(Platon, République
VI, 484c-497d)
En -399 à Athènes s’ouvre
le procès de Socrate. Accusé d’impiété, de corruption de la
jeunesse et de pratique de religions nouvelles, il sera finalement
condamné à mort. Mais ce qui est intéressant dans ce procès
(outre qu’il va décider un certain Platon, admirateur de Socrate,
à abandonner la politique pour la philosophie), c’est son
déroulement même que Platon rapporte dans l’Apologie de
Socrate. On y voit en effet Socrate
défendre contre ses accusateurs non pas lui-même en tant
qu’individu, mais une certaine idée de la justice dont il se dit
le représentant. Il considère que devant un tribunal qui est là
pour juger, ce qui est important c’est d’éclairer les juges en
faisant un bon usage de la parole, et non pas de les embrouiller pour
mettre en valeur son individu. Or précisément ses
principaux accusateurs (Mélétos le poète, Lycon l’avocat et
Anytos le politicien) ont ceci de commun qu’ils sont, aux dires de
Socrate, des professionnels de la parole qui embrouille. Les premiers
mots de la défense de Socrate sont d’ailleurs les suivants : “en
écoutant mes accusateurs, j’ai presque oublié qui je suis tant
leurs discours étaient persuasifs” (Apologie 17a). Et
c’est parce que Socrate aura passé sa vie à critiquer les
faiseurs de beaux discours que ceux-ci finiront par le traduire
devant le tribunal et le faire condamner.
Qu’est-ce que Socrate
reproche à ces professionnels du discours ? Rien moins que d’être
des démagogues, c’est-à-dire, dans une démocratie comme Athènes
où toutes les affaires publiques se règlent par la parole, d’être,
littéralement, des manipulateurs du peuple. Au livre VIII de la
République, Platon les compare à des “frelons” dont “les
plus ardents discourent et s’agitent, les autres, près de la
tribune bourdonnent et ferment la bouche au contradicteur, de sorte
que, dans un tel gouvernement, les affaires sont réglées par eux”
(564e). Mais, chose plus grave, ces
manipulateurs, ces “frelons” sont des gens qui ont suivi un
entraînement spécifique à l’art de faire des discours persuasifs
chez des éducateurs particuliers qui faisaient fortune en enseignant
comment persuader à coup sûr, soit devant l’assemblée politique
(ce sont les sophistes), soit devant le tribunal judiciaire (ce sont
les rhéteurs). De sorte que la démocratie athénienne apparaît à
Socrate comme gangrenée par les sophistes et les rhéteurs qui
apprennent aux ambitieux comment tromper les citoyens crédules (cf.
l’affaire des Arginuses en -406). Et c’est donc contre le
scandale du pouvoir de fait de ces maîtres d’illusions que la
philosophie va entrer en guerre dans les figures de Socrate d’abord,
puis de Platon dont les oeuvres mettent quasiment toutes Socrate, son
maître, aux prises avec des contradicteurs spécialistes de
sophistique ou de rhétorique.
En particulier, dans la
République, Platon fait dialoguer Socrate tantôt avec un
sophiste (Thrasymaque), tantôt avec de braves citoyens sympathisants
des sophistes et des rhéteurs (Adimante et Glaucon).
Dans cet ouvrage Platon
part de l’intuition suivante : “le genre humain ne mettra pas
fin à ses maux avant que l’espèce de ceux qui, dans la rectitude
et la vérité s’adonnent à la philosophie, ait accédé à
l’autorité politique, ou que ceux qui sont au pouvoir ne
s’adonnent véritablement à la philosophie” (Lettre VII
326b, reprise au livre V de la République 473e). Le dessein
de Platon est donc clairement d’éduquer les citoyens afin de les
libérer de l’emprise des sophistes et des rhéteurs et de les
mettre sur le chemin qui conduit de l’illusion et du malheur vers
la vérité et à la justice. C’est pourquoi le plan de l’ouvrage
est le suivant :
- au livre I, sont
examinées les pratiques courantes de la justice à Athènes et leurs
insuffisances
- aux livres II, III et
IV, la justice est définie d’un point de d’une Cité parfaite
qui serait guidée par une constitution idéale
- aux livres V, VI et VII,
Platon pose le problème des conditions de réalisation de cette
justice parfaite en termes d’éducation des citoyens
- aux livres VIII et IX,
Platon oppose les avantages de la Cité juste aux inconvénients et
aux malheurs qui ruinent les régimes politiques corrompus
- enfin, au livre X on
conclut en montrant que la recherche de la justice passe par le souci
de la vérité et donc par la condamnation de tous les procédés
d’illusion.
Le problème posé par le
livre VI consiste donc à se demander vers quel type de connaissances
il va falloir orienter le citoyen qui entend exercer de justes
responsabilités politiques au sein de la Cité, c’est-à-dire, en
somme, ce qu’il faut connaître pour bien juger. La thèse de
Platon à cet égard est que le jugement juste est celui qui, se
fondant sur la connaissance de la réalité en soi (l’idée du
Bien), s’impose d’autorité au commerce des choses sensibles.
L’enjeu est donc ici d’interroger la nature de la vérité en
examinant les conséquences qui découlent respectivement de son
enracinement dans le domaine sensible puis dans le domaine
intelligible.
I - pour agir avec justice,
il faut connaître avec justesse.
1 - agir, c’est
imiter un modèle d’action.
(484a1-485a12)
Platon rappelle que si l’on
veut une Cité juste, il va falloir lutter en premier lieu contre
ceux qui croient savoir ce qu’est la justice et qui ne font aucun
effort pour se demander ce qu’elle est réellement. Le problème
est donc de savoir comment transformer ceux qui croient savoir (les
philodoxes : phileô + doxa = philodoxos),
en citoyens justes qui savent vraiment (les philosophes : phileô
+ sophia = philosophos)).
Dès lors la finalité de l’éducation philosophique est
“d’établir gardiens de l’Etat ceux qui seront reconnus
capables de veiller à la garde des lois et des institutions”
(484c). Les gardiens de l’Etat (hoï phulakes,
littéralement les “gardes du corps”, ce que nous appellerions
aujourd’hui les fonctionnaires) vont donc avoir pour fonction
d’appliquer les lois et de perpétuer les institutions qui seront
celles de la constitution idéale de la Cité parfaite. Autrement dit, il va s’agir
pour eux d’avoir constamment l’oeil rivé sur un modèle idéal
que constitue la connaissance absolue des conditions de la justice
afin d’agir en conséquence, et c’est ce modèle idéal que
Platon appelle constitution. Ce qui signifie qu’agir consiste à
produire, à fabriquer quelque chose (en l’occurrence des actes)
par l’intermédiaire d’un jugement c’est-à-dire d’un choix
sur ce qu’il est préférable de faire. De même que le bon
magistrat après consultation de la loi juge telle sanction
préférable, de même que le bon peintre après examen de son modèle
juge tel dessin préférable, de même le bon gardien de la Cité
devra juger préférable telle décision politique plutôt que telle
autre après avoir tourné son regard vers la bonne constitution,
c’est-à-dire celle de la Cité parfaite.
On voit donc que le point
de départ de la fondation d’une Cité juste consiste à supposer
d’une part l’existence nécessaire d’une constitution idéale
ailleurs que dans le monde empirique, d’autre part l’existence
d’un naturel philosophique dans la personne du futur gardien. En
quoi consiste donc ce naturel philosophique ?
2 - pour imiter un
modèle intelligible il faut aimer les idées.
(485a13-487d6)
Si agir avec justice
consiste à imiter un modèle intelligible de justice, alors celui
qui désire agir avec justice doit au préalable se tourner vers
l’idée de justice. Ce qui veut dire qu’il est hors de question
de prétendre agir avec justice si l’on se contente d’imiter un
modèle empirique qui existe déjà. Pourquoi donc ?
La première raison est
que, comme Platon le constate, la justice ne règne dans aucune Cité.
Ce n’est donc pas en imitant des modèles empiriques de Cités
injustes que l’on parviendra à agir avec justice. Donc, seconde
raison, si le bon gardien doit être doté d’un naturel
philosophique, c’est parce qu’il doit être différent des
philodoxes, c’est-à-dire de ceux qui croient savoir mais qui ne
tirent leur soit disant connaissances que de leur sensibilité. La
première qualité exigée du bon gardien est donc l’amour du vrai
: “les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la
vérité” (livre V - 475e). Or ce qui caractérise les
actuels citoyens en charge de la vie publique, ce n’est pas de ne
pas avoir du tout de conception de la justice, mais d’en avoir une
fausse conception, c’est-à-dire de croire qu’ils en possèdent
la totalité alors qu’ils n’en ont qu’une partie. Lorsqu’ils
agissent, ils ne sont pas toujours injustes, certes, mais ils ne
peuvent être toujours justes parce qu’ils ne voient que des
parties (plaisir, gloire, honneur, etc.) de la justice, parties qui
changent au gré des circonstances, mais jamais la totalité, donc
jamais la vraie justice.
C’est pourquoi Socrate
dit qu’”il est dans la nature des philosophes de s’attacher
à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable,
inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption”
(485b). Autrement dit tout le naturel philosophique va se résumer
dans cette quête du vrai, c’est-à-dire d’une essence totale et
indestructible. A contrario, qui n’est pas capable de
contempler une telle idée n’a pas de connaissance mais de simples
croyances. Ainsi donc, les bonnes
dispositions que l’on souhaite trouver chez le futur
gardien-philosophe vont se manifester par deux caractères
corrélatifs : d’une part l’amour des objets intelligibles que
constituent les idées, d’autre part la méfiance à l’égard des
objets sensibles, à commencer par le propre corps de l’intéressé
qui est un objet sensible dont il ne peut se défaire.
Oui, mais, objecte
Adimante, si les qualités intellectuelles requises de la part du
futur gardien de la Cité sont celles d’un philosophe, alors
comment les faire admettre et respecter par une opinion publique qui,
par ailleurs, se moque des philosophes ? Autrement dit, peut-il y
avoir compatibilité entre la philosophie du gardien idéal et la
philodoxie de la multitude ? Ou encore la connaissance de quelques
uns peut-elle s’accommoder de la croyance du plus grand nombre ?
II - la connaissance vraie
est opposée à l’opinion commune
1 - le jugement du
philosophe n’est pas celui du plus grand nombre.(487d7-491a5)
La constitution de la Cité
démocratique athénienne est un exemple de Constitution injuste car,
dit Socrate, elle est comparable à un navire dont l’équipage
aurait pris l’habitude de se satisfaire d’un pilote incompétent
afin précisément de pouvoir le manipuler au gré de ses caprices.
Il y a là l’idée fondamentale chez Platon que la constitution
démocratique est en même temps injuste et attractive : “comme
un vêtement bigarré qui offre toute une variété de couleurs [...]
c’est un pantopôlion politeïôn” (livre VIII, 557
c-d).
Ce que Platon reproche aux
Cités injustes (et particulièrement à la démocratie athénienne),
c’est de n’avoir aucune constitution, c’est-à-dire aucune
essence, aucune unité : rien que des apparences multiples. En effet,
comme nous l’avons dit, la Cité juste serait celle qui serait
gouvernée par le gardien-philosophe, qui déduirait l’action
publique d’une connaissance de la constitution idéale. Donc la
Cité injuste serait un régime politique où l’action publique
pourrait en toute légitimité être décidée par des citoyens qui
ne possèdent pas de connaissance mais uniquement des croyances.
L’absence de justice serait alors la conséquence directe d’une
absence d’unité dans la connaissance, ce qui laisserait libre
cours à la multiplicité des opinions. Autrement dit, ce qui fait
obstacle à ce que le philosophe soit accepté et reconnu comme
dirigeant légitime de la Cité, ou que le pilote avisé comme
capitaine du navire, c’est l’incapacité de la multitude, à
vouloir atteindre l’unité de la connaissance. Et, ce qui est plus
grave, cette tendance est encouragée par “des hommes qui se
donnent pour philosophes” (489e), c’est-à-dire par des
professionnels de l’illusion qui confortent la multitude dans ses
croyances en s’accommodant du statu quo politique : la
multitude des apparences plutôt que l’unicité de l’essence. Et
ce sont ces faux philosophes (sophistes et rhéteurs) que l’attitude
philosophique entend combattre. Mais, peut-on se demander, pour
quelle raison la multitude n’est-elle pas accessible à la
connaissance et se complait-elle dans ses croyances ?
2 - la multiplicité et
la mutabilité des croyances correspond à la multiplicité et à la
mutabilité des désirs. (491a6-497d8)
Chercher à comprendre la
résistance de la multitude au naturel philosophique revient en fait
à s’interroger sur l’origine de l’injustice dans la Cité,
puisque c’est précisément à l’injustice que le
gardien-philosophe entend apporter une solution par sa connaissance.
Or si l’attitude philosophique consiste à rechercher dans
l’essence intelligible un ordre et une unité qui dépassent le
désordre et la multiplicité des apparences sensibles, c’est donc
que ce sont ces apparences sensibles qui, encouragées et exaltées
par les démagogues, sont fauteuses d’injustice.
Comment imaginer en effet
qu’une foule livrée à puisse d’elle-même manifester l’ordre
et l’unité nécessaire à la connaissance vraie puisque “partout
où il y a foule [les démagogues] blâment ou
approuvent certaines paroles avec un grand tumulte, toujours outré”
(492b). Autrement dit, ce qui crée les conditions de la préférence
de la foule pour les opinions multiples plutôt que pour la
connaissance unique, c’est la nature même de la foule. Platon veut dire par là
qu’un régime politique dans lequel toutes les décisions publiques
se prennent au sein d’une assemblée dont les membres ne font
qu’exprimer et flatter des désirs, ne peut qu’encourager
l’opinion. C’est l’idée que, ce qui fait obstacle à la
connaissance, c’est la croyance qui n’est elle-même que
l’expression des besoins multiples et changeants du corps. C’est
pourquoi le naturel philosophe doit avoir de la méfiance à l’égard
du corps (individuel ou social) et de ses sollicitations. Mais, reconnaît Platon,
dans une telle assemblée, tout individu, qu’il possède ou non un
naturel philosophe, ne pourra juger qu’à travers des apparences
sensibles. Car d’une part nul n’aura le temps de connaître à
cause de la succession anarchique et rapide d’opinions non
justifiées, d’autre part chacun aura tendance à être influencé
par ce que ses sens lui montreront, à savoir l’opinion
majoritaire. C’est ce que Platon fait dire à Socrate dans le
Gorgias : “l’orateur n’est pas l’homme qui fait
connaître aux tribunaux ou à toute autre assemblée ce qui est
juste et ce qui est injuste [...] de toute façon il ne pourrait pas,
dans le peu de temps qu’il a, informer pareille foule et l’amener
à connaître des questions si fondamentales” (455a). Si le
démagogue trompe la foule, c’est que la foule n’est prêt à
aucun effort et qu’elle préfère donc l’illusion à la vérité.
Il est donc clair que ce
sont les membres de l’assemblée “eux-mêmes les plus grands
des sophistes” (492b). C’est pourquoi, conclut Socrate, “il
est impossible que la multitude soit philosophe”(494a), voulant
dire par là deux choses : d’une part il est impossible qu’une
multitude d’opinions, expression des désirs multiples et
changeants, engendre autre chose que des désirs multiples et
changeants ; d’autre part qu’il est impossible au sein d’une
multitude désordonnée qu’un philosophe qui prône l’unité et
l’ordre, donc l’effort de vaincre l’illusion, se fasse
entendre. Le problème est donc désormais radical car on doit se
demander comment réconcilier l’opinion publique en ce qu’elle a
de multiple et de changeant avec le naturel philosophe qui hésite à
participer à la vie publique.
conclusion.
Si donc agir consiste à
reproduire un modèle d’action, alors agir justement exige de
reproduire un modèle de justice. Ce qui suppose une connaissance
adéquate de ce modèle qui, n’existant pas dans le domaine
sensible, doit être recherché dans le domaine intelligible. Or ce
domaine, celui de l’essence et de l’unicité est, par nature
incompatible avec le domaine sensible des apparences et de la
multiplicité dans lequel se complaisent les opinions et les désirs.
Il va donc s’agir pour le
gardien-philosophe de convaincre la masse des non-philosophes que la
cause de l’injustice réside dans un désordre pathologique du
corps social de la Cité. Après quoi il devra inspirer en eux
l’amour du bien réel en les détournant des apparences du bien
afin de leur donner le désir de reproduire cette idée suprême dans
le domaine sensible de la Cité. C’est pourquoi la vertu politique
par excellence réside dans le dialogue comme art de déduire de la
contemplation des idées, des applications pour le domaine sensible.
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