A3 - Dans quelle mesure le langage est-il l’expression de la pensée ?
Dans quelle mesure le langage est-il l'expression de la pensée ? A première vue, le langage n'est-il pas le seul moyen d'extérioriser notre pensée ? Et pourtant cette extériorisation de la pensée par le langage ne va-t-elle pas jusqu'à perfectionner notre pensée ? Mais alors, ne peut-on pas dire que le langage et la pensée ne sont qu'une seule et même chose ? Nous essaierons de montrer que, à première vue, le langage est la seule manifestation physique possible de la réalité métaphysique de notre être pensant. Et pourtant, dans la mesure où c'est par le conflit avec autrui que nous prenons conscience de nous-mêmes, le langage n'est pas l'extériorisation d'une pensée préalable, mais un des plus hauts niveaux de perfection de celle-ci. On peut même aller jusqu'à dire que la pensée se confond avec le langage dont un jeu de langage particulier pose comme une règle tautologique que le langage est l'expression de la pensée.
I - À première vue, le langage est la seule manifestation physique possible de la réalité métaphysique de notre être pensant.
Tout le monde connaît l'exemple de Washoe, cette femelle chimpanzé que ses propriétaires prétendaient, à la fin des années soixante, être le premier primate non-humain à acquérir un langage humain (le langage américain des sourds-muets).
(A311) Or, la thèse de Descartes est que tous les animaux communiquent mais que, parmi les animaux, seuls les hommes parlent. Toutefois, la différence entre la communication animale en général et le langage spécifiquement humain ne se situe pas au niveau de la structure physiologique : tous les animaux, hommes ou pas, sont dotés d’organes spécialement dédiés à la communication. Pour Descartes, la différence est à chercher ailleurs : dans la fonction et non dans la structure. En effet, la fonction du langage humain, et d'elle seule, c’est de communiquer des pensées. C'est pourquoi, « ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent »(Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646). Les animaux ne parlent pas parce qu'ils ne pensent pas. Mais alors, si les animaux ne communiquent pas des pensées, quelle est la fonction de leur système de communication ? Descartes répond qu’il s’agit de communiquer des passions. Les animaux communiquent entre eux et à nous-mêmes des informations qui ne concernent que leur corps, tandis que les hommes communiquent aussi des informations concernant leur âme. Dire que les animaux ne parlent pas, c'est dire qu'ils ne pensent pas, et dire qu'ils ne pensent pas, c'est dire qu'ils n'ont pas d'âme. Ils ne sont qu'un corps. Bref, « comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient [...]. Il n'y a aucune de nos actions extérieures qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion »(Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646). Descartes balaye l'objection selon laquelle les animaux pourraient parler sans que nous les comprenions : nous comprenons les animaux lorsqu'ils nous communiquent des passions, alors pourquoi ne les comprendrions-nous pas s'ils nous communiquaient des pensées ?
(A312-313) On voit par là que les passions sont des manifestations physiques et publiques des besoins du corps. Par exemple un chien qui aboie férocement communiquera la passion de la peur, c’est-à-dire un ensemble d’informations relatives à une situation dont le corps, c'est-à-dire l’animal, à un intérêt vital à se sortir. Ce qui suppose qu’il y ait, dans l’environnement immédiat de l’animal, des stimuli sensibles qui, étant incompatibles avec la survie du corps animal (stimulus d’agression, par exemple), déclenchent mécaniquement une réaction que l’animal doit communiquer par nécessité vitale. Il en va de même chez l’homme : dans une situation analogue, un homme criera, gesticulera, etc. pour manifester sa peur. Phénomène que Descartes décrit de la manière suivante : « [les passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate] : tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau. [En tout cas], ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont »(Descartes, Traité des Passions, art.13-17). Les passions sont donc des mouvements purement mécaniques, involontaires, sur lesquels l’âme et la volonté n’ont aucune prise. Mais, si les passions sont la marque des contraintes mécaniques qui pèsent sur le corps, il est facile de déduire que, par opposition, les pensées vont être la marque de la liberté de l’âme, en tout cas pour les animaux qui ne sont pas qu'un corps. C’est ce que montre Descartes lui-même lorsqu’il décide de douter méthodiquement de toutes les informations sensibles provenant de ses sens, donc de son corps, pour voir ce qui résistera au doute, à savoir l’intuition des trois vérités métaphysiques dont il déduira les vérités physiques (A211-212-213-214). D’où sa définition de la pensée : « je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison [...], la pensée seule ne peut être détachée de moi. [...] Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent »(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9). Bref, contrairement à l'animal qui est un corps, tout homme est une âme (une chose pensante, une res cogitans) qui possède un corps (une chose étendue, une res extensa).
(A314) On peut donc dire que, pour Descartes et les cartésiens, la fonction précise du langage, c’est de manifester, d’exprimer, de rendre perceptible, bref, de signifier nos pensées : « ce qui fait l’un des plus grands avantages de l’homme au-dessus de tous les autres animaux, c’est l’usage que nous faisons de la parole pour signifier nos pensées »(Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Le langage est donc le propre de l’homme dans le sens où seuls les hommes, mais tous les hommes, y compris ceux qui sont atteints de déficience intellectuelle ou physique, sont capables d’exprimer leurs pensées, tant bien que mal, par des moyens physiques appropriés (e.g. le langage des signes pour les sourds-muets, le braille pour les aveugles, etc.). En effet, à travers le langage, il s’agit rien moins que de rendre physiques et publiques par un moyen corporel et sensible des entités (les pensées) qui sont métaphysiques (incorporelles) et privées (elles ne sont connues qu’en première personne et par introspection). Sans langage, donc, les pensées demeureraient cachées à tout autre qu’à celui ou celle qui les pense : « les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut aussi que [les mots] signifient les objets de nos pensées, et ainsi faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme »(Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Mais alors, on arrive à un curieux paradoxe : le langage est nécessaire à l'expression des pensées, certes, mais le langage n’est nullement nécessaire à l’existence des pensées. Après tout, nous resterions ce que nous sommes, "une chose qui pense" comme dit Descartes, même si nous n'exprimions pas nos pensées par le moyen du langage.
Doit-on admettre alors que le langage n’est que l’extériorisation d’une pensée qui existe déjà et donc que le langage n’est nullement nécessaire à l’existence de la pensée ?
II - Et pourtant, dans la mesure où c'est par le conflit avec autrui que nous prenons conscience de nous-mêmes, le langage n'est pas l'extériorisation d'une pensée préalable, mais un des plus hauts niveaux de perfection de celle-ci.
(A321) Nous avons déjà vu que l’idée que la conscience, et donc que la pensée, soient des événements privés pose problème à Hegel : « la forme concrète que revêt l'Esprit (comme Conscience de soi) n'est pas celle d'un individu humain singulier. L'Esprit est essentiellement individu ; mais dans l'élément de l'histoire universelle nous n'avons pas affaire à des personnes singulières réduites à leur individualité particulière. »(Hegel, la Raison dans l’Histoire, ii) (A122). Hegel critique donc la conception cartésienne de la conscience comme substance pensante métaphysique (âme) distincte de la substance étendue physique (corps) et qui consisterait, selon la méthode indiquée par Descartes pour parvenir à des vérités hors de doute, en ce que l’esprit se retrouve seul face à lui-même. En effet, « [à première vue], l'expression de la conscience de soi c'est Moi=Moi, liberté abstraite, idéalité pure. Elle est donc sans réalité, car elle-même, étant son objet, n'en est pas un puisqu'il n'y a pas de différence entre lui et elle. »(Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, §424-432-433). C’est-à-dire que, si prendre conscience de soi consiste à prendre conscience de sa conscience et de rien d'autre, alors, la conscience est vide de tout contenu, puisqu’elle est à elle-même son seul objet. Rappelons-nous en effet que Descartes commence par douter. Autrement dit, il commence par vider sa conscience de tout contenu. Or, dit Hegel qui adopte un raisonnement dialectique, la conscience de soi, tout comme la vérité (A121), n’est pas un objet statique mais un processus dynamique. Car, si, dans un premier temps, la conscience est en effet vide de tout contenu (c’est la conscience que nous avons aux premiers âges de la vie), elle acquiert, dans un second temps, un contenu en étant primordialement conscience d'un conflit avec le monde extérieur et, avant tout, avec autrui. À l'occasion de ce conflit, au cours duquel je risque, à la limite, de perdre ma vie, je prends conscience de mes propres limites. On peut donc dire que, si la conscience cartésienne est le premier stade de la conscience, la conscience socratique (A113) en est la seconde étape. Mais il existe un troisième stade de la conscience de soi : c'est lorsqu'autrui me reconnaît comme un être libre, c'est-à-dire lorsqu'il reconnaît ma capacité à repousser mes limites en mettant, à la limite, ma vie en jeu. Pour résumer, la conscience de soi est d’abord conscience vide, puis conscience de mes limites imposées par autrui, enfin conscience de ma liberté reconnue par autrui. Bref, à moins d’être vide (1° stade), et donc de n’avoir rien à penser et rien à communiquer, la conscience ne peut pas être intérieure avant de s’être extériorisée comme le pensent les cartésiens : elle se constitue au contraire à l'extérieur de moi-même et en interaction avec autrui.
(A322) Il suit que le langage ne peut pas être considéré comme une simple expression de la pensée, puisque cela signifierait que la pensée est intérieure avant de s’être extériorisée, ce qui n'est le cas qu'au tout premier moment, lorsque la conscience est vide de tout contenu et n'a donc rien à communiquer. Au contraire, dans la mesure où le développement de la pensée a besoin d’un processus de constitution conflictuel avec autrui, il est facile de comprendre qu'il y a toujours du langage qui précède, qui accompagne et qui clôt l’affrontement de moi avec autrui. Par exemple, un enfant va proposer une description pour un phénomène, il va dire, en montrant une baleine, "ça, c’est un poisson". Cette description va entrer en conflit avec une autre description : "non, ceci n’est pas un poisson, c’est un mammifère marin". S’ensuit une discussion contradictoire qui va permettre à l’enfant de prendre conscience de ce qu’est réellement une baleine une fois qu'il aura librement admis qu'une baleine n'est pas un poisson mais un mammifère marin. On peut donc dire que « nous n'avons conscience de nos pensées, nous n'avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons de la forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis »(Hegel, Philosophie de l’Esprit). Donc pour Hegel, le langage n’est pas seulement l’expression de la pensée, il participe aussi à la constitution de la pensée. Autrement dit, ce n’est qu’après avoir constitué une pensée à l’issue d’un processus dialectique conflictuel que le langage en devient l’expression (3° stade). A contrario, une pensée qui n’aurait pas été dialectiquement confrontée à la réalité extérieure et qui n’aurait pas été modifiée par le langage serait pensée qui n’aurait qu’elle-même pour objet, bref, serait une pensée vide (1° stade) ou incomplète (2° stade). « Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée [...]. On croit ordinairement que ce qu'il y a de plus haut c'est l'ineffable. Mais c'est là une opinion superficielle, car en réalité l'ineffable c'est la pensée obscure, à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot »(Hegel, Philosophie de l’Esprit). Pour Hegel, et contre les cartésiens, la pensée muette, la pensée ineffable n'est que le stade primitif, embryonnaire, de la pensée.
(A323) Cependant, le problème que pose le langage, c’est son côté arbitraire : la même réalité peut être signifiée par des expressions différentes en fonction des époques, en fonction des lieux, en fonction des cultures. De sorte que, à travers le langage, il paraît difficile de constituer une pensée universelle qui prétendrait valoir en tout temps et à toute époque, ce qui est pourtant l'idéal de Hegel et des philosophes des Lumières qui voient dans les progrès de l'universalité le triomphe de la raison comme spécificité humaine. C'est pourquoi le langage n'est cependant pas le moyen le plus à même de donner à la pensée son plus haut degré de perfection, c'est-à-dire de constituer une pensée vraiment universelle : « dans le langage, le moyen de communication est un simple signe, à ce titre, quelque chose de purement extérieur à l'idée et d'arbitraire. L'art au contraire, ne doit pas simplement se servir de signes, mais donner aux idées de l'Esprit une existence sensible qui leur corresponde »(Hegel, Esthétique). Par exemple l’idée de liberté sera mieux exprimée par l’hymne à la joie de la Neuvième Symphonie de Beethoven que par un discours. De même, l’idée de raison sera illustrée à merveille par la sculpture le Penseur de Rodin, etc. À la différence des mots qui les désignent, les représentations artistiques de ces idées traversent le temps et l’espace et, de ce fait, sont réellement universalisables. Car « le but de l'art, son besoin originel, c'est de produire aux regards une représentation, une conception née de l'Esprit, de la manifester comme son oeuvre propre »(Hegel, Esthétique). Bref, dans l’art c’est l’Esprit Universel (l'Esprit du Monde, die Weltgeist) et lui seul qui est à l’œuvre. En tout cas, pour Hegel, la pensée reste indissociable de son expression, que ce soit par le moyen de l’art ou bien par celui du langage.
Or, si la pensée et son expression par le langage sont effectivement indissociables, qu'est-ce qui nous empêche de dire que la pensée se confond tout simplement avec son moyen d’expression ?
III - On peut même aller jusqu'à dire que la pensée se confond avec le langage dont un jeu de langage particulier pose comme une règle tautologique que le langage est l'expression de la pensée.
(A331) Wittgenstein est d’accord avec Hegel pour réfuter Descartes et les cartésiens. En effet, il refuse de dissocier la parole et la pensée, et, par conséquent, il refuse de considérer que la fonction du langage est de communiquer des pensées : « [penser n’est pas un processus incorporel que l’on puisse détacher de la parole. Il faut rompre radicalement avec l’idée que le langage [...] sert toujours le même but : transmettre des pensées.] »(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47). Donc, pour lui comme pour Hegel, il est hors de question d’admettre que le langage est l’expression physique et publique d’une entité métaphysique et privée accessible seulement par introspection, autrement dit que l'intériorité de la pensée est préalable à son extériorisation par le langage. En revanche, Wittgenstein reproche aussi bien à Descartes qu'à Hegel leur dualisme : « il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents, [...] que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré. [Or] l’idée d’“objets éthérés” est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels »(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47). Pour Wittgenstein, en effet, il n’existe pas "deux types de mondes construits avec des matériaux différents", l’un étant le monde matériel des entités physiques perceptibles (les corps), l’autre étant le monde spirituel des entités métaphysiques cachées (les esprits). Il n’existe qu'un monde. Cependant, on peut expliquer cette tendance au dualisme, notamment chez les philosophes. Pour cela, il avance l’idée que ce qui pourrait bien justifier la croyance en l’existence d’une substance incorporelle (l’esprit, la pensée, l’âme, etc.), c’est qu’on a pris l’habitude, lorsqu’il n'est pas possible de percevoir ce que désigne un nom (e.g. "rêve"), plutôt que de dire qu'il ne désigne rien du tout, de dire qu'il désigne alors un objet non physique (e.g. le rêve est un message envoyé par les dieux). Dès lors, en s’appuyant sur l’étymologie latine du terme "esprit", spiritus, qui, à l’origine, signifie "souffle", on comprend que de telles entités sont supposés être des objets "éthérés", c’est-à-dire très légers, trop fins, trop subtils, trop légers pour être perceptibles par les sens.
(A332) Dans une première analogie, Wittgenstein nous dit que, pour les dualistes (Descartes et Hegel, notamment), la pensée est au corps qui la dissimule ce que le scarabée est à la boîte qui le contient : « supposez que chacun ait une boîte avec quelque chose dedans appelé "scarabée" ; personne ne pourra regarder dans la boîte d’un autre et chacun dira qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que pour avoir regardé le sien propre ; or il se pourrait bien que chacun eût dans sa boîte quelque chose de différent »(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §293-339). En effet, si chacun avait une boîte avec, à l’intérieur, un objet qu’il serait le seul à pouvoir percevoir, même si tout le monde s’accordait pour donner le même nom ("scarabée") au contenu de cette boîte, comme pourrait-on être sûr que tout le monde a réellement la même chose dans sa boîte ? Par analogie, si chacun a un corps avec, à l’intérieur, des idées qu’il est le seul à pouvoir connaître, comment peut-on être sûr qu'il parle de la même chose que son interlocuteur lorsqu'il la nomme ? Bref, comment se peut-il que les hommes s'entendent entre eux lorsqu'ils se parlent ? Or, même s’il nous arrive de déplorer la difficulté de communiquer certaines pensées, dans la majorité des cas nous comprenons sans difficulté ce qui nous est communiqué et que nous admettons même comme vrai. On voit bien que, à moins d'admettre comme Descartes que les pensées portent toujours des traces de perfection divine (A213), et donc sont toujours plus ou moins les mêmes pour tout le monde, la prétendue intériorité des pensées est la porte ouverte au scepticisme. Or Wittgenstein, qui, comme nous l'avons dit, n'est pas dualiste (les pensées ne sont pas distinctes du corps, Dieu n'est pas distinct du monde, etc.) ne peut accepter la solution de Descartes. Pour Wittgenstein, une proposition ne peut être vraie (ou fausse) qu’après vérification par comparaison avec une réalité physique, extérieure et publique (A232). Par conséquent, si la proposition "le ciel est bleu" était l'expression linguistique de pensées métaphysiques, intérieures et privées, nous ne pourrions jamais savoir si cette proposition est vraie, faute de confrontation possible avec une réalité physique, extérieure et publique. D'où, deuxième analogie : « de même qu'on ne peut apprendre à calculer de tête qu’en apprenant à calculer, on ne peut apprendre à penser seul qu’après avoir appris à penser publiquement »(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §293-339) : la pensée est au langage ce que le calcul mental est au calcul à haute voix. Soit l'exemple de l'apprentissage du calcul mental chez les enfants : on commence par leur faire répéter une table de multiplication à voix haute. Puis on leur demande de parler à voix basse, enfin, on les encourage à ne plus parler du tout. C'est à ce moment-là qu'on peut dire que l'enfant est capable de calculer mentalement. Mais la pensée mentale "2x2=4", ce n'est rien d'autre que la phrase "2x2=4" rendue muette après apprentissage oral. En généralisant, on peut dire que les enfants (c'est-à-dire tous les hommes) apprennent à penser en apprenant à parler. La pensée n'est donc nullement le nom d'un mystérieux "objet éthéré", mais celui du stade ultime d'un processus complexe d'apprentissage du langage.
(A333) Mais Wittgenstein va encore plus loin : c'est dans le langage « que les hommes s’accordent, mais cet accord n’est pas un consensus d’opinion mais de forme de vie. Plutôt que de dire "sans langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement" nous devrions dire "sans langage, nous ne pourrions nous influencer mutuellement" »(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §23-570). Autrement dit, Wittgenstein annule la relation de causalité entre la compréhension intellectuelle des hommes et leur accord matériel : ce n'est pas parce que les homme se comprennent qu'ils s'accordent (Descartes), ni parce qu'ils s'accordent qu'ils se comprennent (Hegel), car accord et compréhension sont synonymes. Les gens se comprennent non parce qu'ils ont les mêmes pensées, mais parce qu'ils agissent ensemble. Le langage humain a donc, primitivement, la fonction d'encadrer et donc d'influencer les actions humaines. Dès lors, le langage humain n'est plus très éloigné des formes animales de communication : s'il ne s'agit plus de réfléchir avant d'agir (Descartes) ou de réfléchir après avoir agi (Hegel), si les hommes parlent, pensent et agissent dans le même temps, alors, le langage, comme toute forme de communication animale, ne consiste qu'à transmettre à des congénères des informations sur la position et l'état de leurs corps respectifs afin de maximiser les chances de survie collective dans des circonstances données. Mais alors, le langage n'est plus, contrairement à ce que pensent Descartes ou Hegel, le propre de l'homme ! Qu'est-ce qui peut justifier que l'on refuse le langage aux animaux, voire aux machines ? Et pourtant, répond paradoxalement Wittgenstein, "seul l'homme parle", "seul l'homme pense", "nous avons un corps et un esprit", etc. Mais de telles phrases ne sont pas des propositions vraies ou fausses, ce sont des tautologies (A233), autrement dit, des règles du jeu que nos formes de vie nous inculquent dès notre plus jeune âge et dont nous ne songeons jamais à douter. Bref, « "Une machine ou un animal est incapable de penser”, est-ce là une proposition basée sur l’expérience ? Non, mais c’est seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit, qu’il a des états de conscience, etc. »(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §23-570). En effet, toute civilisation attribue le langage, la pensée, la sensibilité, etc. non seulement aux hommes, mais aussi aux êtres qui "ressemblent" aux hommes. Or, le problème de savoir quels sont les êtres qui "ressemblent" aux hommes ne peut lui-même être tranché que par une tautologie : dans certaines tribus amérindiennes, ce sont les oiseaux, chez certaines peuplades africaines, ce sont les arbres, et pour ce qui nous concerne, ce sont les grands mammifères et, peut-être aussi les ordinateurs, qui pensent et qui parlent. Voilà pourquoi, dire que le langage est l'expression de la pensée, c'est la règle d'un "jeu de langage" particulier.
Nous avons pu voir dans un premier temps que le langage semble être le seul moyen physique et public d'extérioriser la réalité métaphysique et privée que constitue la pensée comme essence même de l'homme. Mais cela suppose l'existence préalable d'une pensée qui, en réalité, se constitue dialectiquement par le conflit avec autrui, notamment, mais pas uniquement, à travers le langage. On peut même allre jusqu'à dire que la pensée n'est pas constituée par le langage mais que pensée et langage sont une seule et même chose bien qu'il soit de coutume de prétendre tautologiquement que le langage est l'expression de la pensée.
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