Searle
reconnaît donc qu'à l'époque de la première version de sa
réfutation de l'argument de Turing, il avait admis un peu vite que
l'ordinateur possédait, à défaut de sémantique, néanmoins une
syntaxe comme, précise-t-il, "qualité intrinsèque".
Qu'est-ce donc qu'une qualité intrinsèque ? La définition en est
très simple : est intrinsèque une qualité qui existe objectivement
"dans les choses", extrinsèque, une qualité qui dépend
de l'interprétation d'un observateur. Cette distinction est assez
banale, en tout cas classique depuis que Locke a distingué "les
qualités premières [qui] sont les qualités absolument inséparables
du corps, quels qu'en soient l'état, les altérations, la force
exercée sur lui et que les sens trouvent constamment dans toute
particule de matière [et] les qualités secondes [qui] ne sont rien
dans les objets sinon des pouvoirs de produire en nous diverses
sensations par le moyen des qualités premières de leurs parties
insensibles"(Locke, Essai
Philosophique concernant l’Entendement Humain,
II, viii, 10), la différence étant que la notion un peu mystérieuse
de "pouvoir" (power)
chez Locke fait place, chez Searle, à celle d'interprétation
intentionnelle. Et il n'y a d'ailleurs d'interprétation
qu'intentionnelle : "Le Débat : Pourquoi
ne pas considérer que le cerveau est un ordinateur qui s’interprète
lui-même ? John
Searle : Il
y a assurément des processus dans le cerveau qui sont
intrinsèquement computationnels, par exemple lorsque nous effectuons
des calculs, mais ces calculs n’ont rien d’intrinsèque, il ne
s’agit de calculs que pour la conscience. Le
Débat : N’y
a-t-il pas une différence entre, par exemple, la simulation d’un
diagnostic médical par un ordinateur, qui n’est que
l’interprétation que nous assignons à ses opérations, et les
calculs arithmétiques que la machine effectue réellement ? John
Searle : Les
calculs sont relatifs à notre interprétation tout autant que les
autres « productions » de l’ordinateur. La seule chose qui ait
effectivement lieu dans un ordinateur qui est en train de
fonctionner, ce sont des flux électriques. Nous, nous pouvons leur
associer des symboles mais, la machine, elle, n’en contient pas.
[…] L’ordinateur [...] ne produit rien du tout, sinon l’état
suivant d’exécution du programme"(Searle,
entretien accordé au magazine le
Débat,
n°109, mai 2000). Donc, d'après Searle, l'ordinateur ne possède
intrinsèquement pas plus de morphologie ou de syntaxe que de
sémantique ou de pragmatique. Les seules propriétés intrinsèques,
celles qui, rappelons-le, "existent
indépendamment d’un observateur [par opposition à celles] qui
sont relati[ves] à l’interprétation d’un observateur"
qui peuvent lui être attribuées sont des propriétés géométriques
et des propriétés physiques statiques (matière, masse) ou
dynamiques (mécaniques, électriques, électroniques), c'est-à-dire
des propriétés causales. La syntaxe doit, par conséquent, être
considérée comme une propriété extrinsèque de la machine car
c'est ainsi que NOUS interprétons intentionnellement ce qui, dans
son fonctionnement, possède pour NOUS, en tant que "calcul",
un intérêt (en l'occurrence, celui de nous épargner un certain
nombre d'efforts). Il n'existe donc pas de calculs intrinsèques,
même s'il y a bien des processus intrinsèquement computationnels,
c'est-à-dire des processus physiques qui produisent causalement des
états que nous qualifions, in
fine,
de "calculs". C'est NOUS AUTRES, êtres humains, qui
associons intentionnellement une série d'impulsions électriques
d'une certaine sorte avec la valeur "1", une autre série
avec la valeur "0", puis une certaine série de 0 et de 1
avec tel symbole, enfin telle série de symboles avec telle autre
série pour en amener une troisième, etc. Bref, c'est encore et
toujours NOUS qui conférons une interprétation à tel système
physique doté de certaines qualités intrinsèques existant
indépendamment de nous. Or c'est précisément le cas pour un
programme informatique de computation de symboles. L'exemple que
donne Searle est tout à fait significatif : qu'est-ce qui nous
empêche, au fond, de considérer une vulgaire porte comme un
ordinateur rudimentaire ? Il suffirait pour cela de coder son
fonctionnement en attribuant la valeur 0 à sa fermeture, la valeur 1
à son ouverture. Et pourquoi ne le faisons-nous pas ? Eh bien parce
que nous n'y avons aucun intérêt : dans le contexte culturel qui
est le nôtre, une porte est destinée à réguler des flux physiques
de personnes et de choses et non pas à transmettre des informations.
Mais il n'est pas interdit d'imaginer deux personnes qui, pour une
raison ou une autre, ne pourraient communiquer entre elles qu'en
ouvrant et fermant une porte un certain nombre de fois, à la manière
dont fonctionne le code morse, par exemple. Pour le redire une
nouvelle fois, tout notre système de communication, tout notre
langage donc, obéit à des considérations d'ordre pragmatique
déterminées conjointement par l'évolution biologique et par la
pression de l'histoire. Or nous avons dit que Searle a, en ce sens,
"naturalisé" l'intentionnalité comme propension à
optimiser, pour l'individu comme pour l'espèce, l'adaptation
biologique à un milieu déterminé et, donc, à maximiser les
chances de survie. Tout cela pour dire que ce n'est jamais
l'ordinateur qui, dans cette perspective, pense, déduit, calcule,
assemble, traite de l'information, bref, fait preuve
d'"intelligence", fût-ce aux niveaux élémentaires de la
morphologie et de la syntaxe. C'est NOUS qui le faisons en utilisant
l'ordinateur comme outil parce que nous y avons intérêt. Ce qui
ruine la thèse "faible" de la production d'un calcul comme
symptôme possible d'"intelligence" et, par contre-coup, la
thèse computationnaliste consistant à considérer le cerveau humain
comme une sorte de super-ordinateur. Car, contrairement à
l'ordinateur, le cerveau produit intrinsèquement, c'est-à-dire
naturellement, des phénomènes et des états (esprit, intelligence,
intention, conscience, langage, désir, émotion, etc.) qui vont lui
permettre d'auto-évaluer la pertinence tout à la fois de ses
messages et des intentions-en-action qui justifient ses
messages.
Bref,
si d'"intelligence artificielle" il doit être question, ce
sera toujours dans le sens analogique d'une "intelligence"
extrinsèque, fruit d'une interprétation, au sens où "c’est
seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on
peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit,
qu’il a des états de conscience, etc."(Wittgenstein, Recherches
Philosophiques,
§281). Dès lors, qu'une machine puisse être qualifiée
d'"intelligente", cela semble supposer définitivement
que tout outil puisse être tautologiquement qualifié d'intelligent
du simple fait que nous ne pouvons pas nous en passer pour effectuer
certaines tâches. Autant dire alors que ma montre ou ma machine à
laver sont "intelligentes" en ce sens, (ce que, d'ailleurs,
la publicité n'hésite pas à suggérer à travers l'usage très en
vogue de l'adjectif "smart").
Tandis qu'a
contrario,
même un animalcule très primitif sera intrinsèquement intelligent
dans la simple mesure où il est capable, à un stade très
archaïque, de procéder à des opérations intentionnelles en vue de
servir ses intérêts "bien compris" (que l'on songe à la
réplication virale dans la cellule saine sur le modèle du cheval de
Troie, ou au "gène égoïste" de Dawkins). Mais alors, que
doit-on penser du soi-disant contre-argument que Searle adresse à
Turing et selon lequel, l'ordinateur étant définitivement et
intrinsèquement inintelligent, un être humain pourrait néanmoins
imiter l'idiotie de l'ordinateur en répondrait en chinois à des
questions posées en chinois sans rien connaître de la sémantique
et de la pragmatique du chinois mais simplement en traitant la langue
chinoise du point de vue de sa morphologie et de sa syntaxe ? Nous
voudrions montrer à présent que ce contre-argument connu sous le
nom racoleur de Chinese
Room Argument est
encore plus absurde que l'argument qu'il entend réfuter.
Dans
un premier temps, Searle affirme avec raison qu'"il
n’est pas très compliqué d’imaginer une langue qui découpe les
objets différemment de ce que nous faisons, qui ne traite pas un
arbre comme un tout, mais comme une moitié supérieure et une moitié
inférieure, et qui a deux mots distincts pour chaque moitié. C’est
sans aucun doute une possibilité logique. Il est également possible
d’imaginer une langue qui ne permet pas de faire référence aux
objets, mais seulement aux procès comme états de choses. De la même
manière que nous disons « Il pleut » ou « Il neige », nous
pourrions imaginer une langue où au lieu de dire « C’est un arbre
», ou « C’est une pierre », nous pourrions dire « Ça arborise
ici » ou « Ça pétrise ici » sur le modèle de « Il pleut ici »
ou « Il neige ici », où « Il » ne réfère à aucun
objet"(Searle, what
is Language ? Some Preliminary Remarks,
v, 4). Sauf qu'il s'empresse d'ajouter qu'"une
telle langue, si elle existe, va à l’encontre de notre
phénoménologie de perception. Notre appareil perceptif tel qu’il
existe est fait de telle sorte que nous traitons naturellement les
entités discrètes de l’espace-temps comme des unités
singulières, et celles-ci sont typiquement représentées par les SN
[syntagmes nominaux] de notre langue"(Searle, what
is Language ? Some Preliminary Remarks,
v, 4). Or, comme une telle langue existe, puisque le chinois en est
une, d'après Searle, elle va "à
l’encontre de notre phénoménologie de perception".
Le problème, c'est que la langue chinoise, tout en s'adressant à
"notre
appareil perceptif tel qu'il existe",
comme d'ailleurs la totalité des langues humaines, ne traite
justement pas "les
entités discrètes de l’espace-temps comme des unités singulières
[...] représentées par les SN".
Mieux (ou pire), Searle prétend que "l’animal
possède des contenus (en termes de perceptions et de croyances) mais
[que] ceux-ci manquent de structure syntaxique ; il peut voir, et
donc croire, quelque chose dont nous pouvons rendre compte (mais pas
lui) comme : « Ça vient vers moi ». […]. J’ai supposé que ces
éléments se décomposent à la manière des langues européennes
que je connais, mais ce n’est pas une hypothèse nécessaire [sic
!]. J’ai supposé que le venir-vers-moi-chose-maintenant
présyntaxique se décompose en un outil qui réfère à un homme
contextuellement spécifique et en une prédication qui exprime le
fait de venir vers moi en ce moment, comme dans : L’homme vient
maintenant vers moi"(Searle, what
is Language ? Some Preliminary Remarks,
viii). Donc, pour Searle, il est clair que l'on passe d'un système
de communication animal à un langage authentiquement humain
lorsqu'une représentation pré-syntaxique (donc non-syntaxique) anté-prédicative de
la réalité se structure syntaxiquement sur le modèle prédicatif syntagme
nominal/syntagme verbal (ou, pour dire plus simplement
sujet/prédicat). Concrètement, il s'agit de passer, par exemple de
la représentation chaotique "venir-vers-moi-quelque
chose-maintenant" à, par exemple, "l'homme vient vers moi
maintenant", c'est-à-dire d'une juxtaposition inorganisée (où
peu importe leur ordre de présentation) des morphèmes à une
structuration ordonnée de la chaîne des morphèmes. Bref, pour lui,
il n'y a de langage au plein sens du terme que lorsque l'on passe de
la parataxe à la syntaxe. Le problème c'est que la langue chinoise
n'est pas structurée par un net découpage syntaxique des
propositions affirmatives en syntagme nominal (sujet) et syntagme
verbal (prédicat). En effet, en chinois "l'homme vient vers moi
maintenant" se dira 现在人来找我, xiànzài rén lái zhǎo wǒ,
littéralement "maintenant-homme-venir-chercher-moi". La
langue chinoise n'accordant pas les substantifs, ni en genre, ni en
nombre, ne conjuguant pas les verbes, ne déclinant pas les cas est
une langue fondamentalement parataxique, c'est-à-dire qui se
construit par juxtaposition de morphèmes, lesquels, dans la langue
chinoise, ne sont ni des mots ni des syllabes, mais des caractères
idéogrammatiques (des "emblèmes" dit Granet, aujourd'hui,
on dirait aujourd'hui des "logos") dont l'étymologie est
également parataxique (par exemple, le terme "bien" 好
est
formé de 女,
"femme" et de 子,
"enfant", le terme 间,
"espace" de 门,
"porte", et de 日,
"soleil", etc.). Du coup, il est littéralement impossible
de rendre en chinois l'article "l'", le verbe "venir"
conjugué à la troisième personne de l'indicatif, l'adverbe "vers"
(remplacé par la redondance de "venir" et "chercher"),
quant à 来,
"venir", il peut aussi, selon les contextes être traduit
par l'adjectif "suivant", ou "prochain" ou
"environ". De plus, le même sinogramme (par exemple 过,
guò ou 服,
fú ) peut, tantôt être traduit en français par un nom, tantôt
par un verbe, tantôt par un adjectif, tantôt par un adverbe, tantôt
par une conjonction, etc. Bref, si on suit Searle, le chinois étant
non seulement pré-syntaxique mais carrément parataxique, ce serait
donc une sorte de système animal (pré-linguistique) de
communication, un langage qui, selon son expression, n'engendrerait
que des "actes
de langage simplement expressifs",
laissant donc de côté la faculté de rendre possible également des
actes de langage "représentatifs": "les
actes de langage simplement expressifs, même effectués
intentionnellement, ne sont pas « linguistiques » au sens que nous
cherchons à expliciter, et les mots qui leur correspondent dans les
langues existantes ne sont pas des « mots » au sens où nous
l’entendons. Aïe ! Bon sang ! Beurk ! Super ! servent à exprimer
des états mentaux à la fois intentionnels et non-intentionnels,
mais ce ne sont pas le genre de phénomènes linguistiques que nous
cherchons à expliquer. Pourquoi ? Parce que, bien qu’ils laissent
libre cours aux états intentionnels ou autres du locuteur, ils ne
représentent pas. Ce que nous cherchons à comprendre, c’est
comment nos hominidés peuvent, au cours de l’évolution, acquérir
la représentation linguistique"(Searle, what
is Language ? Some Preliminary Remarks,
vi), sous-entendu, donc, "syntaxiquement structurée".
Elizabeth
Anscombe admet avec Searle qu'"il
y a deux sortes de connaissance : l'une par observation, l'autre par
intention"(Anscombe, l'Intention,
§32), la connaissance observationnelle de l'une pouvant assurément
être assimilée à la connaissance représentative de l'autre. Sauf
qu'il se pourrait bien que "l'ensemble
des choses connues sans observation a[it] un intérêt général pour
notre enquête car la classe des actions intentionnelles en est un
sous-ensemble"(Anscombe, l'Intention,
§8) dans le sens où la connaissance observationnelle, et donc le
langage représentatif/descriptif qui la manifeste, soient dérivés
et non disjoints de la connaissance intentionnelle (sans observation)
et du langage "expressif". Dans l'ontogenèse du langage
humain, en effet, "ce
qu’il y a d’extrêmement important quand on apprend [le langage
en général], ce sont les gestes et les mimiques exagérées. Le mot
est enseigné comme le substitut d’une mimique ou d’un
geste"(Wittgenstein, Leçons
sur l’Esthétique,
I). "Comment
apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ?
En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie
; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle
manière de se comporter face à la douleur. De sorte que
l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit
rien du tout"(Wittgenstein, Recherches
Philosophiques,
§244). En termes searliens, nous dirions que ce n'est pas parce que
"j'ai mal au bras" est une articulation syntaxiquement
structurée de cinq mots que cette proposition est moins "expressive"
ou plus "représentative" que "aïe !" ou bien
une série de gémissements. Et de même que "de
ce que P est une image de ou représente une licorne, nous ne pouvons
pas inférer qu'il y a quelque chose dont P est une image ou que P
représente [...]. Nous pouvons éviter la confusion à condition de
parler [...] d'une image-représentant-une-licorne [a
unicorne-representing-picture]"(Goodman, Langages
de l’Art),
de même, en comprenant "j'ai mal au bras" comme
"j-ai-mal-au-bras", il n'est pas nécessaire qu'il y ait un
bras, un mal et un j' pour que ma phrase soit, non seulement
expressive mais aussi représentative. On voit néanmoins qu'une
phrase peut rester parataxique malgré l'articulation apparente de
ses composants (d'où les traits d'union de Goodman qui indiquent que
les termes séparés ne sont pas des syntagmes indépendants) qui ne
serait donc syntaxique qu'en surface, confondant ainsi les deux
niveaux d'articulations que de Saussure a pourtant bien séparés, à
savoir l'articulation graphique/phonique et l'articulation
syntaxique/sémantique. En tout cas, souligne Wittgenstein, il n'y a
aucune différence pragmatique, sémantique, ni surtout syntaxique
(bien qu'il y en ait une, évidemment, d'un point de vue
morphologique) entre "aïe !" et "j'ai mal",
entre "mmmhhh ..." et "ceci est délicieux", etc.
: "dire
‘j’ai mal’ n’est pas plus un énoncé à propos d’une
personne que ne l’est le fait de gémir"(Wittgenstein, le
Cahier Bleu,
67). Et il n'est pas nécessaire d'être fin lettré pour se
rendre compte que nombre de nos bavardages de la vie courante ne sont
ni moins expressifs ni plus représentatifs que "beurk !"
ou "super !". D'une manière générale, s'il fallait
congédier du langage humain tous les actes de langage syntaxiquement
articulés en apparence mais, de
facto,
parataxiques, le langage humain serait probablement restreint à la
logique, aux mathématiques et, peut-être, à certaines propositions
des sciences, c'est-à-dire, in
fine,
à des systèmes de communication morphologiquement et syntaxiquement
formalisés mais dont le contenu sémantique et l'usage pragmatique
sont très pauvres. C'est pourquoi on reste perplexe lorsque Searle
écrit que "pour
qu’apparaisse une langue, nous avons trouvé que nous avions besoin
d’un sens du locuteur, de conventions et d’une structure
syntaxique intrinsèque. [...] En suivant cette idée de bon sens,
que le langage a pu se développer, et d’ailleurs qu'il s’est
sans doute développé à partir de formes prélinguistiques
d’intentionnalité, nous avons trouvé que le langage qui résulte
de ce processus apporte quelque chose qui ne se trouve pas dans
l’intentionnalité prélinguistique [c'est-à-dire
parasyntaxique]"(Searle, what
is Language ? Some Preliminary Remarks,
ix). Et on peut se demander s'il aurait conclu que la langue chinoise
n'exprime que des "formes prélinguistiques d'intentionnalité"
s'il avait eu, ne fût-ce qu'une connaissance élémentaire de cette
langue parlée par un cinquième de l'humanité. Il n'empêche que de
tels propos évoquent désagréablement cette bonne vieille notion
raciste de "mentalité pré-logique des sociétés primitives"
chère à Lévy-Bruhl.
Aussi,
si nous sommes d'accord avec Searle lorsqu'il dit que "la
pensée non-linguistique est, ou du moins peut être, un flux
continu, interrompu seulement par le sommeil ou d’autres formes
d’inconscience. Le langage, en revanche, est par essence segmenté.
L'énonciation de phrases ne peut être un flux continu
indifférencié, car chaque phrase et même chaque fragment de
phrase, énoncé comme acte de langage complet, doit être
discret"(Searle, what
is Language ? Some Preliminary Remarks,
v, 3), nous ne le sommes plus lorsqu'il ajoute, avec des accents
bergsoniens, que "la
situation où nous nous trouvons lorsque nous passons de l’expérience
au langage est analogue à celle où nous passons d’un film à une
série d’images fixes. En pensant avec le langage, nous morcelons
notre pensée en mots et en fragments de phrase"(loc.
cit.).
Car la langue chinoise montre mieux que toute autre que si le propre
d'une langue est effectivement de faire apparaître des unités
discrètes, d'être effectivement articulée, donc segmentée, pour
autant, la segmentation la plus pertinente n'est pas nécessairement
de type syntaxique. Comme Wittgenstein le fait remarquer,
l'articulation la plus pertinente, celle qui fait d'une
représentation la représentation de quelque chose (plutôt que
la-représentation-de-quelque-chose, pour reprendre la formulation
goodmanienne) c'est l'articulation sémantique, celle qui fragmente
le tout indifférencié d'une perception en unités assimilables pour
notre pensée et notre mémoire et communicables pour la pensée et
la mémoire d'autrui. Or, dans une langue, c'est l'articulation entre
les propositions dans un discours et non celle des mots dans une
proposition qui joue ce rôle et dont nous disons, à juste titre,
qu'elle est porteuse de sens : "nous
nous faisons des images des faits. [...] Ce que l’image représente,
c’est son sens. [...] La proposition est une image de la
réalité"(Wittgenstein, Tractatus,
2.1-2.221-4.01). Or, dire que la proposition est seule porteuse de
sens, qu'elle se trouve donc être la base de l'articulation
pertinente d'une langue, ce n'est pas apporter une information sur ce
qu'est une proposition, c'est énoncer une tautologie. Car le sens ne
définit pas la proposition mais se montre dans la proposition comme
sa forme a
priori :
"ce
qu’elle doit avoir de commun avec la réalité pour la représenter,
sa forme de représentation, l’image [propositionnelle] ne peut la
représenter : elle la montre"(Wittgenstein, Tractatus,
2.172). Bref, le sens d'une concaténation signifiante (que ce soit
de caractères linguistiques, d'images ou de quoi que ce soit
d'autre) se voit, s'entend, se sent mais ne s'explique pas, ne se
décrit pas. Ce sens est, en termes kantiens, transcendantal,
c'est-à-dire qu'il est, en amont de celles-ci, la condition de
possibilité de toute explication et de toute description et donc, de
toute segmentation syntaxique. Car la syntaxe (grammaire) d'une
représentation, ce n'est toujours qu'après-coup qu'on en dégage la
régularité et qu'à la limite, on la formalise, en ce qu'elle n'est
elle-même qu'une conséquence de l'usage d'abord pragmatique puis
sémantique qui en est fait : "la
grammaire est au langage ce que les règles du jeu sont au
jeu"(Wittgenstein, Grammaire
Philosophique,
II, 23). Or, "c’est
seulement lorsque les hommes ont longuement pratiqué un jeu de
langage que sa grammaire vient à l’existence, de même que, dans
les jeux, on joue primitivement sans que les règles aient été
établies"(Wittgenstein, Grammaire
Philosophique,
I, 26). Donc, l'analogie d'une suite de mots avec une suite d'images
cinématographiques qu'utilise Searle est inadéquate en ce qu'un
film cinématographique a beau être composé d'événements
élémentaires irréductibles (chacune des vingt-quatre images par
seconde pour une séquence analogique, chacun des pixels pour une
séquence numérique), pour autant aucune de ces images, aucun de ces
pixels élémentaires n'est, en soi, porteur de sens, c'est-à-dire
en mesure de montrer et, a
fortiori,
de décrire quoi que ce soit. Comme le souligne Davidson, "il
n’y a pas de limite à ce sur quoi une image attire notre
attention, et une bonne partie de ce que nous sommes conduits à
remarquer n’est pas de nature propositionnelle [...]. Les mots ne
sont pas la bonne monnaie d’échange pour une
image "(Davidson, Enquête
sur la Vérité et l’Interprétation,
xvii). Une image, un mot, un son, une odeur, etc. considérés en
soi, c'est-à-dire abstraction faite du contexte de leur survenance,
sont toujours dépourvus de signification. Et ils le restent tant que
l'unité discrète en question n'est pas chargée de ce que Searle
appelle une intention en action.
Or
pour qu'intention en action il y ait, encore faut-il que ladite unité
discrète soit biologiquement pertinente pour la survie de
l'organisme. Jacques Bouveresse fait remarquer que "la
grenouille présente la particularité de ne pas voir le détail des
parties immobiles du monde qui l'entoure, ou, en tout cas, de ne pas
être concernée par elles. Elle peut mourir de faim au milieu d'une
provision de nourriture parfaitement accessible mais qui n'est
affectée d'aucun mouvement. Son choix de nourriture n'est déterminé,
en fait, que par la dimension et le mouvement. [...] On pourrait
croire [...] que le "langage" dans lequel l'œil s'adresse
au cerveau est celui des sense
data,
des données sensibles élémentaires sur lesquelles est effectué
ensuite un travail de synthèse, d'organisation et d'interprétation
qui aboutit à la perception proprement dite. Or, justement, il n'en
est rien. Ce qui est transmis au cerveau n'est pas le matériau brut
qui est supposé correspondre à la sensation pure [...]. L'œil n'a
pas simplement, comme on le croit généralement, des sensations, il
a pour ainsi dire de véritables perceptions, ce qui signifie que la
distinction usuelle que l'on fait entre sensation (non interprétée)
et perception (interprétation) devient elle-même très
contestable"(Bouveresse, Langage,
Perception et Réalité,
iii, 1). On doit donc dire que, pour tout être vivant, n'est perçu
que ce qui est toujours-déjà interprété, à savoir ce qui présente un intérêt biologique à l'être en termes d'enjeu de survie. En ce sens, percevoir
c'est percevoir intentionnellement, et percevoir intentionnellement,
c'est percevoir le sens (la signification) de ce qui est perçu.
L'intérêt, le sens et l'intention sont une seule et même chose. Et
comme, chez les êtres parlants que sont les humains, "le
langage est un art social. Pour l’acquérir, nous dépendons
entièrement d’indices accessibles intersubjectivement relativement
à ce qu’il y a lieu de dire et au moment de le dire et au moment
de le dire. Dès lors, il n’y a aucune justification pour conférer
des significations linguistiques [en soi]"(Quine, le
Mot et la Chose,
préf.), il est clair que nous attachons du sens à ce que nous avons biologiquement ou socialement un intérêt (un habitus dirait
Bourdieu) à dire ou à penser. On pourrait objecter que cet intérêt,
cette pertinence est, chez les humains, psychologique avant que
d'être biologique ou sociale. Mais, même alors, "une
image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là,
des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la
couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son
titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du
café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau
temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol
de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait
durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit
jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de
parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la
réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces
souvenirs qui nous entourent simultanément"(Proust, le
Temps Retrouvé,
2280). Ce qu'exprime aussi Nietzsche lorsqu'il dit que toutes les
"vérités" à propos du réel sont, in
fine,
"des
illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont
été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de
monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en
considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme
métal"(Nietzsche, Vérité
et Mensonge au sens Extra-Moral).
Nietzsche dirait donc que, loin que la parataxe soit l'effet d'une
syntaxe inaboutie ou dégradée comme le pense Searle, c'est plutôt
la syntaxe qui est une parataxe démonétisée. Cet examen de la
genèse de la syntaxe nous montre donc que, 1) les quatre aspects
(morphologie, syntaxe, sémantique, pragmatique) d'un langage
naturel, non seulement ne sont pas cumulatifs (contrairement à ce
qui se passe pour les langages formels) mais donnés globalement et
simultanément, mais encore doivent être lus dans l'ordre inverse,
en partant de la prééminence absolue de l'intérêt pragmatique,
laquelle se raffine éventuellement au point de laisser apparaître
les trois autres aspects que nous avons considérés ; 2) la
distinction établie par Searle entre, d'une part un pré-langage
expressif parataxique et un authentique langage descriptif syntaxique
est une pure chimère, en fait un sophisme consistant à croire
faussement que la partie (morphologique, syntaxique) précède
nécessairement le tout (sémantique, pragmatique) ; 3) enfin et
surtout que la syntaxe ne nous est, à nous autres humains, pas plus
"intrinsèque", au sens où l'entend Searle, qu'elle ne
l'est pour l'ordinateur puisque, dans les deux, cas, c'est sous une
certaine interprétation qu'une régularité d'usage dans la
communication est baptisée "syntaxe" ou "parataxe".
En fait, la seule fonction qui soit intrinsèque à la production du
langage, et qui, derechef, creuse le fossé entre le vivant et le
mécanique, c'est l'intentionalité fondatrice du primat de la
pragmatique.
Pourtant, l'apprentissage par un locuteur indo-européen de n'importe quelle langue plus synthétique que sa langue maternelle fera prendre conscience du caractère émergent (dans le sens où le tout est donné avant la partie, la partie n'est qu'une abstraction du tout) de la sémantique sur la syntaxe : en latin, par exemple, le terme "morituri" est parataxiquement porteur de sens avant sa décomposition syntaxique formelle et abstraite (ce qui se manifeste, en français, par les quatre termes "ceux qui vont mourir"). Or, le caractère émergent de la sémantique et de la pragmatique est absolument manifeste dans la langue chinois. Comme le souligne Jui Chu Tung dans sa thèse, "une des particularités de la langue chinoise est son monosyllabisme isolant. L'absence de flexions des termes, sans conjugaisons ni déclinaisons, font des mots des unités égales, uniformes, autonomes ; ils sont englobés dans des rapports parataxiques (de juxtaposition) abolissant la syntaxe et renforçant les potentialités d'expression"(Jui Chu Tung, Ecriture Chinoise, Ecriture Occidentale : Variantes de l’Appréhension du Monde). Il n'y a donc, en chinois, à proprement parler, ni règles morphologiques (bien que la configuration des idéogrammes réponde néanmoins à un certain nombre de patterns invariants, les fameuses "clés" ou "racines" répertoriées dans tous les dictionnaires), ni règles syntaxiques, de sorte que le "sens" de ses productions ne fait pas lui-même l'objet d'une sémantique réclamant une application rigoureuse et une interprétation formelle mais tend plutôt vers l'interprétation au sens artistique du terme, au sens où on dit qu'un musicien "interprète" une œuvre (d'où, évidemment, l'extrême difficulté de traduire la langue chinoise dans une autre langue). De sorte que, contrairement par exemple aux langues indo-européennes munies d'une syntaxe et d'une sémantique relativement rigides, l'intelligence de la langue chinoise par un(e) occidental(e) ne requiert pas la composition d'un sens par l'enchaînement spatial/chronologique des morphèmes, mais plutôt sa com-préhension au sens étymologique (cum prehendere "prendre ensemble") de ce terme que nous avons déjà évoqué à propos de Spinoza. C'est le tout d'une chaîne d'idéogrammes qu'il faut saisir globalement (comme dans l'image propositionnelle de Wittgenstein) pour "comprendre" cette langue. Au point même que les notions de sens ou de sémantique tendent à s'évanouir en chinois. C'est ce que pense François Jullien : "la pensée chinoise est une pensée de la cohérence [co-haere, "tenir ensemble"] plutôt que du sens [...]. Déjà, par sa structure parataxique et si peu régie par la construction grammaticale, le propre de la langue chinoise est de privilégier l'énoncé par corrélation [...] au lieu de ne se livrer qu'à la singularisation d'un sens discursif, en quoi la formulation chinoise est poétique en son principe"(Jullien, la Pensée Chinoise en vis-à-vis de la Philosophie, ix). Par exemple, pour dire, ou plutôt suggérer ce que nous appelons "paysage" ou "panorama", le chinois dira 风景, fēng jǐng, littéralement "vent-lumière" ou 山水, shān shuǐ, "montagne-eau". Ou, pour parler d'une chose, d'un être, d'un truc, d'un machin, d'une entité en général, le chinois dira 东西, dōng xi, littéralement "est ouest" ! L'analogie qui revient irrésistiblement pour évoquer l'articulation des termes dans la langue chinoise est donc bien celle de la juxtaposition cinématographique de plusieurs images, ou bien de la juxtaposition musicale de plusieurs sonorités, ou encore de la juxtaposition poétique de plusieurs métaphores. De fait si, tout particulièrement dans la langue chinoise, la frontière entre la parataxe et la syntaxe semble beaucoup plus floue et mouvante que dans la plupart des autres langues, cela est dû au fait que l'articulation entre les signes qui est la plus pertinente en chinois est sans doute, comme le dit François Jullien, l'articulation métaphorique/poétique : un sinogramme suggère plus qu'il ne décrit, exprime plus qu'il ne représente, bref, en termes proustiens, traduit, interprète le sentiment plus qu'il ne se réfère à lui. Or la compréhension d'une métaphore est exclusivement affaire de contexte, de rencontre entre des éléments naturels et des considérations culturelles, autrement dit, derechef, un problème pragmatique de part en part. On pourrait presque dire qu'une suite de sinogrammes s'apparente beaucoup plus à une didascalie théâtrale ou à une indication musicale de tempo ou d'intensité (vivace, mezzo voce, etc.) qu'à un algorithme.
Dans
ces conditions, que reste-t-il du contre-argument searlien dit de "la
chambre chinoise" consistant, rappelons-le, à réfuter le test
de Turing en prétendant qu'un humain inintelligent pourrait, à
l'instar de l'ordinateur, tromper un interlocuteur chinois en se
contentant de manipuler mécaniquement des idéogrammes conformément
aux instructions d'un manuel éventuellement mémorisé ? Alan Tan,
un étudiant américain d'origine chinoise a récemment répondu
au Chinese
Room Argument dans son blog en disant (je traduis) : "M. Searle ne parle pas un mot de
chinois, ce qui était l'un des éléments clés de l'expérience de
pensée, car il doit impérativement s'agir d'un langage que
l'expérimentateur ne comprend pas. Il est étonnant qu’à ce jour,
peu de chercheurs en Intelligence Artificielle parlant chinois se
soient joints au débat"(Alan Tan, a
Chinese Speaker's Take on the Chinese Room).
Puis il cite cette anecdote tout à fait significative : "nous,
les bilingues (en particulier les chercheurs en PNL) jouons souvent
le jeu de la traduction récursive - traduisez une phrase de
l'anglais vers le chinois, puis traduisez la traduction, les
résultats sont souvent hilarants"(loc.
cit.).
Imaginons en effet que le locuteur cible chinois, après avoir été
abusé par la mystification searlienne selon la chronologie opérateur
source -> entité inintelligente (mécanique ou humaine) ->
locuteur cible, fasse passer les messages en sens inverse, le
locuteur cible devenant l'opérateur source, et après avoir pris
soin de remplacer dans le message un morphème par un autre que
l'usage a consacré comme synonyme dans la plupart des cas (salva
significatione)
: comme l'entité inintelligente, par hypothèse, ne connaît
toujours pas le chinois, elle ne se rendra pas compte qu'elle reçoit,
sémantiquement, en input ce
qu'elle a précédemment fourni en output et
qu'il lui suffit de répliquer en output par
l'input initial.
Et c'est là que le résultat risque d'être assez "hilarant"
: "une
plaisanterie commune aux locuteurs chinois est que "中国队大胜美国队"
et "中国队大败美国队"
signifient en fait que l'équipe chinoise a battu l'équipe
américaine. Or, "胜"
signifie gagner et "败"
signifie perdre. L'explication est que, dans le cas de «perdre»,
cela signifie en fait «faire perdre». Si vous voulez signifier que
l'équipe chinoise a été vaincue, il faut dire "中国队大败于美国队"
(大败于
signifie
«a été défaite par»)"(loc.
cit.). De fait, l'entité inintelligente, homme ou machine, ignorant
la langue chinoise, va vraisemblablement produire "l'équipe
chinoise a battu l'équipe américaine" en réaction à
"中国队大胜美国队",
puis "l'équipe chinoise est battue par l'équipe américaine"
comme réponse à "中国队大败美国队"
au motif que les deux inputs sont
morphologiquement constitués de morphèmes (胜
et
败)
sémantiquement contradictoires. Or, le principe logique de la
consistance formelle (ou encore de non-contradiction) interdit en
principe à deux propositions d'être simultanément vraies si elles
sont chacune constituées des mêmes morphèmes à deux morphèmes
contradictoires près, ce qui est, justement, le cas dans l'exemple
ci-dessus. Et comme, par hypothèse, notre entité suit aveuglément,
par hypothèse, les instructions syntaxiques de son manuel, elle ne
se rendra pas compte que 大胜
et
大败
sont,
néanmoins pragmatiquement, donc sémantiquement, expressions
synonymes. Comme nous l'avons déjà suggéré, la langue chinoise
aime bien défier le principe de (non-)contradiction : 东西
,
"est-ouest" pour dire "chose", 大小,
"grand-petit" pour dire "taille", 多少,
"beaucoup-peu" pour dire "combien", etc.
Wittgenstein remarque d'ailleurs avec bon sens que "nous
verrions la contradiction d’une toute autre manière si nous
considérions son apparition et ses conséquences en quelque sorte de
façon anthropologique, plutôt que de la regarder avec l’exagération
propre aux mathématiques"(Wittgenstein, Remarques
sur le Fondement des Mathématiques,
220). Cela dit, le rôle "anthropologique" (donc
pragmatique) plutôt que logique (donc syntaxique) de la
contradiction n'est pas caractéristique de la seule langue chinoise.
Il se manifeste aussi dans l'humour ou l'ironie. Par exemple, dans le
propos de celui qui fera une grimace de dégoût devant son assiette
en proférant les paroles "mmmhhh ... que c'est bon !"
alors qu'il aurait pu tout aussi bien dire "beurk ... que c'est
mauvais !", étant entendu que ce même locuteur est censé
savoir que l'usage de "bon" et "mauvais" en a
fait des termes contradictoires et non synonymes. Preuve qu'en cas de
conflit entre la syntaxe et la pragmatique, c'est, dans les langues
naturelles, cette dernière qui l'emporte. Par où l'on voit, encore
une fois, que ce qui, dans l'exemple de la langue chinoise est, au
grand dam de Searle, particulièrement flagrant, vaut en réalité
pour toutes les langues naturelles, c'est-à-dire toutes les langues
non-artificielles. D'une manière générale, en effet, parler avec
"intelligence" consistera à faire usage d'"une
multitude mouvante de métaphores, de métonymies,
d'anthropomorphismes, bref, d'"une
somme de relations humaines qui ont été poétiquement et
rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un
long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et
contraignantes"(Nietzsche, Vérité
et Mensonge au sens Extra-Moral)
et certainement pas à être capable de définir formellement les
termes et les règles que nous employons. C'est aussi ce qui fait
que, "dans
le langage des mots, il y a un fort élément musical (un soupir,
l'intonation d'une question, celle de l'annonce, celle des élans du
cœur, tous les innombrables gestes de
l'intonation)"(Wittgenstein, Fiches,
§161). Ce qui, d'une part est particulièrement pertinent dans le
cas d'une langue à tons comme le chinois (on imagine aisément le
tour cocasse que prendrait le test de Searle s'il se déroulait à
l'oral plutôt qu'à l'écrit !) et, d'autre part, rappelle
qu'interpréter de la musique n'a jamais consisté à déchiffrer
formellement une partition à titre de condition préalable ni
suffisante ni même nécessaire. Voilà donc bien toutes les ornières
contextuelles ou pragmatiques dans lesquelles ne tombera aucun
locuteur moyennement compétent mais auquel succombera
immanquablement le philosophe qui, à l'instar de Searle, tiendra la
rigueur syntaxique pour la condition de possibilité de la
compréhension sémantique, c'est-à-dire, à l'instar des logicistes
du début du XX° siècle, considérera la logique formelle comme la
matrice de tout langage authentique. Du coup, non seulement
l'argument searlien dit "de la chambre chinoise" rate sa
cible, mais, paradoxalement, il tend plutôt à réhabiliter le test
de Turing. Car, pour peu que les questions posées appellent des
réponses non-standardisables mais, au contraire, indissociables d'un
certain contexte d'énonciation, et, partant, impossibles à
mémoriser, à formaliser ou à mettre en algorithme, n'importe quel
locuteur moyennement compétent pourra déceler dans les réponses
fournies un éventuel manque d'intelligence de leur auteur
relativement au jeu de langage pratiqué.
Pour
résumer notre discussion, nous pouvons donc dire que Turing comme
Searle ont eu le mérite de poser des problèmes importants. Le
premier s'est demandé à quelles conditions on pourrait dire d'une
machine qu'elle est "intelligente". Le second s'est
interrogé sur la possibilité pour une entité inintelligente (homme
ou machine) de faire néanmoins usage d'un langage déterminé. Pour
répondre la première question, Turing propose un critère : si,
dans une série de réponses à des questions posées à des humains,
se trouvent celles d'une machine sans qu'il soit possible de les
distinguer d'avec celles d'être humains, alors la machine est
réputée "intelligente". Or, sans que la notion ait été
préalablement définie ni même problématisée, ce "critère"
réduit arbitrairement l'intelligence à une étroite compétence
langagière de type scolaire. À cet égard, ledit "critère"
de Turing apparaît plutôt comme le symptôme d'une projection
ethno-centrée de la culture de son auteur. Mais là n'est pas le
plus grave car on ne voit pas comment on pourrait dissocier la notion
d'intelligence de celle de vie comme l'ont montré d'autres
expériences de pensées célèbres comme, par exemple, celle dite
"du cerveau dans la cuve" (the
brain in a vat)
de Putnam,
celle "de la chambre de Marie" de Jackson,
celle "du zombie" de Chalmers, voire celle du
très classique "problème de Molyneux", qui, toutes,
tendent à établir qu'il n'est pas d'apprentissage intelligent
concevable en dehors des conditions normales de la vie, c'est-à-dire
biologiquement déterminées par des fonctions sensibles naturelles
intentionnellement tournées vers la survie de l'individu et de
l'espèce. En ce sens, la notion d'"intelligence artificielle"
serait, au mieux un oxymore, au pire une contradiction. Pour autant,
l'expérience de pensée de Turing reste pertinente dans son principe
dès lors qu'elle ne vise plus à mesurer un degré d'"intelligence"
de la machine mais plutôt un certain degré de mimétisme à l'égard
de l'humain. Ce qu'a bien compris Searle qui prétend alors inverser
le sens du test de Turing en suggérant que, si, dans une série de
réponses à des questions posées à des ordinateurs, se trouvent
celles d'un être humain sans qu'il soit possible de les distinguer
de celles des machines, alors l'homme sera réputé "idiot".
Ce qui dénote une conception du langage caractéristique du même
logicisme que celui qui est défendu par Turing, à savoir que tout
apprentissage linguistique (que le langage appris soit formel ou
naturel) passe nécessairement et chronologiquement par le stade
morphologique (l'apprentissage des signes), puis par le stade
syntaxique (l'apprentissage des relations entre les signes) avant de
parvenir au stade sémantique (celui du sens et de son intelligence)
et, éventuellement, au stade pragmatique (celui du contexte naturel
et/ou social d'usage). Ce qui, nous dit Searle, permet d'imaginer un
homme, qui, comme une machine, exécuterait sans intelligence, un
simple algorithme d'instructions syntaxiques et, partant, répondrait
pertinemment à n'importe quelle question posée sans pour autant en
avoir saisi le sens. En particulier, une entité (mécanique ou
humaine) qui ne posséderait pas l'intelligence de la langue
chinoise, par exemple, pourrait indifféremment faire semblant de
"parler" chinois et, ainsi, berner un véritable
interlocuteur chinois. Pour Searle, et à la différence de Turing,
la seule chose qui, dans de telles conditions, différencierait
l'homme de la machine serait l'usage "intrinsèque"
(naturel) de la syntaxe chez l'homme, et c'est cela qui
l'autoriserait à accéder au stade 3 (celui de l'intelligence
sémantique). Du coup, tant qu'on en resterait au stade 2 (celui de
la manipulation syntaxique), il n'y aurait pas de différence entre
l'homme et la machine et, par conséquent, pas d'intelligence
possible. Or, nous avons vu que l'apprentissage de la syntaxe n'est
pas plus "intrinsèque" chez l'être humain qu'il ne l'est
pour l'ordinateur, sauf, qu'à la différence d'une syntaxe formelle,
la syntaxe naturelle ne produit pas la sémantique mais, tout au
contraire, est engendrée par elle, elle-même découlant des
conditions pragmatiques de l'existence concrète d'un être vivant
visant intentionnellement sa survie et celle de son espèce dans un
bio-socio-tope déterminé. Du coup, et contrairement à l'expérience
de pensée de Turing qui reste pertinente dans son principe, celle de
Searle est complètement absurde. D'abord parce qu'aucun "cobaye"
humain n'aborderait un test linguistique en étant dépourvu, même à
l'égard d'une langue complètement inconnue de lui, de ces
compétences pragmatiques et, partant, sémantiques qui font
intrinsèquement défaut à une machine. Ensuite parce que
l'expérimentateur final supposé "normal" (celui que le
test est supposé "berner") se rendrait vite compte de ce
que le "cobaye" ne comprend rien aux instructions données.
Enfin et surtout, parce que la langue chinoise est sans doute, de
toutes les langues naturelles jamais produites par l'humanité, celle
qui se prête le moins à une approche exclusivement
morpho-syntaxique telle que préconisée par Searle dans son
expérience de pensée. Bref, comment donner tort à Wittgenstein
lorsqu'il souligne que "la
plupart des propositions et des questions qui ont été écrites
touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses mais
dépourvues de sens. Nous ne pouvons en aucune façon répondre à de
telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart
des propositions et questions des philosophes découlent de notre
incompréhension de la logique de la langue"(Wittgenstein, Tractatus,
4.003) ? Voilà donc éclairci le "mystère de la chambre
chinoise" : beaucoup de bruit pour rien.
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