qui certaines expressions "ne décrivent, ne rapportent, ne constatent absolument rien, donc ne sont pas vraies ou fausses [mais sont] l'exécution d'une action"(Austin, how to do Things with Words, i). L'origine en est le verbe anglais to perform qui équivaut à peu près au français "accomplir".
59L'étymologie grecque de ces termes est intéressante parce que "technique" dérive de hè tekhnè, "l'habileté", et "méthode" de meta tou hodou, "sur le chemin".
60Qu'il appelle également habitus.
61Nous supposons là un jeu à un seul coup (comme, par exemple, une votation à un seul tour), mais dans un jeu à plusieurs coups (par exemple, les échecs), l'intention d'opposition du défenseur (c'est-à-dire de celui qui a toujours un coup de retard, les noirs aux échecs) risque aussi, toutes choses égales par ailleurs, d'être également éventée et prise en défaut, etc., donc conduire à une situation d'équilibre jusqu'à ce que l'un des joueurs commette la faute fatidique d'omettre une possibilité qui sera, justement, celle que son adversaire aura jouée. Le roman de Vladimir Nabokov, la Défense Loujine illustre bien cette tension stratégique caractéristique du jeu d'échecs.
62À savoir : pousser encore plus loin l'intégration de la France dans une zone de "concurrence libre et non faussée", sous-entendu (mais bien entendu quand même), non faussée par un droit protecteur du travailleur ou du consommateur.
63"La liberté comme inhérente à l'action est peut-être illustrée le mieux par le concept machiavélien de virtù, l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la fortuna. Son sens est rendu de la meilleure façon par "virtuosité", c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts [...] où l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à l'existence"(Arendt, la Crise de la Culture, IV, ii).
64C'est le cas, tout particulièrement, pour ce qu'on appelle les standards du jazz.
65En termes plus philosophiques, nous diront qu'il a raté le kaïros au sens où, comme le dit Pierre Aubenque, "les Grecs ont un nom pour désigner cette coïncidence de l’action humaine et du temps, qui fait que le temps est propice et l’action bonne : c’est le kaïros"(Aubenque, la Prudence chez Aristote).
66Comme le souligne Antonia Soulez, "un thème, loin d'être écrit d'avance, est tout sauf un invariant préalablement posé que le jeu ferait varier ensuite, [de même] dans le langage, pas de germe de sens que l'usage développerait comme une pelote que l'on dévide"(Soulez, au Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique, ii).

67L'idée sous-jacente que la musicalité serait la forme générale de tous les jeux, notamment des jeux de langage, donc de la vie humaine tout entière est suggérée, notamment par Nabokov qui, dans la Défense Loujine, use de très nombreuses métaphores musicales pour expliquer le style des joueurs, ou, mieux encore, par Bergman quimet en scène , dans le Septième Sceau, un chevalier jouant aux échecs contre la Mort personnifiée laquelle, ayant fait échec et mat son adversaire humain, entraîne les hommes dans ... une danse macabre dont, seuls, sont exclus les baladins (acteurs, acrobates, jongleurs, musiciens) !

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