En
quoi consiste le fait de juger en appliquant une règle, se demande
ici Wittgenstein ? L'auteur répond que le jugement de correction
n'est pas une activité théorique mais une activité pratique
conditionnée par un apprentissage consistant à montrer plutôt qu'à
dire quelque chose.
Un
homme qui s'y connaît en vêtements bien coupés, que fait-il par
exemple en cours d'essayage chez son tailleur ? "C'est la
longueur correcte", "c'est trop court", "c'est
trop étroit". Les mots d'approbation ne jouent aucun rôle,
cependant que cet homme aura l'air satisfait si le vêtement lui va
bien.
La
certitude de s'y connaître n'est pas une question théorique mais
une question pratique.
Il appartient sans doute à Descartes d'avoir énoncé le lien canonique qui est censé exister entre jugement et certitude : "ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle [...] et de ne comprendre rien de plus dans mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute"(Discours de la Méthode, II) ; "après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine. [...] Je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies"(Discours de la Méthode, IV). On ne peut être certain que de ce dont il n'y a plus de raison de douter, et, pour ôter le doute, il faut et il suffit de bien juger : "voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son opinion"(Platon, Théétète, 189 e).
Pour
Wittgenstein, en revanche, "la
certitude n’est pas la présupposition non fondée, mais la manière
non fondée de procéder [...]. Toute notre certitude s’apparente à
une décision"(de
la Certitude,
§§ 110 ; 362). Autrement dit, la certitude procède de la pratique et
non pas du jugement. En effet, "la
certitude, la possibilité ou l'impossibilité d'une situation ne
s'expriment pas au moyen d'une proposition, mais par ceci qu'une
expression est une tautologie, une proposition pourvue de sens ou une
contradiction"(Tractatus,
5.525).
La
certitude qualifie donc l'application inconditionnelle d'une règle. C'est
pourquoi, ajoute Wittgenstein,
"ma
vie montre que je sais, que je suis sûr qu’il y a là un siège,
une porte, je dis par exemple à un ami “prends ce siège“,
“ferme la porte“, etc."(de
la Certitude,
§7).
Quand on s'y connaît, on montre le degré de maîtrise que l'on a
d'une règle donnée non pas, de prime abord, en se justifiant au moyen de cette règle, mais en la suivant sans hésiter. Car "ce
qui peut être montré ne peut être dit"(Tractatus,
4.1212),
c'est-à-dire que les expressions
d'approbation ou de désapprobation
ne résident pas, de prime abord, dans un jugement susceptible d'être vrai ou
faux, mais dans la certitude d'une attitude qui se montre.
Dans
ces conditions, à quoi peuvent bien servir alors de
telles expressions
?
Au
lieu de "c'est trop court", il aurait pu dire "mais
voyez donc !" ou au lieu de "correct", il aurait pu
dire "n'y touchez plus !" Un bon coupeur
peut très bien ne pas employer de mots du tout, mais se contenter de
faire une marque à la craie pour apporter la modification voulue par
la suite. Comment est-ce que je montre mon approbation en ce qui
concerne un vêtement ? Avant tout en le portant souvent, en
l'appréciant lorsque je le vois, etc. [...].
Il
existe un usage expressif et non-descriptif du langage et
l'énonciation d'un jugement de valeur en fait partie.
Wittgenstein
s'oppose tout à la fois à des
philosophes
comme Kant et comme Bergson. Pour
Kant,
l'on prouve que l'on a du goût en décrivant par un jugement
réfléchissant (bien
que non déterminant,
c'est-à-dire non-conceptuel)
l'effet qu'un certain objet ou qu'un certain événement produit sur
notre sensibilité :
"on
pourrait donc définir le goût par la faculté de juger de ce qui
rend universellement communicable, sans la médiation d’un concept,
le sentiment que nous procure une représentation donnée"(Critique
de la Faculté de Juger,
§40). Un jugement de valeur consiste essentiellement
à
appliquer des normes d'appréciation
en
réfléchissant au type d'émotion que nous procure l'objet du
jugement.
À l'opposé, chez
Bergson,
"le
mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son
aspect le plus banal, s’insinue entre elle et nous [...]. Quand
nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons
joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à
notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille
résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre
? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous
musiciens"(le
Rire,
III, i). L'aspect inévitablement verbal du jugement de valeur n'est qu'un pis-aller, tandis l'attitude mystique
(au sens de recueillement silencieux) est
le paradigme de la participation à un monde des valeurs supposé
ineffable,
notamment celui de l'oeuvre d'art.
Depuis
le Tractatus,
lorsqu'il
précise que "ce
qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression, l’usage
des signes le montre"(Tractatus,
3.262), Wittgenstein entend ni plus, ni moins, faire remarquer qu'il
existe un certain usage, tout à fait courant et banal, des signes
linguistiques qui consiste à parler sans rien dire (et non pas "pour ne rien dire" au sens péjoratif de cette expression) mais seulement en
montrant ce dont il est question. Pour
autant,
même
si Wittgenstein précise qu'"il
y a assurément de l'indicible. Il se montre. C'est le
mystique"(Tractatus,
6.522), "montrer"
ne veut pas nécessairement dire "montrer du doigt en se
taisant", mais, le plus souvent, simplement articuler une phrase
affirmative sans, toutefois, que celle-ci soit une proposition vraie
ou fausse.
La fonction d'une telle attitude apparaîtra lorsqu'il se demandera : "comment
apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ?
En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie
; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle
manière de se comporter face à la douleur. De sorte que
l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit
rien du tout"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§244). De même,
donc,
que "j'ai mal" n'est pas un jugement vrai ou faux qui
décrit un soi-disant état interne de douleur mais ne fait que
redoubler le comportement de douleur lui-même,
de même "ceci est beau" n'est pas la description d'un soi-disant état interne d'approbation mais ne fait que
manifester d'une autre manière un comportement général
d'approbation. Ni jugement de goût kantien, ni mutisme bergsonien, donc.
Mais comment distingue-t-on alors l'usage correct et l'usage incorrect de ces expressions ?
En
ce qui concerne le mot "correct", vous avez affaire à
plusieurs cas, d'ailleurs connexes. D'abord le cas dans lequel vous
apprenez les règles. Le coupeur apprend quelle longueur doit avoir
le manteau, quelle largeur la manche, etc. Il apprend des règles (on
l'y exerce), de même qu'en musique on vous exerce à l'harmonie et
au contre-point. Supposons que je me prenne de goût pour le métier
de tailleur et que d'abord j'apprenne toutes les règles. Je pourrais
avoir au total deux sortes d'attitudes : 1° Lewy me dit "c'est
trop court" et je réponds "non, c'est correct, c'est
conforme aux règles".
La correction consiste primitivement en un conditionnement par des règles.
Une
interprétation déterministe
radicale
du
rôle des règles dans l'existence humaine consiste
à dire que la
règle nous contraint physiquement à la manière d'une cause
mécanique. D'une
manière générale, "il
n'y a rien de contingent dans la Nature
;
toutes choses au contraire sont déterminées par la nécessité de
la nature divine à exister et à agir d'une manière
donnée"(Spinoza,
Éthique,
I, 29). Il
s'ensuit que "quand
les hommes disent que telle ou telle action du Corps vient de
l’Esprit et de l’empire qu’il a sur les organes, ils ne savent
vraiment ce qu’ils disent, et ne font autre chose que confesser en
termes flatteurs pour leur vanité qu’ils ignorent la véritable
cause de cette action et en sont réduits à l’admirer"(Éthique,
III, 2),
dans le sens où la règle sociale n'est qu'un cas particulier de
causalité, la société humaine n'étant
elle-même qu'une partie du mécanisme infini et éternel qu'est
Dieu ou la Nature.
Un point de vue déterministe plus faible consiste à dire que la
règle sociale produit un habitus
et non un effet causal : "l’habitus
est ce qui se fait ordinairement en vertu d’une disposition de
l’agent"(Leibniz,
Opuscules
et Fragments Inédits)
;
"l’habitus
est
le produit de l’incorporation des structures objectives de l’espace
social"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
III, 5). Pour l'un comme pour l'autre, contrairement à Spinoza, la règle est "inclinante
mais non nécessitante"(Leibniz,
Écrits
Philosophiques).
Wittgenstein distingue, d'une part les règles sociales
qui induisent des raisons d'agir, d'autre part les
lois de type scientifique qui décrivent des causes mécaniques. S'agissant du statut des expressions esthétiques, il
semble
donc plus
proche de Leibniz ou Bourdieu que de Spinoza. Et
même, plus
nettement encore, en
disant que "l’homme
est un animal cérémoniel qui accomplit, entre autres, des actions
que l’on pourrait nommer rituelles"(Wittgenstein,
Remarques
sur “le Rameau d’Or” de Frazer,
7), d'un
Hume pour qui "la
coutume agit avant que nous ayons eu le temps de réfléchir [...]
elle peut produire une croyance sans qu’on y ait pensé"(Traité
de la Nature Humaine,
I, iii, 8) ou d'un Pascal chez qui "la
coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est
reçue "(Pensées,
B294). Et, en effet, pour Wittgenstein, ""je
décide spontanément", cela ne signifie naturellement pas "je
réfléchis pour savoir [ce qui] serait ici sans doute le meilleur et
me décide alors pour ...""(Remarques
sur le Fondement des Mathématiques,
§326). Tout au contraire, "on
dirait qu’un système d’asservissement physique peut bien être
défaillant ou agir de manière imprévue, mais non une règle :
celle-ci serait pour ainsi dire le seul système d’asservissement
fiable"(Fiches,
§296).
En fait, c'est le processus d'apprentissage des règles de nos jeux
de langage comme formes de vie qui
introduit de la nécessité, et donc une
obligation de
correction.
Par
exemple,
"nous
apprenons les mathématiques en nous exerçant à une impitoyable
précision"(Remarques
sur le Fondement des Mathématiques,
§4).
Et cette précision, cette correction, font l'objet,
non seulement d'une application, mais aussi, souvent, d'un
commentaire justificatif.
Mais en quoi la position de Wittgenstein est-elle alors non-déterministe ?
2°
il se développe en moi un sentiment des règles, je les interprète
[...], et dans ce dernier cas je porterais un jugement esthétique
sur ce qui est conforme aux règles.
Mais si je n'avais pas appris
les règles, je ne serais pas en mesure de porter un jugement
esthétique. À apprendre les règles, vous parvenez à un jugement
toujours plus affiné. Apprendre les règles change effectivement
votre jugement.
Il y a éventuellement, en plus du comportement proprement dit, un commentaire personnel (une interprétation) de la règle en fonction d'un "sentiment des règles".
"Aucune
manière d’agir ne peut être déterminée causalement par les
règles du langage, car si toute manière d’agir peut se conformer
à une règle, elle peut tout aussi bien la contredire [...] ; d’un
autre côté, il y a un penchant à dire : toute action qui procède
selon la règle est une interprétation ; or nous ne devrions appeler
interprétation que la substitution d’une expression de la règle à
une autre"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§201). Une
règle ne nous détermine pas à agir à la manière d'une cause
mécanique, sinon les mêmes causes produiraient toujours les mêmes
effets, ce qui n'est pas le cas pour la règle. À la limite,
l'existence d'une règle donnée peut même
être une
raison de la transgresser intentionnellement. Pour autant, la
conformité ou la non conformité d'un acte à une règle ne requiert
pas non plus une interprétation stricto sensu,
c'est-à-dire une sorte de paraphrase de la règle. Car alors, il
faudrait, préalablement à l'action, acquérir une certitude
théorique qui nous fournirait la motivation nécessaire. Or "il
serait absurde de dire que nous savons ce que nous allons faire comme
si nous choisissions la sensation que nous allons provoquer"(de
la Certitude,
§7). Car "suivre
la règle est une pratique. Croire
que l’on suit la règle n’est pas la suivre"(Recherches
Philosophiques,
§202). Donc,
d'une part, "interpréter"
est ici une action, pas une réflexion. Cela veut dire "appliquer
une règle" et non pas "reformuler une règle". Il
s'agit donc de l'interprétation au sens où on dit qu'un musicien
interprète une partition : "toute
action comprend un élément de virtuosité, et [...] la virtuosité
est la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
IV, i-ii).
Et, d'autre part, la
pratique selon la règle s'accompagne effectivement d'un ressenti,
mais celui-ci
n'est ni l'effet de notre certitude, ni la cause de notre acte.
Ce
que Wittgenstein appelle "le sentiment des règles"
constitue sans doute la raison du commentaire que nous en faisons dans le sens où c'est dans une situation conforme à des règles bien déterminées que l'on fait l'apprentissage d'un tel commentaire :
"ce qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne [ces
mots], ce sont les gestes et les mimiques exagérées. Le mot est
enseigné comme le substitut d’une mimique ou d’un
geste"(Leçons
sur l’Esthétique,
I).
Bref,
si
le
jugement sous forme d'un commentaire interprétatif de la règle n'est ni la cause, ni l'effet de ce que nous éprouvons à l'égard de l'oeuvre d'art, il en est la raison qui permet de justifier au mieux le comportement que nous adoptons et dont il est l'expression (la manifestation) et non pas la description.
La conception wittgensteinienne du jugement se rapproche de
celle de Bourdieu qui considère que "l’action
rituelle, que l’anthropologie objectiviste
situe
du côté de la logique et de l’algèbre, est beaucoup plus proche,
en réalité, d’une gymnastique ou d’une danse tirant parti de
toutes les possibilités offertes par la géométrie corporelle
(droite/gauche, haut/bas, devant/derrière, dessus/dessous, etc.)"(Méditations
Pascaliennes,
ii).
Pour lui non plus, porter un jugement n'est pas tirer des inférences
démonstratives mais plutôt manifester l'état de son corps : "l’action que guide le "sens du jeu"a toutes les apparences
de l’action rationnelle que dessinerait un observateur impartial
[...], et pourtant, elle n’a pas la raison pour principe. Il suffit
de penser à la décision instantanée du joueur de tennis qui monte
au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a rien de
commun avec la construction savante que l’entraîneur, après
analyse, élabore pour en rendre compte et pour en dégager des
leçons communicables"(Choses
Dites). Toutefois,
il insiste beaucoup plus que
Wittgenstein sur
l'effet performatif du jugement qui
ne
consiste pas seulement à survenir sur une situation donnée mais,
dans certains cas tout au moins, à
assurer une fonction jurisprudentielle : "le
jugement lorsqu’il est prononcé par un agent autorisé, substitue
au dire un faire, car il sera, comme on dit, suivi d’effet"(Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 2). En ce sens, il est plus déterministe que Wittgenstein.
En
somme, juger d'après une règle consiste à rendre manifeste la position que nous procure une situation donnée en accompagnant
notre comportement corporel et gestuel à l'égard de ce comportement
d'un commentaire qui se prévaut d'une règle pertinente en
l'occurrence.
Wittgenstein
se demande ici s'il suffit d'énoncer un jugement esthétique pour
montrer que l'on s'y connaît en art. Sa réponse est que le
jugement, tout en étant nécessaire, n'est pas suffisant, car c'est
à la maîtrise globale d'un jeu de langage approprié qu'on remarque
celui qui a du goût.
Dans
ce que nous appelons les beaux-arts, quiconque est doté de jugement
développe (ce qui ne veut pas dire qu'une personne, qui devant
certaines choses, s'exclame "que c'est merveilleux !" soit
dotée de jugement). Si nous parlons des jugements esthétiques, nous
pensons entre mille autres choses aux beaux-arts. Quand nous portons
un jugement esthétique sur quelque chose, nous ne nous contentons
pas de rester bouche bée et de dire "oh, comme c'est
merveilleux !"
Le
jugement esthétique ne consiste pas dans l'attribution de la beauté
à un objet.
Depuis
Baumgarten, l'esthétique est typiquement une théorie du goût et,
plus précisément, du beau artistique. C'est
sans doute chez Kant qu'elle trouve son expression la plus achevée.
En effet, si
quelqu'un
"affirme
que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils
éprouvent la même satisfaction : il ne juge pas pour lui seulement,
mais pour tout le monde.
et il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété
des choses"(Critique
de la Faculté de Juger,
V, 212).
Dire "cet objet est beau" n'est pas dire "cet objet
est agréable", car il y a, dans le premier jugement une
prétention à l'universalité qui fait défaut au second.
Ce n'est pas non plus comme dire "cet objet est carré",
car "le
goût nécessite l’adhésion de tous à une règle universelle
impossible à énoncer"(Critique
de la Faculté de Juger,
V, 237), aussi
le jugement de goût est-il réfléchissant dans la mesure où il ne
détermine pas une connaissance. Enfin, ce n'est pas non plus comme
dire "cette action est bonne"
car le goût ne fait que "rend[re]
possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt
moral"(Critique
de la Faculté de Juger,
V, 292).
Tandis
que, pour Wittgenstein, "si
vous vous demandez comment un enfant apprend “ beau ”, “
magnifique ”, etc., vous trouverez qu’il les apprend en gros
comme des interjections : en général, c’est d’abord à ce qu’il
mange qu’un enfant applique un mot comme “ bon ”"(Leçons
sur l’Esthétique,
I).
Il se rapproche donc plutôt de Freud lorsque celui-ci dit que "les
œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives de désirs
inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles ont en commun
d’être un compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les
puissances de refoulement"(ma
Vie et la Psychanalyse)
et
de Bourdieu qui écrit que "tout
peut être qualifié de beau pour peu que soit assuré un rapport
distant au monde et aux autres, une grande liberté à l’égard des
contraintes économiques"(la
Distinction).
Dans tous les cas, le jugement de valeur esthétique ("oh, comme
c'est merveilleux !") n'est qu'une manière, certes distinguée,
de réagir correctement à certaines situations impliquant la présence des
oeuvres d'art mais ce n'est pas la seule, et ce n'est certainement
pas non plus la plus
significative
: "l’origine
et la forme primitive du jeu de langage est une réaction, les formes
les plus complexes ne peuvent croître que sur celle-ci. La langue,
veux-je dire, est un raffinement, au commencement était
l’action"(Remarques
Mêlées,
31).
Qu'est-ce
qui permettra alors de montrer que l'on s'y connaît ?
Nous
distinguons entre celui qui sait ce dont il parle et celui qui ne
sait pas. Pour admirer la poésie anglaise, il faut savoir l'anglais.
Supposez qu'un Russe qui ne sait pas l'anglais soit bouleversé par
un sonnet considéré comme bon. Nous dirions qu'il ne sait
absolument pas ce qu'il y a dans ce sonnet. De même, d'une personne
qui ne connaît pas la métrique, mais qui est bouleversée, nous
dirions qu'elle ne sait pas ce qu'il y a dans le poème.
Wittgenstein
donne là des exemples de compétences, toutes linguistiques qui,
selon lui, sont la marque de celui qui a du goût artistique.
"Qu’est-ce
qui fait du mot une expression d’approbation ? C’est le jeu de
langage dans lequel il apparaît […]. Il est remarquable que, dans
la vie réelle, lorsqu’on émet des jugements esthétiques, les
adjectifs tels que “ beau ”, “ magnifique ”, etc., ne jouent
pratiquement aucun rôle"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I). Et,
à supposer qu'ils en jouent un, ils ne peuvent constituer qu'une
conclusion ou, mieux, un commentaire dans un jeu de langage
approprié. Car "c’est
dans le langage que les hommes s’accordent ; cet accord n’est pas
un consensus d’opinion mais de forme de vie [...] ; je suis alors
tenté de dire :"c'est justement ainsi que j'agis""(Recherches
Philosophiques,
§241).
Il ne s'agit donc nullement de décrire l'effet qu'aurait sur notre
sensibilité une oeuvre d'art quelconque,
mais de pratiquer un jeu de langage qui a cours dans une forme de vie
donnée. Aussi, "les
mots que nous appelons expressions de jugement esthétique jouent un
rôle très compliqué, mais aussi très défini, dans ce que nous
appelons la culture d'une époque. [...] C'est une culture tout
entière qui ressortit à un jeu de langage"(Leçons
sur l’Esthétique,
I).
Et, de même que ce
n'est pas seulement
parce
que quelqu'un dira "échec et mat" mais
plutôt par sa pratique du jeu, lequel inclut, entre autres
obligations, celle de faire usage d'un certain vocabulaire dans des
circonstances précises, que
l'on détectera un connaisseur du jeu
d'échecs,
de même celui qui veut montrer qu'il s'y connaît en poésie
anglaise ou russe ne peut se contenter
de dire "c'est merveilleux !" ou "ça m'a bouleversé
!" mais devra montrer,
notamment,
qu'il maîtrise suffisamment
la
langue anglaise ou russe et qu'il a quelques notions de métrique.
Bourdieu
va dans le même sens que Wittgenstein : "seul
le facultatif peut donner lieu à des effets de distinction"(Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 1). De même encore qu'au jeu d'échecs, les coups sont, à de
rares exceptions près, facultatifs (il y en a plusieurs possibles) et que c'est cette contingence
qui permet d'établir une hiérarchie entre les joueurs, de même, face à
une oeuvre d'art, les réactions possibles sont multiples et, presque toutes, facultatives. De telle sorte
que "les
habitus permettent de se distinguer en dehors même de toute
recherche de distinction"(Raisons
Pratiques,
iii) dans le sens où nos conditionnements, à commencer par ceux qui ne sont nullement nécessaires, révèlent, souvent à
notre insu, notre degré de maîtrise. Plus déterministe que
Wittgenstein, Bourdieu ajoute que "les
effets de distinction inclinent les uns à tenir leur rang, à garder
leurs distances, et les autres à se tenir à leur place, à se
contenter de ce qu’ils sont"(Langage
et Pouvoir Symbolique,
ii, 2).
Mais
alors, comment faire la différence entre le vrai connaisseur et le "snob" qui joue au connaisseur ?
En
musique, ce phénomène est encore plus prononcé. Supposons
quelqu’un qui admire une œuvre considérée comme bonne, mais qui
ne peut pas se souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît
pas la basse quand elle se fait entendre, etc. ; nous disons qu’il
n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre.
Le
connaisseur authentique , précise Wittgenstein, possède une mémoire spécifique.
Nul
mieux que Proust n'a décrit avec autant de précision que de cruauté
le snobisme mondain des "salons" Verdurin ou de Guermantes,
notamment au sujet de la réception des oeuvres musicales
: "pour
faire partie du "petit noyau", du "petit groupe",
du "petit clan" des Verdurin, une condition était suffisante
mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un
Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé
par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : "Ça ne
devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça
!","enfonçait"à la fois Planté et Rubinstein"(du
Côté de chez Swann,
II, 157). Il faut y dire ce qu'il est de bon ton de dire. Ou bien,
"Ski
s'était assis au piano, où personne ne lui avait demandé de se
mettre, et se composant – avec un froncement souriant des sourcils,
un regard lointain et une légère grimace de la bouche – ce qu'il
croyait être un air artiste"(la
Prisonnière,
1820).
Il faut y montrer
ce qu'il est de bon ton d'y afficher. Tout autre est la réaction,
discrète mais profonde, de l'authentique connaisseur : "une
mesure de la sonate me frappa, mesure que je connaissais bien
pourtant, mais parfois l'attention éclaire différemment des choses
connues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous
n'avions jamais vu. En jouant cette mesure, [...] je ne pus
m'empêcher de murmurer : « Tristan », avec le sourire qu'a l'ami
d'une famille retrouvant quelque chose de l'aïeul dans une
intonation, un geste du petit-fils qui ne l'a pas connu"(la
Prisonnière,
1721).
L'audition musicale réveille,
chez le connaisseur, les souvenirs d'une culture de la même façon
que les traits de l'enfant évoquent, chez le vieil ami de la famille, des
airs de famille bien connus.
Si
Wittgenstein a, quant à lui, accordé une telle place à la musique
dans sa philosophie, ce n'est pas seulement en raison de sa culture
familiale, mais aussi parce que "ce
que nous appelons “comprendre une phrase”, ressemble bien plus à
la compréhension d’un thème musical qu’on ne l’imagine"(le
Cahier Brun,
167) et, inversement, "la
compréhension d’une phrase musicale, c’est la compréhension
d’un langage"(Fiches,
§172). Or,
de même que l'on ne montre pas que l'on a compris un langage en se
contentant de répéter à l'envi ce qui a été entendu, ou que l'on
ne fait pas preuve de la maîtrise du jeu d'échecs en jouant le même coup
que l'adversaire, de même,
on montre que l'on s'y connaît dans l'art musical en répondant, en
continuant par soi-même, en fonction des expériences
passées qu'évoquent l'énonciation présente, la phase de jeu ou le
thème musical actuels.
Aussi, "pour
la critique musicale, employez-vous d’ailleurs des adjectifs
esthétiques ? Vous dites : “ faites attention à cette transition
”, ou “ ce passage n’est pas cohérent ”. Ou bien, parlant
d’un poème en critique, vous dites : “ son utilisation des
images est précise ”. Les mots que vous utilisez sont plus
apparentés à “ juste ” ou “ correct ” qu’à “ beau ”
ou “ charmant ” […]. Si je dis d’un morceau de Schubert qu’il
est mélancolique, cela revient à lui donner un visage. Au lieu de
cela, je pourrais tout aussi bien employer des gestes ou
danser"(Leçons
sur l’Esthétique,
I). Apprécier un morceau de Schubert, c'est s'accorder spontanément à sa physionomie et y réagir, de la même façon que l'on s'accorde spontanément et que l'on réagit aux traits d'un visage : "on
voit l’émotion [...], on reconnaît immédiatement un visage comme
triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui"(Fiches,
§55).
Est-ce
à dire alors que le connaisseur est celui qui réagit
plus ou moins mécaniquement à un conditionnement préalable ?
"Cet
homme a le sens de la musique" n'est pas une phrase que nous
employons pour parler de quelqu'un qui fait "ah !" quand on
lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien
qui frétille de la queue en entendant de la musique (cf. une
personne qui aime écouter de la musique, mais est absolument
incapable d'en parler et ne se montre pas du tout intelligente à ce
sujet).
Le
conditionnement culturel sous-jacent à l'appréciation esthétique
n'est pas une cause mais une raison de cette appréciation.
Wittgenstein
s'en prend ici à la fois aux conceptions béhavioriste et
psychologiste du conditionnement culturel. Pour Quine,
quel que soit le jeu de langage dont il est fait l'apprentissage, "on
présente simultanément à l’enfant des émissions du mot et des
exemples d’objets rouges ; on applaudit aussi à son propre
babillage lorsqu’il émet un son qui ressemble à ‘rouge’
en présence du rouge ; au bout du compte, l’enfant acquiert
l’art d’utiliser le mot conformément au goût de la
société"(le Domaine et le Langage de la Science,
ii). Pour Freud, quelle que soit l'activité sociale
valorisante et valorisée, "parmi
les forces instinctives ainsi refoulées, les pulsions sexuelles
jouent un rôle considérable : elles subissent une sublimation,
c’est-à-dire qu’elles sont détournées de leur but sexuel et
orientées vers des buts socialement supérieurs qui n’ont plus
rien de sexuel"(Introduction
à la Psychanalyse).
Pour
Wittgenstein, en revanche, ces différentes sortes de conditionnements opérants,
non seulement n'expliquent pas l'attitude du connaisseur, mais
n'expliquent même pas celle du snob. "On
dit parfois que la musique nous transmet des sentiments, ce qui
semble dire que la musique est la cause de ces sentiments"(le
Cahier Brun,
179). Certes, il n'est pas exclu que l'audition musicale ait un
effet causal (par exemple relaxant, ou, au contraire, excitant), que
ce soit au moment de la découverte ou à celui de la réécoute d'un morceau.
Mais ce n'est pas là la fonction de la musique (et de l'art en
général). Car, pour autant que nous le sachions, la découverte de molécules chimiques
ayant le même effet (relaxant ou excitant) n'a pas conduit à l'obsolescence de l'art. Et puis que
dire d'un chien qui aurait été conditionné à manifester son
contentement lors de l'audition d'un morceau de musique en salivant ou en agitant sa queue ? Bien
plutôt, la référence au contexte d'apprentissage ou à une
quelconque expérience antérieure est une
raison, et non une cause du comportement d'appréciation. De sorte
que le connaisseur,
contrairement au snob, éprouve bien quelque chose, mais ce n'est pas
ce quelque chose qui lui dicte son comportement : "donner
une raison de ce qu’on a fait ou dit, veut dire montrer un chemin
qui conduit à cette action"(le
Cahier Bleu,
14). Un
chemin et non pas le
chemin (causal) qui, d'après une règle susceptible d'être
reconnue et approuvée, justifie ledit comportement. En
généralisant au connaisseur en général ce que dit Proust de
l'écrivain, "la
vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux
objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de
l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le
monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires
d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant
une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en
les réunissant l'une et l'autre, pour les soustraire aux
contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le
lien indescriptible d'une alliance de mots"(le
Temps Retrouvé,
2280).
S'y connaître, c'est mettre en relation, être intelligent.
Finalement,
énoncer un jugement de valeur sur
une
oeuvre d'art n'est ni suffisant, ni même nécessaire pour montrer
que l'on s'y connaît. L'indice
infaillible consiste, en l'occurrence comme dans tous les jeux de
langage, à faire preuve de justesse et d'inventivité verbale comme
gestuelle.
Est-ce
à la psychologie qu'il convient de rendre compte de l'expérience
esthétique ? La réponse de Wittgenstein à cette question est que
cette tâche n'est pas dévolue à quelque science que ce soit mais à
la critique, notamment philosophique.
Nombre
de gens vivent encore avec l’idée que la psychologie expliquera un
jour tous nos jugements esthétiques [...]. C’est vraiment une
drôle d’idée. Il ne me semble pas y avoir la moindre liaison
entre ce dont s’occupent les psychologues et le jugement qui porte
sur une œuvre d’art.
C'est
une idée fort répandue qu'il appartient à la psychologie de lever
le voile du mystère qui entoure la réception de l'oeuvre d'art.
Une
version
de cette conception a été formulée par Freud : "le
royaume de l’imagination est une réserve organisée lors du
passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe
de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction des
instincts à laquelle il faut renoncer dans la vie réelle.
L’artiste, comme le névrosé, s’est retiré loin de la réalité
insatisfaisante dans ce monde imaginaire; mais, à l’inverse du
névrosé, il s’entend à trouver le chemin du retour et à
reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les œuvres d’art,
[...]
peuvent
compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables
d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à
sublimer des désirs inconscients"(ma
Vie et la Psychanalyse). Expliquer la satisfaction que procure l'oeuvre d'art en termes de sublimation des désirs inconscients préalablement refoulés mais dont la modification symbolique permet de mettre en rapport une représentation imaginative évoquée par la matérialité de l'objet artistique, tel est, en résumé, le mécanisme méta-psychologique extrêmement subtil que nous propose la psychanalyse freudienne.
Wittgenstein
pense que le
point
de vue pychologiste est proprement absurde. En
effet,
"que
se passe-t-il exactement dans sa tête ? Cette question n’a pas de
réponse à part des déclarations concernant sa pression sanguine,
son pouls, etc."(Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie).
Pour
lui,
le psychologue (ou le psychanalyste) commet déjà une erreur de
catégorie en qualifiant de phénomène spécifiquement psychique une
série de phénomènes complexes où l'interne et l'externe sont indissolublement liés. Et comme, "si
un homme qui n’a jamais eu la moindre connaissance de la musique
arrive parmi nous et entend jouer une pièce de Chopin, il se
convaincra qu’il s’agit d’une langue dont on cherche à lui
dissimuler le sens"(Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§888), on peut dire qu'à ce titre, "les
processus internes qui accompagnent l’énonciation ou la
compréhension d’une phrase ne nous intéressent pas"(Grammaire
Philosophique,
I, 6). Rousseau avait énoncé
un argument du même genre en disant que
"tant
qu’on ne voudra considérer les sons que par l’ébranlement
qu’ils excitent dans nos nerfs, on n’aura point de vrais
principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs. Les sons,
dans la mélodie, n’agissent pas seulement sur nous comme sons,
mais comme signes de nos affections, de nos sentiments Pourquoi nos
plus touchantes musiques ne sont-elles qu’un vain bruit à
l’oreille d’un Caraïbe ? Ses nerfs sont-ils d’une autre nature
que les nôtres ? Pourquoi ne sont-il ébranlés de même ? Ou
pourquoi ces mêmes ébranlements affectent-ils tant les uns et si
peu les autres ?"(Essai
sur l’Origine des Langues).
Pourtant
les réactions d'un public à une pratique artistique donnée ne
sont-elles pas, dans une certaine mesure, prévisibles ?
Pourquoi
ne pas examiner ce que pourrait bien être cette chose que nous
appellerions explication d’un jugement esthétique ? Supposons
qu’on ait constaté que tous nos jugements procèdent du cerveau.
Des types particuliers de mécanismes y ont été découverts, des
lois générales formulées, etc. On pourrait montrer que telle suite
de notes produit telle réaction particulière, qu’elle fait
sourire le sujet, qu’elle lui fait dire "c'est admirable !"
A supposer que ceci soit acquis, nous pourrions être en mesure de
prédire ce que chaque personne prise en particulier aimerait ou
n'aimerait pas. Ce sont des choses que nous pourrions prévoir. Toute
la question est de savoir si c'est là la sorte d'explication que
nous aimerions avoir lorsque nous restons perplexe devant des
impressions esthétiques.
L'explication
du jugement esthétique n'est pas une description scientifique de la
spécificité de l'émotion esthétique.
Il
n'est pas question pour Wittgenstein de nier qu'il puisse exister
quelque chose comme une description scientifique possible
du
phénomène de la réception esthétique,
ni qu'une telle description puisse avoir une utilité prévisionnelle (en termes de marketing, par exemple).
À
défaut de descriptions psychologiques ou psychanalytiques crédibles,
il existe aussi des approches sociologiques tout à fait convaincantes.
Rien
n'interdit d'admettre, en effet, que "les
faits sociaux consistent en des manières d'agir, de penser, de
sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir
de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui. [...] Mais la
statistique nous fournit le moyen de les isoler"(Durkheim,
les
Règles de la Méthode Sociologique).
C'est ce que fait, en particulier quelqu'un comme Bourdieu, notamment
lorsqu'il
décrit le fait social de la
pratique artistique en
corrélation avec celle de la discrimination
sociale :
"tous
les apprentissages confient au corps, traité comme une mémoire,
leurs dépôts les plus précieux […]
:
mieux que les signes extérieurs, les signes incorporés, tout ce
qu’on appelle les manières (manière de parler, manière de
marcher, de se tenir, de manger, etc.) et le goût comme principe de
production de toutes les pratiques destinées à signifier la
position sociale, sont destinés à fonctionner comme autant de
rappels à l’ordre à ceux qui oublieraient la place que leur
assigne la société"(Langage
et Pouvoir Symbolique,
ii, 2).
Pour
autant, Wittgenstein nous met en garde
contre "cet
énoncé, qui [faisant] référence à un mécanisme, n’est pas un
énoncé informatif parce qu’il utilise l’analogie avec une
machine, ce qui nous égare constamment [...]. Ce qu’il y a
derrière la grammaire de cet énoncé est l’image trompeuse d’un
mécanisme monté pour réagir d’une certaine manière : nous
croyons que si nous voyions la machinerie, nous saurions ce que c’est
qu’[apprécier la musique]"(Cours
de Cambridge1932-1935).
En d'autres termes, même si la description mécanique, en termes de
statistiques prédictives, du phénomène de la réception esthétique est rigoureuse sur le plan scientifique, elle n'en utilise
pas moins, comme toutes les sciences, des prémisses méthodologiques
(ce
que Wittgenstein appelle des "règles de grammaire").
L'une
d'elles est,
ici, l'analogie des fonctions sensori-motrices (celles qui sont en jeu dans la réception de l'oeuvre d'art) d'un individu donné,
ou bien celles d'une société toute entière, avec une machine.
Or,
à supposer que l'analogie soit consciente et intentionnelle (ce qui
est, manifestement, le cas pour Durkheim ou Bourdieu), "ce
n'est pas seulement difficile de décrire en quoi consiste
l'appréciation, c'est impossible. Pour décrire en quoi elle
consiste, nous devrions décrire tout son environnement"(Leçons
sur l'Esthétique,
i),
ce qui, on le conçoit, est particulièrement problématique.
Est-ce
à dire que, si c'était possible, nous aurions là l'explication que
nous recherchons ?
De
toute évidence, ce à quoi nous aspirons, ce n'est pas ce dont nous
venons de parler, c'est-à-dire un procès-verbal de réactions, mise
à part l'impossibilité évidente de la chose [...]. L'explication
que l'on cherche lorsqu'on reste perplexe devant une impression
esthétique n'est pas une explication causale, n'est pas une
explication corroborée par l'expérience ou par la statistique des
manières que l'homme a de réagir, vous ne pouvez pas arriver à
l'explication par l'expérimentation psychologique [...]. La
perplexité esthétique suggère un "pourquoi ?", mais pas
une cause.
L'explication
esthétique que nous recherchons est l'explication d'une perplexité
éthique.
Aristote
fut le premier à proposer
l'idée d'une fonction catharthique de l'art de
la tragédie comme
"imitation
d'une action de caractère noble et complète [...], et qui,
suscitant pitié et crainte, opère la purification [katharsis]
propre à pareilles émotions"(Poétique,
1448b-1450a).
Kant ira plus loin encore en suggérant que "le
goût rend possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt
moral [...]. On s’attache indirectement à la beauté, par
l’intermédiaire d’un penchant pour la société
:
l’adhésion est en quelque sorte comme un devoir"(Critique
de la Faculté de Juger,
V, 205-292).
Dans les deux cas, la pratique artistique
est considérée comme susceptible de résoudre un problème éthique,
souci
dont
tout porte à croire qu'il est partagé par l'ensemble des
communautés humaines.
Proust évoque ici un aspect important du rapport de l'éthique à l'esthétique :
"peut-être
n'est-ce que dans des vies réellement vicieuses que le problème
moral peut se poser avec toute sa force d'anxiété. Et à ce
problème l'artiste donne une solution non pas dans le plan de sa vie
individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une solution
générale, littéraire. [...]
Souvent
les grands artistes tout en étant mauvais se servent de leurs vices
pour arriver à concevoir la règle morale de tous"(à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
I, 444). C'est pourquoi Oscar Wilde n'a sans doute pas tort d'affirmer que "la
vie imite bien plus l'art que l'art n'imite la vie. Ceci ne résulte
pas seulement de l'instinct imitatif de la vie, mais du fait que le
but avoué de la vie est de trouver sa propre expression et que l'art
lui offre certains moyens heureux de réaliser cet effort"(le
Déclin du Mensonge).
Si,
pour Wittgenstein, "la
façon physiologique de considérer les choses ne fait qu'embrouiller
les choses,
[c'est] parce
qu'elle nous détourne du problème logique, conceptuel"(Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§1038).
En effet, le
point de vue incriminé commet une faute conceptuelle en prenant pour
une relation externe et contingente ce qui est, en réalité, une
relation interne et nécessaire : "quelle
est donc la caractéristique des propriétés internes ? Le fait que
toujours, invariablement, elles se trouvent dans l'ensemble qu'elles
déterminent, en quelque sorte indépendamment des événements
extérieurs
[...] employé[e]
hors du temps (et cela montre que cette proposition n'exprime pas le
résultat d'une expérience"(Remarques
sur les Fondements des Mathématiques).
En d'autres termes, et
pour parler comme Kant, "le
jugement de goût doit être fondé a
priori parce
qu’il proclame qu’il y a nécessité [...] d’apprécier la
représentation d’un objet [...] ; ceux qui jugent autrement, on
les blâme et on leur reproche de manquer de goût"(Critique
de la Faculté de Juger,
V, 213).
La question "pourquoi réagit-on ainsi à l'oeuvre d'art ?"
ne
signifie par "par quel mécanisme contingent
physiologique
et/ou sociologique sommes-nous
conduits à nous comporter ainsi ?" mais "quel problème
éthique nécessaire
(c'est-à-dire que l'on ne peut pas ne pas se poser) notre
comportement esthétique évoque-t-il
?"
Cela
dit, s'agit-il de résoudre ou bien simplement d'indiquer le
problème ?
L'expression
de la perplexité prend la forme d'une critique [...]. La forme
qu'elle pourrait prendre, c'est de dire, en regardant un tableau :
"qu'est-ce qui ne va pas dans ce tableau ?" .
La
pratique artistique a une fonction essentiellement critique
d'indication du problème.
Pour
Platon
("n'est-ce
pas seulement en contemplant la beauté éternelle
[...] qu'il
pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus
[...] mais
des vertus réelles et vraies
[...] ?
Or c'est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit,
qu'il appartient d'être chéri de Dieu; c'est à lui plus qu'à tout
autre homme qu'il appartient d'être immortel"
- le
Banquet,
210a-212b) ,
Plotin ("celui
qui est malheureux, ce n'est pas celui qui ne possède ni de belles
couleurs, ni de beaux corps, ni la puissance, ni la domination, ni la
royauté
;
c'est celui-là seul qui se voit exclu uniquement de la possession de
la Beauté"
- Ennéades,
I, 6) ou Schopenhauer ("c’est
par ce seul moyen que la musique, sans jamais nous causer de
souffrance réelle, ne cesse de nous charmer jusque dans ses accords
les plus douloureux, et nous prenons plaisir à entendre les mélodies
même les plus plaintives"
- le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
1193),
il s'agit bien, à travers la pratique artistique qui nous soustrait à la conscience douloureuse de la mortalité, de résoudre le
problème éthique de la souffrance qui peut se résumer dans la question : "pourquoi souffrons-nous ?".
En
revanche, pour Wittgenstein, si "on
dit parfois que la musique nous transmet des sentiments, ce qui
semble dire que la musique est la cause de ces sentiments"(le
Cahier Brun,
179),
c'est parce qu'"une
confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est
conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi"(le
Cahier Bleu,
15).
Or, la question "pourquoi souffrons-nous ?" peut, certes
être résolue par l'identification et la neutralisation scientifiques des causes
de la souffrance.
Mais,
en l'occurrence,
la pharmacologie est, depuis toujours, bien mieux armée que l'art pour y
parvenir. Tout autre est le "pourquoi" des problèmes
éthiques ou esthétiques, car, "à
supposer que toutes les questions théoriques possibles soient
résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore
intacts"(Tractatus,
6.53-6.52).
En ce sens, "l'éthique
est transcendantale. (Ethique et esthétique sont une seule et même
chose)"(Tractatus,
6.421).
Le
problème éthique
ne peut être décrit par
un
inventaire exhaustif des causes objectives de notre souffrance, il ne peut être
qu'indiqué par
l'instauration intentionnelle, donc critique, d'une
relation interne, autrement dit nécessaire, entre une représentation
donnée et le problème en question.
La pratique artistique, pour Wittgenstein, en ce qu'elle consiste à
produire,
interpréter
ou recevoir
l'oeuvre d'art, montre une telle relation : "l'expression
d'un visage n'est pas un effet de ce visage [...]. Si je dis d'un
morceau de Schubert qu'il est mélancolique, cela revient à lui
donner un visage (je n'exprime là ni approbation, ni
désapprobation). Au lieu de cela je pourrais aussi bien employer des
gestes ou danser"(Leçons
sur l'Esthétique,
i).
Certes, il y a toujours un sentiment sous-jacent, mais ce qui importe
n'est pas la
cause
mais la signification de ce sentiment : "le
sentiment prend la forme d’une critique et non pas d’un état de
mon esprit"(Leçons
sur l’Esthétique,
I, 19). Voilà pourquoi "on
peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche
philosophique avec une recherche esthétique"(Remarques
Mêlées,
25).
Dans les deux cas, un sentiment de malaise, de perplexité,
incite à rendre
manifeste l'interprétation
d'une
règle déjà connue et acceptée, mais sur un mode critique,
c'est-à-dire
inventif. "Pour lever nos perplexités esthétiques,
ce que nous voulons en fait, ce sont des comparaisons, des groupements
de certains cas. [Par exemple] la Création d'Adam, la fresque de Michel-Ange me vient à l'esprit. J'ai une idée curieuse qui pourrait être exprimée par : "il y a une philosophie prodigieuse derrière cette fresque""(Leçons
sur l’Esthétique, ii). Dans les deux cas, quelque chose est montré qui ne peut être dit, notamment au moyen d'une description psychologique, physiologique ou sociologique.
Donc,
si la psychologie, pas plus que la physiologie ou la sociologie, ne
sont en mesure de répondre à la question "pourquoi avons-nous
des pratiques artistiques", c'est parce qu'il ne s'agit pas,
en l'occurrence,
de
décrire
les causes de telles pratiques mais plutôt
d'en indiquer les
raisons
éthiques à travers une activité critique qui ressemble
indiscutablement à l'activité philosophique.
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