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lundi 7 mars 2016

ROBESPIERRE ENTRE ROMANTISME ET SPINOZISME (suite et fin).

(suite de ...)
Spinoza remarque en effet que "le droit souverain de la Nature, c’est les lois mêmes ou règles de la Nature par lesquelles tout arrive, c’est-à-dire la puissance même de la Nature [...]. Le droit de toute la Nature et partant le droit de chaque individu s’étend jusqu’où s’étend sa puissance ; et par conséquent tout ce que chaque homme fait d’après les lois de la nature, il le fait du droit suprême de la nature, et autant il a de puissance, autant il a de droit"(Spinoza, Traité Politique, II, 4). Le droit, nous dit-il, c'est, pour un individu quelconque, la puissance d'affecter ou d'être affecté qui découle de ce que toute partie de la Nature est nécessairement dotée d'un conatus, c'est-à-dire d'une quantité déterminée d'énergie qui lui permet, a minima, de persévérer en son être. Il s'ensuit que "chacun existe par le droit souverain de la Nature, et par conséquent chacun par le droit souverain de la Nature fait ce qui suit de la nécessité de sa nature : ainsi, par le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, songe à son utilité selon son propre naturel, et s’efforce de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il hait"(Spinoza, Éthique, IV, 37). Les lois d'une communauté humaine quelconque (considérée comme un individu d'une certaine sorte) vont donc être conçues comme l'ensemble des affects dont la fonction est de réguler le droit de nature de chaque partie de la communauté afin, conjointement, d'augmenter, parallèlement, le pouvoir de chacun des individus qui la composent et celui de la communauté tout entière, à l'égard des circonstances extérieures. Dès lors, "cette société, fondée sur les lois et sur le pouvoir qu'elle a de se conserver, c'est l’État ; et ceux qu'elle couvre de la protection de son droit, ce sont les Citoyens"(Spinoza, Éthique, IV, 37). On comprend donc que "le droit civil n’est autre chose que le droit de Nature, lequel se définit par la puissance non de chacun des Citoyens pris à part, mais de la masse conduite en quelque sorte par une même pensée"(Spinoza, Traité Politique, III, 2). Le droit civil comme ensemble de lois positives, c'est donc le droit de Nature, autrement dit la puissance de cet individu particulier que l'on appelle l'État. Or, si, comme nous l'avons dit en prenant l'exemple du couple d'amants, l'union de deux corps ou, ce qui revient au même, de deux âmes, tout à fait de même nature affecte les parties à cette union d'un amour tel que chacune d'elles ne se conçoit pas indépendamment de l'autre comme participation au même individu, il doit pouvoir en aller de même quand le nombre de parties passe de deux à n, n étant un entier aussi grand que l'on veut. À la limite même, "si nous poursuivons de la sorte à l’infini nous concevrons que toute la Nature est un seul Individu"(Spinoza, Éthique, II, 13). De toute les façons, la conséquence de l'amour est toujours la même, à savoir que "celui qui aime, nécessairement, s'efforce d'avoir en sa présence la chose qu'il aime et de la conserver"(Spinoza, Éthique, III, 13). En d'autres termes, si la conception spinozienne de l'amour a un sens, il n'y aucune raison que l'union des hommes en un État, autrement dit en un individu d'une certaine sorte, n'affecte pas ses parties constitutives (les citoyens) d'un désir amoureux de conserver et protéger le tout de cet individu au motif qu'il les affecte, dans le même temps, d'une joie qui est la signature irrécusable d'un surcroît de puissance, bref d'un certain pouvoir. Le problème proprement politique devient donc, si on adopte le point de vue de Spinoza : comment œuvrer pour que les citoyens aient l'amour des lois, en d'autres termes, aient, pour eux-mêmes, un amour bien compris ? Le problème politique va, là encore, s'interpréter en termes, non pas de volonté héroïque mais d'intelligence rationnelle : comment œuvrer pour que les citoyens deviennent rationnels, c'est-à-dire comprennent ce qui leur est réellement (et non illusoirement) utile ? Car, au fond, nous dit Spinoza, "le désir [étant] l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être [...], il faut que les hommes cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est réellement utile [...] et par conséquent soient justes ; les hommes qui sont gouvernés par la Raison cherchent ce qui leur est utile et donc ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Le désir amoureux comme effet de la rationalité, rien n'est moins romantique, on en conviendra1.

Et ce qui l'est encore moins, c'est le pragmatisme politique qui conduit Spinoza à admettre qu'une communauté humaine ne se gouverne jamais au moyen du seul amour rationnel des lois. Si tel était le cas, le problème politique ne se poserait évidemment pas, car "dans la mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature. En tant que les hommes sont dominés par des sentiments qui sont des passions, ils peuvent être différents par nature et opposés les uns aux autres"(Spinoza, Éthique, IV, 35). On serait alors, au sens étymologique de ce terme, dans une idéale situation d'anarchie qui, désigne, précisément, un équilibre social parfait qui ne nécessité nul recours à un État comme individu contraignant : "si les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun posséderait son propre droit sans aucun dommage pour autrui"(Spinoza, Éthique, IV, 37)2. Or, il est manifeste, Spinoza en convient, que cet idéal reste un horizon puisque, de toute évidence, "chacun, d’après les lois de sa nature, désire ce qu’il juge être bon, et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais"(Spinoza, Éthique, IV, 35), "d’après les lois de sa nature", c'est-à-dire d'après son propre conatus, d'après son propre droit de nature originel. "Mais comme ils sont soumis à des passions qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu humaine, ils sont donc tiraillés en tout sens et s’opposent les uns aux autres, alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours. Donc, pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en aide, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui"(Spinoza, Éthique, IV, 37). Et c'est bien cela qui pose problème et qui nécessite des lois qui, à défaut d'être désirées pour elles-mêmes, doivent pouvoir l'être sous l'effet d'autres affects. Ceux-ci sont, d'une part une passion joyeuse, l'espoir de la récompense, d'autre part une passion triste, la crainte du châtiment : "l’Espoir [ou la Crainte] est une Joie [ou une Tristesse] contingente qui naît de l’imagination d’une chose future ou passée dont l’issue nous paraît incertaine. De là il suit qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.12 et 13). Bref, au rebours d'un utopisme romantique fondé sur l'imagination plutôt que sur la raison, la pensée politique de Spinoza préconise sans difficulté le recours à certains affects tristes dont le plus efficace se trouve être celui de la crainte de ce que Weber appelle "la violence physique légitime" : "l’homme, en effet, dans l’ordre social comme dans l’ordre naturel, agit d’après les lois de sa nature et cherche son intérêt ; la principale différence, c’est que dans l’ordre social tous craignent les mêmes maux et il y a pour tous un seul et même principe de sécurité, une seule et même manière de vivre [...]. Il est amené par l’espoir ou la crainte à réaliser certaines actions et à n’en pas réaliser d’autres ; [mais] dans la société, les motifs d’espoir ou de crainte sont les mêmes pour tous"(Spinoza, Traité Politique, III, 3). Bref, les lois, à défaut de se faire toujours aimer pour elles-mêmes, doivent pouvoir susciter l'espoir et/ou la crainte, pourvu toutefois que "les motifs d’espoir ou de crainte sont les mêmes pour tous". Voilà pourquoi la démocratie est la forme la plus stable que puisse revêtir une communauté humaine. Dans une démocratie, en effet, "chacun transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon à ce qu’elle soit seule à avoir sur toute chose un droit souverain [...]. La fin de la démocratie est de soustraire les hommes à la domination pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xvi). Comme le remarquera plus tard Rousseau, on ne soustrait pas les hommes à la domination sociale "sans loi ni où quelqu'un est au-dessus des lois"3. En d'autres termes, une communauté qui n'assure pas une égalité réelle à ses membres, ne fonde en eux nul sentiment de justice, partant, nul désir amoureux de la conserver. Une telle communauté, nécessairement instable, en bute à des désordres sociaux permanents, ne mérite pas le nom de démocratie : "le meilleur État [la démocratie] est celui où les hommes vivent dans la concorde et où la législation nationale est protégée contre toute atteinte. En effet, il est certain que les séditions, les guerres, l’indifférence systématique ou les infractions effectives aux lois sont bien plus imputables aux défauts d’un État donné qu’à la méchanceté des hommes"(Spinoza, Traité Politique, V, 2). En ce sens, le meilleur moyen d'éviter "les séditions, les guerres, l’indifférence systématique ou les infractions effectives aux lois", partant la condition sine qua non de la stabilité de l'État démocratique, lui paraît être l'égalité des citoyens. Aussi Spinoza préconise-t-il "que les champs et tout le sol et, s’il est possible, que les maisons elles-mêmes appartiennent à l’État, c’est-à-dire à celui qui est dépositaire du droit de l’État, afin qu’il les loue moyennant une redevance annuelle aux habitants des villes et aux agriculteurs. À cette condition tous les citoyens seront exempts de toute contribution extraordinaire pendant la paix"(Spinoza, Traité Politique, vi, 12). Entendons-nous bien : ce n'est pas parce qu'il est stable et pérenne que l'État démocratique est le meilleur État possible mais bien parce qu'il est l'État le plus rationnel possible, c'est-à-dire le seul où l'intérêt du tout social est isomorphe à celui de ses parties : "lorsque les sujets d'une nation donnée sont trop terrorisés pour se soulever en armes, on ne devrait pas dire que la paix règne dans ce pays, mais seulement qu'il n'est point en guerre. La paix, en vérité, n'est pas une simple absence d'hostilités, mais une situation positive, dont certaine force de caractère est la condition. En effet on sait que la soumission consiste en une volonté constante d'exécuter les actes dont l'accomplissement est prescrit par une décision générale de la nation. Quelquefois aussi, il arrive qu'une nation conserve la paix à la faveur seulement de l'apathie des sujets, menés comme du bétail et inaptes à s'assimiler quelque rôle que ce soit sinon celui d'esclaves. Cependant, un pays de ce genre devrait plutôt porter le nom de désert, que de nation4 ! En d'autres termes, quand nous disons que l'État le meilleur est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, nous voulons parler d'une vie humaine définie, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison : vraie valeur et vraie vie de l'esprit"(Spinoza, Traité Politique, V, 4-5). Tout particulièrement, nul État n'est moins démocratique que celui qui est incapable de combattre la superstition et la domination ecclésiastiques5 qui se caractérisent, selon Spinoza, par un raffinement dans l'art d'administrer la faiblesse et, partant, la tristesse humaines. Ce qui discrédite définitivement, du point de vue de la rationalité et, donc, de la stabilité, toute forme d'État fondé sur l'égalité des citoyens dans la servitude6. Bref, tout État qui tend vers ce que nous appelons aujourd'hui le totalitarisme est, par essence, non-viable. L'instabilité relative d'un État non démocratique, donc irrationnel en général, s'explique très simplement, aux yeux de Spinoza, par l'existence d'un droit inaliénable à la révolte, lequel droit n'est donc que la résultante des droits de Nature individuels divers et variés qui, précisément, n'auront pas pu être régulés par un droit civil capable d'affecter les citoyens, sinon d'amour pour les lois, du moins d'un espoir commun de se mieux conserver en conservant l'État. À la limite, un tel état n'inspire plus que de la crainte sans espoir, or "l’Espoir [ou la Crainte] est une Joie [ou une Tristesse] contingente qui naît de l’imagination d’une chose future ou passée dont l’issue nous paraît incertaine. De là il suit qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.12 et 13). Du coup, "aucun acte auquel jamais ni espoir de récompense ni crainte de châtiment ne saurait être ordonné par une législa­tion afin de décider quelque individu que ce soit. [Sans cela], l’État se dissoudrait de lui-même, ce qui ne serait plus du ressort du droit civil mais du droit de la guerre"(Spinoza, Traité Politique, IV, 6). En d'autres termes, quelle que soit la puissance du tout en tant que tout, elle ne peut aller jusqu'à contraindre une ou plusieurs de ses parties à des actes qui contrarient leurs natures respectives, de même qu'un corps humain, même le mieux entraîné, ne peut déterminer ses membres à exécuter n'importe quel mouvement incongru. On peut donc dire, pour résumer, qu'il y a une double conception de la liberté politique chez Spinoza : la liberté qui procède du droit civil comme surcroît de puissance éventuellement octroyée par le tout social à chacune de ses parties ; la liberté qui procède du droit de nature inaliénable égal au conatus selon lequel tout membre d'une société humaine, quel affect qu'il subisse, tend nécessairement toujours à persévérer dans son existence. Et c'est à cette dernière sorte qu'appartient la liberté d'opinion qui n'est rien d'autre que le corrélat, du point de vue de l'esprit, de la liberté minimale d'action et de réaction qui ne peut pas être confisquée à l'homme considéré comme un corps. Ainsi, "il n’est pas possible7 [...] qu’un homme abdique sa pensée et la soumette absolument à celle d’autrui. Personne ne peut faire ainsi l’abandon de ses droits naturels"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xx).

Or il est patent que Robespierre pose le problème politique dans des termes tout à fait similaires à Spinoza. D'abord parce que, tout comme pour Spinoza, c'est la rationalité qui doit engendrer la vertu, "cette vertu qui n'est autre chose que l'amour de la patrie et de ses lois"(Robespierre, Discours devant la Convention, 5 fév. 1794, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). Or, la rationalité, chez Robespierre comme chez Spinoza, se définit, pratiquement, comme un combat contre les illusions notamment celles que pourvoit le fanatisme ecclésiastique, son plus redoutable ennemi : "le fanatisme est un animal féroce et capricieux ; il fuit devant la raison"(Robespierre, Discours devant la Convention, 21 nov. 1793, in Aulard, le Culte de la Raison et le Culte de l'Être Suprême). De sorte que, comme pour Spinoza, le pouvoir d'un État, sa puissance active de contrecarrer les circonstances extérieures est la conséquence de cet amour rationnel que les citoyens éprouvent pour les lois, rationalité dont le plus sûr indice est, comme chez Spinoza, l'effort que font les hommes pour être plus justes les uns envers les autres : "la force des lois dépend de l'amour et du respect qu'elles inspirent et cet amour, ce respect dépendent du sentiment intimes qu'elles sont justes et raisonnables"(Robespierre, Discours devant la Convention, 21 janv. 1793, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). Un exemple de ce que le fanatisme ecclésiastique peut engendrer de plus détestable en matière d'irrationnalité et donc d'injustice d'une communauté politique nous est donné par l'histoire de l'exclusion des Juifs dans l'Occident chrétien : "on vous a dit sur les Juifs des choses infiniment exagérées et souvent contraires à l'histoire. Comment peut-on leur opposer les persécutions dont ils ont été les victimes chez différents peuples ? Ce sont au contraire des crimes nationaux que nous devons expier, en leur rendant les droits imprescriptibles de l'homme dont aucune puissance humaine ne pouvait les dépouiller. On leur impute encore des vices, des préjugés, l'esprit de secte et d'intérêt les exagèrent. Mais à qui pouvons-nous les imputer si ce n'est à nos propres injustices ? Après les avoir exclus de tous les honneurs, même des droits à l'estime publique, nous ne leur avons laissé que les objets de spéculation lucrative. Rendons-les au bonheur, à la patrie, à la vertu, en leur rendant la dignité d'hommes et de citoyens ; songeons qu'il ne peut jamais être politique, quoiqu'on puisse dire, de condamner à l'avilissement et à l'oppression, une multitude d'hommes qui vivent au milieu de nous"(Robespierre, Discours devant l'Assemblée Constituante, 23 déc. 1789, in Béatrice Philippe, être Juif dans la Société Française du Moyen-Âge à nos Jours). Pour Robespierre, comme pour Spinoza, "l'humanité, la justice, la morale, voilà la politique, voilà la sagesse des législateurs. Tout le reste n'est que préjugés, ignorance, intrigue, mauvaise foi"(Robespierre, Discours devant la Société des Amis de la Constitution, 18 déc. 1790, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté), bref irrationnalité. Il s'ensuit que, pour l'un comme pour l'autre, la démocratie est le régime politique rationnel et digne d'amour par excellence : "quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c'est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et le fait mouvoir ? C'est la vertu [...]. D'ailleurs, on peut dire en un sens que, pour aimer la justice et l'égalité, le peuple n'a pas besoin d'une grande vertu : il suffit de s'aimer lui-même"(Robespierre, Discours devant la Convention, 5 fév. 1794, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté) : l'amour des citoyens pour les et l'amour du corps social pour lui-même, c'est tout un. Cela dit, tout autant que Spinoza, Robespierre justifie la rigueur des lois à partir du même constat de défaut tendanciel de rationalité qui caractérise les hommes en général : "sans doute, si tous les hommes étaient justes et vertueux, si jamais la cupidité n'était tentée de dévorer la substance du peuple, si, dociles à la voix de la raison et de la nature, tous les riches se regardaient comme les économes de la société, ou comme les frères du pauvre, on pourrait ne reconnaître d'autre loi que la liberté la plus illimitée. Mais s'il est vrai que l'avarice peut spéculer sur la misère et la tyrannie elle-même sur le désespoir du peuple, s'il est vrai que toutes les passions déclarent la guerre à l'humanité souffrante, pourquoi les lois ne réprimeraient-elles pas ces abus ?"(Robespierre, Discours devant la Convention, 2 déc. 1792, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). Comme on le voit, Robespierre fait exactement le même raisonnement contrefactuel que Spinoza. À défaut, donc, d'être aimables par elles-mêmes, les lois doivent contribuer à combattre les passions tristes, celles qui maintiennent tout ou partie des membres du corps social en situation de servitude et, dans le même temps, en situation précaire le corps social tout entier. D'où les accents spinoziens que prend Robespierre pour définir les fondements du droit civil comme pouvoir de la communauté, notamment en ce qui concerne sa responsabilité à l'égard du conatus de ses propres membres : "II - Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence et la liberté [...]. VI - La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de disposer et de jouir de la portion de biens qui lui est garantie par la loi [...]. X - La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler"(Robespierre, Projet de Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, 24 avr. 1793, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté)8. À ce titre, des lois rationnelles et démocratiques doivent évidemment commencer par assurer une égalité réelle entre les citoyens : "la première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes [...]. Et vous, législateurs, souvenez-vous, que vous n'êtes point les représentants d'une caste privilégiée, mais ceux du peuple français, n'oubliez pas que la source de l'ordre, c'est la justice, que le plus sûr garant de la tranquillité, c'est le bonheur des citoyens, et que les longues convulsions qui déchirent les États ne sont que le combat des préjugés contre les principes, de l'égoïsme contre l'intérêt général, de l'orgueil et des passions des hommes puissants contre les droits et contre les besoins des faibles"(Robespierre, Discours devant la Convention, 2 déc. 1792, in Marc Bouloiseau, Œuvres de Maximilien Robespierre). Et même si, pour Robespierre, la rigueur contraignante des lois culmine dans la Terreur révolutionnaire, toutefois, le caractère rationnel et, donc, démocratique, vertueux d'une telle situation d'exception n'est pas entamé : "la terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible. Elle est donc l'émanation de la vertu : elle est moins un principe particulier qu'une conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux besoins les plus pressants de la patrie"(Robespierre, Discours devant la Convention, 5 fév. 1794, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). Aussi Robespierre s'adresse-t-il à ses adversaires en leur reprochant de "confond[re] les règles du droit civil avec les principes du droit des gens, [...] les rapports des citoyens entre eux avec ceux des nations à un ennemis qui conspirent elles. [De] confond[re] aussi la situation d'un peuple en révolution avec celle d'un peuple dont le gouvernement est affermi"(Robespierre, Discours devant la Convention, 3 déc. 1792, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). Il y a là, l'idée encore très spinozienne de la nécessaire (au sens logique du terme) prééminence du conatus du tout sur celui de ses parties, conatus qui, dans tous les cas, tend toujours naturellement vers l'accroissement de sa puissance9. Toutefois, pour Robespierre, comme pour Spinoza, un tel accroissement ne peut outrepasser la limite que constitue le droit de révolte comme le droit inaliénable par excellence, celui qui s'exprime par le droit de Nature des individus lorsque le droit civil ne remplit plus sa fonction : "XXIX - Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs [...]. XXXI - Dans tous les cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression est le dernier raffinement de la tyrannie"(Robespierre, Projet de Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, 24 avr. 1793, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). Pas plus que chez Spinoza, donc, il ne saurait être question, pour Robespierre, de fonder l'État sur un libre consentement des volontés, comme c'est le cas chez les romantiques rousseauïstes10. Il en résulte, comme chez Spinoza, une double conception de la liberté politique. D'une part, "la démocratie est un état où le peuple souverain guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu'il peut bien faire et par des délégués tout ce qu'il ne peut faire lui-même"(Robespierre, Discours devant la Convention, 5 fév. 1794, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté) : la démocratie est le corps politique dans lequel chaque membre trouve un surcroît de liberté d'agir dans l'existence d'institutions collectives qui sont des délégations11 de pouvoir émanant des citoyens ; d'autre part, "lorsqu'une nation a été forcée de recourir au droit de l'insurrection, elle rentre dans l'état de la nature à l'égard du tyran"(Robespierre, Discours devant la Convention, 3 déc. 1792, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté) et ce, que le "tyran" soit interne (révolution) ou externe (guerre), ce qui veut dire que la révolution, de même que la guerre, sont les formes incompressibles de liberté nécessairement manifestée par tout ou partie des hommes qui se voient refuser l'accès à la liberté démocratique. En particulier, à la Révolution comme expression de cette liberté inaliénable de mouvement, correspond, comme chez Spinoza, la pétition comme expression d'une liberté inaliénable de penser : "tout être collectif ou non qui peut former un vœu a le droit de l'exprimer : c'est le droit imprescriptible de tout être intelligent et sensible. Il suffit qu'une société ait une existence légitime pour qu'elle ait le droit de pétitionner ; car, si elle a le droit d'exister, reconnu par la loi, elle a le droit d'agir comme une collection d'être raisonnables qui peuvent publier leur opinion commune et manifester leurs vœux"(Robespierre, Discours devant la Constituante, 29 sept. 1791, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). On voit donc à quel point la pensée politique de Robespierre est anti-romantique et, persistons-nous à croire, certainement spinozienne.

Toutefois, il nous semble que c'est dans la troisième et dernière composante de son soi-disant romantisme, celui qui est relatif à sa religiosité, que Robespierre se révèle le plus spinozien. Spinoza précise que "le juste et l’injuste n’ont de sens que dans l’état civil [...] ; le bien que l’homme désire pour lui-même et qu’il aime, il l’aimera de façon plus constante s’il voit que d’autres l’aiment aussi"(Spinoza, Éthique, IV, 37), voulant dira par là que "juste" et "injuste" sont des termes qui ressortissent, non au droit naturel par lequel chaque partie de la société use d'une puissance minimale pour se conserver, mais au droit civil, qui n'est autre que le droit naturel par lequel c'est le tout social qui use d'une puissance minimale pour se conserver, droit civil qui, en même temps, exprime le surcroît de puissance, autrement dit le pouvoir, octroyé à chacune de ses parties constitutives. La fonction de tels termes est donc, clairement, d'affecter le conatus de son destinataire particulier, soit d'une passion joyeuse associée à une forme quelconque de récompense lorsque ledit destinataire œuvre au renforcement ou, tout au moins, à la conservation du tout, soit, dans le cas contraire, d'une passion triste associée à une forme quelconque de châtiment. Concrètement, on a là une expression du conatus de l'État en tant qu'il affecte extérieurement et passivement un citoyen qui n'est pas affecté intérieurement et activement par l'amour des lois. Cependant, nous dit Spinoza, entre ces deux situations extrêmes, il y a la situation intermédiaire, sans doute la plus fréquente, qui est celle du citoyen qui, sans aimer les lois pour elles-mêmes, autrement dit sans aimer le tout de l'État, aimerait néanmoins la communauté humaine (famille, cercle d'amis, classe sociale, etc.) dans laquelle il se reconnaît et qui, elle, s'évertue institutionnellement à conserver les lois de l'État. On est, en quelque sorte, en présence de ce que Hegel appellerait une ruse de la raison qui, au moyen du couple de valeurs juridiques juste-injuste, et parallèlement au couple de valeurs morales bien-mal, affecte le citoyen d'une passion mimétique qui consiste à se fondre dans une communauté qui, elle, adhère rationnellement à la nécessité des lois : "cette imitation des affects [affectuum imitatio], relativement à la tristesse, se nomme pitié mais, relativement au désir, c'est l'émulation, laquelle n'est donc que le désir d'une chose produit en nous, parce que nous nous représentons nos semblables animés du même désir"(Spinoza, Éthique, III, 27). Nul mieux que René Girard12, toutefois, n'a approfondi les ressorts de ce phénomène social qu'il nomme "désir mimétique" : "le mimétisme du désir est tel que [...] à sa naissance, c'est-à-dire à la source même de la subjectivité, on trouve toujours l'Autre, victorieusement installé. La source de la « transfiguration » est bien en nous, mais l'eau vive ne jaillit que lorsque le médiateur a frappé le roc de sa baguette magique"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i)13. "Nos semblables", la communauté restreinte dont parle Spinoza, correspond au "médiateur" ou à l'"Autre" de Girard et dont la fonction consiste à rien moins qu'à indiquer au sujet (le citoyen spinozien) ce qui est désirable : "une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l'homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d'un être supérieur désire quelque chose, il ne peut s'agir que d'un objet capable de conférer une plénitude d'être encore plus totale. Ce n'est pas par des paroles, c'est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l'objet suprêmement désirable. Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues ; le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Comme chez Spinoza, le sujet désirant s'efforce d'être, ce en quoi consiste son conatus, lequel tend donc, naturellement, à s'accroître par l'adhésion à un être "tout à fait de même nature" avec lequel il pourrait composer "un individu deux fois plus puissant". Or, nous dit Girard, ce désir mimétique, qui est donc un désir d'être, ne se borne pas à imiter un modèle physique fini (une communauté humaine bien délimitée) mais tend à se muer en désir d'imiter un modèle métaphysique infini plus propre à l'affecter14. Il en résulte une religiosité fédératrice, d'une part sous la forme d'une passion partagée dans le sens où "le passionné recherche le divin à travers l'obstacle infranchissable, à travers ce qui, par définition, ne se laisse pas traverser. [...] Toutes les victimes du désir métaphysique, y compris les masochistes, convoitent la divinité du médiateur et c'est pour cette divinité qu'elles accepteront, s'il le faut -et il le faut toujours-, ou même qu'elles rechercheront la honte, l'humiliation et la souffrance"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii), mais aussi sous la forme d'une action partagée rendue possible par l'existence d'une communauté pacifiée et, partant, dotée d'un surcroît de puissance, donc de pouvoir : "le religieux vise toujours à apaiser la violence et à l'empêcher de se déchaîner. Les conduites religieuses et morales visent la non-violence de façon immédiate dans la vie quotidienne et de façon médiate, fréquemment, dans la vie rituelle"(Girard, la Violence et le Sacré, i). À travers cette analyse anti-romantique du désir comme désir d'imiter, René Girard n'a fait que développer la conviction spinozienne selon laquelle l'idée de Dieu n'est pas nécessairement le comble de l'irrationalité comme c'est le cas chez les romantiques15. Certes, elle peut l'être et, de fait, elle l'est souvent. Comme nous l'avons déjà montré, Spinoza est le premier, notamment dans son Traité Théologico-Politique, à dénoncer l'exploitation que le fanatisme, la superstition, le cléricalisme font de cette tendance humaine à la religiosité16. Mais enfin, il existe aussi une rationalité de la religion : "tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle moralité [pietas] le désir de faire du bien dans un Esprit que la Raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il possède un Esprit qui se gouverne par la Raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des louanges des hommes que la Raison gouverne, comme le malhonnête est ce qui est contraire à la formation de l’amitié"(Spinoza, Éthique, IV, 37). Spinoza est clair : la religion entraîne la moralité qui entraîne à son tour l'honnêteté. Enchaînement vertueux parfaitement conforme à la raison, car "les hommes qui sont gouvernés par la Raison cherchent ce qui leur est utile et donc ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes [...]. À l’homme, rien de plus utile que l’homme"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Mieux même, "l’homme est un dieu pour l’homme [homo homini deus]"(Spinoza, Éthique, IV, 35), voulant dire par là que seul l'homme conduit l'homme sur la voie d'une puissance et, donc, d'une liberté accrue, que seul l'homme est, pour l'homme, la source de joie par excellence, que seul l'homme peut donner à l'homme une image vivante de l'éternité : "nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels"(Spinoza, Éthique, V, 23). Autrement, on ne comprendrait pas le fondement du mimétisme dans le désir. Mimétisme qui détermine non seulement une organisation politique adéquate, mais encore une politique éducative adéquate17. Las, s'il est vrai que "l'État le meilleur est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, nous voulons parler d'une vie humaine définie, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison : vraie valeur et vraie vie de l'esprit"(Spinoza, Traité Politique, V, 5), si donc "la vertu suprême de l’esprit [la sagesse] est de comprendre, or ce que l’esprit peut connaître de plus haut, c’est Dieu [ou la Nature]"(Spinoza, Éthique, IV, 28)18, il reste que, comme nous l'avons vu, les hommes sont nécessairement toujours tyrannisés par leurs passions. Et notamment par leurs passions sociales, celles-là même qui supposent et impliquent le mimétisme du désir : "deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimèsis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit [...]. Le même, le semblable dans les rapports humains évoque une idée d'harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passe-t-il si nous avons vraiment les mêmes désirs ? [...] Le principe fondamental, c'est que le double et le monstre ne font qu'un"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Or c'est bien dans la mesure où "une passion ne peut être contrariée ou supprimée que par une passion contraire et plus forte que la passion à contrarier"(Spinoza, Éthique, IV, 7), que la raison politique doit user de ruses et exploiter ce levier passionnel afin que les hommes désirent, sinon le meilleur, en tout cas le moindre mal possible pour le conatus du tout de la communauté. La morale et la religion font, précisément, partie de ces ruses : "les enseignements moraux [...] sont toujours divins et salutaires et le bien qu'engendrent la vertu et l'amour de Dieu, qu'il nous vienne de Dieu conçu comme un juge ou découle de la nécessité de la nature divine n'en sera ni plus ni moins désirable, comme en revanche les maux qu'engendrent les actions et les passions mauvaises ne sont pas moins à redouter parce qu'elles en découlent nécessairement"(Spinoza, Lettre LXXV à Oldenburg). En sorte que, même si "la Foi requiert moins de dogmes vrais que de dogmes pieux, c'est-à-dire capables de mouvoir l'âme à l'obéissance, encore qu'il en soit beaucoup parmi eux qui n'aient pas l'ombre de vérité pourvu cependant qu'en s'y attachant, on en ignore la fausseté"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiv), il n'en reste pas moins qu'"être captif de sa passion et incapable de rien voir qui nous soit vraiment utile est le pire esclavage. [Toutefois] dans un État et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple et non de celui qui commande[...] chacun, dès qu’il le veut, peut être libre, c’est-à-dire vivre de son entier consentement sous la conduite de la Raison"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xvi).

Certains ont tenté de faire une synthèse tout hégélienne entre le romantisme et le rationalisme propre à la philosophie des Lumières, notamment à propos de la fonction de la religion. Michaël Löwy est de ceux-ci lorsqu'il dit qu'"un exemple frappant de cette dialectique entre Lumières et romantisme est le rapport de Bloch à la religion. D’une part, la critique rationnelle, démystificatrice – c’est à dire le courant froid – est indispensable pour dénoncer les manipulations idéologiques des Églises conservatrices, qui tentent, par la religion – transformée en opium du peuple – de légitimer le pouvoir des dominants. Par contre, le rôle du courant chaud c’est de sauver, dans les religions, le surplus utopique. La religion dont se réclame Bloch est – pour reprendre un de ses paradoxes favoris – une religion athée. Il s’agit d’un Royaume de Dieu sans Dieu, qui renverse le Seigneur du Monde installé dans son trône céleste et le remplace par une « démocratie mystique »"(Michaël Löwy, Ernst Bloch et Theodor Adorno : Lumières du Romantisme). Au risque de nous répéter, nous disons ne pas très bien voir comment on pourrait concilier ces deux contraires que sont, d'une part, "la critique rationnelle, démystificatrice", l'idéal hyper-rationaliste des Lumières qui entendent prioritairement se débarrasser du cléricalisme chrétien, idéal qui est, clairement, celui d'un Diderot19, d'autre part la nécessité éthique et politique de néanmoins "sauver, dans les religions, le surplus utopique" à travers le culte romantique d'une religion naturelle et donc irrationnelle à la manière d'un Rousseau20. D'où les expressions oxymoriques de "religion athée", de "Royaume de Dieu sans Dieu", de "démocratie mystique", sans parler de la métaphore peu valorisante d'une nécessaire tiédeur enveloppée par l'idée d'un mélange d'un "courant chaud" et d'un "courant froid" ! Un bon siècle avant l'avènement des Lumières et du Romantisme, Spinoza nous explique que nul mieux que l'homme ne donne à l'homme un aperçu du divin, ou, plus exactement, que seul l'homme est capable de faire désirer à l'homme le meilleur avec toute la palette des possibles qui va du fini physique à l'infini métaphysique. Cette idée, disons-nous, nous semble échapper aux apories auxquelles conduit, déjà au XVII° siècle, à la fois la religiosité superstitieuse, le sensualisme naïf et l'hyper-rationalisme incarnés respectivement par Pascal, par les libertins et par Descartes21. De même, Robespierre, en ces terribles années 1793-1794, entend se démarquer, tout à la fois, du cléricalisme chrétien revanchard qui est celui de la contre-révolution vendéenne22, du culte mystique de la nature tel que l'a inauguré Rousseau et qui ne tardera pas à connaître son apogée avec le romantisme allemand23, et du culte fanatique de la raison instauré par ses adversaire hébertistes24 à la Convention. Contre les premiers, il proclame : "fanatiques, n'espérez rien de nous [...]. Et, d'ailleurs, qu'y a-t-il entre les prêtres et Dieu ? Les prêtres sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! Il ne connaît rien de si ressemblant à l'athéisme que les religions qu'ils ont faites. À force de défigurer l'Être suprême, ils l'ont anéanti autant qu'il était en eux ; ils en ont fait tantôt un globe de feu, tantôt un bœuf, tantôt un arbre, tantôt un homme, tantôt un roi. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l'ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel, implacable. Ils l'ont traité comme jadis les maires du palais traitèrent les descendants de Clovis, pour régner sous son nom et se mettre à sa place. Ils l'ont relégué dans le ciel comme dans un palais, et ne l'ont appelé sur la terre que pour demander à leur profit des dîmes, des richesses, des honneurs, des plaisirs et de la puissance"(Robespierre, Discours devant la Convention, 7 mai 1794, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté)25. Contre les seconds : "malheureux sophiste ! de quel droit viens-tu arracher à l'innocence le sceptre de la raison, pour le remettre dans les mains du crime, jeter un voile funèbre sur la nature, désespérer le malheureux, réjouir le vice, attrister la vertu, dégrader l'humanité ? Plus un homme est doué de sensibilité et de génie, plus il s'attache aux idées qui agrandissent son être, et qui élèvent son cœur ; et la doctrine des hommes de cette trempe devient celle de l'univers. Eh ! comment ces idées ne seraient-elles point des vérités ? Je ne conçois pas du moins comment la nature aurait pu suggérer à l'homme des fictions plus utiles que toutes les réalités ; et si l'existence de Dieu, si l'immortalité de l'âme, n'étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les conceptions de l'esprit humain [...]. Oui, cette terre délicieuse que nous habitons, et que la nature caresse avec prédilection, est faite pour être le domaine de la liberté et du bonheur"(-ibid-)26. Et contre les troisièmes : "toutes les vertus se disputent le droit de présider à nos fêtes. Instituons la fête de la Gloire, non de celle qui ravage et opprime le monde, mais de celle qui l'affranchit, qui l'éclaire et qui le console ; de celle qui, après la patrie, est la première idole des cœurs généreux. Instituons une fête plus touchante : la fête du Malheur. Les esclaves adorent la fortune et le pouvoir ; nous, honorons le malheur, le malheur que l'humanité ne peut entièrement bannir de la terre, mais qu'elle console et soulage avec respect. Tu obtiendras aussi cet hommage, ô toi qui jadis unissais les héros et les sages, toi qui multiplies les forces des amis de la patrie, et dont les méchants, liés par le crime, ne connurent jamais que le simulacre imposteur, divine Amitié, tu retrouveras chez les Français républicains ta puissance et tes autels. Pourquoi ne rendrions-nous pas le même honneur au pudique et généreux amour, à la foi conjugale, à la tendresse paternelle, à la piété filiale ? Nos fêtes, sans doute, ne seront ni sans intérêt, ni sans éclat. Vous y serez, braves défenseurs de la patrie, que décorent de glorieuses cicatrices. Vous y serez, vénérables vieillards, que le bonheur préparé à votre postérité doit consoler d'une longue vie passée sous le despotisme. Vous y serez, tendres élèves de la Patrie, qui croissez pour étendre sa gloire et pour recueillir le fruit de ses travaux"(-ibid-)27. De là, le fameux culte de l'Être Suprême qui est historiquement associé au nom de Robespierre et qui, de fait, est instauré par un décret de la Convention en date du 7 mai 179428 et qui ne survivra pas à l'élimination de son auteur à la suite du coup d'État du 9 Thermidor an II (27 juillet 1794). Par l'instauration de ce culte, "le peuple français reconnaît l’existence de l’Être Suprême et l’immortalité de l’âme. Il reconnaît que le culte digne de l’Être Suprême est la pratique des devoirs de l’homme. Il met au premier rang de ces devoirs de détester la mauvaise foi et la tyrannie, de punir les tyrans et les traîtres, de secourir les malheureux, de respecter les faibles, de défendre les opprimés, de faire aux autres tout le bien qu’on peut, et de n’être injuste avec personne [...]. L'idée de l'Être Suprême et de l'immortalité de l'âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [...]. Ayez des fêtes générales et plus solennelles pour toute la République ; ayez des fêtes particulières et pour chaque lieu qui soient des jours de repos, et qui remplacent ce que les circonstances ont détruit. Que toutes tendent à réveiller les sentiments généreux qui font le charme et l'ornement de la vie humaine, l'enthousiasme de la liberté, l'amour de la patrie, le respect des lois "(Robespierre, Discours devant la Convention, 7 mai 1794, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté)29. Tout comme le Dieu de Spinoza, celui de Robespierre s'égale à la Nature30 et se confond donc, éminemment, avec l'objet infini de la connaissance humaine, tout à la fois physique (corps) et métaphysique (esprit). Tout comme le Dieu de Spinoza, il impose la rationalité scientifique comme méthode minimale mais non exclusive d'accès à la connaissance vraie du réel et, par conséquent, comme moyen efficace d'éradication de l'obscurantisme et de l'illusion. Et, tout comme le Dieu de Spinoza, son enjeu éthique est évident comme facteur de cohésion politique à travers un culte commun des valeurs républicaines31 et comme facteur de joie à travers les hommages et les honneurs rendus aux diverses catégories d'acteurs de la vie sociale32. C'est à l'occasion de la première (et unique) Fête de l'Être Suprême33 que Robespierre en rappellera l'inspiration toute spinozienne, au lyrisme de l'expression près : "l’auteur de la Nature avait lié tous les mortels par une chaîne immense d’amour et de félicité : périssent les tyrans qui ont osé la briser ! Français républicains, c’est à vous de purifier la terre qu’ils ont souillée34, et d’y rappeler la justice qu’ils en ont bannie ! La liberté et la vertu sont sorties ensemble du sein de la Divinité : l’une ne peut séjourner sans l’autre parmi les hommes. Peuple généreux, veux tu triompher de tous tes ennemis ? Pratique la justice, et rends à la Divinité le seul culte digne d’elle. Peuple, livrons-nous aujourd’hui sous ses auspices aux transports d’une pure allégresse ! Demain, nous combattrons encore les vices et les tyrans ; nous donnerons au monde l’exemple des vertus républicaines, et ce sera l’honorer encore !"(Robespierre, Premier Discours au Peuple réuni pour la Fête de l'Être Suprême, 8 juin 1794, in Vermorel, Œuvres de Robespierre).

Il est frappant de constater à quel point le théisme35 de Victor Hugo, phare du romantisme, prend, à certains moments, des accents spinoziens pour parler du rôle de Robespierre dans la Révolution. Par exemple, lorsqu'il proclame que "le rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes ! La Révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité"(Hugo, Quatrevingt-treize, II, iii, 1). Comment ne pas faire le rapprochement avec l'idée que "Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses [de sorte que] dans la nature il n’y a rien de contingent, mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon"(Spinoza, Éthique, I, 18-29) ? En revanche, le parallèle narratif qu'il établit, dans Quatrevingt-treize, entre le destin historique de Robespierre et le destin littéraire de Cimourdain introduit et maintient l'ambiguïté entre romantisme et spinozisme des héros. Jusque dans les dernières lignes du roman, lors de la dernière entrevue de Gauvain-la-victime et de Cimourdain-le-bourreau, il semble avoir hésité entre ces deux options. D'un côté, la dominante romantique qui est celle de Gauvain : "Ô mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez−vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au−dessus de la balance il y a la lyre. Votre république close, mesure et règle l'homme ; la mienne l'emporte en plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle"(Hugo, Quatrevingt-treize, III, vii, 5). De l'autre, la coloration spinozienne qui est celle de Cimourdain : "société plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est plus le possible, c'est le rêve [...]. Il faut saisir l'utopie, lui imposer le joug du réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu'elle perd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible"(Hugo, Quatrevingt-treize, III, vii, 5). D'un côté, les droits de l'Homme : "il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n'appartiennent pas à l'homme : l'irrévocable, l'irréparable, l'indissoluble. Malheur à l'homme s'il les introduit dans ses lois. Tôt ou tard elles font plier la société sous leurs poids, elles dérangent l'équilibre nécessaire des lois et des mœurs, elles ôtent à la justice humaine ses proportions ; et alors il arrive ceci, réfléchissez-y, messieurs, que la loi épouvante la conscience"(Hugo, Discours devant l'Assemblée Constituante, 15 sept. 1848). De l'autre, le droit de Dieu : "la réduction de l'univers à un seul être, la dilatation d'un seul être jusqu'à Dieu, voilà l'amour"(Hugo, les Misérables, V, iv). Il reste que, à celui qui déclarait, dès 1791, "nous éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières, nous propagerons partout l'esprit public, l'amour de la paix, de l'ordre, des lois et de la liberté"(Robespierre, 16 mai 1791, in Jean Massin, Robespierre), rien n'aurait autant déplu que le statut de héros : "apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple ; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux ; je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela ; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus"(Robespierre, 2 janv. 1792, in Ernest Hamel, Histoire de Robespierre). "Je suis du peuple" : immanence du délégué, non transcendance du représentant !

1"Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois ; gagnez votre pain à la sueur de votre front, ou dévorez le pain du pauvre ; égorgez-vous pour un mot, pour un maître, doutez de l’existence de Dieu, ou adorez-le sous des formes superstitieuses : moi j’irai errant dans mes solitudes ; pas un seul battement de mon cœur ne sera comprimé, pas une seule de mes pensées ne sera enchaînée ; je serai libre comme la nature ; je ne reconnaîtrai que celui qui alluma la flamme des soleils et qui d’un coup de main fit rouler tous les mondes"(Chateaubriand, Voyage en Amérique).
2"L’État moderne [...]ne se laisse définir que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu’à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique, [car] s’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu, et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’anarchie"(Weber, le Savant et le Politique, ii). Cf. l'État supprime-t-il ou utilise-t-il la Violence ?
3"On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres [...]. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui [...]. Je ne connais de liberté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a le droit d’opposer de la résistance [...]. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction [...]. Il n’y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois"(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII).
4Rousseau, citant Tacite, rappelle aussi que "ubi solitudinem faciunt, pacem appellant"(Rousseau, du Contrat Social).
5"Quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s'efforce de comprendre les choses naturelles en homme savant, au lieu de les imaginer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et de Dieu. Ils savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité"(Spinoza, Éthique, I, app.). Ce qui, pour Spinoza, est la forme sans doute la plus perverse de la domination, car "un homme en a un autre sous son pouvoir, quand il le tient enchaîné, ou quand il lui a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou de s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la crainte, ou enfin quand il se l’est à ce point attaché par ses bienfaits que celui-ci veut obéir aux volontés de son bienfaiteur"(Spinoza, Traité Politique, ii, 10).
6De même, pour Rousseau, "on dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile, soit. Mais qu’y gagnent-ils [...] si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’en trouver bien ? [Aussi], de quelque sens qu'on envisage les choses, le droit d'esclavage est nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils s'excluent mutuellement"(Rousseau, du Contrat social, I, iv). D'où le problème du "droit du plus fort" que Rousseau traite, toutefois, comme une erreur historique et non pas, comme le fait Spinoza, comme une contradiction logique (cf. le Droit du plus Fort : Non-sens ou Erreur ?)
7C'est, pour Spinoza, une impossibilité logique, donc une inconcevabilité ontologique, et non pas, encore une fois, une simple erreur historique comme le pense Rousseau qu'il imagine pouvoir corriger au moyen d'un contrat social tel que "le passage de l'état de nature [au contrat social] suppose en l'homme un changement très remarquable, en substituant la justice à l'instinct [...] : consulter sa raison avant d'écouter ses penchants"(Rousseau, du Contrat Social, I, 8). Pour Spinoza, on ne saurait, évidemment, choisir de "consulter sa raison avant d'écouter ses penchants" (Cf. le Droit est-il issu d'un Contrat Social ou bien d'un Contrôle Social ?) ! On est là, typiquement, en présence de l'illusion romantique d'une volonté autonome et toute puissante.
8On a beaucoup insisté sur la filiation de ce projet de déclaration de avec la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, notamment s'agissant du préambule d'après lequel "les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme"(D.D.H.C., 24 et 26 Août 1789) et qui sera abrégé en "le peuple français, convaincu que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme, sont les seules causes des malheurs du monde"(D.D.H.C., 24 Juin 1793). On oublie simplement de signaler que le sens du terme "droit" change complètement lorsqu'on abandonne l'idée rousseauïenne et, partant, romantique, de "droit" comme synonyme "Contrat Social", pour la conception spinozienne (et pré-marxienne) de "droit" comme synonyme de "puissance".
9"La guerre est toujours le premier vœu d'un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore"(Robespierre, 18 déc. 1791, in Jean Poperen, Robespierre, Textes Choisis).
10Au sens où "parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir à cet état, ils n’ont pas d’autre moyen pour se conserver que de former une agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance [...] ;"trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant", tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution"(Rousseau, du Contrat Social, I, 6).
11Des délégations transparentes et non des représentations occultes : "je veux que tous les fonctionnaires publics nommés par le peuple puissent être révoqués par lui, selon les formes qui seront établies, sans autre motif que le droit imprescriptible qui lui appartient de révoquer ses mandataires [...]. Que l'on délibère à haute voix : la publicité est l'appui de la vertu, la sauvegarde de la vérité, la terrur du crime, le fléau de l'intrigue. Laissez les ténèbres et le scrutin secret aux criminels et aux esclaves"(Robespierre, Projet de Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, 10 mai 1793, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). Cf. le Refus de choisir en Démocratie Représentative.
12Citons aussi Étienne Balibar (Spinoza et la Politique) et Frédéric Lordon (Capitalisme, Désir et Servitude : Marx et Spinoza).
13On aura remarqué que le titre même de l'ouvrage dont sont tirées ces citations suggère l'intention de l'auteur de dénoncer, à travers des exemples romanesques significatifs, les principales illusions romantiques : "seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir. Cette nature, de nos jours, est difficile à percevoir car l'imitation la plus fervente est la plus vigoureusement niée [...]. Le vaniteux romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il se persuade qu'il est infiniment original. Partout, au XX° siècle, la spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation. Ne nous laissons pas duper, répète partout Stendhal, les individualismes bruyamment professés cachent une nouvelle forme de copie. Les dégoûts romantiques, la haine de la société, la nostalgie du désert, tout comme l'esprit grégaire, ne recouvrent, le plus souvent, qu'un souci morbide de l'Autre [...]. Subjectivismes et objectivismes, romantismes et réalismes, individualismes et scientismes, idéalismes et positivismes, [...] relèvent tous, plus ou moins directement, de ce mensonge qu'est le désir spontané. Ils défendent tous une illusion d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément attaché"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i).
14"Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Le passage de la médiation physique à la médiation métaphysique s'explique donc, tout naturellement, par le désir d'éviter la tristesse de la honte, car "la Honte est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'un acte dont nous imaginons que d'autres la blâment"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.31). Raison pour laquelle "à mesure que le rôle du métaphysique grandit dans le désir, le rôle du physique diminue, [...] la passion se fait plus intense [...]. L'intensité de ce désir dépend du degré de vertu métaphysique possédé par l'objet. Et cette vertu dépend elle-même de la distance qui sépare l'objet du médiateur"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iii).
15"Dieu doit être réinterprété dans les termes de ce que nous voyons œuvrer dans la nature et qui trouve une voix en nous"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1). Dieu, loin d'équivaloir à la Nature comme chez Spinoza, s'interprète plutôt, chez les romantiques comme ma nature. C'est typiquement le cas, notamment, chez Rousseau. Tel est, en tout cas, le propre du sacré dans le romantisme.
16"Suivant l’excellente remarque de Quinte-Curce (liv. VI, ch. 18), "il n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour gouverner la multitude""(Spinoza, Traité Théologico-Politique, préf.). Cf. de la Nature des Croyances Religieuses.
17"À un Corps comme celui de l’enfant [...], qui n’est propre qu’à un petit nombre de fonctions et qui dépend principalement des causes extérieures, doit correspondre un Esprit qui n’a, considéré en soi, qu’une très faible conscience et de soi et de Dieu et des choses. Au contraire, un Corps propre à un grand nombre de fonctions est joint à un Esprit qui possède à un très haut degré, considéré en soi, la conscience de soi et de Dieu et des choses. C’est pourquoi notre principal effort dans cette vie, c’est de transformer le Corps de l’enfant, autant que sa nature le permet et y conduit, en un autre Corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses"(Spinoza, Éthique, V, 39).
19"Nulle proposition ne peut être reçue pour révélation divine, si elle est contradictoirement opposée à ce qui nous est connu, ou par une intuition immédiate, telles que sont les propositions évidentes par elles-mêmes, ou par des déductions évidentes de la raison, comme dans les démonstrations ; parce que l'évidence qui nous fait adopter de telles révélations ne pouvant surpasser la certitude de nos connoissances, tant intuitives que démonstratives, si tant est qu'elle puisse l'égaler, il seroit ridicule de lui donner la préférence ; et parce que ce seroit renverser les principes et les fondemens de toute connoissance et de tout assentiment : desorte qu'il ne resteroit plus aucune marque caractéristique de la vérité et de la fausseté, nulles mesures du croyable et de l'incroyable, si des propositions douteuses de voient prendre la place devant des propositions évidentes par elles-mêmes. Il est donc inutile de presser comme articles de foi des propositions contraires à la perception claire que nous avons de la convenance ou de la disconvenance de nos idées. Par conséquent, dans toutes les choses dont nous avons une idée nette et distincte, la raison est le vrai juge compétent ; et quoique la révélation en s'accordant avec elle puisse confirmer ces décisions, elle ne sauroit pourtant dans de tels cas invalider ses décrets ; et par-tout où nous avons une décision claire et évidente de la raison, nous ne pouvons être obligés d'y renoncer pour embrasser l'opinion contraire, sous prétexte que c'est une matière de foi. La raison de cela, c'est que nous sommes hommes avant que d'être chrétiens"(Diderot, Encyclopédie, art. "Raison").
20"Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l'étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n'est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent ? Eh ! c'est qu'il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le bruit l'épouvantent : les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis ; elle fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la sienne et l'empêche de se faire entendre ; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force d'être éconduite ; elle ne nous parle plus, elle ne nous répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeler qu'il en coûta de la bannir"(Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard).
21"Que les moralistes se moquent donc tant qu’il leur plaira des choses humaines ; que les théologiens les détestent à leur gré, que les nostalgiques vantent de leur mieux la vie grossière des champs, qu’ils méprisent les hommes et prennent les bêtes en admiration ; l’expérience dira toujours aux hommes que des secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à se procurer les choses dont ils ont besoin, et que c’est seulement en réunissant leurs forces qu’ils éviteront les périls qui les menacent de toutes parts"(Spinoza, Éthique, IV, 35). Cf. le Dieu de Spinoza.
22"Il y a trois degrés dans la Révolution : 1. La destruction de l’Église, comme autorité et société religieuse, protectrice des autres autorités et des autres sociétés ; à ce premier degré qui nous intéresse directement, la Révolution est la négation de l’Église érigée en principe et formulée en droit ; la séparation de l’Église et de l’État dans le but de découvrir l’État et de lui enlever son appui fondamental ; 2. La destruction des trônes et de l’autorité politique légitime, conséquence inévitable de la destruction de l’autorité catholique. Cette destruction est le dernier mot du principe révolutionnaire de la démocratie moderne et de ce qu’on appelle aujourd’hui la souveraineté du peuple ; 3. La destruction de la société, c’est-à-dire de l’organisation qu’elle a reçue de Dieu ; en d’autres termes, la destruction des droits de la famille et de la propriété, au profit d’une abstraction que les docteurs révolutionnaires appellent l’État. C’est le socialisme, dernier mot de la Révolution parfaite, dernière révolte, destruction du dernier droit. À ce degré, la Révolution est, ou plutôt serait, la destruction totale de l’ordre divin sur la terre, le règne parfait de Satan dans le monde"(Mgr. de Ségur, la Révolution expliquée aux Jeunes Gens).
23"Herder proposait une image de la nature comme un grand courant de sympathie qui traversait toute chose : "siehe die ganze Natur, betrachte die grosse Analogie der Schöpfung. Alles fühlt sich und seines Gleichen, Leben wallet zu Leben" ["regarde le tout de la nature, considère la grande analogie de la création. Tout ce sent soi-même et ce qui lui ressemble, la vie se réverbère dans la vie" -vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele-]. L'homme est la créature qui peut prendre conscience de cette analogie et l'amener à l'expression. Sa vocation [...] est "dass er Sensorium seines Gottes in allem Lebendem der Schöpfung, nach dem Masse es ihm verwandt ist, werde" ["de devenir l'organe de son Dieu dans toutes les choses vivantes de la création, selon la mesure de la relation qu'elles entretiennent avec lui" -id.-]"(Taylor, les Sources du Moi, 21.1).
24"Si l’être qui nous a créés, dit le père Duchesne, exige de nous un culte, celui de la Raison doit seul lui être agréable. Il a mis dans nos cœurs l’amour de la justice et la haine des méchants. Sa volonté est donc que nous soyons humains, bienfaisants et probes, n’importe comment. Puisque la Raison seule peut nous apprendre nos devoirs et nos droits, n’écoutons qu’elle seule. Tout le reste n’est que mensonge et imposture. Ainsi donc, vive la raison, vivent la vérité et l’humanité ! Au diable les prêtres, qui ne savent que mentir, tromper et égorger"(Hébert, Discours devant la Convention, 7 nov. 1793, in Aulard, le Culte de la Raison et le Culte de l'Être Suprême).
25Comparer avec Spinoza : "les livres sacrés parlent partout si improprement de Dieu, qu’ils lui donnent des mains, des pieds, des yeux, des oreilles, une âme, un mouvement local, et jusqu’aux passions du cœur comme la jalousie, la miséricorde, etc… ; et enfin qu’ils le représentent comme un juge assis dans le ciel sur un trône royal, ayant le Christ à sa droite"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiii) et "je crois que le triangle, s'il était doué de langage, dirait que Dieu est triangulaire éminemment"(Spinoza, Lettre LVI à Boxel).
26Là encore : "la Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être, autant qu’il est en lui. Et cela est vrai aussi nécessairement qu’il est vrai que le tout est plus grand que la partie. Ensuite, puisque la vertu [virtus] ne consiste en rien d’autre qu’à agir suivant les lois de sa nature propre, et que personne ne peut conserver son être sinon suivant les lois de sa nature propre, il suit de là : 1° que le principe de la vertu est l’effort même pour conserver l’être propre et que la félicité [felicitatem] consiste en ce que l’homme peut conserver son être ; 2° que la vertu doit être désirée pour elle-même, et qu’il n’existe aucune chose valant mieux qu’elle ou nous étant plus utile, à cause de quoi elle devrait être désirée ; 3° enfin que ceux qui se donnent la mort, ont l’âme frappée d’impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures en opposition avec leur nature"(Spinoza, Éthique, IV, 18).
27De même : "user des choses et y prendre plaisir autant qu'il se peut (non certes jusqu'au dégoût, car ce n'est plus y prendre plaisir) est d'un homme sage. C'est d'un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui"(Spinoza, Éthique, IV, 45) et "il est impossible de donner à la vertu un aiguillon plus vif que cette espérance commune d’atteindre le plus grand honneur ; car l’amour de la gloire est un des principaux mobiles de la vie humaine"(Spinoza, Traité Politique, vii, 6).
28Curieusement, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 se place déjà, dixit son préambule, "sous les auspices de l'Être Suprême".
29"On ne peut donc montrer aucune piété [qui ne soit] accomplie pour la conservation de l’État : le salut du peuple est la loi suprême [...]. Personne ne peut obéir à Dieu droitement s’il ne règle la pratique obligatoire de la piété sur l’utilité publique et si, en conséquence, il n’obéit à tous les décrets du souverain [...]. Le souverain est l’interprète de la religion : la pratique obligatoire de la piété [se règle] sur l’utilité publique"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xix).
30Toutefois, comme l'a amplement établi Charles Taylor, le culte de la Nature peut, tout aussi bien, s'interpréter comme un culte classique (ou néo-classique) ou bien comme un culte romantique : "l'importance morale du sentiment apparaît nettement dès qu'on prend en considération l'évolution du sentiment de la nature au XVIII° siècle [...]. Ce nouveau penchant pour la nature ne concernait pas directement les vertus de simplicité ou de rusticité, mais plutôt les sentiments que la nature éveille en nous. Nous retournons à la nature parce qu'elle fait naître en nous des sentiments forts et nobles : sentiments d'admiration devant la grandeur de la création, de paix devant une scène pastorale, de sublime devant les orages et les ermitages désertés, de mélancolie en quelque bois solitaire"(Taylor, les Sources du Moi, 17.6).
31"Il ne doit plus y avoir d’autre culte public que celui de la liberté et de la sainte égalité"(Robespierre, Discours devant la Convention, 7 nov. 1793, in Aulard, le Culte de la Raison et le Culte de l'Être Suprême).
32"L'athéisme est aristocratique ; l'idée d'un grand être qui veille sur l'innocence opprimée, et qui punit le crime triomphant est toute populaire. Le peuple, les malheureux m'applaudissent  : si je trouvais des censeurs ce serait parmi les riches et les coupables" (Robespierre, Rapport présenté au Club des Jacobins contre le Philosophisme et pour la Liberté des Cultes, 21 nov. 1793, in Claude Mazauric, Robespierre, Écrits).
33Orchestrée par le peintre et sculpeteur Jacques-Louis David et illustrée par le premier spectacle pyro-technique qu'on eût jamais produit et qui était signé, déjà à l'époque, par l'artificier Ruggieri ! "David a prévu un effet bref mais spectaculaire : « Le président s’approche tenant entre ses mains un flambeau, le groupe s’embrase, il rentre dans le néant avec la même rapidité que les conspirateurs qu’a frappés le glaive de la loi. » Daté du 20 fructidor an II (6 septembre 1794), le mémoire de l’artificier Ruggieri, qui s’intitule, à cette occasion, « artificier de la République française une et indivisible », révèle que la statue de l’Athéisme à laquelle Robespierre, habillé en bleu céleste, met le feu a reçu un traitement spécial afin de brûler de façon fulgurante. Il détaille la composition de la pâte inflammable et mentionne aussi la main-d’œuvre « pour avoir aidé au sculpteur à poser la draperie ». L’Athéisme doit aussi consumer les figures qui lui servent de socle : l’Ambition, l’Égoïsme, la Discorde et la Fausse Simplicité. David a prévu qu’elles portent toutes sur le front la mention « seul espoir de l’étranger ». Ces maux fragilisent la patrie en guerre contre les souverains d’Europe coalisés, et le peuple doit en prendre conscience"(in la Fête de l'Être Suprême, 20 prairial An II)
34En forçant un peu le trait, on pourrait presque, par analogie, attribuer au Robespierre de la République Française naissante le rôle que Spinoza, dans son Traité Théologico-Politique, décerne au Moïse du peuple juif.

35"Contente-toi de croire en Lui ; contente-toi // De l’espérance avec sa grande aile, la foi ; [...] // La pensée en montant vers Lui devient géante. // Homme, contente-toi de cette soif béante ; // Mais ne dirige pas vers Dieu ta faculté // D’inventer de la peur et de l’iniquité. [...] // Il est ! Il est ! Regarde, âme. Il a son solstice, // La Conscience ; il a son axe, la Justice ; // Il a son équinoxe, et c’est l’Égalité ; // Il a sa vaste aurore, et c’est la Liberté. // Son rayon dore en nous ce que l’âme imagine. // Il est ! il est ! il est ! sans fin, sans origine"(Hugo, Religions et Religion, v).

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