En plein XVII° siècle, siècle du moralisme triomphant, l'opus magnum de Spinoza s'avère être une Éthique. Ce qui n'empêche pas Sylvain Zac de traiter, dans un commentaire resté célèbre, de la Morale de Spinoza. Il est vrai que les termes "éthique" et "morale" sont apparentés du point de vue étymologique, le premier dérivant d'une racine grecque, le second latine, et qu'ils ont longtemps été et sont encore aujourd'hui largement confondus par l'usage. Toutefois, Gilles Deleuze a intitulé "sur la différence de l'éthique avec une morale" le deuxième chapitre de son ouvrage Spinoza, Philosophie Pratique. Déjà, si on compare très sommairement les philosophies pratiques de Kant et d'Aristote, on a une idée intuitive de ce qui distingue une morale et une éthique. On connaît la position d'Aristote quant à ce qui vaut d'être vécu dans une vie humaine (bios) : "c'est le bonheur [eudaïmonia], selon la masse et selon l'élite, qui suppose que bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse. […] Ce qui se suffit à soi-même, c'est ce qui par seul rend la vie souhaitable et complète. Voilà bien le caractère que nous attribuons au bonheur […] puisqu'il est la fin de notre activité, [car] est absolument parfait celui qu’on choisit toujours pour lui-même et jamais pour un autre"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1094a-1097b). Pour Aristote, l'attitude éthique consiste à vouloir être heureux. Et vouloir être heureux est, en soi, une praxis, une activité. Tandis que pour Kant, ce qui importe, c'est moins la recherche du bonheur que les conditions a priori d'obtention de celui-ci : "bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain Bien, comme dans celui d’un tout […], ce n’est pas lui mais la loi morale (qui au contraire limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur) qui est le principe déterminant de la volonté recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien. C’est bien pourquoi la morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir dignes du bonheur"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129-130). Aussi, la morale se révèle-t-elle plutôt une doctrine à laquelle peut et doit se référer toute conscience préalablement à l'activité de recherche du bonheur. Comme le résumera plus tard Charles Taylor, "la catégorie de la morale embrasse seulement nos obligations envers autrui. Mais [...] il existe d'autres questions qui dépassent la morale, qui revêtent pour nous une importance capitale et qui appellent une évaluation forte. Ces questions concernant la manière dont je vais vivre ma vie, touchent au genre de vie qui mérite d'être vécue"(Taylor, les Sources du Moi, 1.4). Et ce sont, précisément, ces questions pratiques sur la façon dont j'entends vivre, questions capitales donc, qui sont constitutives d'une éthique. Les personnages d'Alceste ou de Dom Juan chez Molière, ceux du Narrateur dans la Recherche de Proust ou d'Ulrich dans l'Homme sans Qualités de Musil, nous montrent qu'on peut avoir une éthique, et même une éthique exigeante, sans pour autant adhérer à quelque morale que ce soit. A contrario, des personnages tels que le prince Mychkine dans l'Idiot de Dostoïevski ou Aline Solness dans Solness le Constructeur d'Ibsen nous font voir qu'une morale sans éthique, c'est-à-dire sans le moindre souci du bien vivre, est également possible. Enfin les héros cornéliens manifestent la parfaite compatibilité de la morale et de l'éthique, tandis que certains personnages de Camus (le Meursault de l'Étranger) ou de Cohen (le Solal de Belle du Seigneur) prouvent qu'il doit être aussi possible d'être complètement dépourvu des deux à la fois. Nous allons donc essayer de montrer ici en quoi la philosophie pratique de Spinoza est bien une éthique et non pas une morale.
Deleuze propose, pour mesurer son importance dans la philosophie de Spinoza, de comprendre cette distinction comme "une triple dénonciation : de la "conscience", des "valeurs" et des "passions tristes""(Deleuze, Spinoza, Philosophie Pratique, ii). Comme nous l'avons déjà suggéré supra, une morale s'adresse principalement à une conscience qui est supposée pouvoir dire non à ce qu'elle sait être un mal. Ainsi, chez Descartes, de ce que "je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 7) et de ce que "le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps"(Descartes, Traité des Passions, art.40), la plus haute vertu morale consiste en ce qu'"il n'y a rien qui véritablement [m']appartienne que cette libre disposition de [mes] volontés ni pourquoi [je] doive être loué ou blâmé sinon pour ce que [j']en use bien ou mal"(Descartes, Traité des Passions, art.153). En d'autres termes, à condition encore que la substance pensante (res cogitans) possède naturellement un empire sur la substance étendue (res extensa), on peut inférer les règles fondamentale d'une morale : "la première est de tâcher toujours de se servir du mieux possible de son esprit pour connaître ce qui est à faire ou ne pas faire [...], la seconde est d’avoir une ferme et constante résolution d’exécuter tout ce que la raison conseille [...], la troisième est de tâcher toujours plutôt à se vaincre que la fortune et à changer ses désirs que l’ordre du monde"(Descartes, Lettre à Élisabeth, 4/08/1645). Sous ses trois espèces (intellectualisme, volontarisme, quiétisme), il est clair que le moralisme cartésien présuppose nécessairement le dualisme du corps et de l'esprit : supériorité de la connaissance par l'esprit sur la connaissance par le corps, volonté en droit coercitive à l'égard du corps, indifférence toujours possible pour le devenir des corps. Mais rien ne va plus si, à l'instar de Spinoza, on professe le monisme en disant que "l’Esprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée, [même si] certains sont persuadés que le corps obéit au commandement de l'esprit, [car] en effet personne jusqu'ici n'a déterminé ce que peut le corps [...] ; ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos"(Spinoza, Éthique, III, 2). Dans ce cas, en effet, on voit mal comment la connaissance intellectuelle d'une doctrine du bien et du mal pourrait exercer quelque influence volontaire sur un corps et, par conséquent, sur la vie de ce corps qui, nolens volens, est lié à l'esprit connaissant. Car si "la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, III, 2), alors nous devons aussi admettre que, tout comme le corps, "l’Esprit peut être l'objet d'un grand nombre de modifications, et passer tour à tour d’une certaine perfection à une perfection plus grande ou plus petite ; et ce sont ces divers affects qui nous expliquent ce que c’est que joie et que tristesse. J’entendrai donc par joie une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ; par tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection"(Spinoza, Éthique, III, 11). De sorte que, comme le souligne Deleuze, toutes nos "valeurs", à commencer par nos valeurs cardinales de "bien" et de "mal" sont, non pas ces entités pures et éthérées avec lesquelles les philosophes nous ont familiarisés depuis Platon, mais des affects (affectus), c'est-à-dire des modifications significatives (que Spinoza nomme "passions", pour respecter la terminologie en vigueur à son époque) de notre être indivis, tout à la fois corps et esprit. Plus précisément, "la connaissance du bien ou du mal n’est pas autre chose que l'affection de joie ou de tristesse, en tant que nous en avons conscience"(Spinoza, Éthique, IV, 8), c'est-à-dire en tant que nous nous en faisons une idée, une représentation. Bref, nous qualifions de "bien" ou de "mal" ce qui, respectivement, nous apporte de la joie ou de la tristesse, transitions vers plus ou vers moins de perfection. Dans ce cas, on comprend qu'il ne peut exister de feuille de route autonome destinée, pour parodier Descartes, à bien conduire son corps et trouver la vertu dans la morale. D'un point de vue spinozien, tout autre est la véritable fonction de celle-ci : comme l'expliquera Nietzsche plus tard, elle est un instrument d'asservissement des hommes en ce qu'elle ne peut pas ne pas être le vecteur de ce que Deleuze, à la suite de Spinoza, appelle les "passions tristes". Les moralistes ne sont pas drôles. Ils n'incitent pas à rire (sauf à leurs dépens, mais cela est une autre histoire). Car, si la joie se manifeste, notamment par et dans le rire, la tristesse, elle tend à le supprimer, voire à le criminaliser. Raison pour laquelle Nietzsche "irai[t] jusqu'à risquer un classement des philosophes suivant le rang de leur rire"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal), c'est-à-dire selon la place qu'ils accordent à ce bon indice des passions joyeuses qu'est le rire. Et, précisément, Spinoza reconnaît que "le rire [...] est une pure joie ; et par suite, à condition qu'il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même. Et ce n'est certes qu'une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie"(Spinoza, Éthique, IV, 45). Car, autre chose est d'admettre que "la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, [d'où il suit] que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions"(Spinoza, Éthique, IV, 4), autre chose est de prétendre que l'homme a besoin d'une morale pour dompter systématiquement lesdites passions en l'empêchant de prendre plaisir à l'effort (conatus) qu'il accomplit inévitablement pour persévérer dans son existence, notamment et le plus souvent par la satisfaction de ces passions auxquelles il est nécessairement soumis. Il s'ensuit que, dans l'absolu, une telle entreprise moralisante est inévitablement vouée à l'échec, puisque l'homme "suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4). De sorte que, en tant qu'une passion est un affect dont nous avons conscience, et qu'"un affect ne peut être contrarié ou supprimé que par un affect contraire et plus fort que l'affect à contrarier"(Spinoza, Éthique, IV, 7), ce qui est une conséquence du monisme spinozien, on ne peut, en toute rigueur, lutter contre une passion qu'en lui opposant une autre passion, de même qu'on ne peut contrarier une force qu'en lui opposant une autre force. Par conséquent, une morale ne peut, en fait, avoir pour effet, de faire prévaloir l'intellect comme le prétend Descartes, mais de faire plutôt triompher les passions tristes sur les passions joyeuses. Nous sommes là au cœur du problème : le propre d'une morale est de promouvoir les passions tristes comme seul remède possible aux passions problématiques quand il suffirait de leur opposer, certes, d'autres passions, mais pas nécessairement des passions tristes. La morale exige donc des hommes beaucoup plus qu'il ne serait utile. Et pourquoi donc ? Comment justifier l'existence d'une morale comme doctrine de l'affaiblissement ? Qui peut donc bien avoir intérêt à faire "admettre que le bien est ce qui apporte la tristesse"(Spinoza, Éthique, IV, app. xxxi) ?
La réponse de Spinoza est qu'"aucune divinité, ni personne d'autre que l'envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte, etc., qui sont signes d'une âme impuissante"(Spinoza, Éthique, IV, 45). Mais qui sont ces "envieux" ? Dans le roman d'Umberto Eco, le Nom de la Rose, le moine Jorge de Burgos, tombant par hasard sur un traité aristotélicien du rire dans la bibliothèque de l'abbaye, empoisonne consciencieusement les pages du livre afin qu'en soient éliminés tous les lecteurs potentiels. Au motif que "de ce livre pourrait partir l'étincelle luciférienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie [...]. Au moment où il rit, peut importe au vilain de mourir ; mais après, quand prend fin la licence, la liturgie lui impose de nouveau, selon le dessein divin, la peur de la mort. Et de ce livre, pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l'affranchissement de la peur. Et que serions-nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus affectueux des dons divins ?"(Eco, le Nom de la Rose, 7° jour). Ce passage est significatif en ce qu'il met en lumière les deux enjeux anthropologiques de la morale : la crainte et la superstition. D'abord, il n'y a pas de morale sans superstition. La morale, nous l'avons dit, exige trop des hommes. Kant le reconnaît : "comme nous ne pouvons espérer obtenir que d’une volonté moralement parfaite et en même temps toute puissante, le souverain bien que la loi morale nous fait un devoir de nous proposer comme objet de nos efforts, la morale conduit à reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129). Il n'y a pas de morale sans la représentation d'une source particulièrement pure, rigoureuse, exigeante et sévère de cette morale. D'où la pente superstitieuse consistant à "recouri[r] à la volonté de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l'ignorance"(Spinoza, Éthique, I, app.). Et, comme la "volonté de Dieu" suppose, en raison de l'originalité de la personne réputée "vouloir", la médiation de porte-paroles et interprètes patentés, l'aspect obscurantiste d'une telle explication est, si l'on dire, une bénédiction pour tous ceux qui "savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'hébétude [stupor], c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité"(Spinoza, Éthique, I, app.). Mais ce n'est pas tout. Comme le souligne Wittgenstein, "la première pensée qui vient en posant une loi de la forme : « Tu dois… » est celle-ci : et si je ne fais pas ainsi ?"(Wittgenstein, Tractatus, 6.422). Toute loi morale, en cela analogue à la loi pénale, présuppose le châtiment pour qui l'enfreindrait. Et, comme pour la loi pénale, la limite du châtiment est la mort. Sauf que, là où le châtiment pénal suprême prend nécessairement fin avec la mort du contrevenant, le châtiment moral suprême, lui, ne fait que commencer avec la mort et peut, de ce fait, se prolonger indéfiniment. Car, "au point de vue moral, nous avons une raison suffisante de supposer une vie de l'homme après la mort (après la fin de la vie terrestre), et même pour l'éternité, et de supposer, par suite, l'immortalité de l'âme"(Kant, la Religion dans les Limites de la Simple Raison, VI, 157). Nouvelle superstition qui, comme la précédente, inspire la crainte et, partant, détermine la servitude du crédule, tant il est vrai qu'"un homme en a un autre sous son pouvoir, quand il le tient enchaîné, ou quand il lui a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou de s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la crainte"(Spinoza, Traité Politique, II, 10). La morale présuppose donc une double superstition : l'existence d'un Être Suprême transcendant comme donateur du code et comme juge en dernier ressort de son application, et la survivance éternelle, au-delà de la corruption corporelle, d'un principe incorporel conçu, non comme une illusion réconfortante mais, tout au contraire, comme un facteur de terreur. Bref, la morale repose nécessairement sur la crainte : crainte de pécher, crainte d'être jugé, crainte d'être réprouvé, crainte d'être condamné et, in fine, crainte du pouvoir de cette caste sacerdotale (pour parler comme Nietzsche) auto-proclamée gardienne et interprète du code. Laquelle crainte se nourrissant d'ailleurs d'une troisième superstition impliquée par les deux premières : celle d'une justification mythologique se donnant pour historique. Voici, par exemple, le conseil donné au professeur de Jane par le tyrannique et très dévot directeur de la pension où elle vient d'être admise : "il ne serait pas inopiné de faire une brève allocution dans laquelle un judicieux éducateur ne manquerait pas de rappeler les souffrances des premiers chrétiens, les tourments des martyrs, les exhortations de Notre Seigneur lui-même enjoignant ses disciples de prendre leur croix et de le suivre"(Charlotte Brontë, Jane Eyre, vii). Comme le remarque plaisamment Deleuze, on a bien là "l'esclave, le tyran et le prêtre, trinité moraliste [...]. Ce qui les unit de toute manière, c'est la haine de la vie, le ressentiment contre la vie"(Deleuze, Spinoza, Philosophie Pratique, ii), empruntant à Nietzsche le terme de "ressentiment" correspondant, chez Spinoza, à l'"envie" qu'il définit comme "la haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est triste du bonheur d'autrui et, au contraire, qu'il est content du malheur d'autrui"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.23).
Bien différent de celui d'une morale se trouve être le fondement d'une éthique. Car si la vie morale de qui est esclave du tyran et du prêtre se borne à craindre les tourments soi-disant éternels d'un soi-disant au-delà de la vie dont ces derniers le menacent, en revanche, "l’homme libre [...] n’est point dirigé dans sa conduite par la crainte, mais il désire directement le bien, en d’autres termes, il désire agir, vivre, conserver son être d’après la règle de son intérêt véritable ; et par conséquent, il n’est rien à quoi il pense moins qu’à la mort, et sa sagesse est la méditation de la vie"(Spinoza, Éthique, IV, 67). En d'autres termes, "si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal aussi longtemps qu'ils seraient libres"(Spinoza, Éthique, IV, 68), ou, si l'on préfère : si les hommes naissaient libres, la morale ne serait d'aucune espèce utilité. Car, quand la morale conseille l'esclave, l'éthique, elle, guide l'homme libre. Mais libre de quoi, au juste, quand on sait que Spinoza "appelle libre une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir"(Spinoza, Lettre LVIII à Schuller), ce qui fait que, rigoureusement parlant, seul peut être qualifié ainsi "cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature"(Spinoza, Éthique, IV, préf.) tandis que nous autres, humains, "sommes passifs dans la mesure où nous sommes une partie de la Nature qui ne peut être conçue sans les autres parties"(Spinoza, Éthique, IV, 2) et que, par conséquent, "la force [conatus] par laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée, elle est surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures"(Spinoza, Éthique, IV, 3) ? Eh bien, précisément, libre de faire effort (conari) pour s'enquérir de ce qui lui est réellement utile, réellement et non pas illusoirement comme le fait superstitieusement miroiter une morale. Et Spinoza appelle "raison" un effort (conatus) en ce sens : "l’homme qui est conduit par la Raison [...] n’obéit à personne d’autre qu’à lui-même et fait seulement ce qu’il sait être primordial dans la vie et que, pour cette raison, il désire le plus"(Spinoza, Éthique, IV, 66). "Ce qu'il sait" et non pas "ce qu'il imagine". Car "une imagination est une idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente et qui indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la chose extérieure"(Spinoza, Éthique, IV, 9). Plus précisément, "l’imagination [est le] principe de toutes nos facultés passives"(Spinoza, Éthique, V, 42). Pour Spinoza, en effet, on peut tirer des connaissances "des choses particulières que les sens représentent d’une manière confuse, tronquée et sans aucun ordre [et] des signes, comme, par exemple, des mots que nous aimons à entendre ou à lire, et qui nous rappellent certaines choses [: c'est la] connaissance du premier genre, opinion ou imagination ; [...] des notions communes et des idées adéquates que nous avons des propriétés des choses. J’appellerai cette manière de considérer les choses Raison ou connaissance du second genre. [...] Il en existe un troisième, que j’appellerai Science Intuitive. Celui-ci va de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses"(Spinoza, Éthique, II, 40). Voilà en quoi "la connaissance par imagination est l’unique cause de fausseté"(Spinoza, Éthique, II, 41), tandis que "la connaissance [...] du second et du troisième genre est nécessairement vraie"(Spinoza, Éthique, II, 18). Ce qui rend illusoire la connaissance par l'imagination ("premier genre"), même si, faute de mieux, "l’esprit s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps"(Spinoza, Éthique, III, 12), c'est que l'horizon de connaissance de l'esprit imaginant est celui d'un corps réduit à exprimer ses seuls besoins immédiats de survie, alors qu'"une vie humaine [est] définie, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la Raison"(Spinoza, Traité Politique, V, 5). Aristote l'avait déjà remarqué : l'être humain ne se contente pas de vivre, mais tâche de vivre mieux. C'est en ce sens que l'imagination est une "faculté passive", une "cause de fausseté" : elle exprime toujours l'isolement, la faiblesse et la résignation qui caractérisent cette condition servile si propice à la superstition et à la crainte moralisantes. Voilà pourquoi nous dirons qu'"est libre celui qui est conduit par la Raison seule [...] et par suite qui n’a aucun concept du mal"(Spinoza, Éthique, V, 42). Pour un être humain, être libre, c'est, finalement, "s’aime[r] soi-même, cherche[r] l’utile propre, [...] désire[r] tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, [...] s’efforce[r] de conserver son être, autant qu’il est en lui"(Spinoza, Éthique, IV, 18). À la limite supérieure ("connaissance du troisième genre"), "la vertu suprême de l’esprit est de comprendre, or ce que l’esprit peut connaître de plus haut, c’est Dieu [ou la Nature]"(Spinoza, Éthique, IV, 28). Et comme cette limite, cette connexion avec l'entièreté de Dieu ou de la Nature, ne peut être atteinte qu'asymptotiquement, entre les deux extrêmes (imagination d'une part, Science Intuitive d'autre part), "il faut que les hommes cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est réellement utile [...] et par conséquent soient justes ; les hommes qui sont gouvernés par la Raison cherchent ce qui leur est utile et donc ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes [...]. Car si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que l’homme"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Le premier pas d'une démarche éthique est ainsi, pour un homme, à défaut d'une harmonie totale avec la Nature, de s'éloigner de la condition servile de l'être biologique isolé en accomplissant un effort de justice et de solidarité avec la société de ses semblables. Bref, la morale isole quand l'éthique rapproche. Du coup, si la morale insiste sur l'importance du châtiment, en revanche, l'éthique donne la priorité à cette récompense immanente à l'acte qu'est, comme Aristote l'avait déjà souligné, le mieux-vivre, l'eudaïmonia, le bonheur : "le bonheur [beatitudo] n’est pas la récompense de la perfection, mais la perfection elle-même"(Spinoza, Éthique, V, 42). Comme le dit aussi Wittgenstein, "il doit y avoir, en vérité, une espèce de châtiment et une espèce de récompense éthiques, mais ils doivent se trouver dans l'acte lui-même"(Wittgenstein, Tractatus, 6.422). Le châtiment et, accessoirement, la récompense sont transcendants, dissociés, dans une morale, tandis que la récompense et, accessoirement, le châtiment, sont immanents, indissociables dans une éthique.
On comprend, dès lors, l'importance de l'option morale
ou
éthique
comme
cadre
d'une éducation. Pour
une éducation morale,
"sustine
et abstine,
voilà ce qui prépare à une sage modération. Si l'on veut former
un bon caractère, il faut commencer par écarter les passions.
[Il ne s'agit pas] de chercher à satisfaire ses désirs et ses
penchants, car l'on doit, tout au contraire, être très mesuré et
très réservé"(Kant,
Réflexions
sur l'Éducation,
IX, 487-489).
L'éducateur éthique,
en revanche, considère
que "notre
principal effort dans cette vie, c’est de transformer le Corps de
l’enfant, autant que sa nature le permet et y conduit, en un autre
Corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde
à un Esprit doué à un haut degré de la conscience de soi et de
Dieu et des choses"(Spinoza,
Éthique,
V, 39). L'éducation
éthique
se
préoccupe donc du développement de la puissance du corps comme
objet de l'esprit quand
l'éducation
morale tend
à brider
la puissance du corps dans
lequel elle voit l'origine
des passions et, donc, du penchant au mal. Ce qui, pour Spinoza, induit une conséquence psychologique tout à fait importante : l'éthique, contrairement à la morale, ne cultive pas ce complexe de "passions tristes" qui, depuis Freud, a pris le nom de "culpabilité" et fonctionne, ainsi qu'il l'a montré, comme la forme la plus subtile et la plus sournoise du châtiment moral. En effet, dire que "l'Esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d'autant plus apte que son Corps peut être disposé d'un plus grand nombre de manières"(Spinoza,
Éthique, II, 14), c'est aussi dire que "qui a un Corps apte à un très grand nombre de choses a un Esprit dont la plus grande partie est éternelle"(Spinoza,
Éthique,
V, 39). Il est tout à fait frappant, pour qui lit le Traité de la Réforme de l'Entendement, de constater que Spinoza donne de ces objets éternels et immuables que sont, en particulier, les objets mathématiques, des définitions génétiques, c'est-à-dire en termes de construction par le corps : ainsi, une sphère est défini un objet engendré par la rotation d'un demi-cercle autour de son diamètre, etc. C'est que l'"éternité" dont parle Spinoza, radicalement différente en cela de la notion superstitieuse d'éternité présupposée par l'argument moraliste suprême de la punition post-mortem, n'est que l'autre nom de la nécessité, cette modalité du réel, la seule que reconnaisse Spinoza, qui fait suite à ce que tout, dans la Nature, est déterminé par les relations causales qu'entretiennent, entre elles, ses parties. Du coup, éduquer un être humain à rechercher ce qui lui est réellement utile en termes de connexions nécessaires avec d'autres parties de la Nature, c'est-à-dire d'autres idées ou d'autres corps, comme on voudra, bref, l'éduquer à comprendre les choses par la Raison et non par l'imagination, c'est le préparer à l'éternité. Car "il n'est pas de la nature de la Raison de contempler les choses comme contingentes mais comme nécessaires [...]. De là il suit qu'il dépend de la seule imagination que nous contemplions les choses, à l'égard tant du passé que du futur, comme contingentes"(Spinoza,
Éthique, II, 44). En particulier, il dépend de la seule imagination de tenir des raisonnements contrefactuels consistants à se demander ce que nous aurions été si les choses s'étaient passées d'une manière autre que celle dont elles se sont réellement passées. Ce faisant, nous tenons imaginairement le temps (Spinoza préfère dire "la durée") comme une sorte d'espace qu'il nous serait loisible de parcourir dans un sens ou dans un autre. Et de là naissent les regrets, les remords, les accablements divers et variés quant au passé, de même d'ailleurs que l'espoir, la langueur et la crainte pour le futur. Les personnages d'Emma Bovary chez Flaubert ou d'Anna Karénine chez Tolstoï illustrent assez les ravages que peuvent exercer sur une existence ces "passions tristes" qui reposent toutes sur ce que nous nous sentons coupables de quelque grave imperfection que la morale nous a imputée dans le passé ou nous impute dans le présent. Une éducation éthique à l'éternité est donc une éducation au temps présent, le seul temps qui nous appartienne, comme le dit Pascal. Une éducation à cette skholè (mot qui, rappelons-le, a donné "école"), ce loisir, et, peut-être même, à cet ennui dont nous parlent respectivement Aristote et Pascal et dont la fécondité et le caractère émancipateur ont été systématiquement dévalorisés par la morale qui ne voit dans l'un et dans l'autre que de détestables avatars de cette paresse qui, comme chacun sait, est mère de tous les vices. Wittgenstein résumera admirablement l'importance éthique qu'il y a à jouir du présent : "l'immortalité
de l'âme humaine, c'est à dire la survie éternelle après la mort,
non seulement n'est en aucune manière assurée, mais encore et
surtout n'apporte nullement ce qu'on a toujours voulu obtenir en en
recevant la croyance. Car quelle énigme se trouvera résolue du fait
de mon éternelle survie ? Cette vie éternelle n'est-elle pas aussi
énigmatique que la vie présente ? La solution de l'énigme de la
vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps
[...]. Si l’on entend par éternité non l’immortalité mais
l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans
le présent"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4312-6.4311). C'est en ce sens, je pense, qu'il faut comprendre l'affirmation de Spinoza selon laquelle, à condition toutefois d'être guidé en cette vie par une éthique digne de ce nom, "nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels"(Spinoza,
Éthique,
V, 23).
Mais alors, n'y a-t-il décidément aucun moyen de sauver la légitimité d'une morale ? Dans l'un de ses lumineux cours de Vincennes, celui du 09/12/1980, Gilles Deleuze établit entre "morale" et "éthique" la distinction suivante : "dans une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. Ça implique que l'essence est dans un état où elle n'est pas nécessairement réalisée, ça implique que nous ayons une essence. [...] Le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que tu peux ? [...] Du point de vue d'une éthique, tous les existants, tous les étants sont rapportés à une échelle quantitative qui est celle de la puissance. [...] Non pas ce que la chose est, mais ce qu'elle est capable de supporter et capable de faire"(Deleuze, Cours du 09/12/80). Dans une morale, nous dit Deleuze, c'est d'une essence générale de l'homme qu'il est question. Kant, par exemple, écrit que "les devoirs envers soi-même [...] consistent à posséder intérieurement une certaine dignité qui rend l'homme plus noble que toutes les autres créatures et il est du devoir de l'homme de ne pas renoncer en sa propre personne à cette dignité de l'humanité. [En particulier], l'humilité n'est à proprement parler rien d'autre qu'une comparaison de sa valeur avec la perfection morale"(Kant, Réflexions sur l'Éducation, IX, 489-491). Dans tous les cas, il s'agit bien toujours, dans une morale, de réaliser un devoir être idéal, de s'approcher plus ou moins de ce modèle de perfection que, depuis Platon, nous avons coutume d'appeler "le Bien". Or, Spinoza condamne fermement notre tendance à forger, par l'imagination, c'est-à-dire par le "premier genre" de connaissance, des idées mutilées et confuses d'une soi-disant essence générale d'une classe de choses singulières. Comme nous l'avons vu supra, Spinoza distingue les idées générales que forme inductivement notre imagination en tant que notre corps ou, ce qui revient au même, notre esprit est affecté passivement, isolément et aléatoirement par des causes extérieures et les notions communes qui procèdent déductivement de notre raison en tant que nous faisons effort pour comprendre (intellegere) ce qui nous est réellement utile en vertu du principe final selon lequel "plus nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 24). En ce sens, pour Spinoza, l'idée d'une essence, c'est-à-dire d'un être-éternel-et-immuable commun à plusieurs êtres singuliers est une "idée générale" de l'imagination et non une "notion commune" de la Raison. Car, nous dit Spinoza, "je dis appartenir [réellement] à l'essence d'une chose ce dont la présence pose nécessairement la chose, et dont la suppression supprime nécessairement la chose ; ou encore, ce sans quoi la chose, et inversement ce qui sans la chose, ne peut être ni se concevoir"(Spinoza, Spinoza, II, déf.2). Mais qu'est-ce donc qui peut être dit appartenir réellement à l'essence d'une chose dès lors que "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce [conatur], autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, III, 6) ? On voit bien que ce que la tradition philosophique nomme "essence" d'une chose et, l'effort (conatus) que produit nécessairement cette chose pour persévérer en son être et sans quoi elle ne serait plus ce qu'elle est, c'est tout un : "la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort [conatus] par lequel elle agit ou tend à agir, seule ou avec d’autres choses, en d’autres termes, la puissance d’une chose, ou l’effort par lequel elle tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 7). En d'autres termes être et pouvoir, essence et puissance, sont, chez Spinoza, synonymes. D'ailleurs, de cela seul que Dieu ou la Nature est cet être éternel et infini qui est, sans limite, cause de soi, c'est-à-dire qui s'affecte indéfiniment d'une infinité de modifications qui, par définition, ne peuvent être contrariées par rien d'extérieur, il suit que "l'essence de Dieu est sa puissance même"(Spinoza, Éthique, I, 34). A fortiori, si l'on considère, non le tout de la Nature mais l'une quelconque de ses parties, non seulement son essence se confond avec sa puissance, mais, de plus, elle est nécessairement une essence singulière consistant en sa puissance particulière comme résultante de l'ensemble des affects précis dont elle est l'objet hic et nunc et qui, activement (d'origine interne) ou passivement (d'origine externe), modifient son conatus. D'où la "notion commune" de l'humanité exposée en termes de conatus, c'est-à-dire de puissance d'être spécifique au genre humain en tant qu'un homme est un être conscient, c'est-à-dire capable de forger des idées de ses propres idées : "cet effort [conatus], quand on le rapporte à la fois à l'esprit et au corps, on le nomme Appétit, et il n'est, partant, rien d'autre que l'essence même de l'homme [...]. Ainsi, le désir, c’est l’appétit accompagné de la conscience de lui-même"(Spinoza, Éthique, III, 9). Il s'ensuit que "le désir [cupiditas] est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort [conatus] par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Définition qui, on le voit, est doublement dévastatrice pour une morale : ou bien l'on considère que l'essence de l'homme est le désir particulier de chacun et alors il n'est nul besoin d'une morale comme gardienne d'une essence désirante qui sera toujours et partout, nécessairement réalisée ; ou bien l'on récuse l'idée générale d'essence comme mutilée et confuse pour lui préférer la notion commune claire et distincte de puissance et alors il faut admettre qu'une morale qui présuppose une essence qui n'existe pas est tout simplement absurde. Là encore, la réflexion sur ce qu'est réellement une morale nous ramène à l'éthique. Bref, il semble bien que, comme nous le suggère Deleuze, l'Éthique de Spinoza soit un traité de la puissance plutôt que de l'essence humaine, avec son corollaire : si parler de l'essence d'un être, c'est nécessairement parler de ses limites et de ses limitations à l'égard d'un modèle intelligible et de son divin créateur, tenir un discours sur la puissance de cet être, c'est présupposer les moyens humains de cultiver, de développer et d'accroître cette puissance. Autrement dit, si l'essentialisme conduit à la morale, le potentialisme (si nous osons ce néologisme), en revanche, est la voie vers l'éthique.
Une illustration particulièrement significative et plaisante à la fois de l'absurdité de l'essentialisme moralisateur nous est fournie par les sept lettres échangées entre Spinoza et Blyenbergh au sujet du mal. Cet extrait de l'une des trois réponses de Spinoza résume notre discussion : "nous savons que toute chose existante, considérée en elle-même et non relativement à quelque autre, enveloppe une perfection ayant exactement les mêmes limites que son essence, car essence et perfection, c'est tout un. [...] Par suite, nous ne pouvons trouver aucune imperfection dans la décision prise par Adam [de manger du fruit défendu]. [...] De plus, nous ne devons pas dire que la volonté d'Adam est contraire à la Loi de Dieu et qu'elle est un mal parce qu'elle déplaît à Dieu. [...] Ce serait attribuer à Dieu une grande imperfection, cela est en contradiction absolue avec la nature de la volonté divine. Cette volonté, en effet, ne différant en rien de son entendement, il est aussi impossible qu'un événement quelconque arrive contrairement à sa volonté. [...] Le mal qui est en elle n'est pas autre chose que la privation d'un état [de pureté imaginaire] qu'à cause d'elle Adam a dû perdre. [Ce qui] n'a de sens qu'à l'égard de notre entendement, non à l'égard de l'entendement divin. Cette appellation [de privation] a pour origine l'habitude où nous sommes de joindre ensemble tous les individus d’un même genre, par exemple tous ceux qui ont la forme extérieure des hommes, et qu’ainsi nous jugeons que tous sont également aptes à la plus grande perfection que nous pouvons déduire de cette définition ; et quand nous en trouvons un dont les œuvres contredisent à cette perfection, alors nous l’en jugeons privé et qu’il s’écarte de sa nature"(Spinoza, Lettre XIX à Blyenbergh). Adam (l'exemple serait ironique s'il avait été choisi par Spinoza, mais il l'a été par son correspondant), comme toute chose singulière, est une partie de la Nature. À ce titre, il n'existe qu'en tant que conatus ou puissance d'être. Quelque fautif et détestable qu'il fût jugé, a posteriori, par des hommes ayant fait usage de leur imagination pour exprimer la tristesse dont ils étaient affectés en évoquant son cas par trop déviant d'une essence humaine impeccable (au sens étymologique de ce terme), Adam, non plus qu'aucun homme, n'a été privé par Dieu ou la Nature de quelque perfection, c'est-à-dire de quelque réalité, que ce soit. Les unes et les autres sont des choses singulières déterminées à exister et à se comporter de telle et telle manière précise et déterminée. En ce sens chacune de ces "choses singulières" est aussi parfaite, c'est-à-dire comporte autant de réalité, que possible, même au moment où on impute, à tort ou à raison, quelque défaut à leur comportement. Car, "le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au repos ; et, en un mot, tout ce qui se produit dans un corps a dû provenir de Dieu, en tant qu’affecté d’un certain mode de l’étendue"(Spinoza, Éthique, III, 2). En d'autres termes, il n'y a pas de morale, il n'y a pas de bien ou de mal dans l'absolu, c'est-à-dire autrement que dans l'expression confuse d'un affect de joie ou de tristesse faisant suite à une comparaison avec une essence imaginaire. Et il n'y a pas, à proprement parler, d'essence de l'homme parce qu'il n'y a, ni en l'homme, ni en Dieu, de substance spirituelle transcendante, c'est-à-dire séparée du corps, pour concevoir, pour vouloir réaliser ou non et, par conséquent aussi, pour évaluer le degré d'accomplissement d'une telle essence en termes de bien, de mal, ou de quelque autre valeur que ce soit : "la volonté n'est qu'une certaine manière [modus] précise de penser, tout comme l'entendement ; et par suite chaque volition ne peut exister ni être déterminée à opérer que par une cause, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi de suite à l'infini"(Spinoza, Éthique, I, 32). Donc, non seulement il n'existe, stricto sensu, aucune imperfection dans le péché (pourtant si symbolique) d'Adam, mais, si l'on tient à conserver la notion anthropomorphique de "volonté divine" pour décrire cet événement, on doit admettre aussi que "les méchants expriment, à leur manière, la volonté de Dieu"(Spinoza, Lettre XIX à Blyenbergh) et, donc, que la faute imputée à Adam est tout à fait conforme à la volonté de Dieu entendue comme mode infini de l'attribut infini de la pensée divine. Mieux (ou pire) encore : dans la mesure où "les choses n'ont pu être produites par Dieu d'aucune autre manière, ni dans aucun autre ordre qu'elles ont été produites"(Spinoza, Éthique, I, 33), alors, nécessairement, "puis donc que la volonté ou la décision d'Adam, considérée en elle-même, n'est pas un mal et, à proprement parler, ne va pas contre la volonté de Dieu, Dieu peut en être la cause, ou plutôt [...] doit en être la cause"(Spinoza, Lettre XIX à Blyenbergh). La "faute" d'Adam n'est pas un mal, elle est conforme à la volonté de Dieu et Dieu n'avait pas le choix de vouloir autre chose que ce qu'Adam a commis : triple sacrilège ! Décidément, il va falloir s'habituer à penser que "les choses ne sont pas plus ou moins parfaites selon qu'elles charment ou offensent le sens des hommes"(Spinoza, Éthique, I, app.).
C'est
pourquoi Deleuze propose de substituer la question féconde "que
peut ce corps ?" à la question oiseuse "qu'est ce corps
?". On abandonne ainsi le faux problème de l'esse
et on lui substitue le vrai problème, celui du posse.
On passe alors de l'illusoire essentia à
la réelle potentia.
En conséquence, loin d'une morale
qui prétend établir entre les êtres des différences qualitatives
d'essence (on dirait aujourd'hui "de
mérite"), une éthique
établira entre les êtres des différences quantitatives de
puissance (Marx dirait "de moyens d'existence") : "le
point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce
que tu peux ? [...] Du point de vue d'une éthique, tous les
existants, tous les étants sont rapportés à une échelle
quantitative qui est celle de la puissance.
[...]
Non
pas ce que la chose est, mais ce qu'elle est capable de supporter et
capable de faire"(Deleuze,
Cours
du 09/12/80).
Rien d'étonnant alors à ce que la notion politique de "droit"
soit un autre enjeu majeur de la distinction entre morale
et
éthique.
Si,
comme pour Kant, la loi civile est conçue par référence à la loi
morale, il
y aura
discontinuité entre un droit de l'existence et une morale de
l'essence : "la
loi universelle du droit est : agis extérieurement de telle sorte
que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté
de chacun selon une loi [morale] universelle"(Kant,
Doctrine
du Droit,
VI, 231). Priorité sera
donc donnée à la loi morale pour réguler intérieurement,
c'est-à-dire
réellement, essentiellement,
les
rapports
entre
les
êtres, le droit n'intervenant que pour ménager les formalités
extérieures
(c'est-à-dire
les aspects corporels,
existentiels)
de ces rapports.
Tandis qu'un point de vue éthique
sur
le droit identifie nécessairement le droit et la puissance : "le
droit de toute la nature et partant le droit de chaque individu
s’étend jusqu’où s’étend sa puissance ; et par
conséquent tout ce que chaque homme fait d’après les lois de la
nature, il le fait du droit suprême de la nature, et autant il a de
puissance, autant il a de droit"(Spinoza,
Traité Politique,
II, 4). Du coup, le problème posé au droit civil n'est plus purement formel, comme chez les
moralistes, mais bien réel : "si
les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun posséderait
son propre droit sans aucun dommage pour autrui. Mais [...] comment
peut-il se faire que les hommes, qui sont nécessairement soumis aux
affects inconstants et divers, puissent se donner cette assurance
réciproque et avoir foi les uns dans les autres ? Cela paraît
évident [...] : à savoir que nul affect ne peut être contrarié
que par un affect plus fort et opposé à l'affect à contrarier, et
que chacun s’abstient de faire un mal par crainte d’un mal plus
grand. Par cette loi donc, la Société pourra se rendre ferme,
pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que chacun a de
se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait par
conséquent le pouvoir de prescrire une règle de vie
commune"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37). Le
problème éthique
posé
au droit civil est donc de trouver les moyens concrets de
permettre à chacun de vivre heureux en augmentant
sa
puissance d'être sans diminuer pour
autant la
puissance d'être de tous, ce qui ne manquerait pas d'arriver
si les parties (les citoyens) ne voyaient leur droit de nature
subordonné au droit de nature du tout (la Cité) et si les relations entre ces parties étaient, des relations de concurrence, de compétition, c'est-à-dire, selon la formule de Hobbes, bellum omnium contra omnes. Mais c'est, là
encore, une affaire de
degré d'éducation
et non pas d'essence
absolue,
éternelle, immuable. La nature du problème est sociale et non pas métaphysique :
"le
meilleur État [...] est celui où les hommes vivent dans la concorde
et où la législation nationale est protégée contre toute
atteinte. En effet, il est certain que les séditions, les guerres,
l’indifférence systématique ou les infractions effectives aux
lois sont bien plus imputables aux défauts d’un État donné qu’à
la méchanceté des hommes. Car les hommes ne naissent point membres
de la société mais s’éduquent à ce rôle"(Spinoza,
Traité
Politique,
V, 2).
Il est clair que, pour Spinoza, une éthique est
"utile, et pas peu, à la société commune en tant qu'elle
enseigne de quelle façon il faut gouverner et conduire les citoyens,
non pour qu'ils soient esclaves [...] mais pour qu'ils fassent
librement le meilleur"(Spinoza,
Éthique,
II,
49). Pour autant, sous réserve de révision conceptuelle concernant le sens de "morale" et le sens de "religion", Spinoza ne condamne pas l'usage commun des termes relatifs à la moralité, pas plus d'ailleurs que ceux qui ont trait à la religion : "tout
désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant
que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion.
J’appelle moralité [pietas] le désir de faire du bien dans un
Esprit que la Raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par
les liens de l’amitié, quand il possède un Esprit qui se gouverne
par la Raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi
ce qui est l’objet des louanges des hommes que la Raison gouverne,
comme le malhonnête est ce qui est contraire à la formation de
l’amitié"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37). Mieux encore : Spinoza, plus que tout autre, sait pertinemment que la société de ces êtres nécessairement toujours soumis aux passions que sont les êtres humains aura toujours, peu ou prou, besoin du secours d'une morale vulgaire pour fonctionner harmonieusement : "les enseignements moraux [...] sont toujours divins et salutaires et le bien qu'engendrent la vertu et l'amour de Dieu, qu'il nous vienne de Dieu conçu comme un juge ou découle de la nécessité de la nature divine n'en sera ni plus ni moins désirable, comme en revanche les maux qu'engendrent les actions et les passions mauvaises ne sont pas moins à redouter parce qu'elles en découlent nécessairement"(Spinoza, Lettre LXXV à Oldenburg). De même que Pascal tire sa morale vers l'éthique lorsqu'il explique que l'on a tout à gagner en cette vie à parier sur l'existence de Dieu, Spinoza reconnaît que si l'éthique est supérieure à la morale, celle-ci demeure néanmoins probablement incontournable comme régulateur social.
Pour conclure, une morale est une doctrine qui requiert une conscience capable de reconnaître, par comparaison à une essence comme paradigme théorique, un défaut d'être dans certains comportements typiques du corps auquel elle est liée. Par suite, cette conscience est supposée instruire une volonté autonome de la nécessité de brimer les élans spontanés du corps sous peine, à la limite, de tourments éternels infligés à l'âme post mortem corporis par un juge-législateur omniscient et omnipotent, et, dans l'immédiat de culpabilité que le sujet moral s'inflige lui-même. Contrairement à la morale, l'éthique ne voit pas dans la faute un manque d'essence mais un manque de puissance. Aussi, les comportements socialement indésirables peuvent-ils bien plus efficacement être maîtrisés par une éthique, c'est-à-dire par une recherche attentive des conditions, non d'un affaiblissement, mais, tout au contraire, d'un accroissement réel et durable de la puissance de penser et donc, parallèlement, de la puissance d'agir des êtres imparfaits et, pour cela, faillibles, que nous sommes. Bref, la meilleure réponse possible au problème moral posé par la nécessité de tempérer et de contenir nos penchants, c'est encore l'éthique : "nous n’en éprouvons pas de la joie parce que nous parvenons à réprimer nos penchants, c’est au contraire parce que nous en éprouvons de la joie que nous parvenons à réprimer nos penchants"(Spinoza, Éthique, V, 42). Pour qui, comme Spinoza, réfute le dualisme de l'âme et du corps, et donc aussi l'autonomie de la volonté, pour qui ne voit dans les conditions de dispensiation, d'évaluation et de sanction de la doctrine morale que superstitions, la fonction d'une morale est principalement d'établir, de justifier et de perpétuer un pouvoir clérical qui ne doit son autorité qu'à la crédulité du vulgaire, encore que Spinoza ne nie nullement qu'une morale puisse contribuer cependant à harmoniser les comportements humains en complément de la loi civile. Il reste que Spinoza écrit une Éthique dans laquelle il n'a de cesse de fustiger ces moralistes qui "attribuent la cause de l'impuissance et de l'inconstance des hommes, non pas à la puissance commune de la nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine et, pour cette raison, [qui] la déplorent, en rient, la mésestiment, ou bien, et c'est le cas le plus courant, la maudissent"(Spinoza, Éthique, III, préf.).
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