mardi 20 avril 1999

QUEL PEUT ÊTRE LE FONDEMENT DE L'OBLIGATION MORALE ?

(Kant, Fondements de la Métaphysique des Moeurs)

Dans le livre III de la République, Platon fait dire à Glaucon que si l’homme le plus se voyait offrir la possibilité d’enfreindre la loi sans être châtié, alors il n’hésiterait pas à l’enfreindre. Car agir ainsi, dit Glaucon, c’est ce que recherche tout individu comme un bien, mais que, par loi et par force, on ramène au respect (359c). Platon veut dire par là que, pour le sens commun, ce qui tient en respect les individus, c’est la force physique potentielle du châtiment dont la crainte déterminerait une attitude de soumission. A quoi Rousseau objecte que même le tyran le plus brutal a besoin de la garantie légale pour gouverner car “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir”(du Contrat Social, I,3). Or quelle serait l’utilité de la loi si la force suffisait ? Pourquoi apparaît-il comme toujours nécessaire de légaliser un coup de force (une guerre par exemple) ? Autrement dit le sentiment d’obligation lié à la conscience d’une loi est-il de même nature que l’effet mécanique d’une contrainte physique ?
D’où le problème de savoir quel est le fondement de l’obligation morale. Kant trouve ce fondement dans l’autonomie de la raison qui pose dans tous les raisonnements pratiques une norme universelle et inconditionnelle d’accord avec autrui : l’impératif catégorique. L’enjeu consiste à se demander au fond si la pertinence de la nécessité légale est inscrite dans la nature humaine (jus-naturalisme) ou au contraire n’est que pure affaire de convention (positivisme).


I - Pour une volonté bonne le devoir-être inspire le respect.

A - une volonté bonne est celle qui vise un devoir-être et non le bonheur de l’agent.

1 - une bonne volonté n’est pas volonté d’être heureux mais d’être digne du bonheur (23 ; 25-14).

De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde et même, en général, en dehors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté. Kant part donc effectivement de l’acception commune de l’expression bonne volonté, qui signifie communément quelque chose de bon a priori, c’est-à-dire de bon avant toute application empirique. En effet, dire de quelqu’un qu’il a de la bonne volonté, c’est dire qu’il semble posséder la volonté de bien faire. Autrement dit, cela signifie que son intention est bonne, indépendamment du fait qu’il ait réussi ou échoué dans l’application empirique de son intention.

Ce qui veut dire que la bonne volonté, la volonté bonne a priori, ne doit pas sa valeur au cours normal et prévisible de la nature. Si ma volonté est absolument bonne, c’est qu’elle ne dépend en effet de rien d’extérieur à elle-même. C’est l’idée qu’expriment les Stoïciens lorsqu’ils disent qu’il n’y a pas de bien ailleurs que dans la pure intention : certains hommes peuvent bien m’empêcher d’exercer telle ou telle action, mais [...] il ne peut y avoir d’obstacle pour mon intention profonde (Marc-Aurèle - Pensées pour Moi-même, V, 20, 2). Et donc, dire que ma volonté peut être bonne, c’est admettre que le bien ne se confond pas avec l’efficacité. Mieux encore, il semblerait que le fait de réussir dans une entreprise sans qu’il y ait dans cette réussite autre chose que l’effet des circonstances extérieures, donc sans “aucun trait de pure et bonne volonté”, ne suffise pas à nous satisfaire pleinement dans la mesure où nous aurions le sentiment de ne pas être “digne d’être heureux”. De telle sorte qu’il semble possible d’éprouver une satisfaction quand bien même l’effet de notre pure bonne volonté n’a pas suffit à nous rendre heureux. Or il semble bien que la fin absolue que poursuivent tous les êtres raisonnables soit le bonheur : l’acte unique qui est le meilleur et le plus parfait, c’est ce que nous appelons le bonheur(Aristote - Ethique à Nicomaque, I, VI, 13). En quoi le bien est-il alors différent du bonheur ?

2- le bonheur peut être atteint naturellement, sans l’intervention de la volonté (25 -15 ; 27-23).

Il est clair que le bonheur, comme idéal imaginaire consiste précisément dans une combinaison de causalité naturelle et de finalité aléatoire. Autrement dit, pour atteindre éventuellement le bonheur, il vaut certainement mieux s’en remettre à une disposition qui vise les objets extérieurs de manière aléatoire en se laissant porter par la causalité naturelle. Bref, cette fin aurait pu être bien plus sûrement atteinte par l’instinct. C’est donc que, contrairement aux apparences, le bonheur ne peut constituer une fin absolue pour notre volonté qui ne peut en maîtriser complètement les conditions. Il s’ensuit que la bonne volonté n’est pas un instrument au service d’un bonheur final parce que, pour atteindre un tel objectif, la volonté est d’une part inutile dans la mesure où la causalité naturelle et la fortune suffisent, d’autre part nuisible dans la mesure où la volonté est une faculté qui tend à rompre les séries causales, naturelles ou aléatoires, qui concourent au bonheur. Voilà pourquoi l’exercice de la volonté s’apparente spontanément à l’exercice de la raison et celui-ci apparaît confusément comme un obstacle à la recherche du bonheur.

Si la volonté ne semble pas être un instrument au service de notre vie empirique, elle semble au contraire une faculté de viser ce qui n’appartient pas à l’ordre empirique de la nature, bref, une faculté rationnelle : la raison nous a été départie comme puissance pratique [i.e. grâce à laquelle je me représente non ce qui est déjà le cas, mais ce qui doit être le cas, ce qui suppose que quelque chose doit être fait], c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté : il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même. Bref, si quelque chose doit être qui n’est pas encore, à savoir le bien, ce quelque chose n’appartient pas à l’ordre naturel, mais à l’ordre rationnel auquel seule une bonne volonté absolument désintéressée de l’ordre naturel peut permettre d’accéder. En quoi consite donc ce devoir-être rationnel que vise la bonne volonté?

3 - la bonne volonté est volonté d’agir par devoir(27-24 ; 30-9).

Puisque la raison est une faculté de viser ce qui n’existe pas naturellement mais qui doit exister, et puisque la volonté vise ce qui est doit exister en soi, alors on doit dire que la bonne volonté est la faculté de vouloir ce qui doit exister nécessairement, c’est-à-dire indépendamment de la causalité naturelle. Ce que vise une volonté bonne ne peut ainsi être quelque chose d’existant (la causalité naturelle alliée à la finalité aléatoire suffiraient), mais quelque chose de nécessaire en pratique, ce qui doit être fait, bref un devoir.

Mais, en y réfléchissant, on voit que ce que suppose le concept de devoir-être c’est une action (une norme) et non pas une chose (une valeur) : seule une action, peut relever de l’intention de la seule volonté, là où la chose a besoin en plus du concours des circonstances extérieures. Et cette action suppose elle même une faculté non-naturelle, donc rationnelle, de viser ce qui n’existe pas encore mais qui doit être fait. Bref, dans le concept de devoir-être est déjà inclus analytiquement celui de bonne volonté, c’est-à-dire de faculté de vouloir ce qui est nécessaire. Une bonne volonté est donc une volonté qui n’est motivée que par le seul devoir être, c’est-à-dire qui se détermine “non par inclination mais par devoir”. La bonne volonté agit ainsi par devoir, et non pas simplement conformément au devoir c’est-à-dire selon les seules apparences d’un devoir être mais en réalité en fonction de ce qui existe déjà et qui m’attire. Bref, une bonne volonté est une volonté qui veut le bien : faire le bien précisément par devoir alors qu’il n’y a pas d’inclination pour nous y pousser [...] c’est là un amour pratique [ce qui doit être et qui concerne ma raison] et non pathologique [ce qui m’attire et qui concerne mes passions] qui réside dans la volonté et non dans le penchant de la sensibilité. Est-ce dire que la volonté bonne est exempte de toute détermination sensible ?

B - le respect est la détermination sensible d’une représentation rationnelle du devoir-être.

1 - le respect n’est pas engendré par une représentation matérielle(30-10 ; 31).

Pourrais-je avoir l’intention de faire quoi que ce soit si je n’étais pas d’une manière ou d’une autre déterminé par la représentation de ce que je vise ? Il semble que, pour faire le bien, je dois le vouloir, et pour le vouloir je dois désirer ce que je me représente consciemment. Or nous avons dit que ce que recherche la bonne volonté n’est pas ce qui est, mais ce qui doit être. On doit alors admettre que ce qui détermine la volonté, ce n’est pas la représentation matérielle du but (qui n’existe pas), mais la représentation formelle des seules prémisses rationnelles qui doivent conduire au but. Donc une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but à atteindre [...] mais uniquement du principe du vouloir. Ainsi, pour que ma volonté vise ce qui doit être fait nécessairement, il faut qu’elle soit déterminée uniquement par le point de départ, l’intention, le principe du raisonnement. Or nous avons dit que la volonté bonne ne peut être un simple moyen pour arriver à une fin extérieure à elle. Il est donc clair que ma volonté ne sera bonne, qu’à condition qu’elle soit à elle-même et son propre principe et sa propre fin.

Pourtant l’enchaînement rationnel qui, en général, nous indique ce qui doit être le cas s’appelle une loi. Donc la bonne volonté, qui vise ce qui doit être fait, ne dépendant d’aucune circonstance extérieure, ne peut être mobilisée que par une loi après s’en être fait une représentation formelle, sans attrait extérieur. C’est ce motif déterminant, ce mobile, que Kant appelle le respect. Dès lors, le devoir-être est une nécessité pour une volonté qui respecte la simple forme rationnelle de la loi : le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Le respect est donc ce qui détermine la volonté, mais sur la base de la simple représentation formelle de la loi, et non par la représentation matérielle d’un objet extérieur. Mais justement, si c’est la représentation de la loi qui détermine la volonté via le sentiment de respect, la volonté bonne est-elle encore une fin en soi ?

2 - le respect est engendré par l’universalité et l’inconditionnalité d’une loi (32 ; 33-40).

Dans une loi en général, il ne semble pas y avoir autre chose que l’expression de l’universalité. Une fois le domaine de validité de la loi théorique établi, celle-ci indique ce qui doit être le cas nécessairement : elle est de la forme "pour toute figure appartenant à un plan euclidien, si x est un triangle, la somme de ses angles est égale à 180° ; ou bien pour tout individu de nationalité française, si x a 18 ans, x est un citoyen. En d’autres termes, les seules expressions pertinentes dans l’énoncé d’une loi, sont des expressions universelles. Mais dans la représentation formelle de la loi qui détermine la volonté bonne, il ne peut y avoir de conditions de validité, sinon l’application de la loi dépendrait implicitement de certaines conditions matérielles et la volonté serait aussi déterminée par ces conditions.

Il faut en déduire que ce qui seul peut m’être représenté comme devoir être, donc ce qui seul peut faire l’objet de mon respect, c’est ce qui est valable universellement et inconditionnellement. De sorte qu’il ne peut m’être représenté sensiblement aucune attrait particulier. On doit donc dire que le seul objet susceptible de mobiliser ma bonne volonté par le respect qu’il suscite, c’est une représentation subjective de la loi, ce que Kant appelle la maxime (cf. N ** 50), qui me commande d’agir “de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. Ainsi, il est clair que la seule détermination sensible qui soit compatible avec le devoir être, c’est le respect engendré par la pure forme suivante : tu dois faire A parce que, si tu ne le fais pas, n’importe qui autre que toi peut y renoncer également, ce qui prouverait alors que A n’est nullement nécessaire. Ce qui veut dire que, ce à l’égard de quoi j’éprouve un sentiment de respect, c’est la maxime subjective tu dois faire A où A est une action nécessaire universellement et inconditionnellement. Exemple : tu dois tenir tes promesses. Ma maxime est-elle universalisable sans condition ? Oui, parce qu’autrement nul ne pourrait se sentir obligé de tenir ses promesses et alors il serait absurde de prétendre que tenir ses promesses soit nécessaire. Donc ma maxime est bien une représentation d’une loi telle que je peux vouloir en même temps que ma maxime devienne une loi universelle. Mais en quoi cette loi est-elle l’expression d’une pure rationalité formelle ?

3 - la raison est une faculté pratique qui pose ce qui doit être fait absolument (33-41 ; 35-35).

Ce qui permet de comprendre la nécessité d’un devoir-être universel et inconditionnel, c’est justement le fait que l’homme possède une faculté de juger entièrement a priori. En effet, si quelque chose doit être absolument, cela dénote la possibilité pour l’homme de poser des principes qui dépassent l’existence réelle. Or, cette faculté des principes absolus qui ne sont pas eux-mêmes déterminés causalement dans l’espace et dans le temps, ce qui détermine la volonté bonne, c’est la raison : la raison est le pouvoir qui nous fournit des principes [...] a priori (C.R.P., intro. ch.VII). Or, nous savons que si Kant a écrit une Critique de la Raison Pure, c’est précisément pour dénoncer les illusions dans lesquelles se fourvoie la raison lorsqu’elle prétend connaître a priori, ou indépendamment de l’entendement et de la sensibilité : Kant montre en effet qu’il n’y a de connaissance que du réel, or le réel c’est ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de la sensibilité (les perceptions) et avec les conditions formelles de l’entendement (logique, espace, temps). Il en résulte que la raison ne saurait rien connaître a priori, ou, dit autrement, qu’il ne peut pas exister de connaissance métaphysique : en revanche la raison comme disposition qui nous permet de dépasser la connaissance conceptuelle, autorise une pensée métaphysique concernant ce qui doit être fait. Celle-ci ne peut donc avoir qu’une pertinence pratique et non pas théorique .

Dès lors, on voit bien tout le parti que nous pouvons tirer d’une faculté des principes a priori dans le domaine pratique. Car on s’aperçoit que le domaine théorique de la connaissance doit tenir compte des contingences matérielles : son universalité est forcément conditionnelle. Mais comment expliquer le fondement de la nécessité théorique autrement que par l’existence d’un sentiment de respect à l’égard de quelque chose qui doit être universellement et inconditionnellement ? Car s’il doit exister une détermination sensible qui puisse universellement s’accorder avec celles de tout être raisonnable, ce ne peut être que le respect à l’égard de ce qui est absolument nécessaire. C’est donc par mon usage pratique universel et inconditionnel de la raison que j’ai des chances de m’accorder avec autrui. Bref, la métaphysique ne peut être une connaissance de ce qui est, mais une pensée de ce qui doit être fait. Cela dit, le devoir-être absolument nécessaire n’est-il pas une source de contrainte pour celui qui se le représente ?


II - Le devoir-être a un effet contraignant pour une volonté bonne.

A - toute représentation du devoir-être est représentation de contrainte pour la volonté.

1 - il n’y a pas d’exemple d’intention déterminée par simple respect pour la loi (35-36 ; 41-35).

Le grand et grave problème qui se pose à nous à présent est évidemment de savoir si agir par devoir, c’est-à-dire, rappelons-le, par respect pour une loi réduite à la simple forme rationnelle d’un devoir-être universel et inconditionnel, est réalisable. Ou, si l’on préfère, c’est de savoir s’il peut avoir existé rétrospectivement des actes accomplis uniquement par respect pour la loi pratique. Kant en doute : il n’y a point d’exemples certains que l’on puisse rapporter de l’intention d’agir par devoir, que mainte action peut être réalisée conformément à ce que le devoir ordonne, sans qu’il cesse pour cela d’être encore douteux qu’elle soit réalisée proprement par devoir et qu’ainsi elle ait une valeur morale. Ce que dit Kant, c’est qu’on n’a aucun moyen de connaître qu’une action est purement morale, et ce dans la mesure même où la connaissance suppose l’expérience et la sensibilité, et, par hypothèse, est morale, l’action qui est déterminée par la seule forme de la loi sans adjonction de prémisses matérielles.

Face à cette difficulté, qui risque de transformer le bien en simple affaire de conscience personnelle que seul un Dieu transcendant aurait le droit de connaître, avec tout le cortège d’hypocrisie et de superstition que cela peut entraîner, on oppose classiquement deux solutions. Le positivisme : c’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire [ce qui doit être] que la force de la loi doit toujours tendre à le maintenir (du Contrat Social, II, 11) : la loi est une norme qui prescrit formellement ce qui doit être fait, il n’est donc pas nécessaire qu’elle soit matériellement appliquée pour être valide. Ou le naturalisme : la vertu morale se signale par le plaisir et le vice par la douleur que nous communique une action [...] par le seul fait que nous la voyons et la considérons(T.N.H., III, I, 2), ce qui signifie que la loi est un fait parmi d’autres qui n’a de validité que si l‘on peut rendre compte de ses effets sensibles. Puisqu’on ne peut jamais savoir si la représentation formelle du devoir a été ou non déterminante on considère ou bien que cela renforce la pertinence normative de celle-ci, ou bien que cela la supprime. Quel va être le parti de Kant ?

2 - le respect pour la loi semble s’opposer à l’inclination et à l’intérêt pour les choses (41-36 ; 43-15).

Kant commence par constater que seul l’homme possède cette faculté de viser ce qui n’est pas encore, autrement dit qu’il est seul à possèder une volonté comme faculté d’agir, non par l’attrait naturel qu’exercent sur ses sens les choses qui sont déjà, mais après s’être représenté a priori ce qui doit être, et non pas par inclination ou par intérêt (cf. distinction conceptuelle N * 42) : toute chose dans la nature agit d’après des lois ; il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après des principes, en d’autres termes qui ait une volonté. Cela dit, si l’homme est capable d’agir simplement par respect pour la loi, une volonté qui serait parfaitement bonne, c’est-à-dire parfaitement pure de toute inclination et de tout intérêt ne serait pas humaine : ce serait une volonté sainte. Or, la volonté humaine est soumise à deux types de représentations déterminantes : les représentations matérielles qui sucitent l’inclination ou l’intérêt, les représentations formelles qui suscitent le respect.

On voit donc clairement que si le respect pour la loi doit motiver la volonté, cela va forcément être au détriment des inclinations et des intérêts. Dès lors la détermination d’une telle volonté en conformité avec des lois objectives est une contrainte. Il s’ensuit que, dans les faits, la manière dont va se manifester la présence de la loi pratique à chacun d’entre nous, ce ne sera évidemment pas dans ses effets matériels (puisque nous avons dit qu’ils dépendent de la causalité naturelle), ni même dans la pureté subjective de l’intention (puisque nous avons dit qu’il était impossible de le vérifier empiriquement), mais uniquement par une tension, un conflit interne entre d’une part le respect, d’autre part l’inclination et l’intérêt. Il en résulte que, subjectivement, le sujet de la volonté va éprouver une contrainte dont la formulation sera un impératif : tu dois ... Mais tout impératif est-il nécessairement dénué d’inclination ou d’intérêt ?

B - la contrainte exprimée par l’impératif catégorique n’affecte que l’individu empirique.

1 - les impératifs hypothétiques ne sont des contraintes que pour les inclinations (43-16 ; 46-2).

On peut se demander en effet si toute détermination qui semble émaner de la raison, si tout impératif qui m’enjoint de faire ceci ou cela sont l’indice de la présence de la loi morale. Or, il est clair que certains impératifs se manifestent à nous de manière conditionnelle : tu dois faire A pour obtenir B. Cela manifeste bien la présence de la raison puisque l’impératif nous prescrit un devoir-être. Mais un tel devoir-être (A) n’est pas absolu, car A est la condition de réalisation d’une autre chose ou d’une autre action (B). De tels impératifs prescrivent de réaliser les conditions de quelque chose d’autre que l’action elle-même, Kant les appelle des impératifs hypothétiques. Ils représentent une contrainte certes mais uniquement à l’égard des inclinations et manifestent donc la présence rationnelle d’un intérêt. Ils ne prescrivent pas à la volonté une action nécessaire absolument mais relativement à des besoins qui pourraient trouver une satisfaction immédiate par inclination.

Il en existe deux sortes. D’une part les règles de l’habileté technique, qui concernent ce qu’il faut faire en vue d’être techniquement efficace, c’est-à-dire d’agir par intérêt en me fixant un but accessible : leur réussite est problématique, c’est-à-dire simplement possible. D’autre part les conseils de prudence pragmatique, qui concernent ce qui est nécessaire afin d’acquérir le maximum de bien-être dans l’existence, c’est-à-dire d’agir par intérêt en laissant faire la causalité naturelle de mes désirs : leur réussite est assertorique, c’est-à-dire certaine dans les faits. Par exemple une règle d’habileté technique peut me prescrire de gagner de l’argent pour satisfaire mes désirs : or gagner de l’argent consiste à flatter un intérêt (l’avarice) au détriment d’une inclination (la gourmandise par exemple). De même, un conseil de prudence pragmatique peut encourager ma peur du sida au détriment de ma passion amoureuse, etc. Mais dans aucun de ces cas, ma volonté n’est mue pas par le respect qui s’attache au seul devoir-être. Quelle sera donc la formulation logique de celui-ci ?

2 - l’impératif catégorique est contraignant également pour les intérêts(46-3 ; 53-13).

On voit bien que seul un impératif catégorique sera l’expression authentique d’un commandement pratique, c’est-à-dire d’un commandement qui me prescrit d’agir par devoir c’est-à-dire par respect pour la représentation a priori que je m’en fais : le commandement inconditionné n’abandonne pas au bon plaisir de la volonté la faculté d’opter pour le contraire, par suite, il est le seul à impliquer en lui cette nécessité que nous réclamons pour la loi. Un tel impératif catégorique, en tant qu’il exprime un commandement universel et inconditionnel, sera dit a priori. Et, en tant qu’il commande de faire quelque chose qui s’ajoute aux effets de la causalité naturelle il sera dit synthétique a priori (cf. N * 50). On voit alors que l’impératif catégorique, contrairement à l’impératif hypothétique, est contraignant également pour les intérêts puisque la satisfaction de ceux-ci est certes rationnelle mais, étant déterminé par l’anticipation d’un plaisir, elle n’est ni universelle, ni inconditionnelle. Tandis que l’impératif catégorique commande d’agir indépendamment de tout souci du bien être de l’agent donc indépendamment de tout intérêt.

Dès lors, seule est morale, c’est-à-dire motivée par la seule représentation formelle de la loi pratique, l’intention que j’enchaîne à l’impératif catégorique : agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. Car, si on admet que le caractère inconditionnellement universalisable de la maxime de la volonté la rend compatible avec la volonté de tout être raisonnable, c’est en vue de réaliser les conditions effectives d’une coopération qui produira des effets matériels au même titre que n’importe quelle loi naturelle. C’est pourquoi notre impératif catégorique admet une autre formulation : agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. Dès lors, l’universalité inconditionnelle de la loi pratique signifie qu’en vue de l’édification d’un monde commun, la bonne volonté des êtres raisonnables doit pouvoir produire des effets concrets. Mais n’y a-t-il pas risque de confusion entre les impératifs?

3 - toute confusion d’impératif révèle un conflit entre l’individu et la personne (53-14 ; 54-6).

Que se passe-t-il en effet lorsque je prétends catégoriquement nécessaire une action qui n’est qu’hypothétiquement nécessaire, c’est-à-dire dont le principe qui détermine ma volonté n’est que l’intérêt ? Dans ce cas, ma maxime n’est pas inconditionnellement universalisable car, lorsque j’agis par intérêt et non par devoir, je manifeste un souci pour mon individualité empirique et non pour ma personnalité rationnelle. Or, privilégier ma nature empirique, cela consiste à préférer ma particularité. Dès lors, si je veux universaliser inconditionnellement ma maxime, ou bien j’impose à quiconque de me préférer à soi-même et je suis un tyran, ou bien je considère autrui comme un obstacle dans la satisfaction de ma particularité et je suis son concurrent. Dans les deux cas, l’universalisation inconditionnée de ma maxime est impossible, c’est pour cela que s’impose alors le recours à la violence si je veux parvenir à mes fins.

Cela dit l’impératif catégorique qui consiste à soumettre ma maxime d’action au test de l’impératif catégorique n’est pas un moyen de réduire à néant mes particularités individuelles (le moi) mais plutôt de donner de la valeur à mon universalité (le je). Lorsque ma volonté est déterminée par la seule représentation formelle du devoir-être, je déclare préférer ce qui est universel en moi-même, je me considère provisoirement comme n’étant rien d’autre qu’une bonne volonté, un simple citoyen du monde (cosmopolite) : dans la mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature (Spinoza - Ethique, IV, 35) C’est pourquoi il ne saurait exister de contradiction entre individu et personne, mais plutôt un conflit permanent qui montre que nous reconnaissons réellement la validité de l’impératif catégorique et que, avec un entier respect pour lui, nous nous permettons quelques exceptions sans importance, à ce qu’il nous semble. Mais n’est-ce pas reconnaître alors que la contrainte absolue du devoir sur l’inclination et l’intérêt procède du choix d’une volonté autonome?


III - L’aspect contraignant du devoir-être est la base d’un accord rationnel universel.

A - le devoir-être doit être considéré comme une fin en soi pour tout être raisonnable.

1 - la loi morale est le fondement universel et inconditionné de toute obligation (54-7 ; 56-40).

Si la loi pratique semble être le fondement même de toute obligation, c’est parce que cette loi, exprimée dans un impératif catégorique, ignore toutes les particularités individuelles, qu’elles soient fondées sur la nature humaine, ou sur des conventions. Seul importe le fait que tout être raisonnable puisse, a priori, être considéré comme un être doué de raison pratique c’est-à-dire de cette faculté de s’accorder sur ce qui n’est pas encore mais qui doit être universellement et inconditionnellement. Bref, l’universalité inconditionnelle qui semble être au fondement de toute obligation légale consiste à y voir une nécessité éthique de réaliser les conditions d’abord formelles puis matérielles de l’accord de chacun avec chacun en rejetant par avance comme non pertinent tout obstacle réel, c’est-à-dire tout obstacle. Donc ce que commande l’impératif catégorique c’est de considérer qu’il n’existe pas d’obstacle à l’accord des êtres raisonnables.

Dès lors, la bonne volonté ne dépendant ni des caractéristiques empiriques de l’humanité, ni des circonstances empiriques de sa réalisation, révèle par là son pouvoir de viser une fin absolue à partir d’un principe qu’elle s’est elle-même donné. En effet, en visant une obligation absolue dans un devoir-être formellement représenté, la volonté ne sort pas d’elle-même : elle possède en elle-même son principe (l’impératif catégorique), son motif (le respect) et sa fin (le devoir-être). Bref, ce qu’il y a d’universel dans la raison, ce n’est pas, comme Kant l’a bien montré, un illusoire pouvoir de connaître au delà de l’expérience sensible, mais une capacité à vouloir agir en accord avec tous les êtres raisonnables : la volonté est conçue comme une faculté de se déterminer soi-même à agir conformément à certaines lois, et une telle faculté ne peut se rencontrer que dans les êtres raisonnables. Mais alors, n’est-ce pas reconnaître que c’est la personne, non la loi qui est objet de respect ?

2 - respecter la loi ou respecter la personne, c’est la même chose (56-41 ; 59-28).

Dire que la bonne volonté ne sort pas d’elle-même en se déterminant sur la base du respect pour la loi, c’est dire que toute être raisonnable (en particulier tout homme) est concerné à double titre par la loi morale : en tant qu’auteur et en tant que destinataire. En tant qu’auteur parce que la conscience de l’impératif catégorique constitue le principe universel et inconditionné de la volonté bonne. En tant que destinataire parce que la volonté bonne vise une fin indépendante des particularités individuelle, la personne comme être rationnel déterminable par la simple forme de la volonté. C’est pourquoi les êtres raisonnables sont appelés des personnes parce que leur nature les désigne déjà comme fins en soi. On doit donc dire avec Kant que, ce qui produit l’universalité inconditionnelle de la loi pratique c’est que les auteurs en sont aussi les destinataires : ce sont les personnes.

Il s’ensuit une nouvelle formulation, plus précise, de l’impératif catégorique : agis de telle sorte que tu traites l’humanité [i.e. la qualité d’être humain] aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. L’innovation majeure de l’éthique kantienne réside en ce que le seul objet qui soit digne de respect, ce ne sont pas les choses, ce n’est pas non plus l’individu empirique particulier, c’est la personne rationnelle universelle. Bref, si je dois être respecté, ce n’est pas parce que j’ai accompli des actes méritoires, mais parce que, je suis une personne, un représentant de la Cité universelle. Autrement dit, respecter la loi revient à respecter la personne (cf. N * 31). N’est-ce pas la preuve que contrainte individuelle et autonomie personnelle coïncident ?

B - la contrainte individuelle procède d’une autonomie de la volonté personnelle.

1 - toute volonté est autonome qui vise à établir une législation universelle (59-29 ; 61-21).

Si toute personne doit être considérée à la fois comme auteur et destinataire de la loi pratique, alors, la volonté bonne, mue par le seul respect de la loi pratique est autonome. C’est-à-dire, au sens étymologique, qu’elle est à elle-même sa propre loi (dans l’héautonomie, elle se donne à elle-même sa propre loi par intérêt ; dans l’hétéronomie, elle se soumet à l’inclination naturelle du désir). Autrement dit la contrainte rationnelle de formalisme que s’impose une bonne volonté est révélatrice de son autonomie, comme volonté instituant une législation universelle. Donc la volonté bonne n’est pas soumise à la loi. On pourrrait dire comme Rousseau qu’elle tâche de trouver une forme d’association [...] par laquelle, chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même(Contrat Social I, 6). Ou comme Spinoza que l’homme qui est conduit par la raison n’est pas conduit par la crainte à obéir( Ethique, IV, prop.73).

Mais Kant va plus loin : l’autonomie de la volonté n’est pas à conquérir (Spinoza) ou à reconquérir (Rousseau) par l’usage d’une décision commune expresse (contrat social ou lois civiles) : c’est au contraire cette autonomie qui est primitive et qui rend possible tout contrat et toute loi. En effet, pour le contrat ou la loi civile la volonté n’est qu’un moyen d’atteindre un but économique ou politique précis dont la représentation détermine un intérêt (Rousseau) ou une inclination (Spinoza) chez ceux qui y prennent part. Les volontés sont donc en l’espèce héautonomes ou hétéronomes, et non autonomes. Mais, sans nier l’utilité des contrats ou de lois civiles, le problème reste de savoir pourquoi les êtres raisonnables considèrent les lois et les contrats comme plus pertinents que la force pour instituer une communauté humaine. Or Kant répond en disant (après Spinoza ou Rousseau) que c’est en considérant a priori tout être raisonnable comme un législateur universelle que l’on obtient le meilleur rapport entre effet coopératif (accord) et effort coopératif (conflit). Mais n’est-ce pas la preuve que c’est la loi morale primitive qui est le fondement de tout devoir-être ?

2 - les valeurs ne dérivent pas des faits existants mais de l’autonomie de la volonté (61-22 ; 64-33).

Comme Platon, donc, Kant montre que ce n’est pas à partir de la nature humaine que l’on peut dériver des normes intelligibles qui pourraient servir de guide à une légalité civile, mais qu’au contraire celle-ci dérive d’une légalité absolue. Mais contrairement à Platon qui entend former des gardiens-philosophes qui copieraient un modèle de perfection transcendant, pour Kant le fondement de toute légalité est immanent à la personne humaine. D’où la troisième formulation de l’impératif catégorique : n’accomplir d’action que d’après une maxime telle que [...] la volonté puisse se considérer elle-même comme constituant en même temps par sa maxime une législation universelle. Donc le fondement de toute obligation légale n’est pas à chercher ailleurs que dans la volonté de la personne.

Dès lors, si toute obligation légale repose sur l’autonomie de la raison pratique qui doit être universellement et inconditionnellement législatrice, il faut en déduire qu’elle est le fondement de tous les jugements de valeur (ce qui doit être) impliqués par des normes absolues (ce qui doit être fait). C’est pourquoi il faut distinguer les valeurs relatives (les prix) qui sont attribuées aux choses en fonction de l’intérêt ou de l’inclination qu’elles suscitent, et la valeur absolue (la dignité) qui est attribuée à la personne en raison du respect qui leur est dû : seule la valeur absolue (la dignité) est compatible avec l’accord de tous les êtres raisonnables puisqu’elle doit leur être accordée a priori. Ainsi, cette autonomie législatrice rend-elle envisageable un “règne des fins”, c’est-à-dire un ensemble de valeurs communes à tous les êtres raisonnables. De quelle manière ?

3 - il faut poser un règne des fins pratiques parallèle au règne des causes théoriques (64-33 ; 73-7).

Si, comme nous l’avons vu, il existe une valeur absolue, la dignité, c’est que tout dans le monde n’existe pas par les seules lois de la causalité naturelle. L’existence même de cette valeur est la preuve que, parallèlement à un règne des causes qui produisent mécaniquement tous les phénomènes empiriques que nous pouvons connaître, il y a de la place pour un règne des fins qui, elles, sont rendues possibles par la seule volonté autonome des êtres raisonnables qui pensent un devoir-être commun en raison de la dignité de la personne. Le règne des fins n’est donc rien d‘autre que l’analogue pour notre raison de ce qu’est le règne des causes pour notre entendement. Mais, comme chez Platon, c’est le même monde qui peut être tantôt décrit comme l’effet de la causalité empirique, tantôt comme celui de la finalité intelligible. C’est ainsi que l’on dira que tout dans la nature se produit de façon mécanique mais que, cependant, le monde manifeste un ordre qui peut être celui voulu par une raison absolument bonne et infiniment puissante (celle de Dieu comme idée transcendantale et comme postulat de la raison pratique).

C’est bien pourquoi la loi morale qui est exprimée par un impératif catégorique, bien qu’elle soit l’expression d’un devoir-être absolument inconditionné, ne peut pas exercer une contrainte physique : sinon rien ne la distinguerait d’une loi physique. Si donc la loi morale, par l’intermédiaire de l’impératif catégorique, prescrit de respecter universellement et inconditionnellement la dignité de la personne, cela ne peut-être que négativement, en interdisant et non en forçant. Ce que dit Kant : la moralité est donc le rapport des actions à l’autonomie de la volonté [...] l’action qui peut s’accorder avec l’autonomie de la volonté est permise, celle qui ne le peut pas est défendue”. Il s’ensuit simplement que le règne des fins, qui est une nécessité éthique, n’est en même temps qu’une possibilité logique. En obéissant à la loi morale je n’agis pas par causalité mécanique qui me ferait accomplir avec certitude des actes qui aboutiraient à une fabrication matérielle, mais au contraire, j’agis librement dans la mesure où je me soustrais à la causalité mécanique pour envisager un devoir-être inconditionné, c’est-à-dire, une fin dont la réalisation n’est pas certaine, mais simplement possible. Et si j’ai conscience cependant d’une contrainte éprouvée dans ma propre existence empirique, c’est que justement le respect pour la dignité des personnes d’un monde possible l’emporte sur l’intérêt et l’inclination pour le prix des choses du monde réel.


Conclusion.

Nous avons donc vu qu’une bonne volonté est une volonté qui vise un devoir être inconditionné, c’est-à-dire indépendamment de ses conditions empiriques de réalisation. Il en résulte qu’une bonne volonté ne peut pas être un simple moyen en vue de l’agréable ou de l’utile, mais qu’elle vise un devoir être nécessaire. Du coup, la seule détermination pour elle légitime consiste dans le respect pour ce que la loi pratique prescrit à la raison, à savoir l’universalisation inconditionnelle de sa maxime d’action.
Mais on doit remarquer qu’il n’y a pas d’exemple d’intention déterminée par le seul respect du devoir-être, et si tel est le cas, c’est que la représentation formelle d’une loi n’a d’autre manifestation empirique que la conscience de l’impératif catégorique. Celui-ci, en effet, et contrairement aux impératifs hypothétiques, exprime l’exigence inconditionnée d’agir indépendamment de tout intérêt ou de toute inclination. De sorte que cette contrainte révèle notre dualité de nature : à la fois individu sensible et personne raisonnable.
Il s’ensuit que le destinataire final de l’action morale prescrite par l’impératif catégorique, c’est son auteur : la personne. C’est parce la raison est une exigence d’universalité inconditionnelle, laquelle se confond avec la nécessité éthique d’un accord entre les êtres raisonnables, que la raison est à elle-même sa propre norme et que les êtres raisonnables sont eux-mêmes leur propre loi. Donc, en n’étant déterminée que par respect pour la loi ou pour la personne, la volonté manifeste son autonomie : elle est à la fois origine et destinataire des normes morales instituant un règne des fins qui doit être, donc qui peut être.

lundi 8 mars 1999

PEUT-ON VOULOIR LE MAL ?

Pour décharger un collaborateur du nazisme de sa culpabilité à l’égard des actes criminels commis, on a coutume d’invoquer l’illusion : Untel a agi ainsi parce qu’on lui a fait croire faussement que c’était bien d’agir ainsi. Bref, Untel aurait voulu ses actes, mais pas leurs conséquences monstrueuses. Pourtant, toutes les chasses aux sorcières, lesquelles apparaissent toujours a posteriori comme des abominations (cf. les Sorcières de Salem, d’A.Miller), semblent montrer néanmoins qu’il est possible de souhaiter faire immédiatement du mal à certaines personnes (e.g. la torture) dans le simple espoir d’éviter ultérieurement un mal plus grand à ces mêmes personnes (e.g. la damnation). Auquel cas, on pourrait manifestement vouloir un mal considéré comme nécessaire afin d'éviter le pire. Mais, après l’expérience de Milgram, on constate qu’une forte majorité des personnes testées sont capables d’actes de cruauté extrême alors même qu’elles sont placées dans un contexte d’action complètement gratuit : sans raison consciente, des citoyens moyens d’un pays moderne et civilisé sont capables d’infliger des tortures potentiellement mortelles à des gens qui leur sont indifférents, voire qui leur font pitié. Auquel cas, il serait cette fois possible de vouloir le mal pour le mal, gratuitement, sans enjeu égoïste ni altruiste.
Le problème est de savoir s’il est possible de vouloir le mal ou si celui-ci est toujours involontaire. En d’autre termes, est-il concevable de faire ce qui est mal en sachant que c’est mal, ou alors le mal est-il consécutif à une erreur de jugement ? L’enjeu philosophique est ici de savoir si le problème du mal est un problème moral (liberté d'agir), juridique (esprit civique), psychologique (perversité) ou épistémique (justesse du jugement).


I - De toute évidence, toute décision d’agir est la conséquence de ce qui est jugé préférable.

A - pour agir avec justice, il faut connaître avec justesse.

Platon rappelle que si l’on veut une Cité juste, il va falloir lutter en premier lieu contre ceux qui croient savoir ce qu’est la justice et qui ne font aucun effort pour se demander ce qu’elle est réellement. Le problème est donc de savoir comment transformer ceux qui croient savoir (les philodoxes, hoi philoi tès doxas, "ceux qui aiment l'opinion, le vraisemblable"), en citoyens justes qui savent vraiment (les philosophes, hoi philoi tès sophias, "ceux qui aiment la connaissance, le vrai"). Dès lors la finalité de l’éducation philosophique est “d’établir gardiens de l’Etat ceux qui seront reconnus capables de veiller à la garde des lois et des institutions”(484c). Les gardiens de l’Etat (hoi phulakes, littéralement les “gardes du corps”, ce que nous appellerions aujourd’hui les fonctionnaires) vont donc avoir pour fonction d’appliquer les lois et de perpétuer les institutions qui seront celles de la constitution idéale de la Cité idéale.

Autrement dit, il va s’agir pour eux d’avoir constamment l’oeil rivé sur un modèle idéal que constitue la connaissance absolue des conditions de la justice afin d’agir en conséquence, et c’est ce modèle idéal que Platon appelle constitution (politeïa). Ce qui signifie que l’action est un cas particulier de production, de fabrication de quelque chose (en l’occurrence des actes) par l’intermédiaire d’un jugement c’est-à-dire d’une évaluation portant sur ce qu’il est préférable de faire. De même que le bon magistrat après consultation de la loi juge telle sanction préférable, de même que le bon peintre après examen de son modèle juge tel dessin préférable, de même le bon gardien de la Cité devra juger préférable telle décision politique plutôt que telle autre après avoir tourné son regard vers la bonne constitution. On voit donc que le point de départ de la fondation d’une Cité juste consiste à supposer d’une part la nécessité d’une constitution idéale différente de la constitution réelle qui existe déjà, d’autre part l’existence d’une curiosité intellectuelle pour cette constitution idéale de la part du futur gardien.

Car, si agir avec justice consiste à imiter un modèle intelligible de justice, alors celui qui désire agir avec justice doit au préalable se tourner vers l’Idée de justice. Ce qui veut dire qu’il est hors de question de prétendre agir avec justice si l’on se contente d’imiter un modèle empirique qui existe déjà. Pourquoi donc ? La première raison est que, comme Platon le constate, la justice ne règne dans aucune Cité : elle n’est qu’une Idée, c'est-à-dire un objet intelligible et non sensible. Ce n’est donc pas en imitant des modèles empiriques de Cités injustes que l’on parviendra à agir avec justice. Donc, seconde raison, si le bon gardien doit être doté de curiosité intellectuelle, c’est pour qu'il soit radicalement différent des philodoxes, c’est-à-dire de ceux qui croient savoir. La première qualité exigée du bon gardien est ainsi d’avoir ce naturel philosophique consistant en l’amour du vrai : “les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité”(République V, 475e). Or ce qui caractérise les actuels citoyens en charge de la vie publique, nous dit Platon, ce n’est pas de ne pas avoir du tout de conception de la justice, mais d’en avoir une fausse conception, de croire en fait qu’ils possèdent la conception de la justice totale alors qu’ils n’en ont qu’une conception partielle. Lorsqu’ils agissent, ils ne sont pas toujours injustes, certes, mais ils ne peuvent être justes tant qu’ils ne voient que quelques aspects (plaisir, gloire, honneur, etc.) de la justice, aspects dont la nature et la valeur changent au gré des circonstances, ignorants qu'ils sont de la vraie nature de la justice.

C’est pourquoi Socrate dit qu’”il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption”(République VI- 485b). Autrement dit tout le naturel philosophique va se résumer dans cette quête du vrai, c’est-à-dire de ce qui doit être, par opposition à ce qui est déjà. A contrario, qui n’est pas capable de s’intéresser à une telle Idée n’a pas de connaissance mais de simples croyances. Ainsi donc, les bonnes dispositions que l’on souhaite trouver chez le futur gardien-philosophe vont se manifester par deux caractères corrélatifs : d’une part l’amour des connaissances, d’autre part la méfiance à l’égard des croyances, à commencer, bien entendu, par ses propres croyances. Oui, mais, objecte Adimante à Socrate, si les qualités intellectuelles requises de la part du futur gardien de la Cité sont celles d’un philosophe, alors comment les faire admettre et respecter par une opinion publique qui, par ailleurs, se moque pas mal des philosophes, pressée qu'elle est de vaquer à des occupations plus terre à terre ? Autrement dit, peut-il y avoir compatibilité entre la philosophie du gardien idéal et la philodoxie de la multitude ? Ou encore la connaissance de quelques uns peut-elle s’accommoder de la croyance du plus grand nombre ?

B - la connaissance vraie est opposée à l’opinion commune.

La constitution de la Cité démocratique athénienne est un exemple de Constitution injuste car, dit Socrate, elle est comparable à un navire dont l’équipage et les passagers auraient pris l’habitude de se satisfaire d’un capitaine incompétent, au motif qu'un incompétent est toujours plus facile à manipuler et à adapter au gré de ses caprices. Il y a là l’idée fondamentale chez Platon que la démocratie n’a pas de constitution, qu’elle est : “comme un vêtement bigarré qui offre toute une variété de couleurs [...] c’est un bazar à constitutions [pantopôlion politeiôn]”(République VIII, 557 c-d). Bref, ce que Platon reproche aux Cités injustes (et particulièrement à la démocratie athénienne), c’est de n’avoir aucune constitution digne de ce nom, c’est-à-dire aucune unité : rien que des apparences multiples et changeantes. En effet, comme nous l’avons dit, la Cité juste serait celle qui serait gouvernée par le gardien-philosophe, lequel déduirait l’action publique d’une connaissance adéquate de la constitution idéale. A contrario, la Cité injuste est un régime politique où l’action publique peut en toute légitimité être décidée par des citoyens qui ne possèdent pas de véritable connaissance mais uniquement des croyances. L’absence de justice serait alors la conséquence directe d’une absence d’unité dans la connaissance, ce qui laisserait libre cours à la multiplicité et à la variabilité des opinions. Tout le monde connaît cet adage : la vérité est une, l'erreur est multiple.

Autrement dit, ce qui fait obstacle à ce que le philosophe soit accepté et reconnu comme dirigeant légitime de la Cité, ou que le pilote avisé comme capitaine du navire, c’est l’incapacité de la multitude, à vouloir atteindre l’unité et la stabilité, tant de la connaissance que de la Cité. Et, ce qui est plus grave, cette tendance est encouragée par “des hommes qui se donnent pour philosophes”(République VI, 489e), c’est-à-dire par des professionnels de l’illusion qui encouragent et confortent la multitude dans ses croyances erronées. Et ce sont ces faux philosophes (sophistes et rhéteurs) que l’attitude philosophique entend combattre. Dès lors, chercher à comprendre la résistance de la multitude au naturel philosophique revient en fait à s’interroger sur l’origine de l’injustice dans la Cité, puisque c’est précisément à l’injustice engendré par la mutabilité et la multiplicité que le gardien-philosophe entend apporter une solution par sa connaissance. Or si l’attitude philosophique consiste à rechercher dans la connaissance un ordre et une unité qui dépassent le désordre et la multiplicité des croyances, c’est donc que ce sont celles-ci qui, encouragées et exaltées par les démagogues, sont fauteuses d’injustice. Comment imaginer en effet qu’une foule livrée à elle-même puisse d’elle-même manifester l’ordre et l’unité nécessaire à la connaissance vraie puisque “partout où il y a foule [les démagogues] blâment ou approuvent certaines paroles avec un grand tumulte, toujours outré”(République VI, 492b). Autrement dit, ce qui crée les conditions de la préférence de la foule pour les opinions multiples plutôt que pour le vrai, c’est la nature même de la foule : une foule diverse et changeante ne peut adhérer spontanément qu'à des opinions diverses et changeantes. Platon veut dire par là qu’un régime politique dans lequel toutes les décisions publiques se prennent au sein d’une assemblée dont les membres ne font qu’exprimer et flatter des désirs, ne peut qu’encourager l’opinion. C’est l’idée que, ce qui fait obstacle à la connaissance, c’est la croyance qui n’est elle-même que l’expression des besoins multiples et changeants du corps. C’est pourquoi le naturel philosophe doit avoir de la méfiance à l’égard du corps (individuel ou social) et de ses sollicitations.

Mais, reconnaît Platon, dans une telle assemblée, tout individu, qu’il possède ou non un naturel philosophique, ne pourra juger qu’à travers des apparences fugitives. Car d’une part nul n’aura le temps de connaître à cause de la succession anarchique et rapide d’opinions non justifiées, d’autre part chacun aura tendance à être déterminé par ce que ses sens lui montreront. Or, en situation de débat démocratique sur l'Agora, ses sens ne lui feront connaître que l’opinion majoritaire. C’est ce que Platon fait dire à Socrate dans le Gorgias : “l’orateur n’est pas l’homme qui fait connaître aux tribunaux ou à toute autre assemblée ce qui est juste et ce qui est injuste [...] de toute façon il ne pourrait pas, dans le peu de temps qu’il a, informer pareille foule et l’amener à connaître des questions si fondamentales” (455a). Si le démagogue trompe la foule, c’est que la foule n’est prête à aucun effort et qu’elle préfère donc l’illusion à la vérité. Il est donc clair que ce sont les membres de l’assemblée “eux-mêmes les plus grands des sophistes” (République VI, 492b). C’est pourquoi, conclut Socrate, “il est impossible que la multitude soit philosophe”(494a), voulant dire par là deux choses : d’une part il est impossible qu’une multitude d’opinions, expression des désirs multiples et changeants, engendre autre chose que des désirs multiples et changeants ; d’autre part qu’il est impossible au sein d’une multitude désordonnée qu’un philosophe qui prône l’unité et l’ordre, donc l’effort de vaincre l’illusion, se fasse entendre. Le problème est alors désormais de savoir si l’injustice, et donc le mal, n’est pas un problème inhérent à la nature même de la multitude politique.


II - Il semble donc que le mal n’est que l’ignorance, flattée par la démagogie, des conditions de la justice.

A - l’âme, encouragée par la flatterie démagogique, se contente de l’apparence du bien.

Supposons, dit Socrate dans le Gorgias(464a-465d), qu'il y ait quatre sortes d'arts (tekhnaï), c'est-à-dire quatre types de pratiques qui consistent à faire ou à fabriquer d’après un modèle intelligible, deux pour prévenir, deux pour guérir, deux pour le corps, deux pour l'âme, deux pour la santé du corps, deux pour la vertu de l'âme :
- la gymnastique, qui est l'art préventif du corps, lui enseigne comment préserver sa santé
- la médecine, qui est l'art curatif du corps, lui indique comment recouvrer sa santé
- l'art législatif, qui est l'art préventif de l'âme, lui prescrit des lois pour préserver sa vertu
- l'art judiciaire, qui est l'art curatif de l'âme, lui prescrit des peines afin de restaurer sa vertu.

Ces quatre sortes d'arts sont donc des pratiques qui tendent à appliquer à l'âme ou au corps la connaissance des efforts à accomplir pour soit préserver, soit restaurer un bien (la santé du corps, la vertu de l'âme). Il est donc inévitable qu'à ces quatre sortes d'arts, correspondent, en démocratie, quatre sortes de flatteries (kolakeïaï) qui vont viser, non plus le bien authentique mais l'apparence du bien (l’apparence de la santé ou de la vertu) en encourageant non plus l'effort mais la facilité. A ces quatre sortes d'arts vont ainsi correspondre respectivement la cosmétique, la cuisine, la sophistique et la rhétorique qui sont toutes quatre des espèces de flatterie.

Dans tous les cas, les flatteries ont deux caractères communs : la tromperie et l’ignorance. La tromperie (464d) : "[la flatterie] a pris le masque de l'art sous lequel elle se trouvait, [elle] n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la bêtise, qu'elle l'égare au point de faire croire qu'elle est plus précieuse que tout". La flatterie a donc pour condition de possibilité la crédulité du plus grand nombre qui préfère se faire plaisir sans se fatiguer. Or il est clair que la tromperie est favorisée par l’ignorance (465a) : “[la flatterie] est incapable de donner la moindre justification [...] je n'appelle pas cela un art, rien qu'une pratique qui agit sans raison". Autrement dit, il n’y a flatterie que parce qu’il y a ignorance, non seulement du côté de l’âme flattée qui se laisse prendre au piège, mais aussi du côté du flatteur qui flatte sans souci des conséquences mais par pure facilité (par vanité, par appât du gain, etc.), sans rien connaître de ce dont il parle.

La démonstration de Socrate aboutit donc à la conclusion qu'il existe deux procédés irrationnels qui visent à flatter l'âme des individus : la sophistique qui prend l'apparence de l'art législatif (elle est à l'âme ce que la cosmétique est au corps), et la rhétorique qui prend l'apparence de l'art judiciaire (elle est à l'âme ce que la cuisine est au corps). En trompant les individus sur la nature de ses intentions, la sophistique fait croire qu'elle vise la vertu réelle de l'âme, alors qu'elle ne se préoccupe que de sa vertu apparente. Quant à la rhétorique, elle fait croire qu'elle veut restaurer la vertu alors qu'elle veut n'en donner que l'apparence. Là où tout un chacun recherche confusément le bien, c’est-à-dire ce qui est véritablement utile à la vie bonne, les sophistes et les rhéteurs, exploitent à leur profit la tendance paresseuse de chacun à préférer le bien à moindre coût, et donc à se contenter des apparences subjectives qui font croire que le bien est atteint. Mais en quoi l’apparence du bien est-elle un mal ?

B - désirer le plaisir immédiat n’est pas vouloir le bien futur.

Il est évident que les analogies de la sophistique avec le maquillage et de la rhétorique avec la cuisine sont infamantes pour les sophistes et les rhéteurs. Ce qui amène Polos, un admirateur du rhéteur Gorgias, à prendre sa défense dans les termes suivants : “les orateurs ne sont-ils pas comme les tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent, n'exilent-ils pas de la Cité qui leur plaît, ne le dépouillent-ils pas de ses richesses ?”(Gorgias, 466b). Polos prétend donc réhabiliter la réputation des rhéteurs, des sophistes et de leurs élèves par un argument en deux parties : ils font ce qu’ils veulent ce qui implique qu’ils ont du pouvoir. Mais Socrate, s'il est prêt à reconnaître que rhéteurs et sophistes, à l'instar des tyrans, font ce qui leur plaît, en revanche il doute fort qu'ils fassent ce qu'ils veulent. Socrate entend donc démontrer que faire ce qui plaît n’est pas faire ce qu’on veut, mais que faire ce qui plaît donne l’illusion de faire ce qu’on veut.

On a vu que la rhétorique et la sophistique sont des flatteries qui encouragent l'âme à donner l'apparence d’un règlement judiciaire ou d’une prescription légale aux affaires qui lui sont soumises. Ces deux pratiques démagogiques ne se préoccupent donc que de faire plaisir à l’âme de telle sorte que, lorsqu'il s'agit de décider ce qui est préférable, elles règlent l'affaire dans le sens de ce qui fait plaisir à la majorité. Or il est bien évident que, pour faire plaisir à une majorité, il n'est nullement nécessaire de posséder une connaissance de ce que doit être le bien. Il faut même faire exactement le contraire, c'est-à-dire décider en fonction de l'actualité des diverses croyances : faire plaisir à la majorité suppose que le démagogue adopte sans difficulté la croyance majoritaire. Alors que prétendre parler au nom du "bien" serait manifestement prendre le risque de déplaire à la majorité. De sorte que, pour faire plaisir à une majorité d'individus, il faut et il suffit au démagogue de dire et de faire ce que la majorité désire et donc renoncer à tout raisonnement. Or, on se rend compte que ce qui vaut pour le corps politique vaut aussi pour le corps biologique : pour se faire plaisir, il faut également renoncer à se raisonner pour s'abandonner au caprice de ses propres désirs immédiats divers et changeants qui commandent toujours dans l'urgence de faire cesser la souffrance consécutive au besoin. Donc faire plaisir ou se faire plaisir consiste à faire droit explicitement à la causalité biologique qui s’exprime par le désir immédiat plutôt que par la volonté de l’avenir. Bref, on peut fort bien désirer sans rien vouloir.

Car en effet, la volonté suppose un but, des raisons, là où le désir ne connaît que des causes. Socrate pose en effet la question suivante : “les hommes veulent-ils faire chaque action qu'ils font ou bien ce qu'ils veulent n'est-ce pas plutôt le but qu'ils poursuivent en faisant telle ou telle chose ? Par exemple, quand on avale la potion prescrite par le médecin, à ton avis, désire-t-on juste ce qu'on fait, à savoir boire cette potion et en être tout indisposé, ne veut-on pas plutôt recouvrer la santé ?”(Gorgias, 467c). En disant cela, Socrate attire notre attention sur trois points :
- nous ne voulons pas tout ce que nous faisons, autrement dit, il est un certain nombre d’actes qui ne sont que désirés, c’est-à-dire réalisés uniquement pour répondre à l’urgence physiologique d’un besoin, sans pour autant être explicitement voulus
- lorsque nous voulons, nous nous fixons un but dont la représentation suffit en général pour mobiliser notre désir ; l’exemple de la potion montre que je ne puis pas désirer boire le remède, parce que le désir vise toujours le plaisir immédiat et que la potion ne va pas m'apporter du plaisir mais va m'indisposer ; en revanche, je peux vouloir boire le remède dès lors que je me représente consciemment un but (la guérison) dont le moyen est l'absorption de ce médicament,fût-il non désirable
- ce que nous voulons, c’est un bien (la santé), de sorte que, non seulement la volonté du bien futur n'est pas le désir du plaisir immédiat, mais l’on peut même et sans contradiction désirer un mal immédiat (être incommodé par le remède) lorsque ce désir paradoxal est néanmoins subordonné à la volonté du bien futur.

On a montré avec l’exemple du tyran que le fait de combler un besoin sensible procure effectivement du plaisir, ou plus exactement, la cessation de la douleur caractéristique du besoin. De là vient l'illusion que le tyran fait ce qu'il veut alors qu'en réalité il ne fait que ce qu'il désire. Car l’exemple de la potion a montré que la volonté est nécessairement volonté d’un bien comme but final, lequel, puisqu’il suppose des moyens de réalisations, peut tout aussi bien amener à désirer quelque chose d’immédiatement agréable (manger pour rester en santé), que quelque chose d'immédiatement désagréable (avaler un remède pour se guérir). Bref, “l’agréable et le bon [...] ne sont pas la même chose, [et il faut faire] l’agréable en vue du bon”(Gorgias, 506d). Or n’est-ce pas précisément cette confusion entre le bien et l’agréable qui est constitutive du mal ?

C - la confusion entre bien et agréable manifeste un désordre de l’âme et constitue le mal.

Si désirer se faire plaisir n’est pas synonyme de vouloir le bien, le fait de pouvoir satisfaire tous ses désirs ne prouve pas que l’on fait ce que l’on veut. Bien au contraire, comme le montre en fait la comparaison de Polos : l’orateur, comme le tyran, ne font que céder au caprice de la multiplicité des désirs, les seins propres comme ceux de la foule, désirs qui n’ont aucun but, seulement des causes. Les désirs qui ne sont pas dirigés par la volonté ne sont en effet mobilisés que par l’urgence qu’il y a à faire cesser un état subjectif de malaise. L’orateur souffre lorsqu’il ne persuade pas (et lorsqu’il ne s’enrichit pas), le tyran souffre lorsqu’il n’impose pas sans retard l’urgence de ses envies, d’une manière générale, l’égocentrique souffre lorsqu’on ne cède pas à son caprice. Bref, ils sont, l’un comme l’autre, entièrement dépendants de causes qu’ils ne maîtrisent pas, et ce, parce qu’ils ne connaissent pas ce qu’il faudrait faire pour les maîtriser.

Or, si le désir n’est, en lui-même, qu’un moyen de conservation de notre propre être, mais qu'en plus ce moyen est accessible à la réflexion consciente, c'est que sa raison d’être réside dans sa subordination à la volonté, sinon il serait demeuré inconscient comme chez les animaux. C’est l’idée que tout désir d'agir n’acquiert de valeur (bonne ou mauvaise) que par rapport à un projet ( ou une absence de projet) sur l’avenir. Ce n’est donc que par l’intention finale du sujet que l’action qu’il désire faire est bonne ou bien mauvaise, étant entendu que ce qu’il veut, cette intention finale, c’est nécessairement un bien : vouloir le mal, c'est une contradiction dans les termes. C’est pourquoi, en République IV (443d), Platon dit que “l’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur, [...], il devient ami de lui-même, il harmonise les trois parties de son âme”. Autrement dit, l’homme juste est celui dont les désirs du ventre (appétits), ceux du coeur (activité) et ceux de la tête (curiosité), sont rationnellement maîtrisés, c’est-à-dire celui qui sait qu’il doit en être ainsi, et qui, du coup, vit harmonieusement, devient ami de lui-même. A contrario, l’injuste est celui qui ne manifeste pas cette harmonie mais qui est, au contraire, littéralement tyrannisé par une curiosité, une activité ou des appétits désordonnés. C’est pourquoi “l’art médical nous délivre de la maladie comme l’art judiciaire nous délivre de l’injustice”(Gorgias, 478b) : de même que celui qui manifeste un désordre corporel doit consulter celui qui sait quels efforts il faut vouloir pour que le bien du corps (la santé) soit visé, de même celui qui connaît un désordre de l’âme doit consulter celui qui sait ce qu’il faut vouloir pour que le bien de l’âme (la justice) soit restauré. La sanction judiciaire est donc l’analogue du remède médical : c’est douloureux en ce que l'effort de volonté va peut-être imposer de désirer ce qui est immédiatement désagréable à la tête, au coeur ou au ventre, et ce, afin de mettre en ordre des désirs, auquel le sujet malade ou injuste n’était pas ou plus habitué.

Et c’est là que réside tout le problème : vouloir, c’est nécessairement vouloir un bien, puisqu’il s’agit de s’acheminer vers ce qui doit être après évaluation des futurs possibles dont l’un aura été jugé meilleur que les autres. Mais lorsqu’on ne veut rien, les désirs qui ne sont plus ordonnés par rapport à une volonté finale incitent à la réaction immédiate face à une situation donnée, réaction dont la seule raison d’être est de faire cesser un état de souffrance. Le désir, lorsqu’il n’est pas maîtrisé par la volonté, est donc facteur de tyrannie, sur soi et sur autrui, et, en cas de résistance imprévue, le désir devient violence, c’est-à-dire exigence de satisfaction à tout prix : le désir, livré à lui-même ne supporte pas la frustration. A fortiori, lorsque l’ignorant naïf et crédule est démagogiquement incité par des profiteurs à prendre ses désirs pour des volontés, c’est-à-dire à confondre le plaisir immédiat et individuel pour le bien futur et universel, il donne alors l’impression de vouloir le mal. Mais il ne veut pas le mal, il est simplement sous l’emprise d’un caprice justement parce qu’il ne veut rien et qu’il ne sait pas ce qu’il doit vouloir. Bref, comme Socrate l'explique à Ménon, "il est donc évident que ceux-là ne désirent pas les choses mauvaises, qui ne les connaissent pas, mais qu'ils désirent celles qu'ils pensent être bonnes, et qui sont en fait mauvaises. [...] Personne, donc, Ménon, ne veut ce qui est mauvais"(Ménon, 77b-78e). Mais alors, comment expliquer que celui qui fait le mal puisse être tenu pour responsable (et, éventuellement, puni en conséquence) de ce qu'il a mal fait s'il ne l'a pas réellement voulu ?



III - C'est que, sans être volontaire, le mal est néanmoins toujours intentionnel.

A - le défaut de maîtrise des désirs est toujours jugé sévèrement.

On connaît déjà la réponse analogique que fait Platon à la question posée : la condamnation pénale est au mal moral ce que le médicament est au mal physique. Bref, on punit l'auteur d'un crime ou d'un délit pour le "purifier", comme on purifie l'organisme malade au moyen du remède approprié. Mais cette analogie ne tient pas : le crime ou le délit n'est pas, comme la maladie, quelque chose qui nous arrive, mais quelque chose que l'on fait. Au point, comme le dispose le Code Pénal français, qu'"il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre"(art.123-1). En fait, on peut apporter trois objections évidentes à la thèse platonicienne selon laquelle le mal n’est jamais volontaire au motif que la volonté se porte toujours sur le meilleur possible : éthico-juridique, psychologique, épistémique.

L’objection éthico-juridique est la première qui vient à l’esprit. D'après Platon, celui qui fait le mal le fait involontairement en suivant simplement les penchants de ses désirs. Bon, d’accord. Et après ? Après tout les tribunaux sont encombrés d’affaires de moeurs correspondant exactement à cette définition du mal. Untel a commis un viol simplement pour satisfaire causalement un désir sexuel faisant suite à une très forte pulsion, et non pas, en général en fonction d'un but consistant à vouloir faire du mal à sa victime. Ce qui explique d’ailleurs que, parfois, les prévenus ne semblent pas comprendre clairement ce qu’on leur reproche, en particulier dans les affaires d’inceste où le parent indigne prétend le plus sérieusement du monde vouloir le bien de son enfant. Cela dit, le fait que l’acte répréhensible ait suivi le chemin soi-disant causal du désir alors que celui-ci aurait dû être guidé sur le chemin final de la volonté ne rend pas, en général, cet acte moins odieux. Au contraire : “les hommes méchants ne sont pas moins à craindre ni moins pernicieux quand ils sont méchants nécessairement”(Spinoza, Lettre LVIII à Schuller). Autrement dit, de deux choses l’une :
- ou bien le chemin causal du désir expliquant l’acte mauvais est jugé tellement impérieux que le le prévenu est déclaré irresponsable, c’est-à-dire pathologiquement incapable de soumettre ses désirs à une volonté en ce qu'“il est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes”(Code Pénal, art.122-1) et alors il est sanctionné non par une privation pénale de liberté éventuellement assortie d’une condamnation pécuniaire civile, mais par un internement psychiatrique assorti d’un traitement médical (cf. M. le Maudit, de Fritz Lang)
- ou bien le prévenu est reconnu coupable de n’avoir pas fait l’effort de maîtriser ses désirs et condamné en conséquence, ce dont convient Platon lui-même : “quand il s’agit des qualités que l’on estime pouvoir être acquises par l’application [...] si elles manquent à un homme et qu’elles soient remplacées par les défauts contraires, c’est alors que se produisent les colères, les punitions et les exhortations”(Platon, Protagoras, 323e).

L’objection psychologique consiste à se demander si comme le prétend Platon, le mal que l’on fait objectivement à l’égard d’autrui peut toujours être expliqué par le plaisir que l’on en retire subjectivement. Ainsi, l’expérimentateur de Milgram, qui manque certainement de volonté, éprouve-t-il du plaisir en participant à cette expérience scientifique ? En d'autres termes, est-il pervers ? Nul doute qu’il est, dans un certain sens, flatté d’être choisi comme expérimentateur et qu’il éprouve dans un premier temps du plaisir à manipuler des instruments en se procurant le pouvoir de punir. Or, il est remarquable que ce plaisir disparaît au cours de l’expérimentation et que l'expérimentateur finit par éprouver une véritable douleur à voir souffrir autrui. Et cette douleur n’est sans doute pas que de la sensiblerie consistant à écraser une larme pour se donner bonne conscience sans rien changer à ses convictions : c’est aussi une douleur morale profonde, un déchirement intime. L'expérimentateur-cobaye se sent terriblement coupable, il souffre de voir souffrir autrui et il souffre surtout de le voir souffrir à cause de lui. Autrement dit, il semble que, dans ce cas troublant, le bourreau manifeste une absence de volonté puisqu’il n’est pas capable de dire “non” à son désir de continuer à faire ce qu’il fait. On est, typiquement, dans le schéma aristotélicien du défaut de volonté (akrasia, que l'on traduit aussi parfois par "intempérance", voire "incontinence") : "l'homme tempérant [enkratès] se confond avec celui qui s'en tient fermement à son raisonnement, et l'homme intempérant [akratès] est celui qui est enclin à s'en écarter. L'intempérant sachant que ce qu'il fait est mal, le fait par passion, tandis que le tempérant, sachant que ses appétits sont pervers, refuse de les suivre, par la règle qu'il s'est donnée"(Aristote, Ethique à Nicomaque, VII, 1145b).

L’objection épistémique enfin consiste à se demander, puisque faire le mal, c’est, selon Platon, manquer de volonté pour réaliser une imitation satisfaisante de l’Idée de bien, en quoi consiste exactement la connaissance de ce modèle idéal que l’on est censé imiter ? Toute Idée est déjà, par sa nature, une forme intelligible nécessaire, autrement dit, ce qui sert de modèle à certains concepts scientifiques et à certains objets sensibles. En particulier, on se souvient que l’Idée de bien est l’Idée suprême qui, dans le domaine intelligible, remplit la même fonction que le soleil dans le domaine sensible. Mais cette définition analogique montre l’impossibilité qu’il y a à la définir par elle-même : s'il existait une définition (LA définition) du bien, quel besoin aurait Platon d'employer une analogie ? D'autant que toute Idée, a fortiori l’Idée suprême de bien, est non pas une réalité mais un idéal, ce n’est pas ce qui est mais ce qui doit être. Or, comment connaître ce qui n’est pas ? Et là encore de deux choses l’une :
- ou bien on considère que cette connaissance est possible mais qu’elle n’est pas scientifique, elle est mystique c’est une connaissance révélée par la grâce d’une sorte de miracle divin ; de la sorte le bien s’identifie à Dieu, la connaissance du bien s’assimile à l’étude théologique de la parole divine, et la pratique du mal appartient nécessairement aux mécréants, aux infidèles ; or les exemples des guerres de religion montrent bien la fragilité de cette option
- ou bien on considère que la connaissance théorique d’une Idée en général et de celle de bien en particulier est impossible, car “une idée n’est rien d’autre que le concepts d’une perfection qui ne se trouve pas encore dans l’expérience”(Kant, Propos de Pédagogie, intro.) bien que, néanmoins, sa pensée pratique soit nécessaire car “les idées ont une réalité objective mais valables seulement au point de vue pratique”(Progrès de la Métaphysique, III) ; auquel cas,  le mal ne serait plus l'effet d'une connaissance du bien insuffisante pour motiver la volonté, mais plutôt une absence primitive de volonté à réaliser ce qui n’existe pas encore, à savoir le bien.

Donc, dans tous les cas, n'est-ce pas plutôt une faiblesse de la volonté qu'une faiblesse de l'intellect qui donne l'impression de vouloir le mal ?

B - la faiblesse de la volonté est cependant la conséquence d’un raisonnement.

La solution de Kant possède sur celle de Platon l’avantage de faire du mal un problème moral et non plus un problème épistémique : celui qui agit mal n’est pas nécessairement un ignorant, mais il est à coup sûr un faible, puisque sa volonté est incapable de vouloir ce qui doit être fait nécessairement mais réclame un effort. Du coup, cet effort n’est pas fait et les conséquences de cette faiblesse de la volonté sont parfois dévastatrices. Et c'est cette faiblesse de la volonté que, précisément, on lui reproche. Pour revenir à notre exemple, le cobaye de Milgram est incapable de vouloir mettre fin à l’expérimentation alors qu’il le devrait au bout d’un certain temps, indépendamment du fait qu’il soit ignorant ou non, indépendamment du fait qu’il ait le désir de continuer ou non, indépendamment du fait qu’il éprouve du plaisir ou non. Et il en est incapable car “il fait des mobiles de l’amour de soi et de ses inclinations la condition de l’obéissance à la loi morale” (Kant, la Religion dans les Limites ..., VI, 37). En d'autres termes, il ne veut pas vraiment faire le mal, mais il ne veut pas non plus s'y opposer : il le laisse s'installer parce qu'il n'a pas la force morale d'y résister, et il n'a pas cette force parce que toute sa force est employée pour sauvegarder la consistance de son moi. La faiblesse de la volonté qui est reprochée à celui qui agit mal est donc un immoralisme : il sent intuitivement que son intention est mauvaise (il est mal à l’aise) mais il préfère raisonner en termes de conséquences pour la cohérence de sa propre identité. Autrement dit, il serait pleinement conscient de l’immoralité de son intention de départ, dont il sent qu’elle peut avoir de graves conséquences pour autrui et pour lui-même, mais, d'une part, il sait que celles-ci ne sont pas certaines, d'autre part, s'il a accepté ce job, c'est qu'il a de bonnes raisons qu'il serait désastreux pour sa propre cohérence intime d'invalider alors que le processus dans lequel il est engagé touche à sa fin. Dès lors, il préfère prendre le risque de provoquer de graves conséquences pour autrui parce qu’il a tout simplement une bonne raison de le faire. Et cette raison, c'est l'estime de soi.

C’est le raisonnement du chauffard qui sent qu’il est mauvais d’enfreindre le code de la route, mais qui accepte consciemment le risque de provoquer un accident parce qu’il pense avoir une bonne raison de conduire comme il le fait : par exemple arriver à l’heure à un rendez-vous important pour lui. Ne pas brûler le feu rouge, ce serait, à ses yeux, reconnaître que le rendez-vous n'est, au fond, pas si important que cela. Ce qui le mettrait en contradiction avec lui-même. Alors qu'après tout, pense-t-il, le risque d'accident n'est pas si considérable que cela. Ce qui laisserait supposer que celui qui fait le mal, le fait au terme d'un raisonnement qui met en balance, d'un côté une probabilité subjectivement faible de voir survenir des conséquences indésirables pour autrui, de l'autre côté un risque très fortement probable et donc inacceptable de voir entamer sa propre estime de soi par la considération de l'inconsistance de ses décisions.
Revenons à l’expérience de Milgram : quel est donc le raisonnement qui peut fournir au cobaye de Milgram qui fait le mal, qui s’en rend compte (il n’est pas atteint d'un trouble du discernement au sens de l'art.122-1 du Code Pénal), qui en souffre (il n’est pas sadique), et qui n’aime pas en souffrir (il n’est pas masochiste) une bonne raison d'accepter et de continuer l’expérience ? Rappelons que l’expérience de Milgram se déroule toujours dans un contexte scientifique qui fait autorité : université prestigieuse, laboratoire, présence de chercheurs en blouse blanche, appareillage sophistiqué, discours scientifique. Il est possible :
- (r1) que l'expérimentateur-cobaye ignorant considère que l’autorité scientifique ne peut pas faillir, qu'elle sait donc ce qu'elle fait et ce qu'elle fait faire, de sorte que, même dans les plus douloureux moments de l’expérimentation, n’importe quelle personne normalement constituée aurait fait comme lui, la faiblesse de la volonté étant ici due à un sentiment d’infériorité (syndrome de soumission aveugle à l'autorité)
- (r2) que l'expérimentateur-cobaye croie, sur la base d'expériences passées similaires, que le dispositif technique devrait fonctionner mais que c’est à cause de lui que, pour une fois, ça se passe mal, du coup, à chaque échec s’accompagnant d’une décharge fictive, il faut qu’il recommence pour tenter d’effacer un sentiment de malchance (syndrome du joueur de casino qui perd mais qui se dit que chaque échec augmente la probabilité de gain au coup suivant)
- (r3) que l'expérimentateur-cobaye soit tout bonnement animé d'une curiosité cynique  en ce qu'il pense que, plus il avance dans l’expérimentation, plus il est dommage d’abandonner en si bon chemin sans savoir ce qui va en résulter, la faiblesse de la volonté prenant ici l’allure du sophisme (sunk cost fallacy) selon lequel quand on a payé cher quelque chose, il faut, justement, continuer à utiliser cette chose quels qu’en soient les désagréments afin de tenter de compenser le coût d'utilisation (ici, c'est le malaise de l'expérimentateur) par un hypothétique gain cognitif ("au moins, j'aurai appris quelque chose !").

Mais alors, cette faiblesse morale de la volonté ne montre-t-elle pas que l'on peut, finalement, toujours avoir une bonne raison de faire le mal ?

C - ce raisonnement est un raisonnement de mauvaise foi.

Dans tous les cas, on remarque que celui qui fait le mal, le fait toujours en conscience car avec une "bonne" raison : “oui, je sais, je ne devrais pas le faire, mais, au fond, j’ai une bonne raison de le faire (r1, r2, ou r3)”. L'expérimentateur se rend bien compte que sa conscience oscille entre deux pôles intentionnels opposés :
- (C1) l’intention de se préoccuper d’autrui en priorité, laquelle est moralement et juridiquement prescrite par l’obligation de porter secours à une personne dont on sent que la vie est en danger ; ce qui implique d’arrêter l’expérimentation au risque de passer pour inconsistant à ses propres yeux et pour un dégonflé aux yeux d'autrui
- (C2) l’intention de se préoccuper de soi-même en priorité, laquelle est moralement condamnée et juridiquement prohibée lorsqu'il existe un danger objectif pour autrui ; ce qui implique de continuer l’expérimentation au risque d’apparaître, à la limite, comme le meurtrier par imprudence de la personne mise en danger, sauf, bien entendu, si on a une raison impérieuse de le faire (c’est le fameux problème posé par le meurtre en état de légitime défense).

Si l'expérimentateur-cobaye de Milgram faisait le choix C1, il n'y aurait pas de problème, et pas de mal non plus. Mais, en donnant sa préférence à C2, il prend donc des risques, de sorte qu'il lui faut, d'ores et déjà, préparer sa défense devant un éventuel tribunal : il décide donc que la bonne raison en sera son obéissance à l’autorité, ou bien l'efficacité technique reconnue d'un processus éprouvé, ou encore par la rationalité d'un comportement cohérent, et non pas le simple choix de soi-même dans l'ignorance, voire le mépris, d'autrui. Car, à moins d'être un provocateur, il sait qu'une telle intention (celle des "mobiles de l'amour de soi" comme le dit Kant) ne peut être explicitement revendiquée. Aussi, l'expérimentateur mène-t-il l’expérimentation à son terme, après s'être mis juridiquement (du moins le pense-t-il) hors de cause et en négligeant complètement les conséquences moralement désastreuses de son choix : au mieux, il est cynique et amoral (sans principe moral), au pire il est sadique et immoral (sans pitié pour autrui).

On est typiquement et dramatiquement dans une situation de mauvaise foi : comme le dit Livet, "nous agissons d'une façon que nous pouvons identifier et interpréter, mais dont nous ne pouvons revendiquer l'intention"(la Communauté Virtuelle, III, ii, 6). On sait que cette intention est moralement mauvaise, alors on fait le pari risqué que son choix aura des conséquences négligeables pour autrui, et, à tout hasard, on se choisit une bonne raison pour justifier son acte en occultant son intention réelle. Ainsi, comme pour tous les actes de mauvaise foi, il y a une décision (ici, C2) prise à l’instant t1 (l’instant où le cobaye décide, malgré le danger, de continuer l’expérience). Mais, si l'expérimentateur-cobaye reconnaît avoir choisi de continuer, il prétend toutefois avoir été préalablement déterminé en  t0 (antérieur à t1) par des raisons (r1, r2, ou r3) que toute personne sensée eût pu avancer dans de telles circonstances. C2 (l'intention réelle) prise en t1 apparaît désormais, aux yeux-mêmes de l'expérimentateur, comme secondaire car précédée par un événement intervenu en  t0 tellement plus important (r1, r2, ou r3) qu'il ne peut pas ne pas avoir déterminé sa décision.

La mauvaise foi consiste précisément à faire effort pour se cacher, d'abord à soi-même, le fait qu'à un certain moment, il a fallu faire le choix de soi-même au détriment de la dignité, voire de l'intégrité d'autrui : "l’acte premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on en peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3), et ce que l'on est, en l'occurrence, c'est un être égoïste, amoral ou immoral. Dans tous les cas, celui qui fait le mal, le fait intentionnellement pour en retirer un certain bénéfice personnel, fût-il symbolique, en termes d'estime de soi, voire, comme nous l'avons suggéré plus haut, de simple cohérence personnelle, plutôt qu'en termes de richesses matérielles ou même de plaisir sensible. Or un tel choix intentionnel, qui entre toujours en conflit avec l'éducation morale que tout un chacun a reçue, est nécessairement vécue dans l'angoisse. Aussi, "nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi"(Sartre, l’Être et le Néant, IV, i, 3) : nous désamorçons le malaise consécutif à notre choix en minimisant notre réelle intention jusqu'à l'oublier complètement. C'est bien en ce sens que l'on peut avoir l'intention de faire le mal : non pas vouloir le mal, c'est-à-dire faire souffrir autrui (l'expérimentateur-cobaye de Milgram n'est pas un pervers), mais projeter, planifier, envisager néanmoins, au nom du simple profit personnel, de tenir pour négligeable la dignité d'autrui. C’est en ce sens que la violence, l'exploitation, la guerre sont des maux : c’est que la propre sécurité, le propre confort, la propre cohérence de l'un apparaît toujours comme raison impérieuse de refuser de prendre en considération la souffrance potentielle d’autrui. C'est le "mal radical" dont parle Kant. Mais c'est en même temps la preuve de la "banalité du mal" dirait Hannah Arendt, voulant dire par là qu'il n'est pas nécessaire d'être un monstre pour avoir l'intention de faire le mal, mais, banalement, de s'appliquer, méthodiquement, à fermer tranquillement les yeux sur les conséquences probables (probables pour un individu moyen : par exemple, l'expérimentateur-cobaye de Milgram est clairement informé des risques vitaux qu'il fait courir à ses "victimes") afin, au minimum, d'être cohérent avec soi-même. Comme le dit Sartre, "pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité"(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 1). D'où les conséquences potentiellement dévastatrices de mes agissements sur lesquelles je ne veux rien savoir. Platon n'a donc sans doute pas tort de dire que le mal procède toujours d'un défaut de connaissance. Sauf qu'il est des ignorances qui sont intentionnelles, autrement dit consciemment planifiées.


Conclusion.

Il semble qu’on ne puisse vouloir que ce qui est jugé préférable d’après la connaissance d’un modèle idéal d’actions bonnes. Cela dit, la connaissance du bien n’est pas naturelle, contrairement à la sensation de plaisir consécutive à la satisfaction des désirs. Le mal peut alors consister à faire prendre à des ignorants le plaisir pour le bien, et les désirs pour des volontés. Pourtant, le mal a beau avoir été commis par ignorance du bien, il n’est pas excusable pour autant. De plus, il n’est pas nécessaire de prendre du plaisir pour faire le mal. Enfin on comprend difficilement ce que pourrait signifier l’expression “connaître le bien”, puisque le bien est ce qui doit être et ce qui doit être n’est pas connaissable mais (dans le meilleur des cas) faisable. C’est pourquoi le mal semble n'être pas un problème épistémique mais plutôt un problème moral : il s’agit là d’une grave faiblesse de la volonté puisque l’intention d’agir est, en l'occurrence, amorale ou immorale. Cela dit, celui qui fait le mal est obsédé par sa propre quiétude individuelle qu’il entend garantir à tout prix, fût-ce au prix de la souffrance d'autrui. Le mal est donc toujours accompli intentionnellement mais de mauvaise foi puisqu’on prétend, au terme de stratégies complexes de brouillage de la conscience que l'on a pourtant des conséquences possibles de son acte, avoir une bonne raison de minimiser, voire de nier la souffrance d’autrui. Ce qui, finalement, fait du mal un problème tout à la fois moral, juridique, psychologique et épistémique.