vendredi 12 octobre 2007

FORUM PHILOSOPHIQUE ET INTERNET.

Un “forum philosophique” spécialisé dans la philosophie de Spinoza dit, dans son annonce d’accueil, avoir pour raison d’être “l’idée de partager, de mettre en commun cette expérience de penser avec Spinoza comme de vivre cette pensée. Il est hors de question de mettre en doute la sincérité d’une telle intention. Toutefois je me propose de montrer que cette noble ambition est vouée à l’échec et, avec elle, toute prétention de penser philosophiquement sur un forum virtuel (pour être plus précis, je devrais dire "forum -réel- qui établit des relations -réelles- entre des participants virtuels). Je dis bien “penser philosophiquement”. Car s’il s’agit de prendre comme prémisse (ce que fait d’ailleurs Spinoza) que tout homme pense pour forger le syllogisme (apparent) selon lequel (majeure) tout homme pense, or (mineure) ce “forum philosophique” n’est fréquenté que par des hommes donc (conclusion) ce “forum philosophique” pense, évidemment, il n’y a pas matière à discussion. D’abord parce que ce syllogisme n’est qu’un sophisme : dire que tout homme pense, ce n’est pas dire que tout homme ne fait que penser. Aussi se pourrait-il fort bien, après tout, que tout homme pensât, sauf, précisément lorsqu'il est placé dans un ensemble de circonstances particulières qui l'empêchent de penser, par exemple celles qui caractérisent un "forum philosophique".  En d'autres termes (plus modernes), que "penser" est un verbe dispositionnel comme "se briser" ou "se dissoudre", au sens où, derrière ces verbes, il y a une disposition, une virtualité qui exige une certain nombre de conditions favorables pour s'actualiser. Ensuite parce que, fût-elle bien établie, la conclusion de ce raisonnement fallacieux serait tout de même tautologique et donc en contradiction avec la vocation affichée par un tel forum qui présuppose que pour "penser", a fortiori comme Spinoza, il y a un effort à fournir et donc ne pas se contenter de laisser parler sa nature. Dans notre exposé, nous partirons donc des principes, 1°) que tout homme ne passe pas son temps à penser, 2°) que "penser philosophiquement" est quelque chose d’autre que penser. La thèse que je défends ici est que la recherche de la vérité (à quoi l'activité philosophique n'est pas complètement étrangère) requiert une identité narrative comme condition nécessaire bien que non suffisante, cela va de soi. Je prétends que sans cette condition il sera d'autant plus difficile, voire impossible, d'éviter l'écueil de l'inconsistance (au sens logique du terme : être capable de démontrer successivement p et non p) qu'est plus élevée la probabilité de se retrouver en contradiction avec soi-même, d'une part en "perdant le fil" de son raisonnement, d'autre part en se voyant réfuter par son interlocuteur. Dans les deux cas, le fait de se cacher derrière un pseudo procure un sentiment infantile de toute puissance qui pourrait se résumer par la définition que donne Sartre de la mauvaise foi : "être ce que je ne suis pas et ne pas être ce que je suis". Or les forums prétendument "philosophiques" qui fleurissent sur Internet incitent leurs contributeurs à prendre un pseudonyme. Il en résulte, selon moi, une impossibilité de principe et une quasi-impossibilité de fait de philosopher sur lesdits forums.

Je propose que nous adoptions, pour commencer, une définition du “penser philosophiquement” somme toute assez banale, celle de Hegel. “Penser, cela veut dire mettre quelque chose dans la forme de l’universalité ; se penser veut dire se savoir comme universel, se donner la détermination de l’universel, se rappor­ter à soi(Hegel, Le­çons sur la Philosophie de l’Histoire, I). Hegel dit ici deux choses. Premièrement, dire que je pense (au sens philosophique restreint de ce terme), c’est dire que je cherche à universaliser mes propos. Je tends, dans un mouvement dialectique, à ce que des propos, qui sont nécessairement nés d’un entendement et de circonstances particuliers (les miens), nient leur particularité pour tendre vers l’universalité, autrement dit, vaillent, à la limite, pour tout autre que moi. Deuxièmement, dire que je pense, dans un sens philosophique, c’est dire que je me pense pensant, c’est-à-dire, qu’il s’opère là encore un mouvement dialectique qui prend sa source dans la particularité et la contingence d’un propos, lesquelles sont niées par la tendance de ce propos à valoir universellement et nécessairement, ce dont je suis censé être pleinement conscient et dont je suis prêt à assumer pleinement les conséquences. Cependant, comme universalité et nécessité restent incarnées en un moi qui réalise une synthèse entre la subjectivité de l’origine du propos et l’objectivité de sa fin, on peut donc dire que penser, au sens philosophique restreint de ce terme, c’est prétendre incarner en un moi particulier un propos à valeur universelle.  Voilà pourquoi
 "penser, c'est dire non. Remarquez que le signe du oui est d'un homme qui s'endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n'est que l'apparence. En tous ces cas-là, c'est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l'heureux acquiescement. Elle se sépare d'elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n'y a pas au monde d'autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c'est que je consens, c'est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c'est que je respecte au lieu d'examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C'est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu'il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. Je le dis aussi bien pour les choses qui nous entourent [...]. Qu'est ce que je verrais si je de­vais tout croire ? En vérité une sorte de bariolage, et comme une tapisserie incompréhensible. Mais c'est en m'interrogeant sur chaque chose que je la vois [...]. C'est donc bien à moi-même que je dis non"(Alain, Propos sur les Pouvoirs)
 Penser, c'est dire non. C'est dire non à soi-même, à son moi spontané et naturel en tant que celui-ci n'énonce, par hypothèse, que des opinions particulières et contingentes là où la pensée vise (idéalement, asymptotiquement) l'universel et le nécessaire.

On m'objectera sans doute qu'une telle définition du "penser philosophiquement", "penser, c'est dire non", "penser, c'est dire non à moi-même", pourrait tout aussi bien s'appeler "penser scientifiquement" : "la science [...] s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion, de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal, elle ne pense pas, elle traduit des besoins en connaissances" (Bachelard, la Formation de l'Esprit Scientifique) ; peut-être même "penser artistiquement" : "à quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, les choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ?"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, v). En effet. Mais sans entrer dans des développement qui nous entraîneraient trop loin de notre problème, le "penser philosophiquement" souffre d'un défaut spécifique : la pensée philosophique, contrairement à la pensée scientifique ou à la pensée artistique ne décrit ni ne produit aucun objet matérialisable autre que son écriture ou son enregistrement. La pensée philosophique a ceci de particulier qu'elle est à elle-même son propre objet, qu'elle n'a rien à décrire ni à produire qui pourrait, comme résultat, être rapporté à un processus préalable, permettant ainsi d'en juger la validité en terme de vérité, ou de beauté, par exemple. En fait, le "penser philosophiquement" se rapproche plutôt du "penser mathématiquement" dans le sens où, comme le font remarquer Wittgenstein ou Bouveresse, en philosophie comme en mathématiques, le processus et le résultat sont une seule et même chose. Bouveresse va même jusqu'à établir un lien de descendance entre la philosophie et les mathématiques : "la naissance de la philosophie est liée à celle de l'axiomatique et sa méthode consiste dans une transposition de la méthode axiomatique aux questions de l'ontologie"(Leçon Inaugurale au Collège de France, 6 oct. 1995). Mais alors, en quoi le "penser philosophiquement" se distingue-t-il du "penser mathématiquement" ? Là encore, sans entrer dans des détails fastidieux, on peut facilement départager les deux sortes d'activités en disant qu'en mathématiques, la formalisation des processus d'argumentation, c'est-à-dire la définition explicite de ce qui vaut comme axiome, comme théorème, comme règle d'inférence et comme expression bien formée aboutit, ou, plus exactement doit aboutir, à un consensus au sujet de ce qui est réputé être une démonstration correcte. Tandis qu'en philosophie, malgré quelques tentatives intéressantes (Platon, les Stoïciens, Descartes, Spinoza, les Positivistes Logiques, etc.), le processus (et donc le résultat), l'argumentation a toujours lieu dans un langage non formalisé qui prête le flanc à une interprétation. En ce sens, elle partage avec l'opinion le défaut rédhibitoire de s'exprimer dans un langage naturel, fût-il rigoureux et épuré. Au finale, tout propos philosophique reste donc, indéfectiblement, celui de quelqu'un qui s'exprime à partir d'un jeu de langage auquel il a décidé d'accorder une "valeur philosophique". Cela reste le propos de ce moi particulier qui, avons-nous dit avec Hegel, a des prétentions à l'universalisation de ses propos sans pourtant avoir les moyens solides d'y parvenir, ceux que possèdent les artistes, les scientifiques ou les mathématiciens pour objectiver d'une manière ou d'une autre, cette universalité. Mais alors, si le propre du "penser philosophique", c'est qu'il est condamné à tendre vers  l'universalité sans jamais y parvenir d'aucune manière, voilà pourquoi, sans doute, il a sans cesse besoin d'être soutenu et défendu par quelqu'un, par quelqu'un de vivant, par quelqu'un de réel.

C’est la raison pour laquelle les philosophes de l’antiquité grecque (Platon, mais surtout Socrate) se méfiaient beaucoup de la philosophie écrite qui, selon eux, avaient le tort de figer le discours : "il n'existe aucun Traité qui soit de ma main et il n'y en aura jamais car, à la différence des autres savoirs, [la philosophie] en est un qui ne se laisse pas mettre en formules"(Platon, Lettre VII, 341c). La philosophie, en effet, "s'écrit dans l'âme de celui qui s'instruit, celui qui est capable de se défendre tout seul et qui sait devant qui il faut parler et se taire"(Platon, Phèdre, 276c). Dès lors, pour Platon "penser [philosophiquement] et discourir, c'est tout un"(Sophiste, 263e). Si la pensée philosophique ne supporte pas l'écriture, pense Platon, c'est, d’une part, parce que la philosophie écrite se soustrait au dialogue, à cette dialectique vivante d’universalisation et de purification du logos, et d’autre part elle se désincarne, défaisant la synthèse du subjectif et de l’objectif en ne laissant subsister que celui-ci au détriment de celle-là. Bref, les Grecs ont été les premiers à poser comme une règle intangible l’exigence dialogique de la pensée philosophique (cf., à ce sujet, mon article Socrate, la Démocratie, la Rhétorique et la Philosophie et, surtout, l'excellent ouvrage de F. Châtelet, Platon, aux éd. Gallimard) et ils ont été, paradoxalement, les premiers à pressentir le danger qu’il y aurait (et qu’il y aura) à dissocier la pensée philosophique du Moi qui pense philosophiquement. Comme le dit F. Châtelet : 
il s'agit pour Socrate (qui est en quelque sorte le daïmon de Platon, son introducteur, son garant) non pas d'opposer une thèse à d'autres thèses, mais de se constituer comme le négatif [...]. Son but est de détruire la certitude et ses justifications illusoires en leur opposant, non une vérité -que le détenteur de la certitude pourrait prendre simplement pour une autre certitude- mais l'échec, l'absence de réponse et, dès lors, l'exigence d'une interrogation autrement conduite et comprise(Platon, ii)
 Ce que confirmera la conception "thérapeutique" de la philosophie de Wittgenstein vingt-cinq siècles après Socrate : "le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activi­té. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements"(Tractatus, 4.112). Et c'est bien parce que le "penser philosophiquement" n'est qu'une activité et non pas une théorie (pas même une méta-théorie comme le sont en un certain sens les mathématiques lorsqu'il s'agit de savoir quelles sont les procédures valides d'argumentation), en philosophie, le pensé et le pensant, le cogitatum et le cogitans sont indissociables : ne cogitatum sine cogitante.

 “Tu as, je pense, Gorgias, assisté comme moi à bien des disputes, et tu y as sans doute remarqué une chose, savoir que, sur quelque sujet que les hommes entreprennent de converser, ils ont bien de la peine à fixer, de part et d’autre leurs idées, et à terminer l’entretien, après s’être instruits et avoir instruit les autres. Mais s’élève-t-il entre eux quelque controverse, et l’un prétend-il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté ? ils se fâchent, et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit, qu’on parle pour disputer, et non pour éclaircir le sujet. Quelques-uns finissent par les injures les plus grossières, et se séparent après avoir dit et entendu des personnalités si odieuses, que les assistants se veulent du mal de s’être trouvés présents à de pareilles conversations. A quel propos te préviens-je là-dessus? C’est qu’il me paraît que tu ne parles point à présent d’une manière conséquente, ni bien assortie à ce que tu as dit précédemment sur la rhétorique ; et j’appréhende, si je te réfute, que tu n’ailles te mettre dans l’esprit que mon intention n’est pas de disputer sur la chose même, pour l’éclaircir, mais contre toi. Si tu es donc du même caractère que moi, je t’interrogerai avec plaisir ; sinon, je n’irai pas plus loin. Mais quel est mon caractère? Je suis de ces gens qui aiment qu’on les réfute, lorsqu’ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s’écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d’autant plus grand d’être réfuté, qu’il est véritablement plus avantageux d’être délivré du plus grand des maux, que d’en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l’homme, aucun mal égal à celui d’avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons. Si donc tu m’assures que tu es dans les mêmes dispositions que moi, continuons la conversation; ou, si tu crois devoir la laisser là, j’y consens, terminons ici l’entretien(Platon, Gorgias, 457c-458b).

Dire que la pensée philosophique est une activité et que cette activité suppose nécessairement un agent, c'est dire deux choses : d'une part, la pensée philosophique a ceci de philosophique qu’elle est nécessairement incarnée en un sujet pensant (condition de subjectivité : je dois adhérer à ce que je pense), mais d'autre part, elle est incarnée sans pour autant se confondre avec les opinions, les sentiments, les valeurs, etc. de ce sujet pensant, c’est-à-dire des “pensées” qu’on ne pourrait pas remettre en question sans, en quelque sorte, déclarer la guerre à ce sujet pensant (condition d’objectivité : je dois pouvoir me distancier de ce que je pense). C’est parce que la pensée philosophique est la synthèse d’une certaine subjectivité et d’une certaine objectivité que Socrate aime à réfuter et à être réfuté, apprécie d'être en situation de dire non à soi-même.

Or la synthèse suppose le conflit, l'opposition, la confrontation, non en tant que fin, mais en tant que moyen terme. Soit le problème philosophique : "être libre, est-ce faire ce qu'on veut ?" Oui ou non ? L'opinion "oui" entre en opposition irréductible avec l'opinion "non". La première produit des arguments. La seconde en énonce d'autres. Ce ne sont pas les mêmes. Apparemment, aucun terrain d'entente n'est possible (constat qui déconcerte nombre d'élèves de nos classes terminales). Aussi, si la philosophie doit être une activité et non une théorie (quelle théorie pourrait d'ailleurs bien jaillir d'une opposition diamétrale entre deux opinions qui se valent ?), c'est bien parce qu'il s'agit de faire une synthèse et non pas une conciliation. Il ne s'agit pas de donner raison à l'une ou l'autre opinion, mais plutôt, au sens hégélien, de dépasser (aufheben) cette contradiction en changeant de point de vue, en prenant de la distance par rapport au point de vue de la simple opposition : et si la question était mal posée, et s'il y avait plusieurs manière d'être libre, comme d'ailleurs de vouloir ? C'est pourquoi il est proprement absurde de vouloir, dans un débat qui se prétend “philosophique”, éliminer la violence des propos (ce que préconisent pourtant la plupart des “chartes” d’adhésion à un "forum philosophique"). Tant qu'il n'y a pas d'affrontement violent et irréductible entre des thèses opposées, on ne voit pas très bien à quoi pourrait servir la philosophie. Si les opinions se conciliaient d'elles-mêmes, si elles devaient naturellement coïncider au sein d'un topos noètos, pourquoi diable faudrait-il les critiquer et les dépasser ? Après tout, dans un sens très général, "la violence [bia] permet de mettre en mouvement ce qui ne possède pas en soi-même le principe de son propre mouvement"(Aristote, Physique, II, 192b). Sauf erreur, lorsque Descartes se voit adresser des objections à ses Méditations, lorsque Platon oppose Socrate à ses contradicteurs, ad hominem, ad personam vocant omnes ! Il est hautement probable que Spinoza n’aurait pas eu l’occasion de pousser aussi loin sa réflexion sur sa distinction conceptuelle fondamentale entre une morale et une éthique s’il n’avait eu, entre le 12 décembre 1664 et le 27 mars 1665, le violent échange épistolaire que l’on sait avec celui à qui il donne, très obséquieusement, du “Très savant Guillaume de Blyenbergh”. 

Quel besoin aurions-nous de "penser philosophiquement" dans un monde purifié de tout conflit, c’est-à-dire dans un monde de pures Idées qui subsisteraient en soi et par soi sans être incarnées par des Moi humains. Car au fond, ce sont moins les opinions contradictoires que leurs porteurs qui s'affrontent. Et pourquoi donc des Moi humains s'impliquent-ils à ce point dans des conflits verbaux à première vue insolubles ? Eh bien, c'est parce que le Moi humain est toujours nécessairement, comme le souligne Spinoza, soumis aux passions. De là vient que les conversations les plus passionnantes sont en général les plus passionnées et donc les plus violentes. Tout enseignant débutant n’a qu’une hantise : que son discours ne soit pas passionnant, qu’il ne passionne pas ses élèves. Or, pour qu’il le soit, il faut s’engager tout entier, avec ses passions, dans ses propos, et en payer le prix : le risque de l’agression, de la violence verbales. Ceci vaut, bien entendu, pour l’expression de toute forme de “pensée”, y compris les plus triviales, y compris les moins philosophiques. Mais combien plus pour la pensée philosophique qui, sans cette incarnation dans un Moi qui s’en sent, en quelque sorte, l’accoucheur (au sens socratique de la philosophie comme maïeutique d’une pensée dont le sujet pensant serait la “mère porteuse”), dégénèrerait en bavardage abstrait, faute de s’ancrer dans un vécu, demeurerait superficiel faute d’être défendu par un vivant. D'où la fameuse caractérisation platonicienne du "penser philosophiquement" : "la pensée est une discussion que l’âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner [...] car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son opinion"(Platon, Théétète, 189e). "Penser philosophiquement", c'est intérioriser la violence des opinions contradictoires, s'en faire le théâtre intime, les assumer en première personne, avant d'en faire une éventuelle synthèse qui dépasse la confrontation sans pour autant supprimer la violence, celle de l'accouchement.

Or, justement, le problème insurmontable auquel se heurtent la plupart des forums soi-disant “philosophiques”, ce n’est pas la violence des propos qui y sont échangés. Encore une fois : cette violence, sans être suffisante, est nécessaire. Pour parodier Bourdieu, on pourrait dire que la philosophie, à l'instar de la sociologie "est un sport de combat". Le problème est plutôt l'inverse : à savoir que les propos qui y sont échangés y sont trop souvent désincarnés et que, du coup, ils n’ont plus aucune portée philosophique. Pour développer ce point, je me réfère essentiellement à l’ouvrage de Paul Ricoeur Soi-même comme un Autre. L’auteur y distingue trois formes d’identité personnelle : la mêmeté, l’ipséité et l’identité narrative. La mêmeté ou "identité-idem", c’est l’identité objective ou rétrospective, le fait que, pour l’Etat Civil, je suis la même personne depuis ma naissance jusqu’à ma mort : la permanence de mon Moi dans le temps est alors à la fois numérique (je suis le même dans le sens où je suis un) et à la fois qualitative (je suis le même dans le sens où mes différentes apparitions physiques, de ma naissance à ma mort, me présentent et me re-présentent). L’ipséité ou "identité-ipse", c’est l’identité subjective ou projective, le fait, non seulement que je me sente être la même personne dans le passé, mais que je ressente une exigence éthique de devoir être "fidèle à moi-même" dans le futur : cette fois, la permanence dans le temps de mon Moi est assurée non seulement par mon caractère (c'est-à-dire mes propriétés objectives ou objectivables) passé (l'expérience vécue d'une continuité dans mes propres transformations), mais aussi par mes promesses (dans un sens pas nécessairement moral) quant au futur (le fait de m'engager, fût-ce à l'égard de moi-même seulement). Et l’identité narrative, c’est la synthèse des deux premières, de la mêmeté et de l'ipséité, de l'identité-idem et de l'identité-ipse. C’est le fait que mon identité personnelle se construise et se renforce à travers les récits que je fais de moi-même à la première personne et qui combine à la fois la mêmeté et l’ipséité, ce que j'ai été et suis encore et ce que j'ai à être, puisque le récit que je fais de moi-même combine dans des proportions diverses les éléments objectifs d'un récit dont je suis le rapporteur (des faits qui me sont arrivés et qui sont empiriquement vérifiables) et les éléments subjectifs d'une action dont je suis l'auteur (des ressentis, des points de vue, des intentions hors d’atteinte de la vérification empirique) : 
"le pas décisif en vue d'une conception narrative de l'identité personnelle est fait lorsque l'on passe de l'action au personnage [...]. Le récit construit alors l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage"(Ricoeur, Soi-même comme un Autre, vi)
 En tant que je me raconte moi-même, je suis le personnage de ma propre histoire, qui n'est rien d'autre que mon auto-biographie. Ricoeur veut dire par là que mon identité personnelle n'est ni empiriquement objective comme le pense Locke, ni empiriquement subjective comme le prétend Hume, mais empiriquement narrative dans la mesure où les deux aspects, objectifs et subjectifs sont indissolublement liés dans le récit en première personne que je fais de moi-même. 

À cet égard, je soutiens que les “discussions” sur l’Internet ne favorisent pas l’identité narrative des participants, mais au contraire leur narcissisme. En effet, la virtualité des échanges sur ce medium rend impossible la vérification des éléments factuels dont chacun fait état lorsqu’il parle de soi-même et encourage donc l’affabulation, le fait que chacun soit tenté de se forger un Moi idéal très éloigné de son Moi réel, ce qui, chez Freud, par exemple, est caractéristique de la résistance névrotique du "principe de plaisir" au "principe de réalité" : "dans le narcissisme, la personne se comporte comme si elle était amoureuse d’elle-même"(Freud, Totem et Tabou, iv). Ce qui, après tout, peut avoir une fonction psycho-sociale tout à fait respectable : si le narcissisme est un  passage obligé pour reconquérir une estime de soi perdue ou mise à mal, après tout, pourquoi pas. Mais, j’insiste lourdement sur ce point : celui qui tente de se valoriser en prétendant, par exemple, avoir lu Spinoza alors qu’en réalité, il en a seulement parcouru superficiellement quelques pages, voire quelques digests sur Wikipedia, ou qu’il n’en a que de vagues réminiscences lycéennes ou estudiantines fragiles et confuses, celui-là ne peut pas “penser” (au sens philosophique) Spinoza, parce que, lorsqu’il dit “je pense que …”, son “je” (son jeu ?) n’a tout simplement plus aucun ancrage narratif dans la contrainte éthique d'être consistant avec  un soi-même qu'après tout, dans de telles circonstances, il est le seul à connaître. Dans les termes de Ricoeur, son “je” est dépourvu d’identité narrative faute, tout à la foisn de mêmeté objective et d'ipséité subjective : d'une part, l'aspect du Moi qu'il met en avant en se prétendant spécialiste de Spinoza contredit les constatations d'autrui, d'autre part, son Moi n'est plus unique mais dual (son Moi réel désigné par son état civil et son Moi fantasmé construit par son "pseudo" sont deux).

Et en effet, s’il ne fallait qu’une seule preuve pour montrer que le chat, se prétendît-il “philosophique”, rompt nécessairement l’identité narrative du locuteur par défaut d'identité objective, celle-ci suffirait : tout participant à un "forum" virtuel, philosophique ou non, d'ailleurs, est invité à prendre un “pseudo”. "Pseudo" est évidemment l'apocope de "pseudonyme" qui signifie, étymologiquement, "faux nom". En grec, ho pseudos c'est “le mensonge”, le mensonge derrière lequel tout participant à un "forum" est, d'emblée, invité à se cacher. Or faut-il rappeler que le vrai nom (l'"aléthonyme", pourrait-on dire, par opposition au "pseudonyme") est une marque objective qui, dans toutes les civilisations, est attribuée à l’individu par la société pour qu’elle puisse le reconnaître et, peut-être aussi, pour que l'individu puisse lui-même se reconnaître : "la continuation de la même existence préserve l’identité de l’individu sous l’identité de nom"(Locke, Essai Philoso­phique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 29). D'ailleurs, dans notre civilisation, que nous demande-t-on, a minima, lorsqu'on nous enjoint de décliner notre "identité", sinon de donner notre nom ? Il suit que le fait de choisir un pseudonyme, un faux-nom manifeste l’intention de rompre avec ce que Ricoeur appelle la mêmeté, c’est-à-dire la traçabilité sociale que son nom lui imposait. En choisissant un “pseudo”, je ne suis, objectivement, plus le même : je me donne une contenance, des connotations, voire une apparence (via mon avatar, un mot qui signifie “transfiguration” en sanskrit !) que je n’ai pas forcément dans la réalité. Dès lors, à moins de donner des gages irréfutables de ma mêmeté (ce qui est toujours possible mais qu'Internet rend techniquement difficile), faute d’identité objective et donc d'identité narrative, il est difficile de rester soi-même au cours d'un échange virtuel sur un "forum" d'Internet. 

Or, si dans la plupart des applications d'Internet, cette dissonance narrative est de peu, voire de nulle importance, dans le cadre d’un site prétendument “philosophique”, cela est catastrophique : n’étant plus le même, n'étant plus un, d’une part mes propos sont désincarnés, ils sont inconsistants, incapables d’être universalisés ; et d’autre part, la personnalité fictive toute puissante que je me suis forgée en vue de me valoriser narcissiquement à mes propres yeux supporte mal la dissymétrie objective des Moi en présence. Le Moi qui n’assume pas sa mêmeté objective sacrifiée sur l’autel du principe de plaisir et du délire de toute puissance qu’autorise la dissimulation derrière un “pseudo”, ce Moi ne supportera certainement pas d’être réfuté par une autorité, c’est-à-dire d'être confiné, même très ponctuellement, sur un détail de discussion, dans une position d'infériorité par un autre Moi, même si sa position sociale objective (sa mêmeté, donc) l’”autorise” objectivement à faire cette mise au point. En clair, le béotien narcissique ne supportera pas la contradiction immédiatement assimilé à une contrariété, surtout si celle-ci lui est portée par un Moi dont il reconnaît, à son corps défendant (donc, par mauvaise foi), une autorité qu'il va s'évertuer à dénier avec d'autant plus d'énergie que son Moi idéal sera plus éloigné de son Moi réel. Or, nul n’est besoin ici de rappeler ce que souligne Hannah Arendt concernant l’importance de l’autorité comme condition de possibilité de la progression de la pensée dans un processus d’enseignement. Mais pourquoi prendrait-on un pseudo-nyme sinon pour se forger une pseudo-identité narrative qui permette d'éviter les désagréments liés au fait d'être toujours potentiellement justiciable d'une condamnation par une autorité dans le monde commun ? Car, si le pseudo n'immunise certes pas, et c'est fort heureux, son porteur contre toutes les sortes de condamnations (e.g. en cas d'infraction manifeste contre la légalité), il en diminue néanmoins considérablement le risque (cf. les "débordements" racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, révisionnistes, etc. sur les réseaux dits "sociaux"). Sauf erreur, c'est même exactement la fonction de cette sacro-sainte institution dite du pseudo. Ce qui, d'ailleurs, dans un certain nombre d'utilisations d'Internet où il est préférable de "brouiller les pistes", est un avantage et un progrès considérables, nul n'en disconvient. Mais, encore une fois, dans le cas particulier du dialogue philosophique, je soutiens que la tentation d'échapper à la responsabilité à l'égard des propos tenus sur un forum philosophique rend la consistance du discours du porteur de pseudo extrêmement problématique faute de ce que Ricoeur appelle l'ipséité : en me cachant derrière un pseudo, j'entends, en effet, rester insaisissable, c'est-à-dire ne pas me projeter dans quelque forme de catégorisation que ce soit, tant pour le passé que pour le futur, tant pour autrui que pour soi-même. Ce qui peut donner lieu à des œuvres littéraires et poétiques remarquables. Mais enfin, d'une part tout le monde n'est pas Proust, Joyce ou Musil, et d'autre part, en l'absence de consistance tout à la fois objective et subjective du Moi qui prétend "penser philosophiquement", faible est la probabilité pour que les arguments échangés soient consistants, et la possibilité d'un dialogue philosophique me semble passablement compromise. La toute première inconsistance étant, je le répète, de commencer par se donner un faux nom avant de se livrer à la pratique de "ceux qui aiment le spectacle de la vérité", comme le dit Platon.

Déjà Pascal (bien avant l’apparition de l’Internet) remarque que 
nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous tra­vaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. […] Grande marque du néant de notre propre être, de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre, et d’échanger souvent l’un pour l’autre !(Pascal, Pensées, B147)
 Internet ou pas, un certain nombre de vicissitudes sociétales qui ne datent pas d’hier (bien, que, manifestement, la bien-nommée “dépression” économique les exacerbe) rendent le lien social problématique. Plus précisément, elles tendent à produire ce que Hannah Arendt appelle the loneliness (et que Ricoeur traduit par “désolation”), et qui exprime le fait paradoxal que nous nous sentons seuls, abandonnés, désemparés au milieu de la foule de nos semblables. Quoi de plus naturel alors, nous dit Pascal de nous réfugier dans l’imagination qui a pour fonction de substituer à l’absence de lien social satisfaisant que le Moi réel ne peut pas ou ne peut plus établir un lien social fantasmé sur la base d’un Moi imaginaire et flatteur dans une fuite que Sartre nomme "mauvaise foi" : "l’acte premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on en peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est" (l’Être et le Néant, I, ii, 3). Or, le grand problème que pose la mauvaise foi n’est pas, en soi, le recours à l’imagination (en l’occurrence d’un Moi idéal différent du Moi réel), mais plutôt le fait que nous adhérions pleinement à l’existence de ce que nous imaginons. Et si Pascal nous était contemporain, il prendrait acte de ce que l’évolution de nos conditions matérielles d’existence pousse le plus grand nombre à se forger, à peu de frais, un Moi imaginaire par media techniques interposés, à commencer par l’Internet qui encourage la perte d’identité narrative en invitant explicitement les intervenants à disparaître derrière un pseudonyme. Or, si la philosophie à quoi que ce soit à voir avec la recherche, fût-elle indirecte, de la vérité, il faut alors en déduire que l’imagination d’un Moi idéal a un effet redoutable lorsqu’il s’agit de philosopher : “nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent […] : l’homme n’est alors que déguisement, que mensonge et hypo­crisie, et en soi-même et à l’égard des autres(Pascal, Pensées, B100). "Nous haïssons la vérité" lorsqu'il s'agirait plutôt, en l'occurrence, de se haïr soi-même, c'est-à-dire d'avoir honte d'avoir été le porteur de cette doxa que l'activité philosophique est en train de réduire à néant : 
"l’âme ne peut tirer aucun bénéfice des enseignements qui lui sont dispensés avant que l’examen critique ait amené celui qui en est l’objet à éprouver de la honte et l’ait débarrassé des opinions qui font obstacle aux enseignements"(Platon, le Sophiste, 231c)

Je prétends donc que les forums de discussion soi-disant “philosophiques” encouragent ce que Freud appelle l’Ichspaltung (”clivage du Moi”) inconciliable avec le fait d’assumer une pensée philosophique. L’irresponsabilité (qui n'est pas “l’immunité” au sens juridique du terme) de tout intervenant sur un forum Internet est à peu près garantie par l’usage du “pseudo”. Or, comme le fait remarquer Paul Ricoeur qui reprend là une idée chère à Hannah Arendt, on ne peut pas avoir d’identité narrative sans être responsable de ses propos devant le "monde commun", c’est-à-dire avoir conscience d’un risque de se faire sanctionner, fût-ce de manière extrêmement symbolique (par exemple par le sentiment du ridicule), pour la teneur de ses propos, notamment lorsque le récit que l'on fait de soi-même est manifestement trop éloigné de notre identité objective. Et, sur Internet, il n’y a précisément pas de monde commun devant quoi rendre des comptes, il n’y a que des mondes virtuels. L’Autre n’existe pas : il est virtuel. Le Moi aussi est virtuel puisqu’il se cache derrière un “pseudo”. Et comment faire de la philosophie sans admettre au minimum que la pensée dont on est soi-même le porteur à l’instant t entre en conflit avec l’analyse que fait un autre Moi de la même pensée à l’instant t+n avant de déboucher éventuellement sur une synthèse en t+m ? Comment faire de la philosophie sans admettre que c’est l’Autre, un Autre bien réel et doté d'une identité objective qui, par sa conversation, sa lecture, son étude, va me donner l’occasion et la possibilité de ce changement de point de vue en me fournissant les outils conceptuels qui vont attaquer la doxa dont je suis porteur à l’instant t ? Au lieu de quoi, en vertu de la pseudonymie, l'identité de l'Autre est dissoute dans la conjonction de la méconnaissance de son être réel et de l'absence de son être réel. Quant aux laps de temps m et n qui, dans des conditions normales d'échanges réels (par exemple, épistolaires) sont des facteurs de maturation de la pensée, la quasi-instantanéité des échanges sur Internet les fait tendre vers zéro. C'est pourquoi, comme l'a fait justement remarquer Mike Godwin, plus une discussion virtuelle s'éternise, donc plus sont fortes les résistances du moi clivé, inconsistant, au risque d'un éventuel changement de point de vue déterminé par l'argumentation de l'Autre, plus élevée est la probabilité d'une réduction de cet Autre ad Hitlerum, ad Trollum ou à quoi que ce soit qui signe le refus définitif de l'altérité, donc le mépris du dialogue.  On voit que, dans le monde virtuel de l’Internet, la probabilité pour qu’il y ait un véritable échange philosophique entre contributeurs assumant leur identité narrative est malheureusement très faible. Ce qui, cependant, me semble être l'une des conditions sine qua non du penser philosophique. Et, comme dans tout jeu, l'absence d'une probabilité significative d'y rencontrer des participants qui en respectent les règles, cela rend impossible la pratique du jeu en question, en l'occurrence, le jeu du "forum philosophique" sur Internet. Quod erat demonstrandum.

Pour ma part, j'aime et je recherche le dialogue philosophique au sens défini supra. Je le pratique avec mes élèves. Non sans quelques difficultés toutefois parce qu'il ne va pas de soi, pour ces jeunes gens et ces jeunes filles plein(e)s de bonne volonté mais conditionné(e)s par les exemples de relations verbales inconsistantes que les media donnent abusivement pour des exemples de "dialogue" et qui ne sont rien d'autre que du débat ou de la controverse abusivement qualifiés de "démocratiques" afin d'en augmenter la valeur marchande auprès des annonceurs. Dans tous les cas, fait défaut l'exigence de consistance argumentative pour les élever au rang de dialogue philosophique authentique (encore une fois, Platon nous est là d'un grand secours qui établit une ligne de démarcation entre "rhétorique" et "philosophie").

Pour terminer, je vous invite à méditer ce passage de Thomas Bernhard que l'on croirait écrit spécialement pour illustrer notre propos :
"D'abord nous sommes bien accueillis, servis, mais toujours plus mal servis. Toujours de plus en plus mal servis. Et finalement chassés. Ou bien nous quittons nous-mêmes ces auberges séance tenante parce que nous ne pouvons plus supporter leur puanteur. La cuisine infecte. Le service lamentable. Mais non sans payer naturellement une addition astronomique [...]. Nous entrons dans ces philosophies comme dans des auberges ouvertes, et nous nous asseyons aussitôt à la table des habitués. Et nous nous étonnons de n'être pas aussitôt servis à notre entière satisfaction. Nous sommes au comble de l'irritation. Aussi au sujet des gens répugnants qui en ont pris à leur aise avec nous dans cette auberge. Nous demandons après l'aubergiste. Mais l'aubergiste ne vient pas. Et si, éventuellement, nous avons été séduits d'abord, éventuellement par l'installation de l'auberge, nous en sommes dégoûtés en peu de temps. Nous sommes mal assis. Il y a des courants d'air. Une odeur fétide se répand à la place du plus fin des fumets de rôti que nous attendions. Nous sommes servis par de petits serveurs répugnants qui n'ont jamais rien appris. Qui courent de long en large continuellement abrutis. Et apportent finalement tout à table sauf ce que nous avons commandé. Les plats sont immangeables. Les boissons empoisonnées. Et puis, quand nous voulons demander des comptes à l'aubergiste, le bruit court que l'aubergiste serait déjà depuis longtemps mort. C'est ainsi que nous entrons à l'enseigne des grands noms qui nous promettent un repas philosophique. Et c'est toujours le même. Immangeable [...]. A la fin, nous évitons toutes les auberges. Nous n'entrons plus dans aucune auberge. L'enseigne peut briller autant qu'elle veut. Nous filons sans jeter un regard. Il en ressort qu'il n'y a plus d'aubergiste du tout. Rien que des gérants sans scrupules"(Thomas Bernhard, Déjeuner chez Wittgenstein).

samedi 1 septembre 2007

SOCRATE, LA DEMOCRATIE, LA RHETORIQUE ET LA PHILOSOPHIE.

La tâche de l’histoire est de sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli [...]. L'action, comme les Grecs ont été les premiers à s'en apercevoir, est en elle-même complètement fugace, elle ne laisse jamais un produit final derrière elle [...]. On a [donc] besoin de la mémoire des hommes pour continuer d’exister après la mort.1

Pour Hannah Arendt, qui revendique l’héritage de Thucydide et d’Hérodote, la tâche de l’histoire ne peut-être que de remémorer le cadre conceptuel d’un monde commun auquel les nouveaux venus vont être invités à apporter leur contribution, si modeste soit-elle, non par une production matérielle toujours peu ou prou liée à la contrainte biologique, mais par l’action libre. Un personnage historique, pour Arendt, est un être humain qui se sera manifesté par un comportement exemplaire au sens où ce comportement sera réputé, aux yeux des contemporains, comme une interprétation libre donc mémorable du cadre conceptuel reçu en héritage.

La liberté [...] est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle, la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est donc l'action. Cette liberté, que nous prenons pour allant de soi dans toute théorie politique [...] est l'opposé même de la "liberté intérieure", cet espace intérieur dans lequel les hommes peuvent échapper à la contrainte extérieure et se sentir libres [...]. La liberté comme inhérente à l'action est peut-être illustrée le mieux par le concept machiavélien de virtù, l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la fortuna. Son sens est rendu de la meilleure façon par "virtuosité", c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution (différents des arts créateurs de fa­brication) où l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à l'existence.2

Or, Socrate, dans la mesure où il n’a jamais rien écrit, rien produit de durable, n’a laissé de traces de son existence que dans la mémoire de ses contemporains. De fait, tout ce que nous savons de Socrate nous est parvenu à travers les écrits de Xénophon, d’Aristophane et de Platon qui ont été les témoins directs de son existence. En ce sens, nous pouvons déjà dire que Socrate est parfaitement emblématique de ce qu’est un personnage historique au sens d’Hannah Arendt : c’est un homme qui n’a rien produit mais dont ses contemporains ont jugé les actions dignes d’être honorées par la mémoire des hommes. Xénophon consacre tout un ouvrage au récit de la vie de Socrate, ouvrage justement intitulé les Mémorables (Apomnèmoneumatôn, littéralement, "ce qui remonte à la mémoire"), Aristophane consacre une de ses comédies les plus grinçantes (les Nuées) au comportement d'un homme qu'il considère comme absurde et dangereux pour la Cité, et Platon consacre la quasi-totalité de ses ouvrages à mettre en scène un personnage auquel il confie le rôle d'instituteur de la philosophie. Donc, pour des raisons visiblement différentes, voire opposées, trois des plus éminents contemporains de Socrate rendent hommage à ce que Hannah Arendt appelle la virtuosité de l'homme libre qui s'inscrit parfaitement dans un cadre historico-politique déterminé.

Mais,

Pour que la philosophie apparaisse il faut la conscience de la liberté, et le peuple dans lequel la philosophie commence doit avoir la liberté comme principe ; pratiquement, cela est lié à l'épanouissement de la liberté réelle, la liberté politique [...]. Ainsi, l'aspect historique de la philosophie est nécessairement lié à l'histoire politique ; car, pour que l'on cultive la philosophie, il faut qu'un peuple ait atteint un certain degré de formation intellectuelle ; il faut être assuré contre le besoin, l'angoisse du désir a dû disparaître, le simple intérêt pour les choses finies a dû s'user à la peine et la conscience avoir progressé jusqu'au point de prendre de l'intérêt aux généralités. La philosophie est une manière libre d'agir (d'où le besoin de la philosophie). A cet égard on peut la considérer comme du luxe, car le luxe satisfait ce qui n'est pas dans la dépendance immédiate de la nécessité, ainsi on peut évidemment s'en passer [...]. Celle-ci commence seulement là où l'individu se sait comme individu pour soi, comme universel, comme essentiel, comme ayant une valeur infinie en tant qu'individu ; où le sujet a atteint la conscience de la personnalité, où donc il veut af­firmer sa valeur absolument pour soi. La libre pensée de l'objet y est incluse, — de l'objet absolu, universel, essentiel. Penser, cela veut dire mettre quelque chose dans la forme de l'universalité ; se penser veut dire se savoir comme universel, se donner la détermination de l'universel, se rapporter à soi. Là est contenu l'élément de la liberté pratique [...]. Dans l'­histoire la philosophie apparaît donc seulement là où et en tant que se forment de libres constitutions. L'Esprit doit se sépa­rer de son vouloir naturel, de son immersion dans la matière.3

On pourrait résumer le propos de Hegel en disant que l'apparition de la philosophie répond à deux conditions. Tout d'abord il faut qu'existe, à l'état latent, un besoin de philosophie comme d'un luxe nécessaire. Luxe dans la mesure où la communauté politique dans laquelle ce besoin se fait sentir doit évidemment avoir dépassé le stade de la simple survie matérielle pour dégager une liberté de penser susceptible de se sentir concernée par des problèmes intellectuels, de "prendre de l'intérêt aux généralités". Mais ce besoin resterait une pure abstraction et sa satisfaction resterait virtuelle s'il ne s'accompagnait d'une possibilité de s'incarner dans un (des) individu(s) qui se sent(ent) en quelque sorte investi(s) de la mission de donner à ce moment historique luxueux, un contenu concret et pratique. Dit d'une autre manière, pour se satisfaire, le besoin de liberté nécessite des hommes tout prêts à incarner cette liberté.

Or ces deux conditions sont manifestement satisfaites par et dans la Cité d'Athènes à la fin du V° et au début du IV° siècles av.J-C. Après avoir atteint son apogée durant le règne de Périclès, la guerre du Péloponnèse (431-404) va peu à peu émousser l'hégémonie athénienne, pour aboutir finalement à la soumission à Sparte. Bien que les premières années de la guerre fussent avantageuses pour Athènes (la paix dite de Nicias en 421 confirme la supériorité d'Athènes),l'expédition de Sicile conduite par Alcibiade s'avère être un désastre et, dès 412, un premier mouvement séditieux (le gouvernement dit des Quatre Cents) suspend la constitution démocratique de Clisthène. Même si l'oligarchie autoritaire est chassée et la démocratie restaurée dès 411, la crédibilité de celle-ci est fortement entamée aux yeux de certains athéniens. Et elle le sera encore plus après l'affaire des Arginuses. En 406, une bataille navale mettant aux prises, au large des îles Arginuses, Athènes et Sparte voit la défaite de celle-ci mais, au retour, les stratèges athéniens, au lieu d'être acclamés par l'Ekklèsia, sont au contraire condamnés à mort pour n'avoir pas pris soin des marins tombés au combat. Ce qui n'empêche pas l'assemblée populaire, sans doute prise de remords, de réhabiliter officiellement lesdits stratèges peut de temps après leur exécution ! Si l'on en croit Xénophon, un certain Socrate qui se trouve exercer les fonctions de prytane au moment de cette lamentable affaire, aurait été fortement impressionné par ce qu'il aurait considéré comme une inévitable dérive d'un système démocratique contre lequel il nourrissait déjà quelque méfiance. Le problème pour Socrate semble en effet être le suivant : comment un système politique qui se caractérise par une prise de décision majoritaire sur la place publique après débats publics dirigés par les plus habiles parmi les discoureurs pourrait-il ne pas être confisqué en fait, sinon en droit, par ces derniers ? Bref, comment s'étonner que ce qui paraît majoritairement vrai et juste un jour puisse sembler faux et injuste dès le lendemain ? Il est probable que, au-delà du crime imaginaire d'impiété que les accusateurs de Socrate s'emploieront laborieusement à lui imputer lors de son procès en 399, c'est le profond ressentiment qu'il aura fini par inspirer aux démocrates, notamment à la lumière du soutien qu'il aura apporté au gouvernement des Quatre Cents et, pire que cela, à la tyrannie des Trente en 404, qui lui vaudra d'être condamné à mort. Donc, si la critique de la démocratie athénienne devient un luxe tentant lors de la deuxième moitié de la guerre du Péloponnèse, il se trouve un certain Socrate pour avoir manifestement l'intention de se payer ce luxe. Ce citoyen athénien en effet y est prédisposé en ce que, d'une part il est partie prenante, en sa qualité de magistrat tiré au sort, des péripéties et des errements de la démocratie athénienne de cette époque, d'autre part il ne semble jamais avoir manifesté beaucoup de sympathie à l'égard de la démocratie (malgré des origines relativement modestes), d'autant que, si l'on en croit Platon, il a été persuadé par l'oracle du temple de Delphes d'être le plus sage de tous les hommes, au point de posséder un daïmôn, c'est-à-dire un genius, une intuition divine qui le guide à chaque instant :

Il y a bien des chances, [...] que le dieu soit réellement sage et que, par cet oracle, il veuille dire que la sagesse humaine n'est pas grand chose, ou même qu'elle n'est rien. Et s'il a nommé Socrate, il semble bien qu'il s'est servi de mon nom pour me prendre pour exemple.4

Socrate est donc, de toute évidence, conscient d'être investi d'une mission divine auprès de la Cité :

Je suis attaché aux Athéniens par la volonté des dieux pour les stimuler comme un taon stimulerait un cheval.5

Que Socrate ait été considéré comme un illuminé sur la santé mentale duquel planaient les plus extrêmes réserves, cela ne fait aucun doute et n'a sans doute pas peu contribué à entretenir la méfiance de ses concitoyens et des historiens à son égard. Par exemple, cinq siècle plus tard, Aulu-Gelle fera de Socrate un véritable mystique :
Parmi les travaux et les exercices volontaires par lesquels Socrate cherchait à s’aguerrir contre la souffrance, voici, dit-on, une des épreuves singulières qu’il s’imposa maintes fois : on prétend que souvent il restait debout dans la même attitude, la nuit, le jour, d’un soleil à l’autre, sans remuer les paupières, immobile à la même place, les regards dirigés vers le même point, plongé dans des pensées profondes, comme isolé de son corps par la méditation.6

Toujours est-il que l'insertion d'une personnalité hors du commun dans un contexte historico-politique propice à la critique intellectuelle d'institutions fragilisées que cette personnalité connaît bien au sein d'une civilisation consciente de sa supériorité culturelle, va engendrer une remarquable synthèse, d'une part en ce qu'elle va répondre à une nécessité historique au sens de Hegel, d'autre part en ce qu'elle va se caractériser par une mémorable virtuosité au sens d'Arendt. Et cette synthèse nécessaire et virtuose, c'est l'invention de la philosophie. Ce sont les aspects paradigmatiques de cette invention que nous voudrions à présent essayer d'évoquer.

Rappelons d'abord que, comme Socrate, en dépit des conditions favorables signalées supra, n'a laissé aucune trace écrite, il fallait bien, pour que la philosophie survécût à son fondateur, une tierce personne qui consignât par écrit cette activité nouvelle. Cette tierce personne, c'est Platon dont le début de l'activité littéraire correspond à la fois à la fin de la guerre du Péloponnèse en 404, au rétablissement de la démocratie à Athènes en 403 et à la mort de Socrate en 399. Platon est d'autant plus enclin à se faire le porte-parole, sinon le "metteur en scène" de Socrate7 qu'il partage la même méfiance à l'égard des institutions démocratiques, comme il le rappellera à la fin de sa vie :

Du temps de ma jeunesse, je ressentais en effet la même chose que beaucoup dans ce cas ; je m'imaginais qu'aussitôt devenu maître de moi-même, j'irais tout droit m'occuper des affaires communes de la cité. Et voilà comment le hasard fit que je trouvais les choses de la cité. Le régime d'alors étant en effet soumis aux violentes critiques du plus grand nombre, une révolution se produisit. […] Et moi, voyant donc cela, et les hommes qui s'occupaient de politique, plus j'examinais en profondeur les lois et les coutumes en même temps que j'avançais en âge, plus il me parut qu'il était difficile d'administrer droitement les affaires de la cité. Il n'était en effet pas possible de le faire sans amis et associés dignes de confiance -et il n'était pas aisé d'en trouver parmi ceux qu'on avait sous la main, car notre Cité n'était plus administrée selon les coutumes et les habitudes de nos pères.8

De fait, Platon n'aura de cesse, dans toute son oeuvre écrite, à l'exception de son dernier ouvrage (les Lois), de mettre en scène Socrate à qui il fait invariablement jouer le rôle du philosophe. Et c'est proprement à une mise en scène qu'on assiste puisque, hormis quelques lettres, tous les ouvrages écrits par Platon et qui nous soient parvenus sont des dialogues. La forme dialoguée que Platon donne à ses ouvrages n'est en rien contingente : d'abord parce qu'elle est apparentée au théâtre comme activité culturelle favorite des athéniens9, ensuite et corrélativement, parce que le dialogue philosophique se déploie dia tou logou, "à travers le discours", à travers les échanges verbaux de protagonistes qui s'écoutent et se répondent, et sa raison d'être c'est dia ton logon, "à cause du discours", en l'occurrence à cause du discours comme institution démocratique de base. Dans tous les dialogues de Platon, nous allons donc assister à un échange d'arguments entre le philosophe (Socrate) et ses contradicteurs (en général des citoyens athéniens reconnaissables par l'activité qu'ils pratiquent ou les thèses qu'ils défendent), échange qui, pour Platon, doit aboutir à montrer la supériorité de l'argumentation du philosophe dont la méthode consistera invariablement à user de maïeutique et d’ironie :

SOCRATE : j'ai d'ailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu'on m'a fait souvent d'interroger les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n'ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité.10

La maïeutique (maïeutikè tekhnè, "art de l'accouchement"11) va consister, pour le philosophe, à diriger le dialogue avec son interlocuteur jusqu'à ce que celui-ci accouche du problème dont la prise de conscience est, du point de vue du philosophe, l'objet et le but de l'entretien. Sauf que, pour parvenir à ses fins, le philosophe devra habilement feindre l'impartialité et l'ignorance, en dissimulant donc ses intentions maïeuticiennes nécessairement nourries d'un savoir préalable, car, comme Platon le fera dire à Socrate, dans le Ménon, comment chercher quelque chose si on n'a pas déjà a priori quelque idée sur ce qu'on cherche. Aussi, le philosophe fera-t-il naturellement preuve d'ironie (eïrônéïa, du verbe eïrônéuomaï, "dissimuler") : il dissimulera à son interlocuteur tout ce qu'il sait et tout ce qu'il veut, bref, il le prendra un peu pour un imbécile12. Platon finira par forger l'adjectif dialektikos, "dialectique", pour qualifier l'essence même de la méthode maïeutique ironique propre à la philosophie :

La dialectique est la seule méthode qui, rejetant les suppositions s’élève jusqu’au principe même pour établir solide­ment ses conclusions.13

Autrement dit, le philosophe va nécessairement, par et dans le dialogue, s'appuyer sur les arguments de ses interlocuteurs en leur faisant graduellement prendre conscience de la nécessité de réfuter et de dépasser les thèses dont ils sont les porteur. La dialectique, comme le montreront plus tard Hegel, Marx, Bachelard, etc., n'est donc rien d'autre que le chemin qui va de l'erreur à la vérité. D'emblée, le philosophe s'assigne donc l'ambition14 de rechercher la vérité.

Voyons pour finir comment fonctionne cette méthode dialectique en analysant l'exemple du dialogue intitulé Gorgias composé vers 387-386, c'est-à-dire au milieu de la carrière de Platon. Son titre exact est Gorgias hè péri rhétorikès, anatreptikos, autrement dit "Gorgias ou sur la rhétorique, genre réfutatif". Le thème de ce dialogue est donc ce qui, pour Socrate et Platon, constitue le problème central de la démocratie : la rhétorique (ou la sophistique15), c'est-à-dire l'art de discourir de manière persuasive pour emporter une décision dans un débat. Et le genre que Platon lui-même lui assigne, c'est l'anatreptique, la réfutation, sans qu'on sache vraiment, une fois terminée la lecture de l'ouvrage, si c'est le philosophe qui a réfuté le rhéteur ou si c'est au contraire le rhéteur qui a réfuté le philosophe. Tout au long du dialogue, Socrate va être confronté successivement à trois promoteurs de la rhétorique : Gorgias, Pôlos, Calliclès.

D'abord, Socrate discute avec Gorgias. Gorgias de Léontion est un orateur réputé non seulement pour la qualité de ses discours mais encore par la qualité pédagogique de son enseignement : non seulement il est habile à parler, mais il enseigne aussi, non sans quelque succès commercial, comment être habile à parler en public. Socrate, qui sait qu'il a affaire à un spécialiste, commence donc par demander audit spécialiste de définir son activité :

Eh bien voyons. Donc toi, Gorgias, qui connais l'art de la rhétorique, tu prétends en outre pouvoir former un orateur. Mais la rhétorique, sur quoi porte-t-elle ? Quel est son objet ?16

Ce que demande là Socrate à Gorgias est paradigmatique de l'exigence philosophique numéro un : toi qui prétends savoir quelque chose, donne-nous donc une définition de ce en quoi consiste ton savoir. Et, en effet, tout au long des dialogues platoniciens, Socrate pose inlassablement la même question préjudicielle : ti esti ? "qu'est-ce que c'est ?". "Qu'est-ce que c'est que le courage ?" demande-t-il à Lachès, le valeureux général professionnel du courage, "Qu'est-ce que la piété ?" s'enquiert-il auprès d'Eutyphron, le prêtre, forcément spécialiste de la piété, etc. Pour Socrate et pour Platon, la capacité à fournir une définition est le critère qui va permettre de faire le partage entre celui qui sait vraiment ce dont il parle et celui qui ne possède qu'une opinion, c'est-à-dire une connaissance de seconde main à laquelle il n'a fait qu'opiner, le plus souvent pour la simple raison que l'objet de cette opinion lui a été présenté de manière persuasive par un orateur habile. La portée de cette exigence de définition comme indice irréfutable de la connaissance vraie est si importante que
SOCRATE : tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité , [car] les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité.17

Preuve supplémentaire, s'il en était besoin, de l'enjeu indiscutablement politique de l'apparition de la philosophie. La direction de la Cité doit être confiée à ceux qui sont animés de l'amour de la vérité (hè philia tès sophias), c'est-à-dire ceux qui, sans posséder nécessairement cette vérité, ont néanmoins le souci et la faculté de la rechercher. A contrario, ceux qui n'ont pas le souci de ce qu'il en est vraiment de l'être des choses et des affaires humaines, ceux qui se contentent de l'apparence des choses et des affaires humaines, et qui, de plus, ont été élevés à la magistrature sur la foi de ces fragiles apparences, ceux-là sont des imposteurs. Et, pour Socrate, l'imposture commence par l'incapacité de tels individus à prendre conscience de leurs limites. D'ailleurs, de l'aveu même de Gorgias, cela n'a aucune importance :

GORGIAS : qu'un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras : si une discussion doit s’engager à l’assemblée du peuple ou dans une réunion quelconque pour décider le­quel des deux sera élu comme médecin, j’affirme que le médecin n’existera pas et que l’orateur lui sera préféré si cela lui plaît. Il en serait de même en face de tout autre artisan : c’est l’orateur qui se ferait choisir plutôt que n’importe quel compétiteur ; car il n’est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d’une manière plus persuasive que l’homme de métier, quel qu’il soit. Voilà ce qu’est la rhétorique et ce qu’elle peut.18

Donc le premier critère discrimant entre la philosophie et la rhétorique va être l'incapacité pour cette dernière de rien définir, à commencer par l'incapacité à se définir. Ce dont, encore une fois, Gorgias convient sans difficulté :
SOCRATE : la rhétorique n'a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle. Simplement, elle a découvert un procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que, devant un public d'ignorants, elle a l'air d'en savoir plus que n'en savent les connaisseurs.
GORGIAS : mais la vie n'en est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n'y a aucun art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n'est pas moins fort qu'un spécialiste !19

Gorgias ayant fini par abonder dans le sens de Socrate, le flambeau de la défense et l'illustration de la rhétorique est bientôt repris par un autre fameux orateur, Pôlos d'Agrigente. La discussion reprend donc là où Gorgias l'avait laissée : quid de l'utilité de la rhétorique ? Car après tout, à défaut d'une vérité difficile d'accès, il vaut peut-être mieux, à titre provisoire, comme le dira plus tard Pascal, une fausseté commune qui fasse consensus ? Bref, n'y a-t-il pas un bon usage (provisoire) possible de la rhétorique ? A Pôlos qui s'évertue à vanter l'extraordinaire puissance de la rhétorique et donc sa possible mise au service du bien, là encore la réponse de Socrate est tout à fait significative de ce qu'exige la philosophie, tant dans son contenu que dans sa méthode. Dans son contenu, Socrate répond qu'il ne peut exister de bien apparent ou de bien provisoire. En effet, dire que quelqu'un cherche à faire le bien, c'est une tautologie : nous faisons toujours ce qui, de notre propre point de vue, nous paraît être un bien. Mais c'est justement cela le problème : si le gouvernement de la Cité doit être confié au philosophe, c'est que, comme cela sera repris et développé dans la République,

L’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages.20

Or nous avons défini les philosophes comme les amoureux de la vérité et les contempteurs de l'opinion. On doit donc en déduire que les faiseurs d'opinions que sont les rhéteurs (les philodoxes, hoï philoï tès doxas, "ceux qui aiment l'opinion", comme Platon les appellera dans la République) ignorent au contraire tout du bien et que, dans le meilleur des cas, ils peuvent certes, faire plaisir (faire de la démagogie, ton dèmon ageïn, "flatter le peuple") mais non pas faire le bien. On a là l'idée fondamentale selon laquelle la philosophie est une recherche du bien vivre, ambition qui ne se justifie qu'à condition de distinguer, d'une part la volonté d'une âme consciente, exigeante et rigoureuse, d'autre part le désir d'un corps inconscient, paresseux et fluctuant. C'est l'idée que nul ne fait le mal volontairement : quand on veut, on veut nécessairement le bien, et si cela se révèle ne pas êtrele cas, c'est la preuve qu'on n'a pas de volonté suffisante et qu'on est le jouet des ses désirs. Voilà donc un nouveau critère de distinction entre la philosophie et la rhétorique : la philosophie entend éduquer la volonté là où la rhétorique se contente d'être esclave des désirs, la philosophie se soucie de l'âme, là où la rhétorique ne prend soin que des corps.

Du point de vue de la méthode, le passage suivant offre deux exemples intéressants de procédés philosophiques appelés à un bel avenir, la dichotomie et l'analogie :

SOCRATE : il y a deux genres de choses et je soutiens qu'il y a deux formes d'arts21. L'art qui s'occupe de l'âme, je l'appelle politique. Pour l'art qui s'occupe du corps, [...] j'affirme que tout l'entretien du corps forme une seule réalité composée de deux parties : la médecine et la gymnastique. Or, dans le domaine de la politique, l'institution législative correspond à la gymnastique et l'institution juridique à la médecine [...]. Existent donc quatre formes d'arts qui ont soin, les unes du plus grand bien du corps, les autres du plus grand bien de l'âme. La flatterie l'ayant bien compris [...], sans s'y connaître, elle a visé juste et s'est divisée en quatre activités, elle s'est subrepticement glissée sous chacune de ces quatre disciplines et elle a pris le masque de l'art sous lequel elle se trouvait : [...] ainsi, le maquillage est à la gymnastique ce que la cuisine est à la médecine, [...] et encore ce que la sophistique est à la l'institution législative et [...] ce que la rhétorique est à l'institution juridique.22

Voilà qui semble un peu compliqué mais qui en fait très simple. Socrate commence par faire des dichotomies : il fait des distinctions conceptuelles à deux termes qui opposent le corps à l'âme, l'art à la flatterie, la prévention à la guérison. Cette manière de procéder consiste, pour le philosophe, à faire apparaître un problème en montrant qu'il y a deux réalités là où l'opinion n'en voit qu'une, ou, pour parler comme Descartes, à faire apparaître comme clair et distinct ce qui, auparavant, demeurait obscur et confus. Ensuite, Socrate établit des analogies du genre A est à B ce que C est à D. La fonction de ce procédé est d'isoler l'un des quatre termes (celui qui pose problème et qu'il convient d'expliquer), en le mettant en relation avec les trois autres qui sont supposés plus faciles à appréhender. Par exemple, ici, Socrate isole l'activité du rhéteur, puis celui du sophiste en disant : la rhétorique est à l'institution juridique ce que la cuisine est à la médecine, c'est-à-dire une pure flatterie qui fait croire qu'elle va guérir mais qui ne fait qu'empirer l'état du malade. Comprenons bien la portée du propos de Socrate : avoir recours à la rhétorique dans la défense de ses affaires privées devant un tribunal (Gorgias de Léontion passait effectivement pour former d'excellents avocats), c'est comme manger encore plus lorsqu'on est malade au lieu de se soigner. Avoir recours à la sophistique pour promouvoir un projet politique sur la place publique (Protagoras d'Abdère était réputé former ce qu'on appellerait aujourd'hui d'excellents communiquants politiques), c'est comme maquiller son corps pour éviter d'en montrer la laideur au lieu de le fortifier par des exercices physiques appropriés. Dans tous les cas, on se sent mieux parce qu'on s'est fait plaisir, mais, à terme, l'état du corps ou celui de l'âme23 se détériore. Ce procédé va connaître un énorme succès philosophique dont le plus célèbre est sans doute le suivant : 
 
Ce que le bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère vi­sible par rapport à la vue et à ses objets.24

On a là, en effet, rien moins que la clé d'une transition analogique entre le soleil dans les religions polythéistes (Appolon, Râ, etc.) et le principe du bien (Dieu) dans les religions monothéistes.

Après donc que Socrate a montré que le spécialiste de la rhétorique est incapable de définir son activité et que la rhétorique n'est pas un moindre mal mais un mal tout court, il semble que l'on a tout dit et que la philosophie a définitivement triomphé de son adversaire en prouvant son inconsistance et sa nocivité. De fait, la troisième partie du Gorgias n'apporte rien de philosophiquement nouveau, si ce n'est une terrible menace. Témoins, ces deux extraits du discours de Calliclès.25A Socrate qui, au fond, vient d'expliquer à Pôlos que, de même que la meilleure des choses qui puisse arriver au malade est de se soigner, de même le meilleur des sorts possibles pour l'injuste est de subir le juste châtiment infligé par l'institution judiciaire, Calliclès répond : 
 
La justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon, le plus fort ait plus que le moins fort. Partout il en est ainsi, c'est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les Cités. Si le plus fort domine le moins fort et s'il est supérieur à lui, c'est là le signe que c'est juste. De quelle justice Xerxès s'est-il servi lorsque, avec son armée, il attaqua la Grèce, ou son père lorsqu'il fit la guerre aux Scythes ? Et encore, ce sont là deux cas parmi des milliers d'autres à citer !26

Et à Socrate qui, sur la forme, vient de faire reconnaître leurs torts à Gorgias puis à Pôlos, Calliclès réplique :

Gorgias [...] devait craindre qu'on ne se fût indigné de sa réponse s'il avait dit le contraire ... Et c'est à cause de l'acquiescement que Gorgias t'a donné qu'il a été forcé de se contredire, voilà qui te fait plaisir ! [Et Pôlos] dès qu'il t'a accordé cela, tu l'as fait s'empêtrer dans ce qu'il disait et tu lui as cloué le bec, tout cela parce qu'il a eu honte de dire ce qu'il pensait. Mais tu sais, Socrate, réellement, ces questions que tu rabâches, ce sont des inepties, des chevilles d'orateur populaire, oui, toi qui prétends chercher la vérité ! [...] La philosophie, oui, bien sûr, Socrate, c'est une chose charmante, à condition de s'y attacher modérément, quand on est jeune. Mais si on passe plus de temps qu'il ne faut pour philosopher, c'est une ruine pour l'homme.27

On ne saurait dire si la réfutation de la philosophie par Calliclès avait, dans l'esprit de Platon, pour fonction de rendre hommage à Socrate, premier martyr de la philosophie, mis à mort par ceux-là même qu'il visait dans sa critique de la rhétorique démocratique, ou si son auteur pressentait déjà l'extraordinaire destin d'une discipline qui n'allait pas tarder à accueillir en son sein même tous les disciples de Calliclès. Dans un premier temps Diogène, Pyrrhon et Epicure28, puis, bien plus tard, les philosophies dites "du soupçon" des XIX° et XX° siècles (Marx, Nietzsche, Freud) qui, toutes, auront le point commun de soumettre la critique philosophique de la rhétorique à ... la critique rhétorique de la philosophie sans pour cela cesser d'être philosophiques ! C'est sans doute cela le véritable daïmon, l'authentique genius de Socrate : avoir inventé une discipline en un certain sens irréfutable dans la mesure où toute réfutation peut être considérée, ainsi que le montrera Hegel, comme un moment nécessaire de son affirmation. Et si, comme nous avons essayé de le montrer, la rhétorique, la critique philosophique de la rhétorique et la critique rhétorique de la philosophie ne peuvent se comprendre que dans un système politique démocratique qui accorde un statut privilégié à la parole, alors Alfred-North Whitehead n'a sans doute pas tort lorsqu'il dit :

The safest general characterization of Western thought is that it consists of a series of footnotes to Plato.29




1 Arendt, la Crise de la Culture, II, i, Folio-Essais, 1989.
2 Ibid., IV, i-ii
3 Hegel, Le­çons sur la Philosophie de l’Histoire, I, Vrin, 1963.
4Platon, l'Apologie de Socrate, 23b, GF-Flammarion, 1965.
5Ibid., 30e
6Aulu-Gelle, les Nuits Attiques, Belles Lettres, 1967.
7Nous n'avons pas les moyens, dans le cadre de cet article, de distinguer la part proprement socratique de l'apport platonicien dans l'invention de la philosophie. Aussi parlerons-nous de philosophie platonico-socratique, c'est-à-dire du contenu et de la méthode philosophiques que Platon attribue, à tort ou à raison, à Socrate dans ses ouvrages.
8Platon, Lettre VII, GF-Flammarion, 1987.
9Même s'il est peu vraisemblable que ces dialogues eussent, à l'époque de Platon, vocation à être joués sur scène (ne fût-ce que parce que le Socrate de Platon ne rate pas une occasion de fustiger cette fabrique d'illusions que constitue le théâtre), il est patent que leur représentation théâtrale est tentante et, apparemment, assez aisée (il existe, par exemple en France, une association nommée "les Amis de Platon" qui s'évertue à représenter, non sans un certain succès, chaque année un dialogue différent de Platon). Signalons également une excellente mise en scène cinématographique du Gorgias, dont il va être question plus bas, par Anne-Marie Miéville en 1997 sous le titre Nous sommes tous encore ici.
10Platon, Théétète, 149a, GF-Flammarion, 1967.
11Socrate fait allusion au métier de sa propre mère, Phénarète, qui était sage-femme (maïeuticienne).
12Il faudrait sans doute consacrer une longue étude comparative sur les styles ironiques des différents philosophes et sur l'impact négatif que l'air un rien condescendant, voire méprisant, de l'ironie philosophique n'a pas manqué d'avoir sur l'image de la philosophie à travers les âges.
13 Platon, République, VII, 533d, GF-Flammarion, 1966.
14Là encore, il faudrait approfondir le caractère démesuré, voire contradictoire, d'une telle ambition.
15"C'est la même chose, ou presque."(Gorgias, 520a, GF-Flammarion, 1987.)
16Ibid., 449d
17 Platon, République, V, 474c-475e, GF-Flammarion, 1966.
18 Platon, Gor­gias, 456c-d, GF-Flammarion, 1987.
19Ibid., 459b-c
20 Platon, République, VI, 505a, GF-Flammarion, 1966.
21 tekhnaï, c'est-à-dire "techniques", "savoir-faire".
22Platon, Gorgias, 464b-465c, GF-Flammarion, 1987.
23On remarquera que, chez les Grecs, c'est la politique qui doit prendre soin de l'âme. Ce qui renforce encore le lien historique entre la philosophie et la politique.
24Platon, République, VI, 508c, GF-Flammarion, 1966.
25Personnage dont l'histoire n'a gardé aucune autre trace.
26Platon, Gorgias, 483d-e, GF-Flammarion, 1987.
27Ibid., 482d-484c
28La naissance du cynisme, du scepticisme et de l'épicurisme sont contemporaines de celle de la philosophie platonico-socratique !
29 "La plus sûre description d'ensemble de la pensée occidentale est qu'elle consiste en une série d'an­notations à Platon."(Whitehead, Process and Reality, Free Press, 1979)