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jeudi 15 septembre 2022

LA NOTION D'"INTELLIGENCE ARTIFICIELLE" ET LE MYSTÈRE DE LA CHAMBRE CHINOISE (suite et fin).

Searle reconnaît donc qu'à l'époque de la première version de sa réfutation de l'argument de Turing, il avait admis un peu vite que l'ordinateur possédait, à défaut de sémantique, néanmoins une syntaxe comme, précise-t-il, "qualité intrinsèque". Qu'est-ce donc qu'une qualité intrinsèque ? La définition en est très simple : est intrinsèque une qualité qui existe objectivement "dans les choses", extrinsèque, une qualité qui dépend de l'interprétation d'un observateur. Cette distinction est assez banale, en tout cas classique depuis que Locke a distingué "les qualités premières [qui] sont les qualités absolument inséparables du corps, quels qu'en soient l'état, les altérations, la force exercée sur lui et que les sens trouvent constamment dans toute particule de matière [et] les qualités secondes [qui] ne sont rien dans les objets sinon des pouvoirs de produire en nous diverses sensations par le moyen des qualités premières de leurs parties insensibles"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, viii, 10), la différence étant que la notion un peu mystérieuse de "pouvoir" (power) chez Locke fait place, chez Searle, à celle d'interprétation intentionnelle. Et il n'y a d'ailleurs d'interprétation qu'intentionnelle : "Le Débat : Pourquoi ne pas considérer que le cerveau est un ordinateur qui s’interprète lui-même ? John Searle : Il y a assurément des processus dans le cerveau qui sont intrinsèquement computationnels, par exemple lorsque nous effectuons des calculs, mais ces calculs n’ont rien d’intrinsèque, il ne s’agit de calculs que pour la conscience. Le Débat : N’y a-t-il pas une différence entre, par exemple, la simulation d’un diagnostic médical par un ordinateur, qui n’est que l’interprétation que nous assignons à ses opérations, et les calculs arithmétiques que la machine effectue réellement ? John Searle : Les calculs sont relatifs à notre interprétation tout autant que les autres « productions » de l’ordinateur. La seule chose qui ait effectivement lieu dans un ordinateur qui est en train de fonctionner, ce sont des flux électriques. Nous, nous pouvons leur associer des symboles mais, la machine, elle, n’en contient pas. […] L’ordinateur [...] ne produit rien du tout, sinon l’état suivant d’exécution du programme"(Searle, entretien accordé au magazine le Débat, n°109, mai 2000). Donc, d'après Searle, l'ordinateur ne possède intrinsèquement pas plus de morphologie ou de syntaxe que de sémantique ou de pragmatique. Les seules propriétés intrinsèques, celles qui, rappelons-le, "existent indépendamment d’un observateur [par opposition à celles] qui sont relati[ves] à l’interprétation d’un observateur" qui peuvent lui être attribuées sont des propriétés géométriques et des propriétés physiques statiques (matière, masse) ou dynamiques (mécaniques, électriques, électroniques), c'est-à-dire des propriétés causales. La syntaxe doit, par conséquent, être considérée comme une propriété extrinsèque de la machine car c'est ainsi que NOUS interprétons intentionnellement ce qui, dans son fonctionnement, possède pour NOUS, en tant que "calcul", un intérêt (en l'occurrence, celui de nous épargner un certain nombre d'efforts). Il n'existe donc pas de calculs intrinsèques, même s'il y a bien des processus intrinsèquement computationnels, c'est-à-dire des processus physiques qui produisent causalement des états que nous qualifions, in fine, de "calculs". C'est NOUS AUTRES, êtres humains, qui associons intentionnellement une série d'impulsions électriques d'une certaine sorte avec la valeur "1", une autre série avec la valeur "0", puis une certaine série de 0 et de 1 avec tel symbole, enfin telle série de symboles avec telle autre série pour en amener une troisième, etc. Bref, c'est encore et toujours NOUS qui conférons une interprétation à tel système physique doté de certaines qualités intrinsèques existant indépendamment de nous. Or c'est précisément le cas pour un programme informatique de computation de symboles. L'exemple que donne Searle est tout à fait significatif : qu'est-ce qui nous empêche, au fond, de considérer une vulgaire porte comme un ordinateur rudimentaire ? Il suffirait pour cela de coder son fonctionnement en attribuant la valeur 0 à sa fermeture, la valeur 1 à son ouverture. Et pourquoi ne le faisons-nous pas ? Eh bien parce que nous n'y avons aucun intérêt : dans le contexte culturel qui est le nôtre, une porte est destinée à réguler des flux physiques de personnes et de choses et non pas à transmettre des informations. Mais il n'est pas interdit d'imaginer deux personnes qui, pour une raison ou une autre, ne pourraient communiquer entre elles qu'en ouvrant et fermant une porte un certain nombre de fois, à la manière dont fonctionne le code morse, par exemple. Pour le redire une nouvelle fois, tout notre système de communication, tout notre langage donc, obéit à des considérations d'ordre pragmatique déterminées conjointement par l'évolution biologique et par la pression de l'histoire. Or nous avons dit que Searle a, en ce sens, "naturalisé" l'intentionnalité comme propension à optimiser, pour l'individu comme pour l'espèce, l'adaptation biologique à un milieu déterminé et, donc, à maximiser les chances de survie. Tout cela pour dire que ce n'est jamais l'ordinateur qui, dans cette perspective, pense, déduit, calcule, assemble, traite de l'information, bref, fait preuve d'"intelligence", fût-ce aux niveaux élémentaires de la morphologie et de la syntaxe. C'est NOUS qui le faisons en utilisant l'ordinateur comme outil parce que nous y avons intérêt. Ce qui ruine la thèse "faible" de la production d'un calcul comme symptôme possible d'"intelligence" et, par contre-coup, la thèse computationnaliste consistant à considérer le cerveau humain comme une sorte de super-ordinateur. Car, contrairement à l'ordinateur, le cerveau produit intrinsèquement, c'est-à-dire naturellement, des phénomènes et des états (esprit, intelligence, intention, conscience, langage, désir, émotion, etc.) qui vont lui permettre d'auto-évaluer la pertinence tout à la fois de ses messages et des intentions-en-action qui justifient ses messages.

Bref, si d'"intelligence artificielle" il doit être question, ce sera toujours dans le sens analogique d'une "intelligence" extrinsèque, fruit d'une interprétation, au sens où "c’est seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit, qu’il a des états de conscience, etc."(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §281). Dès lors, qu'une machine puisse être qualifiée d'"intelligente",  cela semble supposer définitivement que tout outil puisse être tautologiquement qualifié d'intelligent du simple fait que nous ne pouvons pas nous en passer pour effectuer certaines tâches. Autant dire alors que ma montre ou ma machine à laver sont "intelligentes" en ce sens, (ce que, d'ailleurs, la publicité n'hésite pas à suggérer à travers l'usage très en vogue de l'adjectif "smart"). Tandis qu'a contrario, même un animalcule très primitif sera intrinsèquement intelligent dans la simple mesure où il est capable, à un stade très archaïque, de procéder à des opérations intentionnelles en vue de servir ses intérêts "bien compris" (que l'on songe à la réplication virale dans la cellule saine sur le modèle du cheval de Troie, ou au "gène égoïste" de Dawkins). Mais alors, que doit-on penser du soi-disant contre-argument que Searle adresse à Turing et selon lequel, l'ordinateur étant définitivement et intrinsèquement inintelligent, un être humain pourrait néanmoins imiter l'idiotie de l'ordinateur en répondrait en chinois à des questions posées en chinois sans rien connaître de la sémantique et de la pragmatique du chinois mais simplement en traitant la langue chinoise du point de vue de sa morphologie et de sa syntaxe ? Nous voudrions montrer à présent que ce contre-argument connu sous le nom racoleur de Chinese Room Argument est encore plus absurde que l'argument qu'il entend réfuter.

Dans un premier temps, Searle affirme avec raison qu'"il n’est pas très compliqué d’imaginer une langue qui découpe les objets différemment de ce que nous faisons, qui ne traite pas un arbre comme un tout, mais comme une moitié supérieure et une moitié inférieure, et qui a deux mots distincts pour chaque moitié. C’est sans aucun doute une possibilité logique. Il est également possible d’imaginer une langue qui ne permet pas de faire référence aux objets, mais seulement aux procès comme états de choses. De la même manière que nous disons « Il pleut » ou « Il neige », nous pourrions imaginer une langue où au lieu de dire « C’est un arbre », ou « C’est une pierre », nous pourrions dire « Ça arborise ici » ou « Ça pétrise ici » sur le modèle de « Il pleut ici » ou « Il neige ici », où « Il » ne réfère à aucun objet"(Searle, what is Language ? Some Preliminary Remarks, v, 4). Sauf qu'il s'empresse d'ajouter qu'"une telle langue, si elle existe, va à l’encontre de notre phénoménologie de perception. Notre appareil perceptif tel qu’il existe est fait de telle sorte que nous traitons naturellement les entités discrètes de l’espace-temps comme des unités singulières, et celles-ci sont typiquement représentées par les SN [syntagmes nominaux] de notre langue"(Searle, what is Language ? Some Preliminary Remarks, v, 4). Or, comme une telle langue existe, puisque le chinois en est une, d'après Searle, elle va "à l’encontre de notre phénoménologie de perception". Le problème, c'est que la langue chinoise, tout en s'adressant à "notre appareil perceptif tel qu'il existe", comme d'ailleurs la totalité des langues humaines, ne traite justement pas "les entités discrètes de l’espace-temps comme des unités singulières [...] représentées par les SN". Mieux (ou pire), Searle prétend que "l’animal possède des contenus (en termes de perceptions et de croyances) mais [que] ceux-ci manquent de structure syntaxique ; il peut voir, et donc croire, quelque chose dont nous pouvons rendre compte (mais pas lui) comme : « Ça vient vers moi ». […]. J’ai supposé que ces éléments se décomposent à la manière des langues européennes que je connais, mais ce n’est pas une hypothèse nécessaire [sic !]. J’ai supposé que le venir-vers-moi-chose-maintenant présyntaxique se décompose en un outil qui réfère à un homme contextuellement spécifique et en une prédication qui exprime le fait de venir vers moi en ce moment, comme dans : L’homme vient maintenant vers moi"(Searle, what is Language ? Some Preliminary Remarks, viii). Donc, pour Searle, il est clair que l'on passe d'un système de communication animal à un langage authentiquement humain lorsqu'une représentation pré-syntaxique (donc non-syntaxique) anté-prédicative de la réalité se structure syntaxiquement sur le modèle prédicatif syntagme nominal/syntagme verbal (ou, pour dire plus simplement sujet/prédicat). Concrètement, il s'agit de passer, par exemple de la représentation chaotique "venir-vers-moi-quelque chose-maintenant" à, par exemple, "l'homme vient vers moi maintenant", c'est-à-dire d'une juxtaposition inorganisée (où peu importe leur ordre de présentation) des morphèmes à une structuration ordonnée de la chaîne des morphèmes. Bref, pour lui, il n'y a de langage au plein sens du terme que lorsque l'on passe de la parataxe à la syntaxe. Le problème c'est que la langue chinoise n'est pas structurée par un net découpage syntaxique des propositions affirmatives en syntagme nominal (sujet) et syntagme verbal (prédicat). En effet, en chinois "l'homme vient vers moi maintenant" se dira
现在来找我xiànzài rén lái zhǎo wǒ, littéralement "maintenant-homme-venir-chercher-moi". La langue chinoise n'accordant pas les substantifs, ni en genre, ni en nombre, ne conjuguant pas les verbes, ne déclinant pas les cas est une langue fondamentalement parataxique, c'est-à-dire qui se construit par juxtaposition de morphèmes, lesquels, dans la langue chinoise, ne sont ni des mots ni des syllabes, mais des caractères idéogrammatiques (des "emblèmes" dit Granet, aujourd'hui, on dirait aujourd'hui des "logos") dont l'étymologie est également parataxique (par exemple, le terme "bien" est formé de , "femme" et de , "enfant", le terme , "espace" de , "porte", et de , "soleil", etc.). Du coup, il est littéralement impossible de rendre en chinois l'article "l'", le verbe "venir" conjugué à la troisième personne de l'indicatif, l'adverbe "vers" (remplacé par la redondance de "venir" et "chercher"), quant à , "venir", il peut aussi, selon les contextes être traduit par l'adjectif "suivant", ou "prochain" ou "environ". De plus, le même sinogramme (par exemple , guò ou , fú ) peut, tantôt être traduit en français par un nom, tantôt par un verbe, tantôt par un adjectif, tantôt par un adverbe, tantôt par une conjonction, etc. Bref, si on suit Searle, le chinois étant non seulement pré-syntaxique mais carrément parataxique, ce serait donc une sorte de système animal (pré-linguistique) de communication, un langage qui, selon son expression, n'engendrerait que des "actes de langage simplement expressifs", laissant donc de côté la faculté de rendre possible également des actes de langage "représentatifs": "les actes de langage simplement expressifs, même effectués intentionnellement, ne sont pas « linguistiques » au sens que nous cherchons à expliciter, et les mots qui leur correspondent dans les langues existantes ne sont pas des « mots » au sens où nous l’entendons. Aïe ! Bon sang ! Beurk ! Super ! servent à exprimer des états mentaux à la fois intentionnels et non-intentionnels, mais ce ne sont pas le genre de phénomènes linguistiques que nous cherchons à expliquer. Pourquoi ? Parce que, bien qu’ils laissent libre cours aux états intentionnels ou autres du locuteur, ils ne représentent pas. Ce que nous cherchons à comprendre, c’est comment nos hominidés peuvent, au cours de l’évolution, acquérir la représentation linguistique"(Searle, what is Language ? Some Preliminary Remarks, vi), sous-entendu, donc, "syntaxiquement structurée".

Elizabeth Anscombe admet avec Searle qu'"il y a deux sortes de connaissance : l'une par observation, l'autre par intention"(Anscombe, l'Intention, §32), la connaissance observationnelle de l'une pouvant assurément être assimilée à la connaissance représentative de l'autre. Sauf qu'il se pourrait bien que "l'ensemble des choses connues sans observation a[it] un intérêt général pour notre enquête car la classe des actions intentionnelles en est un sous-ensemble"(Anscombe, l'Intention, §8) dans le sens où la connaissance observationnelle, et donc le langage représentatif/descriptif qui la manifeste, soient dérivés et non disjoints de la connaissance intentionnelle (sans observation) et du langage "expressif". Dans l'ontogenèse du langage humain, en effet, "ce qu’il y a d’extrêmement important quand on apprend [le langage en général], ce sont les gestes et les mimiques exagérées. Le mot est enseigné comme le substitut d’une mimique ou d’un geste"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I). "Comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la douleur. De sorte que l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244). En termes searliens, nous dirions que ce n'est pas parce que "j'ai mal au bras" est une articulation syntaxiquement structurée de cinq mots que cette proposition est moins "expressive" ou plus "représentative" que "aïe !" ou bien une série de gémissements. Et de même que "de ce que P est une image de ou représente une licorne, nous ne pouvons pas inférer qu'il y a quelque chose dont P est une image ou que P représente [...]. Nous pouvons éviter la confusion à condition de parler [...] d'une image-représentant-une-licorne [a unicorne-representing-picture]"(Goodman, Langages de l’Art), de même, en comprenant "j'ai mal au bras" comme "j-ai-mal-au-bras", il n'est pas nécessaire qu'il y ait un bras, un mal et un j' pour que ma phrase soit, non seulement expressive mais aussi représentative. On voit néanmoins qu'une phrase peut rester parataxique malgré l'articulation apparente de ses composants (d'où les traits d'union de Goodman qui indiquent que les termes séparés ne sont pas des syntagmes indépendants) qui ne serait donc syntaxique qu'en surface, confondant ainsi les deux niveaux d'articulations que de Saussure a pourtant bien séparés, à savoir l'articulation graphique/phonique et l'articulation syntaxique/sémantique. En tout cas, souligne Wittgenstein, il n'y a aucune différence pragmatique, sémantique, ni surtout syntaxique (bien qu'il y en ait une, évidemment, d'un point de vue morphologique) entre "aïe !" et "j'ai mal", entre "mmmhhh ..." et "ceci est délicieux", etc. : "dire ‘j’ai mal’ n’est pas plus un énoncé à propos d’une personne que ne l’est le fait de gémir"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 67).  Et il n'est pas nécessaire d'être fin lettré pour se rendre compte que nombre de nos bavardages de la vie courante ne sont ni moins expressifs ni plus représentatifs que "beurk !" ou "super !". D'une manière générale, s'il fallait congédier du langage humain tous les actes de langage syntaxiquement articulés en apparence mais, de facto, parataxiques, le langage humain serait probablement restreint à la logique, aux mathématiques et, peut-être, à certaines propositions des sciences, c'est-à-dire, in fine, à des systèmes de communication morphologiquement et syntaxiquement formalisés mais dont le contenu sémantique et l'usage pragmatique sont très pauvres. C'est pourquoi on reste perplexe lorsque Searle écrit que "pour qu’apparaisse une langue, nous avons trouvé que nous avions besoin d’un sens du locuteur, de conventions et d’une structure syntaxique intrinsèque. [...] En suivant cette idée de bon sens, que le langage a pu se développer, et d’ailleurs qu'il s’est sans doute développé à partir de formes prélinguistiques d’intentionnalité, nous avons trouvé que le langage qui résulte de ce processus apporte quelque chose qui ne se trouve pas dans l’intentionnalité prélinguistique [c'est-à-dire parasyntaxique]"(Searle, what is Language ? Some Preliminary Remarks, ix). Et on peut se demander s'il aurait conclu que la langue chinoise n'exprime que des "formes prélinguistiques d'intentionnalité" s'il avait eu, ne fût-ce qu'une connaissance élémentaire de cette langue parlée par un cinquième de l'humanité. Il n'empêche que de tels propos évoquent désagréablement cette bonne vieille notion raciste de "mentalité pré-logique des sociétés primitives" chère à Lévy-Bruhl.

Aussi, si nous sommes d'accord avec Searle lorsqu'il dit que "la pensée non-linguistique est, ou du moins peut être, un flux continu, interrompu seulement par le sommeil ou d’autres formes d’inconscience. Le langage, en revanche, est par essence segmenté. L'énonciation de phrases ne peut être un flux continu indifférencié, car chaque phrase et même chaque fragment de phrase, énoncé comme acte de langage complet, doit être discret"(Searle, what is Language ? Some Preliminary Remarks, v, 3), nous ne le sommes plus lorsqu'il ajoute, avec des accents bergsoniens, que "la situation où nous nous trouvons lorsque nous passons de l’expérience au langage est analogue à celle où nous passons d’un film à une série d’images fixes. En pensant avec le langage, nous morcelons notre pensée en mots et en fragments de phrase"(loc. cit.). Car la langue chinoise montre mieux que toute autre que si le propre d'une langue est effectivement de faire apparaître des unités discrètes, d'être effectivement articulée, donc segmentée, pour autant, la segmentation la plus pertinente n'est pas nécessairement de type syntaxique. Comme Wittgenstein le fait remarquer, l'articulation la plus pertinente, celle qui fait d'une représentation la représentation de quelque chose (plutôt que la-représentation-de-quelque-chose, pour reprendre la formulation goodmanienne) c'est l'articulation sémantique, celle qui fragmente le tout indifférencié d'une perception en unités assimilables pour notre pensée et notre mémoire et communicables pour la pensée et la mémoire d'autrui. Or, dans une langue, c'est l'articulation entre les propositions dans un discours et non celle des mots dans une proposition qui joue ce rôle et dont nous disons, à juste titre, qu'elle est porteuse de sens : "nous nous faisons des images des faits. [...] Ce que l’image représente, c’est son sens. [...] La proposition est une image de la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 2.1-2.221-4.01). Or, dire que la proposition est seule porteuse de sens, qu'elle se trouve donc être la base de l'articulation pertinente d'une langue, ce n'est pas apporter une information sur ce qu'est une proposition, c'est énoncer une tautologie. Car le sens ne définit pas la proposition mais se montre dans la proposition comme sa forme a priori : "ce qu’elle doit avoir de commun avec la réalité pour la représenter, sa forme de représentation, l’image [propositionnelle] ne peut la représenter : elle la montre"(Wittgenstein, Tractatus, 2.172). Bref, le sens d'une concaténation signifiante (que ce soit de caractères linguistiques, d'images ou de quoi que ce soit d'autre) se voit, s'entend, se sent mais ne s'explique pas, ne se décrit pas. Ce sens est, en termes kantiens, transcendantal, c'est-à-dire qu'il est, en amont de celles-ci, la condition de possibilité de toute explication et de toute description et donc, de toute segmentation syntaxique. Car la syntaxe (grammaire) d'une représentation, ce n'est toujours qu'après-coup qu'on en dégage la régularité et qu'à la limite, on la formalise, en ce qu'elle n'est elle-même qu'une conséquence de l'usage d'abord pragmatique puis sémantique qui en est fait : "la grammaire est au langage ce que les règles du jeu sont au jeu"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, II, 23). Or, "c’est seulement lorsque les hommes ont longuement pratiqué un jeu de langage que sa grammaire vient à l’existence, de même que, dans les jeux, on joue primitivement sans que les règles aient été établies"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, I, 26). Donc, l'analogie d'une suite de mots avec une suite d'images cinématographiques qu'utilise Searle est inadéquate en ce qu'un film cinématographique a beau être composé d'événements élémentaires irréductibles (chacune des vingt-quatre images par seconde pour une séquence analogique, chacun des pixels pour une séquence numérique), pour autant aucune de ces images, aucun de ces pixels élémentaires n'est, en soi, porteur de sens, c'est-à-dire en mesure de montrer et, a fortiori, de décrire quoi que ce soit. Comme le souligne Davidson, "il n’y a pas de limite à ce sur quoi une image attire notre attention, et une bonne partie de ce que nous sommes conduits à remarquer n’est pas de nature propositionnelle [...]. Les mots ne sont pas la bonne monnaie d’échange pour une image "(Davidson, Enquête sur la Vérité et l’Interprétation, xvii). Une image, un mot, un son, une odeur, etc. considérés en soi, c'est-à-dire abstraction faite du contexte de leur survenance, sont toujours dépourvus de signification. Et ils le restent tant que l'unité discrète en question n'est pas chargée de ce que Searle appelle une intention en action.

Or pour qu'intention en action il y ait, encore faut-il que ladite unité discrète soit biologiquement pertinente pour la survie de l'organisme. Jacques Bouveresse fait remarquer que "la grenouille présente la particularité de ne pas voir le détail des parties immobiles du monde qui l'entoure, ou, en tout cas, de ne pas être concernée par elles. Elle peut mourir de faim au milieu d'une provision de nourriture parfaitement accessible mais qui n'est affectée d'aucun mouvement. Son choix de nourriture n'est déterminé, en fait, que par la dimension et le mouvement. [...] On pourrait croire [...] que le "langage" dans lequel l'œil s'adresse au cerveau est celui des sense data, des données sensibles élémentaires sur lesquelles est effectué ensuite un travail de synthèse, d'organisation et d'interprétation qui aboutit à la perception proprement dite. Or, justement, il n'en est rien. Ce qui est transmis au cerveau n'est pas le matériau brut qui est supposé correspondre à la sensation pure [...]. L'œil n'a pas simplement, comme on le croit généralement, des sensations, il a pour ainsi dire de véritables perceptions, ce qui signifie que la distinction usuelle que l'on fait entre sensation (non interprétée) et perception (interprétation) devient elle-même très contestable"(Bouveresse, Langage, Perception et Réalité, iii, 1). On doit donc dire que, pour tout être vivant, n'est perçu que ce qui est toujours-déjà interprété, à savoir ce qui présente un intérêt biologique à l'être en termes d'enjeu de survie. En ce sens, percevoir c'est percevoir intentionnellement, et percevoir intentionnellement, c'est percevoir le sens (la signification) de ce qui est perçu. L'intérêt, le sens et l'intention sont une seule et même chose. Et comme, chez les êtres parlants que sont les humains, "le langage est un art social. Pour l’acquérir, nous dépendons entièrement d’indices accessibles intersubjectivement relativement à ce qu’il y a lieu de dire et au moment de le dire et au moment de le dire. Dès lors, il n’y a aucune justification pour conférer des significations linguistiques [en soi]"(Quine, le Mot et la Chose, préf.), il est clair que nous attachons du sens à ce que nous avons biologiquement ou socialement un intérêt (un habitus dirait Bourdieu) à dire ou à penser. On pourrait objecter que cet intérêt, cette pertinence est, chez les humains, psychologique avant que d'être biologique ou sociale. Mais, même alors, "une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280). Ce qu'exprime aussi Nietzsche lorsqu'il dit que toutes les "vérités" à propos du réel sont, in fine, "des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal"(Nietzsche, Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral). Nietzsche dirait donc que, loin que la parataxe soit l'effet d'une syntaxe inaboutie ou dégradée comme le pense Searle, c'est plutôt la syntaxe qui est une parataxe démonétisée. Cet examen de la genèse de la syntaxe nous montre donc que, 1) les quatre aspects (morphologie, syntaxe, sémantique, pragmatique) d'un langage naturel, non seulement ne sont pas cumulatifs (contrairement à ce qui se passe pour les langages formels) mais donnés globalement et simultanément, mais encore doivent être lus dans l'ordre inverse, en partant de la prééminence absolue de l'intérêt pragmatique, laquelle se raffine éventuellement au point de laisser apparaître les trois autres aspects que nous avons considérés ; 2) la distinction établie par Searle entre, d'une part un pré-langage expressif parataxique et un authentique langage descriptif syntaxique est une pure chimère, en fait un sophisme consistant à croire faussement que la partie (morphologique, syntaxique) précède nécessairement le tout (sémantique, pragmatique) ; 3) enfin et surtout que la syntaxe ne nous est, à nous autres humains, pas plus "intrinsèque", au sens où l'entend Searle, qu'elle ne l'est pour l'ordinateur puisque, dans les deux, cas, c'est sous une certaine interprétation qu'une régularité d'usage dans la communication est baptisée "syntaxe" ou "parataxe". En fait, la seule fonction qui soit intrinsèque à la production du langage, et qui, derechef, creuse le fossé entre le vivant et le mécanique, c'est l'intentionalité fondatrice du primat de la pragmatique.

Pourtant, l'apprentissage par un locuteur indo-européen de n'importe quelle langue plus synthétique que sa langue maternelle fera prendre conscience du caractère émergent (dans le sens où le tout est donné avant la partie, la partie n'est qu'une abstraction du tout) de la sémantique sur la syntaxe : en latin, par exemple, le terme "morituri" est parataxiquement porteur de sens avant sa décomposition syntaxique formelle et abstraite (ce qui se manifeste, en français, par les quatre termes "ceux qui vont mourir"). Or, le caractère émergent de la sémantique et de la pragmatique est absolument manifeste dans la langue chinois. Comme le souligne Jui Chu Tung dans sa thèse, "une des particularités de la langue chinoise est son monosyllabisme isolant. L'absence de flexions des termes, sans conjugaisons ni déclinaisons, font des mots des unités égales, uniformes, autonomes ; ils sont englobés dans des rapports parataxiques (de juxtaposition) abolissant la syntaxe et renforçant les potentialités d'expression"(Jui Chu Tung, Ecriture Chinoise, Ecriture Occidentale : Variantes de l’Appréhension du Monde). Il n'y a donc, en chinois, à proprement parler, ni règles morphologiques (bien que la configuration des idéogrammes réponde néanmoins à un certain nombre de patterns invariants, les fameuses "clés" ou "racines" répertoriées dans tous les dictionnaires), ni règles syntaxiques, de sorte que le "sens" de ses productions ne fait pas lui-même l'objet d'une sémantique réclamant une application rigoureuse et une interprétation formelle mais tend plutôt vers l'interprétation au sens artistique du terme, au sens où on dit qu'un musicien "interprète" une  œuvre (d'où, évidemment, l'extrême difficulté de traduire la langue chinoise dans une autre langue). De sorte que, contrairement par exemple aux langues indo-européennes munies d'une syntaxe et d'une sémantique relativement rigides, l'intelligence de la langue chinoise par un(e) occidental(e) ne requiert pas la composition d'un sens par l'enchaînement spatial/chronologique des morphèmes, mais plutôt sa com-préhension au sens étymologique (cum prehendere "prendre ensemble") de ce terme que nous avons déjà évoqué à propos de Spinoza. C'est le tout d'une chaîne d'idéogrammes qu'il faut saisir globalement (comme dans l'image propositionnelle de Wittgenstein) pour "comprendre" cette langue. Au point même que les notions de sens ou de sémantique tendent à s'évanouir en chinois. C'est ce que pense François Jullien : "la pensée chinoise est une pensée de la cohérence [co-haere, "tenir ensemble"] plutôt que du sens [...]. Déjà, par sa structure parataxique et si peu régie par la construction grammaticale, le propre de la langue chinoise est de privilégier l'énoncé par corrélation [...] au lieu de ne se livrer qu'à la singularisation d'un sens discursif, en quoi la formulation chinoise est poétique en son principe"(Jullien, la Pensée Chinoise en vis-à-vis de la Philosophie, ix). Par exemple, pour dire, ou plutôt suggérer ce que nous appelons "paysage" ou "panorama", le chinois dira 风景fēng jǐng, littéralement "vent-lumière" ou 山水shān shuǐ, "montagne-eau". Ou, pour parler d'une chose, d'un être, d'un truc, d'un machin, d'une entité en général, le chinois dira 东西,  dōng xi, littéralement "est ouest" ! L'analogie qui revient irrésistiblement pour évoquer l'articulation des termes dans la langue chinoise est donc bien celle de la juxtaposition cinématographique de plusieurs images, ou bien de la juxtaposition musicale de plusieurs sonorités, ou encore de la juxtaposition poétique de plusieurs métaphores. De fait si, tout particulièrement dans la langue chinoise, la frontière entre la parataxe et la syntaxe semble beaucoup plus floue et mouvante que dans la plupart des autres langues, cela est dû au fait que l'articulation entre les signes qui est la plus pertinente en chinois est sans doute, comme le dit François Jullien, l'articulation métaphorique/poétique : un sinogramme suggère plus qu'il ne décrit, exprime plus qu'il ne représente, bref, en termes proustiens, traduit, interprète le sentiment plus qu'il ne se réfère à lui. Or la compréhension d'une métaphore est exclusivement affaire de contexte, de rencontre entre des éléments naturels et des considérations culturelles, autrement dit, derechef, un problème pragmatique de part en part. On pourrait presque dire qu'une suite de sinogrammes s'apparente beaucoup plus à une didascalie théâtrale ou à une indication musicale de tempo ou d'intensité (vivacemezzo voce, etc.) qu'à un algorithme.

Dans ces conditions, que reste-t-il du contre-argument searlien dit de "la chambre chinoise" consistant, rappelons-le, à réfuter le test de Turing en prétendant qu'un humain inintelligent pourrait, à l'instar de l'ordinateur, tromper un interlocuteur chinois en se contentant de manipuler mécaniquement des idéogrammes conformément aux instructions d'un manuel éventuellement mémorisé ? Alan Tan, un étudiant américain d'origine chinoise a récemment répondu au Chinese Room Argument dans son blog en disant (je traduis) : "M. Searle ne parle pas un mot de chinois, ce qui était l'un des éléments clés de l'expérience de pensée, car il doit impérativement s'agir d'un langage que l'expérimentateur ne comprend pas. Il est étonnant qu’à ce jour, peu de chercheurs en Intelligence Artificielle parlant chinois se soient joints au débat"(Alan Tan, a Chinese Speaker's Take on the Chinese Room). Puis il cite cette anecdote tout à fait significative : "nous, les bilingues (en particulier les chercheurs en PNL) jouons souvent le jeu de la traduction récursive - traduisez une phrase de l'anglais vers le chinois, puis traduisez la traduction, les résultats sont souvent hilarants"(loc. cit.). Imaginons en effet que le locuteur cible chinois, après avoir été abusé par la mystification searlienne selon la chronologie opérateur source -> entité inintelligente (mécanique ou humaine) -> locuteur cible, fasse passer les messages en sens inverse, le locuteur cible devenant l'opérateur source, et après avoir pris soin de remplacer dans le message un morphème par un autre que l'usage a consacré comme synonyme dans la plupart des cas (salva significatione) : comme l'entité inintelligente, par hypothèse, ne connaît toujours pas le chinois, elle ne se rendra pas compte qu'elle reçoit, sémantiquement, en input ce qu'elle a précédemment fourni en output et qu'il lui suffit de répliquer en output par l'input initial. Et c'est là que le résultat risque d'être assez "hilarant" : "une plaisanterie commune aux locuteurs chinois est que "中国队大胜美国队" et "中国队大败美国队" signifient en fait que l'équipe chinoise a battu l'équipe américaine. Or, "" signifie gagner et "" signifie perdre. L'explication est que, dans le cas de «perdre», cela signifie en fait «faire perdre». Si vous voulez signifier que l'équipe chinoise a été vaincue, il faut dire "中国队大败于美国队" (大败于 signifie «a été défaite par»)"(loc. cit.). De fait, l'entité inintelligente, homme ou machine, ignorant la langue chinoise, va vraisemblablement produire "l'équipe chinoise a battu l'équipe américaine" en réaction à "中国队大胜美国队", puis "l'équipe chinoise est battue par l'équipe américaine" comme réponse à "中国队大败美国队" au motif que les deux inputs sont morphologiquement constitués de morphèmes (et ) sémantiquement contradictoires. Or, le principe logique de la consistance formelle (ou encore de non-contradiction) interdit en principe à deux propositions d'être simultanément vraies si elles sont chacune constituées des mêmes morphèmes à deux morphèmes contradictoires près, ce qui est, justement, le cas dans l'exemple ci-dessus. Et comme, par hypothèse, notre entité suit aveuglément, par hypothèse, les instructions syntaxiques de son manuel, elle ne se rendra pas compte que 大胜 et 大败 sont, néanmoins pragmatiquement, donc sémantiquement, expressions synonymes. Comme nous l'avons déjà suggéré, la langue chinoise aime bien défier le principe de (non-)contradiction : 东西 , "est-ouest" pour dire "chose", 大小, "grand-petit" pour dire "taille", 多少, "beaucoup-peu" pour dire "combien", etc. Wittgenstein remarque d'ailleurs avec bon sens que "nous verrions la contradiction d’une toute autre manière si nous considérions son apparition et ses conséquences en quelque sorte de façon anthropologique, plutôt que de la regarder avec l’exagération propre aux mathématiques"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 220). Cela dit, le rôle "anthropologique" (donc pragmatique) plutôt que logique (donc syntaxique) de la contradiction n'est pas caractéristique de la seule langue chinoise. Il se manifeste aussi dans l'humour ou l'ironie. Par exemple, dans le propos de celui qui fera une grimace de dégoût devant son assiette en proférant les paroles "mmmhhh ... que c'est bon !" alors qu'il aurait pu tout aussi bien dire "beurk ... que c'est mauvais !", étant entendu que ce même locuteur est censé savoir que l'usage de "bon" et "mauvais" en a fait des termes contradictoires et non synonymes. Preuve qu'en cas de conflit entre la syntaxe et la pragmatique, c'est, dans les langues naturelles, cette dernière qui l'emporte. Par où l'on voit, encore une fois, que ce qui, dans l'exemple de la langue chinoise est, au grand dam de Searle, particulièrement flagrant, vaut en réalité pour toutes les langues naturelles, c'est-à-dire toutes les langues non-artificielles. D'une manière générale, en effet, parler avec "intelligence" consistera à faire usage d'"une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, d'"une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes"(Nietzsche, Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral) et certainement pas à être capable de définir formellement les termes et les règles que nous employons. C'est aussi ce qui fait que, "dans le langage des mots, il y a un fort élément musical (un soupir, l'intonation d'une question, celle de l'annonce, celle des élans du cœur, tous les innombrables gestes de l'intonation)"(Wittgenstein, Fiches, §161). Ce qui, d'une part est particulièrement pertinent dans le cas d'une langue à tons comme le chinois (on imagine aisément le tour cocasse que prendrait le test de Searle s'il se déroulait à l'oral plutôt qu'à l'écrit !) et, d'autre part, rappelle qu'interpréter de la musique n'a jamais consisté à déchiffrer formellement une partition à titre de condition préalable ni suffisante ni même nécessaire. Voilà donc bien toutes les ornières contextuelles ou pragmatiques dans lesquelles ne tombera aucun locuteur moyennement compétent mais auquel succombera immanquablement le philosophe qui, à l'instar de Searle, tiendra la rigueur syntaxique pour la condition de possibilité de la compréhension sémantique, c'est-à-dire, à l'instar des logicistes du début du XX° siècle, considérera la logique formelle comme la matrice de tout langage authentique. Du coup, non seulement l'argument searlien dit "de la chambre chinoise" rate sa cible, mais, paradoxalement, il tend plutôt à réhabiliter le test de Turing. Car, pour peu que les questions posées appellent des réponses non-standardisables mais, au contraire, indissociables d'un certain contexte d'énonciation, et, partant, impossibles à mémoriser, à formaliser ou à mettre en algorithme, n'importe quel locuteur moyennement compétent pourra déceler dans les réponses fournies un éventuel manque d'intelligence de leur auteur relativement au jeu de langage pratiqué.

Pour résumer notre discussion, nous pouvons donc dire que Turing comme Searle ont eu le mérite de poser des problèmes importants. Le premier s'est demandé à quelles conditions on pourrait dire d'une machine qu'elle est "intelligente". Le second s'est interrogé sur la possibilité pour une entité inintelligente (homme ou machine) de faire néanmoins usage d'un langage déterminé. Pour répondre la première question, Turing propose un critère : si, dans une série de réponses à des questions posées à des humains, se trouvent celles d'une machine sans qu'il soit possible de les distinguer d'avec celles d'être humains, alors la machine est réputée "intelligente". Or, sans que la notion ait été préalablement définie ni même problématisée, ce "critère" réduit arbitrairement l'intelligence à une étroite compétence langagière de type scolaire. À cet égard, ledit "critère" de Turing apparaît plutôt comme le symptôme d'une projection ethno-centrée de la culture de son auteur. Mais là n'est pas le plus grave car on ne voit pas comment on pourrait dissocier la notion d'intelligence de celle de vie comme l'ont montré d'autres expériences de pensées célèbres comme, par exemple, celle dite "du cerveau dans la cuve" (the brain in a vat) de Putnam, celle "de la chambre de Marie" de Jackson, celle "du zombie" de Chalmers, voire celle du très classique "problème de Molyneux", qui, toutes, tendent à établir qu'il n'est pas d'apprentissage intelligent concevable en dehors des conditions normales de la vie, c'est-à-dire biologiquement déterminées par des fonctions sensibles naturelles intentionnellement tournées vers la survie de l'individu et de l'espèce. En ce sens, la notion d'"intelligence artificielle" serait, au mieux un oxymore, au pire une contradiction. Pour autant, l'expérience de pensée de Turing reste pertinente dans son principe dès lors qu'elle ne vise plus à mesurer un degré d'"intelligence" de la machine mais plutôt un certain degré de mimétisme à l'égard de l'humain. Ce qu'a bien compris Searle qui prétend alors inverser le sens du test de Turing en suggérant que, si, dans une série de réponses à des questions posées à des ordinateurs, se trouvent celles d'un être humain sans qu'il soit possible de les distinguer de celles des machines, alors l'homme sera réputé "idiot". Ce qui dénote une conception du langage caractéristique du même logicisme que celui qui est défendu par Turing, à savoir que tout apprentissage linguistique (que le langage appris soit formel ou naturel) passe nécessairement et chronologiquement par le stade morphologique (l'apprentissage des signes), puis par le stade syntaxique (l'apprentissage des relations entre les signes) avant de parvenir au stade sémantique (celui du sens et de son intelligence) et, éventuellement, au stade pragmatique (celui du contexte naturel et/ou social d'usage). Ce qui, nous dit Searle, permet d'imaginer un homme, qui, comme une machine, exécuterait sans intelligence, un simple algorithme d'instructions syntaxiques et, partant, répondrait pertinemment à n'importe quelle question posée sans pour autant en avoir saisi le sens. En particulier, une entité (mécanique ou humaine) qui ne posséderait pas l'intelligence de la langue chinoise, par exemple, pourrait indifféremment faire semblant de "parler" chinois et, ainsi, berner un véritable interlocuteur chinois. Pour Searle, et à la différence de Turing, la seule chose qui, dans de telles conditions, différencierait l'homme de la machine serait l'usage "intrinsèque" (naturel) de la syntaxe chez l'homme, et c'est cela qui l'autoriserait à accéder au stade 3 (celui de l'intelligence sémantique). Du coup, tant qu'on en resterait au stade 2 (celui de la manipulation syntaxique), il n'y aurait pas de différence entre l'homme et la machine et, par conséquent, pas d'intelligence possible. Or, nous avons vu que l'apprentissage de la syntaxe n'est pas plus "intrinsèque" chez l'être humain qu'il ne l'est pour l'ordinateur, sauf, qu'à la différence d'une syntaxe formelle, la syntaxe naturelle ne produit pas la sémantique mais, tout au contraire, est engendrée par elle, elle-même découlant des conditions pragmatiques de l'existence concrète d'un être vivant visant intentionnellement sa survie et celle de son espèce dans un bio-socio-tope déterminé. Du coup, et contrairement à l'expérience de pensée de Turing qui reste pertinente dans son principe, celle de Searle est complètement absurde. D'abord parce qu'aucun "cobaye" humain n'aborderait un test linguistique en étant dépourvu, même à l'égard d'une langue complètement inconnue de lui, de ces compétences pragmatiques et, partant, sémantiques qui font intrinsèquement défaut à une machine. Ensuite parce que l'expérimentateur final supposé "normal" (celui que le test est supposé "berner") se rendrait vite compte de ce que le "cobaye" ne comprend rien aux instructions données. Enfin et surtout, parce que la langue chinoise est sans doute, de toutes les langues naturelles jamais produites par l'humanité, celle qui se prête le moins à une approche exclusivement morpho-syntaxique telle que préconisée par Searle dans son expérience de pensée. Bref, comment donner tort à Wittgenstein lorsqu'il souligne que "la plupart des propositions et des questions qui ont été écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses mais dépourvues de sens. Nous ne pouvons en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique de la langue"(Wittgenstein, Tractatus, 4.003) ? Voilà donc éclairci le "mystère de la chambre chinoise" : beaucoup de bruit pour rien.


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