Soit le mythe aussi fameux que fumeux
dont
Luc
Ferry
se
fait l'écho lorsqu'il dit que
"de
fait, nous ne sommes tout simplement plus capables ne serait-ce que
d'imaginer un régime légitime autre que la démocratie. [...]
[Fukuyama]1 suggère que les principes de légitimité auraient tous été plus
ou moins explorés au fil de l'histoire, jusqu'à ce que le plus
conforme aux exigences fondamentales de l’humanité s'impose à
nous"(Ferry,
l'Anticonformiste). Soit maintenant une expression géographiquement et historiquement située de ladite "démocratie" : "la
France [qui] est une République indivisible, laïque, démocratique et
sociale [dans laquelle] la
souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses
représentants et par la voie du référendum"
(Constitution du 4 octobre 1958,
dite Constitution de la V° République, art. 1 et 3). Soit, enfin une référence on ne peut plus classique au grand penseur français de la démocratie : "les
peuples modernes qui se croient libres ont des représentants […].
Quoi
qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des
représentants, il n’est plus libre, il n’est plus"
(Rousseau, du
Contrat Social,
III, xv). À la lumière de ces quelques textes et d'autres encore (cf. notamment, l'article de Frédéric Lordon, les Demeurés de la Légitimité) confrontés à l'hubris d'une bande de Tontons Macoutes2 auto-proclamés représentants de notre République bananière afin d'imposer à coup de matraques et de grenades une "réforme des retraites" qui n'est soutenue que par une bande de soudards ivres de haine, de pouvoir et d'argent mais rejetée par 90 % des travailleurs (-euses), nous nous demanderons donc de quoi le mot "démocratie" est le nom ou, plus exactement, de quelle pathologie ce flatus vocis est devenu le symptôme.
S'il faut en croire les media occidentaux dont
l'unanimité, sur ce point comme sur la plupart des autres, n'a rien
pour nous étonner3,
nous,
Français,
vivons, tous les cinq ans "un
grand événement
démocratique" : l'élection du Président de la République puis celle des députés à l'Assemblée Nationale au
suffrage universel direct. Que
l'événement soit
"grand", tant par sa durée
que par son intensité ou par son importance (y compris si l'on prend
l'expression comme une antiphrase ironique),
tout le monde en conviendra.
Mais en quoi est-il
"démocratique" ? En
d'autres termes : à quoi reconnaît-on qu'un événement est
"démocratique" ? Cédant
à une tentation métaphysicienne bien établie consistant à
présupposer une substance porteuse de toute propriété dénotée
par un adjectif4,
nous transformerons
la question en : à quoi reconnaît-on une démocratie.
Qu'à cela ne tienne : cherchons donc des critères
définitionnels du substantif "démocratie". Dans le
numéro 204 daté de mai 2009
du
magazine Sciences
Humaines,
on peut lire : "à
quoi reconnaît-on une démocratie ? De même qu’il n’existe
pas une seule forme de démocratie, de même n’y a-t-il pas non
plus de critères officiels internationalement reconnus pour
qualifier un régime démocratique ou non. Cinq grands critères
apparaissent toutefois étroitement associés : 1)
souveraineté
du peuple,
choix
des dirigeants exerçant le pouvoir par la tenue d’élections
libres
; 2)
séparation
des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire
; 3)
égalité
devant la loi ou règne de la loi,
système
judiciaire jugeant sur la loi,
chaque
citoyen est soumis aux mêmes règles judiciaires, y compris ceux qui
font la loi et ceux qui l’appliquent
; 4)
garantie
des libertés fondamentales de conscience, d’opinion, de la presse,
de réunion,
existence
d’une opposition politique organisée, libre qui peut s’exprimer.
Indépendance de la presse et/ou des médias
; 5)
alternance
du pouvoir,
critère
a
posteriori
qui se vérifie une fois que le pays a connu au moins deux
alternances"(op.
cit.).
Ce
passage est significatif de l'embarras et
de la confusion où
est plongé
quiconque prétend
définir le concept de démocratie5.
Première
question : ces
"cinq
grands critères"
en
sont-ils
vraiment
?
"À
la question « comment sais-tu que ceci ou cela a lieu ? », nous
répondons parfois en indiquant des critères
et parfois de symptômes.
Quand, en médecine, l'inflammation causée par tel bacille est
qualifiée d'angine et que, dans ce cas précis, nous demandons : «
Pourquoi
sais-tu que cet homme a une angine ? », la réponse : « J'ai trouvé
dans son sang le bacille X ou Y » nous indique le critère ou ce que
nous pouvons appeler le critère de définition de l'angine. Si, en
revanche, la réponse était : « Il a une inflammation de la gorge
», il nous indiquerait là un symptôme de l'angine. Par symptôme,
je désigne un phénomène dont l'expérience que nous en faisons
est concomitante du phénomène qui est notre critère
de
définition"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
48).
Le
critère
est
ce
qui
permet de répondre à la question : "comment sais-tu que p
?"
ou "quelle raison as-tu d'affirmer que p
?"
où p
est
une proposition affirmant la satisfaction empirique d'un concept c.
En d'autres termes, p
s'énonce
: "c
est
satisfait par ceci". Par exemple : "ceci est une angine"
avec le terme "angine" comme concept et "ceci"
comme désignant un contexte empirique
(en l'occurrence, un certain état bactériologique).
De
sorte que le critère
de
l'angine sera, par exemple, de "trouv[er]
dans [le]
sang le bacille X ou Y".
Le critère
est
donc la raison6
qui,
a
priori,
constitue
la définition
d'un concept.
Wittgenstein distingue le critère
du
symptôme
: si le premier est a
priori,
le second, en revanche, est le résultat d'une induction7
portant sur la corrélation statistique entre le concept
et
un certain phénomène empirique.
Dès lors, si le critère
est
nécessaire,
en revanche, le symptôme
n'est
qu'hypothétique
:
le critère
est
un outil de sélection des objets qui tombent
sous un certain concept,
de sorte que s'il est constaté que l'objet o
possède
la qualité q,
"posséder la qualité q"
étant le critère
de
la subsomption sous un concept
c,
alors, nécessairement,
l'objet o
tombe
sous le
concept
c8.
Tandis que le symptôme
est
une qualité
dont
on aura, a
posteriori,
constaté la présence statistiquement significative dans les objets
subsumés sous un certain concept,
à condition, bien entendu, d'avoir déjà sélectionné suffisamment
d'objets satisfaisant
ce
concept,
et, donc, d'avoir déjà un ou plusieurs critères
opérationnels
pour définir
ce
concept.
Si
on admet avec Wittgenstein qu'"une
propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la
possède pas"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.123),
le critère
est
donc
une
propriété interne
du
concept, tandis que le symptôme
en
est une propriété externe,
ou, si l'on préfère, empirique.
L'aspect
externe
ou
empirique
du
symptôme est
particulièrement manifeste,
justement dans le domaine médical,
où le progrès des connaissances permet parfois
de
définir
des pathologies
dyssypmtomatiques,
voire
asymptomatiques.
La distinction wittgensteinienne entre critère
et
symptôme
s'inspire
de celle qu'établit Frege entre caractère
d'un
concept et propriété
d'un
objet : "les
caractères qui composent le concept [...]
sont
des propriétés des choses qui tombent sous ce concept"(Frege,
les
Fondements de l'Arithmétique,
§53)9.
En ce sens, les caractères
conceptuels
frégéens
sont, typiquement, des critères
conceptuels
wittgensteiniens
en ce qu'ils
ont pour fonction de dépeindre, a
priori,
des propriétés
empiriquement
constatables dans les objets
que subsume le concept10.
A
contrario,
les propriétés
communes
à une proportion statistiquement significative d'objets
subsumés sous un concept
donné
mais qui ne sont pas pour autant des caractères
de
ce concept
correspondent
à ce que Wittgenstein appelle des "symptômes".
À
la lumière de cette clarification
préalable
sur la notion de "critère",
que penser des "cinq
grands critères [qui]
apparaissent
[...]
étroitement associés11"
dans la définition du concept de "démocratie" telle que
nous la livre le magazine Sciences
Humaines
? La
réponse ne peut être que celle-ci : la liste des cinq indices
proposés
n'est
pas une liste homogène
de
critères.
Le premier indice,
en effet, n'est qu'une définition étymologique.
Définir la démocratie
comme
"1)
souveraineté
du peuple,
choix
des dirigeants exerçant le pouvoir par la tenue d’élections
libres",
en supposant que la
virgule remplace (pourquoi ?) la préposition "pour"12,
dire
que la démocratie,
c'est,
pour abréger,
le "pouvoir du peuple" (en grec, τό
τού δῆμου κράτος),
c'est
comme définir la philosophie par
"amour
de la sagesse"
: c'est clair pour qui comprend déjà le concept, cela demeure
obscur pour qui ne le comprend pas. Dans
un cas, ce dernier demandera : "que faut-il comprendre par
"amour " ; que faut-il comprendre par "sagesse"
?", dans l'autre : "qu'entendez-vous par "pouvoir"
; qu'entendez-vous par "peuple" ?". On objectera que
définir le triangle comme "figure à
trois angles" se heurte aux mêmes difficultés. Sauf que, sous
réserve de définir convenablement les termes "figures",
"trois" et "angles", une telle définition
étymologique
permet,
au moins, de sélectionner une collection d'objets dans laquelle
l'ensemble des triangles est déjà
inclus.
Autrement
dit, ces trois caractères
sont
nécessaires
sans
être suffisant
pour
définir le concept "triangle". Mais,
si l'on retient "pouvoir du peuple" comme critère
de "démocratie"
en tant que synonyme de "souveraineté
du peuple [dans
le] choix13
des dirigeants exerçant le pouvoir par la tenue d’élections
libres"
est un caractère
nécessaire du
concept de "démocratie", doit-on
exclure
la forme originelle de la démocratie,
celle qui se pratiquait à Athènes aux V° et IV° siècles av.
J.-C. et qui ne se manifestait pas "par
la tenue d’élections libres"
? Bref,
s'il est des étymologies
de
concept
qui
donnent,
néanmoins,
des indications par défaut sur les objets qui tombent sous ce
concept,
ce n'est pas le cas pour toutes, et, notamment pour celle de
"démocratie".
Par
ailleurs, une étymologie
de
concept ne
saurait constituer un critère
de
concept pour
une autre
raison
très simple : un
critère,
comme le montre Wittgenstein avec son exemple médical, est impliqué
par
le concept en tant que le critère
dénote
un phénomène-type (e.g.
tel
tableau bactériologique),
ou, plus exactement, un aspect jugé significatif du phénomène-type
dénoté par le concept (e.g.
l'angine)
;
tandis qu'une étymologie
ne
dénote
pas un phénomène (empirique) mais suppute
l'origine
putative
d'une
expression (linguistique). En
termes frégéens, nous dirons que la confusion entre critère
d'un
concept
et
étymologie
d'un
concept illustre, typiquement, la confusion entre objet et mode de
présentation de l'objet14, ou encore, comme dirait le linguiste Alfred Korzybski, entre la carte et le territoire. Tout
cela pour dire que "pouvoir
du peuple", "souveraineté du peuple" et autres
expressions étymologiquement
apparentées
ne sont nullement des critères
de
démocratie
puisqu'elles
n'ont
pas pour effet
d'opérer
une sélection entre des
objets
candidats
au label "démocratie". Aussi parlerons-nous désormais, non pas de "critères" mais de "symptômes" de démocratie, ne fût-ce que parce que ce dernier terme connote implicitement un état pathologique, or c'est bien d'un état, voire d'un Etat pathologique qu'il est question lorsqu'on évoque ad nauseam l'idée de "démocratie".
Que
dire donc
du
second symptôme proposé par Sciences
Humaines,
"2)
séparation
des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire"
?
Tout le monde aura reconnu là l'art. 16 de la Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen
de 1789 : "toute
Société dans laquelle [...]
la séparation des Pouvoirs [n'est
pas] déterminée
n'a point de Constitution"(op.
cit.).
Article dont on attribue la paternité à Montesquieu : "pour
qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition
des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. [Aussi] il n’y a point
encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de
la puissance législative et de l’exécutrice"(Montesquieu,
l'Esprit
des Lois).
On
voit tout de suite que ce second symptôme "séparation des pouvoirs" comme critère
définitionnel
de la démocratie
est aussi
problématique que le premier. D'abord parce que la Déclaration
de 1789 entend
faire
de la "séparation des pouvoirs" un critère
de
constitutionnalité
et non pas de démocratie.
Or,
si on entend par "constitution", dans le sens le plus
général, un ensemble de principes, écrits ou non15
qui règlent de
façon opérationnelle les
relations entre les différentes institutions publiques de pouvoir,
raison pour laquelle si celles-ci ne sont pas distinctes, il ne
saurait y avoir de constitution
mais seulement de l'arbitraire et du contingent, on
ne voit pas pourquoi il n'y aurait pas de constitution
non-démocratique.
Le
troisième Reich allemand en est une parfaite illustration puisqu'il
s'est parfaitement accommodé de la Constitution de Weimar, du moins
dans la lettre
sinon, évidemment, dans l'esprit16.
Par ailleurs, à supposer même que la "séparation des
pouvoirs" soit, effectivement, un élément de la définition de
la
démocratie,
encore faudrait-il préciser, pour en faire un critère,
ce que l'on doit entendre par "séparation". À cet égard,
il
est très
embarrassant
que cette
"séparation" soit envisagée
de façon aussi antinomique par
et dans
des
Constitutions,
pourtant paradigmes historiques de la démocratie,
en
l'occurrence,
celle
de
la France et celle
des
États-Unis : dans un cas, le Président de la République (pouvoir
exécutif)
est autorisé, en vertu de l'art. 12,
à
dissoudre l'Assemblée Nationale (pouvoir législatif)
et se voit confier, en vertu de l'art. 65, la présidence du Conseil
Supérieur de la Magistrature (pouvoir judiciaire) ; dans l'autre
cas, les art. 1, 2 et 3 confient, explicitement, chacun des trois
"pouvoirs", respectivement au Congrès, au Président des
États-Unis et à la Cour Suprême. Même
s'il n'est pas du tout certain que cette différence d'écriture
détermine, dans les faits, une différence vraiment
significative
dans les pratiques politiques,
il reste que la notion de "séparation des pouvoirs" est
tout sauf univoque et ne peut donc être considérée comme un
critère de quoi que ce soit.
Notamment de la liberté
dont
Montesquieu fait état dans l'Esprit
des Lois.
Rappelons
que Montesquieu s'y
inspire
du modèle britannique de fonctionnement des
institutions,
notamment dans son évolution à la suite de l'English
Civil War
dont
les épisodes se sont étalés entre 1642 et 165117.
Montesquieu établit
donc une
relation entre la
"séparation des pouvoirs" et
non pas "démocratie" mais "liberté"
par quoi il entend
l'existence politique d'une sorte d'équilibre des pouvoirs
institutionnels, en l'occurrence, ici, entre le pouvoir exécutif et
le pouvoir législatif, équilibre attesté, de
facto,
par la révolte réussie de celui-ci contre celui-là. Cependant,
qu'il s'agisse ou non de "démocratie", de "constitution"
ou de "liberté", dans tous les cas, les
"pouvoirs" ne sont jamais
"séparés"
que formellement
et non réellement
dans la mesure où
ils sont toujours transcendés par un ou plusieurs principe(s)
commun(s) intangible(s), notamment tels qu'ils sont stipulés par les
préambules des Constitutions écrites
et, bien entendu aussi (nous le verrons plus loin), par tout un
ensemble de mythes
fondateurs
plus ou moins conscients.
Donc,
faute de définir précisément ce qu'on entend par
là,
on doit
dire
que,
à la nuance étymologique près,
"séparation (ou
équilibre) des
pouvoirs" est aussi tautologiquement
supposé par
"constitution"
et par "liberté"
que "pouvoir du peuple"
par "démocratie". Par
ailleurs, même à supposer que la
"séparation
(ou équilibre)
des pouvoirs" fût un critère
de
constitutionnalité
et de liberté,
la relation conceptuelle entre liberté
et
démocratie
d'une part, constitution
et
démocratie
d'autre
part, est loin d'être établie. Doit-on rappeler que, pour Platon,
"la
liberté [...]
dans
une cité démocratique
[...] est
le plus beau de tous les biens.
[Aussi],
lorsqu’une
cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de
mauvais échansons, elle s’enivre de ce vin pur au-delà de toute
décence.
[...]
Or,
vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu
bien qu’ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à
la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se
révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne
plus s’inquiéter des lois écrites, afin de n’avoir absolument
aucun maître. Eh bien ! c’est ce gouvernement si beau et si
juvénile qui donne naissance à la tyrannie. […]
Ainsi, l’excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude,
et dans l’individu, et dans l’État"(Platon,
République,
VIII, 562b-564a) ? Ce qui explique que, pour Platon toujours,
"la
Cité démocratique [qui]
déborde de liberté et de franc-parler
[...] est
comme un vêtement bigarré [ἱμάτιον
ποικίλον]
qui offre toute une variété de couleurs [...] c’est un bazar
à constitution [παντοπώλιον
πολιτειῶν]"(Platon,
République,
VIII, 557 c-d) ?
On dira que l'acception platonicienne de ces trois concepts est
historiquement
dépassée,
qu'elle ne correspond en rien à leur
acception moderne.
Peut-être bien. Il reste que, d'une part l'exemple
de la
République de Weimar,
réputée
modernement
démocratique,
a pourtant
bien
débouché sur cette forme tout
aussi moderne
de tyrannie
qu'a été le totalitarisme
nazi18,
et, d'autre part, il existe au moins un sens,
fût-il
dépassé,
de
"liberté",
de "constitution"
et
de "démocratie" qui,
même en admettant que la "séparation des pouvoirs" y soit
présupposée, ne
font nullement des
deux premiers termes des critères
définitionnels
du troisième.
Examinons
à présent, non pas le
candidat
suivant
au
titre de "critère de la démocratie",
mais le 4° symptôme (la
raison va en apparaître rapidement)
: "4)
garantie
des libertés fondamentales de conscience, d’opinion, de la presse,
de réunion,
existence
d’une opposition politique organisée, libre qui peut s’exprimer.
Indépendance de la presse et/ou des médias".
Notons immédiatement qu'il n'est pas question ici de la
liberté
en général, au sens où, par exemple, Aristote, Rousseau ou
Tocqueville en ont parlé, mais de certaines
libertés
jugées "fondamentales".
Voilà
un procédé argumentatif cher aux justement
nommés "libéraux"
qui
se prévalent du
concept de liberté
en
se
contentant de donner
seulement quelques exemples
de
libertés, ce qui les dispense de définir leur concept soit par son
intension
(en
énumérant les
critères
de
la liberté),
soit par son extension
(en
énumérant toutes les libertés,
donc
en
ne
laissant
pas
dans l'ombre les libertés
jugées
secondaires).
Et
on constate, en tout
cas,
que les exemples
donnés
par Sciences
Humaines
ont leurs lettres de noblesse. Les
"libertés" de conscience
et
de réunion
sont,
respectivement, garanties par les art. 18 ("toute
personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de
religion")
et 20 ("toute
personne a droit à la liberté de réunion et d'association
pacifiques")
de la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme
de 1948.
Celles d'opinion
et
de communication
par
les art. 10 ("nul
ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu
que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la
Loi")
et 11 ("la
libre communication des pensées et des opinions est un des droits
les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette
liberté dans les cas déterminés par la Loi")
de la Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen
de 1789. Remarquons l'embarras,
si ce n'est la confusion, avec lesquels l'auteur de l'article
interprète la liberté
de communication.
D'abord parce que celle-ci se trouve restreinte
à la liberté
"de
la presse et/ou
des
médias",
comme si la presse
et/ou les médias
était
ce sans quoi la libre
communication
des pensées et des opinions se révélait impossible, du moins en
démocratie19.
Ensuite
parce qu'il
est question de la liberté
"de
la presse et/ou
des médias"
: quel est le bon connecteur, le "et" ou
bien
le "ou" ?
Comme la presse
fait,
évidemment, partie des médias,
parler de la liberté de la presse et
des
médias, n'est-ce pas parler, tout simplement, de "liberté de
la presse"
?
Et parler de la liberté de la presse ou
des
médias, n'est-ce pas évoquer,
tout simplement, la
"liberté des médias"
?20.
Enfin parce que
cet
embarras est exprimé dans une
proposition
nominale assimilant, en l'occurrence, la liberté
à
l'indépendance
: "indépendance
de la presse et/ou des médias".
Outre que l'assimilation de ces deux concepts est,
en soi,
très problématique21
nous ne développerons pas plus avant, pour la bonne raison que nous
l'avons déjà fait par ailleurs, l'abîme de perplexité en quoi
nous jette cette
assimilation dans le cas particulier "de
la presse et/ou des médias"22.
Encore une fois, on ne peut qu'être surpris par ce manque de rigueur
conceptuelle, dans un magazine prétendument "scientifique",
dans l'utilisation dans cette notion de liberté
qui, malgré son importance historique, ne
peut donc revendiquer le titre de "critère" de la
démocratie.
Toutefois, si l'on
exploite la distinction wittgensteinienne entre dire
et
montrer23,
on est obligé d'admettre que, si ce quatrième symptôme ne dit
rien qui puisse
nous servir à reconnaître une démocratie,
en revanche, ce qu'il montre
est
particulièrement intéressant.
En effet, que montre
un
tel laxisme conceptuel, sinon que c'est justement, la pluralité
des conceptions "démocratiques" de la liberté,
c'est-à-dire, en réalité, l'extension flottante du concept de
liberté
fondamentale,
qui constitue le critère
que
nous recherchons24.
À défaut de constater une
telle subtilité dans les lignes de notre magazine "scientifique",
nous la rencontrons chez quelques grands "libéraux". Par
exemple, lorsque Hannah Arendt fait du pluralisme
l'horizon
indépassable d'une nature humaine fondamentalement politique
: "l’action
humaine, comme tous les phénomènes strictement politiques, a partie
liée avec la pluralité humaine, qui est l’une des conditions
fondamentales de la vie humaine dans la mesure où celle-ci repose
sur le fait de la natalité. Grâce à celle-ci, le monde humain est
constamment envahi par des étrangers, c’est-à-dire des nouveaux
venus dont les actions ne peuvent être prévues par ceux qui sont
déjà là et vont s’en aller sous peu"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
II, i). Ou, mieux encore, chez John Rawls qui écrit que "les
conditions historiques et sociales des sociétés démocratiques
modernes [sont :] a) le fait du pluralisme, b) le fait de sa
permanence ainsi que c) le fait que ce pluralisme
peut être surmonté uniquement par l'usage tyrannique du pouvoir de
l'État [...]. Il peut sembler plus naturel de croire, ainsi que la
pratique séculaire de l'intolérance le confirme, que l'unité et la
concorde sociales exigent un accord sur une doctrine générale et
compréhensive [...]. L'affaiblissement de cette croyance contribue à
ouvrir la voie à des institutions libérales"(Rawls,
Justice
et Démocratie,
v, 7).
Deux
remarques s'imposent ici. D'abord que ni
Arendt ni Rawls ne définissent positivement la démocratie
mais que
l'une
et l'autre s'évertuent à circonscrire ce concept en montrant
ce
qu'elle n'est pas, à savoir, respectivement, le totalitarisme
ou
l'utilitarisme.
Ensuite
et corrélativement, tous ces concepts et, donc, en particulier,
celui de "démocratie", subsument
des
conceptions intellectuelles
("libérales") de
la vie humaine
et non pas des conditions humaines empiriques.
Ainsi, au lieu de dire que la
liberté
entendue comme
pluralité
est
un critère
de
la démocratie,
nous dirons plutôt
que
c'est un critère
de
la
conception arendtienne de la
vie
active :
"c'est
par le verbe et l'acte que nous nous insérons dans le monde humain,
et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous
confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique
originelle. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le
travail, par la nécessité, nous n'y somme pas engagés par
l'utilité comme à l'œuvre"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
v, 1).
De
la
même
façon,
nous dirons que c'est un critère
de
la
conception rawlsienne de la
vie
juste :
"la
théorie de la justice, en elle-même, ne favorise aucune forme de
régime. Comme nous l’avons vu, la question de savoir quel système
est le meilleur pour un peuple donné dépend des circonstances, des
institutions et des traditions historiques. [...] Une société
démocratique peut choisir, à cause des avantages qui y sont liés,
un système de marché et ensuite établir les institutions de base
nécessaire à la justice. Cette décision politique, tout comme la
réglementation des institutions correspondantes, peut être
parfaitement libre et raisonnée"(Rawls,
Théorie
de la Justice,
§43). Pour Arendt
comme pour Rawls,
donc, la pluralité
des libertés
est, finalement, un critère
de
la vie
bonne.
La substitution de "démocratie" à "vie bonne",
"vie active" ou "vie juste"
ne pose aucun problème à condition de
comprendre que ce sont là, en termes frégéens, des concepts
de second ordre,
autrement dit des concepts
qui
subsument d'autres
concepts ("société
de marché", "société planifiée", "société
de loisir", "société de culture", etc.)
et non pas des faits empiriques.
En
d'autres termes,
le
critère
du
pluralisme
des libertés
n'est pas une propriété
d'objets
empiriques (des États, des peuples, des époques historiques, etc.),
car
ce
ne sont pas eux
qui seront réputés pluralistes,
mais les
conceptions
sociologiques, historiques, philosophiques, etc.
qui
décrivent de tels objets.
Bref,
ce quatrième symptôme n'est
pas un critère
pour
reconnaître des démocraties
mais pour reconnaître des (re-)constructions
intellectuelles
de la démocratie.
Forts
de cette nuance importante, revenons au 3° critère
qui
est censé
être :
"3)
égalité
devant la loi ou règne de la loi,
système
judiciaire jugeant sur la loi,
chaque
citoyen est soumis aux mêmes règles judiciaires, y compris ceux qui
font la loi et ceux qui l’appliquent".
On
peut se demander
: pourquoi faire de "l'égalité devant la loi" et non pas
de
"l'égalité"
tout court le critère
demandé ? Rappelons
que, pour Aristote, "si
c'est en démocratie que se trouvent principalement, comme le
soutiennent certains, la liberté et l'égalité
[ἐλευθέρια
καὶ ἰσονομία],
il en sera ainsi principalement si tous partagent
de la même manière le pouvoir politique [πολιτεία]"(Aristote,
Politique,
IV, 1291b). Chez
les Grecs, il
semble aller de soi que
l'égalité
réelle,
dans son acception sociale empirique,
consiste
non pas en
une
égalité devant
la
loi,
mais en
une
égalité avant
la loi,
non pas une égalité juridique
mais une égalité politique,
le terme politeïa
correspondant
chez Aristote, comme on le voit, à "pouvoir politique" et
étant souvent traduit, nous l'avons dit plus haut, par
"constitution". Il y a donc là l'idée d'une communauté
de nature
supposée
partagée par des
égaux,
ce qui semble, là encore, tautologiquement supposé par le concept
de "pouvoir du peuple" dont on se plaît à rappeler la
synonymie avec "démocratie".
Alors
d'où vient la réduction de l'égalité
à
l'égalité
de droit(s)
?
Pour
Alexis de Tocqueville, par
exemple, l'égalité
est
indiscutablement le
critère
de la démocratie.
Tandis
que, "dans
les sociétés aristocratiques, tous les citoyens sont placés à
poste fixe, les uns au-dessus des autres, il en résulte encore que
chacun d'entre eux aperçoit toujours plus haut que lui un homme dont
la protection lui est nécessaire, et plus bas il en découvre un
autre dont il peut réclamer le concours"(Tocqueville,
de
la Démocratie en Amérique,
II, ii, 2), en revanche, "ne
demandez point quel charme singulier trouvent les hommes des âges
démocratiques à vivre en égaux, ni les raisons particulières
qu'ils peuvent avoir de s'attacher si obstinément à l'égalité
plutôt qu'aux autres biens que la société leur présente :
l'égalité forme le caractère distinctif de l'époque où ils
vivent ; cela seul suffit pour expliquer qu'ils la préfèrent à
tout le reste"(Tocqueville,
de
la Démocratie en Amérique,
II, ii, 1).
Mais, lorsqu'il parle d'une véritable
"passion
démocratique" pour l'égalité,
c'est bien de l'égalité
réelle de conditions qu'il
est question : "la
première et la plus vive des passions que l'égalité des conditions
fait naître, je n'ai pas besoin de le dire, c'est l'amour de cette
même égalité"(Tocqueville,
de
la Démocratie en Amérique,
II, ii, 1)
et, certainement pas, d'une simple égalité
formelle devant la loi.
Aussi, n'hésite-t-il pas à écrire, à propos des États-Unis
d'Amérique des années 1830 que "le
grand avantage des Américains est d'être arrivés à la démocratie
sans avoir à souffrir de révolutions démocratiques, et d'être nés
égaux au lieu de le devenir"(Tocqueville,
de
la Démocratie en Amérique,
II, ii, 3).
La pertinence socio-historique d'une telle affirmation25
importe peu pour notre propos. Ce qu'il faut retenir, nous
semble-t-il, c'est que, pour l'auteur, ce
désir d'égalité
des conditions,
cet élan
démocratique,
peuvent
tout à fait être naturels
et non acquis26.
Alors comment en est-on
arrivé
à réduire l'égalité
des conditions à
l'égalité
des droits
?
Près
d'un siècle avant Tocqueville, Rousseau
"conçoi[t]
dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalité : l’une,
qu['il] j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est
établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges,
de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit ou
de l’âme ; l’autre, qu’on peut appeler inégalité morale ou
politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et
qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement
des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont
quelques-uns jouissent au préjudice des autres, comme d’être plus
riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en
faire obéir"(Rousseau,
Discours
sur l’Origine de l’Inégalité,
exorde). Pour
Rousseau, il n'y a aucune raison pour que les hommes soient
naturellement ou
physiquement
égaux.
Qu'il y ait nécessairement au moins une différence
entre deux êtres humains distincts
découle du principe logique général de l'identité
des indiscernables
: si deux choses sont indiscernables,
alors elles sont identiques
et,
conversement, si deux choses ne sont pas identiques,
alors elles sont discernables27.
En revanche, il n'y pas
plus de raison pour
que les hommes soient moralement
ou
politiquement
inégaux,
puisqu'une telle inégalité
"consiste
dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent au
préjudice des autres"
et abolit ainsi la liberté
dont
jouissent les hommes à l'état
de nature.
Dès lors, "si
l’on recherche en quoi précisément consiste le plus grand bien de
tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on
trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté et
l’égalité : la liberté parce que toute dépendance particulière
est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité
parce que la liberté ne peut subsister sans elle. J’ai déjà dit
ce que c’est que la liberté civile28
: à l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot
que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les
mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de
toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des
lois, et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent
pour en pouvoir acheter un autre et nul assez pauvre pour être
contraint de se vendre. Ce qui suppose, du côté des grands,
modérations de biens et de crédit, et, du côté des petits,
modération d’avarice et de convoitise. Cette égalité,
disent-ils, est une chimère de spéculation qui ne peut exister dans
la pratique. Mais si l’abus est inévitable, s’ensuit-il qu’il
ne faille pas au moins le régler ? C’est précisément parce que
la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la
force de la législation doit toujours tendre à la
maintenir"(Rousseau,
du
Contrat Social,
II, 11).
Pour
Rousseau,
si la valeur politique cardinale est la liberté
comme vestige
nostalgique
de
l'état
de nature,
et si l'égalité
en
est une condition nécessaire, alors
"il
n’y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est
au-dessus des lois"(Rousseau,
Lettres
écrites de la Montagne,
VIII)29.
Mais, soucieux de préserver la consistance de
son
principe d'inégalité
physique
naturelle,
Rousseau précise aussitôt qu'"il
ne faut pas entendre par ce mot [d'"égalité"]
que
les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes".
Toutefois, conscient de la difficulté pratique de rendre l'égalité
politique
compatible avec l'inégalité
physique,
conscient que "l’abus
est inévitable",
il conclut que "c’est
précisément parce que la force [physique]
des
choses tend toujours à détruire l’égalité
[politique],
que la force de la législation doit toujours tendre à la
maintenir",
laquelle "force de la législation" étant à la fois
physique
(dotée
d'efficace) et politique
(considérée comme juste). Bref, si l'on veut que cette notion ne
soit pas une simple "chimère
de spéculation",
il n'y a plus d'égalité
qu'à
l'égard de la loi
qui,
d'une part,
est la même pour tous les citoyens et,
d'autre part,
ne donne à chacun d'entre eux le droit
de
se distinguer que dans une certaine mesure,
elle même parfaitement abstraite30.
L'égalité
de droit(s),
autrement dit l'égalité
au sens de Rousseau, n'a donc rien d'une "passion" au sens
de Tocqueville mais se trouve être le
problème
rationnel
fondamental qui est posé à l'espèce humaine. Aussi,
cette acception très
restrictive de
l'égalité
est-elle,
chez Rousseau, un critère
de sociabilité conforme
à la nature humaine en général plutôt que de démocratie
comme forme particulière de sociabilité31.
D'où la construction intellectuelle du fameux mythe
du
"contrat social"
comme
"acte
d’association qui produit un corps moral et collectif [...], un moi
commun doté de vie et de volonté, [...] une personne publique qui
se forme ainsi par l’union de toutes les autres qui prenait
autrefois le nom de Cité"(Rousseau,
du
Contrat Social,
I, 6)
et donc comme soubassement de l'égalité
de droits.
En
effet, l'idée
même de contrat,
à plus forte raison de contrat
social,
suppose
une
certaine sorte
d'égalité
des contractants à l'égard des termes de ce contrat,
en l'occurrence, une égalité
négative qui
ne dit rien sur le contenu matériel
de
cette égalité
mais
qui se
borne à exclure,
a
priori,
des formes
inacceptables
à l'égard desquelles le contractant engage sa responsabilité
personnelle32.
C'est
pourquoi,
"de
même que les chrétiens sont égaux au Ciel et inégaux sur terre,
les membres du peuple sont égaux dans le Ciel de leur monde
politique et inégaux dans l’existence terrestre de la société
bourgeoise
[...]. La démocratie est en quelque sorte, à toutes les autres
formes de l'État, ce que le christianisme est à toutes les autres
formes de religion"(Marx,
Critique
de la Philosophie du Droit de Hegel).
Voilà
pourquoi nous inclinerions à tenir l'égalité
devant la loi et
le fait que "chaque
citoyen est soumis aux mêmes règles judiciaires, y compris ceux qui
font la loi et ceux qui l’appliquent"
pour
un véritable critère
de
démocratie,
en tout cas dans la forme et le développement historiques que lui a
donnés
le capitalisme.
Il reste que, pour
Marx, "démocratie" est clairement un concept
de second ordre puisque l'égalité
formelle33
des
contractants à l'égard d'une seule et même responsabilité
qui
lui sert de critère
n'est
pas une propriété
d'objets
(en l'occurrence, d'êtres humains réels), mais une propriété
de concepts
(en l'occurrence, de
conceptions
"religieuses"34
de
la vie humaine). John
Rawls n'en disconvient pas qui affirme que "nous
ne devons pas penser
que
le contrat originel soit conçu pour nous engager à entrer dans une
société particulière ou pour établir une forme particulière de
gouvernement. L'idée qui nous guidera est plutôt que les principes
de la justice valable pour la structure de base de la société sont
l'objet de l'accord originel35"(Rawls,
Théorie
de la Justice,
§3).
Le
soupçon que nous faisions
planer sur l'aspect formel,
c'est-à-dire dépourvu de contenu matériel,
du
concept de démocratie
se
confirme : les
critères
de l'égale
responsabilité
de
tous les
citoyens,
comme celui
de la liberté
des
conception du bien
ou
du juste,
ne
permet pas de décider si objet
empirique
déterminé
mérite ou non le label "démocratie".
Que le dernier des cinq symptômes ("alternance du pouvoir"), "critère a posteriori (sic !) qui se vérifie une fois que le pays a connu au moins deux36 alternances") soit
tenu
pour
significatif, voilà qui n'est pas sans importance.
Car ce n'est jamais qu'une expression particulière de
ce
symptôme
d'instabilité
qui,
depuis Platon, est reconnu
comme l'une
des constantes historiques (sinon conceptuelles) de la démocratie.
On
sait que, pour Hannah Arendt, "les
mouvements totalitaires faisaient apparaître ce qu’aucun organe de
l’opinion publique n’avait jamais pu montrer : le régime
démocratique reposait autant sur l’approbation et la tolérance
silencieuse des couches muettes et indifférentes de la population,
que sur les institutions et les organisations explicites et visibles
du pays [...]. Mais l’indifférence37
à l’égard des affaires publiques, la neutralité en matière
politique, ne sont pas en elle-même une cause suffisante pour le
développement de mouvements totalitaires. La société bourgeoise,
fondée sur la compétition et l’acquisition, avait provoqué
l’apathie, et même l’hostilité envers la vie publique, non
seulement dans les couches sociales qu’elle exploitait et qu’elle
excluait de la participation active de la gestion du pays, mais avant
tout dans sa propre classe"(Arendt,
le
Système Totalitaire,
i, 1). Autrement
dit, ce
vers quoi tend l'instabilité
de
la démocratie
conçue
comme forme historique
d'organisation politique,
c'est
le totalitarisme
pour Arendt comme c'est la tyrannie
pour
Platon.
Et
pour Rawls, c'est l'utilitarisme
dont
"l'idée
principale est qu'une société est bien ordonnée et, par là même,
juste quand ses institutions majeures sont organisées de manière à
réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l'ensemble
des individus qui en font partie"(Rawls,
Théorie
de la Justice,
§5).
Il n'est pas exclu d'ailleurs que ce ne soit là qu'une étape vers
la tyrannie
ou
le totalitarisme
dans
la mesure où
"les
inégalités peuvent être si grandes qu’elles suscitent l’envie
jusqu’à un niveau socialement dangereux et qu’elles peuvent
amener les plus défavorisé à éprouver du ressentiment contre une
société qui permet de telles disparités"(Rawls,
Théorie
de la Justice,
§80).
On voit bien que ne retenir que l'aspect "alternance" du
symptôme
d'instabilité
démocratique, c'est
comme s'arrêter au léger vent coulis qui précède un ouragan :
c'est fermer les yeux sur les conséquences à long terme du
phénomène. Or, de
telles conséquences
sont
loin d'être de vaines
spéculations engendrées par ce que la phraséologie médiatique
dominante nomme "les déclinologues". Il n'échappe à
personne, en effet, que la doctrine
utilitariste,
une
fois requalifiée
en pragmatisme38,
est,
aujourd'hui,
un dogme de politique économique partagé à
peu près partout dans le monde
sous la forme de l'obsession de la croissance
du P.I.B.
et ce, nonobstant le creusement des inégalités
réelles
entre revenus et, surtout, patrimoines des agents économiques
dans le monde capitaliste, autrement dit dans le monde tout court39.
Quant au totalitarisme
à quoi aboutit le désintérêt général pour la chose publique et
donc, en particulier, pour la vigilance critique et, le cas échéant,
pour la lutte sociale,
rappelons avec Hannah
Arendt
que
"le
totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes,
mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. [De
telle sorte que]
les
solutions totalitaires peuvent d'ailleurs fort bien survivre à la
chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes
qui surgiront chaque fois qu'il semblera impossible de soulager la
misère politique, sociale et économique d'une manière qui soit
digne de l'homme"(Arendt,
le
Système Totalitaire,
iii-iv).
Nous sommes donc, avec
la notion d'alternance
euphémisant
celle d'instabilité,
effectivement,
en présence d'un symptôme
de démocratie
particulièrement pertinent du point de vue de l'évolution
historique
de
la
démocratie
comme
expression superstructurelle40
du
capitalisme.
Bref, comme le souligne Kelsen, "le
mot d’ordre « démocratie » domine les esprits à notre
époque d’une façon presque générale. Mais précisément pour
cette raison, le mot, comme tout mot d’ordre, perd son sens précis.
Par le fait que pour obéir à la mode politique on croit devoir
l’utiliser à toutes les fins possibles et en toute occasion. Cette
notion dont on abuse plus que de tout autre notion politique prend
les sens les plus divers, voire même contradictoires"(Hans
Kelsen, la
Théorie Pure du Droit).
Dans
la suite de notre article, nous allons
néanmoins tenter de cerner un schème conceptuel subsumant les
démocraties
historiques
en nous
intéressant
tout particulièrement à
ces
deux
autres symptômes
pathologiques
que sont, d'une part l'obsession de
la
représentation
élective
et,
d'autre part, l'obsession du contrôle
normatif.
In
fine,
nous verrons que
si
l'instabilité
est
bien un symptôme
des
démocraties
historiques,
il existe néanmoins une conception spéculative
de
la démocratie
(disons
"utopique" par opposition à "historique") qui
fait,
au contraire,
de la stabilité
son
critère
essentiel.
1Référence à l'essai du politologue américain Francis Fukuyama paru en 1992 et intitulé the End of History and the Last Man.
2Nom donné aux sbires sanglants de feu le dictateur Haïtien François Duvalier ("Papa Doc").
4On
passera ainsi de l'adjectif "inconscient" au substantif
"l'inconscient", de l'adjectif "divin" au
substantif "Dieu", de l'adjectif "beau" au
substantif "beauté", etc.
5Certes,
"souvent
nous
sommes incapables de définir clairement les termes que nous
utilisons, non parce que nous ne connaissons pas leur vraie
définition, mais parce qu’ils n’ont pas de vraie définition
[…] ; mais il ne s’agit pas d’un défaut : penser le contraire
serait comme dire que la lumière de ma lampe n’a rien d’une
véritable lumière parce qu’elle n’a pas de frontières
nettes"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
26-28). Sauf que ce
que dit Wittgenstein
ne
s'applique pas aux
termes scientifiques (d'où le "souvent") ou, en tout cas,
qui ont cette prétention. Or, nous parlons couramment (à tort ou à
raison) de "science politique",
de "politologue", etc.
De sorte que, si le terme "démocratie" est un concept
appartenant à la "science" politique, alors il y a bien
lieu
de
le définir.
6Notre
exemple porte sur un seul critère.
Mais il va de soi que la raison de
répondre à la question "comment sais-tu
(ou pourquoi
affirmes-tu)
que p
?" peut consister en une conjonction de
critères.
7Rappelons
que l'induction, encore
appelée "généralisation empirique", est
une "inférence
[qui] se fonde entièrement sur l’expérience passée pour autant
que la créature attend de l’objet présent les mêmes
conséquences qui [...] résultèrent d’objets semblables"(Hume,
Enquête
sur l’Entendement Humain,
IX).
8"Posséder
la qualité q"
est un critère
qui
permet de sélectionner les candidats à un concours, par exemple.
9"Les
concepts sous lesquels tombent un objet sont propriétés de cet
objet, ainsi “être F est une propriété de A” est une autre
manière de dire “A tombe sous le concept F” [“A
est un F”]. Si
l’objet A possède les propriétés F, G, H, je peux réunir ces
propriétés en W. Et il revient au même de dire “A possède la
propriété W” ou bien “A possède les propriétés F,G,H”. Je
dis que F,G,H, sont les propriétés de A et sont les caractères du
concept W"(Frege,
Concept et
Objet).
11Qu'entendre,
d'ailleurs, par indices
"étroitement associés"
? Conjoints ? Synonymes ? S'impliquant les uns les autres ? Chaque
propriété
est-elle suffisante
ou simplement nécessaire
?
12Ce
qui est déjà très problématique : pourquoi
la "souveraineté
du peuple"
devrait-elle, ipso
facto, se
borner au "choix
des dirigeants exerçant le pouvoir par la tenue d’élections
libres" ?
13Ou,
puisqu'on s'intéresse ici à l'étymologie, élection.
En latin eligo = "je
choisis".
14Frege
dirait : entre Bedeutung ("dénotation")
et Sinn ("sens")
d'une expression (cf.,
notamment, Sens
et Dénotation des Noms Propres chez Frege).
15Qu'on
pense à la πολιτεία grecque ou à la constitution
britannique.
16Ce
qui pose le problème de l'interprétation
des
textes constitutionnels
qui, soit contiennent des dispositions qui, tel l'article 16 de la
Constitution française de la V° République, brouillent
explicitement les frontières entre le démocratique et le
non-démocratique,
soit, à l'instar du fameux projet avorté de Traité
Constitutionnel Européen de 2005, sont si longs et si peu lisibles
que, justement, ils autorisent toutes les interprétations, y
compris les plus autoritaires.
17"La
première révolution anglaise (appelée English
Civil War par les historiens britanniques), dont les
épisodes se déroulèrent entre 1642 et 1651, est la conséquence
de multiples événements passés, de la prise de pouvoir des Stuart
sur le royaume d'Angleterre, au règne de Charles Ier.
Cette révolution se terminera par le jugement puis l'exécution du
roi Charles Ier le 30 janvier 1649 à
Whitehall près de Westminster. À la suite de ce régicide, la
monarchie sera abolie et une république, appelée Commonwealth
d'Angleterre, sera instaurée avec Oliver Cromwell à sa tête.
Cette révolution marqua les esprits, en Angleterre bien-sûr mais
également dans toute l'Europe, et sera une étape cruciale dans la
transformation du pouvoir royal anglais qui s'orientera
progressivement vers une monarchie constitutionnelle"(Wikipedia,
art. Première
Révolution Anglaise).
18La
pertinence platonicienne de cet exemple réside d'ailleurs moins
dans le résultat tragique de la licence démocratique dénoncée
par Platon mais plutôt sur la nature fondamentalement instable de
la démocratie : Platon est,
en effet, le premier à avoir vu que la démocratie avait
de fortes chances de n'être pas un état
(et donc, pas non plus un État)
mais une transition
entre un état et un
autre.
19Rappelons
au passage ce qu'écrit Honoré de Balzac dans la Revue
Parisienne du 25 août 1840 (c'est-à-dire pendant la rédaction de son roman-fleuve Illusions Perdues dans lequel il illustre son point de vue avec une précision chirurgicale) : "la presse est
en France un quatrième pouvoir dans l'État : elle attaque
tout et personne ne l'attaque. Elle blâme à tort et à travers.
Elle prétend que les hommes politiques et littéraires lui
appartiennent et ne veut pas qu’il y ait réciprocité".
S'il y a un sens à considérer la presse comme le quatrième
pouvoir,
il est aussi ridicule de faire reposer la garantie des libertés
fondamentales sur
elle seule qu'il y aurait à la faire reposer sur le seul pouvoir
exécutif, le seul pouvoir législatif ou le seul pouvoir
judiciaire,
ce qui, par ailleurs, viole le principe
tautologique de séparation
(ou d'équilibre)
des pouvoirs
caractéristique d'un système politique constitutionnel.
20D'un
point de vue formel et en langage de la théorie des ensembles, si A
est inclus dans B, l'intersection de
A et de B est égale
à A et la réunion de
A ou de B est égale
à B.
21Cf.,
par exemple, Rousseau : "on
a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux
choses sont si différentes que même elles s’excluent
mutuellement. Quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent
ce qui déplaît à d’autres [...]. La liberté consiste moins à
faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui
[...]. Je ne connais de liberté vraiment libre que celle à
laquelle nul n’a le droit d’opposer de la résistance"(Rousseau,
Lettres
écrites de la Montagne,
VIII).
Pour Rousseau, le problème n'est pas de savoir si
mais
de
quoi
l'on va être dépendant, au sens où certaines dépendances
(en
l'occurrence,
celle à
l'égard de la volonté
particulière)
nous aliènent
tandis que d'autres (celles
à
l'égard de la nature
ou
encore de la volonté
générale)
nous libèrent.
Cf. la
Loi doit-elle donner la Priorité à la Liberté ou à l'Égalité ?
24Ce
qui recoupe la définition ironique platonicienne de la démocratie
comme
"bazar à constitutions".
25De
même que la pertinence de l'assimilation tocquevillienne de
l'égalité à
l'individualisme. Ce
que nous recherchons, pour le moment, c'est à savoir dans quelle
mesure une certaine acception de l'égalité peut
constituer un (ou le) critère pour
une certaine acception de la démocratie.
26Ils
peuvent aussi, bien entendu être des acquis historiques, ce qui est
le cas, notamment, en France. C'est évidemment à cet exemple que
pense Tocqueville lorsqu'il dit que
"la
démocratie porte les hommes à ne pas se rapprocher de leurs
semblables ; mais les révolutions démocratiques les disposent
à se fuir et perpétuent au sein de l'égalité les haines que
l'inégalité a fait naître"(Tocqueville,
de
la Démocratie en Amérique,
II, ii, 3).
27Cf.
le principe leibnizien connu sous le nom d'"identité des
indiscernables" : "il
faut toujours qu'outre la différence du temps et du lieu, il y ait
un principe interne de distinction et, quoiqu'il y ait plusieurs
choses de même espèce, il est pourtant vrai qu'il n'yen a jamais
de parfaitement semblables: ainsi, quoique le temps et le lieu
(c'est-à-dire le rapport avec le dehors) nous servent à distinguer
les choses que nous ne distinguons pas bien par elles-mêmes, les
choses ne manquent pas d'être distinguables en soi"(Nouveaux
Essais sur l'Etendement Humain,
i). Principe assumé
aussi par Wittgenstein :
"dire
que deux
choses sont identiques est dépourvu de sens et dire qu’une
chose est identique à elle-même, c’est ne rien dire du
tout"(Tractatus,
5.5303).
28Ou
liberté politique
: "la
liberté sans la justice est une véritable contradiction"(Rousseau,
Lettres
écrites de la Montagne,
VIII).
La liberté
civile (ou
politique)
est
le souverain bien dont la justice
(ou
égalité)
est une
condition nécessaire.
29"La
loi [...]
doit
être
la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse.
Tous les Citoyens [sont]
égaux à ses yeux"(
Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen
de 1789,
art.6).
30De
là, la notion, sémantiquement tortueuse, de distinction au
mérite sous réserve
d'égalité des chances :
"tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont
également admissibles à toutes dignités, places et emplois
publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle
de leurs vertus et de leurs talents"(Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen
de 1789,
art.6).
31D'autant
que Rousseau est assez sceptique quant à la pertinence de
la notion de démocratie
:
"s'il
y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un
gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes"(Rousseau,
du
Contrat Social,
iii, 4).
32Ce
que dit implicitement, par exemple, le Code Civil : "le
contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes
s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou
ne pas faire
[...]. Il
n’y a point de consentement valable si le consentement n’a été
donné que par erreur ou s’il a été extorqué par violence ou
surpris par dol"(Code
Civil,
art. 1101-1109).
33Ce
qui est particulièrement net chez Rawls qui s'intéresse
avant tout (on le lui a suffisamment reproché) au caractère
procédural de la
justice. Le problème
fondamental, pour lui, étant : "un certain nombre de
personnes doivent se partager [par exemple] un gâteau, en supposant
que c'est le partage égal qui est équitable, quelle procédure,
s'il y en a une, donnera ce résultat ?"(Rawls,
Théorie
de la Justice,
§14).
Or, en l'absence d'une procédure
parfaite
dans le cadre de laquelle le résultat rend
immédiatement la
procédure juste
ou non (dans
l'exemple du gâteau : tout le monde a, sensiblement, la même
part), on
doit se fier à une procédure
imparfaite (par
exemple, en matière criminelle) à l'issue de laquelle reste,
après coup,
ouvert le débat sur la justice
de
la procédure. C'est pourquoi Rawls préfère substituer
le concept
d'équité
à
celui d'égalité
comme critère
d'une
conception juste,
donc
démocratique,
des
rapports humains, c'est-à-dire
dont le critère
principal
est, nous l'avons vu, la pluralité
(ou
la liberté)
des conceptions de la vie bonne.
On remarquera à quel point Rawls
réactualise
le contractualisme
de
Rousseau.
34"La
religion est la théorie générale de ce monde-ci"(Marx,
Critique
de la Philosophie du Droit de Hegel).
En
réalité, la
conception de
Marx
est
mystique
et
cléricale
plutôt que religieuse
(cf. de
la Nature des Croyances Religieuses). La
religiosité
n'est
pas la religion.
Mais
peu importe ici
la nuance.
35Accord
lui-même purement formel
puisqu'il est présupposé par un raisonnement contrefactuel
(les
verbes sont tous au conditionnel)
: "ce sont
les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles,
désireuses de favoriser leurs propres intérêts [bien compris] et
placées dans une position initiale d'égalité,
accepteraient"(Rawls,
Théorie
de la Justice,
§3),
position initiale mythique
que
Rawls qualifie de "voile d'ignorance".
36Pourquoi
"au moins deux"
?
37En
pleine période de naissance du nazisme, Musil écrit sensiblement
la même chose : "nous
ne sommes pas capables de nous libérer nous-mêmes [dit Meingast],
la chose ne fait aucun doute : nous appelons cela démocratie,
mais la démocratie n'est que l'expression d'un état psychique
d'indifférence absolue. Nous sommes à l'époque du bulletin de
vote. Déjà, chaque année, nous élisons notre idéal sexuel, la
reine de beauté, par le moyen du vote. Nous avons fait de la
science positive notre idéal : c'est comme si nous glissions de
force dans la main des prétendus faits un bulletin de vote afin
qu'ils choisissent à notre place. L'époque est antiphilosophique
et lâche : on n'a pas le courage de décider ce qui est valeur et
ce qui n'en est pas. La démocratie, réduite à sa plus simple
expression, revient à faire ce qui se produit !"(Musil,
l'Homme
sans Qualités,
II, §19)
38De
la même façon que la notion d'alternance attire
l'attention sur le bon côté de l'instabilité,
celle de pragmatisme est
le bon côté de l'utilitarisme comme
inclination à valoriser ce
qui est présenté comme
l'intérêt du plus grand
nombre.
39Cf.
à ce propos, l'ouvrage de Thomas Piketty : le
Capital au XXI° Siècle.
40Ce
qui, chez Marx, se déduit de
ce que "l’ensemble
des rapports de production constitue la structure économique de la
société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure
juridique et politique à laquelle correspondent des formes de
conscience sociales déterminées"(Marx,
Critique
de l’Économie Politique)
et de ce que le
capitalisme
"ne
peut exister sans révolutionner constamment les instruments de
production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des
conditions sociales"(Marx,
Manifeste
Communiste de 1848,
i).
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