Dans un article intitulé "Actes de Parole et Confession" consacré à la dénonciation du bavardage et de la démagogie, Gilles Herlédan écrit dans un article, par ailleurs fort intéressant, paru dans le numéro 434 de l'hebdomadaire Golias daté du 26 mai 2016 : "que dit un homme qui parle à un autre homme ? [...] Le publiciste et le démagogue ne se soucient pas du sujet. Ils cherchent seulement à influencer des masses : les jeunes, la "ménagère de 50 ans", les cadres ou les automobilistes, les fumeurs, etc., ce sont des matières premières, des surfaces d'application de l'influence"(loc. cit.). Ce qui nous fait réagir n'est finalement, qu'un point de détail qui ne met pas en cause le contenu de l'article mais qui nous semble, néanmoins, illustrer une conception typiquement toxique du langage. Non pas tant au sens où une telle conception serait nécessairement nocive ou perverse, mais plutôt dans un sens étymologique. En grec, toxeuô signifie viser avec un arc ou tirer à l'arc (to toxon, c'est l'arc). Or l'auteur de l'article parle, de manière tout à fait significative, de "cibles" que le publicitaire ou le démagogue "viseraient", champ lexical qui prête inévitablement le flanc à une analogie sous-jacente : s'il y a des "cibles" que le langage doit atteindre, c'est bien parce que celui-ci est implicitement considéré comme une sorte d'arme de tir. Nous voudrions montrer ici qu'une telle analogie n'est pas seulement réductrice mais qu'elle est contradictoire avec ce que le langage a de proprement humain, à savoir sa musicalité.
C'est
Platon qui, le premier, a théorisé l'enjeu toxique
du langage, notamment dans son Gorgias,
dans lequel il laisse à Gorgias, célèbre rhéteur sicilien du V°
siècle avant notre ère, le soin d'expliquer ce qu'est la rhétorique
:
"il
m’est arrivé maintes fois d’accompagner mon frère ou d’autres
médecins chez quelque malade qui refusait une drogue ou ne voulait
pas se laisser opérer par le fer ou le feu, et là où les
exhortations du médecin restaient vaines, moi je persuadais le
malade, par le seul art de la rhétorique. [...] Voilà ce qu’est
la rhétorique et ce qu’elle peut"(Platon,
Gorgias,
456c-d). La rhétorique
est
explicitement décrite comme l'art de parler de manière persuasive,
c'est-à-dire propre à faire se mouvoir le destinataire du discours
dans le sens souhaité par le destinateur. L'argument développé par
Gorgias dans cet extrait utilise d'ailleurs un procédé rhétorique
bien connu, notamment par les publicitaires et les démagogues : ne
vanter que les seules vertus
de
ce dont il parle en en occultant soigneusement les vices.
Aussi Gorgias n'y va-t-il pas par quatre chemins et explique-t-il que
la rhétorique
peut,
tout simplement, sauver la vie des gens1.
Toutefois, la ficelle de Gorgias est moins grossière qu'elle n'en a
l'air puisque son argument consiste à établir une comparaison entre
les pouvoirs persuasifs, respectivement, du rhéteur
et
de l'homme
de l'art.
De sorte qu'implicitement, il oppose le pouvoir
du rhéteur
au savoir
du médecin
en concluant, de manière tautologique, c'est-à-dire sans le moindre
risque de réfutation, que celui qui a du pouvoir
a
toujours plus de pouvoir
que
... celui qui n'en a pas2.
Certes, Socrate objecte qu'en l'occurrence, ce genre de pouvoir
est
au savoir
ce que l'apparence
est
à la réalité
en disant que "la
rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont
elle parle ; elle a découvert un procédé qui sert à persuader ;
devant un public d’ignorants, elle a l’air d’en savoir plus que
n’en savent les connaisseurs"(Platon,
Gorgias,
459b). Mieux même, ce genre de pouvoir
est une imposture,
puisqu'elle flatte la bêtise en la promouvant au rang de moteur de
l'action, or "[la
flatterie] a pris le masque de l'art sous lequel elle se trouvait,
[elle] n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en
agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la
bêtise, qu'elle l'égare au point de faire croire qu'elle est plus
précieuse que tout"(Platon,
Gorgias,
464d).
À quoi
Gorgias répond : "mais
la vie n’en est-elle pas beaucoup plus facile ? Il n’y a aucun
art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas
moins fort qu’un spécialiste"(Platon,
Gorgias,
459c).
Imparable : que vaut, notamment à l'égard de l'ignorant, de
l'imbécile, le savoir
abstrait du
scientifique en face du pouvoir
concret du
prestidigitateur, tout particulièrement dans cette circonstance
paroxystique où l'enjeu est quand même de persuader le moribond de
sauver sa
vie
?
"Voilà
ce qu’est la rhétorique et ce qu’elle peut",
en effet. Il est donc tout à fait clair que le rhéteur
conçoit
son art comme le maniement d'une arme de précision, puisqu'il
s'agit, nous dit Gorgias, d'"user
de la rhétorique, comme on use des autres arts de combat : car on a
appris le pugilat, le pancrace, le combat avec des armes véritables,
de manière à pouvoir vaincre également ses amis et ses
ennemis"(Platon,
Gorgias,
456d).
Parler consiste donc bien, pour Gorgias, à atteindre une cible
humaine avec une arme à la manière d'un archer (toxotès).
Or, comme d'une part, "la
rhétorique exige une âme perspicace et naturellement habile dans
les relations humaines"(Platon,
Gorgias
463b), mais aussi, d'autre part, "il
n’est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne
puisse parler devant la foule d’une manière plus persuasive que
l’homme de métier, quel qu’il soit"(Platon,
Gorgias,
456c-d), l'archer du langage qu'est le rhéteur doit être, en fait,
doublement habile puisqu'il doit, dans un premier temps, choisir
soigneusement ses flèches (ses sujets de discussion) avant de les
ajuster et les darder finalement sur la cible humaine sélectionnée.
Le
rhéteur
est
simplement celui qui est conscient de ce double enjeu toxique,
et le bon rhéteur
celui
qui est habile à choisir autant qu'à viser pour faire mouche dans
un nombre significatif de cas.
On
pourrait croire que, malgré la brillante prestation de Gorgias face
à Socrate, l'aspect caricatural d'une telle conception toxique
du
langage, telle qu'elle est exposée par un champion de la rhétorique,
va être dénoncée par Platon et, pour cette raison, minutieusement
déconstruite. Car, après tout, comme le rappelle opportunément
François Châtelet, "commencer
à philosopher, c'est, de prime abord, mettre en question non pas
seulement le contenu divers des opinions [...] mais encore le statut
d'une existence qui croit qu'opiner, c'est savoir"(Châtelet,
Platon,
ii). Car, après tout, c'est bien son statut de "cible"
facile pour des rhéteurs
ou
bien des sophistes3
qui fait opiner l'ignorant à tout discours publicitaire ou
démagogique, c'est-à-dire le fait se conformer à leurs désirs. On
pourrait donc croire que l'intuition fondatrice de la philosophie
platonicienne et, sans doute aussi de toute l'histoire de la
philosophie occidentale4,
consistât à faire accéder cette composante essentielle de
l'existence humaine qu'est le langage à un statut plus noble que
celui qui consiste à viser une cible. Or, il n'a échappé à
personne que le contexte historico-politique de la naissance de la
philosophie dans l'Athènes de Périclès est celui d'une démocratie,
c'est-à-dire, grosso
modo,
d'un régime politique dans lequel les questions d'ordre public se
traitent dans l'espace public au moyen d'un discours
public ciblé,
c'est-à-dire réducteur. Réducteur tant en ce qui concerne les
sujets à aborder qu'en ce qui concerne les citoyens à persuader,
l'impact probable étant d'autant plus significatif que l'un comme
l'autre sont plus indigents. De fait, comme Socrate le fait
remarquer, "l’orateur
n’est pas l’homme qui fait connaître aux tribunaux ou à toute
autre assemblée ce qui est juste et ce qui est injuste [...] de
toute façon il ne pourrait pas, dans le peu de temps qu’il a,
informer pareille foule et l’amener à connaître des questions si
fondamentales"(Platon,
Gorgias,
455a).
Dès lors, on aurait pu admettre que tout l'effort de l'entreprise
philosophique,
autrement dit anti-rhétorique ou anti-sophistique par définition
portât sur le changement de statut tout à la fois du sujet de
discours à aborder et du citoyen à persuader en les rendant, l'un
et l'autre, plus savants5.
Eh bien pas du tout. Certes, nous dit Platon, "il
est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance
qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux
vicissitudes de la génération et de la corruption"(Platon,
République,
VI, 485b). Autrement dit, la philosophie doit s'attacher à dire le
vrai éternel et immuable, par opposition à la
sophistique-rhétorique qui ne s'intéresse qu'à l'illusion éphémère
et toujours changeante, à s'intéresser à l'essence des choses
plutôt qu'à leur apparence, bref, à la connaissance
plutôt
qu'à l'opinion.
Raison pour laquelle il est urgent, nous dit Platon, de confier le
destin de la Cité à des philosophes plutôt qu'à des démagogues.
Aussi "la
finalité de l’éducation philosophique est[-elle] d’établir
gardiens de l’État ceux qui seront reconnus capables de veiller à
la garde des lois et des institutions"(Platon,
République,
VI, 484c). Seulement voilà, lorsque les citoyens s'assemblent sur
l'Agora pour débattre des affaires publiques, ils sont une multitude
et "il
est impossible que la multitude soit philosophe"(Platon,
République,
VI, 494a). La multitude
dont il est question ici est celle des individus tout autant que
celle des opinions
diverses et variées dont ils sont porteurs et doit être comprise
par opposition à l'unicité
qui est celle du philosophe tout autant que de son objet de
connaissance.
Pour cette raison, le changement de mode de gouvernement de la Cité,
tel que le préconise Platon et, à sa suite, une bonne part de la
tradition philosophique, ne suppose aucun changement de statut ni du
langage ni de son "destinataire" : le caractère toxique
du langage n'est nullement remis en question, pas plus que la docile inertie épistémique des foules. Et proclamer que "tant
que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux
qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et
sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de
la Cité"(Platon,
République,
VI, 474a), c'est, pour continuer à filer l'analogie, simplement
préconiser de confier l'arc à une autre sorte d'archer. D'ailleurs,
si l'on en croit Socrate, le discours d'investiture du philosophe-roi
à l'égard de la multitude des citoyens sera, typiquement,
démagogique6
: "vous
êtes tous frères dans la Cité, leur dirons-nous, [...] mais le
dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition
de ceux d’entre nous qui sont capables de commander, aussi sont-ils
les plus précieux, de l’argent dans la composition des gardiens,
du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres
artisans"(Platon,
République,
III, 415a). Mais alors, à quoi bon substituer à la démagogie
rhétorico-sophistique une démagogie philosophique ? Pour plus de
"justice", nous dit Platon. En effet, dans la mesure où le
sophiste-rhéteur est réputé encourager l'injustice, c'est-à-dire,
à travers le désordre dans l'âme du citoyen, le chaos dans la Cité
tout entière, la justice est, explicitement, l'enjeu
politico-philosophique revendiqué par Platon au motif que "l’homme
juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur, [...],
il devient ami de lui-même, il harmonise les trois parties7
de son âme"(Platon,
République,
IV, 443d). Il s'agit donc, pour le philosophe-roi, de viser "cette
petite partie de l’individu qui commande et émet des préceptes,
partie qui possède aussi la science de ce qui est profitable à
chacun des trois éléments de l’âme et à leur ensemble"(Platon,
République,
IV, 442c), à savoir cet "œil
de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la
vérité"(Platon,
République,
VI, 508e), tout au moins chez les individus dotés d'un tel organe. On voit donc clairement que, même dans le cadre de
l'éducation philosophique la plus poussée, si la toxicité
philosophique
diffère
de la toxicité
sophistico-rhétorique
en ce que le philosophe est réputé plus "juste" que le
sophiste-rhéteur8,
sa matière lexicale plus pure car vraie9
et, surtout, en ce que la partie de l'être humain visée est,
désormais, la partie raisonnante de ceux qui sont dotés du naturel
philosophique et non plus la partie désirante du plus grand nombre,
il s'agit toujours, néanmoins, de manier le langage comme une arme
de tir en visant une "cible" humaine avec une flèche
précautionneusement sélectionnée.
Cette
spécificité de la toxicité
typiquement
philosophique du langage va, au cours des siècles, à la fois
s'affiner et se complexifier, notamment avec le développement de la
philosophie de l'esprit dont l'acmè
se
situe dans le dualisme cartésien qui promeut le genre humain tout
entier (et plus seulement l'engeance philosophique) à une dignité
ontologique tout à fait à part dans l'ordre de la création puisque
les êtres humains sont, désormais, réputés les seules entités à
être un esprit mais
à avoir
un corps10.
Nous sommes, nous dit Descartes, une res
cogitans (une
"substance pensante"), "c’est-à-dire
un esprit, un entendement ou une raison [...], c’est-à-dire
une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut,
qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent"(Descartes,
Méditations
Métaphysiques,
II, 9), et non pas une res
extensa (une
"substance étendue"), autrement dit un simple corps
mécanique soumis aux passions11.
Dès lors, "ce
qui fait l’un des plus grands avantages de l’homme au-dessus de
tous les autres animaux, c’est l’usage que nous faisons de la
parole pour signifier nos pensées. [...] Les hommes ayant eu besoin
de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut
aussi que [les mots] signifient les objets de nos pensées, et ainsi
faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous
concevons et tous les divers mouvements de notre âme"(Arnauld
et Lancelot, Grammaire
Générale et Raisonnée,
II, 1).
L'idée fondatrice du mentalisme
cartésien et post-cartésien est donc que le langage est l'arc
matériel manipulé par un archer immatériel (l'esprit, le moi
du locuteur) dont les flèches matérielles (les mots, les phrases)
sont enduites d'un poison immatériel (l'intention subjective de
signification) pour viser une cible immatérielle (l'esprit de
l'auditeur ou du lecteur) censée se trouver dans son enveloppe
matérielle (son corps). Quant à savoir comment est pensable une
interaction entre deux substances, l'une immatérielle, l'autre
matérielle12,
c'est la pierre d'achoppement du dualisme substantiel en général.
Raison pour laquelle le modèle cartésien, tout en n'étant pas
fondamentalement remis en question, s'est toutefois matérialisé. En
effet, si l'arc reste le langage, les flèches les différents actes
de langage et le poison l'intention de signification, en revanche,
l'archer et la cible vont devenir des machines. Le mentalisme
cartésien
et post-cartésien fait donc place, dès lors, à un structuralisme13
qui
fait, apparemment, l'économie ontologique du passage par une
substance immatérielle et qui suppose donc observables toutes les
étapes du processus de communication. Les travaux de Norbert Wiener
portant, pendant la seconde guerre mondiale, sur le cryptage des
télé-communications militaires, fournissent un premier modèle
cybernétique de la communication en général envisagée comme un
processus mécanique14
au sein duquel un archer (l'émetteur) envoie une flèche (un
message) enduite d'un poison (le code) sur une cible (le récepteur),
à charge pour celle-ci, d'abord de décoder le message (c'est-à-dire
de trouver l'antidote au poison), puis d'y répondre en se
transformant, à son tour, en archer, faisant de l'émetteur primaire
une cible secondaire, et ainsi de suite. Toutefois, la linéarité de
ce processus n'est qu'apparente puisqu'en réalité, c'est le code
entendu
comme énumération exhaustive des combinaisons langagières
possibles, comme stock d'informations disponibles, qui détermine
tout le processus, en amont comme en aval : c'est parce qu'il y a un
poison à instiller qu'il existe des flèches, un arc, un archer et
une cible. Ce schéma sera théorisé par C.E. Shannon et W. Weaver
qui vont le promouvoir au rang de théorie
générale de l'information15.
Comme le souligneront Dan Sperber et Deirdre Wilson, "l'idée
selon laquelle la communication verbale [humain] est un processus de
codage et de décodage est si profondément enracinée dans notre
culture occidentale qu'on a tendance à oublier qu'il s'agit là,
après tout, d'une hypothèse et non d'un fait [...]. Cette
représentation repose sur deux hypothèses implicites : la première
est que les langues humaines telles que le swahili et le français
sont des codes ; la deuxième est que ces codes associent des pensées
à des sons [ou des graphismes]. [De telles hypothèses] reposent sur
une description inadéquate des phénomènes qu'elles prétendent
expliquer"(Sperber
et Wilson, la
Pertinence, Communication et Cognition,
i, 1). Et, en effet, ces deux hypothèses, qui sous-tendent la
version structuraliste
de la toxicité
du langage sont manifestement fausses : d'une part les langues
naturelles ne sont pas des codes
puisqu'il n'y pas d'autorité à qui on puisse imputer la
responsabilité de l'encodage16,
d'autre part, les codes,
lorsqu'ils existent, n'associent pas des pensées à des sons (ou des
graphismes), mais des symboles à des sons (ou des
graphismes)17.
Bref, l'idée structuraliste
du
code
conçu
comme une sorte de poison sémiotique véhiculé par la flèche du
langage n'est pas plus consistante que l'idée mentaliste
d'intention
subjective de signification
qu'elle était censée remplacer et dont elle reste, de fait,
prisonnière puisque l'intention
subjective de codage reste,
in
fine,
toujours présupposée par l'acte même d'encodage. C'est pourquoi la
mouvance comportementaliste
(ou
behavioriste)
va purger le structuralisme
de
ces dernières scories mentalistes et, de fait, réhabiliter la
version platonicienne du sophiste-rhéteur18
habile à lancer ses traits lexicaux contre une cible humaine passive
et qu'il s'agit de faire réagir. Comme le dit Quine, "le
langage est un art social. Pour l’acquérir, nous dépendons
entièrement d’indices accessibles intersubjectivement relativement
à ce qu’il y a lieu de dire et au moment de le dire"(Quine,
le
Mot et la Chose,
préf.). Le comportementalisme
voit donc le langage comme un simple instrument de conditionnement
causal de l'individu par la société afin de maximiser les chances
de survie de celle-ci et, par contrecoup, de celui-là : "c’est
la nécessité d’utiliser la culture comme forme indispensable de
survie qui force l’homme à utiliser le langage, le langage étant
le moyen d’interpréter et de coordonner la culture, de sorte que
l’interprétation et la coordination commencent au moment où le
petit enfant pénètre sur la scène humain"(Bruner,
Child’s
Talk).
Par exemple, "on
présente simultanément à l’enfant des émissions du mot et des
exemples d’objets rouges ; on applaudit aussi à son propre
babillage lorsqu’il émet un son qui ressemble à ‘rouge’
en présence du rouge ; au bout du compte, l’enfant acquiert l’art
d’utiliser le mot conformément au goût de la société"(Quine,
le
Domaine et le Langage de la Science,
ii). De sorte que tout acte de langage devient un processus de
conditionnement causal par stimulus
(la
flèche) visant à faire réagir
des organismes vivants (la cible) conformément aux intérêts (le
poison) de la société (l'archer). La différence avec le schéma
platonicien est donc que l'archer est ici la société tout entière
et la cible, plus précisément, les récepteurs sensoriels qu'il
s'agit de stimuler adéquatement19.
Le pouvoir explicatif d'une telle conception comportementaliste
est
incontestablement supérieur à celui du mentalisme
ou
du structuralisme
en
ce qu'il semble bien correspondre, notamment, au marketing commercial
ou politique modernes20.
Malgré tout, pour séduisante qu'elle soit, cette version de la
toxicité
du
langage est aussi fausse que les précédentes. En effet, si
conditionnement comportemental il y avait vraiment, s'il existait
réellement une mécanique causale de ce type, l'échec serait,
statistiquement, marginal et non pas massif comme le souligne
d'ailleurs l'auteur de l'article par lequel nous avons introduit le
problème, "le
succès est parfois au rendez-vous en terme de flexion des foules,
cependant il faut noter que la résistance est grande, [...] une
grande partie des "cibles" demeurent insensibles, ne
changent pas leurs pratiques"(Gilles
Herlédan, Golias,
n°434 du 26 mai 2016). Les annonceurs publicitaires, pour ne parler
que d'eux21,
accepteraient-ils d'investir, annuellement, par exemple, entre 1,5 et
2 % du PIB français22
pour équiper de si piètres archers, autrement dit pour se doter de
causes qui ne s'accompagnent des effets souhaités que de façon si
peu probable et totalement erratique ?
À
la version mentaliste
(cartésienne
et post-cartésienne) du modèle toxique,
Wittgenstein adresse l'objection, désormais classique, de
l'inflation
ontologique
consécutive à un usage mal contrôlé de la métaphysique. En
d'autres termes, c'est parce que les philosophes concernés ne se
sont jamais interrogés sur la nature de la métaphysique qu'ils
érigent en connaissance vraie ce qui n'est qu'une tautologie
et en objet réel ce qui n'est qu'un symptôme de leur embarras. En
effet, "la
proposition ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle
est une image de la réalité"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.06) et, pour qu'il en soit ainsi, il faut que "les
éléments de l’image sont dans un rapport déterminé qui indique
que les choses réelles sont entre elles dans le même
rapport"(Wittgenstein,
Tractatus,
2.15). C'est pourquoi "pour
reconnaître si l’image est vraie ou fausse, nous devons la
comparer avec la réalité [...]. À partir de la seule image, on ne
peut reconnaître si elle est vraie ou fausse [...]. Il n’y a pas
d’image vraie a
priori"(Wittgenstein, Tractatus,
2.223-2.224-2.225). Pour que vérité il y ait, encore faut-il que la
proposition qui y prétend soit dotée de signes qui font
référence,
c'est-à-dire qui renvoient à une réalité autre qu'eux-mêmes.
Or,
précisément, "fait
de la métaphysique celui qui a omis de donner, dans ses
propositions, une référence à certains signes"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.53). De sorte que la représentation propositionnelle du
métaphysicien a tendance à être nécessairement vraie a
priori,
c'est-à-dire sans possibilité de confrontation décisive avec la
réalité qu'elle est censée représenter23.
Ce que Wittgenstein appelle une tautologie.
Dès lors, la res
cogitans cartésienne
(l'esprit) n'est, contrairement à la res
extensa (le
corps), nullement un objet réel mais une simple postulation
métaphysique a
priori24
: "il
pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec
des matériaux différents, [...] que le monde mental est aérien, ou
plutôt éthéré. [Mais] l’idée d’“objets
éthérés”
est
un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse
perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont
pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
47). Ce qui est le cas, précisément, pour les termes mentalistes
tels
que "âme", "esprit", "conscience",
etc. : ils ont, certes, un usage,
mais ce n'est pas celui d'un nom ordinaire qui est de faire référence
à un objet matériel. Alors, nous admettons, par défaut, qu'il
désigne un objet immatériel,
"éthéré", sans nous rendre compte qu'"objet
immatériel" est, au mieux, un oxymore, au pire, une
contradiction. Bref, le dualisme substantiel repose sur un le double
malentendu que constituent, d'une part la soi-disant "vérité a
priori",
d'autre part le soi-disant "objet immatériel". La
conséquence sur une conception toxique
du
langage est extrêmement importante puisque l'idée mentaliste
du
"je" ou du "moi" qui parle (l'archer) se fonde
sur l'affirmation cartésienne que "je" suis une chose
pensante. Or, nous dit Wittgenstein, "il
y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’
ou ‘moi’
: l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet
[...]. Si
l’utilisation de ‘je’
ou ‘moi’
implique la reconnaissance d’un agent particulier, il y a donc
possibilité d’erreur ; [en revanche] s’il n’est pas question
de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas aucune erreur n’est
possible [bien que] ce que je veux dire par ‘je’,
c’est quelque chose que personne ne peut voir
[...]. Dans
le cas où ‘je’
est utilisé comme agent métaphysique qui ne désigne pas une
personne déterminée par ses caractéristiques physiques, il se crée
l’illusion que nous utilisons ce mot pour faire référence à
quelque chose d’incorporel"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
66-69). Quand je dis "je mesure un mètre quatre-vingt cinq",
je
est
utilisé comme objet.
Ce pronom désigne alors ma taille mesurée de mon talon à la pointe
de mon crâne et, à ce titre, mon énonciation est susceptible
d'être vraie
ou fausse
en ce qu'elle est publiquement vérifiable. En revanche, si je dis
"j'ai fait un rêve étrange et pénétrant", ce n'est plus
le cas, car je
est
maintenant utilisé comme sujet.
De sorte que, sous réserve d'insincérité ou de mensonge, mon
affirmation est tautologiquement vraie dès qu'elle est énoncée.
Dans ce dernier cas, le "je" n'est plus un objet
physique,
c'est-à-dire une entité publiquement observable, mais un sujet
métaphysique,
c'est-à-dire une simple postulation langagière. À part "je",
tous les pronoms personnels réfèrent bien à des réalités
physiques publiquement observables, même lorsqu'ils sont employés
avec des verbes mentalistes25
: "les
verbes mentalistes comme ‘voir’,
‘croire’,
‘penser’,
etc. ne dénotent pas des phénomènes
[...]. Ce
qui caractérise les verbes mentalistes, c’est que la troisième
personne [en fait, toutes les autres personnes] peut être vérifiée
par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein,
Fiches,
§§471-472). En revanche, dans la mesure où le je
n'est
pas un objet,
"je
pense" n'est pas empiriquement constatable, ni par moi, ni par
personne. "Il pense" peut être paraphrasé par "cet
individu fait quelque chose qui ressemble aux exemples qu'on m'a
donnés pour illustrer le verbe penser".
Mais "je pense" ne peut vouloir dire que "il y a hic
et nunc une
tentative pour illustrer correctement l'usage établi du verbe
penser26".
Il
en va de même pour "j'entends que (j'ai l'intention que) mon
interlocuteur me comprenne de manière à ce qu'il fasse A", où
A est une certaine action. En tout cas, l'impossibilité
wittgensteinienne d'assimiler le "je" sujet
de
l'intention de communication à un objet
identifiable met à mal la métaphore de l'archer qui destine ses
flèches langagières à une cible interlocutrice. Résultat : si le
langage est un arc, les énonciations des flèches et l'intention de
signification le curare, en revanche, il n'y a plus d'archer !
Est-ce
à dire que la critique wittgensteinienne d'une conception mentaliste
des
actes de langage rejoint celle des structuralistes
? Il est clair que, tout comme eux, Wittgenstein s'évertue à
arracher la notion d'intention de signification des griffes du
mentalisme.
Toutefois, nous dit-il, "éliminez
du langage l’élément de l’intention, c’est sa fonction toute
entière qui s’écroule"(Wittgenstein,
Remarques
Philosophiques,
§20). En d'autres termes, il ne saurait être question de parler
sans intention de le faire. Sur ce point, en disant que "c’est
seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on
peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit,
qu’il a des états de conscience, etc."(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§360),
il
est d'accord avec les mentalistes
et il semble donc en désaccord avec le structuralisme,
du moins dans sa version cybernétique. Sauf qu'une intention
n'est
plus une mystérieuse propriété métaphysique attribuable à une
tout aussi mystérieuse res
cogitans,
mais l'actualisation, par un corps physique particulier, des
possibilités d'agir conformément à un usage établi. Donc, tout
comme les structuralistes
et
contre les mentalistes,
Wittgenstein fait du parler un cas particulier de l'agir selon des
règles
:
"une
intention s'incarne dans une situation, dans des coutumes et
des institutions humaines. Si la technique des échecs
n'existait pas, je ne pourrais former l'intention de jouer aux
échecs. Si je puis viser à l'avance la construction d'une
phrase, c'est que je puis parler la langue
considérée"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§337). Mes possibilités d'agir, donc, en particulier, celle de
parler, sont déterminées par des règles
exactement
comme mes possibilités de déplacer une pièce sur l'échiquier sont
déterminées par les règles
du
jeu d'échec. Or, pour Wittgenstein comme pour les structuralistes,
"les mots “accord” et “règle” sont apparentés : le
phénomène du consensus et celui d’action conforme à une règle
sont interdépendants"(Wittgenstein,
Remarques
sur le Fondement des Mathématiques,
344). Si donc "j'entends que (j'ai l'intention que) mon
interlocuteur me comprenne de manière à ce qu'il fasse A" ne
peut pas se paraphraser, ainsi que nous l'avons suggéré supra,
par "il existe une substance pensante (je)
qui produit un événement mental (mon intention)
qui est censé influencer mon interlocuteur de manière à ce qu'il
fasse A", mais plutôt par "il y a hic
et nunc une
tentative pour illustrer correctement l'usage établi de la locution
pousser
à
faire
A (et
cette tentative peut être imputée à moi
comme
corps observable)", alors l'intention
ne
peut être rien d'autre que la faculté, pour celui qui agit, de
justifier son action en excipant d'une règle qui fait consensus. De
la même façon qu'avoir l'intention
de "roquer" aux échecs n'est rien d'autre, pour moi, que
"roquer" en expliquant de manière convaincante pourquoi
j'ai "roqué" si on me le demande27,
donc en excipant des règles
du
"roque" aux échecs. Bref, l'intention
de signification
ne peut être privée,
c'est-à-dire valable pour un
seul locuteur,
mais, au contraire, est indissolublement publique
:
"suivre
la règle est une pratique. Croire
que l’on suit la règle n’est pas la suivre. C’est donc aussi
qu’on ne peut pas suivre la règle en
privé
; sinon croire que l’on suit la règle serait la même chose que la
suivre"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§202). Sur ce point, Wittgenstein et le structuralisme
partagent
le même point de vue. Pour autant, deux divergences majeures
apparaissent. Premièrement, Wittgenstein ne parle jamais du
langage
mais des
"jeux
de langage" : "l’expression
"jeu de langage" [Sprachspiel]
doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une
activité ou d'une forme de vie [Lebensform]
; mais combien existe-t-il de catégories de phrases ? L’assertion,
l’interrogation et l’ordre peut-être ? Il y en a d’innombrables,
il y a d’innombrables
catégories d’emplois différents de ce que nous nommons "signes"
, "mots", "phrases". Et cette diversité n'est
rien de fixe, rien de donné une fois pour toutes. Au contraire, de
nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage pourrions-nous
dire, voient le jour, tandis que d'autres vieillissent et tombent
dans l'oubli. [...] Représente-toi la diversité des jeux de langage
à partir des exemples suivants, et d’autres encore : donner des
ordres et agir d’après des ordres ; décrire un objet à partir de
ce qu’on voit, ou à partir de mesures que l’on prend ; [...]
inventer une histoire et la lire ; faire du théâtre ; chanter des
comptines ; [...] traduire une langue dans une autre"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§23). Nos jeux
de langage,
nous dit Wittgenstein, dans la mesure où ils sont intriqués avec
nos formes
de vie,
ont exactement la même diversité qu'elles28.
Et si l'on objecte qu'il doit bien, pourtant, y avoir des traits
communs à tous ces jeux
de langage
sans lesquels on ne pourrait justifier leur commune subsomption sous
le vocable de "jeu de langage", Wittgenstein répond :
"considère
par exemple les processus que nous nommons "jeux". Je veux
dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les
jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? Ne dis pas : il
doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne
s’appelleraient pas des "jeux" [...]. Et nous pouvons, en
parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître
et disparaître des ressemblances. Et le résultat de cet examen est
que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se
chevauchent et s’entrecroisent [...] Je
ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression
"air de famille" [Familienähnlichkeit].
Car c'est de la sorte que s'entrecroisent et que s'enveloppent les
unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre
les différents membres d'une famille ; la taille, les traits du
visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament etc. –
[…] à la manière dont nous lions fibre à fibre en filant un fil.
Et la résistance du fil ne réside pas dans le fait qu'une fibre
quelconque le parcours sur toute sa longueur, mais dans le fait que
plusieurs fibres s'enveloppent mutuellement"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§§66-67). Autrement dit, il peut bien y avoir des traits
communs (des
"airs de famille", dit Wittgenstein) entre le jeu
de langage J1
et
un autre J2,
de même, entre J2
et un autre J3,
mais pas nécessairement entre J1
et J3,
car la relation de ressemblance
n'est pas transitive. Du coup, le
langage
n'existe plus et plus rien n'autorise à en faire une théorie
générale, ce que font pourtant les structuralistes29.
Mais,
deuxième point de désaccord profond entre Wittgenstein et les
structuralistes
à propos du statut de ce qu'il est convenu d'appeler le
langage,
les règles
du jeu
ne sont (presque)30
jamais des règles
de codage-décodage.
Car tout processus de ce genre, outre les problèmes que nous avons
déjà énumérés, implique, du point de vue structuraliste,
un acte d'interprétation, tant de la part de l'émetteur que de
celle du récepteur du "message". Or, "ce
qui se produit n'est pas que le symbole ne
pourrait pas
être interprété davantage, mais que je ne l'interprète pas parce
que je me sens chez moi [heimisch]
dans l'image présente"(Wittgenstein,
Fiches,
§234). Certes, il m'est toujours possible d'interpréter ce que me dit autrui. Il suffit, pour cela, que j'aie une bonne raison de croire qu'autrui ne me communique pas son intention de signification (par exemple si je le soupçonne de mentir). Or celui qui pense "j'entends que (j'ai l'intention
que) mon interlocuteur me comprenne de telle sorte qu'il fasse A"
n'encode
en
aucune manière son intention
de signification qui
n'est autre que la signification elle-même31,
laquelle est déterminée par les règles
de
l'usage établi, "quand
je suis la règle, je ne choisis pas. Je suis la règle
aveuglément"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§219), c'est-à-dire que je me comporte, en fonction des
circonstances et des règles connues, avec un sentiment immédiat
d'évidence. Certes, l'hésitation quant à la conduite à tenir (à
la signification à induire) est toujours concevable. Mais outre que
cela consiste à chercher la règle plutôt qu'à l'interpréter32,
hésiter reste exceptionnel : la plupart du temps, comme le souligne
Wittgenstein, nous appliquons la règle sans hésiter (nous parlons sans hésitation). Et ce qui vaut pour le soi-disant codage
par
l'émetteur, vaut aussi pour le soi-disant décodage
par
le récepteur : la plupart du temps, nous comprenons spontanément ce
qu'on nous dit et ce n'est qu'exceptionnellement que nous devons
interpréter des propos qui nous laissent perplexes en les traduisant.
Or, même si traduction il doit parfois y avoir pour clarifier le sens d'un propos, celle-ci n'est jamais un décodage, puisque, avons-nous dit (cf. note 17) le sens ressortit à la sémantique et non à la syntaxe de l'acte de langage. Bref, le démantèlement de notre modèle toxique
continue
: non seulement il n'y a plus d'archer, mais il n'y a plus d'arc (le
langage)
non plus et les flèches ne sont plus enduites de quoi que ce soit.
Apparemment donc, de notre modèle de départ, il ne reste plus que
les flèches (les actes de langage) qui atteignent des cibles
humaines sans que l'on sache trop comment.
Est-ce
à dire alors que la conception wittgensteinienne du langage est de
type comportementaliste
?
Prenant acte que nos jeux
de langage sont
l'expression de nos formes
de vie et
que dans celles-ci les relations que nous avons avec notre
environnement naturel ou culturel sont, n'en déplaise aux
mentalistes,
matérielles de part en part, Wittgenstein affirme que "plutôt
que de dire ‘sans
langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement’,
nous devrions dire ‘sans
langage, nous ne pourrions nous influencer
mutuellement’"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§491). Les jeux
de langage redeviennent
donc, apparemment, des techniques rhétoriques au sens le plus
platonicien ou, si l'on préfère, le plus comportementaliste,
d'attitudes destinées à faire (ré-)agir : "c’est
dans le langage que les hommes s’accordent ; cet accord n’est pas
un consensus d’opinion mais de forme de vie [...] ; je suis alors
tenté de dire : "c'est justement ainsi que
j'agis""(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§241). Et c'est dans la mesure où "la
signification d’un mot est un mode de son utilisation, c’est ce
que nous apprenons au moment où le mot est incorporé dans le
langage"(Wittgenstein,
de
la Certitude,
§61) qu'il n'est pas jusqu'aux qualités intellectuelles les plus
éthérées qui ne soient dues à la rhétoricité des jeux
de langage.
C'est le cas, notamment, pour les activités réputées "mentales".
Par exemple, "supposons
que vous vouliez enseigner à un enfant à faire une multiplication
dans sa tête : lorsque vous lui demandez de multiplier, vous lui
demandez d’abord de parler à voix haute, puis de murmurer, enfin
de ne même plus murmurer [...]. On ne peut pas faire de tête ce que
l’on ne peut pas faire de façon perceptible"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie).
Mais c'est le cas aussi pour ce qu'il est convenu d'appeler "les
sentiments" : "qu’en
serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne
gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce
cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de
l’expression ‘douleur’"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§257)33.
Au fond, "ce
qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne, ce sont les
gestes et les mimiques exagérées [qui] sont des manifestations
d’approbation"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I, 5). Ce qui amène Wittgenstein à admettre que "l’importance
de la considération des jeux de langage réside dans le fait que
[...] les hommes se laissent dresser à réagir de cette manière à
des sons"(Wittgenstein,
Remarques
sur le Fondement des Mathématiques,
208), lesquels sons sont des substituts de gestes d'approbation ou de
désapprobation destinés à renforcer ou, au contraire, inhiber un
processus d'apprentissage : "au
cours de l’enseignement […] je montre à l’élève et il fait
après moi, et je l’influence par des manifestations d’assentiment,
de désapprobation, d’attente, d’encouragement,
etc."(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§208). Considérer l'éducation comme une forme de conditionnement,
voire de dressage, à travers l'inculcation des règles
des
jeux
de langage qui
ne sont que l'expression consensuelle et stabilisée de nos formes
de vie,
voilà
qui semble comportementaliste
en
diable. Seulement voilà : Wittgenstein distingue soigneusement les
lois
qui
décrivent les causes
mécaniques d'un
phénomène en en décrivant les symptômes,
et les règles
qui
donnent
des
raisons
d'agir
sur la base de critères
:
"la
proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est
une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre
d’expériences qui, grosso
modo,
s’accordent à montrer que votre action est la conséquence
régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de
l’action [...]. Mais s’il s’agit de savoir la raison, il n’est
plus nécessaire d’avoir un certain nombre d’expériences
concordantes, et l’énoncé de votre raison n’est plus une
hypothèse [...] mais un énoncé grammatical34"
(Wittgenstein, le
Cahier Bleu,
15). Du coup, on justifie l'application d'une loi
en
observant des symptômes
empiriques,
mais une règle
en
faisant état de critères
grammaticaux35.
Sur la base de l'observation de symptômes,
la loi
permet
de prédire ce qui va, probablement arriver si telle ou telle
condition (appelée "cause") est constatée, tandis que,
partant de critères
qui
ne sont pas constatés mais socialement postulés, l'application de
la règle
ne
permet de faire aucune projection sur le futur mais concerne, tout au
contraire, l'agir au présent36.
Lorsqu'un homme politique ou un entraîneur sportif proclame "nous
allons gagner !", contrairement à l'apparence grammaticale de
surface, il ne fait pas de prédiction : il annonce simplement son
intention
de
gagner. Or, comme nous l'avons souligné supra,
l'intention
n'est pas un événement mental et privé, mais la faculté sociale
et publique de justifier un acte par des règles
en
usage et "se
justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver
un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste
qui montre des signes placés sur un tableau"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
I, §61). Celui qui annonce "nous allons gagner" dit, de
manière elliptique, "nous avons l'intention de gagner,
sous-entendu, en respectant les règles du jeu37",
c'est-à-dire qu'il justifie son acte (à commencer par son acte de
langage optimiste) par des règles qui lui semblent favorables. Du
coup, nul, pas même l'agent lui-même, ne peut prédire
le succès de son intention
d'agir
: "aucune
manière d’agir ne peut être déterminée causalement par les
règles du langage, car si toute manière d’agir peut se conformer
à une règle, elle peut tout aussi bien la contredire"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§201). De sorte que, même au cas où la partie serait perdue, la
règle
de
l'optimisme à laquelle s'est conformé l'orateur serait,
certes,
contredite,
mais
pas invalidée
pour autant (l'orateur y aura probablement de nouveau recours à la
première occasion). Tandis
que s'il s'était agi d'une prédiction
conformément à une loi
causale,
alors ladite loi38
eût
été invalidée.
S'il n'y a pas d'influence causale
de
la règle
sur
celui qui se l'est vue inculquer, c'est parce que "la
règle ressemble à la partie visible de rails invisibles allant à
l’infini"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§218). Cette analogie est extrêmement importante, car elle signifie
que la règle
ne prévoit pas, contrairement à la loi,
tous
les
cas possibles de son application, mais n'est que le point de départ
d'une application, laquelle est potentiellement infinie
dans ses modalités de développement : "la
règle du jeu de langage se présente tel un poteau indicateur qui
laisse toujours subsister un doute quant au chemin à
suivre"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§85). Une dernière raison qui éloigne définitivement Wittgenstein
du comportementalisme,
c'est que la règle,
encore une fois par contraste avec la loi,
n'est pas nécessairement explicite et consciente, y compris pour
ceux qui ont à l'inculquer : "non
seulement nous ne pensons pas aux règles d’usage lorsque nous
utilisons le langage, mais lorsqu’on nous demande d’exposer de
telles règles, dans la plupart des cas, nous sommes incapables de le
faire"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
25). C'est ce que veut dire Wittgenstein lorsqu'il dit que l'"on
enseigne la signification par l’usage"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II). Et, en effet, "on
apprend un jeu en observant la manière dont d’autres le jouent,
mais nous disons qu’on le joue d’après telle ou telle règle
parce qu’un observateur peut discerner ces règles dans la pratique
du jeu"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§54), de sorte que "c’est
seulement lorsque les hommes ont longuement pratiqué un jeu de
langage que sa grammaire vient à l’existence, de même que, dans
les jeux, on joue primitivement sans que les règles aient été
établies"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
I, 26). Bref, notre déconstruction du modèle toxique
est
totale puisqu'il n'y a pas non plus de flèches langagières qui
pleuvent, selon une trajectoire mécanique parfaitement déterminée
et prévisible, sur des interlocuteurs passifs qui y réagiraient à
la manière du Saint
Sébastien martyrisé
de Mantegna.
L'un
des problèmes constants que Wittgenstein se sera toujours posés,
c'est d'essayer de savoir en quoi consiste, pour un interlocuteur
donné, le fait de comprendre
ce
qui lui est représenté. Or, n'a-t-il de cesse de nous mettre en
garde, "le
trouble provoqué par des mots comme "comprendre" vient de
ce qu'on pense d'abord à un petit nombre de cas et qu'on tente
ensuite de transporter ce qu'ils ont d'analogue à tous les autres
cas"(Wittgenstein,
Cours
de Cambridge,
1932-35, 142), pointant là ce qu'il considère être la maladie
philosophique, la dérive métaphysique, par excellence, à savoir
"la
soif de généralité, ou encore l’attitude dédaigneuse à l’égard
du cas particulier"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
19). "Ainsi
en arrivons-nous à être obsédés par notre symbolisme : nous
sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous
entraîne irrésistiblement"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
108), en l'occurrence l'analogie toxique
dont
la prétention hégémonique ne résiste pas à la considération de
la diversité des jeux
de langage.
À la limite l'analogie de l'arc et des flèches pourrait convenir
dans le cas d'une communication de type scientifique, c'est-à-dire
dans le cadre de laquelle la compréhension
se
limiterait à l'appréhension de ses conditions de vérité39.
En effet, "comprendre
le sens d'une proposition, cela veut dire savoir comment on doit
procéder pour en arriver à décider si elle est vraie ou
fausse"(Wittgenstein,
Remarques
Philosophiques,
§43), auquel cas, dans la mesure où "c’est
dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que
consiste sa vérité ou sa fausseté"(Wittgenstein,
Tractatus,
2.222), comprendre
la proposition se réduirait à en comprendre
le
sens, autrement dit, métaphoriquement, être "touché" par
ce sens. Mais, justement, l'analogie vaut seulement dans les cas où
la vérité de ce qui est dit en est le
seul enjeu,
c'est-à-dire dans les cas où le seul
enjeu
de l'échange langagier est théorique.
Or, nous dit Wittgenstein, quelle que soit l'importance que l'on
accorde à ce jeu
de langage,
"à
supposer que toutes les questions théoriques possibles soient
résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore
intacts"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.52). En d'autres termes, les "problèmes de notre vie" ne
sont, la plupart du temps, pas des questions
théoriques et
n'ont donc pas pour seul
enjeu
la vérité ou la fausseté de ce qui nous est dit, ce que, depuis
Platon, les philosophes ont eu une fâcheuse tendance à passer sous
silence. Tandis que si, comme nous l'avons souligné, la diversité
de nos jeux
de langage épouse
la diversité de nos formes
de vie, inévitablement,
il
n'y a pas plus de modèle,
au sens de schéma unificateur qui rendrait compte de tous
les cas,
du "comprendre" qu'il n'en existe du "parler".
Mais
ce n'est pas parce que l'analogie
de
l'archer n'est pas un modèle satisfaisant du
phénomène
proprement humain de la compréhension
que
toute tentative
analogique
satisfaisante
d'analyser philosophiquement ce phénomène serait nécessairement
vouée à l'échec. Après tout
n'est-ce pas la tâche même de la philosophie de proposer des
explications globalisantes en faisant usage d'analogies
éclairantes ?
Or, précisément, Wittgenstein fait systématiquement usage d'une
analogie
éclairante pour
rendre compte de son activité philosophique, centrée, comme nous
l'avons vu, sur l'analyse du langage
: l'activité artistique. Éclairante, cette analogie
l'est
en effet,
à
la fois pour saisir l'ensemble du projet philosophique de
Wittgenstein et pour traiter notre problème si l'on admet, avec
Wittgenstein et contre, par exemple, un Platon, que "le
philosophe dit : "Considère les choses de telle manière
!""(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
61), c'est-à-dire que, contrairement à ce que fait accroire
illusoirement une certaine pratique philosophique multi-séculaire,
le philosophe s'attache toujours, en réalité et, le plus souvent à
son insu, à montrer
beaucoup
plus qu'à dire40.
Voilà pourquoi "on
peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche
philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
25). Plus précisément encore, la culture et la sensibilité
personnelles de Wittgenstein l'amènent à penser l'analyse du
langage
par analogie avec celle de la musique.
Innombrables, en effet, sont, dans son œuvre, les occurrences d'une
remarque telle que "la
compréhension d’une phrase musicale, c’est la compréhension
d’un langage"(Wittgenstein,
Fiches,
§172) ainsi que les exemples qu'il puise dans sa propre culture
musicale pour illustrer le phénomène de la compréhension
ou,
au contraire, celui de l'incompréhension.
Avant de rentrer dans le détail de l'argumentation analogique de
Wittgenstein, disons encore un mot sur la pertinence de l'analogie
musicale.
Il n'aura échappé à personne que parler de la
musique
est aussi abusif que de parler du
langage
: il n'y a pas plus de trait commun entre une mélopée bambara, une
symphonie de Mahler et la musique concrète de Pierre Henry, qu'il
n'y en a entre un discours de réception à l'Académie Française,
une comptine enfantine et une bordée d'injures. Tout ce qu'on peut
dire, en l'occurrence, sans pouvoir aller plus loin, c'est que "ce
qui relie tous les cas de comparaison, c'est un nombre considérable
de ressemblances qui se chevauchent, et, dès que nous voyons cela,
nous ne nous sentons plus du tout contraints de dire qu'il est
nécessaire qu'ils aient un trait commun unique"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
87), c'est donc faire état de ces fameuses ressemblances
familiales que
nous avons déjà évoquées à propos des jeux
de langage.
À la limite, même, plutôt que dire qu'on subsume tous ces cas sous
le même concept (le
langage,
la
musique)
parce qu'ils se ressemblent, on pourrait dire que c'est parce qu'on
les désigne par le même vocable qu'on est enclin à leur trouver
des ressemblances : "on
pourrait être enclin à dire :"il faut assurément qu'une
ressemblance nous frappe, sinon rien ne nous pousserait à utiliser
le même mot". [...] Et pourquoi cela ne consisterait-il pas en
tout ou en partie en ce que nous soyons incités à utiliser la même
locution ?"(Wittgenstein,
le
Cahier Brun,
130). Bref, l'extrême diversité de nos genres musicaux est sans
doute la meilleure image possible de l'extrême diversité de nos
jeux
de langage41.
Nous voudrions à présent essayer de montrer, en suivant le plan que
nous avions adopté dans notre article Ludwig
Wittgenstein et les Jeux de Langage,
que,
outre du point de vue de sa pluralité générique, la musique
ressemble aussi au langage des points de vue de son holisme, de sa
régularité et de sa performativité.
Là
où le modèle toxique
s'évertue
à analyser
(du grec analuô,
"je sépare")
les
actes de langage en atomisant ses ses éléments et ses phénomènes
constitutifs (l'archer, l'arc, les flèches, la cible, la visée,
l'impact, etc.), Wittgenstein, tout au contraire, fidèle à sa
méthode, cherche avant out à synthétiser
(du
grec sunthèô,
"je rassemble")
à
avoir une vue synoptique (du grec sunoptikos,
"qu'on peut voir ensemble"), une vue d'ensemble, holistique
(du
grec holos,
"tout entier")
de
ce qui pose problème : "le
but [de mon investigation] est d'obtenir un état synoptique et
comparatif [eine
übersichtliche vergleichende Darstellung]
de toutes les applications, illustrations et conceptions [...]. Un
état synoptique complet de tout ce qui peut provoquer un manque de
clarté. Et cette synopsis doit s'étendre sur un large domaine, car
les racines de nos idées ont de lointaines ramifications [...]. La
pensée peut pour ainsi dire voler, elle n'a pas à aller pas à pas.
Vous ne comprenez pas (i.e. vous ne dominez pas) vos transactions et
vous faites comme une projection de votre incompréhension en créant
l'idée d'un médium dans lequel ce qu'il y a de plus
abracadabrantesque peut arriver"(Wittgenstein,
Fiches,
§273). Tout comme pour Spinoza42,
pour Wittgenstein, respecter le cas particulier consiste à le
contextualiser d'emblée afin, non à le noyer dans une
généralisation abstraite, mais, au rebours d'une certaine pratique
métaphysicienne, de tenter d'en étudier au contraire ses plus
"lointaines ramifications", autrement dit les relations
qui
en constituent l'irréductible singularité. A
contrario,
appliquer à la lettre le troisième précepte de la méthode
cartésienne43,
c'est le meilleur moyen de manquer sa compréhension
en
"créant
l'idée d'un médium dans lequel ce qu'il y a de plus
abracadabrantesque peut arriver"44.
Il en va, évidemment, de même pour la compréhension du phénomène
de la compréhension
:
"nous
parlons de la compréhension d'une phrase au sens où la phrase peut
être remplacée par une autre qui dit la même chose, mais aussi au
sens où elle ne peut être remplacée par aucune autre. Pas plus
qu'un thème musical ne peut l'être par un autre"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§531).
Il semble bien que les promoteurs du modèle toxique
n'aient,
implicitement, tenu compte que de la première acception : comprendre
au sens d'interpréter
par traduction,
c'est-à-dire remplacer une forme d'expression par une autre supposée
dire "la même chose", qui a "le même sens".
Avec le paradoxe bien connu : si P2
voulait dire "la même chose" que P1,
comment pourrait-il se faire qu'on la comprît
mieux, et si on la comprend
mieux, n'est-ce pas, justement parce qu'elle ne dit pas "la même
chose" ? L'analogie musicale est, ici, particulièrement
éclairante : si je ne comprends pas un morceau de musique M1,
quel qu'il soit, si, par exemple, je le prends pour du simple bruit,
est-ce en écoutant un autre morceau M2
que je comprendrai mieux M1
? Cela paraît absurde. À propos de la musique, Marcel Proust fait
justement remarquer que "souvent
on n'entend rien, si c'est une musique un peu compliquée qu'on
écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m'eut
joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître
parfaitement. Aussi n'a-t-on pas tort de dire "entendre pour la
première fois". Si l'on n'avait vraiment, comme on l'a cru,
rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième
seraient autant de premières, et il n'y aurait pas de raison pour
qu'on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce
qui fait défaut, la première fois, ce n'est pas la compréhension,
mais la mémoire"(Proust,
à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
I, 422). Comment donc expliquer que "souvent
on n'entend rien [c'est-à-dire
: on ne comprend
rien]
la première fois"
et que, plus tard, autrement dit la seconde, la troisième, ... la
n-ième fois, on a l'impression de l'"entendre
pour la première fois"
et qu'il nous semble même "la
connaître parfaitement"
? Si on fait l'hypothèse que rien ne change entre M1,
M2,
... Mn,
sinon le moment du temps, t1,
t2,
... tn
où
le morceau est joué, comment peut-il se faire que Mtn
soit compris quand Mt1
ne l'est pas ? N'a-t-on jamais fait cette expérience étrange de
comprendre tout à coup quelque chose qui, jusque là, nous échappait
: "tout
d'un coup, je me reconnus, au milieu de cette musique nouvelle pour
moi, en pleine sonate de Vinteuil ; et, plus merveilleuse qu'une
adolescente, la petite phrase, enveloppée, harnachée d'argent,
toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme
des écharpes, vint à moi, reconnaissable sous ces parures
nouvelles"(Proust,
la
Prisonnière,
1790) ? Et comment expliquer que les enfants aiment qu'on leur lise
plusieurs fois la même histoire, qu'on aime à s'entendre répéter
les choses, que bis
repetita placent ?
Proust répond que "probablement
ce qui fait défaut, la [les]
première[s]
fois, ce n'est pas la compréhension, mais la mémoire".
Est-ce à dire que seul le changement d'un état interne et privé
(la mémoire)
qui accompagne l'audition ou la lecture pourrait rendre compte de la
compréhension
ou
de la meilleure compréhension
en
tn
qu'en t1
(ce qui reviendrait à réintroduire le mentalisme
que
nous avons, par ailleurs, évacué) ? Non, parce que chez Proust, pas
plus que chez Wittgenstein, il n'y a de sujet
pensant45.
De sorte que la "mémoire des choses" dont parle Proust
n'est pas dans
la mémoire mais plutôt dans
les
choses. Donc, dire que c'est par l'entremise de la mémoire
que
nous comprenons une phrase mieux la seconde fois que la première,
c'est simplement dire que le contexte
de
la lecture ou de l'audition s'est suffisamment modifié pour que les
connexions conceptuelles se fassent mieux en tn
qu'en t1.
Car, nous dit Wittgenstein, "l'une
des sources principales de nos incompréhensions est que nous n'avons
pas une vue synoptique [eine
übersichtliche Darstellung]
de
l'emploi de nos mots [...]. Le concept de représentation synoptique
a pour nous une signification fondamentale. Il désigne notre forme
de représentation, la façon dont nous voyons les
choses"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§122).
En d'autres termes, tant que nous n'avons pas le "recul"
nécessaire pour percevoir les connexions que la phrase (langagière
ou musicale) entretient avec une partie suffisante de son
arrière-plan contextuel, il nous est impossible de la comprendre46.
La
mémoire,
au sens proustien du terme, c'est donc cette familiarisation
progressive avec le contexte externe et public de l'audition ou de la
lecture, et cette familiarisation a toujours besoin de temps pour se
faire. Voilà pourquoi, tout comme Proust, Wittgenstein considère
que "tout
un monde se tient dans une petite phrase musicale"(Wittgenstein,
Fiches,
§173) au point que, lorsque nous comprenons,
ce que nous appréhendons différemment, c'est toujours beaucoup plus
que la phrase ou le morceaux enfin entendus
: "à
peine rappelée ainsi, [la petite phrase de Vinteuil] disparut et je
me retrouvai dans un monde inconnu ; mais je savais maintenant, et
tout ne cessa plus de me confirmer, que ce monde était un de ceux
que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil eût créés"(Proust,
la
Prisonnière,
1791). On doit donc dire avec Wittgenstein que "ce
que nous appelons « comprendre », [...] ce sont divers processus
plus ou moins apparentés, qui se déroulent sur un arrière-plan,
dans un contexte de faits particuliers, constitués par l'usage
effectif du ou des langages appris"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§35) et non pas un état mental plus ou moins miraculeusement
modifié par l'impact d'une grâce.
Pour
autant, il serait faux de croire que Wittgenstein confie au seul
hasard des rencontres47
le soin de faire varier le contexte explicatif d'une phrase. En
effet, "qu'il
y ait une règle générale par laquelle le musicien peut tirer la
symphonie de la partition, par laquelle on peut tirer la symphonie du
sillon du disque et de nouveau, selon la première règle, dériver
la partition, voilà en quoi consiste la ressemblance interne de ces
structures représentatives [Gebilde],
en apparence si différentes. Et cette règle est la loi de la
projection, laquelle projette la symphonie dans le langage des
notes"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.0141). Certes, n'importe quelle activité que nous avons coutume de
qualifier d'"artistique"48
serait sans doute aussi appropriée que la musique pour illustrer le
phénomène de la compréhension
contextuelle49.
Toutefois, la musique possède avec le langage une proximité
structurelle
à laquelle les autres formes d'art ne sauraient prétendre : comme
lui, elle possède une double nature phonique-temporelle et
graphique-spatiale, comme lui, sa version graphique et sa version
phonique entretiennent des rapports de correspondance mutuels, comme
lui enfin, des phénomènes prosodiques tels que le timbre, la
mélodie, l'intensité, la durée, le rythme, le tempo,
etc. sont hautement signifiants50.
Autrement dit, la régularité
(le
fait d'obéir à des règles)
de
la musique rapproche la musique du langage mieux que ne le fait nulle
autre activité artistique. Les structuralistes
l'avaient
remarqué eux aussi, mais en assimilant règle
et
code.
Or
il est tout à fait exceptionnel qu'une règle
soit
un code
puisqu'il
faut qu'il y ait, non seulement une régularité
mais,
beaucoup plus, une correspondance terme à terme entre le
projiciendum
(ce
qui est à coder, à projeter) et le projectum
(ce
qui est effectivement codé, projeté). Ce qui est manifestement le
cas pour la correspondance entre la hauteur des sons de la gamme et
l'écriture des notes en musique51,
mais qui devient très problématique pour la correspondance entre
les phonèmes
du
langage oral et les graphèmes
du
langage écrit52
et se révèle carrément impossible lorsqu'il s'agit, par une
lecture
expressive,
de rendre le timbre, la tonalité, l'intensité, le rythme, etc.
d'une phrase, qu'elle soit langagière
ou
bien musicale.
En effet, de même que "si
je
veux jouer une partition au piano, l'expérience montrera quels sons
j'aurai effectivement joués ; et il ne doit rien y avoir de commun
entre la description de ce qui a été joué et celle de la portée.
Et cela seul peut exprimer mon intention, je dois dire que je voulais
rendre par des sons les notes de cette portée. Et cela seul peut
exprimer le fait que l'intention atteint le modèle et contient la
règle générale. L'expression de l'intention décrit le modèle de
la reproduction, ce que ne fait pas la description de la
copie"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§58), de même "quelqu'un
sait lire lorsqu'il fait
dériver la
reproduction à partir de l'original. Et par ''original'', j'entends
le texte qu'on lit ou copie, la dictée sous laquelle on écrit, la
partition que l'on joue, etc. [...]. Les lettres sont la raison
pour laquelle je lis de telle ou telle façon. Car si l'on me demande
: « Pourquoi lisez-vous de telle façon ? »,
je justifie ma lecture par les lettres qui sont là"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§§162-169).
Wittgenstein veut dire par là que, loin de décoder
ou
de déchiffrer,
le bon lecteur est celui qui "dérive" sa production de la
page ou de la partition lue, c'est-à-dire accomplit quelque chose
qui, évidemment, est en
relation réglée
avec les signes lus, mais cette relation est une relation de
justification
par des raisons
et non pas de contrainte
mécanique par des causes.
Car,
encore
une fois, les raisons
ne sont pas de causes
: elles possèdent la fluidité et la souplesse de nos formes
de vie et
ne peuvent, en aucun cas, posséder la rigidité des lois
naturelles.
C'est pourquoi on insiste toujours beaucoup sur la nécessité, pour
bien lire, c'est-à-dire pour montrer qu'on a bien compris
ce qu'on lit, de saisir l'intention
de
l'auteur. Ce qui exige de contextualiser l'écrit non seulement, de
manière proustienne, dans l'espace et dans le temps (ce qui, à la
limite, se fait spontanément), mais aussi, de manière très
anti-proustienne53,
en interrogeant le contexte
socio-culturel
de l'auteur, car, par exemple, "les
règles de l’harmonie ont exprimé la façon dont les gens
souhaitaient entendre les accords sonner [...] les plus grand
compositeurs ont écrit conformément à elles [...]. Ce n’est pas
seulement difficile de décrire en quoi consiste l’appréciation,
c’est impossible. Pour décrire en quoi elle consiste, nous
devrions décrire tout son environnement"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I, 17-20). Dès lors, dire que pour lire correctement ce qui est
écrit, mon intention
doit,
si possible, épouser celle de l'auteur, ce n'est pas dire qu'il me
faut "décoder" une telle intention, mais plutôt que je
dois tâcher de "jouer le même jeu (de langage)" que lui,
avec, cela va de soi, tous les risques
interprétatifs
que comporte une telle entreprise, c'est-à-dire sans pouvoir prédire
le
résultat ("si
je veux jouer une partition au piano, l'expérience montrera quels
sons j'aurai effectivement joués").
De là vient cette tendance à réinterpréter
systématiquement
des œuvres
musicales, en jouant, par exemple, "sur des instruments
d'époque", ou en se demandant à quel public (du point de vue
de sa quantité comme de sa qualité) elles étaient destinées, ou
encore en recréant les conditions acoustiques que l'on suppose être
celles du contexte de leur création. Il en va de même pour les
représentations théâtrales, pour les déclamations poétiques et
même pour les traductions en langue étrangère, lesquelles
s'avèrent elles aussi frappées d'une indétermination fondamentale
qui interdit qu'on les considère comme des formes de décodage54.
Bref, lire, interpréter, déclamer, c'est toujours jouer un jeu
déterminé
grâce aux règles
duquel
chaque séquence
est
à comprendre
comme ("verstehen
als") ceci ou cela. Le "verstehen als" est, chez
Wittgenstein, une grande constante de son travail philosophique en
tant que cas particulier du "sehen als" (voir
comme)
qu'il illustre par les expériences classiques de la perception
du
cube
de Necker
(nous voyons le cube comme
ayant le carré de droite en guise de face frontale, ou bien comme
ayant
le carré de gauche en face frontale) ou du canard-lapin
de Jastrow
(nous voyons le dessin tantôt comme
un canard, tantôt comme
un lapin)55.
Il en va de même du phénomène de la compréhension
: lorsque nous comprenons
une
expression, immanquablement, nous la comprenons
comme
ceci ou cela, ce qui, nous l'avons dit, ne dépend pas de la flèche
qui nous a percé ou du poison dont celle-ci était imprégnée, mais
de notre intention
interprétative,
laquelle n'est rien d'autre que ce qui, compte tenu du contexte, nous
incline à nous justifier
par
telle ou telle raison,
c'est-à-dire telle ou telle règle
du jeu.
Par exemple, "on
ne voit pas les contorsions faciales et on va conclure (comme le
médecin faisant son diagnostic) à la joie, la tristesse ou l'ennui.
On décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie
ou plein d’ennui, même si l'on n'est pas en mesure de donner une
autre description de ses traits"(Wittgenstein,
Fiches,
§225) : nous comprenons
immédiatement
les traits d'un visage (nous ne les décryptons
pas) comme
joyeux,
tristes, ennuyés, etc. parce qu'il entre dans notre intention
de
les qualifier ainsi, conformément aux règles
d'usages.
Or, souligne Wittgenstein, "on
peut très bien comparer le changement d'interprétation d'un visage
avec le changement d'interprétation d'un accord dans la musique,
suivant que nous le ressentons comme transition vers telle ou telle
tonalité"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§129). Car c'est l'entreprise d'interprétation
par
conformation
à une règle en
général, et pas seulement la traduction
linguistique,
qui est irrémédiablement entachée d'indétermination systématique,
de telle sorte que ce qui est compris
ainsi
peut toujours et sans contradiction aucune, être compris
autrement56
:
il suffit, pour cela, de disposer de règles,
d'une "grille de lecture" comme on dit, différentes. Car
les règles
sont
déterminantes,
certes, mais toujours contextuellement et, bien entendu, le contexte
socio-historique est,
pour les "animaux politiques" que nous sommes, tout à fait
primordial57.
Umberto Eco souligne à juste titre que ce qui fait la richesse
infinie des œuvres
littéraires ou musicales, c'est que "l’auteur
offre à l’interprète une œuvre à achever [...]. Son rôle
consiste à proposer des possibilités
déjà rationnelles, orientées et dotées de certaines exigences
organiques qui déterminent leur développement"(Eco,
l'Œuvre
Ouverte),
"exigences" qui sont nécessaires sans jamais être
suffisantes pour comprendre
et donc interpréter.
Wittgenstein
pourrait être d'accord avec l'idée structuraliste
que
"comprendre,
c'est toujours interpréter [alles
Verstehen ist Auslegen]
; l'interprétation est la forme explicite de la
compréhension"(Gadamer,
Vérité
et Méthode).
Sauf que le français "interpréter" correspond, en
l'occurrence, à l'allemand auslegen,
c'est-à-dire, en fait, "traduire" une expression par une
autre. Tandis que lorsque Wittgenstein écrit, à propos du
canard-lapin
de Jastrow,
qu"'il
nous est également possible de voir
l'illustration,
une fois comme
telle
chose, une fois comme
telle
autre. Nous l'interprétons donc et nous la voyons
comme
nous
l'interprétons [Wir
deuten ihn also und wir sehen als wie wir ihn deuten]"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II, xi), il emploie le verbe deuten
qui, s'il peut tout
aussi bien être
rendu par "interpréter", connote aussi l'idée
d'indication, de monstration. Pour Wittgenstein, interpréter
ne
veut donc rien dire d'autre que montrer
que
l'on a compris
la règle
qu'il convient d'appliquer, car "se
justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver
un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste
qui montre des signes placés sur un tableau"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§61). Or, interpréter
une situation dans le sens de montrer
que l'on a compris
la règle du jeu
au
point de la maîtriser,
ce n'est rien d'autre, après tout, que jouer
le
plus convenablement
possible
:
"à
quel signe voit-on que quelqu’un comprend les règles du jeu ? le
fait qu’il puisse jouer à ce jeu, n’est-ce pas le meilleur
critère même s’il se trouvait embarrassé si on l’interrogeait
sur les règles"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§26). Dès lors, si comprendre,
c'est interpréter,
c'est-à-dire montrer
qu'on maîtrise la règle,
alors on est irrésistiblement entraîné, à nouveau, vers
l'analogie musicale de l'instrumentiste qui interprète
une
partition : comprendre
c'est
donc faire
quelque
chose, non pas faire
après
et
en plus d'avoir interprété,
comme dans les modèles mentaliste
et
structuraliste,
mais, à l'instar du comportementalisme,
en confondant faire
et
interpréter,
car "ni
l'expression "comprendre l'explication de telle et telle
manière", ni l'expression "interpréter l'explication de
telle et telle manière" ne désignent un processus qui
accompagne le fait de donner ou d'entendre une
explication"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§34). Autrement dit, il existe indéniablement une performativité58
du
comprendre
: on ne peut pas comprendre
une
expression sans montrer
dans
le même temps par et dans notre comportement
qu'on l'a
comprise.
Par exemple, "que
signifie « lire l'amitié dans un sourire » [comprendre
ce sourire comme
amical]
?
Cela signifie peut-être qu'au visage souriant je réponds par un
visage qui d'une certaine façon lui est coordonné. Pour accorder
mon visage à celui de l'autre, je modifie le mien en exagérant tel
ou tel trait du sien"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§129). De même, "si
je dis d’un morceau de Schubert qu’il est mélancolique [si
je le comprends
comme
tel],
cela revient à lui donner un visage. Au lieu de cela, je pourrais
tout aussi bien employer des gestes ou danser"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I, 10). Encore une fois, se
justifier
par la maîtrise
de la règle du jeu,
cela ne veut pas dire nécessairement "énoncer la règle",
mais plutôt et le plus souvent, "se comporter conformément à
la règle" : "les
justifications résident dans les raisons, les gestes, les
expressions du visage, le ton de la voix, etc."(Wittgenstein,
Cahier
Brun,
103). Il n'est pas un professeur, un acteur, un conférencier qui ne
soit capable, intuitivement, de jauger la compréhension
de
son auditoire rien qu'en observant les attitudes
qui
s'y manifestent. Sauf que, contrairement à ce que croient les
comportementalistes,
tout en étant, effectivement, conditionnées
à
la fois par l'inculcation passée de règles communes et par un
contexte présent commun qui favorise toujours, plus ou moins, un
mimétisme des réactions, de telles attitudes restent toujours,
jusqu'à un certain point, imprévisibles. Quel est l'enseignant
chevronné, l'orateur expérimenté, le publicitaire sagace, le
prédicateur réputé, qui n'a jamais été confronté à une
incompréhensible incompréhension
de
son discours ? Pour illustrer la
faillite,
par exemple de la lamentable campagne de matraquage médiatique
unilatérale qui a été celle des partisans du "oui" lors
du référendum de 2005 en France au sujet du traité constitutionnel
européen, nous allons prendre deux analogies (que nous espérons) éclairantes.
Première analogie : le jeu d'échecs. Qui pourrait s'étonner qu'un bon joueur
d'échecs pût
perdre une partie, voire une série impressionnante de parties
successives ? Ainsi que nous l'avons déjà dit et n'en déplaise aux
comportementalistes,
la
règle
n'est
pas une cause (ou une série de causes) mécanique(s) qui,
par définition, produirai(en)t le(s) même(s) effet(s) dans un
nombre statistiquement significatif de cas, mais
une technique ou une méthode59
pour justifier
une intention
d'agir qui laisse toujours, potentiellement, une liberté de manœuvre
infinie. Comme le dit Bourdieu : "ce
"sens du jeu"60
[...], ensemble de dispositions acquises par l’expérience et donc
variables selon les moments et les lieux, est ce qui permet
d’engendrer une infinité de "coups" adaptés à
l'infinité des situations possibles qu'aucune règle, si complexe
soit-elle, ne peut prévoir"(Bourdieu,
Choses
Dites).
L'imprédictiblité
essentielle
(et non accidentelle) des effets de l'application d'une règle
par
celui qui la maîtrise
tient
à l'infinité
des configurations
qu'elle autorise.
Or,
précise Wittgenstein, "l'infini
n'est pas un nombre"(Wittgenstein,
Cours
de Cambridge 1930-32,
13). L'infini n'est pas un nombre infiniment
grand
: "si
je dis "les extensions de 1/3 sont 0,3, 0,33, 0,333, etc.",
alors je donne trois extensions et une règle. Il n'y a d'infini que
celle-ci"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
vii). Donc, dire qu'il y a une infinité
de
coups possibles dans un jeu, ce n'est rien dire d'autre que : il n'y
a pas de limite à la variabilité, à la créativité engendrée par
la règle
bien
maîtrisée. Dès lors, le joueur qui maîtrise parfaitement une
règle
aura systématiquement le dessus sur les joueurs qui la maîtrisent
moins bien que lui (c'est-à-dire qui n'envisagent qu'un nombre fini
de
coups), mais certainement pas ceux qui la maîtrisent aussi bien que
lui. Car, pour ceux-ci, il sera toujours possible d'éventer
l'intention
stratégique
et, partant, de s'y opposer61.
Ce que veut dire Wittgenstein lorsqu'il dit qu'il ne "serai[t]
pas libre de jouer aux échecs s’il n’existait pas de règles des
échecs"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§337), c'est que la règle
du jeu est, virtuellement, maîtrisable par n'importe
quel joueur,
ce qui rend évidemment imprédictible l'issue de la partie. Voilà
pourquoi aussi "ce
qui est extraordinaire avec le langage, c’est que nous finissons
par faire des choses que nous n’avons pas apprises"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie).
Ainsi,
si les électeurs français du référendum de 2005 n'ont pas été
convaincus majoritairement de voter "oui", s'ils
ont fait quelque chose qu'on se serait bien gardé de leur apprendre,
ce
n'est pas parce que l'archer du "oui" a mal visé ou n'a
pas enduit sa flèche d'un poison en qualité ou en quantité
suffisante (et inversement pour l'archer du "non"), c'est
parce que l'intention
stratégique des
partisans
du "oui"62
a été éventée et mise en échec. En d'autres termes, les
électeurs français ont, majoritairement, refusé de jouer le rôle
qu'on souhaitait leur faire jouer en misant imprudemment sur leur
méconnaissance des règles
du jeu.
Bref, loin de n'avoir pas compris
ce
qu'on leur demandait, comme l'ont, ad
nauseam,
commenté les (mauvais) perdants, les vainqueurs ont gagné parce
qu'ils ont, au contraire, parfaitement compris
l'intention
de leurs adversaires.
Deuxième
analogie : le jazz. Nous avons longuement détaillé,
dans le
Jazz comme Métaphore
de la Condition Humaine,
la structure fondamentalement discursive
du
jazz, autrement dit son étonnante proximité avec, précisément,
les jeux
de langage
en général. Nous y soulignions que le
musicien de jazz n'a pas un statut social en surplomb, ni des autres
instrumentistes, ni des membres de l'auditoire, mais qu'il se voit
confier la tâche d'évoquer avec virtuosité63
ce
que chacun sait déjà et qui peut toujours, le cas échéant être
modifié ou augmenté par les reprises et les improvisations. Auquel
cas, "la
jubilation de l'auditoire tient à la capacité de ce dernier à
mettre en perspective ce qu'il entend hic
et nunc à
partir de ses propres [...] schèmes sensori-moteurs acquis, affinés
et isolés au fil d'écoutes répétées"(Béthune,
le
Jazz et l'Occident,
II, ii). Car, nous dit Jack Kerouac, "c'est
à lui [le musicien de jazz]
de mettre en forme ce qui est dans la tête de chacun. [...] Il
remplit le vide de l'espace avec la substance de nos vies, avec des
confessions jaillies de son ventre tendu, des pensées qui lui
reviennent et des ressucées de ce qu'il a soufflé jadis"(Kerouac,
sur
la Route,
iii, 5).
Et nous ajoutions qu'il en va exactement de même, notamment, dans le
jeu
de langage du
conte africain où "le
récitant, loin de restituer de mémoire l’épopée qu’il
délivre, recrée à chaque exécution un chant nouveau. Il se base
pour ce faire sur des schémas formulaires hérités de la tradition,
mais aussi sur des mécanismes mentaux et procédés stylistiques qui
lui permettent d’improviser des vers à la demande"(Hecquet,
Littératures
Orales Africaines).
Dès lors, comprendre
revient, pour le musicien comme pour l'auditeur, à réactiver une
mémoire
proustienne
déjà spontanément
familiarisée avec des schèmes sonores, mélodiques ou rythmiques
qui sont autant de règles64
dont la connaissance partagée,
éventuellement complétée par une connaissance plus savante du
contexte,
favorise l'interprétation,
c'est-à-dire une certaine attitude corporelle qui, tout en étant
potentiellement infiniment créative (exactement dans le même sens
qu'au jeu d'échecs), est cependant conforme à la règle.
Mais
alors,
comment peut-il
se faire
que,
parfois, l'interprétation
soit
ratée ? Comme
ici :
"les
huit premières mesures, l'unisson était bon, les huit suivantes
acceptables, Georges [le trompettiste] était déjà un peu paumé
mais, quand il a fallu jouer le pont, avec des traits en triples
croches truffés de syncopes planquées dans tous les coins, il s'est
cassé la gueule"(Christian
Gailly, Be-bop).
L'explication, pourtant,
coule
de source : Georges à manqué le tempo,
il a réagi à contre-temps,
il a "raté le coche", comme on dit65.
Il y a donc là l'idée que comprendre
n'est pas seulement maîtriser
les règles au
point d'agir
intentionnellement en s'y conformant,
mais c'est aussi saisir
le bon moment pour
agir, saisir l'opportunité, l'occasion,
l'instant propice.
Ce
qui n'est nullement l'effet du hasard mais suppose, tout au
contraire, une maîtrise particulière, une sagesse pratique
(phronèsis)
dirait Aristote, non pas tant d'une règle
(ou
d'une
série de règles)
mais plutôt
de
la forme
d'une règle,
laquelle, à l'inverse de la loi
soustraite
valable
intemporellement, ne
vaut jamais qu'hic
et nunc,
instantanément.
On peut aisément, par là, expliquer l'échec des campagnes
promotionnelles pour tel ou tel bien ou service dont les
interlocuteurs ne refusent pas, contrairement au cas précédent,
nécessairement de jouer le rôle qu'on essaie de leur faire jouer
(en
l'occurrence, celui
du consommateur) mais refusent de le jouer hic
et nunc,
parce qu'ils ont peur, qu'ils manquent d'argent ou, tout simplement,
parce qu'ils n'en éprouvent pas encore (ou plus) le besoin. Tous les
enseignants savent bien que la compréhension
est
un phénomène ponctuel, fugace, instantané, et non pas un phénomène
constant et linéaire qui supposerait juste de
viser
rationnellement
la cible à atteindre. C'est pour cela que la compréhension du langage ne s'apprend pas, en tout cas, pas au sens d'un apprentissage méthodique et raisonné, donc, encore une fois, toxique. Bien plutôt, tout comme dans le jazz, la compréhension se prend, se cueille, se glane, se vole, au hasard des rencontres et des occasions par "l'écoute, juste l'écoute, écoutez les grands, prenez-leur tout ce qu'on peut leur prendre, ensuite, débrouillez-vous"(Christian Gailly, un Soir au Club).
Ces
deux analogies illustrent, nous semble-t-il, mieux la nature du
langage que ne le fait l'analogie pas seulement réductrice mais
trompeuse de l'archer. Car comprendre
ce
qu'on nous dit n'est pas un état
mental
dans lequel nous serions lorsque nous sommes transpercés par la
flèche immatérielle de la conviction. Et ce n'est pas non plus un
état
physique induit
par des causes mécaniques, autrement dit par les
flèches matérielles du conditionnement. Comprendre,
c'est jouer,
aux deux sens que ce terme possède en français : jouer un jeu,
jouer de la musique. Comprendre
est
un acte
de
notre part, c'est-à-dire un comportement
intentionnel,
une attitude de notre corps qui fait quelque chose en se prévalant
d'une règle
du jeu,
non pas en
traitant
(décodant)
par
ce moyen l'information
qui nous est donnée par celui qui veut se faire comprendre, mais en
saisissant
l'occasion de participer à notre tour à l'expression d'un thème
familier
dans le jeu
dont
nous sommes implicitement invités à donner une version conforme à
la règle commune66.
Car, en effet, aux échecs, dans le jazz et, in
fine,
dans le langage, comprendre,
c'est envisager
ce
qu'on nous dit, c'est-à-dire, littéralement, y "donner un
visage", reconnaître un thème
déjà
familier et y répondre de manière expressive, suggestive,
c'est-à-dire
appropriée, conforme à la règle
partagée
: "suivre
une phrase musicale en la comprenant, en quoi cela consiste-t-il ? Ou
encore, la jouer en la comprenant ? Ne regarde pas en toi-même.
Demande-toi plutôt ce qui fait qu'un autre le fait. [...] Je
pourrais bien dire : "il vit intensément le thème". [...]
Le thème n'indique-t-il rien en dehors de lui-même ? Que si ! Mais
cela veut dire : l'impression qu'il me fait forme un ensemble avec
les choses de son environnement, par exemple avec l'existence de la
langue allemande et son intonation. Or cela implique le champ entier
de nos jeux de langage. [...] Un thème n'a pas moins d'expression
qu'un visage. La répétition est nécessaire. [Il] est à son tour
une nouvelle partie de notre langue, il est incorporé à elle : nous
apprenons là un nouveau geste"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
51-52).
Parler,
jouer (un jeu, de la musique), c'est toujours
comprendre
et
comprendre,
c'est agir en interprétant
une règle
avec
maîtrise, voire avec virtuosité.
Voilà pourquoi
l'analogie la plus apte
à nous faire saisir
la nature du langage, c'est encore
l'analogie
musicale au sens où "la
compréhension de la musique est, chez l'homme, une expression de la
vie"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
70)67.
2Comme
Michel Audiard le fait dire à Lino Ventura dans un Taxi pour
Tobrouk : "un
imbécile qui marche va toujours plus loin qu'un intellectuel
assis".
3"C'est
la même chose, ou presque"(Platon,
Gorgias,
520a).
4"La
plus sûre description d'ensemble de la pensée occidentale est
qu'elle consiste en une série d'annotations à Platon"(Whitehead,
Process
and Reality)
. Cf. Socrate,
la Démocratie, la Rhétorique et la Philosophie
ainsi que Philosophie
et Journalisme.
5Cf.
le
Refus de choisir en Démocratie Représentative,
notamment note 10.
7La
partie désirante de chacun
doit être soumise à sa partie irascible qui,
elle-même, doit être commandée par sa partie raisonnante,
de même que les laboureurs et les artisans doivent obéir aux
gardiens de la Cité qui, eux-mêmes, doivent obéir au philosophe.
Cf. Haine
de soi, Haine de l'Autre et Totalitarisme.
8"Il
est dans la nature des philosophes de s’attacher à la
connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable,
inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la
corruption"(Platon,
République,
VI, 485b), tandis que "le
sophiste est celui qui fait commerce en gros et en détail des
marchandises desquelles une âme tire sa nourriture"(Platon,
Protagoras,
313c).
9"Les
vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la
vérité"(Platon,
République,
VI, 475e).
10Ce
dualisme substantiel
suppose l'existence d'entités qui sont de purs
esprits sans corps (les anges, par exemple), et d'autres qui sont
de simples corps mécaniques
sans esprit (les animaux, par exemple). Rappelons au passage que le
dualisme en œuvre dans l'antiquité grecque (par exemple, chez
Platon lorsqu'il parle de l'âme, hè psukhè)
n'est pas un dualisme
des substances mais un dualisme
des fonctions. Cf. quelle
peut bien être l'Origine de la Distinction que nous faisons entre
l'Âme et le Corps ?.
11"[Les
passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus
ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate]
: tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits
intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent
par leur moyen jusqu’au cerveau. [En tout cas], ce n’est pas
notre âme qui les fait telles qu’elles sont"(Descartes,
Traité
des Passions,
art.13-17).
Cf.
dans
quelle Mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ?
12"Par
substance, j'entends une chose qui
n’a besoin que de soi-même pour exister"(Descartes,
Principes
de la Philosophie,
i).
13C'est-à-dire
une "théorie descriptive et structurale des faits de
langue"(Martinet, les
Bases Sociologiques de la Linguistique).
14Dans
Cybernetics, or
Control and Communication in the Animal and the Machine
(1948).
15Dans
the Mathematical Theory of Communication (1949). Cf. aussi
Information,
Conatus et Entropie.
16Qui
décide de donner tel ou tel
sens aux éléments
du langage ? De même, lorsqu'on demande à un "spécialiste" de "décrypter (sic) l'actualité". Comparer avec la même question posée à propos d'un
véritable code,
celui de la route, par exemple, où le sens des panneaux est donné
par des dispositifs
législatifs ou réglementaires qui procèdent d'une véritable volonté imputable à des personnes responsables de leurs actes. Le "code génétique" semble être un contre-exemple : sauf à supposer un intelligent design, le "codage" ne peut, en effet, être imputé à aucun responsable. Mais c'est là uniquement par analogie que l'on parle de codage : l'information au sens de structures physiques dont la fonction est de lutter contre l'entropie (cf. Information, Conatus et Entropie) n'y est, in fine, qu'un ensemble de causes mécaniques (le génotype) déterminées par l'évolution spécifique et déterminant causalement l'existence de tissus vivants d'un certain type (le phénotype). L'ADN ne "décode" pas plus, en l'occurrence, les séquences de nucléotides présentes sur l'ARN-messager que les aiguilles d'une montre ne "décodent" le mouvement que les rouages leur ont transmis. Il n'y a pas de codage sans intention de coder.
17Un codage consiste toujours en un ensemble d'algorithmes de transformation qui permettent de projeter une structure symbolique source sur une structure symbolique cible, l'isomorphisme des deux structures autorisant, dans un second temps, le décodage en sens inverse sans perte d'information. C'est le cas, par exemple, des algorithmes qui transforment des éléments phonétiques (ou des éléments graphiques) en impulsions électriques, lesquelles sont ensuite retransformables sous leur aspect originel. Il en va de même pour le cryptage militaire qui, moyennant une clé de codage, transforme un lexique donné en un autre isomorphe. Bref, le processus de codage-décodage ne concerne, à proprement parler, que la seule syntaxe du langage mais jamais sa sémantique : chacun sait très bien que traduire un propos d'une langue dans une autre consiste à en restituer le sens, ce pour quoi, précisément, il n'existe pas d'algorithmes. Or, en supposant une correspondance algorithmique terme à terme entre des sons (ou des graphismes) et des pensées (un sens, un contenu sémantique), les structuralistes confondent la structure du langage (comment c'est fait) avec sa fonction (à quoi ça sert) ou, plus exactement, réduisent celle-ci à un épiphénomène (ce qui leur permet d'évacuer le problème de l'intentionnalité qui, pour eux, est typiquement mentaliste).
18C'est
le thème du savoureux roman de Laurent Binet intitulé la
Septième Fonction du Langage
et qui imagine que le linguiste structuraliste Roman Jakobson
découvre la fonction ... rhétorique
du
langage !
19Une
version primitive et très métaphysicienne du comportementalisme
est
illustrée par la philosophie déterministe de Spinoza : "les
hommes ne se croient libres que parce qu’ils ont conscience de
leurs actions mais ne le sont pas des causes qui les
déterminent"(Spinoza,
Éthique,
III, 2).
20Tout
le monde se rappelle les propos de Patrick le Lay, alors PDG de TF1
qui déclarait le 9 juillet 2004 au journal l'Expansion,
"le métier de
TF1, c'est d'aider Coca Cola, par exemple, à vendre son produit.
[…] Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le
cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour
vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de
le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous
vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible".
Le même type de conditionnement est également le thème central du
roman de Ray Bradbury Farenheit 451
ainsi que celui de 1984
de Georges Orwell.
21Les
communiquants politiques sont, quant à eux, beaucoup plus discrets
au sujet de leurs dépenses de communication !
23Pour
autant, Wittgenstein ne condamne pas, bien au contraire, toute forme
de métaphysique
(contrairement
à l'interprétation positiviste qu'en a faite le Cercle de Vienne)
à condition, cependant, de ne pas parler de vérité
métaphysique.
24Il
serait tout aussi malvenu de parler ici de fausseté.
Car le faux, tout
comme le vrai,
suppose la possibilité d'une vérification. Wittgenstein dit plutôt
qu'une telle postulation métaphysique a priori est
unsinnig, "dépourvue
de sens", dans la mesure où l'usage de l'énonciation
propositionnelle, c'est-à-dire ce qui fonde son caractère sensé,
exige une vérifiabilité publique qui est, en l'occurrence,
impossible.
25Car,
si ce n'était pas le cas, si "il pense", par exemple
n'était pas empiriquement constatable, il serait impossible
d'enseigner à un enfant l'usage
du
verbe "penser".
26Même
si cette
tentative peut toujours, a
posteriori,
être
imputée à moi
comme
corps observable. C'est-à-dire que "tu penses" ou "il
pense" peut toujours constituer une description potentiellement
vraie de mon
corps en
tant qu'il manifeste des critères
d'une
telle tentative.
29En
particulier, tout acte de langage n'est pas nécessairement un
"message" ou, comme le dit Austin dans how
to do Things with Words,
n'est pas nécessairement constatif,
c'est-à-dire n'est pas nécessairement destiné à donner à
l'interlocuteur des informations sur le monde qui l'environne afin
de l'amener à se comporter en conséquence.
30Il
y a, évidemment, des jeux de langage
dont une règle importante est, justement, le codage. Celui de la
communication militaire cryptée dont s'inspirent Shannon et Weaver
en est un. Celui du code de la route en est un autre.
31Comme
le dit Elizabeth Anscombe,
"si
vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les
intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera
d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de
faire"(Anscombe,
l'Intention,
§4) dans le sens où "il a (avait) l'intention de faire A"
et
"il
fait (a fait) A" ont exactement les mêmes conditions de vérité
(il en va de même si l'on remplace "il" par "je",
sauf qu'il y a, cette fois-ci, des conditions de satisfaction
pratique qui ne sont plus des conditions de vérité, puisqu'en
l'occurrence, "je" n'est plus un objet mais un sujet).
Donc "il a (j'ai) l'intention de signifier S" et "il
signifie (je signifie) S" ont aussi les mêmes conditions de
vérité ou de satisfaction.
32Lorsque
je me demande "que dois-je faire ?", je ne me demande pas,
sauf exception, "comment dois-je interpréter ce que je dois
faire ?".
33"Comment
apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ?
En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie
; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle
manière de se comporter face à la douleur. De sorte que
l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit
rien du tout"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§244).
34"La
grammaire décrit l’usage des mots dans le langage : la grammaire
est au langage ce que les règles du jeu sont au jeu"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
II, 23).
35"À
la question « comment sais-tu que ceci ou cela a lieu ? », nous
répondons parfois en indiquant des critères
et parfois de symptômes.
Quand, en médecine, l'inflammation causée par tel bacille est
qualifiée d'angine et que, dans ce cas précis, nous demandons : «
Pourquoi sais-tu que cet homme a une angine ? », la réponse : «
J'ai trouvé dans son sang le bacille X ou Y » nous indique le
critère ou ce que nous pouvons appeler le critère de définition
de l'angine. Si, en revanche, la réponse était : « Il a une
inflammation de la gorge », il nous indiquerait là un symptôme de
l'angine. Par symptôme,
je désigne un phénomène dont l'expérience que nous en faisons
est concomitante du phénomène qui est notre critère
de
définition"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
48).
36D'où
la position très critique
de Wittgenstein à l'égard de la notion de mécanisme
psychologique,
tout particulièrement dans sa version psychanalytique : "la
mécanique étant le paradigme des sciences, on imagine une
psychologie ayant pour modèle une mécanique de
l’âme"(Wittgenstein,
Leçon
sur l’Esthétique,
IV, 1). Pour Wittgenstein, cette idée de mécanisme
psychologique
cumule tout à la fois les tares de la métaphysique,
du mentalisme
et du comportementalisme
: "c’est
une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de
l’intérieur"(Wittgenstein,
Cours
de Cambridge1932-1935).
37Ce
qui n'exclut pas, bien évidemment, le mensonge ou la mauvaise foi.
Mais ceci est un autre problème.
38Malgré
la claire dichotomie établie par Wittgenstein entre loi et
règle, le statut de
certaines normes reste terriblement ambigu. La loi morale
kantienne est ainsi, typiquement, une règle au
sens wittgensteinien puisqu'elle participe, selon les termes mêmes
de Kant, non d'une causalité
naturelle mais d'une intentionnalité
supra-naturelle. En revanche, les lois juridiques peuvent
être tout aussi bien considérées comme des règles en
ce qu'elles autorisent l'agent à justifier son acte en s'en
prévalant, que comme des lois au
sens strict en ce qu'elles permettent de prédire ce qui arrivera
probablement si elles ne sont pas respectées (cf. par exemple, ce
qu'écrit Spinoza dans sa Lettre
xix à Blyenbergh à
propos de la loi divine
-qui, précise-t-il, n'est qu'une loi juridique à
laquelle on a décidé d'accorder un statut particulier- interdisant
à Adam de manger du fruit défendu, autrement dit de pécher). Pour
autant,
nous dit Wittgenstein, cette ambiguïté "n'est
pas un défaut : penser le contraire serait comme dire que la
lumière de ma lampe n’a rien d’une véritable lumière parce
qu’elle n’a pas de frontières nettes"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
28), voulant dire par là que la distinction de principe relève ...
d'une règle
et
non d'une loi.
39Et
encore, une appréhension débarrassée de tout présupposé
mentaliste,
car "nous
voulons nous faire comprendre par d’autres personnes sans savoir
pour autant si elles sont sujettes aux mêmes processus internes que
nous"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II, vi).
40Comme
le montre Wittgenstein dès
le Tractatus,
une philosophie qui se limiterait à dire
serait un tissu de propositions
toutes
vérifiables qui se confondraient, ipso
facto,
avec celles des sciences de la nature, par conséquent,
n'effleureraient pas le moins du monde les problèmes
de notre vie.
Cf. dire
et montrer : le Mysticisme de Wittgenstein.
41Antonia
Soulez va même jusqu'à suggérer que la relation que Wittgenstein
établit entre la musique et le langage n'est pas une relation
d'analogie mais une relation
de filiation : "la
comparaison de comprendre une phrase à comprendre une phrase
musicale inverse la direction d'une lecture esthétique en mode
analytique. C'est donc le langage qui ressemble à la musique et pas
l'inverse"(Soulez, au
Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique,
i). Ce qui rapprocherait Wittgenstein de ce que Rousseau développe
dans son Essai sur
l'Origine des Langues.
42Cf.
le
Dieu de Spinoza.
43On
remarquera que le fait d'avoir, comme Wittgenstein, une démarche
synthétique
n'exclut pas l'attention au cas particulier, de même que procéder
analytiquement
à la manière de Descartes dont la méthode n'exclut pas la
généralisation métaphysique : "le
premier [précepte] était de ne recevoir jamais aucune chose pour
vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire,
d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de
ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se
présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que
je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de
diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de
parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux
résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en
commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à
connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la
connaissance des plus composés; et supposant même de l'ordre entre
ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et
des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien
omettre"(Descartes,
Discours
de la Méthode,
II).
44Médium
mystérieux qu'on peut appeler "l'esprit", "le code"
ou la "boîte noire" selon que l'on est mentaliste,
structuraliste
ou
comportementaliste,
et qui, effectivement, autorise toutes les fantaisies
interprétatives.
45Pour
des raisons d'ailleurs fort différentes. S'agissant de la position
anti-mentaliste de Proust,
cf. Proust,
Leibniz et les Monades Lisantes.
46Pour
Spinoza aussi, comprendre le
mieux possible, c'est le plus possible saisir de
connexions :
"la
vertu suprême de l’esprit est de comprendre [intellegere,
en latin intellego
signifie
"je lie ensemble"],
or ce que l’esprit peut connaître de plus haut, c’est Dieu
[c'est-à-dire
la Nature tout entière]"(Spinoza,
Éthique,
IV, 28). Cf. les
Grands Thèmes de l'éthique de Spinoza : la Vertu et l'Action.
47Contrairement
à Proust qui défend plutôt une éthique de la sérendipité,
c'est-à-dire de la rencontre aléatoire (un peu à la manière de
la virtù machiavélienne).
Cf. l'Enjeu
Éthique de la Littérature.
48"Si
je
dis : « je comprends ce tableau », la question est justement de
savoir si je veux dire : « je le comprends ainsi » ? Et le «
ainsi » représente ici une traduction de ce qui est compris dans
une autre expression. Ou bien, s'agit-t-il pour ainsi dire d'une
compréhension intransitive ? Est-ce que, en quelque sorte, en
comprenant une chose, je pense à autre chose ; c'est-à-dire la
compréhension consiste-t-elle à penser à autre chose ? Et si ce
n'est pas là ce que je veux dire, ce qui est compris serait
autonome, et il faudrait comparer la compréhension à la
compréhension d'une mélodie"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
§37).
49Proust,
par exemple, dans à la Recherche du Temps perdu,
ne cesse d'établir des parallèles éclairants entre la musique de
Vinteuil, la peinture d'Eltsir et la littérature de Bergotte.
51On
dira, par exemple, qu'à la fréquence de 392 Hz, correspond le sol
du diapason qui s'écrit
toujours de la même manière sur une portée, et vice
versa. Il en va de même pour
la valeur des notes
(ronde, blanche, noir, croche, double-croche, etc.). par rapport à
leur durée relative.
52Il
n'y a jamais, et ce, dans aucune langue naturelle,
de correspondance terme à terme entre l'écrit et l'oral (cf.
Feyerabend
et l'Apprentissage Anarchique de la Lecture,
notamment note 14).
53Cf.
contre Sainte-Beuve.
54De
ce point de vue, un
comportementaliste
comme
Quine est tout à fait fondé à souligner qu'"il
n’y a aucune justification pour conférer des significations
linguistiques [...] et l’entreprise de traduction se révèle
affectée d’une certaine indétermination systématique"(Quine,
le
Mot et la Chose,
préf.). Le problème, c'est que, pour Quine, le contexte
interprétatif
n'est constitué que de causes
naturelles
mécaniques (exactement comme chez Spinoza) et jamais de raisons
au
sens de Wittgenstein.
56Pour
autant, l'indétermination
dont
il est question chez Quine ou Wittgenstein n'a rien à voir avec
l'indétermination
sceptique
que Kripke a cru déceler dans Rules
and Private Language,
car, chez l'un comme chez l'autre, une telle indétermination
est
substantielle et non résiduelle, nécessaire et non contingente,
positive et non par défaut.
57C'est
ce que Spinoza s'évertue à faire comprendre à ses lecteurs à
propos des récits bibliques :
"nous avons
traité des fondements et des principes de la connaissance des
Écritures et nous avons montré qu'ils n'étaient autres que la
connaissance historique et critique de l'Écriture"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
viii).
58Le
champ lexical de la performance ("performer",
"performatif", "performativité", etc.) a été
introduit
par John L. Austin pour
qui certaines
expressions "ne
décrivent, ne rapportent, ne constatent absolument rien, donc ne
sont pas vraies ou fausses
[mais sont] l'exécution d'une action"(Austin,
how
to do Things with Words,
i). L'origine en est le verbe anglais to
perform
qui équivaut à peu près au français "accomplir".
59L'étymologie
grecque de ces termes est intéressante parce que "technique"
dérive de hè tekhnè,
"l'habileté", et "méthode" de meta
tou hodou, "sur le
chemin".
60Qu'il
appelle également habitus.
61Nous
supposons là un jeu à un seul coup (comme, par exemple, une
votation à un seul tour), mais dans un jeu à plusieurs coups (par
exemple, les échecs), l'intention d'opposition
du défenseur (c'est-à-dire de celui qui a toujours un coup de
retard, les noirs aux
échecs) risque aussi,
toutes choses égales par ailleurs, d'être
également éventée et prise en défaut, etc., donc conduire à une
situation d'équilibre jusqu'à ce que l'un des joueurs commette la
faute fatidique d'omettre une possibilité qui sera, justement,
celle que son adversaire aura jouée. Le roman de Vladimir Nabokov,
la Défense Loujine
illustre bien cette tension stratégique caractéristique du jeu
d'échecs.
62À
savoir : pousser encore plus loin l'intégration de la France dans
une zone de "concurrence libre et non faussée",
sous-entendu (mais bien entendu quand même), non faussée par un
droit protecteur du travailleur ou du consommateur.
63"La
liberté comme inhérente à l'action est peut-être illustrée le
mieux par le concept machiavélien de virtù,
l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le
monde lui révèle sous la forme de la fortuna.
Son sens est rendu de la meilleure façon par
"virtuosité",
c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts [...] où
l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un
produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à
l'existence"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
IV, ii).
64C'est
le cas, tout particulièrement, pour ce qu'on appelle les standards
du jazz.
65En
termes plus philosophiques, nous diront qu'il a raté le kaïros
au sens où, comme le dit Pierre Aubenque, "les
Grecs
ont
un
nom
pour
désigner
cette
coïncidence
de
l’action
humaine
et
du
temps,
qui fait que le temps
est
propice
et l’action bonne
:
c’est
le
kaïros"(Aubenque, la
Prudence chez Aristote).
66Comme
le souligne Antonia Soulez, "un
thème, loin d'être écrit d'avance, est tout sauf un invariant
préalablement posé que le jeu ferait varier ensuite, [de même]
dans le langage, pas de germe de sens que l'usage développerait
comme une pelote que l'on dévide"(Soulez,
au
Fil du Motif, autour de Wittgenstein et la Musique,
ii).
67L'idée
sous-jacente que la musicalité
serait
la forme générale de tous les jeux,
notamment des jeux
de langage,
donc de la vie humaine tout entière est suggérée, notamment par
Nabokov qui, dans la
Défense Loujine,
use de très nombreuses métaphores musicales pour
expliquer le style des joueurs, ou, mieux encore, par Bergman quimet en scène , dans le
Septième Sceau,
un chevalier jouant aux échecs contre la Mort personnifiée laquelle,
ayant fait échec et mat son adversaire humain, entraîne les hommes dans ... une danse
macabre dont, seuls, sont exclus les baladins
(acteurs, acrobates, jongleurs, musiciens)
!
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