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jeudi 8 janvier 2015

TO BE OR NOT TO BE CHARLIE ?




(lire aussi les très salutaires Charlie à tout prix ? de Frédéric Lordon, le rouge et le tricolore d'Alain Badiou, trois mots pour les morts et pour les vivants d'Etienne Balibar et Charlie Hebdo, l'ultimo sfregio a colpi di retorica de Marco d'Eramo)

Quelques minutes à peine après le sanglant attentat perpétré dans les locaux de l'hebdomadaire Charlie Hebdo, c'est déjà l'union sacrée. Du président de la République à la ménagère de cinquante ans en passant par les touristes et les lycéens, "nous sommes tous Charlie" ! Pour ma part, en pleine période de commémoration du centenaire des débuts de la Première Guerre Mondiale, l'immédiateté médiatico-compassionnelle de cette union sacrée1 me plonge dans un abîme de perplexité. Au point que je ne puis m'empêcher de penser à ce passage de Céline  : "bandes de charognes, c'est la guerre ! qu'ils font. On va les aborder les saligauds qui sont sur la patrie n°2 et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! y a de tout ce qu'il faut à bord ! Tous en choeur ! Gueulez voir un bon coup et que ça tremble : Vive la patrie n°1 ! Qu'on vous entende de loin ! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la médaille et la dragée du bon Jésus ! Nom de Dieu !"(Céline, Voyage au bout de la Nuit, 9).

Non pas que je me réjouisse, loin de là, de ce qui s'est passé (ou, plus exactement, de ce qui s'est probablement passé si la relation de l'événement par les media ne déforme pas trop la réalité et ne manipule pas trop l'opinion). D'abord parce que la brutalité lâche et aveugle sans laquelle il n'y aurait pas de terrorisme a causé des pertes humaines. Et une perte humaine est toujours socialement irréparable (c'est toujours un individu unique et, partant, irremplaçable qui disparaît) et métaphysiquement vertigineuse (c'est toujours le gouffre terrifiant du néant de la mort qui s'ouvre devant nous). Non seulement dans la personne de ces extraordinaires talents artistiques et humoristiques que sont des dessinateurs comme Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski ou l'économiste Bernard Maris. Mais aussi dans la personne des travailleurs et des travailleuses, des passants et des passantes qui, pour leur malheur, se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. Ensuite parce que, si le terrorisme est l'arme des faibles, comme il y a de plus en plus de faibles, il n'est pas complètement absurde d'avoir des sueurs froides pour le proche avenir. Et si, comme j'incline plutôt à le penser, le terrorisme est simplement la propension à la terreur, "la justice prompte, sévère, inflexible [...] conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux besoins les plus pressants de la patrie"(Robespierre, Discours à la Convention, 5 février 1794), ce qui a le mérite de justifier le terrorisme des forts vers les faibles, alors, comme les forts, en ce sens (c'est-à-dire les États "démocratiques"), sont techniquement et militairement de plus en plus forts, il n'y a pas moins de souci à se faire. Bref, comme tout crime, celui-ci ne peut pas ne pas susciter la colère à l'égard de ses auteurs, la pitié à l'égard de ses victimes et l'effroi à l'égard du type de relations humaine qu'il exemplifie et préfigure. 

Mais enfin ... 

Au nom de quoi les 12 morts (officiellement comptabilisées au moment où je rédige cet article) de ce carnage ont-elles le droit de susciter en nous des réactions compassionnelles sans commune mesure avec celles qui furent les nôtres lorsque, par exemple, les Israëliens faisaient, cet été et dans le cadre d'un terrorisme d'État d'une tout autre ampleur que cette opération de grand banditisme international, 50 morts par jours pendant 50 jours consécutifs au cours d'une offensive dite "Bordure Protectrice" menée par Tsahal dans la bande de Gaza2 ? Est-ce à dire que l'on s'indigne plus et mieux en période de voeux de début d'année qu'au moment des congés estivaux ? Est-ce à dire que l'on s'indigne d'autant plus et d'autant mieux que les victimes nous sont géographiquement et culturellement plus proches ? Est-ce à dire, comme Saint Augustin que, si le meurtrier d'un homme est un assassin, celui d'une masse d'hommes, en revanche, est un héros ? Sans doute un peu de tout ça. Mais reconnaissons tout de même que ce différentiel d'indignation collective mérite d'être questionné. En tout cas,  il me dérange.

Une explication très peu pertinente et même, à la limite, scandaleuse, (je l'entends, en tout cas, colporter ad nauseam) consiste à dire que, en l'occurrence, ce n'est plus seulement la vie des gens qui est menacée et détruite, mais, bien au-delà, c'est la liberté. Ah ... la liberté ! Cette "valeur fondatrice" de notre République ! D'abord, il faudrait qu'on m'explique en quoi il peut exister, en ce monde (ou même, si vous y tenez, dans un autre monde) un bien plus important que la vie. À quoi rime, exactement, de défendre une liberté qui ne soit une liberté d'hommes vivants, ou, plus précisément, une liberté d'hommes vivant une vie authentiquement humaine ? À moins que ces défenseurs zélés et pointilleux de LA liberté in abstracto ne soient tous, sans le savoir, des platoniciens convaincus, convaincus qu'il existe, quelque part, dans un milieu éthéré, un Ciel des Idées, des entités idéelles et idéales supérieures à nos misérables existences, nos pauvres vies qui, comme le chantait Brassens sont, pour la plupart d'entre nous, à peu près notre seule richesse ici-bas. Et, à supposer que ce soit le cas, à supposer que LA liberté soit, au fond, plus importante que la vie, qu'est-ce qui nous autorise à alléguer qu'à Gaza aussi, ce n'est pas seulement la vie des Palestiniens mais LA liberté de tout un peuple qu'on assassinait tranquillement cet été ? La liberté plus importante que la vie et ses souffrances ?! On croirait entendre le sinistre Nabucet faisant la morale à ce pauvre soldat qui a perdu les deux jambes dans les tranchées en lui soutenant qu'au fond, la vraie vie se moque bien de la souffrance physique : "un grand philosophe a dit que toute tristesse est une diminution de soi-même. Eh bien, jeune homme, il ne faut pas ... - Deux jambes en moins, c'est aussi une diminution. - Il raisonne, s'écria Nabucet. Il tient tête, voyez-vous [...]. Vous avez raison de ... raisonner, reprit-il gravement, c'est bien, c'est même très bien ... Souvenez-vous encore d'une chose : c'est que la vie est intérieure. In-té-ri-eu-re .."(Guilloux, le Sang Noir, 282-283). 

J'entends dire que ce n'est justement pas tant LA liberté en soi, mais la liberté d'expression qui est un bien inestimable pour notre République. Fort bien. Mais liberté d'expression pour qui ? Lorsqu'on veut envoyer ad patres celui qui s'exprime, quelle est la liberté qu'on opprime au premier chef ? Celle de l'informateur ou celle de l'informé ? Celle de l'informateur, sans aucun doute. Mais si, comme c'est manifestement le plus souvent le cas aujourd'hui sous nos latitudes, l'informateur est une holding financière qui n'a de cesse de faire toujours plus de profit en exploitant ses travailleurs et en vendant au plus grand nombre un service (l'information) à très forte valeur ajoutée, la liberté d'expression entendue de cette manière mérite-t-elle vraiment d'être défendue par d'autres que ceux-là mêmes dont elle remplit les poches ? Si maintenant, par liberté d'expression, on entend non seulement la liberté d'informer mais aussi, peut-être, celle d'être informé, alors je demande en quoi la menace de voir disparaître un medium d'information restreint le champ des possibles pour le consommateur d'informations Lambda dans la mesure où, dans ce domaine de production comme dans tous les autres, la tendance est à la concentration monopolistique, ne fût-ce que celle de ces quelques agences de presse omnipotentes auxquelles sont abonnés la plupart des media ? Comme le dit Bouveresse, "la seule de forme de liberté que la grande bataille pour la liberté de la presse a permis de conquérir est [...] contrairement à ce que l'on prétend, bien différente de la liberté de l'esprit, avec laquelle elle n'a plus guère de rapport, et se réduit en fait essentiellement à celle du marché, avec toutes les possibilités d'exploitation cynique de la crédulité de l'acheteur, de manipulation, de fraude, d'escroquerie et de tromperie sur la marchandise qui en résultent"(Bouveresse, Schmock ou le Triomphe du Journalisme, i).

On objectera que Charlie Hebdo est un medium indépendant et qu'à travers lui, c'est donc le pluralisme des opinions qui est menacé. D'accord. Mais indépendant de qui, indépendant de quoi ? Spinoza ou Rousseau nous ont, par le passé, attiré notre attention sur ce que la liberté, et, en particulier, celle de penser, ne consiste nullement dans une indépendance fantasmée mais plutôt dans un certain type de dépendance. En d'autres termes, dis-moi de qui ou de quoi tu dépends, je te dirai si tu es libre ou non. De toute évidence, cet hebdomadaire (Charlie Hebdo) n'est pas plus indépendant que n'importe quelle entreprise éditoriale à l'égard de ces fameuses agences de presses dont nous avons fait état. Toutefois, Charlie Hebdo est (tout comme le Canard Enchaîné ou Siné Mensuel) indépendant des annonceurs, puisqu'il n'est pas financé par de la publicité. Mais cela suffit-il à garantir l'originalité d'un produit journalistique qui participerait ainsi, effectivement, de la pluralité des opinions ? Disons qu'on a le droit d'être étonné par la conception du pluralisme d'opinions d'un hebdomadaire dirigé, depuis sa (re-)fondation en 1992 jusqu'en 2009 par un certain Philippe Val, lequel n'a pas hésité à en a licencier le dessinateur et humoriste Siné pour irrévérence à l'égard d'un certain Jean Sarkozy, puis qui, ayant été nommé à la direction de France Inter par un certain Nicolas Sarkozy, en a exclu les journalistes Didier Porte et Stéphane Guillon dont les chroniques agaçaient le pouvoir sarkozyste, et qui, par ailleurs, n'a jamais caché ses affinités avec une certaine Carla Bruni-Sarkozy3. Plus encore, on a le droit de se poser des questions sur la conception du pluralisme défendu par un hebdomadaire qui, à partir de la reproduction des caricatures de Mahomet originairement parues dans le journal danois Jyllands-Posten en septembre 2005, n'a eu de cesse d'exploiter le très rentable filon de l'islamophobie bon chic bon genre qui trouve son origine dans la réaction des élites occidentales après les attentats du 11 septembre 2001. Vous me direz que ce n'est pas parce que ce que j'ai, par ailleurs4, appelé l'islamodakie est professée par la classe dominante et devient, de ce fait, une idée dominante, qu'elle est nécessairement fausse ou absurde. Bien entendu. Mais ce qui est faux ou absurde, en revanche, c'est l'idée selon laquelle le fait de réduire au silence celui qui promeut une telle thèse est une atteinte au pluralisme : par hypothèse, une tendance dominante ne manquera jamais de promoteurs ni de défenseurs aussi longtemps qu'elle sera dominante. Tout cela pour dire que Charlie Hebdo a beau être effectivement indépendant des annonceurs, il n'en participe pas moins de la perpétuation et de la reproduction de l'ordre social et moral dominant. Il n'y a donc pas lieu de voir, dans l'attentat terroriste dont il a été l'objet, un attentat contre la liberté d'opinion.

L'argument le plus puissant que j'entends invoquer en faveur de la lecture de cet acte de terrorisme comme une atteinte aux fondements de notre République, cela consiste à dire que Charlie Hebdo est un journal satirique et, qu'à ce titre, ce n'est pas seulement la liberté d'information ou de pensée qui était visée, mais la liberté de critique. Cet argument mérite toute notre attention. Car, en effet, si nous autres, êtres pensants et raisonnants, ne sommes pas autorisés à critiquer le donné, à douter des évidences, à détruire des idoles, alors la notion même de liberté se trouve vidée de tout contenu. Tout mouvement d'émancipation, toute rébellion contre l'ordre établi, toute révolution a toujours été l'aboutissement d'un processus critique, l'arme de la critique (intellectuelle) se transformant, le cas échéant, comme le disait Marx, en critique par les armes. La question est donc de savoir dans quelle mesure Charlie Hebdo est effectivement une institution de promotion de la critique. Car après tout, on peut tout à fait défendre l'ordre social établi au nom d'une critique d'un ordre social bien pire dont on redoute, à tort ou à raison, l'avènement. Il semble qu'il y ait là, indiscutablement, un élément de l'identité génétique de Charlie Hebdo. Nul ne contestera le caractère généralement iconoclaste de la démarche éditoriale des héritiers de Hara Kiri et de Fluide Glacial, notamment à l'égard des dogmes franco-français de soumission aux institutions politiques et aux institutions cléricales. Le journal a d'ailleurs été, à ce titre, souvent poursuivi en justice.

Cela suffit-il à faire de Charlie Hebdo un journal satirique ? Jacques Bouveresse définit la satire comme "la volonté de régler au moins leur compte à des choses qui ne paraissent pas crédibles ni respectables sans se croire nécessairement obligé de les remplacer par autre chose"(in Wittgenstein et la Critique du Monde Moderne). Je crois que cela suffit à pointer le piège dans lequel s'est enferré l'hebdomadaire : il s'agit de "régler leur compte à des choses", en l'occurrence, le plus souvent, à des institutions, et non à des personnes. On peut toujours (et, lorsqu'on se prétend journal satirique, certainement le doit-on) s'en prendre à des personnes en tant qu'elles incarnent des institutions (rappelez-vous : "Bal tragique à Colombey : un mort"5). Ce faisant, par l'audace de la perspective inédite offerte aux yeux des lecteurs (d'où la puissance de la caricature qui distord la réalité à volonté et à l'excès), on les surprend, on peut même les choquer. Mais enfin, on n'humilie personne : caricaturer le Général de Gaulle n'a jamais équivalu à le mépriser. Or, depuis l'affaire dite des "caricatures de Mahomet", tant en France qu'à l'étranger, il en va tout autrement. Certes leurs auteurs et leurs défenseurs protestent, sans doute de bonne foi, qu'ils visent l'institution religieuse islamiste, qu'ils s'évertuent d'ailleurs, souvent même, à démarquer de l'institution religieuse musulmane, et non pas les musulmans dans leurs personnes.

Je crains que ce ne soient là des arguments inconséquents. Il est tentant et aisé, pour un athée (et je m'empresse de préciser que je suis athée, pour qu'on ne me reproche pas de promouvoir quelque forme de religiosité que ce soit), de dénigrer la croyance religieuse en général en ignorant que la religion n'est pas une institution comme les autres6. Or, à l'instar de Spinoza qui a "tâché de tout coeur, non de ridiculiser, ni de déplorer, ni de détester les actions humaines, mais de les comprendre [sedulo curavi, humanas actiones non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere ]"(Spinoza, Traité Politique, I, 4), Wittgenstein fait remarquer que la religion peut aller, chez le vrai croyant (appelons-le "fondamentaliste" si vous voulez), jusqu'à conditionner sa vie tout entière. Durkheim ou Girard vont même jusqu'à souligner que la religion est l'autre nom du sacré7 et que, comme il n'existe pas de civilisation qui soit exempte d'une conception déterminée du sacré, il n'est donc de civilisation sans religion. Sont-ce des raisons pour s'abstenir de critiquer le sacré et donc la religion ? Sans doute, non. Toutefois, celui qui critique le sacré à travers une caricature de l'institution religieuse doit mesurer le risque spécial qu'il prend : pas seulement étonner ou choquer ses lecteurs, mais, nolens volens, mépriser ou humilier l'identité personnelle de certains, voire de la totalité d'entre eux, ceux, précisément, pour qui l'objet de la caricature est sacré, et, parmi eux, ceux pour qui une conception religieuse étroite, voire rétrograde, du sacré demeure le seul fondement de leur identité personnelle. Si on le déplore, il faut avoir le courage d'admettre que "la suppression de la religion comme bonheur illusoire du peuple est une exigence de son bonheur réel. L’exigence de renoncer aux illusions sur sa condition est l’exigence de renoncer à une condition qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est ainsi virtuellement la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole"(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel). En d'autres termes, ceux qui ridiculisent des postures religieuses prétendument incompatibles avec les exigences démocratiques seraient sans doute plus crédibles s'ils fustigeaient les générateurs économiques et sociaux de telles postures de repli religieux. Au lieu de déplorer les symptômes, ils feraient sans doute mieux de s'interroger sur les causes de ce qu'ils considèrent comme un mal, voire comme LE mal. On en est loin.

En tout cas, il est puéril et naïf de penser que l'on va lutter contre l'institution religieuse en la caricaturant : la caricature religieuse ne fera rire que ceux qu'elle ne concerne pas et elle les fera rire aux dépens de ceux qu'elle concerne. D'où le double problème : les caricatures religieuses sont humiliantes pour des croyants qui, au surplus, doivent supporter le ricanement des blasphémateurs ! À cet égard, des journalistes de Charlie Hebdo se sont prévalus d'un prétendu "droit au blasphème". Mais qu'est-ce que ça veut dire "droit au blasphème" ? Certes, le délit de blasphème a été aboli en France en 1881. Il en résulte un "droit" synonyme d'absence de qualification juridique et donc de procédure légale de poursuite contre des comportements autrefois qualifiés de blasphématoires. Mais un tel "droit" ne peut-être qu'un droit par défaut, une tolérance, non une créance8. Éliminons d'abord le cas où quelqu'un blasphème par ignorance du caractère blasphématoire de ce qu'il dit, car alors, le "droit au blasphème" n'est plus qu'une variante du "droit à l'erreur", par défaut de connaissance. Or le "droit à l'erreur" n'est pas un droit, mais un fait. Si, maintenant le blasphème est proféré en toute lucidité, comment voulez-vous qu'un tel acte soit juridiquement garanti ? Comment voulez-vous que quiconque vous accorde le droit positif de piétiner ce qu'il considère comme sacré ? Comment voulez-vous que quiconque vous reconnaisse le droit de l'injurier, de le diffamer, de l'insulter, car telle est l'origine étymologique du verbe grec blapteïn d'où est tiré "blasphème" ? Un tel "droit" n'est pas non plus un droit mais un pur rapport de force qui, comme dirait Rousseau, ne subsistera qu'aussi longtemps que celui qui en use sera le plus fort. Sur quoi vient se greffer un troisième problème lorsque la caricature blasphématoire vise la religion musulmane : le caractère sacrilège de la représentation du sacré dans cette religion. C'est peut-être ridicule, mais c'est comme ça. Et il faut être singulièrement inculte et/ou cynique pour l'ignorer.

Bref, si Charlie Hebdo a mérité très certainement, en règle générale et modulo les réserves sus-mentionnées à propos de sa soi-disant "indépendance", le qualificatif de "satirique", en revanche, lorsqu'il représente le prophète Mahomet se prenant la tête dans les mains et disant "c'est dur d'être aimé par des cons", il ne fait pas une satire mais il provoque une certaine communauté. On dira que ce n'est que (!) celle des musulmans fondamentalistes. Oui, et alors ? D'une part, provoquer, c'est, nécessairement, provoquer des réactions. De sorte que le provocateur peut et doit s'attendre à ce que le provoqué réagisse. D'autre part, pour peu que les fondamentalistes musulmans soient, pour des tas de raisons (y compris les plus démagogiques, celles qui procèdent de la confusion entre religion, superstition et cléricalisme), perçus par l'Oumma (la communauté des croyants) comme les seuls vrais défenseurs de l'islam, la provocation risque de rejaillir sur l'Islam tout entier. En l'occurrence, le jeu en vaut-il la chandelle ? Peut-être, après tout, l'hebdomadaire a-t-il quand même eu raison de provoquer. Il est tout à fait clair que certaines "provocations" qui sont, a posteriori, validées par l'histoire, apparaissent rétrospectivement comme des déclencheurs courageux et nécessaires (les provocations révolutionnaires sont certainement de cette sorte, ce n'est évidemment pas un hasard si je journal de Lénine et Plékhanov s'intitulait l'Iskra, "l'étincelle"). Je ne sais pas. Il est trop tôt pour se prononcer. Il n'en reste pas moins que l'on pouvait et que l'on devait, hélas, s'attendre (je ne reviendrai pas sur la série d'avertissements et signes précurseurs divers et variés) à des réactions du genre de celles qui font, aujourd'hui, la une des journaux9.

Voilà pourquoi, si être Charlie, c'est pleurer les victimes de ce carnage, alors je suis Charlie. Si c'est en haïr les bourreaux, alors je suis encore Charlie. Mais si c'est s'enrôler sous la douteuse bannière de la défense des nébuleuses valeurs républicaines ("liberté" et tutti quanti) que d'aucuns n'hésitent déjà plus à qualifier de valeurs civilisationnelles (sous-entendu, celles qui nous distinguent des barbares ... je ne désigne personne ... suivez mon regard !), alors je ne suis pas du tout Charlie. Et je le suis encore moins s'il s'agit de participer à une croisade contre leurs ennemis présumés, aux côtés de ces vautours à qui ne manquera pas de profiter le crime lorsqu'ils scanderont devant des micros et des caméras tout acquis à leur cause : "aux armes, Citoyens ... qu'un sang impur abreuve nos sillons"(air bien connu).

As-salamou `alaykoum (la paix soit avec vous) !

1"Dans la guerre qui s'engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples, non plus que les individus, ne sauraient impunément méconnaître l'éternelle puissance morale. Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l'ennemi l'union sacrée et qui sont aujourd'hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l'agresseur et dans une même foi patriotique"(Raymond Poincaré, message du Président de la République aux Assemblées, 4 août 1914).
2Cf. mon article le Sionisme, Paradigme du Capitalisme Mondialisé.
3Rappelons que des plumes de talent comme Mona Chollet, Philippe Corcuff, Olivier Cyran ou Frédéric H. Fajardie ont, pour leur part, successivement déserté la rédaction de l'hebdomadaire. Officiellement, pour "divergences de fond avec la ligne rédactionnelle" (sic !). Dans un article intitulé Charlie Hebdo et nous, l'association Acrimed fait un rapide historique de l'évolution de Charlie Hebdo de sa renaissance à nos jours.
4Cf. Actualité de la Phylakocyônie.
5Une du n° 94 du journal Hara-Kiri juste après le décès du Général de Gaulle en novembre 1970.
6Cf. de la Nature des Croyances Religieuses, les Croyances Religieuses sont-elles Irrationnelles ? et les Grands Thèmes des "Leçons et Conversations" de Wittgenstein.
7"Est sacré ce que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i). À cet égard, constater que les esprits qui s'auto-proclament le plus anti-religieux célèbrent aujourd'hui le caractère "sacré" des "valeurs républicaines" ne manque évidemment pas de sel !
8Lorsque cesse l'interdiction de stationner le long d'une voie quelconque de circulation, vous avez, certes, le "droit" de vous garer. Mais si vous ne trouvez pas où vous garer, vous ne pouvez pas vous prévaloir de ce droit pour détruire le véhicule qui occupe la place de parking que vous convoitiez ! En d'autres termes, vous avez le droit de stationner, mais pas à n'importe quel prix. Il en va de même pour le "droit au blasphème" : si vous blasphémez, vous ne serez pas poursuivi(e) pour ce chef, mais vous ne pouvez pas cependant exiger qu'on vous laisse blasphémer à n'importe quel prix. En philosophie du droit, on a coutume de qualifier ce type de droit de "droit-liberté" ou "droit-tolérance" par opposition au "droit-créance" qui est un droit opposable, c'est-à-dire dont le justiciable peut légalement exiger l'effectivité. Notons pour terminer que, même sous cet aspect minimaliste, le "droit au blasphème" est une particularité de notre culture laïque et n'existe pas chez la plupart de nos voisins (notamment l'Allemagne et l'Italie) pourtant tout aussi attachés que nous à la préservation des "libertés fondamentales".
9Dans le même ordre d'idée, je suis absolument convaincu que l'on a raison de "provoquer" les croyances religieuses en autorisant l'avortement ou le mariage des personnes de même sexe (cf. l'affaire de l'art.143). Pour autant je ne m'étonne pas des réactions provoquées et je sous-estime encore moins leur intensité. J'ajouterai que le massacre du 7 janvier 2015 peut difficilement être dissocié du contexte général d'une politique extérieure française ouvertement pro-sioniste et anti-islamiste ainsi que de la complaisance des media français à l'égard des pamphlets manifestement islamophobes d'"intellectuels" comme Eric Zemmour ou Michel Houellebecq, tandis que les dérapages anti-sémites d'un Dieudonné ou d'un Alain Soral, font, eux, l'objet de condamnation sans ambiguïté.

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