Celui
qui a une idée vraie sait, en même temps, qu’il a cette idée et
ne peut douter de la vérité de la chose que cette idée représente
(Éthique, II, 43).
Spinoza se demande ici si une idée est vraie si et seulement si elle correspond à une réalité extérieure (principe de la vérité-correspondance). La réponse qu'il donne est qu'une idée vraie n'est pas une idée qui correspond à la réalité d'après un critère extérieur, mais un mode de la réalité qui s'affirme par lui-même sans avoir besoin de critère extérieur.
"Il n’est personne, en effet, qui, ayant une idée vraie, ignore qu’une idée vraie implique [involvit] la certitude ; car qu’est-ce qu’avoir une idée vraie ? C’est connaître une chose d'une manière parfaite. On ne peut donc nous contredire ici, à moins de s’imaginer qu’une idée est une chose muette et inanimée, comme une peinture, et non un mode de la pensée, et l’acte même de comprendre [intelligere]."
La vérité d'une idée n'est pas la qualité d'une représentation statique mais celle d'un effort pour comprendre.
Pour Hume, e.g., l'idée est une représentation mentale sous forme de copie affaiblie de l'impression sensible que produit une réalité extérieure sur nos sens (B122). L'idée est donc une sorte d'image que chacun à tout loisir de contempler à l'intérieur de soi. Et la vérité est précisément cette correspondance de l'idée avec la réalité extérieure. Mutatis mutandis, en substituant la notion de proposition à celle d'idée, on a la même conception de la vérité comme correspondance chez Wittgenstein : "une proposition n'est douée de sens, ne peut être vraie ou fausse, que si elle est une image que l’on compare à la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 4.003) (A232). D'une manière très générale, la vérité comme correspondance est, depuis Thomas d'Aquin, une manière d'envisager la vérité comme adaequatio rei et intellectus, "adéquation de la chose et de l'intellect". Ce qui, évidemment, présuppose que ces deux entités sont distinctes et séparées et que la vérité est une certaine relation entre elles. La conception spinozienne de la vérité s'oppose donc à la conception majoritaire chez les philosophes d'une vérité comme correspondance partielle avec une réalité extérieure, conception de la vérité qui, à partir de Kant, va devenir l'une des normes de la scientificité (B1T).
En revanche, "par idée, [Spinoza] entend [...] un concept que l'Esprit forme à titre de chose pensante [res cogitans]"(Spinoza, Éthique, II, déf.3) (note18). D'une part, l'idée n'est pas une réalité mentale car il n'y a qu'une seule réalité (Dieu ou la Nature) et que cette réalité est à la fois mentale (res cogitans) et corporelle (res extensa) (§1). Ce n'est qu'un mode (modification) de l'attribut pensée de l'unique substance (§1), mode qui, à ce titre, doit son existence à son intéraction causale avec les autres modes (§2). D'autre part, "[il] di[t]concept plutôt que perception, parce que le nom de perception semble indiquer que l'Esprit reçoit de l'objet une impression passive, et que concept, au contraire, paraît exprimer l'action de l'Esprit"(Spinoza, Éthique, II, déf.3) (note18) voulant dire par là que l'idée n'est pas une perception passive mais qu'une idée est dotée de force (conatus) pour coexister avec d'autres idées et, éventuellement, comprendre (intelligere) d'autres idées, i.e. se lier à elles pour former des ensembles plus cohérents. De fait, Spinoza distingue trois niveaux d'effort (conatus) en ce sens : 1°- l'effort minimal d'existence et donc de réalité (qu'il appelle "imagination") ; 2°- l'effort que fait une idée pour se composer au plus grand nombre possible d'autres idées et, ainsi, embrasser le plus possible de réalité (la raison) ; 3°- l'effort qui consiste à comprendre d'emblée le Tout, compréhension de la réalité absolue dont se déduiront les idées des parties du Tout (l'intellection) (note17). Donc la vérité d'une idée sera, non pas une correspondance, mais la mesure de l'intensité de l'effort que fait l'idée pour être le plus possible réelle. Bref, la vérité n'est pas, comme nous l'avons dit plus haut, une relation externe entre deux entités hétérogènes, mais la qualité interne que possède un certain type d'effort pour s'affirmer. La vérité est donc, chez Spinoza, une propriété interne au sens de Wittgenstein : "une propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la possède pas"(Wittgenstein, Tractatus, 4.123).
Est-ce à-dire alors qu'il ne peut exister de critère de la vérité ?
"D’ailleurs, je le demande, qui peut savoir qu’il comprend une certaine chose, si déjà il ne l’a comprise ? En d’autres termes, si déjà vous n’êtes pas certain d’une chose, comment pouvez-vous savoir que vous en êtes certain ? Et puis, quelle règle de vérité trouvera-t-on plus claire et plus certaine qu’une idée vraie ?"
Il ne peut exister de critère extérieur de vérité : la vérité est à elle-même son propre critère.
Spinoza part de la définition majoritaire de la vérité comme correspondance avec une soi-disant "réalité extérieure" à l'idée : "une idée vraie doit s'accorder avec son objet, c'est-à-dire évidemment que ce qui est contenu objectivement dans l'Intellect doit exister dans la Nature"(Spinoza, Éthique, I, 30) (note19). Or, même dans ce cas, comment savoir que la "représentation correspond à la réalité" si l'on n'en est pas déjà certain ? Car, par hypothèse, la "représentation" et la "réalité" sont deux choses différentes. Donc le degré de ressemblance acceptable ("correspondance") doit déjà être présupposé avant de faire la comparaison. Bref, même dans ce cas, on doit déjà avoir un modèle, une idée de l'idée vraie avant la comparaison. Et ce n'est pas parce qu'on est certain de notre "correspondance" entre "représentation" et "réalité extérieure" que notre idée est vraie, mais c'est au contraire parce que l'on sait déjà que notre "idée-modèle" est vraie que l'on est certain de notre "correspondance". Et comme ce raisonnement est sans fin (comment sait-on que notre "idée-modèle" est vraie, etc.), in fine, on peut dire que "l'idée vraie est à elle-même sa propre règle de vérité".
Spinoza s'en prend ici, notamment, à la méthode cartésienne du doute comme critère négatif de la vérité. Pour Descartes, en effet, il s'agit de "rejet[er] comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût absolument indubitable"(Descartes, Discours de la Méthode, IV) (A212). Pour lui, le doute méthodique est le critère extérieur de la vérité, "extérieur" ne voulant pas dire "empirique" mais indiquant un test que doit subir toute idée, tout jugement, toute représentation pour pouvoir être qualifiée de claire et distincte, autrement dit de vraie. Or, pour Spinoza, d'une part les premiers principes métaphysiques absolument hors de doute auxquels Descartes aboutit sont, typiquement, index sui, "leur propre critère", et, d'autre part, le doute est une attitude de faiblesse, contradictoire donc avec l'ambition d'une vérité absolue. Spinoza, est rejoint sur ce point par Pascal et Wittgenstein, pour qui le doute cartésien conduit au pyrrhonisme plutôt qu'à la vérité, au motif qu'il y a toujours la possibilité, après tout, que tout, y compris ce qui semble le plus clair et le plus distinct, ne soit qu'illusion, comme dans la Vie est un Songe de Calderon. Pour Pascal, par exemple, la vérité ne provient pas du doute mais de la certitude des premiers principes du coeur (A221) ; pour Wittgenstein, c'est la certitude tautologique des règles qui sert d'arrière plan à la recherche de la vérité (A233). Pour l'un comme pour l'autre, il y a, en quelque sorte, une instance supérieure de la vérité qui n'a pas besoin de critère extérieur pour se manifester, mais qui se sent (Pascal) ou se montre (Wittgenstein) par soi-même.
Mais alors, si le vrai est son propre critère, n'est-il pas aussi celui du faux ?
"Certes, de même que la lumière se montre soi-même et avec soi montre les ténèbres, ainsi la vérité est à elle-même son propre critère et elle est aussi celui de l’erreur. [Sinon] d’où vient que les hommes ont des idées fausses ? Corrélativement, comment un homme saura-t-il qu’il a des idées qui sont en accord avec leurs objets ? Or, j’ai expliqué plus que suffisamment tout à l’heure que l’on devra savoir qu’on a une telle idée par cela seul qu’on aura cette même idée, la vérité étant d’elle-même son propre signe"
Spinoza nous dit que l'erreur est l'absence de vérité comme l'ombre est l'absence de lumière.
On notera d'abord que Spinoza sacrifie ici à une mode philosophique extrêmement répandue, notamment de Platon (A112) aux "Lumières" : l'analogie de la vérité et de la lumière. De même que c'est la lumière elle-même qui nous renseigne sur sa présence dans les objets que nous voyons, c'est la vérité elle-même qui se manifeste dans les idées que nous pensons. Et de même que c'est la lumière qui nous montre ce qu'est l'ombre, de même c'est la vérité qui nous montre ce qu'est l'erreur : l'erreur n'est rien de positif mais n'est qu'une absence relative de vérité, de même que l'ombre n'est rien d'autre qu'une absence relative de lumière. Relative, c'est-à-dire susceptible de degré : il y a toujours plus ou moins de lumière et c'est par rapport à un éclairage plus intense que l'on parle d'ombre ; de même, il y a toujours, dans une idée, même dans l'imagination caractéristique du 1° genre de connaissance (note17), un minimum d'effort (conatus) pour s'affirmer, c'est-à-dire pour être en cohérence avec d'autres idées. C'est en ce sens que "la connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté des idées"(Spinoza, Éthique, II, 41) (note20). Ces idées-là ne sont pas fausses dans l'absolu mais on qualifiera de fausse une idée "mutilée et confuse", i.e. qui a une faible capacité à se lier à d'autres idées pour former un tout plus cohérent ou, ce qui revient au même, une idée qui est facilement détruite par des idées de nature contraire (§3). La conception de la vérité à laquelle Spinoza adhère n'est donc pas celle de la vérité comme correspondance mais de la vérité comme cohérence (compatibilité d'une idée avec d'autres).
De même, lorsque Hegel dit que vérité et fausseté forment "des moments de l'unité organique du vrai dans laquelle elles ne s'opposent pas seulement, mais dans laquelle l'une est aussi nécessaire que l'autre"(Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, préf.) (A121), il envisage lui aussi la vérité comme un processus dynamique et la fausseté comme une rupture de l'unité organique des idées dans le temps. C'est une position typiquement holistique : à la limite l'erreur n'est que l'absence de cohérence avec le Tout (§3). On voit bien les problèmes que suscitent cette conception de la vérité comme cohérence : d'abord, il s'agit d'assumer métaphysiquement l'existence d'un Tout (Dieu ou la Nature pour Spinoza, l'Histoire pour Hegel), ensuite d'assumer épistémologiquement la connaissance, au moins possible, d'un Tout qui, de plus, chez Spinoza, est réputé infini, enfin et surtout, au choix, d'accepter soit le pyrrhonisme soit le relativisme qui découlent de ce qu'une vérité partielle n'est qu'une vérité dévaluée, ce qui, de facto, jette la suspicion sur la totalité des sciences expérimentales modernes.
Or, s'il n'existe pas d'erreur absolue, est-ce à dire qu'il n'y a pas non plus de vérité absolue ?
"Ajoutez à cela que notre Esprit [mens], en tant qu’il considère les choses suivant leur vraie nature, est une partie de l'Intellect infini de Dieu; par conséquent, il est nécessaire que les idées claires et distinctes de notre Esprit soient vraies comme celles de Dieu même"
Contrairement à la fausseté absolue, la vérité absolue existe : c'est l'idée de Dieu.
"Dans la Nature il n'y a qu'une substance, savoir Dieu. [...] Donc, un Intellect fini ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les modes de Dieu, et rien de plus"(Spinoza, Éthique, I, 30) (note19). Bref, une idée absolument vraie comprendra (intelliget) la substance divine "et rien d'autre", bref, ne proviendra pas du premier genre de connaissance (imagination), ni même du second (raisonnement), mais du troisième (intellection) (note17). Il est donc clair que seule l'idée globale du Tout de Dieu ou de la Nature sera réputée absolument vraie, puisqu'elle procédera causalement de ce Tout considéré sous l'attribut de la pensée (note17), et donc sera absolument cohérente (compatible) avec toutes les autres idées en ce que, par hypothèse, elle les comprendra toutes. Toutefois, comme "l'Esprit humain est une partie de l'Intellect infini de Dieu"(Spinoza, Éthique, II, 11) (note21), son effort pour comprendre (conatus ad intelligendum) consistera, en règle générale (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas d'exception possible, ce que la fin de l'Éthique laisse entrevoir sous les traits du Sage) à n'approcher la vérité absolue que de manière asymptotique par le deuxième genre de connaissance (raison) : "plus nous comprenons les choses particulières, et plus nous comprenons Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 24) (note24).
En disant que le vrai n'est pas le symétrique du faux dans l'espace logique Spinoza adopte un mode de raisonnement déroutant car asymétrique. Si pour Descartes, par exemple, c'est le jugement que l'on porte sur une idée qui permet de lui attribuer l'un des prédicats opposés (vrai ou faux, juste ou injuste, beau ou laid, etc.), pour Spinoza, en revanche (comme pour Hegel) le prédicat supérieur est présumé et attribué par défaut, tandis que le prédicat inférieur doit être prouvé par abstraction (privation) relative du supérieur. Comme le dit l'adage latin, neganti probatio incumbit, "la charge de la preuve appartient à celui qui nie". Wittgenstein adopte le même type de raisonnement asymétrique que Spinoza sauf que ce qui est présupposé par un énoncé informatif, ce n'est plus le vrai mais le sens : le vrai et le faux sont, pour lui, deux modalités du sens. Conséquence : il ne peut exister de vrai absolu (nécessaire, tautologique). En effet, "une tautologie n'est pas une proposition [vraie ou fausse] car elle est inconditionnellement vraie. La tautologie est donc vide de sens"(Wittgenstein, Tractatus, 4.003) (A232).
Spinoza se demande ici si une idée est vraie si et seulement si elle correspond à une réalité extérieure (principe de la vérité-correspondance). La réponse qu'il donne est qu'une idée vraie n'est pas une idée qui correspond à la réalité d'après un critère extérieur, mais un mode de la réalité qui s'affirme par lui-même sans avoir besoin de critère extérieur.
"Il n’est personne, en effet, qui, ayant une idée vraie, ignore qu’une idée vraie implique [involvit] la certitude ; car qu’est-ce qu’avoir une idée vraie ? C’est connaître une chose d'une manière parfaite. On ne peut donc nous contredire ici, à moins de s’imaginer qu’une idée est une chose muette et inanimée, comme une peinture, et non un mode de la pensée, et l’acte même de comprendre [intelligere]."
La vérité d'une idée n'est pas la qualité d'une représentation statique mais celle d'un effort pour comprendre.
Pour Hume, e.g., l'idée est une représentation mentale sous forme de copie affaiblie de l'impression sensible que produit une réalité extérieure sur nos sens (B122). L'idée est donc une sorte d'image que chacun à tout loisir de contempler à l'intérieur de soi. Et la vérité est précisément cette correspondance de l'idée avec la réalité extérieure. Mutatis mutandis, en substituant la notion de proposition à celle d'idée, on a la même conception de la vérité comme correspondance chez Wittgenstein : "une proposition n'est douée de sens, ne peut être vraie ou fausse, que si elle est une image que l’on compare à la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 4.003) (A232). D'une manière très générale, la vérité comme correspondance est, depuis Thomas d'Aquin, une manière d'envisager la vérité comme adaequatio rei et intellectus, "adéquation de la chose et de l'intellect". Ce qui, évidemment, présuppose que ces deux entités sont distinctes et séparées et que la vérité est une certaine relation entre elles. La conception spinozienne de la vérité s'oppose donc à la conception majoritaire chez les philosophes d'une vérité comme correspondance partielle avec une réalité extérieure, conception de la vérité qui, à partir de Kant, va devenir l'une des normes de la scientificité (B1T).
En revanche, "par idée, [Spinoza] entend [...] un concept que l'Esprit forme à titre de chose pensante [res cogitans]"(Spinoza, Éthique, II, déf.3) (note18). D'une part, l'idée n'est pas une réalité mentale car il n'y a qu'une seule réalité (Dieu ou la Nature) et que cette réalité est à la fois mentale (res cogitans) et corporelle (res extensa) (§1). Ce n'est qu'un mode (modification) de l'attribut pensée de l'unique substance (§1), mode qui, à ce titre, doit son existence à son intéraction causale avec les autres modes (§2). D'autre part, "[il] di[t]concept plutôt que perception, parce que le nom de perception semble indiquer que l'Esprit reçoit de l'objet une impression passive, et que concept, au contraire, paraît exprimer l'action de l'Esprit"(Spinoza, Éthique, II, déf.3) (note18) voulant dire par là que l'idée n'est pas une perception passive mais qu'une idée est dotée de force (conatus) pour coexister avec d'autres idées et, éventuellement, comprendre (intelligere) d'autres idées, i.e. se lier à elles pour former des ensembles plus cohérents. De fait, Spinoza distingue trois niveaux d'effort (conatus) en ce sens : 1°- l'effort minimal d'existence et donc de réalité (qu'il appelle "imagination") ; 2°- l'effort que fait une idée pour se composer au plus grand nombre possible d'autres idées et, ainsi, embrasser le plus possible de réalité (la raison) ; 3°- l'effort qui consiste à comprendre d'emblée le Tout, compréhension de la réalité absolue dont se déduiront les idées des parties du Tout (l'intellection) (note17). Donc la vérité d'une idée sera, non pas une correspondance, mais la mesure de l'intensité de l'effort que fait l'idée pour être le plus possible réelle. Bref, la vérité n'est pas, comme nous l'avons dit plus haut, une relation externe entre deux entités hétérogènes, mais la qualité interne que possède un certain type d'effort pour s'affirmer. La vérité est donc, chez Spinoza, une propriété interne au sens de Wittgenstein : "une propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la possède pas"(Wittgenstein, Tractatus, 4.123).
Est-ce à-dire alors qu'il ne peut exister de critère de la vérité ?
"D’ailleurs, je le demande, qui peut savoir qu’il comprend une certaine chose, si déjà il ne l’a comprise ? En d’autres termes, si déjà vous n’êtes pas certain d’une chose, comment pouvez-vous savoir que vous en êtes certain ? Et puis, quelle règle de vérité trouvera-t-on plus claire et plus certaine qu’une idée vraie ?"
Il ne peut exister de critère extérieur de vérité : la vérité est à elle-même son propre critère.
Spinoza part de la définition majoritaire de la vérité comme correspondance avec une soi-disant "réalité extérieure" à l'idée : "une idée vraie doit s'accorder avec son objet, c'est-à-dire évidemment que ce qui est contenu objectivement dans l'Intellect doit exister dans la Nature"(Spinoza, Éthique, I, 30) (note19). Or, même dans ce cas, comment savoir que la "représentation correspond à la réalité" si l'on n'en est pas déjà certain ? Car, par hypothèse, la "représentation" et la "réalité" sont deux choses différentes. Donc le degré de ressemblance acceptable ("correspondance") doit déjà être présupposé avant de faire la comparaison. Bref, même dans ce cas, on doit déjà avoir un modèle, une idée de l'idée vraie avant la comparaison. Et ce n'est pas parce qu'on est certain de notre "correspondance" entre "représentation" et "réalité extérieure" que notre idée est vraie, mais c'est au contraire parce que l'on sait déjà que notre "idée-modèle" est vraie que l'on est certain de notre "correspondance". Et comme ce raisonnement est sans fin (comment sait-on que notre "idée-modèle" est vraie, etc.), in fine, on peut dire que "l'idée vraie est à elle-même sa propre règle de vérité".
Spinoza s'en prend ici, notamment, à la méthode cartésienne du doute comme critère négatif de la vérité. Pour Descartes, en effet, il s'agit de "rejet[er] comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût absolument indubitable"(Descartes, Discours de la Méthode, IV) (A212). Pour lui, le doute méthodique est le critère extérieur de la vérité, "extérieur" ne voulant pas dire "empirique" mais indiquant un test que doit subir toute idée, tout jugement, toute représentation pour pouvoir être qualifiée de claire et distincte, autrement dit de vraie. Or, pour Spinoza, d'une part les premiers principes métaphysiques absolument hors de doute auxquels Descartes aboutit sont, typiquement, index sui, "leur propre critère", et, d'autre part, le doute est une attitude de faiblesse, contradictoire donc avec l'ambition d'une vérité absolue. Spinoza, est rejoint sur ce point par Pascal et Wittgenstein, pour qui le doute cartésien conduit au pyrrhonisme plutôt qu'à la vérité, au motif qu'il y a toujours la possibilité, après tout, que tout, y compris ce qui semble le plus clair et le plus distinct, ne soit qu'illusion, comme dans la Vie est un Songe de Calderon. Pour Pascal, par exemple, la vérité ne provient pas du doute mais de la certitude des premiers principes du coeur (A221) ; pour Wittgenstein, c'est la certitude tautologique des règles qui sert d'arrière plan à la recherche de la vérité (A233). Pour l'un comme pour l'autre, il y a, en quelque sorte, une instance supérieure de la vérité qui n'a pas besoin de critère extérieur pour se manifester, mais qui se sent (Pascal) ou se montre (Wittgenstein) par soi-même.
Mais alors, si le vrai est son propre critère, n'est-il pas aussi celui du faux ?
"Certes, de même que la lumière se montre soi-même et avec soi montre les ténèbres, ainsi la vérité est à elle-même son propre critère et elle est aussi celui de l’erreur. [Sinon] d’où vient que les hommes ont des idées fausses ? Corrélativement, comment un homme saura-t-il qu’il a des idées qui sont en accord avec leurs objets ? Or, j’ai expliqué plus que suffisamment tout à l’heure que l’on devra savoir qu’on a une telle idée par cela seul qu’on aura cette même idée, la vérité étant d’elle-même son propre signe"
Spinoza nous dit que l'erreur est l'absence de vérité comme l'ombre est l'absence de lumière.
On notera d'abord que Spinoza sacrifie ici à une mode philosophique extrêmement répandue, notamment de Platon (A112) aux "Lumières" : l'analogie de la vérité et de la lumière. De même que c'est la lumière elle-même qui nous renseigne sur sa présence dans les objets que nous voyons, c'est la vérité elle-même qui se manifeste dans les idées que nous pensons. Et de même que c'est la lumière qui nous montre ce qu'est l'ombre, de même c'est la vérité qui nous montre ce qu'est l'erreur : l'erreur n'est rien de positif mais n'est qu'une absence relative de vérité, de même que l'ombre n'est rien d'autre qu'une absence relative de lumière. Relative, c'est-à-dire susceptible de degré : il y a toujours plus ou moins de lumière et c'est par rapport à un éclairage plus intense que l'on parle d'ombre ; de même, il y a toujours, dans une idée, même dans l'imagination caractéristique du 1° genre de connaissance (note17), un minimum d'effort (conatus) pour s'affirmer, c'est-à-dire pour être en cohérence avec d'autres idées. C'est en ce sens que "la connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté des idées"(Spinoza, Éthique, II, 41) (note20). Ces idées-là ne sont pas fausses dans l'absolu mais on qualifiera de fausse une idée "mutilée et confuse", i.e. qui a une faible capacité à se lier à d'autres idées pour former un tout plus cohérent ou, ce qui revient au même, une idée qui est facilement détruite par des idées de nature contraire (§3). La conception de la vérité à laquelle Spinoza adhère n'est donc pas celle de la vérité comme correspondance mais de la vérité comme cohérence (compatibilité d'une idée avec d'autres).
De même, lorsque Hegel dit que vérité et fausseté forment "des moments de l'unité organique du vrai dans laquelle elles ne s'opposent pas seulement, mais dans laquelle l'une est aussi nécessaire que l'autre"(Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, préf.) (A121), il envisage lui aussi la vérité comme un processus dynamique et la fausseté comme une rupture de l'unité organique des idées dans le temps. C'est une position typiquement holistique : à la limite l'erreur n'est que l'absence de cohérence avec le Tout (§3). On voit bien les problèmes que suscitent cette conception de la vérité comme cohérence : d'abord, il s'agit d'assumer métaphysiquement l'existence d'un Tout (Dieu ou la Nature pour Spinoza, l'Histoire pour Hegel), ensuite d'assumer épistémologiquement la connaissance, au moins possible, d'un Tout qui, de plus, chez Spinoza, est réputé infini, enfin et surtout, au choix, d'accepter soit le pyrrhonisme soit le relativisme qui découlent de ce qu'une vérité partielle n'est qu'une vérité dévaluée, ce qui, de facto, jette la suspicion sur la totalité des sciences expérimentales modernes.
Or, s'il n'existe pas d'erreur absolue, est-ce à dire qu'il n'y a pas non plus de vérité absolue ?
"Ajoutez à cela que notre Esprit [mens], en tant qu’il considère les choses suivant leur vraie nature, est une partie de l'Intellect infini de Dieu; par conséquent, il est nécessaire que les idées claires et distinctes de notre Esprit soient vraies comme celles de Dieu même"
Contrairement à la fausseté absolue, la vérité absolue existe : c'est l'idée de Dieu.
"Dans la Nature il n'y a qu'une substance, savoir Dieu. [...] Donc, un Intellect fini ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les modes de Dieu, et rien de plus"(Spinoza, Éthique, I, 30) (note19). Bref, une idée absolument vraie comprendra (intelliget) la substance divine "et rien d'autre", bref, ne proviendra pas du premier genre de connaissance (imagination), ni même du second (raisonnement), mais du troisième (intellection) (note17). Il est donc clair que seule l'idée globale du Tout de Dieu ou de la Nature sera réputée absolument vraie, puisqu'elle procédera causalement de ce Tout considéré sous l'attribut de la pensée (note17), et donc sera absolument cohérente (compatible) avec toutes les autres idées en ce que, par hypothèse, elle les comprendra toutes. Toutefois, comme "l'Esprit humain est une partie de l'Intellect infini de Dieu"(Spinoza, Éthique, II, 11) (note21), son effort pour comprendre (conatus ad intelligendum) consistera, en règle générale (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas d'exception possible, ce que la fin de l'Éthique laisse entrevoir sous les traits du Sage) à n'approcher la vérité absolue que de manière asymptotique par le deuxième genre de connaissance (raison) : "plus nous comprenons les choses particulières, et plus nous comprenons Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 24) (note24).
En disant que le vrai n'est pas le symétrique du faux dans l'espace logique Spinoza adopte un mode de raisonnement déroutant car asymétrique. Si pour Descartes, par exemple, c'est le jugement que l'on porte sur une idée qui permet de lui attribuer l'un des prédicats opposés (vrai ou faux, juste ou injuste, beau ou laid, etc.), pour Spinoza, en revanche (comme pour Hegel) le prédicat supérieur est présumé et attribué par défaut, tandis que le prédicat inférieur doit être prouvé par abstraction (privation) relative du supérieur. Comme le dit l'adage latin, neganti probatio incumbit, "la charge de la preuve appartient à celui qui nie". Wittgenstein adopte le même type de raisonnement asymétrique que Spinoza sauf que ce qui est présupposé par un énoncé informatif, ce n'est plus le vrai mais le sens : le vrai et le faux sont, pour lui, deux modalités du sens. Conséquence : il ne peut exister de vrai absolu (nécessaire, tautologique). En effet, "une tautologie n'est pas une proposition [vraie ou fausse] car elle est inconditionnellement vraie. La tautologie est donc vide de sens"(Wittgenstein, Tractatus, 4.003) (A232).
Nous
avons donc pu voir que l'idée n'est pas une représentation
indépendante de la réalité mais un mode de celle-ci sous
l'attribut de la pensée. En ce sens, la vérité de l'idée n'est
autre que sa cohérence avec le Tout infini des autres idées et le
doute n'est rien d'autre que la faiblesse d'une idée mutilée et
confuse
et non pas une méthode pour accéder à la vérité.
Ni
le Corps ne peut déterminer l’Esprit à la pensée,
ni l’Esprit le Corps au mouvement et au repos, ou a
quoi que ce puisse être (Éthique, III,
2).
L'esprit a-t-il un pouvoir causal sur les mouvements du corps ? Non, répond Spinoza, puisque les décisions de l'esprit et les mouvements du corps sont simultanés et non successifs.
"Notre propre expérience nous apprend encore qu’un grand nombre d’actions, comme parler et se taire, sont entièrement au pouvoir de l’Esprit, et par conséquent nous devons croire qu’elles dépendent de sa volonté. [...] Certes, j’accorderai volontiers que les choses humaines iraient bien mieux, s’il était également au pouvoir de l’homme et de se taire et de parler ; mais l’expérience est là pour nous enseigner, malheureusement trop bien, qu’il n’y a rien que l’homme gouverne moins que sa langue, et que la chose dont il est le moins capable, c’est de modérer ses appétits"
En dépit d'expériences contradictoires, nos appétits ne sont pas régis par un libre-arbitre.
Spinoza s'oppose ici à la conception philosophique du libre-arbitre très en vogue depuis la Réforme. Aussi est-elle principalement assumée par les libéraux. Pour Locke, e.g., l'homme éduqué et conscient de lui-même veut maximiser ses chances d'être heureux en arbitrant efficacement entre les actes possibles (C212). D'où l'enchaînement causal connaissance-volonté-action caractéristique du libre-arbitre : "l’esprit a un pouvoir de suspendre l’exécution et la satisfaction de l’un quelconque de ses désirs et ainsi, de tous, l’un après l’autre. Il a la liberté de considérer leurs objets, de les examiner sous tous les côtés et de les peser les uns par rapport aux autres"(Locke, Essai Philosophique ..., II, xxi, 47) (F215). Mais la conception cartésienne du libre-arbitre va encore plus loin qui affirme que "le libre-arbitre, c’est-à-dire l’empire que nous avons sur nos volontés, nous rend en quelques façons semblables à Dieu en nous faisons maîtres de nous-mêmes"(Descartes, Traité des Passions, art.152). En tout cas, la plupart des philosophes, même ceux qui (comme Kant, e.g., cf. E312) n'adhèrent pas au point de vue de l'identité de la volonté et du libre-arbitre, partagent néanmoins la thèse platonicienne selon laquelle la volonté est en quelque sorte la relation causale elle-même qui existe entre notre connaissance du meilleur possible et notre action (DME).
Le problème majeur que pose ce dogme du libre-arbitre, c'est qu'il est, effectivement, souvent contredit par l'expérience la plus banale. En effet, il nous arrive fréquemment "de voir le meilleur et de faire le pire"(Spinoza, Éthique, III, 2) (note23) : video meliora proboque, deteriora sequor, disait Ovide. Preuve que notre connaissance du meilleur n'a aucun pouvoir causal sur la volonté si on entend par "cause" de B l'événement A qui suffit à produire B ("les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets"). Contre Platon, Aristote, dans le livre VII de l'Éthique à Nicomaque, évoque déjà la faiblesse de la volonté (acrasia) à accomplir le meilleur. L'explication que donne Spinoza de cette absence de pouvoir causal de l'intellect sur la volonté, c'est que "la volonté et l'intellect sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, II, 18), à savoir deux modes de l'attribut pensée, le premier étant considéré du point de vue du mouvement, le second du repos (note22). En effet, notre volonté n'a aucun pouvoir causal sur nos appétits : lorsque l'appétit du corps change, la volonté de l'intellect change aussi (note23). Par ailleurs, considérée sous l'attribut de la pensée ou non, "la volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause nécessaire" (Spinoza, Éthique, I, déf.7) (note8), i.e. la volonté, au même titre que tous les modes de l'unique substance, est nécessairement déterminée et non libre. Il n'y a donc pas de libre-arbitre ou d'enchaînement causal conscient qui prendrait sa source dans la connaissance du meilleur possible, laquelle, en déterminant la volonté de faire le meilleur, contrarierait tous les appétits incompatibles avec celui-ci. Le raisonnement que nous tenions dans le §2 à propos du préjugé anthropo-finaliste qui attribue une libre volonté à Dieu est, a fortiori, valable pour les hommes.
Comment expliquer alors la persistance de cette illusion d'un libre-arbitre soi-disant capable de nous faire choisir le meilleur ?
"Ainsi donc, l’expérience tout autant que la Raison sont d’accord pour établir que les hommes ne se croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions mais ne l’ont pas des causes qui les déterminent, et que les décisions de l’Esprit ne sont rien autre chose que ses appétits, lesquels varient par suite des dispositions variables du Corps. Chacun, en effet, se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté : ceux qui sont livrés au conflit de plusieurs passions contraires ne savent pas trop ce qu’ils veulent ; et enfin, si nous ne sommes agités d’aucune passion, la moindre impulsion nous pousse çà et là en des directions diverses"
Cette illusion s'explique par ce que nous sommes inconscients de ce qui détermine nos appétits.
Freud, tout comme Spinoza, nie l'efficacité causale de la volonté consciente sur nos actes, car "les pulsions étant le représentant psychique des excitations issues du corps, le but d’une pulsion est toujours la satisfaction qui ne peut être obtenue qu’en supprimant cet état d’excitation"(Freud, Métapsychologie) (C231). En ce sens, la volonté, comme toute fonction consciente, est nécessairement au service de la satisfaction de ces pulsions. En d'autres termes, la volonté est déterminée et non déterminante. De même, chez Spinoza, les "appétits" peuvent être dits les représentants internes des causes externes qui les déterminent (note24). En substituant l'existence sociale commune à l'existence biologique individuelle, Marx a, à peu près la même position que Spinoza et Freud lorsqu'il dit que "ce n’est pas la conscience qui détermine l’existence, c’est l’existence sociale qui détermine la conscience"(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande) (B314). Wittgenstein les rejoint sur la conclusion mais en tenant un raisonnement complètement différent. Pour lui, lorsqu'on se prévaut d'une volition pour rendre compte d'un acte quelconque, on confond cause et raison : "certains ont trouvé une façon tout à fait nouvelle de rendre compte d’une explication : non pas une explication conforme à l’expérience (cause) mais une explication simplement acceptée (motif)"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, III) (DMB), auquel cas la volonté ne peut pas être réputée la cause de l'action mais plutôt sa raison. Une disciple de Wittgenstein, Elisabeth Anscombe, va même, dans un ouvrage intitulé l'Intention, jusqu'à assimiler l'intention à un certain type mentaliste de raison par lequel on justifie une action donnée. Toutefois, ce point de vue dualiste, est inacceptable pour Spinoza qui considère cause et raison comme deux modes de la même relation, tantôt sous l'attribut de l'étendue (cause), tantôt sous celui de la pensée (raison) (§1).
Tout à l'inverse de Wittgenstein ou Anscombe, le raisonnement de Spinoza est tout entier mécaniste. Nous avons vu en effet qu'un individu est un tout dont les parties sont mues par des forces internes au tout qui contribuent pour cela à sa conservation en s'opposant aux forces externes qui menacent de détruire le tout en tant que tout, c'est-à-dire en tant qu'ensemble cohérent de parties hétérogènes mais néanmoins mutuellement compatibles car gouvernées par des lois communes (§3). On appellera "appétits" l'ensemble de ces forces internes lorsque le tout est un être biologique. Un appétit n'est donc rien d'autre qu'une réaction de l'être vivant aux causes externes qui l'affectent. Qui l'affectent, i.e. "qui augmentent ou diminuent, favorisent ou empêchent sa puissance d’agir, et [par affects] j’entends aussi en même temps les idées de ces affections"(Spinoza, Éthique, III, déf.3) (note25). Si un corps est affecté d'une augmentation de puissance (que Spinoza appelle aussi "action"), l'appétit consistera à prolonger le plus possible l'action sans se distinguer d'elle. Mais s'il est affecté d'une passion (diminution de puissance), il ne peut que réagir par un appétit qui tente de compenser cette diminution (e.g. manger pour compenser la faim, ou fuir pour compenser le danger). Dans les deux cas, notre appétit étant déterminé par de nombreuses causes extérieures, il est difficile de se faire une idée vraie de ces causes (on peut se faire une idée vraie d'une cause prochaine, mais c'est plus difficile pour la cause de la cause, la cause de la cause de la cause, etc.). Or, telle est l'origine de l'illusion du libre-arbitre, pour Spinoza : si aucun obstacle ne s'oppose à la satisfaction de l'appétit, nous croyons faussement que celle-ci a été librement décidée.
L'esprit a-t-il un pouvoir causal sur les mouvements du corps ? Non, répond Spinoza, puisque les décisions de l'esprit et les mouvements du corps sont simultanés et non successifs.
"Notre propre expérience nous apprend encore qu’un grand nombre d’actions, comme parler et se taire, sont entièrement au pouvoir de l’Esprit, et par conséquent nous devons croire qu’elles dépendent de sa volonté. [...] Certes, j’accorderai volontiers que les choses humaines iraient bien mieux, s’il était également au pouvoir de l’homme et de se taire et de parler ; mais l’expérience est là pour nous enseigner, malheureusement trop bien, qu’il n’y a rien que l’homme gouverne moins que sa langue, et que la chose dont il est le moins capable, c’est de modérer ses appétits"
En dépit d'expériences contradictoires, nos appétits ne sont pas régis par un libre-arbitre.
Spinoza s'oppose ici à la conception philosophique du libre-arbitre très en vogue depuis la Réforme. Aussi est-elle principalement assumée par les libéraux. Pour Locke, e.g., l'homme éduqué et conscient de lui-même veut maximiser ses chances d'être heureux en arbitrant efficacement entre les actes possibles (C212). D'où l'enchaînement causal connaissance-volonté-action caractéristique du libre-arbitre : "l’esprit a un pouvoir de suspendre l’exécution et la satisfaction de l’un quelconque de ses désirs et ainsi, de tous, l’un après l’autre. Il a la liberté de considérer leurs objets, de les examiner sous tous les côtés et de les peser les uns par rapport aux autres"(Locke, Essai Philosophique ..., II, xxi, 47) (F215). Mais la conception cartésienne du libre-arbitre va encore plus loin qui affirme que "le libre-arbitre, c’est-à-dire l’empire que nous avons sur nos volontés, nous rend en quelques façons semblables à Dieu en nous faisons maîtres de nous-mêmes"(Descartes, Traité des Passions, art.152). En tout cas, la plupart des philosophes, même ceux qui (comme Kant, e.g., cf. E312) n'adhèrent pas au point de vue de l'identité de la volonté et du libre-arbitre, partagent néanmoins la thèse platonicienne selon laquelle la volonté est en quelque sorte la relation causale elle-même qui existe entre notre connaissance du meilleur possible et notre action (DME).
Le problème majeur que pose ce dogme du libre-arbitre, c'est qu'il est, effectivement, souvent contredit par l'expérience la plus banale. En effet, il nous arrive fréquemment "de voir le meilleur et de faire le pire"(Spinoza, Éthique, III, 2) (note23) : video meliora proboque, deteriora sequor, disait Ovide. Preuve que notre connaissance du meilleur n'a aucun pouvoir causal sur la volonté si on entend par "cause" de B l'événement A qui suffit à produire B ("les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets"). Contre Platon, Aristote, dans le livre VII de l'Éthique à Nicomaque, évoque déjà la faiblesse de la volonté (acrasia) à accomplir le meilleur. L'explication que donne Spinoza de cette absence de pouvoir causal de l'intellect sur la volonté, c'est que "la volonté et l'intellect sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, II, 18), à savoir deux modes de l'attribut pensée, le premier étant considéré du point de vue du mouvement, le second du repos (note22). En effet, notre volonté n'a aucun pouvoir causal sur nos appétits : lorsque l'appétit du corps change, la volonté de l'intellect change aussi (note23). Par ailleurs, considérée sous l'attribut de la pensée ou non, "la volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause nécessaire" (Spinoza, Éthique, I, déf.7) (note8), i.e. la volonté, au même titre que tous les modes de l'unique substance, est nécessairement déterminée et non libre. Il n'y a donc pas de libre-arbitre ou d'enchaînement causal conscient qui prendrait sa source dans la connaissance du meilleur possible, laquelle, en déterminant la volonté de faire le meilleur, contrarierait tous les appétits incompatibles avec celui-ci. Le raisonnement que nous tenions dans le §2 à propos du préjugé anthropo-finaliste qui attribue une libre volonté à Dieu est, a fortiori, valable pour les hommes.
Comment expliquer alors la persistance de cette illusion d'un libre-arbitre soi-disant capable de nous faire choisir le meilleur ?
"Ainsi donc, l’expérience tout autant que la Raison sont d’accord pour établir que les hommes ne se croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions mais ne l’ont pas des causes qui les déterminent, et que les décisions de l’Esprit ne sont rien autre chose que ses appétits, lesquels varient par suite des dispositions variables du Corps. Chacun, en effet, se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté : ceux qui sont livrés au conflit de plusieurs passions contraires ne savent pas trop ce qu’ils veulent ; et enfin, si nous ne sommes agités d’aucune passion, la moindre impulsion nous pousse çà et là en des directions diverses"
Cette illusion s'explique par ce que nous sommes inconscients de ce qui détermine nos appétits.
Freud, tout comme Spinoza, nie l'efficacité causale de la volonté consciente sur nos actes, car "les pulsions étant le représentant psychique des excitations issues du corps, le but d’une pulsion est toujours la satisfaction qui ne peut être obtenue qu’en supprimant cet état d’excitation"(Freud, Métapsychologie) (C231). En ce sens, la volonté, comme toute fonction consciente, est nécessairement au service de la satisfaction de ces pulsions. En d'autres termes, la volonté est déterminée et non déterminante. De même, chez Spinoza, les "appétits" peuvent être dits les représentants internes des causes externes qui les déterminent (note24). En substituant l'existence sociale commune à l'existence biologique individuelle, Marx a, à peu près la même position que Spinoza et Freud lorsqu'il dit que "ce n’est pas la conscience qui détermine l’existence, c’est l’existence sociale qui détermine la conscience"(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande) (B314). Wittgenstein les rejoint sur la conclusion mais en tenant un raisonnement complètement différent. Pour lui, lorsqu'on se prévaut d'une volition pour rendre compte d'un acte quelconque, on confond cause et raison : "certains ont trouvé une façon tout à fait nouvelle de rendre compte d’une explication : non pas une explication conforme à l’expérience (cause) mais une explication simplement acceptée (motif)"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, III) (DMB), auquel cas la volonté ne peut pas être réputée la cause de l'action mais plutôt sa raison. Une disciple de Wittgenstein, Elisabeth Anscombe, va même, dans un ouvrage intitulé l'Intention, jusqu'à assimiler l'intention à un certain type mentaliste de raison par lequel on justifie une action donnée. Toutefois, ce point de vue dualiste, est inacceptable pour Spinoza qui considère cause et raison comme deux modes de la même relation, tantôt sous l'attribut de l'étendue (cause), tantôt sous celui de la pensée (raison) (§1).
Tout à l'inverse de Wittgenstein ou Anscombe, le raisonnement de Spinoza est tout entier mécaniste. Nous avons vu en effet qu'un individu est un tout dont les parties sont mues par des forces internes au tout qui contribuent pour cela à sa conservation en s'opposant aux forces externes qui menacent de détruire le tout en tant que tout, c'est-à-dire en tant qu'ensemble cohérent de parties hétérogènes mais néanmoins mutuellement compatibles car gouvernées par des lois communes (§3). On appellera "appétits" l'ensemble de ces forces internes lorsque le tout est un être biologique. Un appétit n'est donc rien d'autre qu'une réaction de l'être vivant aux causes externes qui l'affectent. Qui l'affectent, i.e. "qui augmentent ou diminuent, favorisent ou empêchent sa puissance d’agir, et [par affects] j’entends aussi en même temps les idées de ces affections"(Spinoza, Éthique, III, déf.3) (note25). Si un corps est affecté d'une augmentation de puissance (que Spinoza appelle aussi "action"), l'appétit consistera à prolonger le plus possible l'action sans se distinguer d'elle. Mais s'il est affecté d'une passion (diminution de puissance), il ne peut que réagir par un appétit qui tente de compenser cette diminution (e.g. manger pour compenser la faim, ou fuir pour compenser le danger). Dans les deux cas, notre appétit étant déterminé par de nombreuses causes extérieures, il est difficile de se faire une idée vraie de ces causes (on peut se faire une idée vraie d'une cause prochaine, mais c'est plus difficile pour la cause de la cause, la cause de la cause de la cause, etc.). Or, telle est l'origine de l'illusion du libre-arbitre, pour Spinoza : si aucun obstacle ne s'oppose à la satisfaction de l'appétit, nous croyons faussement que celle-ci a été librement décidée.
Suffirait-il
donc,
à la limite, de
prendre conscience de l'ensemble
de ces
causes pour que nous puissions contrôler nos appétits ?
"Or, il résulte clairement de tous ces faits que la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose, que nous appelons libre décision quand nous la considérons sous le point de vue de la pensée et l’expliquons par cet attribut, et détermination contrainte quand nous la considérons sous le point de vue de l’étendue et l’expliquons par les lois du mouvement et du repos"
Pas du tout, puisque la décision et l'appétit sont en relation de simultanéité et non de causalité.
Pour les partisans du libre-arbitre, il est toujours possible d'agir sur nos passions. Par exemple, chez Descartes, celles-ci sont en effet des comportements mécaniques du corps : "[les passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate] : tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau"(Descartes, Traité des Passions, art.13-17) (A312). Tandis que "je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison [...], la pensée seule ne peut être détachée de moi. [...] Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9) (A313). L'esprit a donc toujours le pouvoir d'agir en accordant ou en refusant son consentement à une passion. Et dans la mesure où c'est cet esprit que je suis, je possède toujours potentiellement la maîtrise de ce corps que j'ai, pour peu que je prenne conscience de cette situation. Si, e.g., un fumeur prend conscience de ce qui le détermine à fumer, il ne tient, en principe, qu'à lui d'accepter ou de refréner cette passion.
Or, pour Spinoza (§4), l'idée n'est pas une représentation de la réalité mais la réalité elle-même conçue sous l'attribut de la pensée : "l’Esprit et le Corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue"(Spinoza, Éthique, III, 2) (note26). Et comme "l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses"(Spinoza, Éthique, II, 7), l'effort de l'esprit (décision d'agir) est simultané avec l'effort du corps (l'acte en lui-même) et non pas antérieur à lui, à la manière d'une cause, laquelle est toujours antérieure à son effet. L'esprit n'est que l'idée du corps, le corps n'est que l'objet de l'esprit. Bref, la décision d'arrêter de fumer n'a pas plus de pouvoir causal sur l'appétit de fumer que la volonté d'arrêter de tomber n'en a sur la chute de celui qui se jette dans le vide. Simplement, dans le premier cas, nous mettons l'accent sur l'attribut de la pensée et, pour cela, nous présumons la décision libre, tandis que dans le second cas, c'est l'attribut de l'étendue qui nous paraît pertinent, ce qui explique que nous considérions le mouvement comme contraint. Mais, encore une fois, les deux attributs ne sont que des points de vue sur la même chose, à savoir un affect (appétit).
Mais alors, comment Spinoza explique-t-il que l'on puisse contrarier effectivement un appétit ?
"Si l'on ne veut pas délirer sur ce point, il faut donc nécessairement accorder que cette décision de l’Esprit, que nous croyons libre, n’est pas véritablement distincte de l’imagination ou de la mémoire, qu’elle n’est au fond que l’affirmation que toute idée, en tant qu’idée, implique nécessairement. Par conséquent, ces décisions de l’Esprit naissent en lui avec la même nécessité que les idées des choses qui existent actuellement. Et tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot, agir, en vertu d’une libre décision de l’Esprit, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts"
La soi-disant force de la volonté n'est autre que l'augmentation de puissance, autrement dit l'action de l'être tout entier.
"Il n’y a dans l’Esprit aucune autre volonté, c’est-à-dire aucune autre affirmation ou négation, que celle que l’idée, en tant qu’idée, implique"(Spinoza, Éthique, II, 49) (note28). Dire que ma volonté est suffisamment forte pour lutter contre mon appétit de fumer, c'est dire en réalité que mon corps s'est lié effectivement à d'autres corps (des amis, des institutions, des médicaments, etc.), formant ainsi un nouvel individu qui se défend contre les causes extérieures néfastes par un nouvel appétit qui contrarie l'appétit de fumer en étant plus puissant que lui (§3). Et comme le corps et l'esprit sont une seule et même chose, si le corps est plus fort, l'esprit, qui est l'idée du corps, l'est aussi. Malheureusement, face à un événement exceptionnel, les hommes sont souvent saisis d'un enthousiasme superstitieux qui les fait délirer en imputant ce résultat à une soi-disant liberté de la volonté (§2) parce qu'ils sont obnubilés par l'attribut de la pensée. Mais c'est là une croyance de l'imagination ou de la mémoire (note27), ce qui est le degré le plus faible et le moins fiable de la connaissance (§4). Car une connaissance du 2° ou du 3° genre nous feraient savoir que l'idée d'arrêter n'a jamais été libre mais s'est imposée simultanément à un appétit, lui-même déterminé en réaction à des causes extérieures nuisibles.
C'est exactement ce que dit Wittgenstein lorsqu'il remarque que le recours à des "objets éthérés", i.e. à de mystérieux phénomènes mentaux tels que la volonté, n'est qu'un subterfuge qui cache une ignorance des mécanismes réels en même temps qu'une fascination superstitieuse pour le mystère : "il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents, [...] que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47) (A331). Comment s'étonner, dès lors, que "certaines explications exercent, à un moment donné, une attraction irrésistible"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, III) (DMB) ?
Au terme de cette analyse, il apparaît donc clairement que si nous parvenons à refréner certains de nos appétits, ce n'est pas parce que nous le voulons mais plutôt parce que nous le pouvons, c'est-à-dire parce que notre être a acquis un surcroît de puissance suffisant pour lui permettre de lutter contre ces appétits.
"Or, il résulte clairement de tous ces faits que la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose, que nous appelons libre décision quand nous la considérons sous le point de vue de la pensée et l’expliquons par cet attribut, et détermination contrainte quand nous la considérons sous le point de vue de l’étendue et l’expliquons par les lois du mouvement et du repos"
Pas du tout, puisque la décision et l'appétit sont en relation de simultanéité et non de causalité.
Pour les partisans du libre-arbitre, il est toujours possible d'agir sur nos passions. Par exemple, chez Descartes, celles-ci sont en effet des comportements mécaniques du corps : "[les passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate] : tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau"(Descartes, Traité des Passions, art.13-17) (A312). Tandis que "je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison [...], la pensée seule ne peut être détachée de moi. [...] Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9) (A313). L'esprit a donc toujours le pouvoir d'agir en accordant ou en refusant son consentement à une passion. Et dans la mesure où c'est cet esprit que je suis, je possède toujours potentiellement la maîtrise de ce corps que j'ai, pour peu que je prenne conscience de cette situation. Si, e.g., un fumeur prend conscience de ce qui le détermine à fumer, il ne tient, en principe, qu'à lui d'accepter ou de refréner cette passion.
Or, pour Spinoza (§4), l'idée n'est pas une représentation de la réalité mais la réalité elle-même conçue sous l'attribut de la pensée : "l’Esprit et le Corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue"(Spinoza, Éthique, III, 2) (note26). Et comme "l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses"(Spinoza, Éthique, II, 7), l'effort de l'esprit (décision d'agir) est simultané avec l'effort du corps (l'acte en lui-même) et non pas antérieur à lui, à la manière d'une cause, laquelle est toujours antérieure à son effet. L'esprit n'est que l'idée du corps, le corps n'est que l'objet de l'esprit. Bref, la décision d'arrêter de fumer n'a pas plus de pouvoir causal sur l'appétit de fumer que la volonté d'arrêter de tomber n'en a sur la chute de celui qui se jette dans le vide. Simplement, dans le premier cas, nous mettons l'accent sur l'attribut de la pensée et, pour cela, nous présumons la décision libre, tandis que dans le second cas, c'est l'attribut de l'étendue qui nous paraît pertinent, ce qui explique que nous considérions le mouvement comme contraint. Mais, encore une fois, les deux attributs ne sont que des points de vue sur la même chose, à savoir un affect (appétit).
Mais alors, comment Spinoza explique-t-il que l'on puisse contrarier effectivement un appétit ?
"Si l'on ne veut pas délirer sur ce point, il faut donc nécessairement accorder que cette décision de l’Esprit, que nous croyons libre, n’est pas véritablement distincte de l’imagination ou de la mémoire, qu’elle n’est au fond que l’affirmation que toute idée, en tant qu’idée, implique nécessairement. Par conséquent, ces décisions de l’Esprit naissent en lui avec la même nécessité que les idées des choses qui existent actuellement. Et tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot, agir, en vertu d’une libre décision de l’Esprit, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts"
La soi-disant force de la volonté n'est autre que l'augmentation de puissance, autrement dit l'action de l'être tout entier.
"Il n’y a dans l’Esprit aucune autre volonté, c’est-à-dire aucune autre affirmation ou négation, que celle que l’idée, en tant qu’idée, implique"(Spinoza, Éthique, II, 49) (note28). Dire que ma volonté est suffisamment forte pour lutter contre mon appétit de fumer, c'est dire en réalité que mon corps s'est lié effectivement à d'autres corps (des amis, des institutions, des médicaments, etc.), formant ainsi un nouvel individu qui se défend contre les causes extérieures néfastes par un nouvel appétit qui contrarie l'appétit de fumer en étant plus puissant que lui (§3). Et comme le corps et l'esprit sont une seule et même chose, si le corps est plus fort, l'esprit, qui est l'idée du corps, l'est aussi. Malheureusement, face à un événement exceptionnel, les hommes sont souvent saisis d'un enthousiasme superstitieux qui les fait délirer en imputant ce résultat à une soi-disant liberté de la volonté (§2) parce qu'ils sont obnubilés par l'attribut de la pensée. Mais c'est là une croyance de l'imagination ou de la mémoire (note27), ce qui est le degré le plus faible et le moins fiable de la connaissance (§4). Car une connaissance du 2° ou du 3° genre nous feraient savoir que l'idée d'arrêter n'a jamais été libre mais s'est imposée simultanément à un appétit, lui-même déterminé en réaction à des causes extérieures nuisibles.
C'est exactement ce que dit Wittgenstein lorsqu'il remarque que le recours à des "objets éthérés", i.e. à de mystérieux phénomènes mentaux tels que la volonté, n'est qu'un subterfuge qui cache une ignorance des mécanismes réels en même temps qu'une fascination superstitieuse pour le mystère : "il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents, [...] que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47) (A331). Comment s'étonner, dès lors, que "certaines explications exercent, à un moment donné, une attraction irrésistible"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, III) (DMB) ?
Au terme de cette analyse, il apparaît donc clairement que si nous parvenons à refréner certains de nos appétits, ce n'est pas parce que nous le voulons mais plutôt parce que nous le pouvons, c'est-à-dire parce que notre être a acquis un surcroît de puissance suffisant pour lui permettre de lutter contre ces appétits.
Si
quelque chose augmente ou diminue, favorise ou empêche la puissance
d’agir de notre Corps, l’idée de cette chose augmente ou
diminue, favorise ou empêche la puissance de penser de notre Esprit
(Éthique, III, 11).
L’Esprit s’efforce, selon sa puissance d'être, d’imaginer les
choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir du Corps
(Éthique, III, 12).
Peut-on ne pas désirer ce qui augmente notre puissance ? Spinoza répond à cette question que les hommes ne peuvent s'empêcher de désirer, notamment de désirer connaître, ce qui augmente leur puissance.
"Nous voyons que l’Esprit peut être l'objet d'un grand nombre de modifications, et passer tour à tour d’une certaine perfection à une perfection plus grande ou plus petite ; et ce sont ces divers affects qui nous expliquent ce que c’est que joie et que tristesse. J’entendrai donc par joie une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ; par tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection"
La joie et la tristesse sont des passions vers, respectivement, plus ou moins de perfection.
En disant qu'il existe des passions génératrices de perfection, Spinoza s'oppose à une solide tradition philosophique qui commence avec Platon (B112, D216) qui fait des passions cet élément corporel d'autant plus mauvais qu'il est plus facilement flatté par la rhétorique, raison pour laquelle la philosophie doit contribuer à l'expurger. Cette tradition culmine avec Descartes pour qui "les passions suivent [...] de la seule disposition des organes. [En tout cas], ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont"(Descartes, Traité des Passions, art.13-17) (A312). Pour lui, une passion est un mouvement mécanique du corps réagissant à une cause extérieure et susceptible, par conséquent, en échappant au contrôle de l'esprit, d'assimiler les hommes aux bêtes. Dans cette tradition philosophique que l'on peut qualifier de rationaliste, les passions sont le problème qu'il faut résoudre pour atteindre la perfection, en l'occurrence, le plein usage de la raison souveraine. Au rebours de cette tradition philosophique, le courant artistique connu sous le nom de "romantisme" va considérer que les passions en général sont ce qui donne du sens à la vie et que certaines d'entre elles sont même ce qui donne de la valeur à la vie. Par exemple, tous les grands héros de Stendhal (Julien Sorel, Lucien Leuwen, Fabrice des Dongo) sont des êtres de passion à l'instar de leur modèle commun, l'empereur Napoléon I°. Hegel fera la synthèse du rationalisme et du romantisme en considérant les passions comme "une ruse de la raison" (C122).
Pour Spinoza, qui, sur ce point, n'est pas très éloigné de Hegel, l'Esprit et le Corps sont la même chose au point que "l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses"(Spinoza, Éthique, II, 7) (note26). En effet (§5), Spinoza appelle "corps" l'objet d'un esprit, et corrélativement "esprit" l'idée d'un corps : tout ce qui modifie le corps doit, corrélativement, modifier l'esprit et vice versa. Or (§2) un corps étant un mode fini de l'unique substance, il est nécessairement affecté par des modifications mécaniquement déterminées par des causes diverses et variées. Parallèlement, un esprit est un mode fini de la même et unique substance en tant qu'il perçoit les modifications du corps dont il est l'idée. Bref, tout être est nécessairement et en permanence affecté par des modifications qui, tantôt renforcent, tantôt affaiblissent sa nature ou puissance (§3). En ce sens, Spinoza appelle "action" tout comportement déterminé de l'intérieur de l'être et qui, à ce titre, ne peut que renforcer sa nature ou puissance. Et il nomme "passion" un comportement déterminé de l'extérieur et qui risque toujours d'affaiblir sa nature ou puissance (note30). Ce qui, pour un holiste comme Spinoza (§4), implique qu'à la limite seul le Tout éternel et infini peut être dit, dans l'absolu, agir en tant qu'il n'est contrarié par rien d'extérieur à lui-même, tandis que toute partie (ou mode) de ce Tout est nécessairement sujette à pâtir en tant qu'affecté(e) en permanence pas des causes extérieures. C'est pourquoi "il est impossible que l’homme n’éprouve d’autres modifications que celles dont il est la cause adéquate, [...] il suit de là que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions"(Spinoza, Éthique, IV, 4) (note31), la "cause adéquate" étant, précisément celle qui, provenant de l'être même qu'elle affecte, est une cause d'action et non de passion. Toutefois, chez Spinoza, il existe deux types antagonistes de passion, la joie et la tristesse, dont seule la seconde manifeste un affaiblissement immédiat de l'être. La joie sera donc, paradoxalement, la passion par laquelle un être humain acquiert, en tout cas momentanément, plus de réalité et, par conséquent aussi (note14), plus de perfection.
Comment, dès lors, résoudre ce paradoxe d'une passion joyeuse, autrement dit d'une cause extérieure potentiellement destructrice qui détermine, néanmoins, un renforcement de l'être ?
"Quant à la nature du désir, je l’ai [déjà] expliquée, et j’avertis qu’à part ces trois passions, la joie [laetitia], la tristesse [tristitia] et le désir [cupiditas], je ne reconnais aucune autre passion primitive ; et je me réserve de prouver par la suite que toutes les passions naissent de ces trois passions élémentaires"
La joie, avec la tristesse et le désir, est l'une des trois passions fondamentales par la combinaison desquelles peut s'expliquer tout comportement humain.
Une cause extérieure, dans un premier temps, nous affaiblit nécessairement dans le sens où elle nous affecte, c'est-à-dire exerce sur nous une influence imprévisible et irrésistible. Or, dans un second temps, cette même affection nous contraint, entre autres effets, à réagir (§5), ne fût-ce que pour préserver notre intégrité individuelle (§3). Et c'est cette réaction qui, justement, peut déterminer une augmentation de notre puissance, par conséquent une joie (que l'on songe, par exemple, à l'entraînement physique qui, dans un premier temps, fatigue l'organisme, avant, dans un second temps, de le renforcer). Ce qui s'explique très facilement si l'on considère que la passion première, dans l'ordre chronologique, c'est l'effort lui-même (conatus) que fait tout être pour persévérer dans son existence. Or, tout en étant par nature fatigant en ce qu'il exige une dépense nette d'énergie, il suit de ce que nous avons vu dans le §3 que "l’effort par lequel [toute chose] tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32). Bref, la nature intime ou essence de tout être, c'est son conatus ou, ce qui revient au même, la partie de la puissance divine dont il est doté pour résister à la contrainte extérieure qui l'affaiblit et tend à le détruire. Le conatus est donc toujours l'effort d'un être pour persévérer en son être, et, comme il est, par nature, environné de forces potentiellement hostiles, ce conatus est aussi nécessairement, par réaction, effort pour tenter d'accroître la puissance d'exister de l'être, quel qu'il soit. Le conatus prend alors le nom d'"appétit" dans le cas des êtres vivants (§5) et de "désir" dans le cas particulier de l'être humain : "le désir, c'est l'appétit avec conscience de lui-même"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32). On peut donc dire que l'appétit ou désir "n’est que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32) : en tant que l'homme est nécessairement soumis aux passions, sa toute première passion, celle qui détermine toutes ses modifications ultérieures, bénéfiques ou non, c'est donc l'appétit ou désir de se conserver, i.e. d'augmenter sa puissance d'être. On en revient au raisonnement asymétrique que nous soulignions à la fin du §4 : tout désir est, fondamentalement, désir de joie ("volonté de puissance" dira Nietzsche bien plus tard). Il en résulte que la joie ou la tristesse ne seront rien d'autre que la réussite ou l'échec du désir de l'homme pour augmenter sa puissance d'être, i.e. la puissance d'agir de son corps ou, ce qui revient au même, la puissance de penser de son esprit.
Apparemment, Spinoza est d'accord avec Platon pour qui les hommes "ne désirent pas les choses mauvaises [...] mais désirent celles qu'ils pensent être bonnes"(Platon, Ménon). Sauf que, pour Platon, "ceux qui, sans les connaître, les croient bonnes, désirent manifestement des choses bonnes"(Platon, Ménon) (DME) : c'est donc la connaissance du bien qui détermine le désir du bien réel de même que c'est son ignorance qui détermine le désir d'un bien illusoire qui s'avère souvent être un mal. Tandis que pour Spinoza, "ce qui fonde l’effort [conatus], le vouloir, l’appétit, le désir, ce n’est pas qu’on ait jugé qu’une chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu’une chose est bonne par cela même qu’on y tend par l’effort [conatus], le vouloir, l’appétit, le désir"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32). Encore une fois, comme on l'a vu dans le §5, "la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées"(Spinoza, Éthique, III, 2) : le bien n'est pas un objet de connaissance (une Idée, au sens de Platon) mais un affect de joie en tant qu'il signe la victoire du désir dans sa quête provisoire pour accroître la puissance d'être et de penser.
Est-ce à dire que toute connaissance humaine est, elle aussi, déterminée par le désir ?
"Tant que le Corps humain est affecté d’une modification qui implique la nature de quelque Corps étranger, l’Esprit humain considère ce Corps étranger comme présent ; et en conséquence, tant que l’Esprit humain considère quelque Corps étranger comme présent, ou en d’autres termes, tant qu’il l’imagine, le Corps humain est affecté d’une modification qui exprime la nature de ce Corps étranger. Or, il suit de là que, tant que l’Esprit imagine des choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir de notre Corps, notre Corps est affecté de modifications qui augmentent ou favorisent sa puissance d’agir ; et par conséquent, la puissance de penser de l’Esprit est augmentée ou favorisée ; et partant, l’Esprit s’efforce, autant que possible, d’imaginer ces sortes de choses"
Pour Spinoza, l'enjeu de la connaissance est conatif et non pas cognitif.
L'imagination et la mémoire ne sont autres que l'appétit ou désir brut considéré sous le seul attribut pensée chez un être humain qui réagit à une cause extérieure. "Brut" dans le sens où l'idée imaginée au présent ou au futur, ou bien rappelée en mémoire du passé. La seule différence entre imagination et mémoire est que "imaginer, c’est avoir une idée par laquelle l’Esprit considère une chose comme présente"(Spinoza, Éthique, III, 2), tandis que, par la mémoire, "l’Esprit pourra considérer comme présents les Corps extérieurs, quoiqu’ils n’existent pas ou ne soient pas présents"(Spinoza, Éthique, II, 17) (note34). Toujours est-il que, lorsqu'on réagit à une cause extérieure, on croit toujours, ipso facto, connaître la cause qui nous affecte, mais on ne connaît en réalité que l'effet de cette cause sur notre propre corps (ici) à un moment donné (maintenant) (note35), ce "maintenant" pouvant, effectivement, être connecté, comme le dit Saint Augustin, à des objets présents, passés ou à venir. C'est pourquoi l'imagination et la mémoire sont, pour Spinoza, le niveau le plus faible de la connaissance (note17) et "marque[nt] plutôt la constitution du Corps humain que la nature de la chose extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 2) (note34). En tout cas, toute affection du corps humain par un corps étranger détermine une réaction, donc un désir de puissance que l'on peut toujours considérer sous le seul attribut de la pensée. Voilà pourquoi les idées "ne sont rien autre chose que les appétits, lesquels varient par suite des dispositions variables du Corps"(Spinoza, Éthique, III, 2) (§5). Ce qui veut, d'une part que toute idée est idée d'un désir d'accroissement de puissance, et, d'autre part, qu'une idée sera accompagnée d'une joie d'autant plus durable qu'elle manifestera une connaissance du 2° ou du 3° genre, autrement dit qu'elle manifestera une disposition de l'esprit à s'unir au plus grand nombre possible d'idées vraies (§4) ou, ce qui revient au même, une disposition du corps à s'unir au plus grand nombre possible de corps de même nature ou de nature compatible (§3).
Pour Freud aussi l'enjeu de la connaissance est conatif : "sous l’influence de l’instinct de conservation, le moi raisonnable se conforme au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, il consent à en différer et à en déformer la réalisation"(Freud, Essais de Psychanalyse) (E322). Pour lui, le principe de réalité (dont la fonction intellectuelle n'est qu'un aspect parmi d'autres) est déterminé par une tendance incoercible à la satisfaction des pulsions par du plaisir. Spinoza aurait dit "à la satisfaction des désirs par de la joie". Quant à Proust, s'il partage avec Spinoza et Freud l'enjeu conatif et non pas seulement cognitif de la connaissance (plus précisément, en ce qui le concerne, de la connaissance de soi), en revanche, il nie qu'une telle connaissance puisse être autre que partielle et aléatoire, bref, contingente. Aussi, dans la Recherche du Temps Perdu, le narrateur élève-t-il l'imagination et la mémoire au rang de facultés intellectuelles suprêmes par lesquelles se manifeste le désir de rechercher des causes extérieures occasionnelles susceptibles de procurer de la joie en révélant au moi sa propre réalité. En d'autres termes, Proust nierait qu'il pût exister, s'agissant de la connaissance de soi, autre chose qu'une connaissance du 1° genre (note17).
On peut donc conclure que tout comportement humain, y compris intellectuel, peut se comprendre comme une combinaison de passions tristes et de passions joyeuses toutes déterminées par le désir d'accroître la puissance d'être, désir lui-même déterminé par le jeu des causes extérieures, ce qui fixe à la connaissance un enjeu conatif plutôt que cognitif.
Peut-on ne pas désirer ce qui augmente notre puissance ? Spinoza répond à cette question que les hommes ne peuvent s'empêcher de désirer, notamment de désirer connaître, ce qui augmente leur puissance.
"Nous voyons que l’Esprit peut être l'objet d'un grand nombre de modifications, et passer tour à tour d’une certaine perfection à une perfection plus grande ou plus petite ; et ce sont ces divers affects qui nous expliquent ce que c’est que joie et que tristesse. J’entendrai donc par joie une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ; par tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection"
La joie et la tristesse sont des passions vers, respectivement, plus ou moins de perfection.
En disant qu'il existe des passions génératrices de perfection, Spinoza s'oppose à une solide tradition philosophique qui commence avec Platon (B112, D216) qui fait des passions cet élément corporel d'autant plus mauvais qu'il est plus facilement flatté par la rhétorique, raison pour laquelle la philosophie doit contribuer à l'expurger. Cette tradition culmine avec Descartes pour qui "les passions suivent [...] de la seule disposition des organes. [En tout cas], ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont"(Descartes, Traité des Passions, art.13-17) (A312). Pour lui, une passion est un mouvement mécanique du corps réagissant à une cause extérieure et susceptible, par conséquent, en échappant au contrôle de l'esprit, d'assimiler les hommes aux bêtes. Dans cette tradition philosophique que l'on peut qualifier de rationaliste, les passions sont le problème qu'il faut résoudre pour atteindre la perfection, en l'occurrence, le plein usage de la raison souveraine. Au rebours de cette tradition philosophique, le courant artistique connu sous le nom de "romantisme" va considérer que les passions en général sont ce qui donne du sens à la vie et que certaines d'entre elles sont même ce qui donne de la valeur à la vie. Par exemple, tous les grands héros de Stendhal (Julien Sorel, Lucien Leuwen, Fabrice des Dongo) sont des êtres de passion à l'instar de leur modèle commun, l'empereur Napoléon I°. Hegel fera la synthèse du rationalisme et du romantisme en considérant les passions comme "une ruse de la raison" (C122).
Pour Spinoza, qui, sur ce point, n'est pas très éloigné de Hegel, l'Esprit et le Corps sont la même chose au point que "l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses"(Spinoza, Éthique, II, 7) (note26). En effet (§5), Spinoza appelle "corps" l'objet d'un esprit, et corrélativement "esprit" l'idée d'un corps : tout ce qui modifie le corps doit, corrélativement, modifier l'esprit et vice versa. Or (§2) un corps étant un mode fini de l'unique substance, il est nécessairement affecté par des modifications mécaniquement déterminées par des causes diverses et variées. Parallèlement, un esprit est un mode fini de la même et unique substance en tant qu'il perçoit les modifications du corps dont il est l'idée. Bref, tout être est nécessairement et en permanence affecté par des modifications qui, tantôt renforcent, tantôt affaiblissent sa nature ou puissance (§3). En ce sens, Spinoza appelle "action" tout comportement déterminé de l'intérieur de l'être et qui, à ce titre, ne peut que renforcer sa nature ou puissance. Et il nomme "passion" un comportement déterminé de l'extérieur et qui risque toujours d'affaiblir sa nature ou puissance (note30). Ce qui, pour un holiste comme Spinoza (§4), implique qu'à la limite seul le Tout éternel et infini peut être dit, dans l'absolu, agir en tant qu'il n'est contrarié par rien d'extérieur à lui-même, tandis que toute partie (ou mode) de ce Tout est nécessairement sujette à pâtir en tant qu'affecté(e) en permanence pas des causes extérieures. C'est pourquoi "il est impossible que l’homme n’éprouve d’autres modifications que celles dont il est la cause adéquate, [...] il suit de là que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions"(Spinoza, Éthique, IV, 4) (note31), la "cause adéquate" étant, précisément celle qui, provenant de l'être même qu'elle affecte, est une cause d'action et non de passion. Toutefois, chez Spinoza, il existe deux types antagonistes de passion, la joie et la tristesse, dont seule la seconde manifeste un affaiblissement immédiat de l'être. La joie sera donc, paradoxalement, la passion par laquelle un être humain acquiert, en tout cas momentanément, plus de réalité et, par conséquent aussi (note14), plus de perfection.
Comment, dès lors, résoudre ce paradoxe d'une passion joyeuse, autrement dit d'une cause extérieure potentiellement destructrice qui détermine, néanmoins, un renforcement de l'être ?
"Quant à la nature du désir, je l’ai [déjà] expliquée, et j’avertis qu’à part ces trois passions, la joie [laetitia], la tristesse [tristitia] et le désir [cupiditas], je ne reconnais aucune autre passion primitive ; et je me réserve de prouver par la suite que toutes les passions naissent de ces trois passions élémentaires"
La joie, avec la tristesse et le désir, est l'une des trois passions fondamentales par la combinaison desquelles peut s'expliquer tout comportement humain.
Une cause extérieure, dans un premier temps, nous affaiblit nécessairement dans le sens où elle nous affecte, c'est-à-dire exerce sur nous une influence imprévisible et irrésistible. Or, dans un second temps, cette même affection nous contraint, entre autres effets, à réagir (§5), ne fût-ce que pour préserver notre intégrité individuelle (§3). Et c'est cette réaction qui, justement, peut déterminer une augmentation de notre puissance, par conséquent une joie (que l'on songe, par exemple, à l'entraînement physique qui, dans un premier temps, fatigue l'organisme, avant, dans un second temps, de le renforcer). Ce qui s'explique très facilement si l'on considère que la passion première, dans l'ordre chronologique, c'est l'effort lui-même (conatus) que fait tout être pour persévérer dans son existence. Or, tout en étant par nature fatigant en ce qu'il exige une dépense nette d'énergie, il suit de ce que nous avons vu dans le §3 que "l’effort par lequel [toute chose] tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32). Bref, la nature intime ou essence de tout être, c'est son conatus ou, ce qui revient au même, la partie de la puissance divine dont il est doté pour résister à la contrainte extérieure qui l'affaiblit et tend à le détruire. Le conatus est donc toujours l'effort d'un être pour persévérer en son être, et, comme il est, par nature, environné de forces potentiellement hostiles, ce conatus est aussi nécessairement, par réaction, effort pour tenter d'accroître la puissance d'exister de l'être, quel qu'il soit. Le conatus prend alors le nom d'"appétit" dans le cas des êtres vivants (§5) et de "désir" dans le cas particulier de l'être humain : "le désir, c'est l'appétit avec conscience de lui-même"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32). On peut donc dire que l'appétit ou désir "n’est que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32) : en tant que l'homme est nécessairement soumis aux passions, sa toute première passion, celle qui détermine toutes ses modifications ultérieures, bénéfiques ou non, c'est donc l'appétit ou désir de se conserver, i.e. d'augmenter sa puissance d'être. On en revient au raisonnement asymétrique que nous soulignions à la fin du §4 : tout désir est, fondamentalement, désir de joie ("volonté de puissance" dira Nietzsche bien plus tard). Il en résulte que la joie ou la tristesse ne seront rien d'autre que la réussite ou l'échec du désir de l'homme pour augmenter sa puissance d'être, i.e. la puissance d'agir de son corps ou, ce qui revient au même, la puissance de penser de son esprit.
Apparemment, Spinoza est d'accord avec Platon pour qui les hommes "ne désirent pas les choses mauvaises [...] mais désirent celles qu'ils pensent être bonnes"(Platon, Ménon). Sauf que, pour Platon, "ceux qui, sans les connaître, les croient bonnes, désirent manifestement des choses bonnes"(Platon, Ménon) (DME) : c'est donc la connaissance du bien qui détermine le désir du bien réel de même que c'est son ignorance qui détermine le désir d'un bien illusoire qui s'avère souvent être un mal. Tandis que pour Spinoza, "ce qui fonde l’effort [conatus], le vouloir, l’appétit, le désir, ce n’est pas qu’on ait jugé qu’une chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu’une chose est bonne par cela même qu’on y tend par l’effort [conatus], le vouloir, l’appétit, le désir"(Spinoza, Éthique, III, 9) (note32). Encore une fois, comme on l'a vu dans le §5, "la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées"(Spinoza, Éthique, III, 2) : le bien n'est pas un objet de connaissance (une Idée, au sens de Platon) mais un affect de joie en tant qu'il signe la victoire du désir dans sa quête provisoire pour accroître la puissance d'être et de penser.
Est-ce à dire que toute connaissance humaine est, elle aussi, déterminée par le désir ?
"Tant que le Corps humain est affecté d’une modification qui implique la nature de quelque Corps étranger, l’Esprit humain considère ce Corps étranger comme présent ; et en conséquence, tant que l’Esprit humain considère quelque Corps étranger comme présent, ou en d’autres termes, tant qu’il l’imagine, le Corps humain est affecté d’une modification qui exprime la nature de ce Corps étranger. Or, il suit de là que, tant que l’Esprit imagine des choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir de notre Corps, notre Corps est affecté de modifications qui augmentent ou favorisent sa puissance d’agir ; et par conséquent, la puissance de penser de l’Esprit est augmentée ou favorisée ; et partant, l’Esprit s’efforce, autant que possible, d’imaginer ces sortes de choses"
Pour Spinoza, l'enjeu de la connaissance est conatif et non pas cognitif.
L'imagination et la mémoire ne sont autres que l'appétit ou désir brut considéré sous le seul attribut pensée chez un être humain qui réagit à une cause extérieure. "Brut" dans le sens où l'idée imaginée au présent ou au futur, ou bien rappelée en mémoire du passé. La seule différence entre imagination et mémoire est que "imaginer, c’est avoir une idée par laquelle l’Esprit considère une chose comme présente"(Spinoza, Éthique, III, 2), tandis que, par la mémoire, "l’Esprit pourra considérer comme présents les Corps extérieurs, quoiqu’ils n’existent pas ou ne soient pas présents"(Spinoza, Éthique, II, 17) (note34). Toujours est-il que, lorsqu'on réagit à une cause extérieure, on croit toujours, ipso facto, connaître la cause qui nous affecte, mais on ne connaît en réalité que l'effet de cette cause sur notre propre corps (ici) à un moment donné (maintenant) (note35), ce "maintenant" pouvant, effectivement, être connecté, comme le dit Saint Augustin, à des objets présents, passés ou à venir. C'est pourquoi l'imagination et la mémoire sont, pour Spinoza, le niveau le plus faible de la connaissance (note17) et "marque[nt] plutôt la constitution du Corps humain que la nature de la chose extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 2) (note34). En tout cas, toute affection du corps humain par un corps étranger détermine une réaction, donc un désir de puissance que l'on peut toujours considérer sous le seul attribut de la pensée. Voilà pourquoi les idées "ne sont rien autre chose que les appétits, lesquels varient par suite des dispositions variables du Corps"(Spinoza, Éthique, III, 2) (§5). Ce qui veut, d'une part que toute idée est idée d'un désir d'accroissement de puissance, et, d'autre part, qu'une idée sera accompagnée d'une joie d'autant plus durable qu'elle manifestera une connaissance du 2° ou du 3° genre, autrement dit qu'elle manifestera une disposition de l'esprit à s'unir au plus grand nombre possible d'idées vraies (§4) ou, ce qui revient au même, une disposition du corps à s'unir au plus grand nombre possible de corps de même nature ou de nature compatible (§3).
Pour Freud aussi l'enjeu de la connaissance est conatif : "sous l’influence de l’instinct de conservation, le moi raisonnable se conforme au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, il consent à en différer et à en déformer la réalisation"(Freud, Essais de Psychanalyse) (E322). Pour lui, le principe de réalité (dont la fonction intellectuelle n'est qu'un aspect parmi d'autres) est déterminé par une tendance incoercible à la satisfaction des pulsions par du plaisir. Spinoza aurait dit "à la satisfaction des désirs par de la joie". Quant à Proust, s'il partage avec Spinoza et Freud l'enjeu conatif et non pas seulement cognitif de la connaissance (plus précisément, en ce qui le concerne, de la connaissance de soi), en revanche, il nie qu'une telle connaissance puisse être autre que partielle et aléatoire, bref, contingente. Aussi, dans la Recherche du Temps Perdu, le narrateur élève-t-il l'imagination et la mémoire au rang de facultés intellectuelles suprêmes par lesquelles se manifeste le désir de rechercher des causes extérieures occasionnelles susceptibles de procurer de la joie en révélant au moi sa propre réalité. En d'autres termes, Proust nierait qu'il pût exister, s'agissant de la connaissance de soi, autre chose qu'une connaissance du 1° genre (note17).
On peut donc conclure que tout comportement humain, y compris intellectuel, peut se comprendre comme une combinaison de passions tristes et de passions joyeuses toutes déterminées par le désir d'accroître la puissance d'être, désir lui-même déterminé par le jeu des causes extérieures, ce qui fixe à la connaissance un enjeu conatif plutôt que cognitif.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Votre commentaire est-il vraiment nécessaire ?