L’orgueil [superbia] consiste à penser de soi, par amour de soi-même, plus de bien qu’il ne faut (Éthique, III, 59, déf.28). La honte [abjectio] consiste à penser de soi moins de bien qu’il ne faut sous l’effet de la tristesse (Éthique, III, 59, déf.29).
Est-il possible de se haïr soi-même ? En apparence oui, répond Spinoza, mais en réalité la honte et la timidité ne sont que des formes imaginaires de haine de soi-même.
"On peut définir l’orgueil : l’amour de soi-même [...] en tant qu’il dispose l’homme à penser de soi plus de bien qu’il ne faut. [Apparemment], cette passion n’a pas de contraire, car personne, par haine de soi, ne pense de soi moins de bien qu’il ne faut. Bien plus, il n’arrive à personne, en pensant qu’elle ne peut faire telle ou telle chose, de penser de soi moins de bien qu’il ne faut. Car toutes les fois que l’homme s’imagine qu’il est incapable de faire une chose, il est nécessaire qu’il imagine cette chose, et cela même le dispose de telle façon qu’il est effectivement incapable de la chose qu’il imagine"
On peut, certes, s'aimer soi-même, fût-ce à l'excès, mais on ne peut pas se haïr soi-même.
Une joie est une passion par laquelle nous passons à une plus grande perfection (§6). Et comme le désir primitif de tout homme est, avons-nous dit, désir d'accroissement de perfection, autrement dit désir de joie et que "l’amour n’est autre chose qu'une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 30) (note41), il s'ensuit que le désir de s'aimer soi-même est, évidemment, le tout premier désir, celui qui contribue assurément à la conservation de l'être conscient que nous sommes. Cela dit, on peut s'aimer soi-même à l'excès : "l’orgueil [se rapportant] à la personne même qui pense de soi plus de bien qu’il ne faut"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.28) (note37). Il y a excès si l'idée que nous nous faisons de la cause de notre joie est fausse en ce qu'elle nous est procurée par la seule imagination (note20). Par exemple, le Rastignac de la Comédie Humaine de Balzac ou bien le héros éponyme du Portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde, sont des jouisseurs cyniques en ce qu'ils imaginent leur mérite intrinsèque être l'unique cause de leur réussite, mais ignorent manifestement les mécanismes sociaux qui en sont les causes authentiques. Et, de même que l'on peut s'aimer soi-même à l'excès, on devrait pouvoir se haïr soi-même à l'excès. Or, dans la mesure où "la haine n’est autre chose qu'une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 30) (note41) et où tout désir est nécessairement un désir de puissance (§6), le désir déterminé par un affect de haine ne peut être qu'un désir de détruire l'objet haï identifié, à tort ou à raison, comme la cause d'un affaiblissement, actuel ou potentiel, de soi-même. Le problème est que, dans notre hypothèse, l'objet haï et donc à détruire, c'est soi-même. Or "aucune chose ne peut être détruite que par une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 4-5) (note13). Supposons, nous dit Spinoza, quelqu'un qui se prétende incapable de faire quelque chose et que, comme dans l'Éternel Mari de Dostoïevski par exemple, Veltchaninov s'auto-dévalorise tellement qu'il va jusqu'à se cocufier lui-même. Or, comme les idées de l'esprit et les dispositions du corps sont simultanées (§5), la haine de soi-même serait l'indice de l'incapacité simultanée de l'être à accomplir cet acte (ici, garder son épouse) et non pas sa cause. Donc, dire que je me hais moi-même est, clairement, un abus de langage : cela ne veut rien dire d'autre que "je suis affecté de tristesse" et que je présume la cause de cette tristesse provenir de l'intérieur de moi-même, ce qui est une marque d'ignorance flagrante (§6).
Freud s'oppose complètement à Spinoza en disant que toute vie est le résultat d'un équilibre momentané et localisé entre une pulsion de vie (Eros) qui pousse l'être à augmenter sa puissance et une pulsion de mort (Thanatos) qui le détermine à se haïr, voire à se supprimer dans le cas de l'être humain et qui, in fine, triomphe toujours. Pour lui, contrairement à Spinoza, "tout ce qui vit retourne à l’état inorganique : la fin vers laquelle tend toute vie est la mort, donc la mort est l’effet de causes internes"(Freud, Essais de Psychanalyse) (D112), voulant dire par là que tout être vivant est, en quelque sorte, génétiquement programmé pour se suicider. Pascal semble aussi s'opposer à Spinoza en soulignant que l'homme est, par nature un être qui s'ennuie, i.e., étymologiquement, qui se prend in odio, en haine, dans la mesure où il prend conscience de sa condition faible et mortelle (D316). Pour lui, à l'inverse de Spinoza, c'est l'amour de soi ("l'amour propre") qui est illusoire dans la mesure où nous nous divertissons afin d'oublier cet ennui et nous faire paraître, en imagination, toujours plus grand que nous sommes. Du coup, en prétendant nous aimer nous-même, nous nous prosternons devant une idole, tandis que seul l'amour de Dieu est amour véritable et juste (D324). Mais Rousseau réconcilie Spinoza et Pascal en distinguant l'amour de soi de l'amour propre : "l’amour de soi [...] est content quand nos vrais besoins sont satisfaits, l’amour-propre qui se compare n’est jamais content et ne saurait l’être"(Rousseau, Émile ou de l’Éducation, iv) (D323).
Ne sont-ce donc pas nos conditions sociales d'existence qui nous donnent parfois l'impression de nous haïr nous-même ?
"Et toutefois, si nous considérons les choses qui dépendent uniquement de l’opinion, il nous sera possible de concevoir comment il arrive qu’un homme pense de soi moins de bien qu’il ne faut. [...] Nous pouvons donc opposer à l’orgueil la passion que je viens de décrire, et à laquelle je donnerai le nom de honte"
Spinoza analyse la honte comme une forme imaginaire de haine de soi par soi.
Pour Spinoza, en effet, seul le recours à l'opinion, i.e. à l'imagination partagée (collective), peut expliquer la soi-disant haine de soi. Rappelons qu'"imaginer, c’est avoir une idée par laquelle l’Esprit considère une chose comme présente"(Spinoza, Éthique, III, 2) (note34) alors que, précisément, elle ne l'est pas. Lorsqu'Othello, e.g., s'imagine être trahi par Desdémone, il a l'idée d'une relation (l'infidélité de son épouse) qu'il considère comme présente alors qu'elle ne l'est pas. En ce sens, l'idée imaginée est nécessairement fausse (note20) en ce que "cette idée [...] marque plutôt la constitution du Corps humain que la nature de la chose extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 2) (note34) : l'idée d'Othello manifeste sa jalousie (qui est une sorte de tristesse) mais est incapable d'identifier les causes de celle-ci. De même, lorsqu'Emma Bovary éprouve ce dégoût d'elle-même qui va la conduire à se suicider, certes, elle éprouve une profonde tristesse, mais elle attribue cette tristesse à sa perversion, i.e. à un défaut de sa nature. Elle oublie donc, premièrement que la tristesse est une passion et qu'une passion est, par définition, une affection par une réalité externe et non interne (§6), deuxièmement que ce qui affecte dans la passion est toujours un ensemble de causes (en l'occurrence, elle est ruinée, son mari est désespéré, ses amants l'ont quittée, etc.) et non pas une cause unique (§5), troisièmement que la honte est toujours vécue comme le signe d'une catastrophe irréversible, définitive, d'où le surgissement de l'idée de la mort à la fois comme punition et comme rédemption qui, pour Spinoza, sont pures superstitions (§2). C'est pourquoi il distingue trois cas de honte, ou haine imaginaire de soi, selon que nous imaginons le défaut de notre nature devoir perturber définitivement, ou bien notre relation à autrui, ou bien notre relation à l'avenir, ou encore à la fois notre relation à autrui et notre relation à l'avenir (note40). Or le moi substantiellement perverti sur lequel s'acharne un destin implacable, c'est là un excellent sujet de tragédie (cf. Oedipe Roi de Sophocle), voire un dogme pour les religions superstitieuses (§2). En tout cas, c'est une idée de l'imagination réagissant à l'urgence d'identifier une cause extérieure et non pas une idée de la raison par laquelle nous désirerions ce qui nous est réellement utile.
Pour Locke, en revanche, j'ai honte lorsque, me rappelant le juste mépris dont j'ai, jadis, été l'objet de la part d'autrui (juste parce que conforme à la loi), je me méprise consciemment moi-même en l'absence d'autrui, en quelque sorte en fantasmant la présence d'autrui. C'est d'ailleurs pour que celui qui a commis un méfait consécutivement à l'inobservance d'une règle (e.g. en état d'ébriété) est condamné à une peine infamante : il faut qu'il ait l'occasion de se haïr soi-même afin qu'il puisse, à l'avenir, anticiper les conséquences de ses actes. Pour Locke et pour les libéraux en général, tout le système de l'autonomie individuelle repose sur l'idée que chacun est responsable de sa vie et de ses actes avant tout devant soi-même et, donc, qu'il peut, sans limite d'intensité, se louer ou se blâmer soi-même : "tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi, s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii) (C212).
Tout cela ne prouve-t-il pas que c'est dans la réalité sociale que se trouve l'origine causale de la honte ?
"Nous distinguons cependant la timidité de la honte [comme l'orgueil de la satisfaction]. Nous appelons orgueilleux, en effet, celui qui se vante à l’excès, qui ne parle de soi que pour exalter sa vertu et des autres que pour dire leurs vices, qui veut être mis au-dessus de tous, enfin qui prend la démarche et imite la magnificence des personnes placées fort au dessus de lui. Nous appelons timide, au contraire, celui qui rougit souvent, convient de ses défauts et célèbre les vertus des autres, se met au-dessous de tout le monde, celui enfin dont la démarche est modeste et la mise sans aucun ornement. Cependant ces deux passions de la honte et de la timidité sont extrêmement rares : car la nature humaine, considérée en elle-même, lutte, selon sa puissance d'être, contre de telles passions ; et c’est pour cela que les hommes qui passent pour les plus timides sont la plupart du temps les plus ambitieux et les plus envieux de tous"
Effectivement, répond Spinoza : dans le meilleur des cas, la honte n'est que l'autre nom de la timidité et, dans le pire des cas, la honte n'est que l'autre nom de l'ambition contrariée.
Dans le meilleur des cas, dit Spinoza, ce que l'on prend pour de la honte n'est que de la timidité, "entendez par là [...] la tristesse quand elle[...] provien[...]t de ce qu’un homme se croit [...] blâmé"(Spinoza, Éthique, III, 30) (note41). Spinoza veut dire par là que, de même que j'éprouve de l'orgueil en m'imaginant meilleur qu'autrui sous le regard d'autrui, j'éprouve de la timidité lorsque je m'imagine pire qu'autrui sous le regard d'autrui. E.g. le jeune Charles Bovary que les regards moqueurs de ses camarades sur la forme de sa casquette mettent mal à l'aise. Cependant, ajoute aussitôt Spinoza, la timidité comme haine de soi rapportée à une cause extérieure et, a fortiori, la honte comme haine de soi rapportée à soi-même comme cause interne, ne sont, le plus souvent, que l'effet de l'échec momentané de l'ambition. On pense évidemment à Tartuffe dont la timidité apparente n'est qu'hypocrisie nourrie par l'ambition de s'approprier le bien, la femme et la fille d'Orgon. Ou bien au Prince de Machiavel dont la modestie apparente n'est que le paravent de sa soif de pouvoir. Car "lors donc que nous disons que l’Esprit, en se considérant soi-même, se représente son impuissance, nous ne disons rien autre chose sinon que l’Esprit, quand il s’efforce de se représenter quelque chose qui pose sa puissance de penser, sent cet effort empêché"(Spinoza, Éthique, III, 54) (note42). Finalement, toute soi-disant haine de soi n'est en réalité que la haine pour un obstacle social insurmontable à notre désir d'augmentation de puissance. Et ce qui rend l'obstacle insurmontable, c'est précisément (comme le montrent, a contrario, les exemples de Tartuffe et du Prince) qu'on reste ignorant de sa nature réelle en ce qu'on ne considère que l'effet que cet obstacle produit sur nous-même et non les causes extérieures à l'origine de cet effet.
On peut donc dire que l'obstacle social à l'ambition est, chez Spinoza, ce qu'est la divinité chez Durkheim : "l'homme n'est pas dupe d'une illusion, quand il se croit en relation avec une puissance supérieure [mais] il se représente d'une manière erronée cette réalité"(Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse) (D225). Rien d'étonnant, alors, qu'un tel obstacle soit superstitieusement érigé en divinité redoutable, par exemple sous la forme du fatum (destin) des Anciens, ou bien du dogme du péché originel chez les Chrétiens. Superstition qui exprime cependant, quoique de manière obscure et confuse, une réalité qui n'est, au fond, rien d'autre que le conatus de la société. Freud va dans ce sens en remarquant que, si la tendance névrotique à se punir soi-même est naturelle (cf. supra), le fait qu'elle soit inconsciente (puisqu'elle procède du surmoi) lui permet d'assumer une fonction sociale essentielle : "la cohésion [névrotique] du groupe contraint donc l’homme à renoncer à ses pulsions en instaurant un sentiment de culpabilité [...] qui pousse le sujet à se punir"(Freud, Malaise dans la Culture, viii) (C232). Mais Durkheim est encore plus proche de Spinoza lorsqu'il souligne que le phénomène du suicide comme conséquence limite de la haine de soi est un fait social et non une tendance inhérente à la nature individuelle (B215). C'est ainsi, par exemple que Julien Sorel, dans le Rouge et le Noir, ou bien Meursault, dans l'Étranger, donnent l'impression de vouloir mourir, conscients qu'ils sont d'avoir un conatus incompatible avec celui de la société qui les juge. Spinoza est on ne peut plus clair sur ce point : "ceux qui se donnent la mort ont l’âme frappée d’impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures en opposition avec leur nature"(Spinoza, Éthique, IV, 18).
Nous avons ainsi montré qu'il est extrêmement difficile de parler d'une haine de soi qui ne peut exister que pour l'imagination qui ignore d'une part que l'on ne peut se haïr soi-même, d'autre part que la haine de soi apparente n'est qu'un obstacle imaginaire que la société pose pour préserver son existence.
La
force et l’accroissement de telle ou telle passion et le degré où
elle persévère dans l’existence ne se mesurent point par la
puissance avec laquelle nous faisons effort pour persévérer dans
l’existence, mais par le rapport de la puissance de telle ou telle
cause extérieure avec notre puissance propre (Éthique,
IV, 5-6). Une passion ne peut être empêchée
ou détruite que par une passion contraire et plus forte (Éthique,
IV, 7).
Est-il possible de vaincre une passion ? Oui, répond Spinoza, mais à condition que cette passion soit opposée à une autre passion plus forte que la passion à contrarier.
"L’essence de telle ou telle passion ne se peut expliquer par notre essence seule ; en d’autres termes, la puissance de cette passion ne se peut mesurer par la puissance avec laquelle nous faisons effort pour persévérer dans notre être ; mais elle doit nécessairement se mesurer par le rapport de la puissance de telle ou telle cause extérieure avec notre puissance propre. [Dès lors], la force d’une passion ou d’un affect peut surpasser les actions ou la puissance de l’homme, de façon que cet affect s’attache obstinément à lui. La force et l’accroissement des passions et le degré où elles persévèrent dans l’existence se mesurent par le rapport de la puissance des causes extérieures avec la nôtre, et par conséquent elles peuvent surpasser la puissance propre de l’homme"
Spinoza nous dit que la puissance d'une passion ne révèle pas un défaut de notre nature mais un rapport de force entre notre nature et la nature des causes extérieures.
Pour Spinoza, la nature d'une chose, c'est la manière dont il est affecté, autrement dit sa capacité à résister aux causes extérieures qui tendent à la détruire (§3). Dès lors "la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort par lequel elle agit ou tend à agir, seule ou avec d’autres choses, en d’autres termes, la puissance d’une chose, ou l’effort par lequel elle tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32). Donc, pour lui, être (esse qui a donné "essence") c'est pouvoir, et par conséquent la nature ou essence d'un être, c'est sa puissance ou son conatus qu'il appelle aussi "désir" dans le cas particulier de l'être humain (§6). En tout cas, comme partie de la Nature, comme mode fini de l'unique substance, "il est impossible que l'homme [...] ne puisse souffrir d’autres changements que ceux qui se peuvent concevoir par sa seule nature et dont il est la cause adéquate"(Spinoza, Éthique, IV, 4) (note45). Bref, l'homme est nécessairement toujours soumis aux passions dans l'exacte mesure où "chacun, en effet, se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté"(Spinoza, Éthique, III, 2) (§5). Donc "l'essence d'une passion ne peut s'expliquer par notre seule essence" (note6), mais à la fois par notre nature ou conatus (C) à l'instant t0 (Ct0) et par la force des circonstances extérieures (E) qui affectent notre conatus en t1 (Et1) en le modifiant par une réaction subie (P) que l'on appelle pour cela une passion (Pt1) (§6). E.g. l'ambition de Georges Duroy, dans Bel-Ami de Maupassant, est une passion qui ne peut s'expliquer sans les circonstances géographiques, politiques, sociales et économiques dans lesquelles se trouve le héros. Or, à l'instant t1, la passion (Pt1) est intégrée à notre conatus (Ct1) une fois modifié. On peut même dire qu'elle est notre nouveau conatus car, comme "l’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32), il appartient à la nature du conatus de durer jusqu'à ce qu'il soit modifié, autrement dit affecté par quelque circonstance extérieure qui le déterminera à réagir par une passion (§5). Bref, une passion, quelle qu'elle soit, durera jusqu'à ce qu'elle soit modifiée par une ou plusieurs cause(s) extérieure(s). Entre-temps, elle "s'attachera obstinément à nous". C'est ce genre de situation cocasse que Corneille met en scène dans la Place Royale en montrant un Alidor qui imagine mille et un stratagèmes tous destinés à modifier et même, si possible, à faire cesser la passion d'amour qu'il porte à Angélique et qu'il soupçonne de lui être destructrice.
Spinoza se rapproche de Bourdieu lorsqu'il dit que "les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables [...], principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations"(Bourdieu, Choses Dites) (B214). Pour Bourdieu, l'habitus, comme le conatus chez Spinoza, en tant qu'il est conditionné par nos conditions d'existence, constitue des "dispositions durables" qui sont dotées, dit Bourdieu, d'hystérèsis, c'est-à-dire une inertie qui a vocation à déterminer notre nature sur le long terme. En revanche, Spinoza s'oppose à tous les philosophes dualistes pour qui les passions manifestent un défaut de notre nature. Pour eux, en effet, "s’il s’agit d’expliquer l’impuissance et l’inconstance de l’homme, ils n’en trouvent point la cause dans la puissance de la nature universelle, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine"(Spinoza, Éthique, III, préface) (note48), à savoir l'incapacité de notre âme à se rendre totalement maître des mouvements du corps dont les passions sont un aspect important. C'est typiquement le cas, par exemple; pour les stoïciens chez qui "la passion est un ébranlement de l’âme opposé à la droite raison et contre nature"(Cicéron, Tusculanes). À noter que les romantiques en général partagent avec Spinoza l'idée anti-stoïcienne que la passion ne constitue nullement un "vice de la nature humaine" mais c'est pour en faire, au contraire de Spinoza, le paradigme de la perfection humaine. Dans la Chartreuse de Parme, par exemple, Stendhal oppose les êtres passionnés que sont Fabrice del Dongo, la duchesse Sanseverina ou Clelia Conti et dont toute l'énergie ne semble provenir que de leur propre nature, aux personnages vaniteux tels que le Prince de Parme, le Général Conti ou l'acteur Giletti qui réagissent toujours servilement aux circonstances extérieures.
Est-ce à dire alors que l'esprit humain n'a aucun moyen de contrôle sur les passions ?
"Une passion, en tant qu’elle se rapporte à l’Esprit, c’est une idée par laquelle l’Esprit affirme la force d’existence plus grande ou plus petite de son Corps. Lors donc que l’Esprit est affecté par quelque passion, le Corps éprouve en même temps une modification qui augmente ou diminue sa puissance d’agir. Or cette modification du Corps reçoit de sa cause la force de persévérer dans son être et cette force ne peut donc être empêchée ou détruite que par une cause corporelle, qui fasse éprouver au Corps une passion contraire à la première, et plus forte. Et par conséquent l’Esprit est affecté de l’idée d’une passion contraire à la première, et plus forte [...] qui exclut par conséquent ou détruit la première ; d’où il résulte finalement qu’une passion ne peut être empêchée ou détruite que par une passion contraire et plus forte. Une passion, en tant qu’elle se rapporte à l’Esprit, ne peut donc être empêchée ou détruite que par l’idée d’un affect du Corps contraire à celui que nous éprouvons et plus fort"
L'esprit ne peut maîtriser une passion qu'en tant qu'il est l'idée d'un corps dont la passion est détruite par une autre passion plus forte et opposée.
Spinoza s'en prend ici à tous les moralistes, e.g., Kant qui considère qu'il appartient à la nature rationnelle de l'homme (la volonté bonne qui s'exprime dans l'impératif catégorique) de dompter sa nature passionnelle (le mal radical qui se manifeste dans le désir illimité de bonheur) : "la loi morale [...] limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur, [elle] est le principe déterminant de la volonté bonne recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129) (E311). Or ce que Kant nomme "le désir illimité de bonheur" n'est rien d'autre que le désir d'accroître la puissance de penser et d'agir, désir que Spinoza identifie au conatus proprement humain. De sorte qu'il ne peut y avoir de "conditions" à ce désir illimité, mais plutôt des "conditionnements", i.e. des causes extérieures qui le facilitent ou l'entravent. Si l'on écoutait les moralistes, "on dirait qu’il n’a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l’univers, mais de choses placées hors du domaine de la Nature. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la Nature comme un empire dans un autre empire"(Spinoza, Éthique, III, préface) (note48). Or l'homme n'est pas un "empire" (de volonté autonome, un "royaume des fins" dirait Kant) dans un autre "empire" (de déterminations naturelles) : dans la Nature, dont chaque homme est nécessairement une partie, il n'existe que des causes mécaniques (§2) du point de vue de l'attribut étendue, ou bien des idées de ces causes mécaniques (§4) du point de vue de l'attribut pensée.
En effet, nous avons vu (§4) qu'une idée est nécessairement l'idée d'un corps. Donc, en même temps que le corps est affecté par un ou plusieurs corps extérieur(s) qui augmente(nt) ou diminue(nt) sa puissance d'agir, l'esprit (i.e. l'idée de ce corps) est affecté d'une ou plusieurs idée(s) qui favorise(nt) ou contrarie(nt) sa puissance de penser. Et, de même que la nature du corps consiste en un désir de puissance d'agir (§6), la nature d'un esprit consiste en un désir de puissance de penser (§7). De sorte que la joie ou la tristesse sont les passions qui signent, respectivement, la réussite ou l'échec de ce désir de puissance d'agir du corps, ou, si l'on préfère, de ce désir de puissance de penser de l'esprit (§7). Il s'ensuit que, s'il s'agit de faire obstacle au "désir illimité de bonheur", comme dit Kant, il va falloir, soit faire cesser une passion joyeuse (on suppose que tout désir de bonheur au sens kantien est un désir de joie au sens spinozien) déjà existante et donc imposer à l'être une diminution de puissance (tristesse) en aval de cette passion, soit prévenir la survenance de ce désir de bonheur en imposant à l'être un surcroît de puissance (joie) en amont de ladite passion afin de lui substituer, d'emblée, un état encore plus souhaitable. E.g., dans le roman de madame de Lafayette, l'amour de la Princesse de Clèves pour Monsieur de Nemours est contrarié, en aval, par plusieurs passions tristes (honneur, fidélité, pessimisme) dont la conjonction se révèle être, effectivement, un obstacle insurmontable à sa passion joyeuse. Et si Saint Antoine (le premier ermite chrétien) part vivre seul dans le désert, c'est pour demander au Christ de renforcer sa résistance au péché en amont de celui-ci, en l'occurrence, de renforcer sa ferveur joyeuse pour empêcher qu'il soit jamais en proie à la passion charnelle pourtant fort agréable. On peut même considérer que la même passion contrariante peut être joyeuse en amont et triste en aval ou inversement : par exemple lorsque Mme de Rénal ou Clelia Conti se mortifient pour combattre leur passion dévorante, respectivement pour Julien Sorel (le Rouge et le Noir) et Fabrice del Dongo (la Chartreuse de Parme), l'une et l'autre connaissent des phases successives de joie (certitude et exaltation) et de tristesse (doute et abattement). Certes, Spinoza est d'accord avec les moralistes pour admettre que "chacun s’abstiendra de faire un mal par crainte d’un mal plus grand et accomplira un bien par espoir d’un bien plus grand"(Spinoza, Éthique, IV, 37) (note49). Il importe, en effet, que chacun recherche le plus grand bien ou la plus grande perfection possible et, donc, combatte le mal ou l'imperfection. Sauf que "réalité et perfection, c'est [...] la même chose"(Spinoza, Éthique, II, déf.6) (note14) : se perfectionner, rechercher le plus grand bien possible, c'est faire effort pour conserver son être dans les meilleures conditions possibles, i.e. faire effort pour augmenter sa puissance d'être, bref pour éprouver de la joie. Donc, dire que l'esprit doit maîtriser les passions, cela a un sens chez Spinoza à condition de comprendre qu'il s'agit de faire échec aux passions destructrices au moyen d'autres passions plus fortes et opposées aux passions à contrarier, à savoir les espoirs (des sortes de joies) et les craintes (des espèces de tristesses). Et non point par une réflexion morale individuelle et abstraite qui ferait librement un choix éclairé. C'est pourquoi Spinoza "n’entend[...] pas dire que l’Esprit compare la constitution actuelle du Corps avec la précédente, mais seulement que l’idée qui constitue l’essence de telle ou telle passion affirme du Corps quelque chose qui implique plus ou moins de réalité que le Corps n’en avait auparavant"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf. grale) (note35). C'est pourquoi il écrit une éthique (du grec éthos, "comportement") et non une morale. La morale est une réflexion sur les devoirs de l'homme indépendamment de son bonheur : "la morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir dignes du bonheur"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129) (E311). Tandis que l'éthique est une activité qui guide l'action de l'homme dans sa recherche du bonheur, autrement dit de "la vie bonne, et qui a pour fin une existence parfaite, se suffisant à elle-même"(Aristote, Politique, III, 1280a-b) (D116). Aussi peut-on tout à fait avoir une morale sans éthique (e.g. Mychkine dans l'Idiot de Dostoïevski ou Félicité dans un Coeur Simple de Flaubert), ou bien une éthique sans morale (e.g. Dorian Gray ou dom Juan), ou encore ni éthique ni morale (e.g. le Meursault de l'Étranger de Camus ou l'Ulrich de l'Homme sans Qualités de Musil) et, bien entendu, à la fois une morale et une éthique à l'instar des héros stendhaliens.
Nous avons donc pu remarquer que les passions ne constituant pas un vice de la nature humaine mais des réactions déterminées de l'être humain à des circonstances extérieures, elles ne peuvent donc aussi être maîtrisées que par la force de ces circonstances extérieures, à savoir la force d'autres passions opposées et non pas par la seule force de l'esprit, ce en quoi, précisément, consiste l'éthique en cela distincte de la morale.
Est-il possible de vaincre une passion ? Oui, répond Spinoza, mais à condition que cette passion soit opposée à une autre passion plus forte que la passion à contrarier.
"L’essence de telle ou telle passion ne se peut expliquer par notre essence seule ; en d’autres termes, la puissance de cette passion ne se peut mesurer par la puissance avec laquelle nous faisons effort pour persévérer dans notre être ; mais elle doit nécessairement se mesurer par le rapport de la puissance de telle ou telle cause extérieure avec notre puissance propre. [Dès lors], la force d’une passion ou d’un affect peut surpasser les actions ou la puissance de l’homme, de façon que cet affect s’attache obstinément à lui. La force et l’accroissement des passions et le degré où elles persévèrent dans l’existence se mesurent par le rapport de la puissance des causes extérieures avec la nôtre, et par conséquent elles peuvent surpasser la puissance propre de l’homme"
Spinoza nous dit que la puissance d'une passion ne révèle pas un défaut de notre nature mais un rapport de force entre notre nature et la nature des causes extérieures.
Pour Spinoza, la nature d'une chose, c'est la manière dont il est affecté, autrement dit sa capacité à résister aux causes extérieures qui tendent à la détruire (§3). Dès lors "la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort par lequel elle agit ou tend à agir, seule ou avec d’autres choses, en d’autres termes, la puissance d’une chose, ou l’effort par lequel elle tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32). Donc, pour lui, être (esse qui a donné "essence") c'est pouvoir, et par conséquent la nature ou essence d'un être, c'est sa puissance ou son conatus qu'il appelle aussi "désir" dans le cas particulier de l'être humain (§6). En tout cas, comme partie de la Nature, comme mode fini de l'unique substance, "il est impossible que l'homme [...] ne puisse souffrir d’autres changements que ceux qui se peuvent concevoir par sa seule nature et dont il est la cause adéquate"(Spinoza, Éthique, IV, 4) (note45). Bref, l'homme est nécessairement toujours soumis aux passions dans l'exacte mesure où "chacun, en effet, se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté"(Spinoza, Éthique, III, 2) (§5). Donc "l'essence d'une passion ne peut s'expliquer par notre seule essence" (note6), mais à la fois par notre nature ou conatus (C) à l'instant t0 (Ct0) et par la force des circonstances extérieures (E) qui affectent notre conatus en t1 (Et1) en le modifiant par une réaction subie (P) que l'on appelle pour cela une passion (Pt1) (§6). E.g. l'ambition de Georges Duroy, dans Bel-Ami de Maupassant, est une passion qui ne peut s'expliquer sans les circonstances géographiques, politiques, sociales et économiques dans lesquelles se trouve le héros. Or, à l'instant t1, la passion (Pt1) est intégrée à notre conatus (Ct1) une fois modifié. On peut même dire qu'elle est notre nouveau conatus car, comme "l’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32), il appartient à la nature du conatus de durer jusqu'à ce qu'il soit modifié, autrement dit affecté par quelque circonstance extérieure qui le déterminera à réagir par une passion (§5). Bref, une passion, quelle qu'elle soit, durera jusqu'à ce qu'elle soit modifiée par une ou plusieurs cause(s) extérieure(s). Entre-temps, elle "s'attachera obstinément à nous". C'est ce genre de situation cocasse que Corneille met en scène dans la Place Royale en montrant un Alidor qui imagine mille et un stratagèmes tous destinés à modifier et même, si possible, à faire cesser la passion d'amour qu'il porte à Angélique et qu'il soupçonne de lui être destructrice.
Spinoza se rapproche de Bourdieu lorsqu'il dit que "les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables [...], principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations"(Bourdieu, Choses Dites) (B214). Pour Bourdieu, l'habitus, comme le conatus chez Spinoza, en tant qu'il est conditionné par nos conditions d'existence, constitue des "dispositions durables" qui sont dotées, dit Bourdieu, d'hystérèsis, c'est-à-dire une inertie qui a vocation à déterminer notre nature sur le long terme. En revanche, Spinoza s'oppose à tous les philosophes dualistes pour qui les passions manifestent un défaut de notre nature. Pour eux, en effet, "s’il s’agit d’expliquer l’impuissance et l’inconstance de l’homme, ils n’en trouvent point la cause dans la puissance de la nature universelle, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine"(Spinoza, Éthique, III, préface) (note48), à savoir l'incapacité de notre âme à se rendre totalement maître des mouvements du corps dont les passions sont un aspect important. C'est typiquement le cas, par exemple; pour les stoïciens chez qui "la passion est un ébranlement de l’âme opposé à la droite raison et contre nature"(Cicéron, Tusculanes). À noter que les romantiques en général partagent avec Spinoza l'idée anti-stoïcienne que la passion ne constitue nullement un "vice de la nature humaine" mais c'est pour en faire, au contraire de Spinoza, le paradigme de la perfection humaine. Dans la Chartreuse de Parme, par exemple, Stendhal oppose les êtres passionnés que sont Fabrice del Dongo, la duchesse Sanseverina ou Clelia Conti et dont toute l'énergie ne semble provenir que de leur propre nature, aux personnages vaniteux tels que le Prince de Parme, le Général Conti ou l'acteur Giletti qui réagissent toujours servilement aux circonstances extérieures.
Est-ce à dire alors que l'esprit humain n'a aucun moyen de contrôle sur les passions ?
"Une passion, en tant qu’elle se rapporte à l’Esprit, c’est une idée par laquelle l’Esprit affirme la force d’existence plus grande ou plus petite de son Corps. Lors donc que l’Esprit est affecté par quelque passion, le Corps éprouve en même temps une modification qui augmente ou diminue sa puissance d’agir. Or cette modification du Corps reçoit de sa cause la force de persévérer dans son être et cette force ne peut donc être empêchée ou détruite que par une cause corporelle, qui fasse éprouver au Corps une passion contraire à la première, et plus forte. Et par conséquent l’Esprit est affecté de l’idée d’une passion contraire à la première, et plus forte [...] qui exclut par conséquent ou détruit la première ; d’où il résulte finalement qu’une passion ne peut être empêchée ou détruite que par une passion contraire et plus forte. Une passion, en tant qu’elle se rapporte à l’Esprit, ne peut donc être empêchée ou détruite que par l’idée d’un affect du Corps contraire à celui que nous éprouvons et plus fort"
L'esprit ne peut maîtriser une passion qu'en tant qu'il est l'idée d'un corps dont la passion est détruite par une autre passion plus forte et opposée.
Spinoza s'en prend ici à tous les moralistes, e.g., Kant qui considère qu'il appartient à la nature rationnelle de l'homme (la volonté bonne qui s'exprime dans l'impératif catégorique) de dompter sa nature passionnelle (le mal radical qui se manifeste dans le désir illimité de bonheur) : "la loi morale [...] limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur, [elle] est le principe déterminant de la volonté bonne recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129) (E311). Or ce que Kant nomme "le désir illimité de bonheur" n'est rien d'autre que le désir d'accroître la puissance de penser et d'agir, désir que Spinoza identifie au conatus proprement humain. De sorte qu'il ne peut y avoir de "conditions" à ce désir illimité, mais plutôt des "conditionnements", i.e. des causes extérieures qui le facilitent ou l'entravent. Si l'on écoutait les moralistes, "on dirait qu’il n’a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l’univers, mais de choses placées hors du domaine de la Nature. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la Nature comme un empire dans un autre empire"(Spinoza, Éthique, III, préface) (note48). Or l'homme n'est pas un "empire" (de volonté autonome, un "royaume des fins" dirait Kant) dans un autre "empire" (de déterminations naturelles) : dans la Nature, dont chaque homme est nécessairement une partie, il n'existe que des causes mécaniques (§2) du point de vue de l'attribut étendue, ou bien des idées de ces causes mécaniques (§4) du point de vue de l'attribut pensée.
En effet, nous avons vu (§4) qu'une idée est nécessairement l'idée d'un corps. Donc, en même temps que le corps est affecté par un ou plusieurs corps extérieur(s) qui augmente(nt) ou diminue(nt) sa puissance d'agir, l'esprit (i.e. l'idée de ce corps) est affecté d'une ou plusieurs idée(s) qui favorise(nt) ou contrarie(nt) sa puissance de penser. Et, de même que la nature du corps consiste en un désir de puissance d'agir (§6), la nature d'un esprit consiste en un désir de puissance de penser (§7). De sorte que la joie ou la tristesse sont les passions qui signent, respectivement, la réussite ou l'échec de ce désir de puissance d'agir du corps, ou, si l'on préfère, de ce désir de puissance de penser de l'esprit (§7). Il s'ensuit que, s'il s'agit de faire obstacle au "désir illimité de bonheur", comme dit Kant, il va falloir, soit faire cesser une passion joyeuse (on suppose que tout désir de bonheur au sens kantien est un désir de joie au sens spinozien) déjà existante et donc imposer à l'être une diminution de puissance (tristesse) en aval de cette passion, soit prévenir la survenance de ce désir de bonheur en imposant à l'être un surcroît de puissance (joie) en amont de ladite passion afin de lui substituer, d'emblée, un état encore plus souhaitable. E.g., dans le roman de madame de Lafayette, l'amour de la Princesse de Clèves pour Monsieur de Nemours est contrarié, en aval, par plusieurs passions tristes (honneur, fidélité, pessimisme) dont la conjonction se révèle être, effectivement, un obstacle insurmontable à sa passion joyeuse. Et si Saint Antoine (le premier ermite chrétien) part vivre seul dans le désert, c'est pour demander au Christ de renforcer sa résistance au péché en amont de celui-ci, en l'occurrence, de renforcer sa ferveur joyeuse pour empêcher qu'il soit jamais en proie à la passion charnelle pourtant fort agréable. On peut même considérer que la même passion contrariante peut être joyeuse en amont et triste en aval ou inversement : par exemple lorsque Mme de Rénal ou Clelia Conti se mortifient pour combattre leur passion dévorante, respectivement pour Julien Sorel (le Rouge et le Noir) et Fabrice del Dongo (la Chartreuse de Parme), l'une et l'autre connaissent des phases successives de joie (certitude et exaltation) et de tristesse (doute et abattement). Certes, Spinoza est d'accord avec les moralistes pour admettre que "chacun s’abstiendra de faire un mal par crainte d’un mal plus grand et accomplira un bien par espoir d’un bien plus grand"(Spinoza, Éthique, IV, 37) (note49). Il importe, en effet, que chacun recherche le plus grand bien ou la plus grande perfection possible et, donc, combatte le mal ou l'imperfection. Sauf que "réalité et perfection, c'est [...] la même chose"(Spinoza, Éthique, II, déf.6) (note14) : se perfectionner, rechercher le plus grand bien possible, c'est faire effort pour conserver son être dans les meilleures conditions possibles, i.e. faire effort pour augmenter sa puissance d'être, bref pour éprouver de la joie. Donc, dire que l'esprit doit maîtriser les passions, cela a un sens chez Spinoza à condition de comprendre qu'il s'agit de faire échec aux passions destructrices au moyen d'autres passions plus fortes et opposées aux passions à contrarier, à savoir les espoirs (des sortes de joies) et les craintes (des espèces de tristesses). Et non point par une réflexion morale individuelle et abstraite qui ferait librement un choix éclairé. C'est pourquoi Spinoza "n’entend[...] pas dire que l’Esprit compare la constitution actuelle du Corps avec la précédente, mais seulement que l’idée qui constitue l’essence de telle ou telle passion affirme du Corps quelque chose qui implique plus ou moins de réalité que le Corps n’en avait auparavant"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf. grale) (note35). C'est pourquoi il écrit une éthique (du grec éthos, "comportement") et non une morale. La morale est une réflexion sur les devoirs de l'homme indépendamment de son bonheur : "la morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir dignes du bonheur"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129) (E311). Tandis que l'éthique est une activité qui guide l'action de l'homme dans sa recherche du bonheur, autrement dit de "la vie bonne, et qui a pour fin une existence parfaite, se suffisant à elle-même"(Aristote, Politique, III, 1280a-b) (D116). Aussi peut-on tout à fait avoir une morale sans éthique (e.g. Mychkine dans l'Idiot de Dostoïevski ou Félicité dans un Coeur Simple de Flaubert), ou bien une éthique sans morale (e.g. Dorian Gray ou dom Juan), ou encore ni éthique ni morale (e.g. le Meursault de l'Étranger de Camus ou l'Ulrich de l'Homme sans Qualités de Musil) et, bien entendu, à la fois une morale et une éthique à l'instar des héros stendhaliens.
Nous avons donc pu remarquer que les passions ne constituant pas un vice de la nature humaine mais des réactions déterminées de l'être humain à des circonstances extérieures, elles ne peuvent donc aussi être maîtrisées que par la force de ces circonstances extérieures, à savoir la force d'autres passions opposées et non pas par la seule force de l'esprit, ce en quoi, précisément, consiste l'éthique en cela distincte de la morale.
Les
hommes ne sont constamment et nécessairement en conformité de
nature qu’en tant qu’ils vivent selon les conseils de la Raison
(Éthique, IV, 35).
L'homme n'est-il pas, par nature, un animal politique ? Oui, répond Spinoza, mais à condition de considérer la nature rationnelle de l'homme social et non pas la nature imaginative de chaque homme particulier.
"Les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affects passifs, peuvent être de nature différente et même contraire. Or, on ne peut dire des hommes qu’ils agissent qu’en tant qu’ils dirigent leur vie d’après la Raison, et par conséquent tout ce qui résulte de la nature humaine, en tant qu’on la considère comme raisonnable, doit se concevoir par la nature humaine toute seule, comme par sa cause directe"
La nature sociale de l'homme consiste dans l'accord rationnel et non pas dans le conflit passionnel.
La nature d'une chose, son être, consiste à pouvoir persévérer dans l'existence en luttant contre les causes externes susceptibles de la détruire. Dès lors, deux choses sont de même nature lorsque leurs puissances convergent vers la préservation d'un être commun, et, inversement, "deux choses sont de nature contraire ou ne peuvent exister en un même sujet, quand l’une peut détruire l’autre"(Spinoza, Éthique, III, 4-5) (note13). S'agissant des êtres humains, nous avons vu en outre (§6) que leur nature n'était rien d'autre qu'un désir de puissance déterminé par divers affects, soit de l'intérieur (l'affect est alors une action), soit, le plus souvent, de l'extérieur (l'affect est une passion). Or "les actions de l’Esprit ne proviennent que des idées adéquates, ses passions que des idées inadéquates"(Spinoza, Éthique, III, 3) (note50). En ce sens, dire qu'un homme pâtit, c'est dire que son corps subit un état de choses dont il se fait une idée fausse parce que partielle (§5) ou, ce qui revient au même, c'est dire que son esprit ne conçoit que de manière confuse et mutilée cet état de choses que, précisément, il subit. Et inversement, dire qu'un homme agit, c'est dire qu'il se fait, parallèlement à l'action (et non pas préalablement, cf.§5), une idée vraie (Spinoza dit aussi "adéquate") de son corps en interaction avec d'autres corps qui forment ensemble un être plus puissant que chacun pris à part. C'est ce que montre aussi Flaubert lorsque, dans Salammbô, il décrit les stratégies respectives des Carthaginois et des mercenaires pour établir des plans de bataille dont la réussite dépend toujours d'une meilleure coordination que chez l'adversaire à l'égard des causes extérieures, l'échec étant invariablement dû à l'initiative personnelle d'un chef incapable de dominer ses passions et qui n'a donc qu'une vision tronquée et déformée de la réalité. Bref, la nature humaine réside dans la raison et dans l'action, non dans l'imagination et la passion.
Apparemment, Spinoza rejoint la plupart des philosophes pour qui les hommes sont, par nature, des êtres rationnels, de sorte qu'ils ne sont jamais autant en accord avec eux-mêmes et entre eux que lorsqu'ils sont guidés par la raison. Sauf que, d'abord, la plupart des philosophes sont atomistes, contrairement à Spinoza qui est holiste (§3), de sorte que la rationalité du tout (l'humanité ou, en tout cas, le groupe humain quel qu'il soit) est la somme des rationalités des parties (chaque homme). Ce qui, dans le cas de Platon, par exemple (A112), conduit à considérer que les hommes ne sont rationnels qu'à condition d'être guidés par des êtres d'exception (les philosophes). Ensuite, pour nombre d'entre eux, à l'instar de Descartes (A212), la rationalité humaine n'est qu'une faculté instrumentale, une sorte d'outil au service de l'intellect que l'on choisit délibérément d'utiliser ou d'ignorer et dont on use, comme pour tout instrument, avec plus ou moins de virtuosité. Tandis que, pour Spinoza, la rationalité étant un modus vivendi, une manière de vivre en adéquation avec son environnement, son enjeu n'est pas instrumental mais éthique (§8). Enfin, comme la majorité des philosophe est dualiste, la rationalité est, de surcroît, un instrument qui est censé être possédé par l'intellect afin de contraindre le corps. C'est typiquement le cas chez Kant (E312) pour qui la rationalité, tout en ayant une finalité pratique, consiste à éviter aux hommes de n'être déterminés à agir que par l'intérêt ou l'inclination sensibles. Ce qui, pour Spinoza, n'a strictement aucun sens (§8).
Or, Spinoza ne distingue-t-il pas, cependant, la nature de l'humanité et la nature de chaque homme ?
"Mais tout homme, par la loi de sa nature, désirant ce qui lui est utile, et s’efforçant d’écarter ce qu’il croit nuisible pour lui, et d’un autre côté, tout ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après la décision de la Raison étant bon ou mauvais nécessairement, ce n’est donc qu’en tant que les hommes règlent leur vie d’après la Raison qu’ils accomplissent les choses qui sont nécessairement bonnes pour la nature humaine, et partant bonnes pour chaque homme en particulier ; en d’autres termes, les choses qui sont en conformité avec la nature de tous les hommes. Donc les hommes en tant qu’ils vivent selon les lois de la Raison, sont toujours et nécessairement en conformité de nature et rien dans la nature des choses n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même, quand il vit selon la Raison. [Bref] l’homme est pour l’homme un Dieu. Il est rare pourtant que les hommes dirigent leur vie d’après la Raison, et la plupart s’envient les uns les autres et se font du mal"
L'humanité de chaque homme en particulier n'est pas nécessairement celle de tous les hommes en général.
Pour Spinoza, qui n'est pas atomiste mais holiste, le mode de rang n (un tout) n'a pas nécessairement la même nature que le mode de rang n-1 (une partie de ce tout) : l'être de la partie peut, jusqu'à un certain point, être indépendant de l'être du tout sans que, pour autant, soit altérée la nature de ce tout (§3). Dès lors, il y a une distinction à faire entre l'humanité sociale (tous les hommes) et l'humanité biolgoqie (chaque homme). D'un point social, "une vie humaine [en général] ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’Esprit, par la Raison et la vertu"(Spinoza, Traité Politique, V, 5) (note53). D'un point de vue biologique, "chacun désire ou repousse nécessairement, d’après les lois de sa nature, ce qu’il juge bon ou mauvais"(Spinoza, Éthique, IV, 19-31) (note54). Bref, comme chaque homme est nécessairement toujours soumis aux passions en ce qu'il n'a qu'un très faible pouvoir de se soustraire à l'influence des causes extérieures dont la force submerge nécessairement toujours celle de son conatus propre (§8), l'homme des passions, c'est simplement l'homme biologique qui imagine, à la limite, dans l'isolement et dans l'urgence, ce qui est susceptible de lui être utile hic et nunc. L'homme des passions est donc celui qui connaît de manière contingente, car "c’est la seule imagination qui nous fait considérer les choses comme contingentes, au regard du passé comme de l’avenir"(Spinoza, Éthique, II, 44) (note56), contingence que Spinoza assimile à l'erreur (note17). Tandis que l'homme de raison, c'est l'homme social qui s'efforce avec ses semblables de connaître ce qui lui est nécessairement utile, i.e. ce qui est utile à la fois au tout et à chacune des parties, à la fois ici et là, à la fois maintenant et plus tard : "en effet, il est de la nature de la Raison de considérer les choses comme nécessaires et non comme contingentes"(Spinoza, Éthique, II, 44) (note56).
La valeur éthique de la rationalité spinozienne repose donc sur deux piliers : l'intemporalité et la collectivité. En disant que "les fondements de la Raison, ce sont ces notions qui [...] doivent être conçues hors de toute relation de temps et sous la forme de l’éternité"(Spinoza, Éthique, II, 44) (note56), Spinoza s'accorde avec l'idée d'une rationalité qui, dans l'intérêt de l'humanité, doit se soustraire au chaos de ces circonstances que, faute de mieux, nous appelons "passé" et "avenir". Idée partagée également par Wittgenstein : "si l’on entend par éternité non l’immortalité mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). Voulant dire par là, comme Pascal, que nous n'avons de prise sur les choses, donc ne pouvons agir que dans le temps présent : "nous ne tenons jamais au temps présent. [...] Nous sommes si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont pas les nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient"(Pascal, Pensées, B172). Et en disant que "la Raison [...] demande à chaque homme [...] de chercher ce qui lui est utile véritablement, de désirer tout ce qui le conduit réellement à une perfection plus grande"(Spinoza, Ethique, IV, 18) (note55), Spinoza suggère une équivalence entre utilité et collectivité. Bourdieu va dans le même sens que Spinoza en admettant que, au fond, "ce que l’on attend de Dieu, on ne l’obtient jamais que de la société […]. C’est aussi parce que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme est un loup pour l’homme"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon) (D326). La société n'est pas Dieu, ni pour l'un, ni pour l'autre, mais n'est qu'un pas vers la perfection divine et c'est en ce pas décisif que consiste, précisément, la rationalité. En d'autres termes, la rationalité, en tant qu'elle définit la nature collective ed l'humanité, n'est rien d'autre que le fait d'admettre la supériorité éthique de la vie collective sur la vie individuelle dans la recherche de la vie la meilleure possible qui ne peut être qu'une vie paisible dans le présent.
Ne peut-on donc pas dire alors que l'homme est, à travers sa rationalité générique, un animal politique ?
"Cependant, ils peuvent à peine supporter la vie solitaire, et cette définition de l’homme leur plaît fort : l’homme est un animal sociable. La vérité est que la société a beaucoup plus d’avantages pour l’homme qu’elle n’entraîne d’inconvénients. Que les moralistes se moquent donc tant qu’il leur plaira des choses humaines ; que les théologiens les détestent à leur gré, que les nostalgiques vantent de leur mieux la vie grossière des champs, qu’ils méprisent les hommes et prennent les bêtes en admiration ; l’expérience dira toujours aux hommes que des secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à se procurer les choses dont ils ont besoin, et que c’est seulement en réunissant leurs forces qu’ils éviteront les périls qui les menacent de toutes parts"
Certainement, car, contrairement à ce que prétendent les "moralistes", les "théologiens" et les "nostalgiques", c'est dans la Cité que chacun peut le mieux satisfaire son désir de puissance.
La tradition philosophique oppose deux tendances. D'une part, la tradition romantique qui considère que "les passions qui rendent l'homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues) (D314), voulant dire par là que la nature de l'humanité est, fondamentalement, une nature individuelle, par soi-même déjà complète et autonome, et qui ne peut donc qu'être pervertie par la rationalité commune. Pour une telle nature, l'utile véritable consiste, au rebours, à suivre sa "conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend[...] l'homme semblable à Dieu, [...] qui fai[t] l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions"(Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard) (DMC). D'autre part, une tradition pour laquelle "l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre en société"(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a), pour qui "l’essence humaine n’est point inhérente à l’individu isolé, elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales"(Marx, Thèses sur Feuerbach, VI). Pour celle-ci, l'homme biologique est un être fondamentalement incomplet et hétéronome qui peut et doit chercher son complément dans l'altérité au moyen du langage, terme qui, en grec (logos), et par une ambiguïté géniale, signifie aussi "raison". Voilà pourquoi "l’homme a l’usage de la parole [logos] [qui] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a) (DMA). Il est clair que c'est dans cette mouvance rationaliste politique que Spinoza s'inscrit. Quant à la tradition romantique, si, comme nous l'avons vu (§1), elle s'est opportunément inspirée de Spinoza pour produire des oeuvres artistiques ou philosophiques considérables, en revanche, elle apparaît politiquement incohérente à Spinoza.
Certes, en effet, comme le disent les "nostalgiques" (en gros, les romantiques avant la lettre) tout homme possède une conscience qui lui permet de juger du bien et du mal, mais "la connaissance du bien ou du mal n’est pas autre chose que l'affection de joie ou de tristesse, en tant que nous en avons conscience"(Spinoza, Éthique, IV, 8) (note54). Or, réduit à sa seule expression biologique, A imaginera ce qui, pour lui, est un bien, prenant le risque de rentrer en conflit avec B, C, D, etc. et donc de se voir infliger une passion triste. Cela dit, contrairement à ce que pensent les "moralistes", il ne s'agit pas, pour A de haïr sa nature passionnelle. Car "la Raison ne demande rien de contraire à la Nature ; elle demande à chaque homme de s’aimer soi-même, c'est-à-dire de chercher ce qui lui est utile véritablement"(Spinoza, Éthique, IV, 18) (note55). Donc, si un homme en particulier ne peut pas être rationnel, puisque les hommes sont nécessairement soumis aux passions (§6), en revanche il peut être plus rationnel, i.e. désirer ce qui lui serait utile nécessairement et non plus de façon contingente. Pour cela, inutile d'en appeler superstitieusement au Dieu transcendant des "théologiens" (§2). Il faut et il suffit que nos passions destructrices soient combattues par d'autres passions (§8), afin que ne subsistent que des affects qui, venant de l'intérieur de cet être commun dont nous participons, ne sont donc plus des passions mais des actions (note30). Spinoza voit deux catégories d'actions, selon que l'on désire ce qui est nécessairement utile à soi même (les actions fermes) ou à autrui (les actions généreuses). De la fermeté relève, e.g. dans le Cid de Corneille, l'action de Rodrigue qui fortifie son amour pour Chimène en respectant les lois de l'honneur qui lui imposent de tuer le père de Chimène qui a offensé son propre père. Dans la générosité s'inscrit, e.g. dans le Cinna du même auteur, l'action d'Auguste qui laisse la vie sauve à Cinna qui, pourtant, a attenté à sa vie en désirant venger l'honneur d'Émilie, fille adoptive d'Auguste et dont Cinna est amoureux (note57). On remarquera, d'une part que, sans les lois de l'honneur, caractéristiques de la société du XVII° siècle, la fermeté ne serait que fierté et la générosité lâcheté, d'autre part qu'il n'y a pas de fermeté sans générosité et vice versa.
On peut donc affirmer que l'homme est, par nature un animal politique dans l'exacte mesure où la Cité est seule capable de transformer les conflits passifs contingents issus de l'imagination particulière en concorde active et nécessaire provenant de la raison commune.
L'homme n'est-il pas, par nature, un animal politique ? Oui, répond Spinoza, mais à condition de considérer la nature rationnelle de l'homme social et non pas la nature imaginative de chaque homme particulier.
"Les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affects passifs, peuvent être de nature différente et même contraire. Or, on ne peut dire des hommes qu’ils agissent qu’en tant qu’ils dirigent leur vie d’après la Raison, et par conséquent tout ce qui résulte de la nature humaine, en tant qu’on la considère comme raisonnable, doit se concevoir par la nature humaine toute seule, comme par sa cause directe"
La nature sociale de l'homme consiste dans l'accord rationnel et non pas dans le conflit passionnel.
La nature d'une chose, son être, consiste à pouvoir persévérer dans l'existence en luttant contre les causes externes susceptibles de la détruire. Dès lors, deux choses sont de même nature lorsque leurs puissances convergent vers la préservation d'un être commun, et, inversement, "deux choses sont de nature contraire ou ne peuvent exister en un même sujet, quand l’une peut détruire l’autre"(Spinoza, Éthique, III, 4-5) (note13). S'agissant des êtres humains, nous avons vu en outre (§6) que leur nature n'était rien d'autre qu'un désir de puissance déterminé par divers affects, soit de l'intérieur (l'affect est alors une action), soit, le plus souvent, de l'extérieur (l'affect est une passion). Or "les actions de l’Esprit ne proviennent que des idées adéquates, ses passions que des idées inadéquates"(Spinoza, Éthique, III, 3) (note50). En ce sens, dire qu'un homme pâtit, c'est dire que son corps subit un état de choses dont il se fait une idée fausse parce que partielle (§5) ou, ce qui revient au même, c'est dire que son esprit ne conçoit que de manière confuse et mutilée cet état de choses que, précisément, il subit. Et inversement, dire qu'un homme agit, c'est dire qu'il se fait, parallèlement à l'action (et non pas préalablement, cf.§5), une idée vraie (Spinoza dit aussi "adéquate") de son corps en interaction avec d'autres corps qui forment ensemble un être plus puissant que chacun pris à part. C'est ce que montre aussi Flaubert lorsque, dans Salammbô, il décrit les stratégies respectives des Carthaginois et des mercenaires pour établir des plans de bataille dont la réussite dépend toujours d'une meilleure coordination que chez l'adversaire à l'égard des causes extérieures, l'échec étant invariablement dû à l'initiative personnelle d'un chef incapable de dominer ses passions et qui n'a donc qu'une vision tronquée et déformée de la réalité. Bref, la nature humaine réside dans la raison et dans l'action, non dans l'imagination et la passion.
Apparemment, Spinoza rejoint la plupart des philosophes pour qui les hommes sont, par nature, des êtres rationnels, de sorte qu'ils ne sont jamais autant en accord avec eux-mêmes et entre eux que lorsqu'ils sont guidés par la raison. Sauf que, d'abord, la plupart des philosophes sont atomistes, contrairement à Spinoza qui est holiste (§3), de sorte que la rationalité du tout (l'humanité ou, en tout cas, le groupe humain quel qu'il soit) est la somme des rationalités des parties (chaque homme). Ce qui, dans le cas de Platon, par exemple (A112), conduit à considérer que les hommes ne sont rationnels qu'à condition d'être guidés par des êtres d'exception (les philosophes). Ensuite, pour nombre d'entre eux, à l'instar de Descartes (A212), la rationalité humaine n'est qu'une faculté instrumentale, une sorte d'outil au service de l'intellect que l'on choisit délibérément d'utiliser ou d'ignorer et dont on use, comme pour tout instrument, avec plus ou moins de virtuosité. Tandis que, pour Spinoza, la rationalité étant un modus vivendi, une manière de vivre en adéquation avec son environnement, son enjeu n'est pas instrumental mais éthique (§8). Enfin, comme la majorité des philosophe est dualiste, la rationalité est, de surcroît, un instrument qui est censé être possédé par l'intellect afin de contraindre le corps. C'est typiquement le cas chez Kant (E312) pour qui la rationalité, tout en ayant une finalité pratique, consiste à éviter aux hommes de n'être déterminés à agir que par l'intérêt ou l'inclination sensibles. Ce qui, pour Spinoza, n'a strictement aucun sens (§8).
Or, Spinoza ne distingue-t-il pas, cependant, la nature de l'humanité et la nature de chaque homme ?
"Mais tout homme, par la loi de sa nature, désirant ce qui lui est utile, et s’efforçant d’écarter ce qu’il croit nuisible pour lui, et d’un autre côté, tout ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après la décision de la Raison étant bon ou mauvais nécessairement, ce n’est donc qu’en tant que les hommes règlent leur vie d’après la Raison qu’ils accomplissent les choses qui sont nécessairement bonnes pour la nature humaine, et partant bonnes pour chaque homme en particulier ; en d’autres termes, les choses qui sont en conformité avec la nature de tous les hommes. Donc les hommes en tant qu’ils vivent selon les lois de la Raison, sont toujours et nécessairement en conformité de nature et rien dans la nature des choses n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même, quand il vit selon la Raison. [Bref] l’homme est pour l’homme un Dieu. Il est rare pourtant que les hommes dirigent leur vie d’après la Raison, et la plupart s’envient les uns les autres et se font du mal"
L'humanité de chaque homme en particulier n'est pas nécessairement celle de tous les hommes en général.
Pour Spinoza, qui n'est pas atomiste mais holiste, le mode de rang n (un tout) n'a pas nécessairement la même nature que le mode de rang n-1 (une partie de ce tout) : l'être de la partie peut, jusqu'à un certain point, être indépendant de l'être du tout sans que, pour autant, soit altérée la nature de ce tout (§3). Dès lors, il y a une distinction à faire entre l'humanité sociale (tous les hommes) et l'humanité biolgoqie (chaque homme). D'un point social, "une vie humaine [en général] ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’Esprit, par la Raison et la vertu"(Spinoza, Traité Politique, V, 5) (note53). D'un point de vue biologique, "chacun désire ou repousse nécessairement, d’après les lois de sa nature, ce qu’il juge bon ou mauvais"(Spinoza, Éthique, IV, 19-31) (note54). Bref, comme chaque homme est nécessairement toujours soumis aux passions en ce qu'il n'a qu'un très faible pouvoir de se soustraire à l'influence des causes extérieures dont la force submerge nécessairement toujours celle de son conatus propre (§8), l'homme des passions, c'est simplement l'homme biologique qui imagine, à la limite, dans l'isolement et dans l'urgence, ce qui est susceptible de lui être utile hic et nunc. L'homme des passions est donc celui qui connaît de manière contingente, car "c’est la seule imagination qui nous fait considérer les choses comme contingentes, au regard du passé comme de l’avenir"(Spinoza, Éthique, II, 44) (note56), contingence que Spinoza assimile à l'erreur (note17). Tandis que l'homme de raison, c'est l'homme social qui s'efforce avec ses semblables de connaître ce qui lui est nécessairement utile, i.e. ce qui est utile à la fois au tout et à chacune des parties, à la fois ici et là, à la fois maintenant et plus tard : "en effet, il est de la nature de la Raison de considérer les choses comme nécessaires et non comme contingentes"(Spinoza, Éthique, II, 44) (note56).
La valeur éthique de la rationalité spinozienne repose donc sur deux piliers : l'intemporalité et la collectivité. En disant que "les fondements de la Raison, ce sont ces notions qui [...] doivent être conçues hors de toute relation de temps et sous la forme de l’éternité"(Spinoza, Éthique, II, 44) (note56), Spinoza s'accorde avec l'idée d'une rationalité qui, dans l'intérêt de l'humanité, doit se soustraire au chaos de ces circonstances que, faute de mieux, nous appelons "passé" et "avenir". Idée partagée également par Wittgenstein : "si l’on entend par éternité non l’immortalité mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). Voulant dire par là, comme Pascal, que nous n'avons de prise sur les choses, donc ne pouvons agir que dans le temps présent : "nous ne tenons jamais au temps présent. [...] Nous sommes si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont pas les nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient"(Pascal, Pensées, B172). Et en disant que "la Raison [...] demande à chaque homme [...] de chercher ce qui lui est utile véritablement, de désirer tout ce qui le conduit réellement à une perfection plus grande"(Spinoza, Ethique, IV, 18) (note55), Spinoza suggère une équivalence entre utilité et collectivité. Bourdieu va dans le même sens que Spinoza en admettant que, au fond, "ce que l’on attend de Dieu, on ne l’obtient jamais que de la société […]. C’est aussi parce que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme est un loup pour l’homme"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon) (D326). La société n'est pas Dieu, ni pour l'un, ni pour l'autre, mais n'est qu'un pas vers la perfection divine et c'est en ce pas décisif que consiste, précisément, la rationalité. En d'autres termes, la rationalité, en tant qu'elle définit la nature collective ed l'humanité, n'est rien d'autre que le fait d'admettre la supériorité éthique de la vie collective sur la vie individuelle dans la recherche de la vie la meilleure possible qui ne peut être qu'une vie paisible dans le présent.
Ne peut-on donc pas dire alors que l'homme est, à travers sa rationalité générique, un animal politique ?
"Cependant, ils peuvent à peine supporter la vie solitaire, et cette définition de l’homme leur plaît fort : l’homme est un animal sociable. La vérité est que la société a beaucoup plus d’avantages pour l’homme qu’elle n’entraîne d’inconvénients. Que les moralistes se moquent donc tant qu’il leur plaira des choses humaines ; que les théologiens les détestent à leur gré, que les nostalgiques vantent de leur mieux la vie grossière des champs, qu’ils méprisent les hommes et prennent les bêtes en admiration ; l’expérience dira toujours aux hommes que des secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à se procurer les choses dont ils ont besoin, et que c’est seulement en réunissant leurs forces qu’ils éviteront les périls qui les menacent de toutes parts"
Certainement, car, contrairement à ce que prétendent les "moralistes", les "théologiens" et les "nostalgiques", c'est dans la Cité que chacun peut le mieux satisfaire son désir de puissance.
La tradition philosophique oppose deux tendances. D'une part, la tradition romantique qui considère que "les passions qui rendent l'homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues) (D314), voulant dire par là que la nature de l'humanité est, fondamentalement, une nature individuelle, par soi-même déjà complète et autonome, et qui ne peut donc qu'être pervertie par la rationalité commune. Pour une telle nature, l'utile véritable consiste, au rebours, à suivre sa "conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend[...] l'homme semblable à Dieu, [...] qui fai[t] l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions"(Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard) (DMC). D'autre part, une tradition pour laquelle "l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre en société"(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a), pour qui "l’essence humaine n’est point inhérente à l’individu isolé, elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales"(Marx, Thèses sur Feuerbach, VI). Pour celle-ci, l'homme biologique est un être fondamentalement incomplet et hétéronome qui peut et doit chercher son complément dans l'altérité au moyen du langage, terme qui, en grec (logos), et par une ambiguïté géniale, signifie aussi "raison". Voilà pourquoi "l’homme a l’usage de la parole [logos] [qui] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a) (DMA). Il est clair que c'est dans cette mouvance rationaliste politique que Spinoza s'inscrit. Quant à la tradition romantique, si, comme nous l'avons vu (§1), elle s'est opportunément inspirée de Spinoza pour produire des oeuvres artistiques ou philosophiques considérables, en revanche, elle apparaît politiquement incohérente à Spinoza.
Certes, en effet, comme le disent les "nostalgiques" (en gros, les romantiques avant la lettre) tout homme possède une conscience qui lui permet de juger du bien et du mal, mais "la connaissance du bien ou du mal n’est pas autre chose que l'affection de joie ou de tristesse, en tant que nous en avons conscience"(Spinoza, Éthique, IV, 8) (note54). Or, réduit à sa seule expression biologique, A imaginera ce qui, pour lui, est un bien, prenant le risque de rentrer en conflit avec B, C, D, etc. et donc de se voir infliger une passion triste. Cela dit, contrairement à ce que pensent les "moralistes", il ne s'agit pas, pour A de haïr sa nature passionnelle. Car "la Raison ne demande rien de contraire à la Nature ; elle demande à chaque homme de s’aimer soi-même, c'est-à-dire de chercher ce qui lui est utile véritablement"(Spinoza, Éthique, IV, 18) (note55). Donc, si un homme en particulier ne peut pas être rationnel, puisque les hommes sont nécessairement soumis aux passions (§6), en revanche il peut être plus rationnel, i.e. désirer ce qui lui serait utile nécessairement et non plus de façon contingente. Pour cela, inutile d'en appeler superstitieusement au Dieu transcendant des "théologiens" (§2). Il faut et il suffit que nos passions destructrices soient combattues par d'autres passions (§8), afin que ne subsistent que des affects qui, venant de l'intérieur de cet être commun dont nous participons, ne sont donc plus des passions mais des actions (note30). Spinoza voit deux catégories d'actions, selon que l'on désire ce qui est nécessairement utile à soi même (les actions fermes) ou à autrui (les actions généreuses). De la fermeté relève, e.g. dans le Cid de Corneille, l'action de Rodrigue qui fortifie son amour pour Chimène en respectant les lois de l'honneur qui lui imposent de tuer le père de Chimène qui a offensé son propre père. Dans la générosité s'inscrit, e.g. dans le Cinna du même auteur, l'action d'Auguste qui laisse la vie sauve à Cinna qui, pourtant, a attenté à sa vie en désirant venger l'honneur d'Émilie, fille adoptive d'Auguste et dont Cinna est amoureux (note57). On remarquera, d'une part que, sans les lois de l'honneur, caractéristiques de la société du XVII° siècle, la fermeté ne serait que fierté et la générosité lâcheté, d'autre part qu'il n'y a pas de fermeté sans générosité et vice versa.
On peut donc affirmer que l'homme est, par nature un animal politique dans l'exacte mesure où la Cité est seule capable de transformer les conflits passifs contingents issus de l'imagination particulière en concorde active et nécessaire provenant de la raison commune.
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