Spinoza
remarque en effet que
"le
droit souverain de la Nature,
c’est les lois mêmes ou règles de la Nature par lesquelles tout
arrive, c’est-à-dire la puissance même de la Nature
[...]. Le droit de toute la Nature
et partant le droit de chaque individu s’étend jusqu’où s’étend
sa puissance ; et par conséquent tout ce que chaque homme fait
d’après les lois de la nature, il le fait du droit suprême de la
nature, et autant il a de puissance, autant il a de droit"(Spinoza,
Traité
Politique,
II, 4). Le droit,
nous dit-il, c'est,
pour un individu
quelconque,
la puissance
d'affecter
ou d'être affecté qui
découle de ce que toute partie de la Nature est nécessairement
dotée d'un conatus,
c'est-à-dire d'une quantité déterminée d'énergie qui lui permet,
a
minima,
de persévérer en son être. Il
s'ensuit que
"chacun
existe par le droit souverain de la Nature, et par conséquent chacun
par le droit souverain de la Nature fait ce qui suit de la nécessité
de sa nature : ainsi, par le droit souverain de la Nature, chacun
juge de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, songe à son utilité
selon son propre naturel, et s’efforce de conserver ce qu’il aime
et de détruire ce qu’il hait"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37). Les
lois
d'une
communauté humaine quelconque (considérée
comme un individu
d'une
certaine sorte) vont
donc
être
conçues
comme
l'ensemble
des affects
dont
la fonction
est
de réguler
le droit
de nature de
chaque partie
de
la
communauté afin, conjointement, d'augmenter,
parallèlement,
le pouvoir
de
chacun des individus qui la composent et
celui
de la communauté tout entière,
à l'égard des circonstances extérieures.
Dès lors, "cette
société, fondée sur les lois et sur le pouvoir qu'elle a de se
conserver, c'est l’État ; et ceux qu'elle couvre de la
protection de son droit, ce sont les Citoyens"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37).
On comprend donc que "le
droit civil n’est autre chose que le droit de Nature, lequel se
définit par la puissance non de chacun des Citoyens
pris à part, mais de la masse conduite en quelque sorte par une même
pensée"(Spinoza,
Traité
Politique,
III, 2). Le
droit
civil comme
ensemble de lois positives, c'est donc le droit
de Nature,
autrement dit la puissance
de
cet individu particulier que l'on appelle l'État. Or,
si, comme nous l'avons dit en prenant l'exemple du couple d'amants,
l'union de deux corps
ou, ce qui revient au même, de
deux âmes, tout à fait de
même nature
affecte
les parties à cette union d'un amour
tel
que chacune d'elles ne se conçoit pas indépendamment de l'autre
comme participation au même
individu,
il doit pouvoir en aller de même quand le nombre de parties passe de
deux à n,
n étant
un entier aussi grand que l'on veut. À la limite même, "si
nous poursuivons de la sorte à l’infini nous concevrons que toute
la Nature est un seul Individu"(Spinoza,
Éthique,
II, 13).
De
toute les façons, la conséquence de l'amour
est
toujours la même, à savoir que "celui
qui aime, nécessairement, s'efforce d'avoir en sa présence la chose
qu'il aime et de la conserver"(Spinoza,
Éthique,
III, 13).
En
d'autres termes, si la conception spinozienne de l'amour
a
un sens, il n'y aucune raison que l'union
des
hommes en un État, autrement dit en un individu
d'une
certaine sorte, n'affecte pas ses parties constitutives (les
citoyens) d'un désir
amoureux de
conserver et protéger le tout de cet individu
au
motif qu'il
les affecte, dans le même temps, d'une joie
qui
est la signature irrécusable d'un surcroît de puissance,
bref
d'un
certain
pouvoir.
Le problème proprement politique
devient
donc, si on adopte le point de vue de Spinoza : comment œuvrer pour
que les citoyens aient l'amour
des lois,
en d'autres termes, aient,
pour eux-mêmes, un amour
bien
compris ?
Le
problème politique
va,
là encore, s'interpréter en termes,
non pas de volonté
héroïque
mais
d'intelligence
rationnelle
: comment
œuvrer pour que les citoyens deviennent
rationnels,
c'est-à-dire comprennent
ce
qui leur est réellement
(et
non illusoirement) utile ?
Car, au fond, nous dit Spinoza, "le
désir [étant]
l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel
l’homme s’efforce de persévérer dans son être
[...], il
faut que les hommes cherchent sous la conduite de la Raison ce qui
leur est réellement utile
[...] et
par conséquent soient justes ; les hommes qui sont gouvernés par la
Raison cherchent ce qui leur est utile et donc ne désirent rien pour
eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18).
Le
désir
amoureux
comme
effet
de la rationalité,
rien n'est moins romantique,
on en conviendra1.
Et
ce
qui l'est encore moins, c'est le pragmatisme
politique
qui conduit Spinoza à admettre qu'une communauté humaine ne se
gouverne jamais au moyen du seul amour
rationnel
des
lois.
Si
tel était le cas, le problème
politique ne
se poserait
évidemment
pas,
car
"dans
la mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils
s’accordent toujours nécessairement par nature. En tant que les
hommes sont dominés par des sentiments qui sont des passions, ils
peuvent être différents par nature et opposés les uns aux
autres"(Spinoza,
Éthique,
IV, 35). On serait alors, au sens étymologique de ce terme, dans une
idéale situation d'anarchie
qui,
désigne, précisément, un équilibre social parfait qui ne
nécessité nul recours à un État
comme individu contraignant
: "si
les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun posséderait
son propre droit sans aucun dommage pour autrui"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37)2.
Or, il est manifeste, Spinoza en convient, que cet idéal reste un
horizon puisque,
de toute évidence, "chacun,
d’après les lois de sa nature, désire ce qu’il juge être bon,
et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais"(Spinoza,
Éthique,
IV, 35), "d’après
les lois de sa nature",
c'est-à-dire d'après son propre conatus,
d'après son propre droit
de nature originel.
"Mais
comme ils sont soumis à des passions
qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu humaine, ils sont
donc tiraillés en tout sens et s’opposent les uns aux autres,
alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours. Donc, pour que les
hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en aide, il est
nécessaire qu’ils renoncent à leur droit de nature et s’assurent
réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à
autrui"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37).
Et c'est bien cela
qui pose problème et qui nécessite des lois
qui,
à défaut d'être désirées pour elles-mêmes, doivent pouvoir
l'être sous l'effet d'autres affects.
Ceux-ci sont,
d'une part une passion joyeuse, l'espoir
de
la récompense, d'autre part une passion triste, la crainte
du châtiment : "l’Espoir
[ou la Crainte] est une Joie [ou une Tristesse] contingente qui naît
de l’imagination d’une chose future ou passée dont l’issue
nous paraît incertaine. De là il suit qu’il n’y a pas d’espoir
sans crainte, ni de crainte sans espoir"(Spinoza,
Éthique,
III, 59, déf.12
et 13).
Bref, au rebours d'un utopisme romantique
fondé
sur l'imagination
plutôt que sur la raison,
la pensée politique de Spinoza préconise sans difficulté le
recours à certains affects
tristes
dont le
plus efficace se
trouve être
celui de
la crainte
de
ce que Weber appelle "la violence physique légitime" :
"l’homme,
en effet, dans l’ordre social comme dans l’ordre naturel, agit
d’après les lois de sa nature et cherche son intérêt
;
la principale différence, c’est que dans l’ordre social tous
craignent les mêmes maux et il y a pour tous un seul et même
principe de sécurité, une seule et même manière de vivre
[...]. Il
est amené par l’espoir ou la crainte à réaliser certaines
actions et à n’en pas réaliser d’autres ; [mais] dans la
société, les motifs d’espoir ou de crainte sont les mêmes pour
tous"(Spinoza,
Traité
Politique,
III, 3).
Bref, les lois,
à défaut de se faire toujours aimer pour elles-mêmes, doivent
pouvoir susciter l'espoir
et/ou
la crainte,
pourvu toutefois que "les
motifs d’espoir ou de crainte sont les mêmes pour tous".
Voilà
pourquoi la
démocratie
est
la forme la plus stable que puisse revêtir une communauté humaine.
Dans une démocratie,
en effet, "chacun
transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de
façon à ce qu’elle soit seule à avoir sur toute chose un droit
souverain [...]. La fin de la démocratie est de soustraire les
hommes à la domination pour qu’ils vivent dans la concorde et dans
la paix"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
xvi).
Comme
le remarquera plus tard Rousseau, on ne soustrait pas les hommes à
la domination sociale "sans
loi ni où quelqu'un est au-dessus des lois"3.
En d'autres termes, une
communauté qui n'assure pas une égalité
réelle
à ses membres,
ne fonde en eux nul sentiment de justice,
partant, nul désir
amoureux de
la conserver. Une telle communauté,
nécessairement instable,
en bute à des désordres sociaux permanents, ne
mérite pas le nom de démocratie
: "le
meilleur État [la
démocratie]
est celui où les hommes vivent dans la concorde et où la
législation nationale est protégée contre toute atteinte. En
effet, il est certain que les séditions, les guerres, l’indifférence
systématique ou les infractions effectives aux lois sont bien plus
imputables aux défauts d’un État donné qu’à la méchanceté
des hommes"(Spinoza,
Traité
Politique,
V, 2).
En
ce sens, le meilleur moyen d'éviter "les
séditions, les guerres, l’indifférence systématique ou les
infractions effectives aux lois",
partant la condition sine
qua non de
la stabilité de l'État
démocratique,
lui paraît être l'égalité
des
citoyens. Aussi
Spinoza préconise-t-il "que
les champs et tout le sol et, s’il est possible, que les maisons
elles-mêmes appartiennent à l’État, c’est-à-dire à celui qui
est dépositaire du droit de l’État, afin qu’il les loue
moyennant une redevance annuelle aux habitants des villes et aux
agriculteurs. À
cette condition tous les citoyens seront exempts de toute
contribution extraordinaire pendant la paix"(Spinoza,
Traité
Politique,
vi, 12).
Entendons-nous
bien : ce n'est pas parce qu'il est stable et pérenne que l'État
démocratique
est
le meilleur État possible mais bien parce qu'il est l'État le plus
rationnel possible,
c'est-à-dire le seul où l'intérêt du tout social est isomorphe
à
celui de ses parties
: "lorsque
les sujets d'une nation donnée sont trop terrorisés pour se
soulever en armes, on ne devrait pas dire que la paix règne dans ce
pays, mais seulement qu'il n'est point en guerre. La paix, en vérité,
n'est pas une simple absence d'hostilités, mais une situation
positive, dont certaine force de caractère est la condition. En
effet on sait que la soumission consiste en une volonté constante
d'exécuter les actes dont l'accomplissement est prescrit par une
décision générale de la nation. Quelquefois aussi, il arrive
qu'une nation conserve la paix à la faveur seulement de l'apathie
des sujets, menés comme du bétail et inaptes à s'assimiler quelque
rôle que ce soit sinon celui d'esclaves. Cependant, un pays de ce
genre devrait plutôt porter le nom de désert, que de nation4
! En d'autres termes, quand nous disons que l'État le meilleur est
celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, nous voulons
parler d'une vie humaine définie, non point par la circulation du
sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais
surtout par la raison : vraie valeur et vraie vie de
l'esprit"(Spinoza,
Traité
Politique,
V, 4-5). Tout
particulièrement,
nul État n'est moins démocratique
que
celui qui est incapable de combattre la
superstition
et la domination
ecclésiastiques5
qui se caractérisent,
selon Spinoza, par un raffinement dans l'art d'administrer la
faiblesse
et,
partant, la tristesse
humaines.
Ce
qui discrédite définitivement, du point de vue de la rationalité
et, donc, de la stabilité,
toute forme d'État fondé sur l'égalité des citoyens dans la
servitude6.
Bref,
tout État qui tend vers ce que nous appelons aujourd'hui le
totalitarisme
est, par essence, non-viable.
L'instabilité
relative
d'un
État non démocratique,
donc irrationnel
en
général,
s'explique
très
simplement, aux yeux de Spinoza, par
l'existence d'un
droit
inaliénable
à la révolte,
lequel droit
n'est donc que la
résultante
des droits
de Nature individuels divers
et variés qui, précisément, n'auront
pas pu
être
régulés par un droit
civil capable
d'affecter les citoyens, sinon d'amour
pour
les lois, du moins d'un espoir
commun de
se mieux conserver en conservant l'État. À la limite, un tel état
n'inspire plus que de
la
crainte
sans
espoir,
or
"l’Espoir
[ou la Crainte] est une Joie [ou une Tristesse] contingente qui naît
de l’imagination d’une chose future ou passée dont l’issue
nous paraît incertaine. De là il suit qu’il n’y a pas d’espoir
sans crainte, ni de crainte sans espoir"(Spinoza,
Éthique,
III, 59, déf.12
et 13).
Du coup,
"aucun
acte auquel jamais ni espoir de récompense ni crainte de châtiment
ne saurait être ordonné par une législation afin de décider
quelque individu que ce soit. [Sans cela], l’État se dissoudrait
de lui-même, ce qui ne serait plus du ressort du droit civil mais du
droit de la guerre"(Spinoza,
Traité
Politique,
IV, 6).
En
d'autres termes, quelle que soit la puissance
du
tout en tant que tout, elle ne peut aller
jusqu'à
contraindre une ou plusieurs de ses parties à des actes qui
contrarient
leurs natures
respectives,
de même qu'un corps humain, même le mieux entraîné, ne peut
déterminer ses membres à exécuter n'importe
quel
mouvement incongru. On
peut donc dire,
pour résumer,
qu'il
y a une double
conception de la liberté
politique chez
Spinoza
:
la liberté
qui
procède du
droit
civil
comme
surcroît de
puissance
éventuellement
octroyée
par le tout social
à chacune de ses parties ;
la
liberté
qui
procède du
droit
de nature
inaliénable
égal
au conatus
selon
lequel
tout membre d'une société humaine, quel affect qu'il subisse, tend
nécessairement toujours
à
persévérer dans son existence.
Et
c'est
à cette dernière sorte qu'appartient la liberté
d'opinion
qui n'est rien d'autre que le corrélat, du point de vue de l'esprit,
de la liberté
minimale
d'action et de réaction qui ne peut pas être confisquée à l'homme
considéré comme un corps.
Ainsi,
"il
n’est pas possible7
[...] qu’un homme abdique sa pensée et la soumette absolument à
celle d’autrui. Personne ne peut faire ainsi l’abandon de ses
droits naturels"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
xx).
Or
il
est patent que Robespierre
pose le problème politique
dans
des termes tout
à fait similaires
à Spinoza.
D'abord
parce que, tout comme pour Spinoza, c'est
la
rationalité
qui
doit
engendrer la vertu,
"cette
vertu qui n'est autre chose que l'amour de la patrie et de ses
lois"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
5 fév.
1794,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté).
Or,
la rationalité,
chez Robespierre comme chez Spinoza, se
définit, pratiquement,
comme
un combat contre les illusions notamment celles que pourvoit le
fanatisme
ecclésiastique,
son
plus redoutable ennemi : "le
fanatisme
est un animal féroce et capricieux ; il fuit
devant la raison"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
21
nov.
1793,
in
Aulard,
le
Culte de la Raison et le Culte de l'Être Suprême).
De
sorte que, comme pour Spinoza, le
pouvoir
d'un
État, sa
puissance
active
de
contrecarrer les circonstances extérieures est
la conséquence de cet amour
rationnel
que
les citoyens éprouvent pour les
lois,
rationalité
dont
le plus sûr indice est, comme chez Spinoza, l'effort
que font les hommes pour être plus justes
les
uns envers les autres :
"la
force des lois dépend de l'amour et du respect qu'elles inspirent et
cet amour, ce respect dépendent du sentiment intimes qu'elles sont
justes et raisonnables"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
21
janv.
1793,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté).
Un
exemple de ce que
le fanatisme
ecclésiastique
peut
engendrer
de plus détestable en
matière d'irrationnalité
et
donc d'injustice
d'une
communauté politique nous
est donné par l'histoire
de l'exclusion
des Juifs dans
l'Occident chrétien :
"on
vous a dit sur les Juifs des choses infiniment exagérées et souvent
contraires à l'histoire. Comment peut-on leur opposer les
persécutions dont ils ont été les victimes chez différents
peuples ? Ce sont au contraire des crimes nationaux que nous
devons expier, en leur rendant les droits imprescriptibles de l'homme
dont aucune puissance humaine ne pouvait les dépouiller. On leur
impute encore des vices, des préjugés, l'esprit de secte et
d'intérêt les exagèrent. Mais à qui pouvons-nous les imputer si
ce n'est à nos propres injustices ? Après les avoir exclus de
tous les honneurs, même des droits à l'estime publique, nous ne
leur avons laissé que les objets de spéculation lucrative.
Rendons-les au bonheur, à la patrie, à la vertu, en leur rendant la
dignité d'hommes et de citoyens ; songeons qu'il ne peut jamais
être politique, quoiqu'on puisse dire, de condamner à
l'avilissement et à l'oppression, une multitude d'hommes qui vivent
au milieu de nous"(Robespierre,
Discours
devant l'Assemblée Constituante,
23 déc.
1789,
in
Béatrice
Philippe, être
Juif dans la Société Française du Moyen-Âge à nos Jours).
Pour
Robespierre, comme pour Spinoza, "l'humanité,
la justice, la morale, voilà la politique, voilà la sagesse des
législateurs. Tout le reste n'est que préjugés, ignorance,
intrigue, mauvaise foi"(Robespierre,
Discours
devant
la Société des Amis de la Constitution,
18 déc. 1790,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté),
bref irrationnalité.
Il s'ensuit que, pour l'un comme pour l'autre, la démocratie
est
le régime politique rationnel
et
digne d'amour
par
excellence : "quel
est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou
populaire, c'est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et le
fait mouvoir ? C'est la vertu [...].
D'ailleurs,
on peut dire en un sens que, pour aimer la justice et l'égalité, le
peuple n'a pas besoin d'une grande vertu : il suffit de s'aimer
lui-même"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
5 fév.
1794,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté)
: l'amour
des
citoyens pour les et l'amour
du
corps social pour lui-même, c'est tout un.
Cela
dit,
tout autant que Spinoza,
Robespierre
justifie la rigueur
des lois
à
partir du
même constat
de
défaut tendanciel
de
rationalité
qui
caractérise les hommes en général : "sans
doute, si tous les hommes étaient justes et vertueux, si jamais la
cupidité n'était tentée de dévorer la substance du peuple, si,
dociles à la voix de la raison et de la nature, tous les riches se
regardaient comme les économes de la société, ou comme les frères
du pauvre, on pourrait ne reconnaître d'autre loi que la liberté la
plus illimitée. Mais s'il est vrai que l'avarice peut spéculer sur
la misère et la tyrannie elle-même sur le désespoir du peuple,
s'il est vrai que toutes les passions déclarent la guerre à
l'humanité souffrante, pourquoi les lois ne réprimeraient-elles pas
ces abus ?"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
2 déc.
1792,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté).
Comme
on le voit, Robespierre fait exactement le même raisonnement
contrefactuel que Spinoza.
À
défaut, donc, d'être aimables
par elles-mêmes,
les
lois doivent contribuer à
combattre les passions
tristes,
celles qui maintiennent tout ou partie des membres du corps social en
situation de servitude
et, dans le même temps, en situation précaire le corps social tout
entier.
D'où
les accents spinoziens que prend Robespierre pour définir les
fondements du droit
civil comme
pouvoir
de
la communauté, notamment en ce qui concerne sa responsabilité à
l'égard du conatus
de
ses propres membres : "II
- Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la
conservation de son existence et la liberté [...]. VI - La propriété
est
le droit qu’a chaque citoyen de disposer et de jouir de la portion
de biens qui lui est garantie par la loi [...]. X - La société est
obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en
leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à
ceux qui sont hors d'état de travailler"(Robespierre,
Projet
de Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen,
24
avr.
1793,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté)8.
À
ce titre, des lois rationnelles
et
démocratiques
doivent
évidemment commencer par assurer une égalité
réelle
entre les citoyens : "la
première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres
de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont
subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été
instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre
d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la
propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des
hommes
[...]. Et vous, législateurs, souvenez-vous, que vous n'êtes point
les représentants d'une caste privilégiée, mais ceux du peuple
français, n'oubliez pas que la source de l'ordre, c'est la justice,
que le plus sûr garant de la tranquillité, c'est le bonheur des
citoyens, et que les longues convulsions qui déchirent les États ne
sont que le combat des préjugés contre les principes, de l'égoïsme
contre l'intérêt général, de l'orgueil et des passions des hommes
puissants contre les droits et contre les besoins des
faibles"(Robespierre,
Discours
devant la Convention,
2 déc. 1792, in
Marc Bouloiseau, Œuvres
de Maximilien Robespierre).
Et même
si, pour
Robespierre, la rigueur contraignante des lois culmine dans la
Terreur
révolutionnaire,
toutefois,
le caractère
rationnel
et, donc, démocratique,
vertueux
d'une
telle situation d'exception n'est pas entamé
: "la
terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère,
inflexible. Elle est donc l'émanation de la vertu : elle est moins
un principe particulier qu'une conséquence du principe général de
la démocratie appliqué aux besoins les plus pressants de la
patrie"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
5 fév.
1794,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté).
Aussi Robespierre s'adresse-t-il à ses adversaires en leur
reprochant de "confond[re]
les règles du droit civil avec les principes du droit des gens,
[...]
les
rapports des citoyens entre eux avec ceux des nations à un ennemis
qui conspirent elles. [De]
confond[re]
aussi la situation d'un peuple en révolution avec celle d'un peuple
dont le gouvernement est affermi"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
3 déc.
1792,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté).
Il y a là, l'idée encore très spinozienne de la nécessaire
(au
sens logique du terme) prééminence
du conatus
du
tout sur celui de ses parties,
conatus
qui,
dans tous les cas, tend toujours naturellement vers l'accroissement
de sa puissance9.
Toutefois,
pour
Robespierre,
comme pour Spinoza, un tel accroissement ne peut
outrepasser la
limite
que
constitue le
droit
de révolte
comme
le
droit
inaliénable
par
excellence, celui qui s'exprime par le droit
de Nature des
individus lorsque le droit
civil ne
remplit plus sa fonction :
"XXIX
- Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection
est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré
des droits et le plus indispensable des devoirs [...]. XXXI - Dans
tous les cas, assujettir à des formes légales la résistance à
l'oppression est le dernier raffinement de la tyrannie"(Robespierre,
Projet
de Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen,
24
avr.
1793,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté).
Pas
plus que chez
Spinoza, donc, il
ne saurait être question, pour Robespierre, de fonder l'État sur un
libre
consentement des volontés,
comme c'est le cas chez les romantiques
rousseauïstes10.
Il
en résulte, comme chez Spinoza, une double conception de la liberté
politique.
D'une
part, "la
démocratie est un état où le peuple souverain guidé par des lois
qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu'il peut bien
faire et par des délégués tout ce qu'il ne peut faire
lui-même"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
5 fév.
1794,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté)
: la démocratie
est
le corps politique dans lequel chaque membre
trouve
un surcroît de liberté
d'agir
dans l'existence d'institutions collectives qui sont des délégations11
de
pouvoir émanant
des citoyens ;
d'autre part, "lorsqu'une
nation a été forcée de recourir au droit de l'insurrection, elle
rentre dans l'état de la nature à l'égard du tyran"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
3 déc.
1792,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté)
et ce, que le "tyran" soit interne (révolution)
ou externe (guerre),
ce qui veut dire que la
révolution, de même que la guerre, sont les
formes
incompressibles
de liberté
nécessairement manifestée
par tout ou partie des
hommes
qui se voient refuser l'accès à la
liberté
démocratique.
En
particulier,
à la Révolution
comme expression de cette liberté
inaliénable de mouvement,
correspond, comme chez Spinoza, la pétition
comme
expression d'une liberté
inaliénable de penser
: "tout
être collectif ou non qui peut former un vœu a le droit de
l'exprimer : c'est le droit imprescriptible de tout être intelligent
et sensible. Il suffit qu'une société ait une existence légitime
pour qu'elle ait le droit de pétitionner ; car, si elle a le droit
d'exister, reconnu par la loi, elle a le droit d'agir comme une
collection d'être raisonnables qui peuvent publier leur opinion
commune et manifester leurs vœux"(Robespierre,
Discours
devant
la Constituante,
29 sept.
1791,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté).
On
voit donc à quel point la pensée politique de Robespierre est
anti-romantique
et,
persistons-nous à croire, certainement spinozienne.
Toutefois,
il
nous semble que c'est
dans la
troisième et dernière
composante
de
son soi-disant romantisme,
celui qui est relatif à sa religiosité, que Robespierre se
révèle
le plus spinozien.
Spinoza précise
que "le
juste et l’injuste n’ont de sens que dans l’état civil
[...] ; le
bien que l’homme désire pour lui-même et qu’il aime, il
l’aimera de façon plus constante s’il voit que d’autres
l’aiment aussi"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37), voulant dira par là que "juste" et "injuste"
sont des termes qui ressortissent, non au droit
naturel
par lequel chaque
partie de la société
use
d'une puissance
minimale
pour se conserver, mais au droit
civil,
qui n'est autre que le droit
naturel par
lequel
c'est le
tout social
qui
use
d'une puissance
minimale
pour se conserver,
droit
civil
qui,
en même temps,
exprime
le surcroît de puissance,
autrement dit le pouvoir,
octroyé
à chacune
de ses parties
constitutives.
La fonction de tels termes est donc,
clairement,
d'affecter
le
conatus
de
son destinataire particulier, soit d'une passion
joyeuse associée
à une forme quelconque de récompense lorsque
ledit destinataire
œuvre au renforcement ou, tout au moins, à la conservation du
tout,
soit, dans le cas contraire, d'une passion
triste associée
à une forme quelconque de châtiment.
Concrètement,
on a là une
expression du conatus
de
l'État
en
tant qu'il
affecte
extérieurement et passivement
un citoyen qui n'est
pas affecté
intérieurement et activement par
l'amour
des lois.
Cependant,
nous dit Spinoza, entre ces deux situations extrêmes, il y a la
situation intermédiaire,
sans doute la plus fréquente,
qui
est celle du
citoyen qui, sans aimer
les lois pour
elles-mêmes, autrement dit sans aimer
le tout de
l'État,
aimerait néanmoins la communauté humaine (famille, cercle d'amis,
classe sociale, etc.) dans laquelle il se reconnaît et qui, elle,
s'évertue institutionnellement à conserver
les
lois de l'État.
On
est, en quelque sorte, en présence de ce
que Hegel appellerait une ruse
de la raison
qui,
au
moyen du couple
de valeurs juridiques juste-injuste,
et
parallèlement
au couple de
valeurs morales
bien-mal,
affecte
le
citoyen d'une
passion
mimétique
qui
consiste
à
se
fondre dans une communauté qui, elle, adhère rationnellement
à
la nécessité des lois
: "cette
imitation des affects [affectuum
imitatio],
relativement à la tristesse, se nomme pitié mais, relativement au
désir, c'est l'émulation, laquelle n'est donc que le désir d'une
chose produit en nous, parce que nous nous représentons nos
semblables animés du même désir"(Spinoza,
Éthique,
III,
27).
Nul
mieux que René Girard12,
toutefois, n'a approfondi les ressorts de ce phénomène social qu'il
nomme "désir mimétique" : "le
mimétisme du désir est tel que
[...]
à sa
naissance, c'est-à-dire à la source même de la subjectivité, on
trouve toujours l'Autre, victorieusement installé. La source de la «
transfiguration » est bien en nous, mais l'eau vive ne jaillit que
lorsque le médiateur a frappé le roc de sa baguette
magique"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
i)13.
"Nos
semblables",
la communauté restreinte dont parle Spinoza,
correspond au "médiateur" ou à l'"Autre" de
Girard et dont la fonction consiste à rien moins qu'à indiquer au
sujet (le citoyen spinozien) ce qui est désirable
:
"une
fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même
avant, l'homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement
quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé
et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet
autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être.
Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d'un être supérieur
désire quelque chose, il ne peut s'agir que d'un objet capable de
conférer une plénitude d'être encore plus totale. Ce n'est pas par
des paroles, c'est par son propre désir que le modèle désigne au
sujet l'objet suprêmement désirable. Nous revenons à une idée
ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues ; le
désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir
modèle ; il élit le même objet que ce modèle"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
vi).
Comme
chez Spinoza, le sujet
désirant
s'efforce d'être,
ce en quoi consiste son conatus,
lequel tend donc, naturellement, à s'accroître
par l'adhésion à un être "tout à fait de même nature"
avec lequel il pourrait composer "un individu deux fois plus
puissant".
Or,
nous dit Girard, ce désir
mimétique,
qui est donc un désir
d'être,
ne
se borne pas à imiter
un modèle physique
fini
(une
communauté humaine bien délimitée) mais
tend à se muer en désir d'imiter un modèle métaphysique
infini
plus
propre à l'affecter14.
Il
en résulte une religiosité
fédératrice,
d'une part sous la forme d'une passion
partagée dans
le sens où "le
passionné recherche le divin à travers l'obstacle infranchissable,
à travers ce qui, par définition, ne se laisse pas traverser. [...]
Toutes
les victimes du désir métaphysique, y compris les masochistes,
convoitent la divinité du médiateur et c'est pour cette divinité
qu'elles accepteront, s'il le faut -et il le faut toujours-, ou même
qu'elles rechercheront la honte, l'humiliation et la
souffrance"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
viii),
mais aussi sous la forme d'une action
partagée rendue
possible par
l'existence d'une
communauté pacifiée et, partant, dotée d'un surcroît de
puissance,
donc de pouvoir
:
"le
religieux vise toujours à apaiser la violence et à l'empêcher de
se déchaîner. Les conduites religieuses et morales visent la
non-violence de façon immédiate dans la vie quotidienne et de façon
médiate,
fréquemment,
dans la vie rituelle"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
i).
À travers cette analyse anti-romantique
du désir
comme
désir
d'imiter,
René Girard n'a fait que développer la conviction spinozienne selon
laquelle l'idée de Dieu n'est pas nécessairement le comble de
l'irrationalité
comme
c'est
le cas chez
les romantiques15.
Certes, elle peut l'être et, de fait, elle l'est souvent. Comme nous
l'avons déjà montré, Spinoza est le premier, notamment dans son
Traité
Théologico-Politique,
à dénoncer l'exploitation que le fanatisme,
la superstition,
le cléricalisme
font
de cette tendance humaine à la religiosité16.
Mais enfin, il existe aussi une rationalité
de
la religion
:
"tout
désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant
que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion.
J’appelle moralité
[pietas]
le
désir de faire du bien dans un Esprit que la Raison conduit. Le
désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il
possède un Esprit qui se gouverne par la Raison, je le nomme
honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des
louanges des hommes que la Raison gouverne, comme le malhonnête est
ce qui est contraire à la formation de l’amitié"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37).
Spinoza est clair : la religion
entraîne
la moralité
qui
entraîne à son tour l'honnêteté.
Enchaînement vertueux
parfaitement
conforme à la raison,
car "les
hommes qui sont gouvernés par la Raison cherchent ce qui leur est
utile et donc ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent
pour les autres hommes
[...].
À
l’homme, rien de plus utile que l’homme"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18).
Mieux
même,
"l’homme
est un dieu pour l’homme [homo
homini deus]"(Spinoza,
Éthique,
IV, 35), voulant dire par là que seul l'homme conduit l'homme sur la
voie d'une puissance
et,
donc, d'une liberté
accrue, que seul
l'homme
est, pour l'homme, la source de joie
par
excellence,
que seul l'homme peut donner à l'homme une image vivante de
l'éternité
: "nous
sentons et expérimentons que nous sommes éternels"(Spinoza,
Éthique,
V, 23).
Autrement,
on ne comprendrait pas le fondement du mimétisme
dans le désir.
Mimétisme qui
détermine
non seulement une organisation
politique
adéquate, mais encore une politique
éducative adéquate17.
Las, s'il est vrai que "l'État
le meilleur est celui où les hommes passent leur vie dans la
concorde, nous voulons parler d'une vie humaine définie, non point
par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du
règne animal, mais surtout par la raison : vraie valeur et vraie vie
de l'esprit"(Spinoza,
Traité
Politique,
V, 5), si donc "la
vertu suprême de l’esprit [la sagesse] est de comprendre, or ce
que l’esprit peut connaître de plus haut, c’est Dieu [ou la
Nature]"(Spinoza,
Éthique,
IV, 28)18,
il reste que, comme nous l'avons vu, les hommes sont
nécessairement toujours tyrannisés par leurs passions.
Et
notamment par leurs passions
sociales,
celles-là même qui supposent et impliquent le mimétisme
du désir :
"deux
désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement
obstacle. Toute mimèsis
portant
sur le désir débouche automatiquement sur le conflit [...]. Le
même,
le semblable
dans les rapports humains évoque une idée d'harmonie : nous avons
les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits
pour nous entendre. Que se passe-t-il si nous avons vraiment les
mêmes
désirs ?
[...] Le principe fondamental, c'est que le double et le monstre ne
font qu'un"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
vi).
Or
c'est
bien
dans
la mesure où "une
passion ne
peut être contrariée ou supprimée que par une passion contraire et
plus forte que la
passion
à contrarier"(Spinoza,
Éthique,
IV, 7),
que
la raison
politique
doit user de ruses
et exploiter ce levier passionnel
afin
que les hommes désirent, sinon le meilleur,
en tout cas le moindre mal
possible pour
le conatus
du
tout de la communauté.
La
morale
et
la religion
font,
précisément,
partie de ces ruses
:
"les
enseignements moraux [...] sont toujours divins et salutaires et le
bien qu'engendrent la vertu et l'amour de Dieu, qu'il nous vienne de
Dieu conçu comme un juge ou découle de la nécessité de la nature
divine n'en
sera ni plus ni moins désirable, comme en revanche les maux
qu'engendrent les actions et les passions mauvaises ne sont pas moins
à redouter parce qu'elles en découlent nécessairement"(Spinoza,
Lettre
LXXV à Oldenburg).
En
sorte que, même si "la
Foi requiert
moins de dogmes vrais que de dogmes pieux, c'est-à-dire capables de
mouvoir l'âme à l'obéissance, encore qu'il en soit beaucoup parmi
eux qui n'aient pas l'ombre de vérité pourvu cependant qu'en s'y
attachant, on en ignore la fausseté"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
xiv),
il n'en reste pas moins qu'"être
captif de sa passion et incapable de rien voir qui nous soit vraiment
utile est le pire esclavage.
[Toutefois]
dans un État et sous un commandement pour lesquels la loi suprême
est le salut de tout le peuple et non de celui qui commande[...]
chacun, dès qu’il le veut, peut être libre, c’est-à-dire vivre
de son entier consentement sous la conduite de la Raison"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
xvi).
Certains
ont tenté de faire une synthèse tout hégélienne entre le
romantisme
et
le rationalisme
propre à la philosophie des Lumières,
notamment à propos de la fonction de la religion.
Michaël
Löwy
est de ceux-ci lorsqu'il dit qu'"un
exemple frappant de cette dialectique entre Lumières et romantisme
est le rapport de Bloch à la religion. D’une part, la critique
rationnelle, démystificatrice – c’est à dire le courant froid –
est indispensable pour dénoncer les manipulations idéologiques des
Églises conservatrices, qui tentent, par la religion – transformée
en opium du peuple – de légitimer le pouvoir des dominants. Par
contre, le rôle du courant chaud c’est de sauver, dans les
religions, le surplus utopique. La religion dont se réclame Bloch
est – pour reprendre un de ses paradoxes favoris – une religion
athée. Il s’agit d’un Royaume de Dieu sans Dieu, qui renverse le
Seigneur du Monde installé dans son trône céleste et le remplace
par une « démocratie mystique »"(Michaël
Löwy, Ernst
Bloch et Theodor Adorno : Lumières du Romantisme).
Au
risque de nous répéter, nous disons ne pas très bien voir comment
on pourrait concilier ces deux contraires que sont, d'une part, "la
critique rationnelle, démystificatrice",
l'idéal
hyper-rationaliste
des Lumières
qui entendent prioritairement se débarrasser du cléricalisme
chrétien,
idéal
qui est,
clairement,
celui d'un
Diderot19,
d'autre part la nécessité éthique et politique de néanmoins
"sauver,
dans les religions, le surplus utopique"
à travers le culte romantique
d'une
religion naturelle et donc irrationnelle à la manière d'un
Rousseau20.
D'où les expressions oxymoriques de "religion
athée",
de "Royaume
de Dieu sans Dieu",
de "démocratie
mystique",
sans parler de la métaphore peu valorisante d'une nécessaire
tiédeur
enveloppée
par l'idée d'un mélange d'un "courant chaud" et d'un
"courant froid" !
Un
bon siècle avant l'avènement des Lumières et du Romantisme,
Spinoza
nous explique que
nul mieux que l'homme ne donne à l'homme un aperçu du divin,
ou, plus exactement, que seul
l'homme est capable de
faire désirer à l'homme
le
meilleur
avec toute la palette des possibles
qui
va du
fini physique à l'infini métaphysique.
Cette
idée, disons-nous, nous
semble échapper
aux apories auxquelles conduit, déjà au XVII°
siècle,
à la fois la
religiosité superstitieuse, le
sensualisme naïf et l'hyper-rationalisme incarnés respectivement
par Pascal,
par les libertins
et par Descartes21.
De
même, Robespierre, en ces terribles années 1793-1794, entend se
démarquer,
tout à la fois,
du cléricalisme
chrétien revanchard
qui est celui de la contre-révolution vendéenne22,
du
culte
mystique
de
la nature tel
que l'a inauguré Rousseau et qui ne tardera pas à connaître son
apogée avec le romantisme
allemand23,
et
du culte
fanatique
de
la raison instauré
par ses adversaire hébertistes24
à la Convention.
Contre les premiers, il proclame :
"fanatiques,
n'espérez rien de nous [...]. Et,
d'ailleurs, qu'y a-t-il entre les prêtres et Dieu ? Les prêtres
sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. Combien
le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! Il ne
connaît rien de si ressemblant à l'athéisme que les religions
qu'ils ont faites. À
force de défigurer l'Être suprême, ils l'ont anéanti autant qu'il
était en eux ; ils en ont fait tantôt un globe de feu, tantôt un
bœuf,
tantôt un arbre, tantôt un homme, tantôt un roi. Les prêtres ont
créé Dieu à leur image : ils l'ont fait jaloux, capricieux, avide,
cruel, implacable. Ils l'ont traité comme jadis les maires du palais
traitèrent les descendants de Clovis, pour régner sous son nom et
se mettre à sa place. Ils l'ont relégué dans le ciel comme dans un
palais, et ne l'ont appelé sur la terre que pour demander à leur
profit des dîmes, des richesses, des honneurs, des plaisirs et de la
puissance"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
7 mai
1794,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté)25.
Contre
les seconds : "malheureux
sophiste ! de quel droit viens-tu arracher à l'innocence le sceptre
de la raison, pour le remettre dans les mains du crime, jeter un
voile funèbre sur la nature, désespérer le malheureux, réjouir le
vice, attrister la vertu, dégrader l'humanité ? Plus un homme est
doué de sensibilité et de génie, plus il s'attache aux idées qui
agrandissent son être, et qui élèvent son cœur
; et la doctrine des hommes de cette trempe devient celle de
l'univers. Eh ! comment ces idées ne seraient-elles point des
vérités ? Je ne conçois pas du moins comment la nature aurait pu
suggérer à l'homme des fictions plus utiles que toutes les réalités
; et si l'existence de Dieu, si l'immortalité de l'âme, n'étaient
que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les
conceptions de l'esprit humain
[...]. Oui, cette terre délicieuse que nous habitons, et que la
nature caresse avec prédilection, est faite pour être le domaine de
la liberté et du bonheur"(-ibid-)26.
Et
contre les troisièmes
: "toutes
les vertus se disputent le droit de présider à nos fêtes.
Instituons la fête de la Gloire, non de celle qui ravage et opprime
le monde, mais de celle qui l'affranchit, qui l'éclaire et qui le
console ; de celle qui, après la patrie, est la première idole des
cœurs généreux. Instituons une fête plus touchante : la fête du
Malheur. Les esclaves adorent la fortune et le pouvoir ; nous,
honorons le malheur, le malheur que l'humanité ne peut entièrement
bannir de la terre, mais qu'elle console et soulage avec respect. Tu
obtiendras aussi cet hommage, ô toi qui jadis unissais les héros et
les sages, toi qui multiplies les forces des amis de la patrie, et
dont les méchants, liés par le crime, ne connurent jamais que le
simulacre imposteur, divine Amitié, tu retrouveras chez les Français
républicains ta puissance et tes autels. Pourquoi
ne rendrions-nous pas le même honneur au pudique et généreux
amour, à la foi conjugale, à la tendresse paternelle, à la piété
filiale ? Nos fêtes, sans doute, ne seront ni sans intérêt, ni
sans éclat. Vous y serez, braves défenseurs de la patrie, que
décorent de glorieuses cicatrices. Vous y serez, vénérables
vieillards, que le bonheur préparé à votre postérité doit
consoler d'une longue vie passée sous le despotisme. Vous y serez,
tendres élèves de la Patrie, qui croissez pour étendre sa gloire
et pour recueillir le fruit de ses travaux"(-ibid-)27.
De là, le fameux culte
de l'Être Suprême
qui est historiquement associé au nom de Robespierre et qui, de
fait, est instauré par un décret de la Convention en date du 7 mai
179428
et qui
ne
survivra pas à l'élimination de son auteur à la suite du coup
d'État du 9 Thermidor an II (27 juillet 1794). Par l'instauration de
ce culte, "le
peuple français reconnaît l’existence de l’Être Suprême et
l’immortalité de l’âme. Il reconnaît que le culte digne de
l’Être Suprême est la pratique des devoirs de l’homme. Il met
au premier rang de ces devoirs de détester la mauvaise foi et la
tyrannie, de punir les tyrans et les traîtres, de secourir les
malheureux, de respecter les faibles, de défendre les opprimés, de
faire aux autres tout le bien qu’on peut, et de n’être injuste
avec personne
[...]. L'idée de l'Être Suprême et de l'immortalité de l'âme est
un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et
républicaine [...]. Ayez des fêtes générales et plus solennelles
pour toute la République ; ayez des fêtes particulières et
pour chaque lieu qui soient des jours de repos, et qui remplacent ce
que les circonstances ont détruit. Que toutes tendent à réveiller
les sentiments généreux qui font le charme et l'ornement de la vie
humaine, l'enthousiasme de la liberté, l'amour de la patrie, le
respect des lois "(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
7 mai
1794,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté)29.
Tout comme le Dieu de Spinoza, celui de Robespierre s'égale à la
Nature30
et se confond donc, éminemment, avec l'objet
infini de la connaissance humaine, tout à la fois physique
(corps)
et métaphysique
(esprit).
Tout comme le Dieu de Spinoza, il impose la rationalité scientifique
comme méthode minimale mais
non exclusive d'accès
à
la connaissance vraie du
réel et, par conséquent, comme moyen
efficace d'éradication
de l'obscurantisme et de l'illusion. Et, tout comme le Dieu de
Spinoza, son enjeu éthique est évident comme facteur de cohésion
politique à travers un
culte commun
des
valeurs républicaines31
et comme facteur de joie à travers les hommages et les honneurs
rendus aux diverses catégories d'acteurs de la vie sociale32.
C'est
à l'occasion de la première (et
unique)
Fête
de l'Être Suprême33
que Robespierre en rappellera l'inspiration toute spinozienne, au
lyrisme de l'expression près
:
"l’auteur
de la Nature avait lié tous les mortels par une chaîne immense
d’amour et de félicité : périssent les tyrans qui ont osé
la briser !
Français
républicains, c’est à vous de purifier la terre qu’ils ont
souillée34,
et d’y rappeler la justice qu’ils en ont bannie ! La liberté
et la vertu sont sorties ensemble du sein de la Divinité :
l’une ne peut séjourner sans l’autre parmi les hommes. Peuple
généreux, veux tu triompher de tous tes ennemis ? Pratique la
justice, et rends à la Divinité le seul culte digne d’elle.
Peuple, livrons-nous aujourd’hui sous ses auspices aux transports
d’une pure allégresse ! Demain, nous combattrons encore les
vices et les tyrans ; nous donnerons au monde l’exemple des
vertus républicaines, et ce sera l’honorer encore !"(Robespierre,
Premier
Discours au Peuple réuni pour la Fête de l'Être Suprême,
8 juin 1794, in
Vermorel, Œuvres
de Robespierre).
Il
est frappant de constater à quel point le théisme35
de
Victor Hugo,
phare du romantisme,
prend,
à certains moments, des accents spinoziens pour parler du rôle de
Robespierre dans la Révolution. Par
exemple,
lorsqu'il
proclame que
"le
rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu,
et
un
masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes
!
La Révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse
de toutes parts et que nous appelons la
Nécessité"(Hugo,
Quatrevingt-treize,
II,
iii,
1).
Comment ne pas faire le rapprochement avec l'idée que "Dieu
est cause immanente mais non transitive de toutes choses
[de sorte que] dans
la nature il n’y a rien de contingent, mais toutes choses sont
déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à
produire un effet d’une certaine façon"(Spinoza,
Éthique,
I, 18-29)
?
En
revanche, le parallèle narratif qu'il établit,
dans Quatrevingt-treize,
entre le destin historique
de
Robespierre et le destin littéraire
de
Cimourdain
introduit et maintient l'ambiguïté entre romantisme
et
spinozisme
des
héros. Jusque
dans les dernières lignes
du roman, lors de la dernière entrevue de Gauvain-la-victime et de
Cimourdain-le-bourreau, il semble avoir hésité entre ces deux
options. D'un côté, la dominante romantique
qui est celle de Gauvain
: "Ô
mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez−vous
le dévouement, le sacrifice, l'abnégation,
l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour
?
Mettre
tout en équilibre, c'est bien ;
mettre
tout en harmonie, c'est mieux. Au−dessus de la balance il y a la
lyre. Votre république close, mesure et
règle
l'homme ; la mienne l'emporte en plein azur ; c'est la différence
qu'il y a entre un théorème et un aigle"(Hugo,
Quatrevingt-treize,
III,
vii,
5).
De l'autre, la coloration spinozienne
qui
est celle de Cimourdain : "société
plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est plus le possible,
c'est le rêve [...]. Il faut saisir l'utopie, lui imposer le joug du
réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit se
transformer en idée concrète ; ce qu'elle perd en beauté, elle le
regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que
le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s'est fait loi, il
est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible"(Hugo,
Quatrevingt-treize,
III,
vii,
5).
D'un côté, les droits
de l'Homme :
"il
y a trois choses qui sont à Dieu et qui n'appartiennent pas à
l'homme : l'irrévocable, l'irréparable, l'indissoluble.
Malheur à l'homme s'il les introduit dans ses lois. Tôt ou tard
elles font plier la société sous leurs poids, elles dérangent
l'équilibre nécessaire des lois et des mœurs, elles ôtent à la
justice humaine ses proportions ; et alors il arrive ceci,
réfléchissez-y, messieurs, que la loi épouvante la
conscience"(Hugo,
Discours
devant l'Assemblée Constituante,
15 sept. 1848).
De l'autre, le droit
de Dieu :
"la
réduction de l'univers à un seul être, la dilatation d'un seul
être jusqu'à Dieu, voilà l'amour"(Hugo,
les
Misérables,
V, iv).
Il reste que, à celui qui déclarait, dès 1791, "nous
éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières,
nous propagerons partout l'esprit public, l'amour de la paix, de
l'ordre, des lois et de la liberté"(Robespierre,
16
mai
1791,
in
Jean
Massin,
Robespierre),
rien n'aurait autant déplu que le statut de héros
:
"apprenez
que je ne suis point le défenseur du peuple ; jamais je n'ai
prétendu à ce titre fastueux ; je suis du peuple, je n'ai
jamais été que cela, je ne veux être que cela ; je méprise
quiconque a la prétention d'être quelque chose de
plus"(Robespierre,
2
janv.
1792,
in
Ernest
Hamel,
Histoire
de Robespierre).
"Je suis du peuple" : immanence
du délégué, non transcendance
du représentant !
1"Courez
vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites
lois ; gagnez votre pain à la sueur de votre front, ou dévorez le
pain du pauvre ; égorgez-vous pour un mot, pour un maître, doutez
de l’existence de Dieu, ou adorez-le sous des formes
superstitieuses : moi j’irai errant dans mes solitudes ; pas un
seul battement de mon cœur ne sera comprimé, pas une seule de mes
pensées ne sera enchaînée ; je serai libre comme la nature ; je
ne reconnaîtrai que celui qui alluma la flamme des soleils et qui
d’un coup de main fit rouler tous les mondes"(Chateaubriand,
Voyage
en Amérique).
2"L’État
moderne [...]ne se laisse définir que par le moyen spécifique qui
lui est propre, ainsi qu’à tout autre groupement politique, à
savoir la violence physique, [car] s’il n’existait que des
structures sociales d’où toute violence serait absente, le
concept d’État aurait alors disparu, et il ne subsisterait que ce
qu’on appelle, au sens propre du terme, l’anarchie"(Weber,
le Savant
et le Politique,
ii). Cf. l'État
supprime-t-il ou utilise-t-il la Violence ?
3"On
a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux
choses sont si différentes que même elles s’excluent
mutuellement. Quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent
ce qui déplaît à d’autres [...]. La liberté consiste moins à
faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui
[...]. Je ne connais de liberté vraiment libre que celle à
laquelle nul n’a le droit d’opposer de la résistance [...].
Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction
[...]. Il n’y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu’un
est au-dessus des lois"(Rousseau,
Lettres
écrites de la Montagne,
VIII).
4Rousseau,
citant Tacite, rappelle aussi que "ubi solitudinem faciunt,
pacem appellant"(Rousseau,
du Contrat Social).
5"Quiconque
cherche les véritables causes des miracles, et s'efforce de
comprendre les choses naturelles en homme savant, au lieu de les
imaginer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et
pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore
comme les interprètes de la Nature et de Dieu. Ils savent bien, en
effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître
l'admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments,
l'unique appui de leur autorité"(Spinoza,
Éthique,
I, app.). Ce qui, pour Spinoza, est la forme sans doute la plus
perverse de la domination,
car
"un
homme en a un autre sous son pouvoir, quand il le tient enchaîné,
ou quand il lui a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou
de s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la crainte, ou
enfin quand il se l’est à ce point attaché par ses bienfaits que
celui-ci veut obéir aux volontés de son bienfaiteur"(Spinoza,
Traité Politique,
ii, 10).
6De
même, pour
Rousseau, "on
dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile,
soit. Mais qu’y gagnent-ils [...] si cette tranquillité même est
une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots :
en est-ce assez pour s’en trouver bien ?
[Aussi], de
quelque sens qu'on envisage les choses, le droit d'esclavage est
nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est
absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont
contradictoires ; ils s'excluent mutuellement"(Rousseau,
du
Contrat social,
I, iv).
D'où le problème du "droit du plus fort" que Rousseau
traite,
toutefois,
comme une erreur
historique et
non pas, comme le fait Spinoza, comme une contradiction
logique
(cf. le
Droit du plus Fort : Non-sens ou Erreur ?)
7C'est,
pour Spinoza, une impossibilité logique,
donc une inconcevabilité ontologique,
et non pas, encore une fois, une simple erreur historique
comme le pense Rousseau qu'il imagine pouvoir corriger au moyen d'un
contrat social
tel
que "le
passage de l'état de nature [au contrat social] suppose en l'homme
un changement très remarquable, en substituant la justice à
l'instinct [...] : consulter sa raison avant d'écouter ses
penchants"(Rousseau,
du
Contrat Social,
I, 8). Pour Spinoza, on ne saurait, évidemment, choisir
de "consulter
sa raison avant d'écouter ses penchants"
(Cf.
le
Droit est-il issu d'un Contrat Social ou bien d'un Contrôle Social
?)
! On est là, typiquement, en présence de l'illusion
romantique
d'une volonté
autonome et toute puissante.
8On
a beaucoup insisté sur la filiation de ce projet de déclaration de
avec la Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen
de 1789, notamment s'agissant du préambule d'après
lequel "les
Représentants du Peuple Français,
constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance,
l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes
des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont
résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits
naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme"(D.D.H.C.,
24 et 26 Août 1789) et qui sera abrégé en "le
peuple français, convaincu que l'oubli et le mépris
des
droits naturels de l'homme, sont les seules causes des
malheurs
du monde"(D.D.H.C.,
24 Juin 1793). On oublie simplement de signaler que le sens du terme
"droit" change complètement lorsqu'on abandonne l'idée
rousseauïenne et, partant, romantique,
de
"droit" comme synonyme
"Contrat Social",
pour la conception spinozienne (et pré-marxienne) de "droit"
comme synonyme de "puissance".
9"La
guerre est toujours le premier vœu d'un gouvernement puissant qui
veut devenir plus puissant encore"(Robespierre,
18
déc.
1791,
in
Jean
Poperen,
Robespierre,
Textes Choisis).
10Au
sens où "parvenus
à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans
l’état de nature l’emportent sur les forces que chaque individu
peut employer pour se maintenir à cet état, ils n’ont pas
d’autre moyen pour se conserver que de former une agrégation une
somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance [...]
;"trouver
une forme d’association qui défende et protège de toute la force
commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle,
chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même
et reste aussi libre qu’auparavant",
tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la
solution"(Rousseau,
du Contrat
Social,
I, 6).
11Des
délégations transparentes et
non des représentations occultes :
"je
veux que tous les fonctionnaires publics nommés par le peuple
puissent être révoqués par lui, selon les formes qui seront
établies, sans autre motif que le droit imprescriptible qui lui
appartient de révoquer ses mandataires [...]. Que l'on délibère à
haute voix : la publicité est l'appui de la vertu, la sauvegarde de
la vérité, la terrur du crime, le fléau de l'intrigue. Laissez
les ténèbres et le scrutin secret aux criminels et aux
esclaves"(Robespierre,
Projet
de Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen,
10
mai
1793,
in
Bosc,
Gauthier et Wahnich, pour
le Bonheur et pour la Liberté).
Cf.
le
Refus de choisir en Démocratie Représentative.
12Citons
aussi Étienne Balibar (Spinoza et la Politique)
et Frédéric Lordon (Capitalisme, Désir et Servitude :
Marx et Spinoza).
13On
aura remarqué que le titre même de
l'ouvrage dont sont tirées ces citations
suggère l'intention de l'auteur de dénoncer,
à travers des exemples romanesques
significatifs,
les principales illusions romantiques
: "seuls
les romanciers révèlent la nature imitative du désir. Cette
nature, de nos jours, est difficile à percevoir car l'imitation la
plus fervente est la plus vigoureusement niée
[...].
Le vaniteux romantique ne se veut plus le disciple de personne. Il
se persuade qu'il est infiniment original. Partout, au XX° siècle,
la spontanéité se fait dogme, détrônant l'imitation. Ne nous
laissons pas duper, répète partout Stendhal, les individualismes
bruyamment professés cachent une nouvelle forme de copie.
Les dégoûts romantiques, la haine de la société, la nostalgie du
désert, tout comme l'esprit grégaire, ne recouvrent, le plus
souvent, qu'un souci morbide de l'Autre
[...]. Subjectivismes et objectivismes, romantismes et réalismes,
individualismes et scientismes, idéalismes et positivismes, [...]
relèvent tous, plus ou moins directement, de ce mensonge qu'est le
désir spontané. Ils défendent tous une illusion d'autonomie à
laquelle l'homme moderne est passionnément attaché"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
i).
14"Le
mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir
adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en
particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent,
de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d'être.
Il se déclare hautement satisfait de lui-même"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
vi).
Le passage de la médiation
physique à
la médiation
métaphysique s'explique
donc,
tout naturellement,
par le désir
d'éviter la
tristesse
de
la
honte,
car "la
Honte est une Tristesse
qu'accompagne
l'idée d'un acte dont nous imaginons que d'autres la
blâment"(Spinoza,
Éthique,
III, 59, déf.31).
Raison
pour laquelle
"à
mesure que le rôle du métaphysique grandit dans le désir, le rôle
du physique diminue, [...] la passion se fait plus intense
[...]. L'intensité de ce désir dépend du degré de vertu
métaphysique possédé par l'objet. Et cette vertu dépend
elle-même de la distance qui sépare l'objet du médiateur"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
iii).
15"Dieu
doit être réinterprété dans les termes de ce que nous voyons
œuvrer dans la nature et qui trouve une voix en nous"(Taylor,
les
Sources du Moi,
21.1).
Dieu,
loin d'équivaloir à la
Nature
comme chez Spinoza,
s'interprète
plutôt, chez les romantiques
comme ma
nature.
C'est
typiquement le cas, notamment, chez Rousseau. Tel
est,
en tout cas,
le propre du sacré dans le romantisme.
16"Suivant
l’excellente remarque de Quinte-Curce (liv. VI, ch. 18), "il
n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour
gouverner la multitude""(Spinoza, Traité
Théologico-Politique,
préf.). Cf. de
la Nature des Croyances Religieuses.
17"À
un Corps comme celui de l’enfant [...], qui n’est propre qu’à
un petit nombre de fonctions et qui dépend principalement des
causes extérieures, doit correspondre un Esprit qui n’a,
considéré en soi, qu’une très faible conscience et de soi et de
Dieu et des choses. Au contraire, un Corps propre à un grand nombre
de fonctions est joint à un Esprit qui possède à un très haut
degré, considéré en soi, la conscience de soi et de Dieu et des
choses. C’est pourquoi notre principal effort dans cette vie,
c’est de transformer le Corps de l’enfant, autant que sa nature
le permet et y conduit, en un autre Corps qui soit propre à un
grand nombre de fonctions et corresponde à un Esprit doué à un
haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des
choses"(Spinoza,
Éthique,
V, 39).
18Cf.
le
Dieu de Spinoza.
19"Nulle
proposition ne peut être reçue pour révélation divine, si elle
est contradictoirement opposée à ce qui nous est connu, ou par une
intuition immédiate, telles que sont les propositions évidentes
par elles-mêmes, ou par des déductions évidentes de la raison,
comme dans les démonstrations ; parce que l'évidence qui nous fait
adopter de telles révélations ne pouvant surpasser la certitude de
nos connoissances, tant intuitives que démonstratives, si tant est
qu'elle puisse l'égaler, il seroit ridicule de lui donner la
préférence ; et parce que ce seroit renverser les principes et les
fondemens de toute connoissance et de tout assentiment : desorte
qu'il ne resteroit plus aucune marque caractéristique de la vérité
et de la fausseté, nulles mesures du croyable et de l'incroyable,
si des propositions douteuses de voient prendre la place devant des
propositions évidentes par elles-mêmes. Il est donc inutile de
presser comme articles de foi des propositions contraires à la
perception claire que nous avons de la convenance ou de la
disconvenance de nos idées. Par conséquent, dans toutes les choses
dont nous avons une idée nette et distincte, la raison est le vrai
juge compétent ; et quoique la révélation en s'accordant avec
elle puisse confirmer ces décisions, elle ne sauroit pourtant dans
de tels cas invalider ses décrets ; et par-tout où nous avons une
décision claire et évidente de la raison, nous ne pouvons être
obligés d'y renoncer pour embrasser l'opinion contraire, sous
prétexte que c'est une matière de foi. La raison de cela, c'est
que nous sommes hommes avant que d'être chrétiens"(Diderot,
Encyclopédie,
art.
"Raison").
20"Conscience
! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide
assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ;
juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à
Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité
de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève
au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer
d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une
raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout
cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes
sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l'étude de
la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans
ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n'est pas assez
que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre.
S'il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui
l'entendent ? Eh ! c'est qu'il nous parle la langue de la nature,
que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la
retraite et la paix ; le monde et le bruit l'épouvantent : les
préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis ;
elle fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la
sienne et l'empêche de se faire entendre ; le fanatisme ose la
contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à
force d'être éconduite ; elle ne nous parle plus, elle ne nous
répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il en coûte
autant de la rappeler qu'il en coûta de la bannir"(Rousseau,
Profession
de Foi du Vicaire Savoyard).
21"Que
les moralistes se moquent donc tant qu’il leur plaira des choses
humaines ; que les théologiens les détestent à leur gré, que les
nostalgiques vantent de leur mieux la vie grossière des champs,
qu’ils méprisent les hommes et prennent les bêtes en admiration
; l’expérience dira toujours aux hommes que des secours mutuels
leur donneront une facilité plus grande à se procurer les choses
dont ils ont besoin, et que c’est seulement en réunissant leurs
forces qu’ils éviteront les périls qui les menacent de toutes
parts"(Spinoza,
Éthique,
IV, 35).
Cf.
le
Dieu de Spinoza.
22"Il
y a trois degrés dans la Révolution : 1.
La destruction de l’Église, comme autorité et société
religieuse, protectrice des autres autorités et des autres sociétés
; à ce premier degré qui nous intéresse directement, la
Révolution est la négation de l’Église érigée en principe et
formulée en droit ; la séparation de l’Église et de l’État
dans le but de découvrir l’État et de lui enlever son appui
fondamental ; 2.
La destruction des trônes et de l’autorité politique légitime,
conséquence inévitable de la destruction de l’autorité
catholique. Cette destruction est le dernier mot du principe
révolutionnaire de la démocratie moderne et de ce qu’on appelle
aujourd’hui la souveraineté du peuple ;
3. La destruction de la société,
c’est-à-dire de l’organisation qu’elle a reçue de Dieu ; en
d’autres termes, la destruction des droits de la famille et de la
propriété, au profit d’une abstraction que les docteurs
révolutionnaires appellent l’État. C’est le socialisme,
dernier mot de la Révolution parfaite, dernière révolte,
destruction du dernier droit. À
ce degré, la Révolution est, ou plutôt serait, la destruction
totale de l’ordre divin sur la terre, le règne parfait de Satan
dans le monde"(Mgr. de Ségur, la Révolution
expliquée aux Jeunes Gens).
23"Herder
proposait une image de la nature comme un grand courant de sympathie
qui traversait toute chose : "siehe
die ganze Natur, betrachte die grosse Analogie der Schöpfung. Alles
fühlt sich und seines Gleichen, Leben wallet zu Leben"
["regarde le tout de la nature, considère la grande analogie
de la création. Tout ce sent soi-même et ce qui lui ressemble, la
vie se réverbère dans la vie" -vom
Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele-].
L'homme est la créature qui peut prendre conscience de cette
analogie et l'amener à l'expression. Sa vocation [...] est "dass
er Sensorium seines Gottes in allem Lebendem der Schöpfung, nach
dem Masse es ihm verwandt ist, werde"
["de devenir l'organe de son Dieu dans toutes les choses
vivantes de la création, selon la mesure de la relation qu'elles
entretiennent avec lui" -id.-]"(Taylor,
les
Sources du Moi,
21.1).
24"Si
l’être qui nous a créés, dit
le père Duchesne, exige de nous un culte, celui de la Raison doit
seul lui être agréable. Il a mis dans nos cœurs l’amour de la
justice
et la haine des méchants. Sa volonté est donc
que
nous soyons humains, bienfaisants et probes, n’importe comment.
Puisque la Raison seule peut nous apprendre nos devoirs et nos
droits, n’écoutons qu’elle seule. Tout le reste n’est que
mensonge et imposture. Ainsi donc, vive la raison, vivent la vérité
et l’humanité ! Au diable
les
prêtres,
qui ne savent que mentir, tromper et égorger"(Hébert,
Discours
devant
la Convention,
7 nov.
1793,
in
Aulard,
le
Culte de la Raison et le Culte de l'Être Suprême).
25Comparer
avec Spinoza : "les livres sacrés parlent partout si
improprement de Dieu, qu’ils lui donnent des mains, des pieds, des
yeux, des oreilles, une âme, un mouvement local, et jusqu’aux
passions du cœur comme la jalousie, la miséricorde, etc… ;
et enfin qu’ils le représentent comme un juge assis
dans le ciel sur un trône royal, ayant le Christ à sa
droite"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
xiii)
et "je
crois que le triangle, s'il était doué de langage,
dirait
que Dieu est triangulaire éminemment"(Spinoza,
Lettre
LVI à Boxel).
26Là
encore : "la
Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc
que chacun s’aime soi-même,
cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui,
désire
tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus
grande et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver
son être, autant qu’il est en lui. Et cela est vrai aussi
nécessairement qu’il est vrai que le tout est plus grand que la
partie. Ensuite, puisque la vertu [virtus]
ne
consiste en rien d’autre qu’à agir suivant les lois de sa
nature propre, et que personne ne peut conserver son être sinon
suivant les lois de sa nature propre, il suit de là
:
1° que
le principe de la vertu est l’effort même pour conserver l’être
propre et que la félicité [felicitatem]
consiste
en ce que l’homme peut conserver son être
;
2° que
la vertu doit être désirée
pour elle-même, et qu’il n’existe aucune chose valant mieux
qu’elle ou nous étant plus utile, à cause de quoi elle devrait
être désirée
;
3° enfin
que ceux qui se donnent la mort, ont l’âme frappée d’impuissance
et sont entièrement vaincus par les causes extérieures en
opposition avec leur nature"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18).
27De
même : "user
des choses et y prendre plaisir autant qu'il se peut (non certes
jusqu'au dégoût, car ce n'est plus y prendre plaisir) est d'un
homme sage. C'est d'un homme sage, dis-je, de se réconforter et de
réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons
agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au
charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des
jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans
faire tort à autrui"(Spinoza,
Éthique,
IV, 45) et "il est
impossible de donner à la vertu un aiguillon plus vif que cette
espérance commune d’atteindre le plus grand honneur ; car
l’amour de la gloire est un des principaux mobiles de la vie
humaine"(Spinoza, Traité Politique,
vii, 6).
28Curieusement,
la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen
de 1789 se place déjà, dixit
son
préambule, "sous
les auspices de l'Être Suprême".
29"On
ne peut donc montrer aucune piété [qui ne soit] accomplie pour la
conservation de l’État : le salut du peuple est la loi suprême
[...]. Personne ne peut obéir à Dieu droitement s’il ne règle
la pratique obligatoire de la piété sur l’utilité publique et
si, en conséquence, il n’obéit à tous les décrets du souverain
[...]. Le souverain est l’interprète de la religion : la pratique
obligatoire de la piété [se
règle]
sur l’utilité publique"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
xix).
30Toutefois,
comme l'a amplement établi Charles Taylor, le culte de la Nature
peut, tout aussi bien, s'interpréter comme un culte classique
(ou néo-classique)
ou bien comme un culte romantique :
"l'importance
morale du sentiment apparaît nettement dès qu'on prend en
considération l'évolution du sentiment de la nature au XVIII°
siècle [...]. Ce nouveau penchant pour la nature ne concernait pas
directement les vertus de simplicité ou de rusticité, mais plutôt
les sentiments que la nature éveille en nous. Nous retournons à la
nature parce qu'elle fait naître en nous des sentiments
forts et nobles : sentiments d'admiration devant la grandeur de la
création, de paix devant une scène pastorale, de sublime devant
les orages et les ermitages désertés, de mélancolie en quelque
bois solitaire"(Taylor,
les
Sources du Moi,
17.6).
31"Il
ne doit
plus y avoir d’autre culte public
que
celui de la liberté et de la sainte égalité"(Robespierre,
Discours
devant
la Convention,
7 nov.
1793,
in
Aulard,
le
Culte de la Raison et le Culte de l'Être Suprême).
32"L'athéisme
est aristocratique ; l'idée d'un grand être qui veille sur
l'innocence opprimée, et qui punit le crime triomphant est toute
populaire. Le peuple, les malheureux m'applaudissent : si je
trouvais des censeurs ce serait parmi les riches et les coupables"
(Robespierre, Rapport
présenté au Club des Jacobins contre le Philosophisme et pour la
Liberté des Cultes,
21 nov. 1793, in
Claude
Mazauric, Robespierre,
Écrits).
33Orchestrée
par le peintre et sculpeteur Jacques-Louis David et illustrée par
le premier spectacle pyro-technique qu'on eût jamais produit et qui
était signé, déjà à l'époque, par l'artificier Ruggieri !
"David a prévu un effet bref mais spectaculaire : « Le
président s’approche tenant entre ses mains un flambeau, le
groupe s’embrase, il rentre dans le néant avec la même rapidité
que les conspirateurs qu’a frappés le glaive de la loi. » Daté
du 20 fructidor an II (6 septembre 1794), le mémoire de
l’artificier Ruggieri, qui s’intitule, à cette occasion, «
artificier de la République française une et indivisible »,
révèle que la statue de l’Athéisme à laquelle Robespierre,
habillé en bleu céleste, met le feu a reçu un traitement spécial
afin de brûler de façon fulgurante. Il détaille la composition de
la pâte inflammable et mentionne aussi la main-d’œuvre « pour
avoir aidé au sculpteur à poser la draperie ». L’Athéisme doit
aussi consumer les figures qui lui servent de socle : l’Ambition,
l’Égoïsme, la Discorde et la Fausse Simplicité.
David a prévu qu’elles portent toutes sur le front la mention «
seul espoir de l’étranger ». Ces maux fragilisent la patrie en
guerre contre les souverains d’Europe coalisés, et le peuple doit
en prendre conscience"(in la
Fête de l'Être Suprême, 20 prairial An II)
34En
forçant un peu le trait, on pourrait presque, par analogie,
attribuer au Robespierre de la République Française naissante le
rôle que Spinoza, dans son Traité Théologico-Politique,
décerne au Moïse du peuple juif.
35"Contente-toi
de croire en Lui ; contente-toi // De l’espérance avec sa
grande aile, la foi ; [...] // La pensée en montant vers Lui
devient géante. // Homme, contente-toi de cette soif béante ;
// Mais ne dirige pas vers Dieu ta faculté // D’inventer de la
peur et de l’iniquité. [...] // Il
est ! Il est ! Regarde, âme. Il a son solstice,
// La
Conscience ; il a son axe, la Justice ;
// Il
a son équinoxe, et c’est l’Égalité ;
// Il
a sa vaste aurore, et c’est la Liberté.
// Son
rayon dore en nous ce que l’âme imagine.
// Il
est ! il est ! il est ! sans fin, sans origine"(Hugo,
Religions
et Religion,
v).
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