Les
idées peuvent-elles changer le monde ? Les idées ne sont elles pas
des formes de la superstructure consciente déterminées par la
division du travail dans l’infrastructure productive ? Mais en ce
sens ne sont-elles pas dotées d’une inertie qui en fait, non pas
le moteur idéologique du changement historique, mais au contraire
l’obstacle réel à celui-ci ?
I
- Les idées sont des reflets déterminés des conditions matérielles
de production.
a
- “à
toutes les époques, les idées de la classe dominante sont les idées
dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle
dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle
dominante”
: ce qui spécifie les êtres humains, “ce
n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire
leurs moyens d’existence”(l’Idéologie
Allemande),
que leur vie consiste à travailler à s’accommoder la nature. “Il
en résulte qu’un mode de production est toujours lié à un mode
déterminé de coopération”(l’Idéologie
Allemande),
un mode de division du travail qui va déterminer les relations
humaines de base (infrastructure) visant à optimiser la production
des moyens d’existence. Or “la
division du travail qui ne se manifestait primitivement que dans le
rapport des sexes, [...] n’acquiert son caractère définitif qu’à
partir du moment où intervient la division du travail matériel et
du travail intellectuel”(l’Idéologie
Allemande).
Or quand “l’activité
spirituelle et l’activité matérielle, la jouissance et le
travail, la production et la consommation échoient à des individus
différents”(l’Idéologie
Allemande),
se fait jour une partition de la société dont un exemple historique
est “le
rapport de classes entre citoyens et esclaves”(l’Idéologie
Allemande).
Et si “la
classe dominante commence toujours par se dispenser du travail
manuel”(le
Capital,
I, xiii), c’est pour s’octroyer le monopole de l’activité
intellectuelle. Donc si “l’ensemble
des rapports de production constitue l’infrastructure économique
de la société sur quoi s’élève une superstructure à laquelle
correspondent des formes de conscience déterminées”(Critique
de l’Economie Politique,
préf.), alors “les
idées de la classe dominante sont les idées dominantes”
qui appartiennent à la superstructure consciente déterminée par
l’infrastructure productive : sa fonction est d’entretenir et de
réguler l’infrastructure productive conformément au modèle de
division du travail qu’elle a engendré, ce qui explique que “la
puissance matérielle dominante de la société est en même temps la
puissance spirituelle dominante”.
Mais en quoi précisément consiste cette domination spirituelle ?
b
- “la
classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en
même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle,
si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de
ceux à qui ces moyens font défaut”
: dans l’économie antique, on considère que “la
matière est à la pensée ce que la femelle est au mâle dans la
reproduction”(de
la Génération et de la Corruption).
Ce qui implique que “il
est à la fois conforme à la nature et avantageux que le corps soit
commandé par l’âme”(Politique,
1254b). Or “rien
n’est commun à tous ces phénomènes qui sont pourtant apparentés
par notre langage”(Recherches
Philosophiques,
§65), lequel produit les analogies dirigeant/exécutant, âme/corps,
mâle/femelle qui naturalisent la pratique des rapports sociaux issus
de la division du travail. Mais “le
langage est aussi vieux que la conscience, il est la conscience
réelle, il naît du seul besoin de la nécessité du commerce avec
d’autres hommes”(l’Idéologie
Allemande).
De sorte que toute activité de conscience sera une activité de
production et d’échange matériels : “la
pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer
avec des signes”(le
Cahier Bleu,
6), à écrire, à parler, à représenter, etc. Donc “penser
n’est pas un processus immatériel que l’on puisse détacher du
langage”(Recherches
Philosophiques,
§339). C’est pourquoi le dualisme âme/corps est l’exemple même
de la détermination de la superstructure consciente par
l’infrastructure productive. Or la classe dominante ne peut
diriger le processus matériel de production sans imposer des normes
d’efficacité exigées par le fonctionnement de ce processus,
aussi, “la
classe qui dispose des moyens de la production matérielle, dispose
en même temps des moyens de production intellectuelle”.
Elle érige des règles “qui
n’ont pas été établies par un législateur mais qui sont nées
primitivements des conditions de la production matérielle”(Misère
de la Philosophie,
ii, 2). Et c’est ainsi que “le
langage existe afin de manifester l’avantageux et le nuisible”
(Politique,
I, 1253a). Est-ce à dire que les idées sont conditionnées par les
intérêts de la classe dominante ?
c
- “les
pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en
idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions
conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui
font justement d’une seule classe la classe dominante”
: “dire
que penser est une activité de notre esprit comme écrire est une
activité de la main, c’est travestir la vérité”(Grammaire
Philosophique,
§64), ce qui n’est pas de l’illusion mais de l’idéologie, ce
par quoi “les
hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus
dessous”(l’Idéologie
Allemande).
Faire de l’activité de pensée une activité de l’esprit, c’est
“faire
une métaphore car ici l’esprit est un agent en un sens différent
de celui dans lequel on peut dire que la main est l’agent de
l’écriture”(le
Cahier Bleu,
6), c’est la métaphore d’une position spatiale supérieure
attribuée à une entité de nature mystérieuse. Par là, il y a
production consciente d’une confusion qui incline à croire que
nous approuvons la domination d’une certaine classe parce qu’elle
est bonne en soi, alors qu’en fait “nous
jugeons qu’elle est bonne parce que nous l’approuvons”(Ethique,
III, 9). Autrement dit la légitimité de la classe dominante “ne
descend pas du ciel sur la terre, mais s’élève de la terre vers
le ciel”(l’Idéologie
Allemande).
En généralisant, “rien
suivant la seule raison n’est juste de soi, la coutume fait toute
l’équité par cette seule raison qu’elle est reçue”(Pensées,
B294). Dès lors, les activités intellectuelles que se réserve la
classe dominante sont d’abord des activités de justification des
rapports sociaux : “on
justifie la force afin que le juste et le fort fussent
ensemble”(Pensées,
B299). Ce sont ensuite des activités de reproduction de la division
du travail : par exemple, à l’époque moderne, “la
bourgeoisie a créé pour ses fils les écoles polytechniques et n’a
donné aux prolétaires que l’enseignement professionnel”(le
Capital,
I, xv, 9). Rien d’étonnant alors que “toute
une mythologie est déposée dans notre langage”(Remarques
sur le Rameau d’Or,
10) afin de garantir sa fonction de justification et de perpétuation
de l’ordre établi. Bref, “ce
n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui
détermine la conscience”(l’Idéologie
Allemande).
Mais alors comment expliquer l’existence de bouleversements
historiques ?
II
- Les bouleversements historiques ne se font pas grâce aux idées
mais malgré les idées.
a
- “à
un moment, par exemple, et dans un pays où la puissance royale,
l’aristocratie et la bourgeoisie se disputent la suprématie et où,
par conséquent, le pouvoir est partagé, la pensée dominante se
manifeste dans la doctrine de la séparation des pouvoirs que l’on
proclame alors “loi éternelle””
: s’il y a “contradiction
entre les forces productives matérielles de la société et les
rapports de production existants”(Manuscrits
1844),
entre capacités techniques et humaines d’une part, rapports de
force dans la division du travail d’autre part, la classe dominée
critique son statut social en contradiction avec sa capacité réelle
de production. Et comme “l’arme
de la critique ne peut pas remplacer la critique par les armes, la
force matérielle doit être renversée par une force
matérielle”(Critique
de Hegel).
C’est pourquoi “l’histoire
de toute société jusqu’à nos jours n’est que l’histoire de
la lutte des classes”(Manifeste
Communiste,
i) : tout changement historique n’est que l’ajustement des forces
productives et des rapports de production. D’abord par l’extension
de l’hégémonie de la classe dominante sur les forces productives
(révolution industrielle) : “en
Angleterre, les grèves ont régulièrement donné lieu à
l’invention et à l’application de machines nouvelles”(Misère
de la Philosophie,
ii, 5). Ensuite par l’extension de cette hégémonie sur la
superstructure juridique (révolution politique) si elle “doit,
pour parvenir à ses fins, présenter ses intérêts comme les
intérêts communs”(l’Idéologie
Allemande).
Dans les deux cas, “l’existence
d’idées révolutionnaires suppose l’existence préalable d’une
classe révolutionnaire”(l’Idéologie
Allemande).
Or dans la mesure où “elle
ne considère jamais comme définitif un mode actuel de
production”(le
Capital,
I, xv, 3), “la
bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment
révolutionnaire”(Manifeste
Communiste,
i). C’est pourquoi, lorsque “la
puissance royale, l’aristocratie et la bourgeoisie se disputent la
suprématie”,
la bourgeoise s’octroie le pouvoir législatif, laissant à la
noblesse de robe le pouvoir judiciaire et à la noblesse d’épée
le pouvoir exécutif (cf. l’Esprit
des Lois,
XI et la
D.D.H.C.
de 1789, art.16). Comment la doctrine de la séparation des pouvoirs
peut-elle alors apparaître comme loi éternelle ?
b
- “[dès
lors], si l’on se persuade qu’à telle époque telles ou telles
pensées ont prévalu, sans se préoccuper des conditions de
production ni des producteurs de ces pensées [...] on peut dire par
exemple qu’au temps où l’aristocratie régnait, c’étaient les
idées d’honneur, de fidélité, etc. qui prédominaient, tandis
que sous le règne de la bourgeoisie, c’étaient les idées de
liberté, d’égalité, etc.”
: soit le dilemme de Rodrigue (le
Cid, I,
vi) interprétable comme un conflit entre deux idées : “Contre
mon propre honneur mon amour s’intéresse/ Il faut venger un père
et perdre une maîtresse”.
Ces deux idées sont l’honneur d’après lequel “quelque
possession qu’il ait sur terre, nul homme n’est satisfait s’il
n’est dans l’estime des hommes et de la raison des
hommes”(Pensées,
B404), et la fidélité sans laquelle “l’homme
ne peut connaître le vrai bien ni la justice”(Pensées,
B425). Honneur et fidélité sont les reflets d’une société
classique (XVI°-XVII°) dominée par l’aristocratie dans un mode
de production caractérisé à la fois par modernisation urbaine
(d’où l’honneur) et par le poids de la tradition rurale (d’où
la fidélité), donc par la division du travail entre ville et
campagne. “Tandis
que sous le règne de la bourgeoisie, ce sont les idées de liberté,
d’égalité, etc.”.
En effet le mode de production capitaliste “nécessite
que le capitaliste trouve sur un marché un travailleur libre”(le
Capital,
I, vi), à la fois “libre
de disposer à son gré de sa force de travail comme d’une
marchandise”(le
Capital,
I, vi) et à la fois “complètement
dépourvu des choses nécessaires à son travail”(le
Capital,
I, vi). D’où l’égalité formelle des deux propriétaires, celui
du capital et celui de la force de travail. Mais ces idées de
liberté et d’égalité ne sont nécessaires que dans le cadre des
rapports capitalistes de production. Alors qu’elles sont au
contraire “proclamées
seules raisonnables, seules qui aient une valeur
universelle”(l’Idéologie
Allemande),
et l’on attribue leur apparition tardive “à
la prétendue évolution générale de l’esprit humain”(Critiques
de l’Economie Politique,
préf.), ce en quoi la tradition philosophique voit l’accomplissement
de la raison : “la
raison domine le monde et par conséquent aussi l’histoire
universelle”(la
Raison dans l’Histoire).
Or n’est-ce pas ce que la classe dominante se plaît à s’imaginer
?
c
- “voilà
ce que la classe dominante elle-même se figure le plus souvent”
: la superstructure consciente fait que “la
tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très
lourds sur la conscience des vivants”(le
18 Brumaire ...,
i), c’est ce qu’on appelle la culture ou mémoire collective,
laquelle est dotée d’une inertie idéologique durable. Au point
que même les mouvements révolutionnaires “évoquent
craintivement les esprits du passé, leur empruntent leurs noms,
leurs mots d’ordre, leurs costumes, etc.”(le
18 Brumaire ...,
i). C’est ainsi que la révolution bourgeoise de 1789 “se
drapa successivement dans le costume de la République romaine
jusqu’en 1799, puis dans celui de l’Empire romain jusqu’en
1814”(le
18 Brumaire ...,
i). Ainsi, toute classe révolutionnaire “s’établit
par la force et se maintient par la grimace”(Pensées,
B82), car, pour se persuader de sa légitimité, “il
ne faut pas qu’elle sente la vérité de l’usurpation”(Pensées,
B294). C’est pourquoi la production des idées nécessite “des
idéologues actifs et créatifs dont la spécialité est de forger
les illusions que se fait la classe dominante sur
elle-même”(l’Idéologie
Allemande).
Par exemple, en système capitaliste, “les
économistes sont les représentants scientifiques de la classe
bourgeoise en disant que les rapports capitalistes de production sont
des lois naturelles, indépendantes de l’influence du temps”(Misère
de la Philosophie,
ii, 1). Or comme “la
bourgeoisie ne peut exister sans bouleverser perpétuellement les
instruments de production, donc le mode de production, donc
l’ensemble des conditions sociales”(Manifeste
Communiste,
i), son succès ne peut qu’être entravé par le poids idéologique
d’un passé historique. C’est pourquoi l’absence de racines
culturelles de la classe bourgeoise américaine explique le cynisme
d’un capitalisme qui n’est justifié que par des économistes
(science) et des pasteurs (mythe) et non par des historiens.
Finalement “le
prolétariat est la seule classe réellement
révolutionnaire”(Manifeste
Communiste,
i) dans la mesure où son déracinement culturel consécutif à son
dénuement matériel, réduisent le risque qu’il soit tenté de
recourir à la fonction conservatrice des formes de conscience
héritées du passé pour justifier une éventuelle domination de
classe.
Conclusion.
Les
idées sont des formes de langage établies par un certain type de
rapports de production conforme à un certain modèle de division du
travail dominé par une classe qui s’octroie les activités
intellectuelles de direction et donc de production de normes. On ne
peut donc expliquer les bouleversements historiques que par les
modifications des rapports de production et non par l’évolution
des mentalités, lesquelles sont plutôt dotées d’une inertie qui
freinent le développement historique au lieu de le provoquer.
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